CENT TRENTE-QUATRIÈME JOURNÉE.
Lundi 20 mai 1946.

Audience de l’après-midi.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Monsieur le Président, je suis fort désireux d’éviter une perte de temps. A propos de la réunion du 22 août, Votre Honneur se souvient sans doute que le Dr Siemers a remarqué qu’il y avait deux relations différentes de cette réunion, l’une figurant dans les documents PS-1014 et PS-798 et l’autre constituée par le récit de l’amiral Böhm. J’ai fait établir en anglais et en allemand un parallèle qui montre les points communs à ces deux textes et j’ai pensé qu’il serait préférable de ne déposer que ce document. Le Dr Siemers pourra prendre connaissance du texte allemand et faire, le moment venu, les remarques qu’il jugera à propos ; cela vaudra mieux que de perdre du temps à faire un contre-interrogatoire du témoin, portant sur les divergences des deux récits. Avec la permission du Tribunal, je déposerai donc maintenant ce parallèle et en communiquerai une copie au Dr Siemers pour qu’il puisse, au moment opportun, attirer l’attention du Tribunal sur certains points.

LE PRÉSIDENT

Ces deux comptes rendus n’émanent-ils pas de l’amiral Böhm ?

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Monsieur le Président, la relation de cette réunion présentée par l’Accusation se trouve dans les documents PS-798 et PS-1014.

LE PRÉSIDENT

Oui.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Il y a un autre document auquel mon collègue M. Alderman a fait allusion, mais il n’a pas été déposé. C’est le compte rendu d’un journaliste qui a été tout d’abord le seul document en possession du Ministère Public, mais quand nous avons obtenu les deux relations provenant des dossiers de l’OKW, le premier document a été écarté. Je n’ai donc utilisé que les deux récits des dossiers de l’OKW et celui de l’amiral Böhm.

LE PRÉSIDENT

Oui. Mais cela ne fait-il pas trois documents en tout, sans compter celui qui a été abandonné ?

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Oui, Monsieur le Président, j’ai pris ces deux documents et les ai mis en parallèle avec celui de l’amiral Böhm.

LE PRÉSIDENT

Très bien.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je ne poursuivrai donc pas cet échange de vues. J’ai pensé que nous gagnerons ainsi du temps.

LE PRÉSIDENT

Oui.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Maintenant, accusé, j’aimerais que vous vous reportiez au document PS-789, à la page 261 du livre de documents 10(a) et aux pages 438 à 440 du livre allemand. C’est le procès-verbal d’une conférence qui eut lieu le 23 novembre 1939 avec Hitler et à laquelle tous les commandants en chef avaient ordre d’assister. Regardez au début, page 438. Voyez-vous qu’il est écrit : « ...à laquelle tous les commandants en chef avaient ordre d’assister. » Y avez-vous assisté ?

ACCUSÉ RAEDER

Oui. Cette réunion eut lieu alors que nous étions déjà en guerre, le 23 novembre 1939.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Oui. Y avez-vous assisté ?

ACCUSÉ RAEDER

Oui, j’ai assisté à cette réunion.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Quels étaient les autres commandants en chef présents ?

ACCUSÉ RAEDER

Les commandants en chef de l’Armée de terre, de l’Aviation et un grand nombre de généraux de l’Armée.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Les commandants en chef ?

ACCUSÉ RAEDER

Oui, mais dans l’Armée de terre.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Bien. Maintenant, je désirerai que vous vous reportiez au passage commençant par : « L’année suivante, il y eut l’Autriche ; cette entreprise également paraissait très hasardeuse. » Voyez-vous, avez-vous trouvé ce paragraphe ?

ACCUSÉ RAEDER

Oui, je l’ai trouvé.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je vous remercie. Je voudrais que vous jetiez un coup d’œil sur les phrases qui viennent ensuite :

« Cela augmenta considérablement la puissance du Reich. L’étape suivante était constituée par la Bohême, la Moravie et la Pologne. Mais cette étape ne pouvait être franchie en une seule fois. En premier lieu, le mur de l’Ouest n’était pas terminé. Il n’était pas possible d’atteindre le but d’un seul bond. Il fut clair pour moi, dès le début, que je n’étais pas entièrement satisfait par l’acquisition du territoire des Allemands des Sudètes. Ce n’était là qu’une solution partielle. La décision de pénétrer en Bohême fut prise. Ce fut ensuite l’institution du Protectorat et la préparation d’une conquête de la Pologne. Mais je ne savais encore pas très bien à cette époque si je devais faire tendre mes efforts en premier lieu vers l’Est puis vers l’Ouest ou inversement. Moltke s’était, lui aussi, en son temps, trouvé devant la même alternative. Par nécessité, ce fut en premier la lutte contre la Pologne. On pourra m’accuser de souhaiter combat après combat. C’est, pour moi, le destin de tous les êtres d’avoir à combattre. Personne ne peut se dérober à la lutte s’il ne veut pas avoir le dessous. Le chiffre croissant de la population réclame un plus vaste espace vital. Mon but était d’aboutir à un rapport raisonnable entre le chiffre de la population et l’espace imparti à cette population. »

Quelle qu’ait pu être votre impression auparavant, les documents que je vous ai montrés ce matin vous ont permis de vous rendre compte que Hitler, lui, avait clairement et nettement des intentions d’agression. N’est-il pas vrai ?

ACCUSÉ RAEDER

Oui, mais nous étions déjà en pleine guerre et il voyait ces choses rétrospectivement. Il voulait aussi montrer aux généraux, avec lesquels il était à l’époque entré en conflit, que ses conceptions politiques avaient toujours été justes. C’est pourquoi il revint alors sur tous ces points de détail.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Voudriez-vous maintenant passer à la page 264 du livre de documents anglais et aux pages 445-448 du livre allemand. Avez-vous trouvé ?

ACCUSÉ RAEDER

Peut-être pourriez-vous avoir l’obligeance de lire. J’ai ici...

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

C’est le paragraphe qui commence par : « Nous avons un talon d’Achille : la Ruhr ».

ACCUSÉ RAEDER

Je l’ai trouvé.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Et bien, regardez-donc vers le milieu de ce paragraphe :

« L’angleterre ne peut pas vivre sans ses importations ; nous nous pouvons nous suffire à nous-mêmes. La pose continuelle de mines au large des côtes anglaises mettra l’Angleterre à genoux. » Avez-vous trouvé ce passage ?

ACCUSÉ RAEDER

Oui.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je vous remercie. Voulez-vous maintenant m’écouter :

« Néanmoins, cela » — c’est-à-dire : mettre l’Angleterre à genoux — « ne peut se produire avant que nous ayons occupé la Belgique et la Hollande. C’est là pour moi une décision difficile. Personne n’a jamais réalisé ce que j’ai réalisé. Ma vie n’a aucune importance dans tout ceci. J’ai conduit très haut le peuple allemand, même si le monde nous hait maintenant. Je mets maintenant cette œuvre en jeu. J’ai à miser sur la victoire ou la destruction. Je choisis la victoire ; c’est le choix qui a la plus haute importance historique ; on peut le comparer avec la décision de Frédéric Le Grand avant la première guerre de Silésie. La Prusse doit son élévation à l’héroïsme d’un seul homme. » Il y a un passage sur Frédéric Le Grand et Bismarck puis :

« Ma décision est irrévocable. J’attaquerai la France et l’Angleterre au moment le plus favorable et le plus rapproché. La violation de la neutralité de la Belgique et de la Hollande n’a aucune importance. Personne ne nous demandera de comptes lorsque nous aurons gagné. Nous ne donnerons pas, pour la violation de la neutralité, des raisons aussi idiotes qu’en 1914. Si nous ne violons pas cette neutralité, l’Angleterre et la France le feront. Sans cette attaque, nous ne terminerons pas victorieusement cette guerre. »

Vous souvenez-vous, accusé que ces paroles ont été prononcées trois semaines après que le « Cas Jaune » qui prévoyait l’attaque contre la Hollande et la Belgique eût été arrêté le 10 novembre ? Vous en souvenez-vous ?

ACCUSÉ RAEDER

Je sais qu’il a été question de cela ici. Mais nous étions déjà en guerre avec l’Angleterre, il n’était donc plus nécessaire, à ce moment-là, d’hésiter pour savoir si l’on devait, attaquer la France et l’Angleterre et...

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Vous n’étiez pas en guerre avec la Belgique et la Hollande ?

ACCUSÉ RAEDER

S’il vous plaît, je voudrais terminer.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je m’excuse, je croyais que vous aviez terminé.

ACCUSÉ RAEDER

Il est dit ici : « Si l’Armée française pénètre en Belgique pour nous attaquer, il sera trop tard pour nous. Nous devons la devancer ». Hitler a expliqué à ce moment-là qu’il avait reçu des renseignements précis selon lesquels la Belgique n’observerait pas la neutralité, et qu’il avait déjà été avisé des préparatifs accomplis en Belgique pour accueillir les troupes françaises et britanniques, et autres informations du même genre. C’est pour cela qu’il désirait prévenir une attaque contre nous venant de Belgique. En dehors de cela, dans son discours du 22 août 1939, Hitler s’est exprimé à ce sujet, mais d’une façon diamétralement opposée. Il a dit que la Belgique et la Hollande ne rompraient pas leur neutralité.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Approuviez-vous ses paroles : « La violation de la neutralité de la Belgique et de la Hollande n’a aucune importance. Personne ne nous demandera de comptes lorsque nous aurons gagné » ?

Partagiez-vous ces vues ?

ACCUSÉ RAEDER

Non, ce n’était pas exactement mon opinion ; mais je n’avais aucun motif personnel à ce moment-là d’émettre une protestation quelconque contre cette déclaration.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Les vues du commandement naval sûr la guerre sous-marine lui furent exposées un mois plus tard, n’est-ce pas ? Vous souvenez-vous que le 30 décembre vous avez eu une réunion avec Hitler à laquelle assistaient le général Keitel et le capitaine de frégate von Puttkamer ?

ACCUSÉ RAEDER

Oui, je me trouvais avec lui le 30 décembre.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

J’aimerais que vous regardiez un autre document qui porte le numéro C-100 (GB-463).

LE PRÉSIDENT

Sir David, ne serait-il pas bon de donner plus de précisions pour reconnaître ce document ?

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Naturellement, Monsieur le Président, vous avez raison. J’avais l’intention de donner deux numéros correspondant aux numéros originaux PS, Monsieur le Président, la comparaison...

LE PRÉSIDENT

Le PS-1014 a déjà un numéro, n’est-ce pas ?

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Oui, Monsieur le Président, il en a un.

LE PRÉSIDENT

J’ai pensé que le document auquel il est comparé devait avoir également un numéro.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Certainement. Aussi donnerons-nous le numéro GB-464 au document de comparaison PS-798 et le numéro GB-465 au document de comparaison PS-1014.

LE PRÉSIDENT

D’après ce que je vois, je n’ai qu’un seul de ces documents.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Monsieur le Président, je vais faire faire quelques exemplaires supplémentaires. Je regrette, mais je n’ai obtenu qu’une seule copie, mais je vais en obtenir d’autres. 464, 798. GB-465 correspond au PS-1014. Ce sera la comparaison du document PS-798 avec le document Raeder. Le GB-465 sera la comparaison du document PS-1014 avec celui du livre de documents Raeder.

Je vous remercie, Monsieur le Président.

LE PRÉSIDENT

Maintenant, vous allez nous présenter le document C-100 ?

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

C-100. Oui, Monsieur le Président. Accusé, je vous serais reconnaissant de vous reporter quelques pages plus loin. A la suite du rapport du 30 décembre 1939, il y a un additif à ce rapport du 30 décembre 1939 destiné au Führer. Voulez-vous regarder le paragraphe IV qui est ainsi conçu :

« Pour ce qui est des mesures et de la date choisies pour l’intensification de la guerre sur mer, la décision de l’État-Major général de commencer par une offensive à l’Ouest est d’une importance décisive. » Avez-vous trouvé ce paragraphe IV ?

ACCUSÉ RAEDER

A quelle page ?

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je crains que la pagination ne soit différente.

ACCUSÉ RAEDER

« Pour ce qui est... » Oui.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

« Pour ce qui est des mesures et de la date choisies pour l’intensification de la guerre sur mer, la décision de l’État-Major général de commencer par une offensive à l’Ouest est d’une importance décisive.

« I. Possibilité. Le Führer s’est décidé pour une offensive à l’Ouest dans un très bref délai dans le cadre des instructions données à cet effet précédemment et impliquant la violation de la neutralité d’autres États. Dans ce cas, les mesures d’intensification de la guerre sur mer ne représenteront, dans leurs conséquences sur le plan politique, qu’une faible partie de l’intensification générale de la guerre. Une intensification progressive de la guerre sur mer dans la zone américaine interdite ayant pour but ultime l’utilisation impitoyable de tous les moyens susceptibles d’arrêter tout commerce avec l’Angleterre est donc proposée pour le début de l’offensive.

Des mesures d’intensification de la guerre sur mer ne sont pas nécessaires immédiatement et peuvent être reculées jusqu’au déclenchement de l’intensification générale de la guerre. Dans la mesure du possible, on doit épargner les neutres bienveillants (Italie, Espagne, Japon, Russie soviétique, Amérique). »

N’est-il pas exact que vous considériez que la violation par Hitler de la neutralité des Pays-Bas comporterait, en premier lieu, l’emploi par vous des méthodes les plus impitoyables de la guerre sur mer ?

ACCUSÉ RAEDER

Non.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Si ce document ne signifie pas ce que je viens de dire, que signifie-t-il donc ?

ACCUSÉ RAEDER

En même temps que le déclenchement à l’Ouest, Hitler désirait que la guerre sur mer fut poursuivie avec une énergie accrue. Pour cette raison, il me demanda de prendre concurremment des mesures plus sévères que je considérais déjà justifiées par l’attitude des forces anglaises. Ces mesures d’intensification étaient très soigneusement exposées dans ce mémorandum et consistaient à adopter, les unes après les autres, les mesures prises par les Britanniques.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je m’occuperai ensuite du mémorandum. Ne croyez pas que je m’abstiendrai d’en parler ; mais pour le moment, je dis simplement que, loin de désapprouver la violation de la neutralité des Pays-Bas et de la Belgique, vous étiez prêt, avec la Marine, à favoriser cette opération en intensifiant simultanément la guerre sous-marine. Cela n’est-il pas vrai ?

ACCUSÉ RAEDER

C’est une déformation de mes paroles : je n’ai rien eu à voir dans la violation de la neutralité, car nous n’avons pas participé à l’invasion de ces pays. Mon rôle s’est simplement borné à rendre la guerre sous-marine progressivement plus sévère en adoptant les unes après les autres les mesures prises par les Britanniques qui, eux aussi, ont violé les lois internationales.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je reviendrai sur la question de la guerre sous-marine, mais pour le moment je voudrais m’occuper de certains points à part. Il y en a seulement deux relatifs à la guerre d’agression. Vous pouvez momentanément laisser de côté ce document. Mais, soyez sans crainte, nous y reviendrons. Je voudrais vous poser une ou deux questions au sujet de la Norvège.

Vous avez été tout à fait satisfait de laisser la Norvège neutre, non occupée, tant que vous avez pu profiter d’un passage le long des côtes de Norvège que sa neutralité vous garantissait. N’est-ce pas ? C’était un avantage pour vous que d’avoir dans des eaux neutres un passage que pouvaient emprunter, non seulement vos navires de surface, mais aussi vos sous-marins qui trouvaient dans ces eaux neutres une base de départ. N’est-ce pas exact ?

