CENT TRENTE-CINQUIÈME JOURNÉE.
Mardi 21 mai 1946.

Audience du matin.

(L’accusé Raeder est à la barre des témoins.)
Dr SIEMERS

Monsieur le Grand-Amiral, j’ai, pour compléter votre interrogatoire d’hier, quelques questions supplémentaires à vous adresser.

Sir David a mentionné que vous aviez entrepris le réarmement avant 1933 à l’insu des organes législatifs. Je crois que cette question a déjà été éclaircie. Veuillez, pour la compléter, nous dire de qui dépendaient les propositions déposées au Reichstag ?

ACCUSÉ RAEDER

Du ministre de la Reichswehr.

Dr SIEMERS

Le ministre de la Reichswehr était à ce moment-là ?...

ACCUSÉ RAEDER

Membre du Gouvernement et mon supérieur immédiat. J’avais à lui présenter tout ce que je voulais obtenir.

Dr SIEMERS

Et il s’appelait Gröner, n’est-ce pas ?

ACCUSÉ RAEDER

Oui, Gröner.

Dr SIEMERS

Je me permettrai de rappeler au Tribunal l’extrait de la Constitution, que j’ai présenté récemment comme document Raeder n° 3, dont l’article 50 stipule que le Président du Reich prend tous les décrets et arrêtés, également ceux concernant la Wehrmacht, et que ceux-ci, pour être valables, doivent être contresignés par le chancelier ou par le ministre compétent. Leur responsabilité est engagée par ce contre-seing. Le ministre compétent, en l’occurrence, est le ministre de la Reichswehr. Ce qui est entrepris ensuite par le Gouvernement à l’égard du pouvoir législatif est affaire du Gouvernement.

Sir David vous a présenté le document C-17 ; c’est la table des matières d’un ouvrage du colonel Scherff, dont le titre est L’histoire de la Marine allemande de 1919 à 1939. Ce livre a-t-il jamais été écrit ?

ACCUSÉ RAEDER

A ma connaissance, il n’y a jamais eu que cette table des matières. Je suppose que si quelque chose avait été écrit, cela m’aurait été également présenté depuis longtemps, mais je n’en ai jamais entendu parler.

Dr SIEMERS

Je me permets de rappeler au Tribunal que la Délégation américaine du Ministère Public, lors de la production de ce document, a déclaré qu’à sa connaissance, le livre n’avait pas été écrit. (A l’accusé.) Je crois qu’il est très difficile de formuler des reproches, en se basant sur une table des matières, mais je vous prie de me dire quand vous avez appris l’existence de cette table des matières.

ACCUSÉ RAEDER

J’en ai appris l’existence lors de mon premier interrogatoire par le représentant du Ministère Public américain.

Dr SIEMERS

On vous a montré également le document. D-854, ou GB-460, hier matin. On me permettra de revenir à une question de Sir David, qui a donné lecture du passage suivant de la page 1 :

« Mais quelle que soit, comme on l’a établi, la façon dont la Marine a, bien avant le 16 mars 1935, violé, dans son esprit et dans sa lettre les prescriptions du Traité de Versailles dans presque tous les secteurs de l’armement, une transgression a, pour le moins, été préparée... »

Sir David vous a demandé si vous prétendiez que ceci fût faux, mais vous n’avez pu achever votre réponse ; en tout cas, ni en allemand, ni en anglais, cela n’a pu être tiré au clair ; Je vous prie de dire pourquoi vous êtes d’avis qu’Assmann n’avait pas entièrement raison en s’exprimant ainsi.

ACCUSÉ RAEDER

C’est une exagération manifeste, car, premièrement, les infractions — ce qui d’ailleurs a été démontré ici dans le détail — étaient dans l’ensemble très peu importantes, et. seul le nombre de ces légères dérogations a peut-être donné l’impression qu’il y a eu de nombreuses infractions ; deuxièmement, en ce qui concerne les clauses essentielles du Traité de Versailles, non seulement nous ne les avons nullement appliquées ; mais nous sommes restés bien loin en deçà de ce qui nous était alloué. En outre, il ne s’agissait que de questions intéressant la défense et même une défense des plus misérables, de telle sorte qu’un exposé de ce genre est absolument exagéré.

Dr SIEMERS

Vous en concluez donc que l’expression dont s’est servi Assmann, c’est-à-dire « dans presque tous les secteurs de l’armement », est fausse ?

ACCUSÉ RAEDER

Parfaitement. Il aura sans doute tiré cette conclusion de ce que le document C-32 contenait quantité de points énumérés qui, après un examen approfondi, s’avèrent comme étant. cependant de peu d’importance.

Dr SIEMERS

En ce qui concerne les points essentiels de l’armement, en particulier la construction de gros bâtiments, la Marine n’a-t-elle pas violé les clauses du Traité de Versailles.

ACCUSÉ RAEDER

Non, non !

Dr SIEMERS

Sir David a attaché une très grande importance en insistant même à trois reprises sur le fait que vous aviez une confiance toute particulière en Assmann. Je n’ai rien à dire contre cela, mais je voudrais tout simplement poser une question complémentaire : votre confiance allait-elle si loin qu’à votre avis, Assmann exprimait un jugement juridique probant ? Était-il juriste ?

ACCUSÉ RAEDER

Non, Assmann était un officier de Marine qui n’était plus affecté au front, mais qui possédait une plume très habile, et qui avait déjà publié quelques volumes traitant de la première guerre mondiale. Il avait un véritable talent d’écrivain, mais même ces volumes sur la première guerre navale ont été corrigés dans une très large mesure par les personnalités qui y ont participé. Mais, en somme, il n’y a rien à dire contre lui, ni contre sa façon d’écrire l’Histoire.

Dr SIEMERS

Monsieur le Grand-Amiral, s’agissait-il, avant tout, au sujet de ce qui a été lu hier, et dont vous devez vous souvenir encore, d’un récit historique définitif, d’un ouvrage rédigé une fois pour toutes ?

ACCUSÉ RAEDER

Non, à ma connaissance, il n’en était pas encore arrivé là. Il avait fait des récapitulations et des extraits de journaux de guerre et de procès-verbaux.

Dr SIEMERS

Il est dit dans l’ouvrage d’Assmann : « Si, lors de cet état de choses, a été prévue et préparée pour 1935 la mise en chantier de douze sous-marins de 275 tonnes, de six bâtiments de 550 tonnes et de quatre bâtiments de 900 tonnes, il y aura lieu de tenir compte des points de vue stratégiques valables à l’époque ».

Si je fais l’addition, ce sont donc vingt-deux bâtiments qui ont été prévus et, pour l’année suivante quatorze, c’est-à-dire non encore construits. D’après vous, ces chiffres sont-ils exacts ?

ACCUSÉ RAEDER

A mon avis, ils sont exacts ; mais je ne m’explique pas très bien la question des bâtiments de 900 tonnes. Je n’ai pas la souvenance qu’à cette époque, nous ayons mis en chantier des bâtiments de 900 tonnes, car les premiers types — en dehors des 250 tonnes — étaient ceux de 550 tonnes, et seulement alors apparurent les bâtiments de 740 tonnes. C’est peut-être de ceux-là qu’il est question, lorsque l’on parle d’unités de 900 tonnes, mais nous n’avons pas construit de sous-marins de ce tonnage.

Dr SIEMERS

Sir David vous a opposé la phrase suivante, de la page 158, que je me permettrai de répéter, parce qu’elle nécessite des éclaircissements :

« C’est précisément en ce qui concerne la construction des sous-marins que l’Allemagne s’est le moins tenue aux limites fixées par l’accord germano-anglais. Compte tenu du tonnage des bâtiments déjà mis en chantier, environ 55 sous-marins auraient pu être prévus jusqu’à 1938. Or, en fait, 118 bâtiments ont été terminés ou mis en chantier. »

Je vous rappelle qu’il y a là l’annotation n° 6 dans son texte original, émanant du chef du département du budget de la Marine...

ACCUSÉ RAEDER

Oui.

Dr SIEMERS

...et datant de 1942, où, apparemment, le service faisait un rapport sur l’évolution de la construction de l’arme sous-marine. Je crois qu’il y a lieu d’établir clairement ces chiffres.

D’après mes documents, ces cinquante-cinq sous-marins correspondent aux chiffres fixés par l’accord naval de Londres, c’est-à-dire aux 45% qui avaient été convenus en 1935. Est-ce approximative-ment exact ? Vous n’aurez probablement pas le chiffre exact en tête ?

ACCUSÉ RAEDER

Oui, c’est peut-être exact.

Dr SIEMERS

Le chiffre de 118, d’après mes documents, est également fondé. C’est le chiffre qui correspond à l’équivalence de tonnage, fixé à 100% pour les sous-marins. Si nous en comptons 118, notre arme sous-marine équivalait exactement à celle de l’Angleterre à cette époque. C’est bien exact ?

ACCUSÉ RAEDER

Oui, c’est exact. Il est exact également que nous avons fait figurer au budget les autres bâtiments prévus et qu’ils ont été mis en chantier après avoir, le 30 décembre, conclu avec l’amiral Cunningham et sa suite, à Berlin, une entente amiable, conformément à l’accord qui nous autorisait un pourcentage de 100 %. Et la remarque qui a été lue au début, selon laquelle nous aurions commis à ce sujet les infractions les plus graves, est totalement erronée. Car, jusqu’à la guerre, nous n’avons construit que les bâtiments que nous pouvions construire, c’est-à-dire d’abord 45 %, et ensuite seulement 100 %. C’est évidemment une faute très grave que nous avons commise en le faisant.

Dr SIEMERS

Monsieur le Grand-Amiral, vous venez de dire qu’il s’agit d’une « remarque totalement erronée », d’une inexactitude. Je crois, bien que Sir David se soit servi de ce terme en ce qui vous concerne qu’on ne devrait pas juger aussi sévèrement à propos d’Assmann. Ne croyez-vous pas qu’il s’agit simplement d’une « erreur juridique de sa part ?

ACCUSÉ RAEDER

Oui, c’est possible.