ACCUSÉ RAEDER

Non. J’ai expliqué clairement et avec des documents à l’appui, l’origine de la campagne de Norvège. L’occupation de la Norvège par les Britanniques était à redouter et des renseignements de diverses sources la laissaient présager. Évidemment, si nous étions contraints d’occuper la côte norvégienne, outre les nombreux inconvénients que j’ai énumérés, cette occupation présentait, par contre, l’avantage de nous procurer ici et là des points d’appui pour nos sous-marins de l’Atlantique.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Prétendez-vous devant le Tribunal que la Marine pensait sérieusement que les Britanniques s’apprêtaient à occuper la Norvège ?

ACCUSÉ RAEDER

Mais je le croyais fermement. Nous avions un si grand nombre de renseignements à ce sujet que je ne pouvais pas en douter ; d’ailleurs, ils ont été pleinement confirmés ultérieurement.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Et bien, veuillez donc examiner un ou deux rapports caractéristiques de la Marine. Nous n’allons pas nous reporter une fois de plus à ce document afin d’éviter une perte de temps. Mais vous vous souvenez que le 13 mars 1940, le général Jodl écrivit dans son journal que le Führer recherchait encore une justification. Vous vous en souvenez ? Vous vous en souvenez, n’est-ce pas ?

ACCUSÉ RAEDER

J’ai déjà déclaré une fois que le terme « justification » était erroné. C’est une erreur de traduction, Jodl a écrit « Begründung », raison. Mais ce mot-là est, lui aussi erroné — je vous demande de me laisser achever — car le Führer avait une foule de raisons, qu’il a énumérées dans sa directive du 1er mars et nous tous, nous les connaissons. J’ai dit qu’en employant le terme « Begründung » il voulait dire simplement qu’il n’avait pas encore fait établir une note diplomatique. Il n’en avait encore rien dit au ministre des Affaires étrangères. J’ai dit cela récemment sous la foi du serment et je le répète aujourd’hui sous la foi du serment également.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je vois... C’est le sens que vous avez donné à ce terme. Voulez-vous maintenant regarder votre propre document n° 81, dans le livre de documents Raeder n° V, page 376.

ACCUSÉ RAEDER

Puis-je avoir ce livre de documents n° V.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Vous ne l’avez pas ! Je m’excuse. Je vous le fais parvenir. Il s’agit du dernier point : l’intrusion britannique dans les eaux territoriales norvégiennes. Il y est dit : « Une enquête sur la question de savoir si une intrusion massive des Anglais dans les eaux territoriales norvégiennes était imminente et présenterait un danger pour la navigation allemande, a démontré qu’il ne fallait pas s’y attendre pour le moment. Les transports de minerai doivent continuer, étant donné qu’il n’y a pas encore eu de pertes. »

Voilà les renseignements que vous aviez. Aucune intrusion massive dans les eaux territoriales norvégiennes n’était à redouter le 22 mars ?

ACCUSÉ RAEDER

Ce n’était pas du tout mon point de vue, mais celui du capitaine de vaisseau Fricke, qui était alors chef du bureau des opérations. Il n’était pas du tout d’accord avec moi sur l’ensemble de la question. Il était d’avis que l’on devait laisser les Britanniques pénétrer les premiers en Norvège puis les rejeter de Norvège en partant de Suède, idée grotesque que je ne pouvais approuver en aucune façon. J’avais des renseignements tellement précis, émanant notamment de Quisling et de Hagelin, pendant cette deuxième quinzaine de mars, qu’il ne pouvait plus subsister aucun doute : dans un délai plus ou moins rapproché, les Anglais allaient envahir en masse la Norvège.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Vous dites que ce document expose le point de vue de l’amiral Fricke que vous ne partagiez pas. Bien, veuillez maintenant regarder...

ACCUSÉ RAEDER

Je ne m’en suis préoccupé en rien.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Vous savez que l’amiral Assmann, que vous avez décrit comme un parfait historien, tenait un journal sommaire dans lequel il a donné, le lendemain, un compte rendu de votre entrevue avec Hitler. Non, c’est le même jour. Vous devez l’avoir lu, car il recette votre proposition d’utiliser des sous-marins au large de Halifax. C’est bien le même jour, le 23 février. A cette date, il note que vous avez dit que pour assurer le ravitaillement en minerai de Narvik, il serait préférable de laisser subsister la neutralité de la Norvège. Puis, le 26 mars, l’amiral Assmann, dans son compte rendu de votre entrevue avec Hitler, reproduit vos réponses de cette façon. C’est très court : « Pour le moment, un débarquement anglais en Norvège n’est pas considéré par le Commandant en chef de la Marine comme imminent. Il conseille une opération pour la prochaine lune (7 avril). Le Führer donne son agrément ».

Voilà comment l’amiral Assmann rapporte votre entrevue avec Hitler le 26 mars. Vous en souvenez-vous ?

ACCUSÉ RAEDER

Non, il est absolument invraisemblable qu’à ce moment-là je n’aie pas été pleinement convaincu d’un débarquement imminent, sur lequel les documents enregistrés sous les numéros PS-004 et PS-007 m’avaient fourni des renseignements pertinents. Je n’ai pas vu les documents, mais les renseignements qu’ils contenaient m’ont été communiqués.

L’amiral Assmann a compilé dans ses notes toutes sortes de journaux de guerre et de comptes rendus. Je n’ai donc certainement jamais dit cela car à cette époque, j’ai fait part maintes et maintes fois à Hitler que les préparatifs que nous avions déjà entrepris depuis quelque temps seraient terminés au mois de janvier et que ce serait alors le moment opportun de débarquer pour les raisons que je ne cessais de répéter. Il est absolument faux de prétendre que j’aie pu, à ce moment-là, conserver le moindre doute. Plus tard, tout cela se révéla parfaitement juste...

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Bien, nous devons maintenant réellement...

ACCUSÉ RAEDER

Et plus tard, tout cela s’est avéré exact.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Nous devons approfondir cette question. Vous nous avez dit que vous considériez l’amiral Assmann comme un officier digne de confiance et un bon historien des choses de la Marine.

ACCUSÉ RAEDER

Ce n’est pas un imposteur, mais il a composé ce document avec toutes sortes de papiers et je ne peux pas comprendre comment il a pu produire cette déclaration que je n’ai certainement jamais faite.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Mais la seconde partie, la seconde phrase, elle est exacte, n’est-ce pas ? « Le Commandant en chef de la Marine conseille une opération pour la prochaine lune, le 7 avril ». C’est exact, c’est bien la date de votre invasion. C’est à cette date que votre armada se mit en marche pour arriver le 9. N’est-ce pas ?

ACCUSÉ RAEDER

Mais oui bien sûr. J’étais en faveur d’un débarquement en Norvège dans le délai le plus bref, dès que la situation des glaces le permettrait, ainsi qu’il avait été primitivement décidé et comme Hitler en avait donné l’ordre. De cela j’assume la pleine responsabilité. Nous avions toutes les raisons d’agir ainsi.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Bien. Une fois de plus je ne discuterai pas avec vous. Mais la question se pose ainsi : vous dites que l’amiral Assmann, qui a raison dans sa seconde phrase, a tort, complétement tort, qu’il dit le contraire de la vérité, lorsqu’il déclare qu’un débarquement britannique en Norvège n’était pas considéré comme imminent. Poursuivons encore un peu.

ACCUSÉ RAEDER

Je n’ai proposé au Führer ce débarquement en Norvège que sur la foi de renseignements que nous avions reçus, renseignements qui ont été confirmés par la suite.

LE président

Sir David, quel était ce document du 26 mars 1940 ?

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

C’est un extrait du journal de l’amiral Assmann que j’ai déjà cité. J’ai donné le seul exemplaire que je possédais pour le faire authentifier. Je n’en ai pas encore de copie, Monsieur le Président, je le regrette. J’en ferai faire une.

ACCUSÉ raeder

Je vous serais très reconnaissant de me montrer ce document. Vous m’avez montré tous les autres, mais pas celui-là, celui justement que je conteste.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je m’excuse. La citation est tellement courte que je pensais que vous l’admettriez. Mais je tiens particulièrement à vous fournir tous les documents.

Vous voyez la mention portée le 26 mars. « Un débarquement britannique en Norvège n’est pas considéré comme imminent. Le Commandant en chef de la Marine conseille une opération pour la nouvelle lune (7 avril) Le Führer donne son agrément... »

Il est ensuite question de placer des mines dans la baie de Scapa avant l’invasion de la Norvège par les Allemands :

« ... le Commandant en chef de la Marine obtient l’assentiment du Führer et donnera des instructions en conséquence. »

ACCUSÉ RAEDER

Oui. Puis-je revenir là-dessus ? Il est dit, le 26 mars 1940 : «  L’occupation de la Norvège par les Anglais était imminente au moment où fut conclu le traité de paix russo-finlandais ». C’est justement cette affaire russo-finlandaise qui rendit ce débarquement absolument indispensable, parce qu’il était à craindre que les Anglais, sous prétexte de venir en aide aux Finlandais, n’occupassent la Norvège sans coup férir.

J’en arrive maintenant à la question posée par le Führer qui voulait savoir si le débarquement britannique en Norvège était imminent. Il faut se rendre compte qu’Assmann a fait un résumé d’après des journaux de guerre et que tout s’explique si l’on comprend que le Führer désirait savoir si la conclusion de la paix entre la Russie et la Finlande changeait quelque chose à la situation. Mais en réalité rien n’était changé ; nous savions pertinemment que le débarquement des Anglais ne devait pas être entrepris pour venir en aide aux Finlandais, mais pour d’autres raisons ; aussi quand on me demanda si la conclusion de la paix entre la Russie et la Finlande rendait le débarquement imminent, je répondis non. « Le commandant en chef de la Marine conseille une opération pour la prochaine lune (7 avril). Le Führer donne son agrément. » Il n’y avait rien de changé. Ce n’est qu’à la question de savoir si, en raison du traité de paix, nous devions agir tout de suite que je répondis non. Voilà qui est bien différent de ce que vous m’avez dit.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Vous avez lu le passage du 26 mars ? Qu’y a-t-il d’écrit à cette date ? Lisez-le vous-même en allemand, nous pourrons en avoir la traduction.

ACCUSÉ RAEDER

« L’occupation de la Norvège par les Anglais était imminente au moment où fut conclu le traité de paix russo-finlandais ». En raison de ce traité, le débarquement a été remis. « A la question posée par le Führer de savoir si le débarquement anglais en Norvège était alors imminent, le Commandant en chef de la Marine répondit non... »

Oui, cela ne voulait pas dire que nous devions renoncer à notre projet. « Le Commandant en chef de la Marine conseille une opération pour la prochaine lune ». Nos raisons de débarquer restaient les mêmes qu’auparavant ; mais les Anglais se trouvaient désormais dans l’incapacité d’utiliser cette histoire de Finlande comme prétexte à un débarquement.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Le traité de paix, la fin des hostilités en Finlande, eurent lieu au milieu de mars. A cette date, tout n’était-il pas déjà réglé ?

ACCUSÉ RAEDER

Évidemment. Cela n’avait plus pour nous d’importance, mais nos raisons d’intervenir subsistaient.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Voulez-vous maintenant prendre connaissance du document D-843 (GB-466). C’est un rapport de votre représentant diplomatique en Norvège, daté du 29 mars. A la fin du premier paragraphe vous verrez :

« Apparemment, les Britanniques n’ont pas voulu prendre ouvertement la responsabilité d’une violation délibérée du territoire norvégien et des eaux territoriales norvégiennes, ni entreprendre des opérations dé guerre. »

C’était là une citation des paroles du ministre des Affaires étrangères de Norvège. Voici maintenant ce que dit votre représentant diplomatique :

« L’avenir montrera si le ministre des Affaires étrangères Koht a une vue juste des choses. Il apparaît nettement, en tout cas, comme je l’ai — c’est le représentant du ministre des Affaires étrangères allemand qui parle — déjà fait remarquer à plusieurs reprises que les Britanniques n’ont nullement l’intention de débarquer, mais qu’ils désirent gêner le trafic maritime dans les eaux territoriales norvégiennes probablement afin, comme le pense Koht, de provoquer l’Allemagne. Évidemment, il est également possible que les Anglais dont j’ai déjà signalé l’attitude au cours de la semaine dernière, interviendront de plus en plus fréquemment dans les eaux territoriales afin d’entraver nos transports de minerai au large des côtes norvégiennes. »

Puis voici le paragraphe 3 ;

« La ferme volonté de la Norvège de rester neutre et de faire respecter les règles de la neutralité doit être prise au sérieux. » Vous a-t-on dit que votre représentant diplomatique à Oslo vous avait informé que les Britanniques n’avaient pas l’intention de débarquer ?

ACCUSÉ RAEDER

Oui, le Dr Brauer, notre ministre en Norvège, était dans l’erreur la plus complète. Il croyait aux assurances que lui donnait le ministre des Affaires étrangères Koht, malgré les rapports de notre attaché naval qui assurait que Koht était entièrement du côté des Britanniques et que l’on ne pouvait attacher la moindre foi à ses assurances. En même temps, Hagelin nous informait que les Norvégiens donnaient des assurances sur le papier, mais qu’ils avaient eux-mêmes déclaré qu’ils le faisaient pour sauver les apparences et qu’ils continueraient à collaborer avec les Anglais. Tout cela, d’ailleurs est établi par les documents qui ont été présentés.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Voyons un autre document, le numéro D-844. Il donne l’opinion, durant la même période, de votre représentant diplomatique en Suède. Il prendra le numéro GB-467. Vous remarquerez ce que votre représentant en Suède écrit à propos du ministre des Affaires étrangères de Suède. Au début, environ à la dixième ligne ; vous verrez, tout de suite après le nom de « Weizsäcker » :

« Le Gouvernement suédois n’a aucune raison de croire à une action imminente des Puissances occidentales contre la Scandinavie. Au contraire, d’après tous les rapports officiels et autres renseignements, la situation est considérée ces derniers temps comme beaucoup plus calme. »

Puis il dit qu’il n’y a en perspective aucune opération contre le minerai suédois. Il s’occupe ensuite de la Norvège. Sans être anglophile, Guenther ne croit pas à une action militaire britannique contre la Norvège, bien qu’évidemment il ne puisse s’exprimer avec autant de certitude que pour la Suède. En tout cas, le Gouvernement norvégien, avec lequel il était en contact étroit, partageait cette opinion. Et il dit, deux paragraphes plus bas :

« Pour conclure, Guenther me demanda de rapporter ces déclarations à mon Gouvernement et répéta que le Gouvernement suédois tenait essentiellement à ce que le Gouvernement allemand n’ait pas l’impression erronée de l’existence de circonstances qui feraient envisager à l’Allemagne la possibilité — il ne voulut pas employer le mot nécessité — de mesures spéciales à l’égard de la Scandinavie ». Et dans le dernier paragraphe, il dit que le ministre des Affaires étrangères suédois a sans doute entendu parler des préparatifs allemands.

Voyons maintenant le document D-845 (GB-468) qui date du lendemain et émane de votre représentant diplomatique à Stockholm :

« Une grande inquiétude règne dans les milieux militaires et gouvernementaux de Suède au sujet d’éventuelles mesures préventives de l’Allemagne en Scandinavie en raison de l’aggravation des mesures de guerre annoncée par les Puissances occidentales. Les autorités militaires et gouvernementales de Suède et de Norvège considèrent comme peu probable que des mesures militaires soient prises contre la Scandinavie par les Puissances occidentales. Les comptes rendus de presse sur ce sujet, qui proviennent des Puissances occidentales, cherchent à provoquer l’Allemagne. »

Ce texte émane 4e votre attaché militaire à Stockholm. Vous a-t-on parlé de ces rapports de Stockholm ?

ACCUSÉ RAEDER

Je suppose que le Führer m’en a parlé. Mais nous n’avions aucune raison d’accorder crédit à ces assurances car, de toute évidence, la Suède avait un très grand intérêt à ce que nous n’allions pas en Norvège, parce qu’elle pensait que si nous nous trouvions dans ce pays, nous serions en mesure d’exercer une pression également sur elle. C’est ce que voulaient les Britanniques, d’après les informations que nous avons obtenues par la suite. Notre ministre était très mal informé ; en conséquence, il recevait peu d’informations de nous, car nous savions qu’il subissait l’influence du ministre des Affaires étrangères Koht.

Nos informations étaient si nettes, si fréquentes et si péremptoires que nous avons pu exécuter notre débarquement avec la conscience pure et, en fait, ces informations se révélèrent parfaitement exactes. Aussi n’est-il pas nécessaire de discuter qu’il a été donné le 5 avril un ordre britannique de débarquer en Norvège, à Trondheim, Stavanger et, je crois, Christiansand. Dans la nuit du 7 au 8, comme l’ont annoncé les Anglais eux-mêmes par radio, des navires britanniques posèrent des mines dans les eaux norvégiennes et, le 7 avril également, des troupes furent embarquées sur des croiseurs dont j’ai oublié les noms.

Ces événements s’étant effectivement produits, c’est bien moi qui avais eu raison et non pas M. Breuer qui dut donner sa démission immédiatement après, à cause de son erreur du jugement. Nous avons alors exécuté nos débarquements sur la foi d’informations parfaitement exactes dont nous pouvons fournir les preuves détaillées. Quant à l’attitude de la Suède, elle est d’ailleurs parfaitement compréhensible.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je ne vais pas discuter avec vous. Mais vous devriez savoir, et je pense que vous savez parfaitement, qu’il n’y a eu aucun ordre d’invasion donné par les autorités britanniques, mais simplement un ordre de poser des mines. Vous avez pris ces mesures alors que vous saviez qu’il n’y avait pas d’invasion britannique en perspective et malgré l’avis opposé de votre propre chef des opérations, le capitaine Fricke, et malgré tous les renseignements en sens contraire que vous avaient transmis vos représentants diplomatiques en Norvège.

Je désire aborder une autre question pour en terminer avec la Norvège. Vous avez dit au Tribunal que vous considériez l’utilisation du pavillon de l’ennemi comme une ruse de guerre admissible pourvu qu’elle soit interrompue avant un engagement. Vous rappelez-vous avoir dit cela ?

ACCUSÉ RAEDER

Je n’ai pas compris cette phrase.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Vous rappelez-vous avoir dit au Tribunal que l’utilisation des couleurs de l’ennemi sur un navire de guerre était une ruse de guerre admissible à la condition qu’elle cessât avant le commencement d’un combat. Vous rappelez-vous avoir dit cela ?

ACCUSÉ RAEDER

Oui, certainement. C’est un principe bien établi dans la Marine qu’avant d’ouvrir le feu on soit tenu de hisser son propre pavillon.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Voulez-vous dire par là au Tribunal qu’il est admis au cours d’une guerre sur mer d’utiliser le pavillon d’un autre pays alors que l’on exécute une attaque imprévue contre un pays neutre ? Vous n’étiez pas en guerre avec la Norvège ; il n’y avait donc pas de raison d’employer de ruse de guerre. Vous étiez en paix avec la Norvège. Est-ce bien là le sens de votre déclaration ?

ACCUSÉ RAEDER

Il s’agissait simplement d’amener le pavillon ennemi et de hisser le pavillon allemand lorsque nous rencontrions les navires britanniques. Nous ne désirions nullement combattre les Norvégiens. Il est dit quelque part que nous devions nous efforcer avant tout d’effectuer une occupation pacifique.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Pouvez-vous me citer un précédent, même dans l’histoire de la Marine allemande, le cas d’une marine attaquant un pays neutre avec lequel il n’y avait pas d’hostilités, et ceci en arborant le pavillon de son adversaire. Dites-moi si la Marine allemande avait déjà agi ainsi ?

ACCUSÉ RAEDER

Je ne sais pas. Je ne peux pas vous dire si une autre marine a agi ainsi. J’ai...

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Vous pensez qu’aucune autre marine n’a agi ainsi. Mais, je vous le demande, vous, avez-vous employé cette méthode ?

ACCUSÉ RAEDER

Non, nous ne l’avons pas employée et si nous ne l’avons pas employée, c’est que le 8 avril nous avons donné un ordre en ce sens par radio, comme vous le savez d’après notre journal de guerre. Il est donc absolument superflu de discuter ici de ce qui, éventuellement, aurait pu arriver mais ne s’est pas produit.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je désirais simplement connaître les méthodes que vous considériez comme licites dans la guerre sur mer. Avant d’en terminer avec cette partie de l’Accusation, je veux encore éclaircir un autre point au sujet de l’attaque contre l’Union Soviétique ; je ne veux pas vous interroger sur vos opinions personnelles ni sur vos paroles à Hitler, vous les avez déjà exposées longuement ; je vous invite simplement à regarder le livre de documents 10 (a), à la page 252 du texte anglais et à la page 424 du texte allemand.

ACCUSÉ RAEDER

De quel document s’agit-il, s’il vous plaît ?

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Du long document.

ACCUSÉ RAEDER

Je ne l’ai pas.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

C’est le numéro PS-447.

Je suis désolé, Monsieur le Président, c’est entièrement de ma faute, je demande au Tribunal de m’excuser. Je me suis trompé de référence. Je voulais que vous regardiez la page 59 du livre de documents 10, le document C-170. Je m’excuse, Monsieur le Président. (A l’accusé.) C’est un passage du journal de la guerre navale, daté du 15 juin, page 59 : « Sur la proposition du chef de l’État-Major naval (Vgl. Bl. 218, 236), l’usage des armes contre les sous-marins russes au sud de la limite nord de la zone de démarcation de Oland est dès maintenant autorisé... »

Avez-vous ce document ?

ACCUSÉ RAEDER

Oui.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

« ... est dès maintenant autorisé et la destruction totale des bâtiments doit être recherchée. »

Voulez-vous maintenant, avant que je ne vous pose de question, regarder encore le document C-38, à la page 19 du livre des documents allemands et à la page 11 du texte anglais. C’est un ordre portant la même date et adressé par l’accusé Keitel au Commandant en chef de la Marine :

« L’emploi des armes contre les sous-marins au sud de la ligne Memel-pointe sud de Oland est autorisé si les navires ne se font pas nettement reconnaître comme suédois, quand ils se trouvent en face de bâtiments allemands. La raison qui sera fournie jusqu’au jour B (c’est-à-dire le jour où rentrera en action le plan « Bar-barossa ») sera la suivante : nos forces navales ont cru avoir affaire à des sous-marins britanniques qui s’étaient infiltrés. »

Pourquoi avez-vous suggéré d’attaquer les sous-marins soviétiques six jours avant que vous envahissiez ce pays, alors qu’ils ne s’attendaient pas à être attaqués et qu’il n’était pas question de guerre ?

ACCUSÉ RAEDER

Comme cela a déjà été expliqué une fois ici, il était arrivé, peu de temps avant cette date du 15 juin, qu’un sous-marin avait pénétré dans la zone de Bornholm, qui se trouve assez éloignée à l’Ouest, et avait donné de faux signaux de recon- naissance au patrouilleur qui l’avait interpellé. Puisque de faux signaux avaient été donnés, cela signifiait qu’il ne s’agissait pas d’un sous-marin allemand, mais d’un sous-marin étranger. Dans ce cas-là, la route suivie par ce bateau et son emplacement nous ont permis de conclure que c’était un bâtiment russe. De plus, à cette époque, à diverses reprises, on avait repéré et signalé des sous-marins russes au large des ports allemands, Memel entre autres. Aussi avions-nous l’impression que des sous-marins soviétiques avaient déjà pris position à proximité des ports allemands soit pour poser des mines, soit pour attaquer les navires de commerce ou de guerre. C’était la raison pour laquelle je devais, par mesure de précaution, signaler ce fait et proposer des mesures contre les sous-marins non allemands au large des ports allemands. Le jour même où cet avertissement a été donné, on a fait cet additif qui, à mon avis, n’était pas nécessaire du tout, mais avait pour but d’éviter d’éventuelles complications.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Ceci ne constitue pas encore une réponse à ma question. Je poserai donc ma question ainsi : vous avez trouvé juste de commander l’attaque et la destruction totale des sous-marins soviétiques six jours avant l’ouverture des hostilités contre l’Union Soviétique ? Trouvez-vous cela juste ? Et d’alléguer, comme l’a proposé Keitel, qu’il s’agissait de sous-marins britanniques ; était-ce là votre conception de la guerre ?

ACCUSÉ RAEDER

La première proposition, je la considère comme juste, car il importe toujours de prévenir l’adversaire et nous nous trouvions dans certaines circonstances bien déterminées. La seconde proposition était un ordre du Führer. D’ailleurs, étant donné qu’aucune de ces deux propositions n’a été suivie, il est, à mon avis, tout à fait inutile de discuter de ces sujets.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

C’est l’affaire du Tribunal et c’est à moi de décider des sujets qu’il est utile de discuter ici.

Dois-je admettre que vous approuviez entièrement l’attaque de sous-marins soviétiques et leur destruction totale, six jours avant l’ouverture des hostilités ? Voilà ce que le Tribunal voudrait savoir.

ACCUSÉ RAEDER

Oui. Si ces sous-marins se trouvaient dans nos eaux en mission de reconnaissance ou pour toute autre raison d’ordre militaire, je considère que ces mesures étaient justes. Cela valait mieux que de voir nos bâtiments couler sur des mines russes.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Bien. Voyons maintenant rapidement vos conceptions de la guerre sous-marine. Vous souvenez-vous du document que j’ai présenté à l’accusé Dönitz au sujet du mémorandum du ministère des Affaires étrangères, D-851 (GB-451) ?

ACCUSÉ RAEDER

Je l’ai sous les yeux.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Bien. Je vais vous interroger dans quelques instants. Voici d’abord ce que vous avez répondu au Dr Kranzbühler qui vous interrogeait à ce sujet samedi dernier, je crois. Vous avez dit ceci :

« Étant donné que la guerre contre l’Angleterre nous a complètement surpris, nous ne nous sommes, jusqu’à maintenant, que très peu préoccupés des détails de la guerre sous-marine. Entre autres choses, nous n’avons pas encore réglé la question de ce qu’on a appelé la guerre sous-marine sans restriction qui a joué un rôle si important dans la guerre précédente. A cette fin, l’officier dont le nom a été récemment cité ici a été, le 3 septembre, envoyé au ministère des Affaires étrangères pour s’entendre sur certains points relatifs à la guerre sous-marine sans restriction, afin que nous puissions éclaircir avec le ministère des Affaires étrangères la question de savoir jusqu’à quel point nous pouvions aller. »

Pensez-vous qu’il est...

ACCUSÉ RAEDER

Oui. Si mes souvenirs sont exacts, les choses se sont bien passées ainsi. La guerre sous-marine sans restriction n’a pas été envisagée.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Avez-vous le document sous les yeux ?

ACCUSÉ RAEDER

Celui qui concerne le ministère des Affaires étrangères, le D-851 ?

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

D-851, oui.

ACCUSÉ RAEDER

Oui.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Monsieur le Président, je ne crois pas qu’il en existe une copie. Votre Honneur en a-t-il une ?

LE PRÉSIDENT

Non, je ne pense pas.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

J’ai effectivement déposé ce document au cours de mon contre-interrogatoire de l’accusé Dönitz.

LE PRÉSIDENT

Il se trouve très probablement avec vos documents Dönitz.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Si vous me le permettez, Monsieur le Président, pour le moment je me contenterai de le lire lentement. Le document dit :

« La question d’une guerre sous-marine sans restriction contre l’Angleterre est discutée dans le mémorandum ci-joint soumis par le Haut Commandement naval.

La Marine est arrivée à cette conclusion que l’on ne peut causer à l’Angleterre le maximum de dommages avec les forces dont nous disposons que si les sous-marins sont autorisés à faire sans avertissement usage de leurs armes sans restriction aucune contre les navires ennemis et neutres dans la zone interdite indiquée dans la carte ci-jointe. La Marine se rend pleinement compte que :

a) L’Allemagne, de ce fait ; violerait de façon flagrante l’accord de 1936 concernant la conduite de la guerre contre les navires marchands.

b) Une semblable conduite des opérations ne serait nullement conforme aux principes communément admis par le Droit international. »

Je dois maintenant lire et attirer l’attention une fois de plus sur le point exposé à l’avant-dernier paragraphe :

« Du point de vue de la politique extérieure, il serait préférable de mettre en pratique la guerre sous-marine sans restriction, uniquement dans le cas où les méthodes employées par les Anglais légitimeraient de notre part l’adoption de ces mesures à titre de représailles. » (A l’accusé.) Je voudrais que vous considériez ces mesures les unes après les autres. Vous voyez le paragraphe qui dit :

« La Marine est arrivée à cette conclusion que l’on ne peut causer à l’Angleterre le maximum de dommages avec les forces dont nous disposons que si les sous-marins sont autorisés à faire, sans avertissement, usage de leurs armes, sans restriction aucune, contre les navires ennemis et neutres dans la zone... »

Est-ce bien là votre conception, la conception que vous aviez le 3 septembre 1939 ?

ACCUSÉ RAEDER

Non, ce n’est pas ma conception. C’était une conception qui ne s’appliquait que si certaines conditions se trouvaient réalisées. Nous avions donné aux sous-marins l’ordre d’entreprendre une guerre économique, conformément aux stipulations de l’Ordonnance des prises ; mais dans notre journal de guerre nous avions envisagé le cas où les Anglais muniraient d’un armement leurs navires marchands ou bien se livreraient à des actes de ce genre, de prendre de notre côté certaines mesures plus rigoureuses.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Voulez-vous, je vous prie, répondre à la question que je vous ai posée. Elle est parfaitement claire.

ACCUSÉ RAEDER

Oui.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Est-ce votre conception ?

ACCUSÉ RAEDER

En théorie, évidemment, vu les faibles moyens dont nous disposions, nous ne pouvions causer à l’Angleterre le maximum de dommages que de cette façon ; nous avions discuté avec le ministère des Affaires étrangères jusqu’à quel point nous pouvions prendre ces mesures d’aggravation. C’est pour cette raison que cet officier fut chargé de cette mission. Les discussions avec le ministère des Affaires étrangères aboutirent au mémorandum relatif aux sous-marins qui montre, de la première à la dernière ligne, que nous étions décidés à respecter, autant que possible, le droit en vigueur. Ce mémorandum n’est tout entier qu’une discussion de ce problème.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Voulez-vous maintenant répondre à ma question ? Lorsque ce document dit : « La Marine est arrivée à cette conclusion que... », est-il exact qu’elle était arrivée à cette conclusion ?

ACCUSÉ RAEDER

Oui.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Cela est-il exact ou non ?

ACCUSÉ RAEDER

Évidemment, tout le monde aurait pu arriver à cette conclusion.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Il est donc plus simple de répondre « oui » que de faire de longs commentaires.

Venons-en maintenant à un autre point. Est-il exact que vous soyez arrivé à cette conclusion sans avoir consulté le Commandant en chef de la flotte sous-marine, comme l’accusé Dönitz en a témoigné ?