Dr SIEMERS

...et que, lorsqu’il a rédigé ce procès-verbal, il n’a pas pensé que ce que vous venez justement d’exposer était un fait accompli, c’est-à-dire qu’en 1938 il avait été conclu, entre l’Angleterre et l’Allemagne, un accord autorisant l’Allemagne à construire jusqu’à concurrence de 100 % ?

ACCUSÉ RAEDER

Oui, c’est possible. Je voulais dire : une totale inexactitude.

Dr SIEMERS

Je me permets de rappeler au Tribunal que dans l’accord naval de 1935, le chiffre de 100 % devait être prévu de prime abord, et que l’Allemagne y a renoncé volontairement, mais qu’il lui fut reconnu le droit d’atteindre 100% dès qu’elle le désirerait, à condition d’en informer l’Angleterre. (A l’accusé.) Et cette information, que vous venez justement d’exposer, c’est bien la négociation avec l’amiral Cunningham ? Est-ce bien cela ?

ACCUSÉ RAEDER

Oui, c’est bien cela. C’est le 30 ou le 31 décembre que ces négociations ont eu lieu.

LE PRÉSIDENT

L’accusé prétend-il que l’amiral Cunningham en fut informé le 30 décembre 1938 ? Avez-vous bien spécifié que cette information a été donnée le 30 décembre à l’amiral Cunningham ?

ACCUSÉ RAEDER

L’amiral Cunningham est venu à Berlin en vue de cet entretien amical qui était prévu dans l’accord. Et ce 30 décembre, nous sommes convenus avec lui que, dès ce moment, nous pourrions construire 100 % du programme prévu au lieu de 45 %.

LE PRÉSIDENT

S’agissait-il là d’un arrangement verbal, ou d’une convention écrite ?

ACCUSÉ RAEDER

C’était un entretien entre le chef d’État-Major de l’Amirauté, l’amiral Cunningham et quelques autres personnes, je ne puis plus le dire aujourd’hui avec exactitude. Mais je crois qu’on en a sûrement rédigé le procès-verbal.

LE PRÉSIDENT

Continuez.

Dr SIEMERS

Malheureusement, Monsieur le Président, je n’ai pu trouver jusqu’ici, une pièce, un document écrit. Je sais seulement par le document Raeder n0 11, c’est-à-dire l’accord de 1935, que l’Allemagne pouvait augmenter son tonnage, et, par l’accord de 1937, qu’elle s’était obligée à en donner connaissance.

En général, il est d’usage, lors de telles transactions diplomatiques, de procéder par écrit, bien que, à mon avis, cela n’eût pas été prescrit. Les négociations ont eu lieu, ainsi que le témoin vient de le confirmer.

ACCUSÉ RAEDER

Je me permets d’ajouter qu’en dehors de la question des sous-marins, on a également réglé la question de deux croiseurs lourds, auxquels nous avions aussi renoncé provisoirement. Nous voulions n’en construire provisoirement que trois, et nous avons demandé, là aussi, l’autorisation de construire les deux croiseurs qui nous revenaient. Il en fut ainsi convenu, conformément à l’accord.

Dr SIEMERS

On vous a présenté hier le document C-140, ou USA-51 dans le livre de documents de la Délégation britannique, 10 (a), page 104. Je voudrais vous en citer une phrase, qui n’a été lue ni en novembre, ni hier par le Ministère Public, et qui figure au chiffre 2, c.

LE PRÉSIDENT

Dans quel livre de documents ?

Dr SIEMERS

Livre de documents 10 (a), page 104. Je dois dire, entre parenthèses, qu’il s’agit des sanctions éventuelles et des préparatifs de défense contre les sanctions. Cela date de 1935. Je cite 2, c : « J’interdis d’abord tous travaux pratiques préliminaires ». Je vous demande maintenant...

LE PRÉSIDENT

Je ne trouve pas cela dans le livre 10 (a), page 104.

Dr SIEMERS

M. Elwyn Jones vient d’avoir l’amabilité de me montrer la traduction anglaise. Il en résulte, étant donné que j’ai également la traduction anglaise, qu’il y a deux documents C-140. L’un de ces documents comprend une page, l’autre en a deux. L’un ne porte pas de titre et est daté de Berlin, 25 octobre 1933. A mon avis, c’est le document...

LE PRÉSIDENT

Est-ce celui qui figure à la page 104 ?...

Dr SIEMERS

Non’ à la page 104, d’après ce que je viens d’apprendre de M. Elwyn Jones, figure l’autre document C-140, et qui a pour titre « Instructions pour la Wehrmacht en cas de sanctions »...

LE PRÉSIDENT

Oui et daté du 25 janvier 1933 ?

Dr SIEMERS

Il y a ici 25 octobre 1935. Il s’agit d’une faute de frappe. C’est 1933.

COMMANDANT ELWYN JONES (substitut du Procureur Général britannique)

Il semble y avoir une autre pièce, Monsieur le Président, qui ne figure pas dans le livre de documents.

Dr SIEMERS

Je me permets de rappeler, Monsieur le Président, que le document C-141 (USA-51) produit par le Ministère Public, concorde avec mon interprétation, qui corrobore le procès-verbal. C’est donc dans le procès-verbal de l’audience du 27 novembre que doit se trouver le document auquel je me réfère ici.

LE PRÉSIDENT

Est-ce C-140 ou bien C-141.

Dr SIEMERS

Non, c’est bien C-140, le même numéro, ou USA-51.

Monsieur le Président, pour simplifier les choses, je pourrais peut-être, après l’audience d’aujourd’hui, ou demain, produire le document dans le texte anglais et également dans le texte allemand.

LE PRÉSIDENT

Lisez plutôt le document maintenant, et vous pourrez régler avec M. Elwyn Jones la question d’identification exacte du document, voir si c’est le C-140 ou le numéro de dépôt qui doit lui être attribué.

Dr SIEMERS

Très bien. (A l’accusé.) Dans le texte dont l’Accusation a donné lecture, il est question de préparatifs de défense contre les sanctions. Et je vous ai justement opposé la phrase suivante : « J’interdis au préalable tous travaux pratiques préliminaires ». Doit-on inférer de cet ordre qu’il ait été procédé en 1935 à des préparatifs quelconques dans la Marine ?

ACCUSÉ RAEDER

Non, en dehors de l’état normal de préparation, rien ne pouvait être fait d’après cet ordre. Ce n’était qu’une précaution du Führer au cas où, du côté adverse, quelque chose devait être entrepris, pour prendre alors des mesures.

Dr SIEMERS

Je vous ai demandé cela parce qu’hier, au contre-interrogatoire, on vous a reproché ces préparatifs.

J’en arrive maintenant au document C-189 (USA-44). Je m’excuse auprès du Tribunal de le prier de bien vouloir, si possible, reprendre en main ce document. Il se trouve dans le livre de documents Raeder n° 10 (a), à la page 14. Sir David l’a d’ailleurs présenté hier une fois encore. Sir David a insisté sur les deux mots « contre l’Angleterre ». Il est dit, sous le chiffre 2 : « Le chef de la Marine exprime l’avis que la flotte doit, plus tard, être renforcée contre l’Angleterre, et que, par conséquent, à partir de 1936, les gros bâtiments doivent être armés de pièces de 35 mm. (comme ceux du type King George) ». (A l’accusé.) Cette indication signifie-t-elle que vous utilisiez les plans de construction des Anglais, relatifs aux bâtiments du type King George ?

LE PRÉSIDENT

Docteur Siemers, j’en suis bien fâché, mais l’indication qui m’a été donnée n’est pas exacte. J’ai entendu : 10, page 14, mais ce n’est pas 10, page 14.

Dr SIEMERS

J’entends dire à l’instant, page 66. Je m’excuse. L’indication est-elle maintenant juste ? Dans mon livre de documents britannique, c’était à la page 14, mais...

LE PRÉSIDENT

C’est 66 ou 68 dans mon exemplaire.

Dr SIEMERS

Je viens de donner lecture du chiffre 2. (A l’accusé.) Vous avez fait cette remarque en vous référant exclusivement aux pièces de 35 mm, utilisées par les Anglais sur les bâtiments du type King George  ?

ACCUSÉ RAEDER

Oui, à cette époque, on s’efforçait dans toutes les Marines, de connaître, aussitôt que possible le calibre maximum adopté par les autres Marines, et ainsi que je l’ai déjà dit hier, nous avions tout d’abord choisi comme modèle le type français Dunkerque  ; mais peu après, nous avons appris que l’Angleterre s’était décidée pour le calibre de 35,6 mm. Quand une guerre éclate, on est tenu d’utiliser ses vaisseaux tels qu’ils sont, et l’on ne peut plus modifier quoi que ce soit au calibre des pièces. C’est pour cette raison qu’on envisage le maximum possible.

Dr SIEMERS

Ai-je donc raison, de prétendre je vous prie de m’excuser à ce propos si je dis, dans le sens normal de la langue allemande, que l’expression « utiliser contre l’Angleterre » est fausse du point de vue grammatical — n’aurait-il pas fallu dire ici : « par rapport à l’Angleterre » ?

ACCUSÉ RAEDER

Oui, cela devait signifier « en raison de l’évolution, du développement constaté en Angleterre ». J’ai déjà dit hier, également, qu’il eût été absolument insensé de ma part, avant même que l’accord naval anglais eût été conclu, d’entreprendre quoi que ce fût contre l’Angleterre.

LE PRÉSIDENT

Docteur Siemers, tout cela a déjà été débattu à fond au cours du contre-interrogatoire, et l’accusé nous a fourni des explications sur la signification de ces termes.