ACCUSÉ RAEDER

A ce sujet ? Nous sommes simplement tombés d’accord, avant que les sous-marins ne prennent la mer, pour qu’ils se conforment à l’Ordonnance des prises. Je ne lui ai donc pas demandé s’il fallait engager une guerre sous-marine sans restriction, parce que, personnellement, je ne le désirais pas. J’avais, avant tout, à discuter de ces choses avec le ministère des Affaires étrangères pour savoir jusqu’où nous pouvions aller. Il s’agissait, en fin de compte, de donner des ordres précis, ceux que nous étions en droit de donner pour répondre du tac au tac aux mesures prises par les Anglais. C’était une question de Droit international que je devais discuter avec l’expert en matière de Droit international du ministère des Affaires étrangères.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

N’est-il pas exact de dire que vous avez continué à insister pour faire triompher ce point de vue, cette conclusion à laquelle vous étiez arrivé, auprès du ministère des Affaires étrangères, durant les trois mois qui suivirent ? N’est-il pas exact que vous ayez continué à insister pour que l’on engageât une guerre sous-marine sans restriction dans cette zone, durant les trois mois qui suivirent ?

ACCUSÉ RAEDER

Cela, je ne le pense pas du tout ; car comment alors aurais-je publié le mémorandum du 3 septembre ? Sans doute avons-nous exercé une pression sur le ministère des Affaires étrangères, mais les mesures effectivement prises furent celles qui sont énumérées dans le mémorandum et elles ne furent aggravées que progressivement pour répondre du tac au tac aux mesures prises par les Anglais.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Bien. La mesure qui fut prise ensuite avec le ministère des Affaires étrangères découle de la conférence qui eut lieu avec le baron von Weizsäcker, le 25 septembre. Voyez le document D-852 (GB-469), dont voici le paragraphe 3 :

« L’OKM soumettra au ministre des Affaires étrangères une proposition devant servir de base pour un communiqué aux Puissances neutres, dans lequel seront notifiées les mesures plus rigoureuses déjà en application dans notre Marine de guerre, ainsi que celles qui vont être prochainement mises en vigueur. Cela comprend en particulier la notification aux navires de ne pas faire usage de la radio quand ils sont arraisonnés, de ne pas naviguer en convoi et de ne pas éteindre leurs feux. »

Voilà, n’est-ce pas, votre première mesure ? C’est une des propositions que vous avez soumises au ministère des Affaires étrangères ?

ACCUSÉ RAEDER

Évidemment ! La première mesure prévoyait l’attaque de navires marchands armés, étant donné que, le 6 ou 8 septembre, un sous-marin ayant arrêté un navire marchand, le Manar, et tiré un coup de semonce, reçut instantanément les coups de ce vapeur britannique. C’est alors seulement qu’il ouvrit le feu sur le navire marchand. On connaît beaucoup de cas semblables. Et comme l’on ne peut pas toujours distinguer si le bâtiment est armé ou non, nous avons envisagé de tirer sur tous les navires. Néanmoins, à ce moment-là, il fut prescrit de ne tirer que sur les navires marchands britanniques armés. En second lieu, on pouvait ouvrir le feu sur les navires qui lançaient un message par radio lorsqu’ils étaient arraisonnés ; car l’envoi de ces messages, recommandé par l’Amirauté britannique, amenait immédiatement sur les lieux des forces navales et aériennes, principalement ces dernières, qui attaquaient alors le sous-marin.

La première mesure était donc de tirer sur les navires marchands lorsqu’ils étaient armés — et non sur les navires ayant des passagers — et ensuite d’attaquer les bâtiments naviguant tous feux éteints, et sur ceux qui lançaient des messages. Les navires tous feux éteints sont...

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Bien. Veuillez examiner le document suivant, D-853 (GB-470). Je voudrais que nous en arrivions le plus rapidement possible au mémorandum dont vous avez déjà parlé. Le D-853, si vous voulez bien vous reporter à la seconde section, est un rapport du sous-secrétaire d’État au ministère des Affaires étrangères, datant du 27 septembre, qui a trait aux questions dont vous venez de parler, le torpillage à vue de bateaux français et britanniques sur la présomption qu’ils étaient armés. Au paragraphe 2, il est dit :

« L’État-Major naval a rappelé que le Führer ordonnera très prochainement des mesures plus rigoureuses pour la guerre sous-marine dans la zone interdite. La collaboration qui existait avec le ministère des Affaires étrangères reste assurée. »

Vous insistiez donc pour un renforcement des mesures de guerre dans une vaste zone à l’Ouest et tout autour de la Grande-Bretagne ?

ACCUSÉ RAEDER

Oui. Nous avons pris ces mesures de plus en plus rigoureuses en considération de l’attitude des Forces armées ennemies et, dans ce cas, les mesures étaient parfaitement justifiées et fondées en Droit.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Voulez-vous examiner le compte rendu du baron Weizsäcker du 14 octobre 1939, n° D-857 (GB-471). C’est, comme vous le voyez, après la mise en vigueur des mesures dont vous venez de parler. Le baron von Weizsäcker rapporte à l’accusé von Ribbentrop :

« D’après mes renseignements, la décision d’une guerre sous-marine sans restriction contre l’Angleterre est imminente. Il s’agit là d’une décision ayant au moins autant d’importance du point de vue politique que du point de vue de la tactique militaire. Récemment, j’ai donné mon opinion personnelle en écrivant qu’une guerre sous-marine sans restriction nous créerait de nouveaux ennemis, au moment où nous n’avions pas encore assez de sous-marins pour vaincre l’Angleterre. Par ailleurs, l’insistance de la Marine pour le déclenchement d’une guerre sous-marine sans restriction n’est basée sur aucune raison convaincante. »

Il dit ensuite qu’il est nécessaire de demander certains renseignements complémentaires. Sur ce point, vous avez déposé votre mémorandum du 15 octobre qui constitue, Monsieur le Président, le document C-157 (GB-224).

ACCUSÉ RAEDER

Tout d’abord, me permettrez-vous de dire quelque chose au sujet du document précédent ? L’expression « guerre sous-marine sans restriction »...

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

J’aimerais mieux que vous le fassiez plus tard, car pour le moment nous avons beaucoup d’autres points à examiner.

LE PRÉSIDENT

Sir David, le Tribunal pense que l’accusé doit pouvoir exprimer ce qu’il veut dire au sujet de ce document.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je m’excuse, Monsieur le Président. Vous pouvez continuer, accusé.

ACCUSÉ RAEDER

Ces deux documents ne sont plus là maintenant. Je voulais dire que cette expression « guerre sous-marine sans restriction » employée par le ministère des Affaires étrangères vient de la précédente guerre mondiale. En réalité, durant cette guerre-ci, nous n’avons pas mené de guerre sous-marine sans restriction dans le sens qu’avait eu cette expression durant la première guerre mondiale. Même lorsqu’il est parlé « d’une guerre sous-marine sans restriction imminente », il ne s’agit que de mesures comportant bien des restrictions et venant toujours après des mesures prises par les Anglais. La plus importante des mesures prises par eux fut la militarisation, jusqu’à un certain point, de toute leur flotte marchande. Ce qui signifie que leur Marine marchande fut armée et reçut l’ordre de faire usage de ses armes.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je ne vois pas du tout comment cela ressort du dernier document. A moins que le Tribunal ne désire entendre encore vos commentaires sur ce point, je pense que nous devrions passer à un autre point.

N’est-ce pas votre avis, Monsieur le Président ?

ACCUSÉ RAEDER

Cela ne ressort pas du dernier document seulement, mais des deux documents...

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Vous avez fait valoir au moins sept fois cet argument cet après-midi devant le Tribunal. Je vais me permettre de vous dire que le véritable but de votre guerre sous-marine est établi dans le premier paragraphe de votre mémorandum. Veuillez vous y reporter. Vous voyez : « Berlin, le 15 octobre... »

ACCUSÉ RAEDER

Non. Je me vois obligé de déclarer une fois de plus qu’il ne s’agissait pas d’une guerre sous-marine sans restriction, mais simplement de prendre des mesures de plus en plus rigoureuses, comme je n’ai cessé de le répéter, et elles ne le furent qu’après que les Anglais eurent eux-mêmes pris des mesures. Les Anglais...

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je prétends que cela est entièrement faux et je vais vous le montrer par ce document. Examinez ce mémorandum qui émane de vous. Au premier paragraphe : « La proposition du Führer pour le rétablissement... »

ACCUSÉ RAEDER

Je ne dis pas de choses fausses. Je ne voudrais pas le faire. Je m’en garderais bien.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

C’est en tout cas ce que je prétends et je vais vous le prouver grâce à ce document.

« La proposition du Führer pour le rétablissement d’une paix juste et honorable et pour la création d’un nouvel ordre politique en Europe centrale, vient d’être rejetée. Les puissances ennemies veulent une guerre ayant pour but de détruire l’Allemagne. Dans cette lutte au cours de laquelle l’Allemagne se voit contrainte de défendre son existence et ses droits, elle doit faire l’usage le plus impitoyable de ses armes, tout en respectant pleinement les règles de la morale militaire. »

Voyons maintenant ce que vous proposez ;

« L’ennemi principal de l’Allemagne dans cette guerre est la Grande-Bretagne. Son point le plus vulnérable est son commerce maritime. La guerre navale contre la Grande-Bretagne doit par conséquent être menée comme une guerre économique ayant pour but de détruire l’esprit combattif de la Grande-Bretagne dans le délai le plus bref et de la forcer à accepter la paix. »

Sautez un paragraphe et lisez celui qui suit :

« Le principal objectif de l’État-Major de la Marine est la Marine marchande » — veuillez noter ceci — « non seulement celle de l’ennemi, mais, de façon générale, tout navire marchand qui navigue afin de ravitailler l’industrie de guerre de l’ennemi aussi bien par des importations que par des exportations. La Marine de guerre ennemie demeure également l’objectif de nos attaques. »

N’était-ce pas pour atteindre cet objectif qu’à l’État-Major de la Marine vous aviez proposé à Hitler et au ministère des Affaires étrangères de faire preuve de la rigueur la plus impitoyable pour détruire l’esprit combattif de la Grande-Bretagne et d’attaquer tous les navires marchands se rendant ou venant de Grande-Bretagne ? N’était-ce pas votre objectif ?

ACCUSÉ RAEDER

Évidemment, mais il s’agissait d’attaquer les navires neutres qui avaient été avertis et avisés de ne pas pénétrer dans certaines zones. La guerre économique, au cours des siècles, a toujours comporté l’attaque des navires neutres aussi bien que des navires ennemis.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Vous ne prétendez pas, devant le Tribunal, que vous conseilliez l’usage des avertissements ? Dites-vous sérieusement au Tribunal que ce paragraphe signifiait que les navires marchands neutres ne devaient être attaqués qu’après avertissement ?

ACCUSÉ RAEDER

Certainement, et c’est ainsi que les choses se passaient. D’ailleurs, nous avons fait cet avertissement aux navires neutres après l’établissement de notre zone de, blocus semblable à la zone de blocus américaine. Nous les avons avertis qu’ils ne pénétreraient pas dans cette zone sans courir les plus grands dangers. Voilà ce que je prétends, et je peux le prouver.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Et moi, je prétends que c’est faux et je vais vous le prouver d’après ce document. Voulez-vous regarder la page...

ACCUSÉ RAEDER

Cet avertissement a été rendu public le 24 novembre.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Veuillez donc vous reporter à la section C de ce document : « Exigences militaires pour la lutte décisive contre la Grande-Bretagne.

Notre stratégie navale devra utiliser au maximum tous les moyens de combat à notre disposition. Le succès militaire peut être attendu avec pleine confiance si nous attaquons avec la rigueur la plus impitoyable les communications maritimes britanniques partout où l’on peut les atteindre. Le but final de ces attaques est d’interdire toutes les importations et exportations de la Grande-Bretagne. Nous devons essayer de ménager les intérêts des neutres dans la mesure où cela n’est pas contraire aux nécessités militaires. Il est désirable d’adopter les mesures militaires conformes au Droit international en vigueur ; cependant, les mesures qui sont jugées nécessaires du point de vue militaire pourvu que l’on puisse en attendre un succès décisif, devront être mises à exécution même si elles ne sont pas prévues par le Droit international en vigueur. »

Était-ce donc là le point de vue que vous faisiez valoir auprès du ministère des Affaires étrangères et du Führer : se conformer autant que possible au Droit international, mais si ce Droit international s’oppose aux mesures militaires nécessaires pour atteindre le succès, le jeter par-dessus bord. N’était-ce pas là votre point de vue ?

ACCUSÉ RAEDER

Non, cette interprétation est inexacte.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Dans ces conditions, veuillez expliquer ces mots. Expliquez-les : « Nous devons essayer de ménager les intérêts des neutres dans la mesure où cela n’est pas contraire aux nécessités militaires... Cependant, les mesures qui sont jugées nécessaires du point de vue militaire pourvu que l’on puisse en attendre un succès décisif, devront être mises à exécution même si elles ne sont pas prévues par le Droit international en vigueur ». Qu’entendiez-vous par là, sinon jeter par-dessus bord le Droit international en vigueur ?

ACCUSÉ RAEDER

Il est dit : « Si le Droit de la guerre en vigueur ne peut pas être appliqué ». Il était généralement reconnu que le Droit international n’était pas encore adapté à la guerre sous-marine telle qu’elle était menée, ainsi d’ailleurs qu’à la guerre aérienne de l’époque. Et c’est pourquoi il est dit : « En principe, par conséquent, tout moyen de guerre efficace pour briser la résistance ennemie doit être basé sur un concept juridique, même si cela doit entraîner la création d’une nouvelle législation maritime », c’est-à-dire un nouveau code de la guerre navale tenant compte de l’évolution des événements.

Au cours de la guerre, une nouvelle législation de la guerre navale s’est créée avec les neutres eux-mêmes. Par exemple, la conférence panaméricaine de la sécurité a établi une zone de sécurité de 300 milles marins le long de la côte américaine, interdisant ainsi une immense étendue au commerce d’outre-mer. De même, les États-Unis fixèrent une zone de combat autour des Iles Britanniques qui n’eut pas du tout notre agrément et, le 4 novembre 1939, les États-Unis eux-mêmes ont déclaré cette zone extrêmement dangereuse pour les navires neutres qui s’y aventureraient, et ont interdit à leurs propres navires et à leurs propres citoyens d’y pénétrer.

Là-dessus, nous avons procédé de la même façon que les États-Unis, en demandant aux neutres de se conformer à ces instructions pour ne pas subir de dommages. Il n’y eut plus alors pour naviguer vers la Grande-Bretagne que les navires neutres qui faisaient de la contrebande et en tiraient de gros profits, ou bien ceux que les Britanniques forçaient à traverser cette zone pour gagner leurs ports de contrôle et qui s’exposaient ainsi volontairement à ces dangers. Bien entendu, ils avaient toute liberté d’interrompre leur activité.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Dites-moi maintenant les changements qui s’étaient produits dans le développement de l’aviation et des sous-marins depuis le moment où l’Allemagne avait signé le protocole relatif à la guerre sous-marine de 1936 jusqu’au commencement de la guerre ? Vous dites que le Droit international devait s’adapter aux changements survenus dans le domaine des armes de guerre. Quels changements sont intervenus entre 1936 et 1939 ?

ACCUSÉ RAEDER

Voici les changements survenus. En 1936, nous avons signé le protocole relatif aux sous-marins, parce que nous pensions qu’il ne s’agissait que d’opérations pacifiques...

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Vous ne répondez pas à ma question ; elle est parfaitement claire. La voici : quels changements étaient intervenus pour les armes de guerre, dans l’aviation ou dans les sous-marins, entre 1936 et 1939 ? Vous êtes un officier de Marine qui a cinquante ans d’expérience, n’est-ce pas ? Indiquez-moi alors les changements qui s’étaient produits.

ACCUSÉ RAEDER

Il s’est avéré que, du fait de l’aviation, le sous-marin ne pouvait plus se permettre de faire surface pour reconnaître les navires ennemis, ni les bâtiments de la Marine marchande, en particulier à proximité des côtes ennemies où les sous-marins exerçaient principalement leur activité. Il n’y avait eu absolument aucune stipulation relative aux avions.

LE PRÉSIDENT

Accusé, ceci ne constitue pas une réponse à la question. La question qui vous était posée était celle-ci : quels changements s’étaient produits dans le domaine des armes de guerre, avions ou sous-marins ?

ACCUSÉ RAEDER

Mais, Monsieur le Président, ces changements se sont produits dans le domaine de l’aviation. En raison de l’efficacité croissante des avions et de leur utilisation de plus en plus large dans la guerre sur mer, il devint impossible à un sous-marin de procéder au contrôle d’un navire marchand sans que l’aviation adverse ne fût alertée. Ce danger devint de plus en plus redoutable, si bien que l’on dut bientôt leur interdire les manœuvres dé sauvetage par crainte de l’aviation ennemie, et la conduite de la guerre sous-marine fut totalement bouleversée de cette façon.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Est-ce là le seul changement que vous puissiez invoquer à l’appui de vos déclarations proclamant que le Droit international devait être jeté par-dessus bord chaque fois qu’il n’était pas compatible avec les nécessités militaires ? Est-ce le seul changement, le développement de la puissance de l’aviation entre 1936 et 1939 ?

ACCUSÉ RAEDER

J’ai déjà dit une fois que le Droit international ne devait pas être jeté par la fenêtre, mais devait être limité et modifié. C’est d’ailleurs ce que d’autres ont fait également.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Veuillez voir le paragraphe suivant. Vous dites qu’il faut avoir des égards pour les neutres. Dans le paragraphe qui suit le passage que je viens de citer, vous dites :

« En principe, par conséquent, tout moyen de guerre efficace pour briser la résistance ennemie doit être basé sur un concept juridique, même si cela doit entraîner la création d’une nouvelle législation maritime.

L’État-Major naval suprême, après avoir envisagé les conséquences politiques, militaires et économiques dans le cadre de la conduite générale de la guerre, devra décider des mesures de nature militaire qui doivent être prises, et de notre attitude par rapport aux usages de la guerre. La décision une fois prise de conduire la guerre économique avec une rigueur impitoyable pour répondre aux nécessités militaires, on doit se conformer à cette décision en toutes circonstances. Sous aucun prétexte, cette décision de conduire la guerre économique avec une rigueur impitoyable ne devra plus, Une fois adoptée, être abandonnée ou atténuée en raison d’une pression politique des Puissances neutres, comme cela s’est produit à notre détriment au cours de la première guerre mondiale. Toute protestation des Puissances neutres doit être rejetée. Même les menaces d’autres pays, en particulier des États-Unis, d’intervenir dans la guerre, menaces auxquelles l’on doit certainement s’attendre si la guerre dure longtemps, ne doivent pas mener à une atténuation de la rigueur de cette guerre économique, une fois que nous y serons engagés. Plus cette guerre économique sera menée impitoyablement, plus on en verra promptement les résultats et plus tôt arrivera la fin de la guerre. »

ACCUSÉ RAEDER

Oui.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Approuvez-vous, à l’heure actuelle, cette proposition ainsi que le point de vue exposé dans le passage que je viens de vous lire ?

ACCUSÉ RAEDER

Il doit être compris dans un sens tout à fait différent de celui que vous essayez de lui donner.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Tout à fait différent de ce qui est écrit...

ACCUSÉ RAEDER

Non, pas de ce qui est écrit. Voilà de quoi il est question. Nous nous étions aperçus, au cours de la première guerre mondiale de ceci : un ordre de renforcer les mesures de guerre n’était pas plus tôt donné et diffusé, un neutre n’avait pas plus tôt levé le doigt pour protester, que ces mesures étaient immédiatement rapportées, en particulier si les États-Unis étaient engagés dans l’affaire. Dans ce passage, je dis qu’il faut à tout prix éviter de rapporter toujours les mesures prises, et je préviens que nous devons soigneusement examiner les mesures que nous devons prendre. Voilà le motif des discussions entreprises avec le ministère des Affaires étrangères et autres : éviter de voir les mesures rapportées par la suite, ce qui entraînait une grande perte de prestige et d’efficacité.

Voilà donc le motif. Les Anglais reçurent, eux aussi, de nombreuses protestations et, dans la plupart des cas, ne répondirent même pas. Je peux citer ici le document C-170 (USA-136), qui donne toute une énumération. Au numéro 14 il est dit : « Note violente soviétique contre le blocus anglais en date du 20 octobre 1939 » et, au numéro 17, il est dit : « Le 31 octobre, discours politique de Molotov ».

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je vous demande simplement si cela constituait une procédure normale ?

ACCUSÉ RAEDER

Je dois donner une explication à ce sujet et c’est ce que j’allais faire. De violentes attaques contre le blocus britannique, contraire au Droit international, ont été lancées par M. Molotov. Là aussi, les protestations ont été rejetées. Mais je voulais empêcher des protestations et tout ce document montre que toutes nos discussions avaient pour but de prendre des mesures de telle sorte que l’on ne pût pas protester à leur sujet et qu’elles fussent toujours justifiées au point de vue juridique.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Voulez-vous me dire, accusé, comment cela pouvait empêcher des protestations que de suggérer dans ce passage d’employer les mesures les plus impitoyables et d’écarter toutes les protestations faites par les neutres ? Comment cela pouvait-il prévenir les protestations ?

ACCUSÉ RAEDER

Ces mesures devaient être prises de telle sorte que les protestations fussent impossibles. Si je dis aux neutres : « Cette zone est dangereuse dans tous les cas » et que, néanmoins, ces neutres y pénètrent afin de gagner de l’argent ou parce que les Anglais les y contraignent, je ne peux admettre de protestation. Ils agissent pour des mobiles égoïstes et ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes s’ils meurent. Je dois ajouter également...

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

C’est vrai. S’ils meurent, ils payent vraiment. C’est bien ainsi que les choses se passaient, n’est-ce pas ?

ACCUSÉ RAEDER

Ils touchaient de fortes primes pour s’exposer à ce risque et ils étaient libres d’accepter de le courir.

LE PRÉSIDENT

Sir David, nous pourrions peut-être suspendre pendant dix minutes.

(L’audience est suspendue.)
LE PRÉSIDENT

En avez-vous encore pour longtemps, Sir David ?

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Environ une demi-heure, Monsieur le Président. (A l’accusé.) Accusé, dans ce document, l’État-Major de la Marine propose ce qu’il appelle le « siège » de l’Angleterre, c’est-à-dire que tous les navires pénétrant dans une zone très vaste autour de l’Angleterre soient coulés sans avertissement.

Vous n’avez pas entendu ! Je m’excuse. Dans ce document l’État-Major de la Marine propose ce que l’on appelle le « siège » de l’Angleterre. Cela se trouve aux pages 10 à 13. Il s’agit de couler tous les navires de commerce, y compris les neutres et les cargos-citernes pénétrant dans une certaine zone autour de l’Angleterre. N’est-ce pas vrai ?

ACCUSÉ RAEDER

Non, ce n’est pas vrai. Le commandement de la Marine ne le préconise nullement, mais examine l’idée d’un siège après l’examen et le rejet de celle d’un blocus. Il en vient également à conclure que l’idée d’un siège n’ayant pas jusqu’à maintenant été admise en Droit international, on ne peut entreprendre une telle opération ; et il tire les conclusions de cet examen en donnant à la dernière page, à l’avant-dernière pour être plus exact, ce que nous pouvons considérer comme la résolution finale, qui est celle-ci : seules, peuvent être considérées comme admissibles les mesures mises précédemment en pratique par les Britanniques. Au cours de cet examen de la question du blocus, les dommages qui pourraient en résulter pour les neutres, restent au premier plan des préoccupations. L’idée d’un siège est basée sur le fait que le Premier ministre Chamberlain avait dit, le 26 septembre, qu’il n’y avait aucune différence entre un blocus par mer et un siège sur terre, et que le chef responsable d’un siège sur terre s’efforce d’empêcher par tous les moyens l’entrée de quoi que ce soit dans la forteresse assiégée. De même, la presse française avait déclaré que l’Allemagne se trouvait dans la situation d’une forteresse assiégée.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je prétends que vous préconisiez un siège, mais que vous ne teniez pas à ce qu’il y eût une zone de siège déclarée. Voyez le paragraphe 2 des conclusions ; je transmettrai ensuite le document au Tribunal. Dans ce paragraphe 2 des conclusions, vous dites :

« Les nécessités militaires exigent à l’avenir une rigueur impitoyable dans la conduite de la guerre économique. Un siège par mer — forme la plus rigoureuse de la guerre économique — conviendra parfaitement. Il sera inutile d’annoncer officiellement l’état de siège, tel qu’il a été décrit sur le papier. Une déclaration semblable pourrait avoir des conséquences sur le plan militaire et au point de vue du Droit international, même si l’on ne fixe pas une zone interdite. Il semble tout à fait possible, à l’heure actuelle, ainsi qu’il est expliqué dans ce mémorandum, de prendre des mesures militaires représentant la forme la plus rigoureuse de la guerre économique et d’obtenir le maximum de résultats possible pour le moment dans l’interruption du trafic de l’ennemi » — voici maintenant les derniers mots — « sans que l’État-Major naval ne se considère tenu de respecter dans tous les cas des formes spéciales ni des zones bien déterminées. »

Voilà la fin de vos conclusions : mener un siège et tâcher d’en obtenir la plus grande efficacité, sans déclarer les zones dans lesquelles il sera mené. N’est-ce pas cela ?

ACCUSÉ RAEDER

Non, ce n’est pas là la conclusion. La conclusion est que nous ne pouvons pas mener un siège et que c’est aux chefs politiques de l’État de prendre une décision. Les chefs politiques n’ont jamais préconisé l’établissement d’un siège et l’on peut voir très nettement dans ce mémorandum ce qui était préconisé dans l’état actuel des choses et comment ont été prises progressivement des mesures plus rigoureuses.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Nous ne devons pas perdre de temps à argumenter sur ce sujet ; je voudrais vous faire préciser...

ACCUSÉ RAEDER

Mais...

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Laissez-moi finir. Je prétends — et j’en resterai là — que vous avez rejeté l’idée d’un siège officiel, mais que vous avez réclamé le droit de couler à vue, sans avertissement, tous les navires neutres partout ou l’État-Major naval le jugerait bon.

Maintenant, je voudrais passer à un autre sujet, car le temps presse.

ACCUSÉ RAEDER

Cela ne constitue néanmoins pas du tout un siège. C’était des instructions données contre les navires neutres qui ne tenaient aucun compte de nos avertissements et continuaient à pénétrer dans les eaux proches de la Grande-Bretagne pour l’aider dans la guerre économique qu’elle conduisait avec une excessive rigueur contre nous. C’était une mesure de légitime défense.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je prétends que ce document est suffisamment explicite. Maintenant que j’ai attiré sur lui l’attention du Tribunal, je passe à un autre point. Vous avez fait certaines allusions, en répondant ce matin au Dr Horn, relatives à la conduite des navires américains durant l’été 1941. En avril 1941, vous insistiez pour que les Forces navales allemandes opérassent librement jusqu’à une distance de trois milles de la côte américaine alors que les Américains préconisaient une zone de sécurité de trois cents milles ; n’est-ce pas vrai ? Pour éviter une perte de temps, je vais vous communiquer le document D-849 (GB-472). (Le document est transmis à l’accusé.)

Il dit que, n’ayant pu prendre contact avec l’accusé von Ribben-trop, vous avez demandé au baron von Weizsäcker d’obtenir une décision sur ces points :

« 1. Autorisation pour les Forces navales allemandes d’opérer librement dans la partie occidentale de l’Océan Atlantique jusqu’à la limite internationale des trois milles.

2. Suppression du régime de faveur dont ont bénéficié de notre part les navires marchands américains au cours de cette guerre navale. »

Je vous transmets maintenant le document 850 que je dépose sous le numéro GB-473. La proposition que vous aviez faite en avril fut rejetée par Hitler en juin. C’est un mémorandum émanant de Ritter, du ministère des Affaires étrangères, et rédigé en ces termes :

« Le général Jodl m’informe qu’au sujet du récent rapport du Grand-Amiral Raeder au Führer, les ordres à transmettre aux Forces navales sous la forme préconisée par Raeder dans son interview, ont été rapportés jusqu’à nouvel ordre.

De même, l’autorisation d’attaquer les navires marchands des États-Unis dans le cadre de l’ordonnance des prises n’a pas été accordée. »

Votre proposition impliquait l’abandon de la politique en vigueur et l’attaque jusqu’à la limite des trois milles. Je voudrais maintenant que vous nous parliez d’un autre sujet...

ACCUSÉ RAEDER

Non. Me permettrez-vous de donner une explication relative au dernier document ? J’aimerais pouvoir parler sur un sujet, même lorsque vous ne m’interrogez pas sur lui. Ce n’est pas exact.

A cette époque, en mars 1941, le 1er avril et plus tard encore au cours de cette année 1941, les États-Unis prirent un grand nombre de mesures plus rigoureuses que j’ai énumérées ce matin, en me reportant au document que j’avais alors sous les yeux. Aussi, était-il naturel qu’agissant pour le compte de l’État-Major naval, qui était tenu de mener le plus efficacement possible la guerre sur mer, je dusse insister pour que, même à l’égard des États-Unis, fussent prises des mesures autorisées par la loi internationale et que nous entendions ne mettre que progressivement à exécution. Ces mesures comprenaient : premièrement, ne plus respecter désormais la limite des trois cents milles mais aller jusqu’à celle des trois milles, limite jusqu’à laquelle la loi internationale nous permettait d’attaquer. C’est-à-dire que ces mesures n’étaient pas contraires à la loi internationale, mais que nous faisions cesser le régime de faveur consenti jusque là aux États-Unis. Et, deuxièmement, suppression du régime de faveur...

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

C’est bien ce que j’ai affirmé. Il n’y a pas de contestation entre nous, à ce sujet. J’ai tenu seulement à fixer ce point.

ACCUSÉ RAEDER

Oui... non...

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Bon. Je voudrais maintenant que vous en veniez...

ACCUSÉ RAEDER

Je tenais à dire que, au cours de la déposition du Grand-Amiral Dönitz, le Ministère Public a déclaré que nous n’aurions pas dû appliquer un régime de faveur à certains neutres et pas aux autres : nous aurions dû les traiter tous de la même façon ; cela revient à dire que nous aurions dû les couler tous, que nous le désirions ou pas. Il est évident que nous n’étions nullement tenus d’agir ainsi. En second lieu, il est évident qu’une suggestion de ma part, amplement justifiée du point de vue de l’État-Major de la Marine, était rejetée par le Führer si, en considération de la situation politique, il jugeait qu’il ne désirait pas pour le moment adopter une attitude plus rigoureuse à l’égard des États-Unis.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je voudrais maintenant que vous répondiez sur un tout autre sujet. Prétendez-vous n’avoir rien su de l’extermination des Juifs dans les territoires de l’Est ? (Pas de réponse.) Prétendez-vous n’avoir rien su de l’extermination des Juifs dans les territoires de l’Est ?