Dr SIEMERS

Sir David vous a opposé un passage du document C-190 — il s’agit de l’entretien du 2 novembre 1934 entre Hitler et vous à bord de l’Emden — relatant que, lors d’une conversation avec Göring et vous, Hitler avait longuement exposé qu’il estimait que l’accomplissement du programme naval, tel qu’il avait été projeté, était une question vitale, car une guerre ne pouvait être menée avec succès si la Marine ne devait pas assurer l’importation du minerai de Scandinavie. On a prétendu qu’il fallait interpréter cela dans le sens que la flotte était envisagée en vue d’une guerre éventuelle, et afin d’assurer aussi l’importation du minerai, ce qui dénotait bien des intentions agressives. Êtes-vous d’avis que la Marine britannique n’était pas équipée pour assurer la sécurité des importations en Angleterre, ni pour combattre en cas de guerre ?

ACCUSÉ RAEDER

Il n’y a aucun doute à ce sujet.

Dr SIEMERS

Dans ce document, il est question de six sous-marins. En comparaison avec ce chiffre, puis-je vous demander de combien de sous-marins l’Allemagne aurait eu besoin pour mener à bien une véritable guerre d’agression ?

ACCUSÉ RAEDER

Bien plus, en tout cas, que ce que nous possédions en octobre 1939, beaucoup plus, infiniment plus.

Dr SIEMERS

Monsieur le Président, on a produit hier le document D-806, et en dehors du deuxième, paragraphe, qui a été mentionné, je voudrais entendre le témoin au sujet également du premier alinéa. C’est le document D-806 (GB-462), qui a été déposé hier à midi. Il y est dit :

« Objet : Programme de construction de sous-marins.

Le 27 octobre 1936, j’ai pris la décision d’utiliser le tonnage en sous-marins encore provisoirement disponible d’après l’accord naval de Londres de 1935, et ordonné la mise en chantier immédiate des unités nouvelles U-41 à U-51. »

Est-ce que ces sous-marins constituaient le reliquat de ce qui nous avait été accordé par l’accord de 1935, avec limitation à 45% ?

ACCUSÉ RAEDER

Oui, à en juger par les chiffres, c’est exact.

Dr SIEMERS

Monsieur le Grand-Amiral, vous avez subi un interrogatoire très approfondi sur l’Autriche et la Tchécoslovaquie. Bien que ce thème ait déjà été traité en détail, je me contenterai de vous poser une question : Hitler vous a-t-il jamais confié des missions ou des tâches quelconques relevant de la politique extérieure, ou vous a-t-il consulté spécialement sur des questions de politique étrangère ?

ACCUSÉ RAEDER

Je n’ai jamais été consulté et je n’ai, non plus, jamais été chargé de missions de politique étrangère, à moins que l’on ne considère comme missions de politique extérieure les deux tâches que j’ai eues à remplir en Bulgarie et en Hongrie, après avoir cessé mes fonctions de Commandant en chef de la Marine.

Dr SIEMERS

En ce qui concerne la Tchécoslovaquie, en particulier, le document se rapportant à la « Rest-Tschechei », on vous a demandé si Hitler, à cette époque, avait eu des intentions agressives contre Prague ou, plus exactement, s’il envisageait une guerre d’agression. On vous a dit à ce propos que Göring avait annoncé le bombardement de Prague, et à la question de Sir David, vous avez reconnu que ce bombardement constituait une menace. Sir David a déclaré qu’il participait d’une guerre d’agression. Mais, pour tirer cela tout à fait au clair, je vous prie de dire au Tribunal quand vous avez entendu parler de ce projet de bombardement de Prague.

ACCUSÉ RAEDER

De toute façon, je n’ai entendu parler de cette affaire qu’après son règlement, au cours de conversations, mais je n’en ai reçu aucun avertissement et n’en ai rien su auparavant.

Dr SIEMERS

Vous n’en avez rien su avant l’occupation de Prague ?

ACCUSÉ RAEDER

Non, car je ne savais d’ailleurs rien de l’entreprise militaire contre Prague.

Dr SIEMERS

Passons au document C-100. Monsieur le Président, il a été déposé hier, sous le numéro GB-464.

LE PRÉSIDENT

463, je l’ai là.

Dr SIEMERS

Je m’excuse. C’est bien le 463. Dans l’annexe de ce document, à la page 3, sous le chiffre 6, je relève la phrase suivante. Je cite : « Le Führer demande au Commandant en chef de la Marine s’il a des désirs particuliers à formuler sur des points d’appui le long de la côte belgo-hollandaise. Réponse négative du chef de la Marine, car les points d’appui sont à proximité de la zone avancée anglaise et partout inutilisables comme bases de sous-marins. »

Par conséquent, vous n’avez pas été partisan d’une occupation de la Belgique ou des Pays-Bas, et vous ne vous êtes pas occupé non plus d’une façon quelconque de cette question ?

ACCUSÉ RAEDER

J’ai toujours défendu le point de vue que l’expérience de la guerre mondiale avait prouvé que la Belgique et les Pays-Bas n’offraient aucun point d’appui utilisable pour la Marine, parce que toutes les forces se trouvaient sous le contrôle total de l’aviation britannique, et que, précisément lors de la guerre mondiale, de très durs combats avaient eu lieu entre les sous-marins qui venaient d’appareiller et les croiseurs stationnés dans ces parages. C’est pourquoi je me suis désintéressé de la Belgique et des Pays-Bas.

Dr SIEMERS

Je passe alors sur un certain nombre de documents, et j’en arrive au D-843 (GB-466). C’est le document dans lequel Breuer, de l’ambassade d’Oslo, exprime l’opinion selon laquelle le danger d’une occupation anglaise de la Norvège n’était pas très immédiat, et que les quelques actions entreprises par les Anglais n’étaient, en somme, que des provocations à l’égard de l’Allemagne. Une question encore à ce sujet : l’ambassade d’Oslo, ou plutôt Breuer, connaissait-il les renseignements que vous teniez de l’amiral Canaris ?

ACCUSÉ RAEDER

Je ne peux rien dire quant à moi, car je n’ai jamais été en relations directes avec le Dr Breuer, mais seulement avec l’attaché naval. J’ajouterai que le Dr Breuer n’est resté que relativement peu de temps à Oslo, qu’il était manifestement peu renseigné et ne savait d’ailleurs pas apprécier à leur juste valeur les informations données par les ministres norvégiens.

Dr SIEMERS

Une prescription de Hitler ne précisait-elle pas que le ministère des Affaires étrangères ne devait rien connaître des plans éventuels à l’égard de la Norvège ?

ACCUSÉ RAEDER

C’est ce qu’il avait expressément ordonné. Et c’est la raison pour laquelle, apparemment, le ministre des Affaires étrangères n’a été informé que très tard.

Dr SIEMERS

Donc, autant que vous pouvez vous en rendre compte, le chargé d’affaires n’a pas eu connaissance, de la part des milieux militaires, des renseignements de Canaris ?

ACCUSÉ RAEDER

Non, certainement pas.

Dr SIEMERS

On a présenté ensuite les documents D-844 et D-845, d’où il ressort qu’on vous a dit qu’il n’y avait eu aucun danger en Scandinavie. Les informations que vous receviez alors à ce sujet étaient-elles différentes ?

ACCUSÉ RAEDER

Oui, les informations me parvenaient continuellement...

LE PRÉSIDENT

Toutes ces questions ont été discutées hier, et le témoin a fourni hier les mêmes réponses.

Dr SIEMERS

Saviez-vous — et je crois que ceci n’a pas été traité — que dès le 5 avril on avait posé des mines dans les eaux territoriales norvégiennes ?

ACCUSÉ RAEDER

Les Alliés l’avaient fait savoir et, à ma connaissance, c’était le 7. Mais l’opération elle-même doit avoir été entreprise quelques jours plus tôt.

Dr SIEMERS

Monsieur le Grand-Amiral, hier, la question...

LE PRÉSIDENT

Docteur Siemers, le seul but d’un interrogatoire complémentaire de votre part est de poser des questions à l’avantage de votre client, qui ne l’ont pas été au cours du contre-interrogatoire, en un mot, d’éclaircir des faits qui n’y ont pas été mentionnés. Une fois qu’il a fourni ses explications au cours du contre-interrogatoire, il n’y a aucune utilité à le questionner à nouveau sur le même sujet, nous l’avons entendu.

Dr SIEMERS

Je crois que ce sujet manque encore des explications nécessaires. On vous a demandé hier, un peu à l’improviste, ce qui, au point de vue purement technique, avait été modifié depuis 1936, ce qui, au point de vue juridique, pouvait influencer la situation dans le domaine de la guerre sous-marine. C’est une question quelque peu difficile à laquelle, cependant, il faut répondre en deux secondes. Vous avez parlé des avions. Ne pourriez-vous pas compléter un peu votre déclaration ?

ACCUSÉ RAEDER

Oui, j’ai oublié le point principal parce qu’à ce moment-là, j’ai été contredit assez violemment ; je voulais mentionner que le repérage par avion des bâtiments en mer avait été perfectionné d’une façon toute nouvelle et que son développement s’était encore accentué davantage, considérablement, pendant toute la guerre. Par cela même, les sous-marins étaient repérés très rapidement, et pris alors en chasse.

Dr SIEMERS

En ce qui concerne le document D-841, un affidavit de Dietmann, je me permettrai de présenter une demande de forme. Dans cette déclaration sous serment, se trouve la phrase suivante :

« Mon avis personnel est que les autorités supérieures de la Marine à Kiel et dans d’autres bases d’Allemagne ont eu connaissance de ce terrible état de choses. »

LE PRÉSIDENT

Non pas « ont eu connaissance », mais « doivent avoir eu connaissance », c’est du moins, semble-t-il, ce que signifie la traduction anglaise.

Dr SIEMERS

Oui. Je n’ai pas le texte original allemand. Je ne sais donc pas quelle en est la teneur exacte dans l’original, car je n’ai eu que la traduction anglaise. Je ne peux donc me rendre compte clairement des termes de la version allemande. Je prie donc respectueusement le Tribunal...

LE PRÉSIDENT

Est-ce que ce document a été, à l’origine, rédigé en allemand ou en anglais ? Un déposition de témoin est, en général, en allemand.