ACCUSÉ RAEDER

J’affirme sous la foi du serment que je n’en ai pas eu la moindre connaissance. Je dois ajouter, en guise d’explication, que Hitler n’aurait, en aucune circonstance, parlé de ces choses à un homme comme moi, dont il connaissait l’opinion ; il aurait craint tout particulièrement de s’attirer de graves objections de ma part.

J’ai expliqué l’autre jour pourquoi j’ai employé le mot « Juifs » dans mon discours d’anniversaire. A mon avis, j’étais obligé d’agir ainsi. Mais cela n’avait rien à voir avec l’extermination des Juifs. Sur la question juive, j’ai seulement appris...

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Bon...

ACCUSÉ RAEDER

Je n’ai entendu parler de la question juive qu’au moment où des Juifs que je connaissais, en particulier des amis de mes vieux parents, sont venus me dire que l’on allait les évacuer de Berlin. Je suis alors intervenu en leur faveur ; voilà tout ce que j’ai su. A mes questions, on a répondu qu’ils allaient être évacués dans les villes où existaient des ghettos. J’ai toujours cru qu’un ghetto était, dans une ville, un quartier où des Juifs vivaient ensemble, de façon à ce qu’ils ne puissent se mélanger avec le reste de la population.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je vous ai demandé simplement : étiez-vous au courant ou ne l’étiez-vous pas et vous aviez à répondre par « oui » ou par « non ». Je voudrais maintenant que vous répondiez...

ACCUSÉ RAEDER

Oui, mais tellement de questions ont été posées à ce sujet et tellement de personnes questionnées sur ce point, ayant des situations semblables à la mienne et les mêmes opinions, puisqu’elles ont répondu qu’elles n’étaient au courant de rien, que j’aimerais expliquer une fois pour toutes que l’on n’entendait pas parler de ces choses-là, parce que les civils ne nous en parlaient pas par crainte d’objections de notre part. Le Führer n’en parlait pas. Et je n’eus aucun contact avec Himmler, ni avec aucun autre agent de la Gestapo. Je n’ai rien su à ce sujet.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Bon. Maintenant, je voudrais simplement que vous disiez au Tribunal quelle était l’organisation hiérarchique sur les côtes de la mer Baltique ? Est-il exact qu’il y avait le Haut Commandement de la Marine, un chef pour le secteur de la Baltique à Reval et, au-dessous de lui, un état-major à Libau ; est-ce exact ? Quelle était la hiérarchie du commandement ?

ACCUSÉ RAEDER

Je n’ai pas compris.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

La hiérarchie du commandement naval pour la côte de la Baltique était-elle : Kiel, le chef de la Baltique à Reval et, sous ses ordres, un état-major à Libau ?

ACCUSÉ RAEDER

Je le crois, mais cela dépendait. S’il s’agissait d’opérations, c’était l’affaire du commandant du groupe naval Est ou de celui du groupe Nord. S’il s’agissait des questions d’organisation, c’était l’affaire du Commandement en chef de la mer Baltique.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Bon. En tout cas, vous avez installé un commandement de la Marine à Libau, n’est-ce pas ?

ACCUSÉ RAEDER

C’est exact.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Bon. Maintenant, je voudrais que vous jetiez un coup d’œil sur le document n° D-841, qui est une déposition sous serment d’un agent de la Marine de Libau. Monsieur le Président, ce document prendra le numéro GB-474. Il est ainsi rédigé :

« Déposition sous serment de Walter Kurt Dittmann ». Voilà ce que dit le témoin :

« J’étais inspecteur de l’administration de la Marine et j’étais responsable du centre d’habillement de la Marine de Libau, en Lettonie. J’ai occupé ce poste depuis le début d’août 1941 jusqu’à la fin de mars 1942. La population juive de Libau était, à cette époque, en gros, de 7.000 personnes. Jusqu’à la fin de mars 1942, plusieurs milliers d’entre elles avaient été « évacuées » par la Gestapo et la Police lettonne. « Evacuées » était l’expression consacrée dans ces régions, pour parler de l’anéantissement de ces personnes. Tous les Juifs étaient immatriculés ; quand un nouveau contingent devait être « évacué », les choses se passaient de la façon suivante : la Police lettonne faisait sortir les Juifs de leurs maisons, les mettait dans des camions et les conduisait au port de guerre, à environ six ou sept kilomètres en dehors de la ville. Plus tard, ces personnes ont dû s’y rendre à pied : elles n’étaient plus transportées en camion. Dans le port de guerre, elles étaient exécutées à la mitrailleuse. C’étaient la Gestapo et la Police lettonne qui opéraient. La Police, naturellement, obéissait à la Gestapo allemande.

« Je n’ai pas assisté personnellement à ces faits, mais des camarades me les ont racontés ; un certain nombre de Juifs avaient, avant leur exécution, travaillé pour la Marine. Environ 80 à 100 personnes travaillaient chaque jour au centre d’habillement. Environ 100 à 150 par jour travaillaient à la « Standortverwaltung ». Environ 150 personnes par jour travaillaient dans les chantiers navals de la « Standort ». Grâce à ces contacts et à des visites personnelles dans des maisons de Juifs, j’ai pu me rendre compte des faits terrifiants qui se déroulèrent durant des mois à Libau. J’ai fait une démarche personnelle auprès de mon supérieur, le Festungsintendant, Dr Lancelle, et j’étais déjà allé auparavant voir un autre de mes supérieurs, l’officier chargé de l’administration de l’hôpital qui répondait au nom de Müller ; tous les deux faisaient partie de l’administration de la Marine. Je leur ai signalé les abus que je viens de décrire ; ils me répondirent qu’ils ne pouvaient rien y faire et qu’il était préférable de fermer les yeux. Le Marineverwaltungsassistent, Kurt Traunecker, avait accompagné un convoi d’habillement de Kiel à Libau ; il demeura quelques semaines à Libau et me fit part de sa réprobation devant les conditions dans lesquelles se déroulait cette extermination des Juifs. Puis il retourna au centre d’habillement de Kiel et y exprima également sa réprobation : il fut convoqué à la direction de l’intendance de la Marine. J’ignore quelle fut la personne qu’il y vît ; mais on lui fit comprendre que ces faits n’étaient pas vrais et qu’en conséquence il ne devait plus en parler, sous peine de s’attirer de très graves ennuis.

« Je dois admettre personnellement que les services supérieurs de la Marine, à Kiel et en d’autres lieux d’Allemagne, étaient au courant de ces terribles événements. »

Soutiendrez-vous, accusé, alors que vos formations stationnaient à demeure sur la côte Est de la Baltique tandis que ces événements se produisaient, soutiendrez-vous que personne ne vous a rapporté que l’on massacrait les Juifs par milliers dans ces territoires de l’Est ? Le soutenez-vous encore ?

ACCUSÉ RAEDER

Oui. Je n’ai rien su de cela.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Que faisait votre état-major, s’il ne vous rendait pas compte de ces choses-là ? Aviez-vous un état-major capable ? Direz-vous que votre état-major était capable ?

ACCUSÉ RAEDER

Cette question n’a rien à voir ici. Je n’avais évidemment que des officiers capables autour de moi. Mais il s’agit ici d’actions qui n’ont pas été accomplies par la Marine. Le document dit constamment qu’il s’agissait de la Police et autres services. Je suis même allé une fois à Libau et l’on m’a dit — c’est la seule chose qui soit en rapport avec ce sujet — que les Juifs à Libau, à rencontre de leur comportement habituel, étaient ici des travailleurs manuels qui accomplissaient un travail utile. C’est là la seule chose que j’aie entendu dire à leur sujet. Quant à leur extermination...

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Quand êtes-vous allé à Libau ?

ACCUSÉ RAEDER

Je ne peux pas le dire maintenant. C’était ou cours de l’année qui a suivi l’occupation, probablement au début de celle-ci.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Y étiez-vous en 1941 ou en 1942 ?

ACCUSÉ RAEDER

Je viens de dire que je ne me rappelais plus la date exacte. Il faudra que je la recherche...

Il n’est pas dit dans ce document qu’il y a eu le moindre rapport à ce sujet mais seulement que l’on en a parlé manifestement à la direction de la Marine et à l’intendance de la Marine ; mais cette dernière n’avait pas de rapport à me faire. Évidemment, si j’avais entendu parler de ces choses, je serais intervenu.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Le pensez-vous vraiment ? Bon, je vais passer à un autre sujet. Pouvez-vous me parler de l’ordre relatif aux commandos, du 18 octobre 1942. Vous avez reçu cet ordre de Hitler et vous l’avez transmis aux différents services de la Marine, n’est-ce pas ?

ACCUSÉ RAEDER

Oui, je l’ai transmis par l’intermédiaire de l’État-Major de la Marine.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Avez-vous donné votre approbation ?

ACCUSÉ RAEDER

Je n’ai pas donné mon approbation, mais je l’ai transmis. Je peux faire une déclaration si vous voulez savoir ce que j’en pensais.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Ce n’est pas ce que je vous demande. Je vous demande tout d’abord si vous avez approuvé l’ordre de fusiller les hommes des commandos ou de les faire fusiller par le SD. L’avez-vous approuvé ?

ACCUSÉ RAEDER

Je n’ai pas donné mon approbation, mais l’ai reçu tel qu’il avait été rédigé par le Führer et quand il m’est parvenu, je l’ai transmis, ainsi que cela m’était prescrit, avec les mêmes observations sur la façon dont il devait être diffusé et retourné. Toutes ces opérations de transmission étaient décrites en détail dans l’ordre de Hitler. Pour moi, le fait que l’un des premiers paragraphes donnait la raison pour laquelle cet ordre était rédigé et les raisons pour lesquelles Hitler considérait comme justifiée une entorse au Droit international, était décisif. De plus, peu de temps auparavant, je m’étais rendu en France, à Dieppe ; là, j’avais appris qu’au cours de l’opération de commando conduite en France par les Britanniques, les prisonniers — je crois qu’il s’agissait d’hommes du service du travail, employés le long de la côte — avaient été attachés au moyen d’une corde dont une extrémité formait nœud coulant autour du cou, tandis que l’autre extrémité était fixée au bas de leur jambe repliée ; de telle sorte que lorsque la jambe faiblissait, le nœud coulant se serrait et que l’homme étouffait.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Maintenant, pouvez-vous répondre à ma question ? Avez-vous approuvé cet ordre, oui ou non ? Vous n’avez pas encore répondu. Avez-vous approuvé cet ordre ?

ACCUSÉ RAEDER

Je vous ai toujours dit... oui, j’ai... non, je n’ai pas dit... Je l’ai dit déjà deux fois. Je l’ai transmis parce que c’était un ordre de mon Commandant en chef. De plus, l’un des paragraphes stipulait que cet ordre ne s’appliquait pas aux prisonniers capturés à la suite d’une opération navale, ou d’opérations de débarquement de grande envergure ; et nombre de marins, comme moi-même, ont porté leur attention sur ce point parce que ces opérations constituaient l’essentiel de notre activité. Mais je n’ai vu aucune raison de présenter au Führer des objections relatives à cet ordre que je considérais comme justifié de ce fait. Et je tiens à déclarer très nettement qu’en tant que soldat, il ne m’appartenait pas de me rendre auprès du Commandant suprême et du Chef de l’État pour lui dire : « Faites-moi connaître les raisons que vous aviez de donner cet ordre » ; c’eût constitué un acte d’insubordination, admissible sous aucun prétexte.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Vous rappelez-vous un exemple dont il a beaucoup été question dans ce Procès ; vous avez dû y prêter attention ; c’est le cas des marins qui, dans une torpille à deux places, ont essayé de couler le Tirpitz. Vous rappelez-vous ce cas ? Vous pouvez certainement répondre « oui » ou « non », car vous vous en souvenez, ou bien vous ne vous en souvenez pas. Nous en avons peut-être parlé six fois.

ACCUSÉ RAEDER

Oui, je m’en souviens. M’en souvenant, je dirai oui. Je ne pourrai pas du tout prétendre le contraire.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Savez-vous que, du temps où vous étiez Generalinspekteur ou Amiralinspekteur de la Marine allemande, on a créé un commandement des Kleinkampfverbände, sous les ordres du vice-amiral Helmut Heye, qui possédait des torpilles dirigées par un homme, des sous-marins à une place et des canots chargés d’explosifs. L’effectif de ce commando, de 5.000 hommes au début, atteignit, je crois, le chiffre de 16.000 ? Connaissiez-vous l’existence, dans la Marine, de ce commandement des Kleinkampfverbände ? Le connaissiez-vous ?

ACCUSÉ RAEDER

Oui. Je le connaissais et je savais qu’il a opéré tout à fait ouvertement sur la côte française, et plus tard, je crois, également sur la côte Nord.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Si les Alliés avaient fusillé un seul membre de cette unité, qui en comprenait des milliers et qui possédait des torpilles humaines et des canots chargés d’explosifs, l’auriez-vous admis ? L’auriez-vous admis, si nous les avions fusillés purement et simplement ?

ACCUSÉ RAEDER

Je ne peux pas dire ce que j’aurais fait dans, un cas particulier qui ne me concernait plus. Deuxièmement, voici...

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Très bien, si vous ne voulez pas répondre, J’en resterai là. Je ferai en sorte que le Tribunal en tienne compte au moment opportun...

ACCUSÉ RAEDER

Mai vous m’avez encore interrompu. Je voudrais développer le deuxième argument : en second lieu, ces unités combattaient tout à fait ouvertement, à proximité des côtes, n’avaient pas de civils à bord et n’étaient pas pourvues d’engins meurtriers, ni d’instruments de sabotage. C’étaient des combattants exactement comme les combattants d’un sous-marin. Je sais...

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

C’est exactement le point sur lequel j’avais insisté à propos de nos propres commandos. Aussi ne discuterai-je pas plus longtemps.

Je veux passer à une autre question. Le livre de bord du sous-marin qui a coulé l’Athenia a-t-il été falsifié sur vos ordres ? Sur un ordre direct de vous ?

ACCUSÉ RAEDER

Non, pas du tout. J’ai expliqué l’autre jour ici que mon ordre était : premièrement, secret absolu relativement à l’ordre du Führer ; deuxièmement, la conduite à observer sera dictée par l’OKW et, troisièmement, il y avait un troisième point, je vais le retrouver tout de suite... je ne punirai pas le commandant qui, de bonne foi, aura commis une erreur. Voilà ce que j’ai ordonné et rien de plus.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Bien. Savez-vous sur l’ordre de qui le livre de bord a été falsifié. Je suis impatient de le savoir. Le livre de bord a été falsifié. Je l’ai demandé à l’accusé Dönitz. Il ne peut rien me dire. Il a fait par écrit une déposition d’après laquelle cette affaire vous concernait, et maintenant je vous demande si vous pouvez me dire quelque chose. A ma connaissance, le commandant du bâtiment est mort, il ne peut pas parler. Pouvez-vous me dire sur l’ordre de qui le livre de bord du sous-marin U-30, qui coula l’Athenia, a été falsifié ?

ACCUSÉ RAEDER

J’ai déjà dit que je n’avais rien à voir là-dedans, parce que, en fait, je ne m’occupais pas de tels détails. Mes ordres n’étaient pas détaillés à ce point. L’autre jour, je ne sais pas si l’amiral Wagner l’a dit, mais il a été question de l’auteur de cette falsification ; je présume qu’il appartenait au personnel de la flottille.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Au sujet de l’Athenia, répondez seulement à cette question. Vous nous avez dit l’autre jour que vous aviez donné ces ordres et que vous vous en étiez ensuite lavé les mains. Or, environ un mois plus tard...

ACCUSÉ RAEDER

J’ai déjà dit que je n’ai plus eu par la suite à m’occuper de cette affaire, car vous savez...

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Vous n’avez plus eu à vous occuper de cette affaire ! Environ un mois plus tard le ministère de la Propagande prétendit — vous avez dit, je crois, sur l’ordre de Hitler — que l’Athenia avait été coulé par Churchill. N’avez-vous pas eu le sentiment qu’il était de votre devoir, en tant que Grand-Amiral et chef de la Marine allemande, de protester contre cette outrageante et mensongère affirmation suivant laquelle le Premier Lord de l’Amirauté britannique aurait délibérément envoyé à la mort un nombre considérable de sujets britanniques et américains ? N’avez-vous pas pensé qu’il était de votre devoir de faire entendre cette protestation ?

ACCUSÉ RAEDER

Je me suis entretenu avec Hitler à ce sujet, mais cela s’était passé sans que nous le sachions. Je fus extrêmement gêné de voir le Premier Lord de l’Amirauté attaqué de cette manière grossière, on peut le dire ; mais je ne pouvais plus rien changer et Hitler n’admit pas qu’il...

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Ainsi, cela ne vous a pas tracassé. D’après ce que je comprends, vous ne vous êtes pas du tout tracassé...

ACCUSÉ RAEDER

Si, je me suis inquiété à ce sujet et j’ai été indigné ! Ne déformez pas le sens de mes paroles, c’est inutile...

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Votre indignation s’est-elle traduite en actes ? C’est cela que je voudrais savoir.

ACCUSÉ RAEDER

Quelle sorte d’actes ?

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Un acte quelconque.

ACCUSÉ RAEDER

Ah ! Par exemple, que Hitler obtînt un démenti de Goebbels ? Il s’en serait bien gardé, même s’il avait été lui-même l’auteur de cet article.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je voudrais maintenant éclaircir un autre point. Vous n’avez rien fait lorsque vous avez appris que von Blomberg et von Fritsch, qui étaient pour vous de vieux amis, de vieux camarades, avaient été chassés par ces conspirateurs nazis. Vous n’avez rien fait pour protester contre le traitement infligé à von Blomberg et von Fritsch ? Vous n’avez rien fait, n’est-ce pas ?

ACCUSÉ RAEDER

Non ; mais à ce moment-là, je ne savais rien des dessous, comme vous l’avez dit vous-même ce matin. Je les ignorais. Ce n’est que plus tard, lorsque j’ai appris les détails, que j’eus une claire vision de la réalité. Mais à ce moment-là, je ne pouvais vraiment pas croire que de telles méthodes pussent être pratiquées chez nous.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Bon. Je me base, pour vous parler, sur votre propre déclaration faite il y a un an. Je tiens seulement à faire ressortier que la première fois dans votre vie où vous avez élevé une protestation, c’était, je crois, en mars 1945, lorsque vous avez vu sur les mains de votre ami, M. Gessler des marques effectives de torture. A cette époque, les troupes soviétiques avaient franchi l’Oder, et les Alliés le Rhin. C’est alors seulement que, pour la première fois, vous avez protesté et retiré votre insigne d’or du Parti, n’est-ce pas ? Ce fut la première protestation de toute votre carrière dans la Marine, l’Armée et la politique. Cela n’est-il pas vrai ?

ACCUSÉ RAEDER

Pas du tout. Je n’ai pas compris le moins du monde que la fin approchait.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Bon, je vais vous rappeler tout cela. En mars 1945, vous avez retiré votre insigne d’or du Parti après avoir vu sur les mains de votre ami Gessler les marques de ses tortures. Cela n’est-il pas exact ?

ACCUSÉ RAEDER

Lorsque le Dr Gessler après avoir, malgré mes protestations, été détenu plusieurs mois dans un camp de concentration, revint de ce camp et me fit connaître l’état navrant dans lequel il se trouvait, j’appris que, malgré mes protestations lors de son internement dans un camp de concentration et malgré ma demande transmise au Führer par l’intermédiaire de l’amiral Wagner dans laquelle je demandais que le Dr Gessler fut interrogé rapidement afin que, étant innocent de la tentative d’assassinat, il fut promptement relâché, j’appris...

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Bon, je vous demande si c’est bien à ce moment-là que vous avez retiré votre insigne du Parti. Vous pouvez répondre à cette question. Quant aux explications, vous les donnerez ensuite.

ACCUSÉ RAEDER

Oui, mais attendez un instant.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Mais jusqu’à cette date vous n’avez jamais fait auprès de Hitler de protestation, honnis celle, d’un ordre purement militaire, relative à l’invasion de l’Union Soviétique ?

ACCUSÉ RAEDER

J’ai toujours fait des protestations énergiques et cet exemple le prouve. L’officier adjoint, le général Schmundt, m’a dit : « Il serait préférable que vous parliez au Führer en tête-à-tête et que vous lui disiez ouvertement votre opinion ». Ce détail a de l’importance et méritait d’être rapporté. Donc, le Dr Gessler revint du camp de concentration et me dit qu’au cours de son premier interrogatoire — à ce moment-là je n’avais pas encore eu l’occasion d’intervenir — il avait été torturé. C’était la première fois que j’apprenais que quelqu’un avait été torturé en Allemagne. Il y a une lettre du Dr Gessler qui établit que je lui répondis immédiatement : « Je me rends tout de suite auprès du Führer pour lui parler de cela, car je ne peux imaginer qu’il soit au courant de ce fait ». Gessler, en m’accusant réception de ma lettre, me supplia au nom du ciel de ne pas me rendre auprès du Führer, prétextant que cette démarche mettrait sa vie en danger. Je lui dis que je me portais garant qu’il ne lui arriverait rien et que j’allais tenter de joindre le Führer.

Durant toute la période qui suivit, je tentai de joindre le Führer qui ne se trouvait pas à son Quartier Général. Quand j’appris en avril qu’il était à Berlin qui subissait déjà de violentes attaques, je tentai de le joindre chaque jour en appelant l’amiral Voss au téléphone. Puis, ce ne fut plus possible ; quand je l’appris, la première chose que je fis fut de me rendre avec ma femme jusqu’au lac qui se trouvait derrière notre maison ; je brisai mon insigne du Parti et le jetai dans le lac. Je le dis à l’amiral Voss ; malheureusement, je ne pus le dire personnellement au Führer. Tout cela est exposé dans la lettre écrite par le Dr Gessler. Nous aurions aimé le voir venir témoigner en ce lieu, mais son état de santé l’en empêche.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Ce fut votre première protestation.

ACCUSÉ RAEDER

Ce ne fut pas ma première protestation. Ne déformez pas le sens de mes paroles.

LE PRÉSIDENT

Y a-t-il un autre contre-interrogatoire de l’accusé ?

COLONEL POKROVSKY

Le 18 mai 1946, au cours de l’audience du matin, vous avez déclaré au Tribunal que lorsque vous étiez Commandant en chef de la Marine, vous avez fait deux demandes pour résigner ces fonctions. Vous avez tenté pour la première fois de vous retirer en novembre 1938, alors que vous travailliez à rénover la Marine et que Hitler n’était pas satisfait de vos projets, et la seconde fois quand Hitler autorisa, sans votre agrément, son officier d’ordonnance qui appartenait à la Marine, à contracter mariage avec une certaine jeune fille. Cela n’est-il pas exact ?

ACCUSÉ RAEDER

Oui. Mais j’ai formulé d’autres demandes de démission qui n’eurent pas le même retentissement, une fois en 1937 et, je crois aussi, en 1935, pour des raisons de santé. Mais les deux exemples cités sont plus significatifs de l’état des choses.

COLONEL POKROVSKY

J’ai compris que dans le premier de ces deux cas, Hitler réussit en fin de compte à vous persuader de ne pas résigner vos fonctions.

ACCUSÉ RAEDER

Oui.

COLONEL POKROVSKY

En fait, vous n’avez résigné vos fonctions qu’en janvier 1943, n’est-ce pas ?

ACCUSÉ RAEDER

En fait, oui. Mais je dois ajouter que durant la guerre je compris que je ne pouvais pas abandonner la Marine qui se trouvait déjà dans une situation difficile. Je pensais également que je jouissais dans une certaine mesure de la confiance générale et que, par là même, je pouvais me rendre utile.

COLONEL POKROVSKY

Le matin du 18 mai, vous avez dit ici, devant le Tribunal, au sujet de votre démission, qu’il vous a semblé à ce moment-là que Hitler désirait se débarrasser de vous. Est-ce exact ?

ACCUSÉ RAEDER

A ce moment-là, j’eus l’impression, quand il me fit de très sérieux reproches et revint sur ses précédents jugements, qu’il voulait sans doute se débarrasser de moi et que le moment était particulièrement bien choisi pour lui donner ma démission.

COLONEL POKROVKSY

Au sujet de vos successeurs éventuels, vous avez cité quelques noms à Hitler ?

ACCUSÉ RAEDER

Oui.

COLONEL POKROVSKY

Et, parmi eux, l’accusé Dönitz. Avez-vous cité son nom ?

ACCUSÉ RAEDER

Oui, j’ai cité son nom. J’ai donné par écrit en premier lieu le nom de Carls, en second lieu, dans le cas où il désirerait accorder la première importance à la guerre sous-marine, celui de Dönitz qui représentait la plus haute autorité dans ce domaine.

COLONEL POKROVSKY

Ne vous semble-t-il pas, après ce que vous venez de dire, que votre réponse au Dr Laternser le 18 mai, dans laquelle vous avez prétexté que vous étiez dans l’impossibilité complète de démissionner de l’État-Major, n’était pas du tout exacte ? Il vous était possible de démissionner, n’est-ce pas ?

ACCUSÉ RAEDER

Oui, mais il y avait deux conditions préalables. La première était que Hitler lui-même ne tenait plus à moi et que par conséquent, ce n’était pas un acte d’insubordination que de quitter mon poste pour une raison ou pour une autre. En second lieu, comme je le soulignais dans cette conversation, il était possible que le changement se déroulât pacifiquement et que la Marine n’eût pas à en souffrir. Si j’avais abandonné à la suite d’un conflit, cela aurait eu un effet désastreux pour la Marine, car on aurait pu y voir un différend entre la Marine et Hitler et à ce moment critique de la guerre je tenais particulièrement à ce que l’unité fût préservée.

COLONEL POKROVSKY

Je voudrais que vous compreniez bien ma question.

ACCUSÉ RAEDER

Oui, je la comprends.

COLONEL POKROVSKY

Je ne vous demande pas les conditions préalables nécessaires pour que vous acceptiez de donner votre démission. Je vous pose une question de principe : votre démission était-elle possible, oui ou non ? En fin de compte, vous avez démissionné de votre poste de Commandant en chef de la Marine.

ACCUSÉ RAEDER

Oui, mais il y avait quinze ans que j’occupais ce poste et j’avais le droit de dire à Hitler : « Si vraiment vous portez sur moi un tel jugement, cela n’a aucun sens de me conserver comme collaborateur ». L’occasion était favorable pour demander à être relevé de mes fonctions ; mais il m’était impossible d’abandonner ma tâche en donnant un exemple d’insubordination. Cela devait être évité à tout prix, je ne l’aurais jamais fait, j’avais trop l’esprit militaire pour cela.

COLONEL POKROVSKY

J’ai entendu ce que je voulais savoir. Passons maintenant à la question suivante : vous prétendez que vous vous êtes toujours efforcé de maintenir des relations normales avec l’Union Soviétique, n’est-ce pas ?

ACCUSÉ RAEDER

Je m’excuse, je n’ai pu comprendre ce que vous venez de dire.

COLONEL POKROVSKY

Vous prétendez qu’au cours de votre activité vous vous êtes toujours efforcé de rendre tout à fait normales les relations entre l’Allemagne et l’Union Soviétique ; est-ce exact ?

ACCUSÉ RAEDER

J’ai toujours été un partisan de la politique de Bismarck, pour une entente avec la Russie.

COLONEL POKROVSKY

Si j’ai bien compris votre déposition d’avant-hier et celle de vendredi, dès 1940 vous avez su que Hitler avait l’intention d’attaquer l’Union Soviétique ?

ACCUSÉ RAEDER

En septembre 1940, pour la première fois j’ai entendu des paroles de Hitler lui-même, laissant à entendre qu’il pensait à une guerre avec la Russie dans certaines circonstances données. Dans sa directive, il cita lui-même, l’une de ces conditions préalables, l’une de ces circonstances. Il ne me dit pas alors qu’il désirait entreprendre une guerre, quelles que fussent les circonstances, mais que nous devions nous préparer, comme il est dit au paragraphe 1, avant l’écrasement de l’Angleterre, à lutter peut-être contre la Russie. Et, dès le mois de septembre, je commençai à lui présenter des objections à ce sujet.

COLONEL POKROVSKY

N’y eut-il pas là l’occasion d’un incident lorsque vous avez prétendu que les explications fournies par les organes ou les organismes officiels du Gouvernement pour attaquer l’Union Soviétique vous donnaient, ainsi qu’à d’autres, l’impression qu’il s’agissait d’une propagande délibérée dont les effets étaient tout à fait négatifs ? Vous souvenez-vous de cela ?

ACCUSÉ RAEDER

La propagande faite par Hitler donnait l’impression... Je n’ai pas très bien saisi...

COLONEL POKROVSKY

Je crois que vous avez exprimé dans un écrit l’opinion que les raisons fournies au peuple allemand par l’OKW et le ministère des Affaires étrangères pour justifier l’attaque de l’Union Soviétique, donnaient l’impression d’une propagande délibérée dont les effets étaient négatifs. Ne vous rappelez-vous pas cela ?

ACCUSÉ RAEDER

Ah ! Vous voulez parler des messages radiophoniques émanant du ministère des Affaires étrangères au moment du déclenchement de la guerre ! Oui, c’était la propagande de Hitler destinée à faire comprendre au peuple allemand la raison de cette guerre. C’est exact. Quant à la rupture du Pacte...

COLONEL POKROVSKY

Je voudrais que vous jetiez un coup d’œil sur un document. Il est écrit par vous et je voudrais que vous nous disiez si ce document se rapporte au sujet de ma question.

ACCUSÉ RAEDER

Où se trouve-t-il ?

COLONEL POKROVSKY

« Les publications... »

ACCUSÉ RAEDER

« Les publications... » Puis-je le lire ? « Les publications de propagande politique et militaire communiquées au début de la guerre par le ministère des Affaires étrangères et l’OKW, pour justifier la rupture du Pacte en raison des manquements de l’Union Soviétique, ont trouvé très peu de créance auprès du peuple et dans la Wehrmacht. Elles montraient trop manifestement leur caractère de propagande orientée et avaient un effet négatif » (URSS-460). Je sais qu’à cette époque Hitler élabora ces documents avec la collaboration de Goebbels.

COLONEL POKROVKSY

A ce sujet, j’ai encore une question à vous poser. Dois-je comprendre que votre divergence d’opinions avec Hitler sur la politique étrangère et, en particulier, sur les guerres d’agression, avait moins d’importance que votre divergence d’opinions relative au mariage d’un officier de Marine avec une certaine jeune fille ? M’avez-vous compris ?