Dr SIEMERS

Je présume que la déclaration a été faite en allemand car il est précisé, sur mon exemplaire, que c’est une traduction, et elle est rédigée en anglais. Toutefois, je n’ai pas vu l’original allemand.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Votre Honneur, on doit pourtant avoir présenté hier au témoin un exemplaire allemand. Je ne sais, il est vrai, si c’est l’original. Je ne l’ai pas vu, mais je le suppose.

LE PRÉSIDENT

N’était-ce pas plutôt que la déposition du témoin a été rédigée en langue allemande, ensuite traduite en anglais, puis de nouveau traduite en allemand ?

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

C’est pourquoi, Votre Honneur, je présume que c’était l’original. Je suis fâché qu’il en soit ainsi. Je n’ai pas sous les yeux, il est vrai, le document original, mais je crois bien que ce doit être cela. Je vais d’ailleurs le faire vérifier tout de suite.

LE PRÉSIDENT

Oui. De quoi s’agit-il maintenant, Docteur Siemers ?

Dr SIEMERS

Je ne crois pas que cette phrase soit le témoignage d’un fait ; et c’est pourquoi je demande que cette phrase soit rayée du document.

LE PRÉSIDENT

Vous demandez que cette phrase soit éliminée du document, ou...

Dr SIEMERS

Oui.

LE PRÉSIDENT

Qu’avez-vous à dire, Sir David ?

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Votre Honneur, dans les parties de l’affidavit qui précèdent, le témoin décrit tous les faits. Il est donc juste qu’il écrive ensuite : « Mon avis personnel est que... », mais le point essentiel de la déposition est que, en vertu des faits mentionnés, « les autorités supérieures de la Marine à Kiel et dans d’autres bases d’Allemagne doivent avoir eu connaissance de ce terrible état de choses ».

Quiconque, travaillant dans ce service de la Marine allemande, sait quelle liaison existe entre ce service et le Quartier Général et est en situation de constater si ce dernier a eu connaissance des faits qu’il a mentionnés. La conclusion qu’il en tire a une plus grande valeur probante que celle que le Tribunal peut en tirer. Une objection sera toujours faite contre une déclaration qui reflète une opinion, quand un témoin exprime son avis sur une éventualité à propos de laquelle et au vu des mêmes faits, le Tribunal est capable d’éclairer lui-même sa religion. Mais ici, cette déclaration est d’autant plus importante qu’elle émane d’un homme qui, travaillant sur place, était familiarisé avec les modalités de la transmission des ordres, et je prétends que quiconque se trouvait à Kiel, pouvait déduire de ces faits ce qui se passait-là-bas. Et le point le plus urgent à éclaircir est celui de savoir si les connaissances particulières d’un individu l’autorisent à exprimer une opinion que le Tribunal ne serait pas en mesure de formuler sans le concours de ces connaissances particulières.

LE PRÉSIDENT

Mais ne devrait-il pas énoncer théoriquement tous les faits ! S’il les énonce tous, le Tribunal est alors capable, tout comme lui-même, de se forger une opinion et il revient au Tribunal de se former ce jugement.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Monsieur le Président, c’est précisément le point auquel tend mon argumentation, à savoir, qu’il y a encore un fait additionnel. En vertu de ses occupations, cet homme appartenait au service de transmission d’ordres de la Marine, et il exprime, en parlant de sa connaissance du commandement, le point de vue d’un homme qui y travaillait. Son opinion à ce sujet repose donc sur des connaissances qui remontent à la source, et la nécessité d’une connaissance créatrice de sa part constitue un fait supplétif. Monsieur le Président, l’état d’esprit de cet homme et la manière dont il exprime ce qu’il sait, peuvent, dans certaines circonstances, constituer un fait, tel que celui que nous avons constaté, comme Lord Bowen l’a dit un jour.

LE PRÉSIDENT

Oui, si l’état de sa connaissance est directement pertinent sur un point certain.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Oui, Monsieur le Président, c’est de cela qu’il s’agit, précisément.

LE PRÉSIDENT

C’est en quelque sorte une déposition d’expert.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Monsieur le Président, d’ans un sens, ce n’est pas, comme vous venez très justement de le remarquer, un témoignage de forme usuelle, mais celui d’un homme qui possède des connaissances spéciales. C’est ainsi, par exemple, Monsieur le Président, qu’une distinction bien connue a été faite par les textes sur la diffamation entre les personnes qui ont une compétence en la matière et le grand public. Et l’opinion de quiconque dispose d’une connaissance particulière des faits, doit jouir, Monsieur le Président, de la force probante telle que l’entend l’article 19 du Statut. Si la disposition, selon laquelle le Tribunal n’est pas lié par une réglementation technique de la preuve, doit vraiment avoir une signification, je prétendrai que cela se rapporte également à l’expression d’une opinion sur un tel point ; c’est l’aptitude à connaître de certains faits qui est donnée à quiconque se trouve dans la situation particulière de formuler une telle opinion.

LE PRÉSIDENT

Il ne s’agit là que d’un point tout à fait secondaire, Sir David ; il nous faudrait statuer en la matière et nous faire une opinion à ce sujet ; de plus, l’intéressé n’est pas ici et ne peut être entendu contradictoirement sur des faits de ce genre.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Non, c’est juste, Monsieur le Président, mais je dois vous dire respectueusement que cela constitue en quelque sorte une arme à deux tranchants. Je veux dire que nous avons ici un affidavit, dont une partie constitue la base d’une argumentation. Je prétendrai respectueusement que cette conclusion est la constatation d’un fait. Mais, si vous le désirez, Messieurs, nous demanderons plus tard de tirer cette conclusion des arguments eux-mêmes. Mais, d’une façon générale, je n’ai retenu si longtemps l’attention du Tribunal que parce que le Ministère Public considère l’article 19 du Statut comme particulièrement important, et que nous sommes tenus de rendre vaine toute tentative tendant à le restreindre. C’est la seule raison pour laquelle nous avons utilisé le temps du Tribunal.

Dr SIEMERS

Monsieur le Président, puis-je me permettre d’attirer votre attention sur un point seulement. Sir David a parlé tout à l’heure de la distinction juridique bien connue. C’est justement là-dessus que je voudrais me baser, sur la différence entre le fait et l’opinion. Il est question ici de l’opinion et je vous prie de tenir compte du fait que la phrase suivante va plus loin encore. C’est là que le témoin en vient à une opinion juridique fondée et dit même qui est responsable. Pratiquement, il prononce en quelque sorte une décision judiciaire. En outre, je demande de bien vouloir tenir compte du fait qu’il s’agit d’un très modeste fonctionnaire subalterne, et qu’en définitive, il ne peut exprimer un avis d’une portée considérable, en parlant de choses dont auraient eu connaissance, selon lui, et d’une façon générale, les autorités supérieures à Kiel et ailleurs en Allemagne.

LE PRÉSIDENT

Le Tribunal va suspendre l’audience.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Monsieur le Président, avant que le Tribunal ne suspende l’audience, je voudrais faire une rectification et présenter en même temps mes excuses. Je croyais qu’un exemplaire allemand de cet affidavit avait été remis au témoin hier ; or, c’est manifestement un exemplaire anglais qui lui a été remis. L’original de l’affidavit a été envoyé le 6 mai et confirmé par téléphone par le colonel Phillimore. Il ne nous est pas encore parvenu. Un exemplaire anglais a été envoyé ; on s’en occupe actuellement et l’original sera produit dès qu’il sera entre nos mains. Je croyais, Monsieur le Président, que vous aviez l’original, mais il n’est évidemment pas encore là. C’est un document anglais qui a été présenté à l’accusé.

LE PRÉSIDENT

Voulez-vous donner communication de l’original au Dr Siemers, dès qu’il vous parviendra ?

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Oui, certainement.

(L’audience est suspendue.)
LE PRÉSIDENT

Le Tribunal a examiné attentivement la requête présentée par le Dr Siemers et il a décidé, sur la base de l’article 19 du Statut, que le passage contre lequel il avait élevé une objection et dont il avait demandé la disparition de l’affidavit de Walter Kurt Dietmann, ne sera pas rayé. La phrase renferme simplement l’expression d’une opinion et le Tribunal examinera cette déclaration et sa pertinence, dans l’ensemble des preuves, aussitôt qu’elle sera produite. Le Tribunal décidera alors de la valeur probante de cette déclaration, ainsi que de la valeur probante des autres preuves.

Dr SIEMERS

Je n’ai plus alors qu’une...

LE PRÉSIDENT

Docteur Siemers, je me permets de vous rappeler ce que vous nous avez dit. Vous espériez n’avoir besoin que d’une demi-heure pour votre interrogatoire.

Dr SIEMERS

Oui, Monsieur le Président, veuillez m’excuser, j’en aurai terminé dans un instant.

Monsieur le Grand-Amiral, Sir David, a propos de l’ordre des commandos dont il a été si souvent parlé, vous a mentionné le cas relatif à l’attaque contre le Tirpitz. A ce sujet, je vous demande si vous vous souvenez qu’il s’agit ici — c’était au cours de l’interrogatoire de Wagner — du matelot anglais Evans ?

ACCUSÉ RAEDER

Oui.

Dr SIEMERS

Et, vous souvenez-vous que, d’après son affidavit D-864 (GB-57), Flesch a déclaré : « Je n’ai pas connaissance que Evans portait un uniforme » ?

ACCUSÉ RAEDER

Oui.

Dr SIEMERS

Je n’ai pas besoin de vous présenter d’abord le document ?

ACCUSÉ RAEDER

Non, je me le rappelle.

Dr SIEMERS

Vous rappelez-vous, en outre, que dans le document UK-57, qui fut produit le même jour, lors de l’interrogatoire de Wagner, il est dit que le matelot britannique Evans avait été arrêté en civil ?

ACCUSÉ RAEDER

Oui, j’ai le document sous les yeux.

Dr SIEMERS

C’était l’un des cas où le SD avait, conformément à l’ordre des commandos, commis un assassinat à l’insu de la Mariné.

ACCUSÉ RAEDER

Oui, et l’homme avait été arrêté par la Police ou par le SD et non par la Marine. C’est sur ces entrefaites qu’il fut interrogé par l’amiral.