ACCUSÉ RAEDER

Non, ces divergences se trouvaient sur deux plans tout à fait différents. Il s’agissait là de questions militaires dont le règlement incombait au Führer. J’insistai certes également sur le problème moral que posait le respect du Pacte, mais je n’adressai aucun ultimatum écrit, parce que cela n’était pas une question militaire. Ce n’était pas à moi de décider, mais à lui, tandis que dans le cas d’Albrecht, la décision m’appartenait : celle de dire oui ou non et de ne pas signer ce que l’on voulait me faire signer.

COLONEL POKROVSKY

Vous dites qu’il s’agissait d’une question morale ; ne vous semble-t-il pas qu’une attaque délibérée d’un pays avec lequel l’Allemagne avait un pacte de non-agression pose un certain problème moral ?

ACCUSÉ RAEDER

Évidemment, c’est ce que je viens de dire moi-même ; dans ce cas-là aussi j’ai insisté sur le problème moral. Néanmoins, je n’étais pas à un poste, à la tête de la Marine, dont j’aurais pu menacer de démissionner en un tel moment. J’avais trop l’esprit militaire pour le faire et quitter la Marine en un moment pareil.

COLONEL POKROVSKY

En réponse aux questions de votre avocat, vous avez dit ici même que votre discours du 12 mars 1939 — il se trouve, Monsieur le Président, à la page 139 du texte russe du livre de documents Raeder — ce discours dans lequel vous faisiez l’éloge de Hitler et de sa politique, ne reflétait pas votre véritable opinion. Est-ce exact, oui ou non ?

ACCUSÉ RAEDER

Non, ce n’est pas exact. J’ai dit que nous avions pu nous rendre compte que les communistes et les Juifs, de 1917 à 1920, avaient considérablement sapé notre puissance de résistance et que, pour cette raison, on pouvait comprendre qu’un gouvernement national-socialiste prit un certain nombre de mesures à rencontre des uns et des autres afin de restreindre leur influence qui était excessive. Tel était le sens de mes déclarations, et je ne fis pas la moindre allusion à d’autres mesures éventuelles.

COLONEL POKROVSKY

Bref, vous dites maintenant que lorsque vous avez prononcé ce discours, le 12 mars 1939, il correspondait parfaitement à vos vues et à vos idées. Est-ce exact ?

ACCUSÉ RAEDER

Oui, il en était ainsi, sinon je ne l’aurais pas prononcé. Il correspondait à mes idées dans la mesure où je reconnaissais que le Gouvernement national-socialiste devait, jusqu’à un certain point, restreindre cette influence que l’on considérait en général comme excessive et, comme je le disais hier, le Gouvernement national-socialiste avait publié les lois de Nuremberg, que je n’approuvais pas du tout dans ce qu’elles avaient d’excessif. Mais étant donné les dispositions du Gouvernement, il ne m’était pas possible, dans un discours public que je faisais sur l’ordre de ce Gouvernement, d’exprimer mes opinions personnelles qui étaient différentes. Il fallait tenir compte de ce fait dans ce discours adressé à la nation.

LE PRÉSIDENT

Serez-vous à même de terminer dans quelques instants ? Il est cinq heures cinq.

COLONEL POKROVSKY

Je pense, Monsieur le Président, que dix minutes me suffiront. Je n’ai plus que trois ou quatre questions à poser.

LE PRÉSIDENT

Très bien.

COLONEL POKROVSKY (A l’accusé)

Afin d’éviter une perte de temps, je ne vais pas discuter avec vous sur les motifs qui vous ont poussé à prononcer ce discours. Il était important pour moi que vous confirmiez vos paroles, c’est-à-dire que vous reconnaissiez que ce discours correspondait à vos vues et à vos idées. Je vais maintenant passer à la question suivante.

Le 29 septembre 1941, votre chef d’État-Major, l’amiral Fricke — est-ce que je prononce correctement son nom ? Est-ce Fricke ou Fricker ?

ACCUSÉ RAEDER

Fricke, oui, chef de l’État-Major des opérations navales.

COLONEL POKROVSKY

L’amiral Fricke a publié une directive relative au sort futur de Léningrad. Connaissez-vous le document auquel je fais allusion, ou bien faut-il vous montrer ce document ?

ACCUSÉ RAEDER

Non, je connais très bien ce document.

COLONEL POKROVSKY

Cette directive fut-elle publiée avec votre consentement ?

ACCUSÉ RAEDER

Je n’ai pas donné d’ordre particulier à son sujet, car il n’était pas nécessaire de me le communiquer. Puis-je expliquer brièvement de quoi il s’agissait ? J’avais...

COLONEL POKROVSKY

Oui, et j’aimerais que vous soyez bref.

ACCUSÉ RAEDER

Très bref, oui. J’avais demandé à Hitler, quand j’appris son intention de bombarder Léningrad, que le port et les installations portuaires fussent épargnés, parce qu’ils nous seraient utiles plus tard, étant donné que nous étions dans l’obligation de déplacer nos bases vers l’Est en raison des attaques aériennes britanniques sur la mer Baltique. Peu avant la date que vous avez mentionnée, l’amiral Fricke se trouvait au Quartier Général du Führer — je ne sais pour quelle raison — et avait parlé au Führer en mon absence, et le Führer lui avait expliqué ce projet de bombardement de Léningrad, principalement par avions et il avait employé les mots excessifs que l’on trouve dans ce document. La Marine n’avait absolument rien à voir dans le bombardement de Léningrad. Nous ne reçumes aucun ordre à ce sujet. Une seule chose nous intéressait, celle dont j’ai parlé tout à l’heure : la préservation des chantiers navals et des installations portuaires. Le Führer avait informé Fricke que, malheureusement, il n’était pas en mesure de nous le garantir car l’attaque, surtout si elle était menée par l’aviation, ne pouvait être dirigée avec une suffisante précision. Tout ce que nous pouvions faire était d’aviser l’amiral Caris que si Léningrad était prise, elle ne pourrait pas être utilisée comme base, et l’amiral Caris devait interrompre les préparatifs déjà commencés avec des contingents de travailleurs allemands et, sans doute également, avec des machines destinées à être utilisées à Léningrad. Caris devait être avisé, ainsi que ce que nous appelions la Quartiermeisterabteilung, et c’est pourquoi l’amiral Fricke transmit ce papier. Malheureusement, il reproduisit les termes employés par Hitler, termes totalement inopportuns pour nous dans cette affaire, puisque nous n’avions rien à voir dans ce bombardement. Il n’assuma en aucune manière une responsabilité du fait de son approbation ; il s’était simplement cru obligé de transmettre les termes mêmes de l’ordre de Hitler. Cette affaire ne concernait nullement la Marine. Il n’était pas nécessaire de transmettre cet ordre ; l’expression employée par Hitler fut reproduite malencontreusement et très maladroitement. Néanmoins, cela n’eut aucune conséquence, le document de l’amiral Carls ne fut pas transmis au commandant de la flotte en Finlande. Voilà toute l’affaire.

COLONEL POKROVSKY

Il me semble que la question devient compliquée. Je vous ai posé une question simple : votre chef d’État-Major a publié une directive. En avez-vous eu connaissance ?

ACCUSÉ RAEDER

Non, ce n’est pas une directive — on s’en rend compte d’après la reproduction photographique — car la lettre ne m’a pas été communiquée pour être transmise, ce qui prouve qu’elle n’était pas considérée comme très importante. Ce n’était pas une directive relative à une opération ou à une mesure sérieuse ; ce n’était qu’une directive visant à faire cesser tous les préparatifs relatifs à d’éventuelles bases, si bien qu’elle n’eut pratiquement aucune conséquence. Aussi, quand ce document fut communiqué par l’amiral Fricke, il n’en résulta rien. Il était tout à fait superflu.

COLONEL POKROVSKY

Il s’agit de l’anéantissement d’une des plus grandes cités de l’Union Soviétique. Il s’agit, dans ce document, de raser cette ville jusqu’au sol et vous prétendez que c’était une question de peu d’importance et qui ne méritait pas de vous être communiquée, à vous qui étiez le chef de Fricke. Voulez-vous nous faire croire cela ?

ACCUSÉ RAEDER

Évidemment, il ne s’agissait pas du bombardement de Léningrad, bombardement dans lequel nous n’avions aucun rôle à jouer. Une question subsidiaire nous intéressait seule : celle de savoir si nous pourrions plus tard établir une base navale à Léningrad et y installer des ouvriers, des machines, etc. C’était une bien petite affaire. Le bombardement, certes, était une affaire d’importance.

COLONEL POKROVSKY

Je pense que le Tribunal appréciera votre conduite et tirera, et de ce document et de votre témoignage, les conclusions qui s’imposent. J’ai maintenant une dernière question à vous poser : le 28 août 1945, à Moscou, avez-vous rédigé une déposition sous serment sur les raisons de la défaite allemande ?

ACCUSÉ RAEDER

Oui, c’est une question qui m’a fort préoccupé après l’effondrement.

COLONEL POKROVSKY

Monsieur le Président, nous présentons ce document au Tribunal sous la forme d’extraits ; c’est le numéro URSS-460. Pour gagner du temps, je voudrais vous faire entendre quelques extraits de cette déposition sous serment. (A l’accusé.) On vous montrera où ils se trouvent dans l’original et vous pourrez dire si vos paroles ont été correctement enregistrées, si vous les reconnaissez et si vous les confirmez.

« Mon attitude à l’égard d’Adolf Hitler et du Parti. Influence désastreuse sur le destin de l’Allemagne... »

Avez-vous trouvé ce passage ?

ACCUSÉ RAEDER

Oui, je l’ai.

COLONEL POKROVSKY (citant un passage se rapportant à Göring)

« Une vanité inimaginable et une incommensurable ambition étaient ses principales caractéristiques ; courant après la popularité et l’ostentation, la fausseté, l’imprécision et l’égoïsme, sans que l’intérêt de l’État ou du peuple ne le retînt. Il se faisait remarquer par son avidité, sa prodigalité et ses manières efféminées, nullement militaires. »

Puis, un peu plus loin :

« Hitler, j’en suis convaincu, reconnut de bonne heure son caractère, mais il l’employa quand il servait ses desseins et le surchargea continuellement de nouvelles besognes afin d’éviter qu’il ne devînt dangereux pour sa personne. »

A la page 24 de votre document, vous donnez un autre trait caractéristique :

« Le Führer attachait encore de l’importance à ce que ses relations avec moi parussent normales et bonnes. Il savait que j’étais favorablement considéré dans tous les milieux vraiment respectables du pays et que je jouissais de la confiance générale. On ne pouvait en dire autant de Göring, de von Ribbentrop, du Dr Goebbels, de Himmler, ni du Dr Ley. »

Je vais vous demander de vous reporter à la page 27.

ACCUSÉ RAEDER

Mais il y a un passage qui manque : « De la même manière, par exemple, que le baron von Neurath, le comte Schwerin v. Krosigk, Schacht, Dorpmüller et autres », qui eux, étaient favorablement jugés.

COLONEL POKROVSKY

Ce passage n’a sans doute pas été correctement traduit. Je vais le relire. A la page 27, le passage souligné au crayon rouge :

« La tendance politique (celle du Parti), fortement accentuée par Dönitz, est de nature à... »

LE PRÉSIDENT

Je pense que le Tribunal peut prendre par lui-même connaissance de ces textes si l’accusé reconnaît les avoir écrits. Le Dr Siemers pourra sans doute les vérifier et voir s’ils ne contiennent pas d’inexactitudes.

COLONEL POKROVSKY

Très bien, Monsieur le Président. Me sera-t-il permis de poser une question très brève ? (A l’accusé.) Je vous demande de regarder à la page 29, marquée au crayon, le paragraphe relatif au Feldmarschall Keitel et au général Jodl. Le confirmez-vous ?

ACCUSÉ RAEDER

Que dois-je faire ?... Oui, je...

COLONEL POKROVSKY

Je vous demande, au sujet de tout ce que j’ai lu dans le dossier et du paragraphe dont je viens de vous parler, de répondre à ma question. Confirmez-vous tout cela ?

Dr SIEMERS

Monsieur le Président, j’accepte formellement la suggestion du Tribunal. Je demanderai, néanmoins, que le document soit présenté en entier. Je n’ai sous les yeux que quelques courts extraits et je vous serais reconnaissant de me permettre de voir le document intégral. J’espère que le colonel Pokrovsky y consent.

LE PRÉSIDENT

Certainement, Docteur Siemers, une partie du document ayant été déposée comme preuve, vous pouvez citer le reste. Vous pouvez, si vous le désirez, le déposer.

ACCUSÉ RAEDER

J’ai dit qu’à ce moment-là j’ai cherché à expliquer les causes de notre effondrement.

COLONEL POKROVSKY

Je vous prie tout d’abord de répondre à ma question par oui ou par non.

ACCUSÉ RAEDER

Oui. Je suis entièrement d’accord sur cette décision, pour tous ces documents. Mais je tiens à déclarer que j’ai rédigé ces notes dans des conditions fort différentes. Je ne veux pas entrer dans les détails, mais je ne m’attendais pas du tout à ce qu’elles fussent rendues publiques. C’étaient des notes écrites pour moi-même pour m’aider à me former par la suite un jugement. Je tiens tout particulièrement à ce qu’on lise également le passage relatif au général Jodl, qui se trouve dans le dossier ou ailleurs. En ce qui concerne le Feldmarschall Keitel, je veux faire remarquer que mon but a été de montrer que son attitude à l’égard du Führer lui a permis d’entretenir de bons rapports avec lui de façon durable, alors que si un autre avait été à sa place, il se serait querellé avec le Führer tous les jours ou tous les deux jours, ce qui aurait rendu la situation de toute la Wehrmacht absolument impossible. Telles sont les raisons et les explications que je tenais à donner ici.

COLONEL POKROVSKY

Le Ministère Public soviétique n’a pas d’autre question à poser à l’accusé.

LE PRÉSIDENT

Accusé, avez-vous obtenu le document intégral ? Est-ce bien le document original que vous avez sous les yeux ?

ACCUSÉ RAEDER

Parfaitement.

LE PRÉSIDENT

Écrit par vous ?

ACCUSÉ RAEDER

Non, il est dactylographié, mais signé par moi.

LE PRÉSIDENT

Il peut donc être communiqué au Dr Siemers.

Docteur Siemers, voulez-vous examiner à nouveau ce document avant de le déposer ? Avez-vous à poser d’autres questions en dehors de son dépôt ?

Dr SIEMERS

Oui, au sujet du contre-interrogatoire de Sir David, je désirerais procéder à un nouvel examen, mais je vous demanderai la permission de le faire quand j’aurai lu ce document ; je pourrai ainsi avoir demain une vue d’ensemble sur la question.

M. DODD

Monsieur le Président, une pensée me vient à l’esprit au sujet de ce document. Dois-je comprendre que le Tribunal en fera remettre des copies à tous les avocats ? Il y a des passages qui se rapportent à plusieurs accusés ; leurs avocats auraient intérêt à en prendre connaissance, si l’on veut éviter des surprises.

LE PRÉSIDENT

Il conviendrait, je pense, que le Dr Siemers puisse voir ce document.

M. DODD

Oui, je n’y vois aucun inconvénient. Mais, à mon point de vue, ce document fait allusion à d’autres accusés que le client du Dr Siemers. Si l’on ne leur communique pas cet écrit en le leur faisant lire ou feuilleter, ils pourront, par la suite, alléguer la surprise et le manque d’opportunité quand on y fera allusion.

LE PRÉSIDENT

Je pense que des reproductions photographiques pourront être faites, afin que les accusés mentionnés dans ce document puissent prendre connaissance de son contenu.

M. DODD

C’est une simple suggestion de ma part.

LE PRÉSIDENT

Parfaitement.

(L’audience sera reprise le 21 mai 1946 à 10 heures.)