Dr SIEMERS

Le second cas, qui vous a été reproché, c’est l’entreprise de sabotage dirigée contre des bateaux allemands devant Bordeaux. J’ai traité ce cas également à l’interrogatoire de Wagner. Vous rappelez-vous que, dans ce document, il était dit aussi que les intéressés avaient tenté de gagner l’Espagne, vêtus en civil ?

ACCUSÉ RAEDER

Oui.

Dr SIEMERS

Monsieur le Grand-Amiral, est-ce que jamais, dans la « Kleinkampfwaffe » qui a été mentionnée hier et qui fut dirigée par le vice-amiral Heye, nos soldats ont été en civil ?

ACCUSÉ RAEDER

Non, jamais, ils ont toujours été en uniforme. C’était une arme comme une autre, au même titre que l’arme sous-marine, les vedettes rapides, etc.

Dr SIEMERS

Pour terminer, Monsieur le Président, je n’ai plus qu’à mentionner le document URSS-460, versé hier par le colonel Pokrovsky. Il concerne les annotations de Moscou...

COLONEL POKROVSKY

Messieurs, les représentants du Ministère Public ont aujourd’hui procédé à un échange de vues à propos de la décision que le Tribunal a prise hier et aux termes de laquelle des extraits du document URSS-460 devaient être distribués aux avocats. Le représentant du Ministère Public américain, M. Dodd, le représentant du Ministère Public britannique, Sir David Maxwell-Fyfe, et le représentant du Ministère Public soviétique, ont pris la décision de vous demander l’autorisation de donner lecture des trois courts extraits relatifs à Dönitz, Keitel et Jodl dont le Tribunal n’a pas ordonné la lecture hier, au moment du dépôt de notre document, afin qu’ils figurent au procès-verbal d’audience. Si nous avons bien compris le Tribunal, sa décision a tenu au manque de temps, car l’audience s’est prolongée trop longtemps. C’est pour cette raison que les trois extraits qui, à notre point de vue, sont d’importance, et dont l’accusé Dönitz a confirmé hier l’exactitude, ne figurent pas au procès-verbal. C’est pourquoi, au nom des trois Ministères Publics, je demande qu’on m’accorde quelques minutes, afin de pouvoir en donner lecture.

LE PRÉSIDENT

Qu’en dites-vous, Docteur Siemers, désirez-vous qu’on en donne lecture maintenant, afin que vous puissiez poser des questions ?

Dr SIEMERS

Monsieur le Président, permettez-moi de dire quelques mots au sujet de ce document. La Délégation russe a eu l’amabilité de mettre l’original à ma disposition. Je l’ai étudié hier, ainsi que l’extrait. De plus, la Délégation soviétique a été assez aimable pour donner au Tribunal une photocopie des pièces correspondantes, au lieu de l’original qu’elle désirait conserver. Je me déclare absolument d’accord avec cette procédure et n’ai pas, personnellement, l’intention de poser des questions à ce sujet, car il s’agit d’un document d’une clarté évidente.

LE PRÉSIDENT

Très bien.

Dr SIEMERS

C’est pourquoi je demanderai que, conformément à l’opinion exprimée hier, le Tribunal persiste tout d’abord à ne pas donner à nouveau lecture des pièces qui, de même que d’autres documents communiqués et lus à l’audience, n’ont pas nécessité une nouvelle lecture.

LE PRÉSIDENT

Colonel Pokrovsky, à l’origine, le document était rédigé en allemand. Je suppose qu’il a été traduit en russe. Il a été certainement traduit en anglais et, à moins que les membres français du Ministère Public ne désirent qu’il soit lu, parce qu’il n’a pas encore été traduit en français, il est inutile de faire perdre du temps au Tribunal, uniquement pour qu’il figure au procès-verbal. Nous avons le document en anglais et nous l’avons tous lu.

M. DODD

Monsieur le Président, je crois qu’il y a pourtant une raison à cela. Même si le procès-verbal devait être lu maintenant, il faudra attendre au moins jusqu’à demain pour que les exemplaires soient remis aux accusés ; ce témoin, ou cet accusé, aura alors quitté la barre. Si vous voulez le contre-interroger sur ce qu’il a dit, nous serons alors obligés, je suppose, de le faire revenir à la barre. Je crois que nous perdrions alors beaucoup plus de temps que si le colonel Pokrovsky, en cinq minutes, en donnait lecture. Vous l’entendrez tous, et si vous voulez poser des questions, vous pourrez le faire tout de suite.

LE PRÉSIDENT

Très bien. Si vous n’avez pas de question à poser à ce sujet, Docteur Siemers, vous pouvez terminer maintenant votre interrogatoire et le colonel Pokrovsky pourra alors donner lecture du document.

Puis, les autres accusés, s’ils le désirent, pourront adresser des questions au témoin.

Ne croyez-vous pas que c’est la meilleure façon de procéder, colonel Pokrovsky ?

COLONEL POKROVSKY

Oui, sûrement.

Dr SIEMERS

Je suis d’accord, Monsieur le Président, mais je ne crois pas qu’il soit nécessaire de le lire. M. Dodd a fait une légère erreur en prétendant que les accusés ne connaissaient pas encore ce document. Ils le connaissent tous, les avocats également, et je crois que ce n’est pas absolument indispensable. Quant à moi, cela m’est indifférent.

LE PRÉSIDENT

Si la Défense n’en demande pas lecture, le Tribunal ne désire pas qu’il soit lu, à moins que les avocats n’aient des questions à poser sur ce document.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Monsieur le Président, en qualité de défenseur du Grand-Amiral Dönitz, je n’attache aucune importance à la lecture du document. Je le connais.

Dr SIEMERS

Je viens d’entendre dire que les avocats connaissent le document et n’attachent aucune importance à sa lecture ; ils n’ont pas non plus de questions à poser.

LE PRÉSIDENT

Bien. Monsieur Dodd, colonel Pokrovsky, il me semble qu’il n’est pas utile de le lire.

M. DODD

Non, je me déclare satisfait, Monsieur le Président. Je n’ai pas encore entendu l’avocat de Keitel ; il semble être d’accord. Je crains seulement que plus tard peut-être — c’est, naturellement, un document très important pour nous — une question ne puisse surgir. Je me conforme, en tout cas, au désir exprimé par les accusés de ne pas donner lecture publiquement du document.

L’avocat de Schacht n’a pas encore fait connaître son avis. Je crois qu’il serait bon, Monsieur le Président, d’avoir de tous les avocats une déclaration bien nette, qu’ils n’ont plus de questions à poser, de façon que nous soyons sûrs que la chose est bien tranchée.

LE PRÉSIDENT

Bien. Je crois que les avocats sont tous présents ou que tous les accusés sont représentés ; ils doivent comprendre ce que je dis. Je conclus de leur silence qu’ils sont d’accord avec le Dr Siemers pour ne pas désirer que ce document soit lu, et qu’ils n’ont pas de questions à poser qui le concernent.

COLONEL POKROVSKY

Je n’ai pas compris la décision que vous venez de prendre, Monsieur le Président. Me permettez-vous de donner lecture de ces quelques fragments, en vue de leur insertion au procès-verbal, ou non ?

LE PRÉSIDENT

Non, colonel Pokrovsky, j’ai dit que le document n’a pas besoin d’être lu, car les avocats ne le désirent pas.

COLONEL POKROVSKY

Monsieur le Président, nous attachons une grande importance à ce document. Il touche non seulement les intérêts de la Défense, mais aussi ceux du Ministère Public. Le document a été retenu hier par le Tribunal ; pourtant, pour une raison quelconque, seule une minime partie de la précision donnée par l’amiral Raeder n’a pas été reproduite dans le sténo-gramme du procès-verbal de ce jour-là. Je ne vois donc aucune raison de ne pas en donner lecture, ni pourquoi le témoin Raeder, qui connaissait bien les accusés Dönitz, Keitel et Jodl, ne devrait pas entendre ces extraits ici, et maintenant.

LE PRÉSIDENT

Colonel Pokrovsky et Docteur Siemers, le Tribunal a décidé hier qu’il n’était pas nécessaire de lire ce document, et le Tribunal maintient sa décision, en raison de ce que les avocats ne désirent pas que ce document soit lu et qu’ils n’ont aucune question à poser à ce sujet. Est-ce exact, Docteur Siemers ?

Dr SIEMERS

Monsieur le Président, j’en ai ainsi terminé avec mon contre-interrogatoire du Grand-Amiral Raeder. Je ne sais pas s’il y a encore d’autres questions à lui poser.

LE PRÉSIDENT

Les avocats ont-ils des questions à lui poser à propos de ce contre-interrogatoire ?

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Je désirerais poser encore deux questions. Monsieur le Grand-Amiral, lors du contre-interrogatoire, on vous a produit des ordres et des mémoires qui sont relatifs à la guerre sous-marine. Vous sentez-vous responsable des ordres concernant la guerre sous-marine que vous avez donnés en qualité de Commandant en chef ?

ACCUSÉ RAEDER

Je me considère comme entièrement responsable de tous les ordres donnés pour la guerre sous-marine, dont j’assumais la responsabilité, ainsi que de toute action navale ordonnée par moi. A la Direction des opérations navales, j’ai élaboré les instructions avec mes officiers, approuvé et accepté les mémoires et donné ensuite les ordres en conséquence. Le commandant de l’arme sous-marine était le chef tactique des sous-marins. Il transmettait les ordres et dirigeait chacune des opérations.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Monsieur le Grand-Amiral, Sir David, hier, vous a opposé qu’il ne pouvait pas établir qui, en particulier, avait donné l’ordre de modifier le livre de bord du sous-marin qui a coulé l’Athenia. L’amiral Godt, à ma question, a répondu ici qu’il avait été chargé de donner cet ordre par l’amiral Dönitz. Connaissez-vous un fait quelconque qui prouverait que ce témoignage de l’amiral Godt est inexact ?

ACCUSÉ RAEDER

Je ne me suis nullement préoccupé de cette question. Je n’ai ordonné que les trois points qui ont été mentionnés ici à différentes reprises.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Vous tenez donc pour exact le témoignage de l’amiral Godt ?

ACCUSÉ RAEDER

Je suppose qu’il est exact, car tout ce qu’il a déclaré ici était authentique.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Je n’ai pas d’autres questions à poser.

LE PRÉSIDENT

L’accusé peut reprendre sa place au banc des accusés.

Dr SIEMERS

Je prie alors le Tribunal de bien vouloir entendre mon premier témoin, l’ancien ministre de l’Intérieur du Reich, Karl Severing.

(Le témoin vient à la barre.)
LE PRÉSIDENT

Comment vous appelez-vous ?

TÉMOIN KARL SEVERING

Je m’appelle Karl Severing. J’ai 70 ans et je demeure à Bielefeld.

LE PRÉSIDENT

Voulez-vous répéter ce serment après moi : « Je jure devant Dieu tout puissant et omniscient que je dirai la pure vérité et que je ne cèlerai ni n’ajouterai rien ». (Le témoin répète le serment.)

LE PRÉSIDENT

Vous pouvez vous asseoir.

Dr SIEMERS

Monsieur le ministre, je vous prie d’indiquer au Tribunal le rôle que vous avez joué dans le parti social-démocrate jusqu’en 1933 et les postes de ministre que vous avez essentiellement occupés à l’époque jusqu’en 1933.

TÉMOIN SEVERING

A l’âge de 16 ans et demi, je suis entré à la Fédération du Travail, à 18 ans au parti social-démocrate, et c’est pourquoi j’ai occupé relativement tôt des postes honorifiques dans ce Parti. En 1905, j’ai été élu député de Bielefeld ; j’ai fait partie du Reichstag de 1907 à 1912. J’ai été réélu membre du Reichstag et en même temps du Landtag prussien en 1919. J’ai rempli ces mandats jusqu’en 1933. J’ai été ministre de Prusse de 1920 à 1921, puis de 1921 à 1926, de 1930 à 1933, et, dans l’intervalle, de 1928 à 1930, ministre de l’Intérieur du Reich.

Dr SIEMERS

Quand et pourquoi avez-vous quitté la vie publique ?

TÉMOIN SEVERING

J’ai résigné mes fonctions officielles et publiques en juillet 1932 et me suis retiré de la vie politique lors de l’interdiction du parti social-démocrate.

Dr SIEMERS

A la suite de cette démission, avez-vous été arrêté en 1933 ou plus tard et, dans ce cas, sur l’ordre de qui ?

TÉMOIN SEVERING

J’ai été arrêté le jour où la loi des pleins pouvoirs devait être débattue et adoptée au Reichstag, et cela sur l’ordre du ministre de l’Intérieur d’alors, M. Göring, qui était également président du Reichstag ; si je puis me permettre ici un jugement, il aurait dû, en qualité de président du Reichstag, assurer l’immunité de ses membres. C’est en rupture de cette immunité que je fus arrêté en franchissant le seuil du Reichstag.

Dr SIEMERS

Mais, Monsieur le ministre, vous avez participé au vote de la loi des pleins pouvoirs ?

TÉMOIN SEVERING

Le comité de la fraction sociale-démocrate du Reichstag s’était plaint de ce traitement auprès du président du Reichstag, Göring, ce qui eut pour résultat de me faire libérer, en vue du vote. Mais il avait déjà eu lieu. C’est alors que le président Göring m’a autorisé à déposer mon bulletin négatif contre la loi des pleins pouvoirs.

Dr SIEMERS

Vous n’avez alors été arrêté que peu de temps ?

TÉMOIN SEVERING

Le lendemain, j’ai eu à subir de nouveaux interrogatoires et, le deuxième jour, j’ai pu quitter Berlin et me retirer dans mon pays, à Bielefeld, où je devais me tenir à la disposition de l’autorité pour des interrogatoires éventuels.

Dr SIEMERS

Malgré votre attitude notoirement anti-nationale-socialiste, vous n’avez pas été arrêté plus tard ni, autant que je sache, transporté dans un camp de concentration ?

TÉMOIN SEVERING

Je n’ai pas été dans un camp de concentration, mais je le dois uniquement à la considération et à la vénération — je puis le dire sans forfanterie — que les vieux fonctionnaires prussiens, mes anciens collaborateurs, me témoignèrent. En octobre 1933, j’appris par le Préfet de police de Bielefeld que l’on complotait quelque chose contre moi. L’administration me fit savoir, en effet, qu’elle n’était pas en mesure de m’accorder une sauvegarde efficace. Elle me conseilla de quitter Bielefeld pour plusieurs mois. J’ai suivi ce conseil et, d’octobre 1933 jusqu’à la fin de mars 1934, j’ai vécu à Berlin sous un faux nom, chez des amis, en changeant de domicile, puis, plus tard, dans un petit sanatorium juif à Wannsee. J’ai failli être arrêté une nouvelle fois en août 1944. Je figurais sur la liste de ceux qui devaient être sommairement arrêtés, c’est-à-dire des hommes et des femmes soupçonnés d’avoir pris part au complot contre Hitler ; mon nom y figurait, selon un policier de ma connaissance.

LE PRÉSIDENT

Voulez-vous dire en 1944 ou 1943 ?

TÉMOIN SEVERING

En 1944, après l’attentat contre Hitler du 20 juillet. Puis-je continuer ?

Dr SIEMERS

Oui, je vous en prie.

TÉMOIN SEVERING

Après l’attentat contre Hitler, il était parvenu à l’administration de la Police l’ordre d’arrêter certaines personnes douteuses. Sur la liste de Bielefeld, mon nom figurait également. C’est alors qu’un fonctionnaire de la Police que je connaissais d’autrefois fit remarquer que j’étais près d’avoir 70 ans et que, conséquence directe de la guerre, j’avais perdu mon fils. Il a ainsi réussi à faire rayer mon nom de la liste.

Dr SIEMERS

Abstraction faite de ce que vous venez de nous dire, les nationaux-socialistes vous ont-ils fait subir des dommages quelconques ?

TÉMOIN SEVERING

Les autres inconvénients consistaient en ce que ma liberté de mouvement était considérablement réduite. Je n’ai pas été étonné outre mesure que ma correspondance et mon téléphone soient contrôlés par la censure, j’ai considéré cela comme tout naturel, mais je ne pouvais entreprendre le moindre voyage sans être surveillé par la Police et suivi par des policiers.

Excusez-moi, maître, mais je désire attirer votre attention sur ceci : en dehors des dommages matériels, il y en a aussi de moraux, et j’ai subi beaucoup de ceux-ci de la part des nationaux-socialistes, dès leur prise du pouvoir. Une mesure d’ordre politique, qui fut prise en prétextant les élections de 1932, fut exploitée contre moi ; je peux même ajouter dans une intention criminelle : on nous a accusés, mon ami Braun et moi, d’avoir volé des millions, et cette accusation s’étendait également aux membres de ma famille.

LE PRÉSIDENT

Monsieur le Docteur Siemers, ce témoin va-t-il faire une déclaration qui soit pertinente pour l’accusé ?

Dr SIEMERS

Oui.

LE PRÉSIDENT

Bien. Alors, amenez-le à la faire aussi vite que possible.

Dr SIEMERS

Oui, je vais le faire, Monsieur le Président. Monsieur le ministre, je vous prie de vous expliquer brièvement à ce sujet. Il est évident que vous avez subi aussi des dommages moraux, mais je voudrais, comme base de l’interrogatoire, établir seulement si vous avez subi des dommages vraiment considérables, et je vous prie de vouloir bien exposer encore, brièvement, si, du fait du national-socialisme, conformément à vos droits...

LE PRÉSIDENT

Docteur Siemers, en quoi cela intéresse-t-il Raeder ?

Dr SIEMERS

Monsieur le Président, je voudrais faire ressortir que, d’après la courte description de la vie du ministre Severing sous le régime national-socialiste, il peut présenter les questions concernant Raeder, sans le moindre parti pris, c’est-à-dire objectivement car, d’un côté, s’il n’a obtenu aucun avantage, mais au contraire a subi des dommages, d’autre part...

LE PRÉSIDENT

Bien. Vous avez suffisamment traité les dommages. Venez-en donc au fait de Raeder. Il nous a dépeint son existence, dans les grandes lignes, de 1933 à 1944, et cela devrait suffire.

Dr SIEMERS

Le Ministère Public a reproché à l’accusé Raeder d’avoir, en tant que Commandant en chef de la Marine, enfreint les stipulations du Traité de Versailles, d’abord dans l’intention de faire une guerre d’agression et, en outre, à l’insu du Gouvernement du Reich.

Pour abréger cette audition, je me permets de vous rappeler, Monsieur le ministre, qu’il n’est pas contesté et qu’il est reconnu historiquement que l’Allemagne, en reconstruisant sa Marine dans le cadre prescrit par le Traité, a violé les dispositions de ce Traité. Tout cela est bien connu du Tribunal.

Déjà avant ce terme, le Gouvernement de l’époque envisageait, dans le cadre du Traité de Versailles, la construction du croiseur cuirassé A. Ce projet souleva de violents différends de politique intérieure. Au cours des débats devant le Reichstag au sujet de ce croiseur, vous avez prononcé un discours. J’ai un court extrait de ce discours, que je voudrais vous présenter, et dont je voudrais donner lecture. Monsieur le Président, c’est le document Raeder n° 5, dans le livre de documents I, page 13. C’est un extrait du discours de l’ex-ministre Severing, devant le Reichstag, le 20 janvier 1928. Monsieur le ministre, à cette époque vous n’étiez pas ministre, mais seulement député du parti social-démocrate ?

TÉMOIN SEVERING

C’est exact.

Dr SIEMERS

L’extrait dit ceci : « Nous en arrivons maintenant au croiseur cuirassé. Qu’un Gouvernement pleinement conscient des sommes énormes que nous devons fournir l’an prochain présente de telles exigences, voilà qui est pour le moins assez singulier. Il prétend que le Traité de paix le permet. Oui. Mais le Traité de paix ordonne aussi de payer des réparations. Les 9.300.000 Mark exigés cette année joueront, rien que par leurs conséquences, un rôle décisif. Et ces conséquences se traduisent par des centaines de millions de Mark qu’il me semble absolument impossible de trouver au cours des années à venir. Quant à la valeur militaire des cuirassés, étant donné le développement de l’arme navale, je ne peux me la représenter. Il se peut que ces cuirassés représentent « l’épine dorsale de la défense sur mer », comme dit le Gouvernement, mais, dans un organisme de combat vivant, s’ajoutent encore d’autres membres à cette épine dorsale, à savoir des sous-marins et des avions, et tant que nous ne devrons pas en construire, les croiseurs cuirassés n’auront, également pour la défense, qu’une valeur minime. »

Cet extrait est tiré de votre discours, est-il exact ?

TÉMOIN SEVERING

Oui, il est exactement reproduit.

Dr SIEMERS

Peut-on en déduire que le parti social-démocrate aussi, en son temps, et vous personnellement, étiez d’avis que la Force armée autorisée par le Traité de Versailles pour une guerre défensive éventuelle n’aurait pas été suffisante ?

TÉMOIN SEVERING

C’est exact.

Dr SIEMERS

Puis-je vous prier de bien vouloir prendre position là-dessus et nous donner quelques détails ?

TÉMOIN SEVERING

Qu’une armée de 100.000 hommes, autorisée à l’Allemagne, n’entrait pas en considération même pour une guerre défensive, chacun le savait et quiconque le sait peut-être encore aujourd’hui en Allemagne, qui s’occupe un tant soit peu de questions politiques. Ce fut une situation extrêmement pénible que celle dans laquelle tomba l’Allemagne, par suite de la création du Corridor de Dantzig, face à ses voisins de l’Est. La situation insulaire de la Prusse orientale imposa alors des mesures, que j’ai moi-même appliquées à regret, mais la population de la Prusse orientale entendait être protégée contre les agressions qui la menaçaient à l’Est. Je ne veux pas parler ici de guerre d’agression, je ne parle pas de plans du Gouvernement polonais, mais je ferai remarquer que dans les années 1919, 1920 et 1921, des groupes polonais animés d’intentions belliqueuses pénétraient en territoire allemand, avec la préméditation, vraisemblablement, de créer des faits acomplis...

LE PRÉSIDENT

Docteur Siemers, non seulement cette déposition est une affaire d’argumentation, mais nous l’avons entendue maintes et maintes fois, de la part de presque tous les accusés et de beaucoup de leurs témoins. Le Tribunal n’a que faire de savoir ce que ce témoin a dit en 1928 et quelle était alors son opinion.

Dr SIEMERS

Messieurs, je crois que le Tribunal pourra être édifié par la suite. Le ministre Severing était membre du Gouvernement qui a tenu la séance du Cabinet du 18 octobre 1928 déjà mentionnée par l’accusé Raeder. Je suis absolument de l’avis du Tribunal que bien des choses ont déjà été souvent entendues ici, ces dernières cependant une seule fois, mais je crois pouvoir rappeler que Sir David, hier encore, lors de son contre-interrogatoire, a reproché à l’accusé d’avoir, malgré ses assertions et contre l’opposition du Gouvernement et la volonté du pouvoir législatif, contrevenu aux stipulations du Traité de Versailles.

Si donc après l’audition de Raeder le Ministère Public reste sur ses positions, je n’ai pas d’autre possibilité de prouver l’inexactitude de la conception du Ministère Public que de recourir à l’audition d’un témoin qui, il est vrai...

LE PRÉSIDENT

Docteur Siemers, la question de savoir si le Traité de Versailles a été violé est une question de faits et il est bien entendu que vous pouvez produire des preuves, et c’est ce que vous avez fait sous forme de contre-interrogatoire de l’accusé Raeder. Mais ce témoin-ci ne s’exprime pas sur des faits, il argumente en disant que l’Allemagne avait le droit de se défendre, fût-ce en violant en cela le Traité de Versailles. C’est une question d’argumentation et nullement une question de faits.

Dr SIEMERS

Monsieur le Président, autant que, juridiquement...

LE PRÉSIDENT

Docteur Siemers, le Tribunal n’est pas disposé à admettre des déclarations du genre de celles que le témoin a faites jusqu’ici. Si, par son intermédiaire, vous voulez prouver des faits, vous pouvez le faire. Mais vous ne pouvez prouver ni des arguments, ni son point de vue sur des arguments.

Dr SIEMERS

L’Allemagne a-t-elle pu se défendre avec ses Forces armées contre les incursions en Silésie et en Pologne ?

TÉMOIN SEVERING

L’Allemagne, avec ses Forces armées, n’aurait pu, en tout cas, se défendre en Prusse orientale en 1920. Il était donc indispensable de protéger la population de Prusse orientale. C’est pourquoi on a été amené, et j’y ai moi-même donné mon assentiment, à remettre aux populations les armes qu’on avait découvertes et recueillies. La situation était telle à cette époque que, même pour des voyages d’inspection en Prusse orientale, il y avait des risques à franchir le Corridor en chemin de fer, de telle sorte qu’en 1920, j’ai dû faire le voyage par mer de Stolpmünde à Pillau.

Je n’ai fait mention de ce fait que pour prouver avant tout les difficultés de transport à travers le Corridor polonais. Au cours des années 1920 et 1921, en outre, la Reichswehr fut impuissante à repousser les incursions des insurgés polonais en Haute-Silésie, de sorte que, malheureusement — je spécifie, malheureusement — en Haute-Silésie aussi, un service de protection autonome, le « Selbstschutz » dut intervenir pour la défense du territoire allemand et des Allemands.

Dr SIEMERS

Monsieur le ministre, les mesures souhaitées et justifiées par le ministre de la Reichswehr Gröner depuis 1928 et relatives à l’armement reposaient-elles, autant que vous le sachiez, sur des intentions intéressant la défense ou l’agression ?

TÉMOIN SEVERING

Autant que je connaisse Gröner et sa conduite personnelle — je répète, personnelle — des affaires de son département, toute sa pensée et tout ce qu’il accomplissait reposait sur l’idée de défense.

Dr SIEMERS

Cela s’applique donc également au croiseur cuirassé A. Il m’intéresserait de vous entendre dire pourquoi alors le parti social-démocrate, qui s’était aussi prononcé pour la défense, était opposé à la construction du croiseur cuirassé ?

TÉMOIN SEVERING

Le parti social-démocrate était en 1928 opposé à la construction du croiseur cuirassé parce que la situation économique laissait clairement voir qu’il était imprudent de faire des dépenses non absolument indispensables, et d’autre part, le parti social-démocrate voulait apporter la preuve qu’il faisait tout ce qui était en son pouvoir pour que le problème du désarmement, depuis si longtemps en question, fût mené à bonne fin. Il n’était pas d’avis que la construction d’un croiseur cuirassé fût un geste opportun, au moment où des négociations allaient être engagées à ce sujet.

Dr SIEMERS

Monsieur le ministre, le 28 juin 1928, un nouveau Gouvernement fut constitué, avec Müller comme chancelier, Stresemann comme ministre des Affaires étrangères et vous-même comme ministre de l’Intérieur. Quelle fut l’attitude de votre Gouvernement vis-à-vis du problème en cours, du désarmement prévu pour tous les pays dans le Traité de Versailles, en particulier pour l’Allemagne ?

TÉMOIN SEVERING

Je viens précisément d’y faire allusion. Déjà dans le Parti, mais même aussi après notre entrée au Gouvernement de Müller, nous étions d’avis qu’il fallait faire l’impossible, à seule fin de donner une solution à ce problème. En septembre 1928, le chancelier Müller, représentant le ministre des Affaires étrangères Stresemann qui était alors malade, se rendit à Genève pour discuter ce problème devant la Société des Nations. Müller fit un discours des plus catégoriques mais qui, si je m’en souviens bien, fut fraîchement accueilli par les hommes d’États alliés, de sorte que nous ne pûmes nous attendre, pour un avenir immédiat, à des propositions concrètes quant à la réalisation de l’idée de désarmement.

Dr SIEMERS

Monsieur le ministre, en juillet 1928, vous avez parlé avec le ministre de la Reichswehr, Gröner, de questions budgétaires. Vous avez également signalé que des budgets secrets existaient dans l’Armée, relatifs au croiseur cuirassé et autres questions similaires. Quel point de vue avez-vous alors adopté et à quels résultats êtes-vous parvenu, en vertu de votre entente avec Gröner ?

TÉMOIN SEVERING

Qu’il me soit permis, pour répondre à cette question, de me référer, maître, à l’extrait du discours que vous venez de communiquer au Tribunal. A la même séance du Reichstag, apparut ce jour-là pour la première fois, en qualité de successeur de Gessler, le ministre de la Reichswehr Gröner. J’ai prononcé quelques paroles d’adieu au ministre sortant et j’ai salué le nouveau ministre Gröner, avec cette remarque que mes amis politiques avaient pour lui de la considération, mais qu’il lui fallait avant tout gagner leur confiance. C’est à cette remarque que le ministre Gröner fit manifestement allusion lorsque, à la première séance du Gouvernement Müller, il vint à moi et me dit qu’il était heureux de collaborer avec moi. A cette occasion, je lui ai répliqué par une citation d’Iphigénie  : « Que la Vérité soit avec nous », et lui ai dit que c’était seulement s’il régnait une absolue sincérité entre nous qu’il serait possible d’assurer une collaboration fructueuse.

LE PRÉSIDENT

Docteur Siemers, le Tribunal est d’avis qu’il perd son temps et que ce discours du témoin n’est absolument pas pertinent. Pourquoi ne lui posez-vous pas des questions qui soient en rapport avec le cas Raeder ?

Dr SIEMERS

Monsieur le Président, puis-je rappeler que l’Accusation a formulé le reproche que la construction de ce croiseur cuirassé avait été réalisée grâce à l’existence d’un budget occulte et que, par ce moyen, une reconstitution de la Marine de guerre avait été accomplie, secrètement, en vue d’une guerre d’agression. Par conséquent, je ne vois pas comment je peux interroger le témoin autrement qu’en lui demandant de quelle façon son Gouvernement a résolu la question des budgets secrets qui, dans la pratique et en partie, s’identifient aux infractions au Traité de Versailles. C’est ce que je viens de demander au témoin.

LE PRÉSIDENT

Dans ce discours, sur lequel vous avez attiré notre attention, il a simplement dit qu’à son avis des croiseurs cuirassés étaient inutiles. C’est l’unique importance du discours, exception, faite de l’allusion au fait que des versements au titre des réparations n’avaient pas été effectués. Pour le reste, ce discours témoigne que, à son avis, des croiseurs cuirassés étaient inutiles.

Dr SIEMERS

Monsieur le Président, je ne veux ni ne dois plaider maintenant. Mais, dans le discours que j’ai lu, il est dit tout autre chose. Il est dit que, pour des motifs d’économie, les sociaux-démocrates s’étaient prononcés contre la construction du croiseur, non pour des raisons stratégiques, et que si l’on...

LE PRÉSIDENT

Qu’est-ce que cela a à voir avec une accusation de guerre d’agression en 1939 ?

Dr SIEMERS

Monsieur le Président, ce n’est pas moi qui ai soulevé le reproche de la guerre d’agression, c’est le Ministère Public. Je dois défendre mon client contre ce reproche d’avoir prémédité en 1928 une guerre d’agression, et je prétends qu’il n’a nullement eu cette intention, que le Gouvernement était au courant de ces infractions et qu’il en avait assumé la responsabilité, et c’est l’audition du ministre qui fera ressortir qu’il en était bien ainsi. Hier encore, ce point était contesté.

LE PRÉSIDENT

Posez-lui quelques questions directement sur les faits. Le Tribunal écoutera ses réponses si elles sont pertinentes, mais nous sommes d’avis que votre argumentation, relative à son discours, est une pure perte de temps.

Dr SIEMERS

Je vais abréger. Je vais donc poser au ministre des questions auxquelles il répondra successivement. (Au témoin.) Vous disiez à l’instant même que vous aviez exigé de Gröner confiance et vérité absolue. Avez-vous, à cet égard, demandé des éclaircissements sur les fonds secrets et sur les infractions commises jusque-là au Traité de Versailles ?

TÉMOIN SEVERING

Je lui ai demandé des éclaircissements à ce sujet, en particulier parce que, en janvier 1928, il avait été reconnu ouvertement par le chancelier Marx que, sous la direction d’un capitaine Lohmann, du ministère de la Marine, des dissimulations dans le budget avaient été opérées, qui n’étaient pas en harmonie avec un budget sain, ni avec une politique honnête.

Dr SIEMERS

Que vous a répondu Gröner à ce sujet ?

TÉMOIN SEVERING

Gröner m’a répondu qu’il avait l’intention, à une prochaine séance du cabinet, de tirer toutes ces questions au clair.

Dr SIEMERS

Est-ce que, à cette séance de cabinet, les chefs des deux armes de la Wehrmacht devaient être présents ?

TÉMOIN SEVERING

Ils devaient l’être et, le 28 octobre, ils étaient présents.

Dr SIEMERS

Monsieur le ministre, quand avez-vous fait la connaissance du Grand-Amiral Raeder ?

TÉMOIN SEVERING

Le premier contact officiel que j’ai eu avec lui, autant que je m’en souvienne, remonte aux premiers jours du mois d’octobre 1928, probablement le jour où il me fit une visite.

Dr SIEMERS

Le Tribunal se souvient sans doute que je lui ai présenté le document n° 6, un rapport que Raeder a déposé le 23 janvier 1928 avec une lettre d’envoi, et que je fais remettre au témoin. (Au témoin.) D’après ce document, votre entretien avec Raeder a eu lieu le 5 octobre 1928, c’est-à-dire cinq jours après la nomination de Raeder au poste de Commandant en chef de la Marine ?

TÉMOIN SEVERING

L’entretien a très vraisemblablement eu lieu ce jour-là. Permettez-moi, à propos du document, de vous faire remarquer que...

Dr SIEMERS

Un instant, Monsieur le ministre, je crois qu’il vaut mieux que vous ayez la lettre sous les yeux. Il y est dit : « Comme suite à notre entretien du 5 octobre... »

TÉMOIN SEVERING

Oui.

Dr SIEMERS

Puis-je vous prier de confirmer au Tribunal que ce rapport de Raeder avait été conservé par vous et que, par conséquent, il s’agit bien d’une reproduction fidèle ?

TÉMOIN SEVERING

La lettre que je vous ai remise, maître, est une lettre originale de Raeder et elle correspond aux faits que vous venez de traiter dans vos explications et vos remarques.

Dr SIEMERS

Donc, c’est le 5 octobre que cette conversation a eu lieu avec Raeder. Cette conversation entre Raeder et vous coïncide bien, dans son sens général, avec les idées exprimées dans ce discours ?

TÉMOIN SEVERING

Oui.

Dr SIEMERS

Vous souvenez-vous que, dans son discours, Raeder a expressément déclaré qu’une guerre d’agression serait un crime ?

TÉMOIN SEVERING

Oui, je me le rappelle.

Dr SIEMERS

Avez-vous, lors de cette conversation, dit à Raeder que vous étiez convenu avec Gröner que les entorses faites au Traité de Versailles devraient être tirées au clair et qu’une séance de cabinet devait avoir lieu ?

TÉMOIN SEVERING

Je ne me rappelle pas des détails de ce genre, mais c’est très vraisemblable.

Dr SIEMERS

Avez-vous exigé de Raeder qu’entre vous et lui une vérité absolue et la franchise fussent de mise ?

TÉMOIN SEVERING

Également de Raeder, mais davantage encore des chefs de l’Armée de terre.

Dr SIEMERS

A la suite de cet entretien avec Raeder, avez-vous eu l’impression que vous pourriez collaborer avec lui d’une façon correcte et agréable, et qu’il vous disait la vérité ?

TÉMOIN SEVERING

Oui, j’ai eu cette impression.

Dr SIEMERS

Et alors eut lieu, le 18 octobre 1928, la séance de cabinet déjà mentionnée. Puis-je vous prier de nous la décrire brièvement, s’il plaît au Tribunal de l’entendre. Je crois qu’une description permettra de gagner plus de temps que si chaque détail suscite une question particulière. C’est pourquoi je vous prie, Monsieur le ministre, de nous exposer brièvement comment cette séance s’est déroulée.

TÉMOIN SEVERING

A cette séance fut mentionné chacun des cas qui pouvaient être considérés comme un camouflage du budget ou une violation du Traité. Les explications furent données, autant que je m’en souvienne, par le chef de l’Armée de terre et par le chef de la Marine.

Dr SIEMERS

Tous les membres du cabinet étaient-ils présents ?

TÉMOIN SEVERING

Oui, peut-être à l’exception d’un ou deux qui étaient malades ; mais c’est une séance que l’on désignait d’habitude comme une séance plénière du cabinet.

Dr SIEMERS

Avec les principaux membres ?

TÉMOIN SEVERING

Oui.

Dr SIEMERS

Müller, Stresemann étaient là ?

TÉMOIN SEVERING

Je ne peux pas dire si Stresemann était. là, car il était encore malade en septembre et je ne peux dire s’il était déjà rétabli en octobre. Mais je puis affirmer, maître, que si M. Stresemann n’était pas présent, il était sûrement représenté par un fonctionnaire responsable du ministère des Affaires étrangères.

Dr SIEMERS

L’amiral Raeder et le général Heye ont-ils donné, devant le cabinet en séance privée, l’assurance formelle, voire, autant que je sache, sous serment, que seules les infractions relevées par vous avaient été commises ?

TÉMOIN SEVERING

Je ne sais pas si cela a été fait sous, la forme aussi solennelle d’une affirmation sous serment ou contre parole d’honneur. En tout cas, à la demande du chancelier et, en particulier, sur mes instances, ils ont déclaré que de nouvelles infractions ne se reproduiraient pas.

Dr SIEMERS

Ils ont donc expressément affirmé qu’il ne se produirait aucune autre transgression à l’insu du Gouvernement ?

TÉMOIN SEVERING

Oui, d’une façon générale, c’est ainsi que les choses se sont passées.

Dr SIEMERS

Et ils ont déclaré en outre que, désormais, le cabinet serait pleinement informé sur toutes ces questions ?

TÉMOIN SEVERING

Oui.

Dr SIEMERS

Cette déclaration a bien été faite ?

TÉMOIN SEVERING

Oui, cette déclaration a bien été faite.

Dr SIEMERS

S’agissait-il, à propos de ces fonds secrets ou de ces infractions au Traité de Versailles, de questions importantes ?

TÉMOIN SEVERING

Étant donné que ces violations du Traité de Versailles étaient devenues — je puis et je dois même le dire — chose habituelle, je me suis surtout préoccupé de leur importance, du total des infractions. Je voulais savoir, une fois installé à mon nouveau poste, ce qu’il fallait que je fisse contre les détenteurs d’armes clandestins, contre la liaison avec des organisations interdites, et je me suis enquis de la somme globale que cela représentait. A cela, on m’a répondu — et, autant que je m’en souvienne, on me l’a même confirmé par écrit — que ces camouflages ou ces infractions s’élevaient à un total de 5.500.000 à 6.000.000 de Mark.

Dr SIEMERS

Monsieur le ministre, vous vous rappelez les chiffres et ceux du budget d’alors mieux que moi. Que font ressortir ces chiffres ? Signifient-ils que ces infractions étaient d’importance et révélaient des intentions agressives ou qu’il ne s’agissait que de légères transgressions, en somme, de bagatelles ?

TÉMOIN SEVERING

Je n’ai pas ici les chiffres du budget pour la Marine et l’Armée et je ne peux me les remémorer. Mais l’impression générale qui s’est dégagée des explications données par les deux grands chefs a été qu’il ne s’agissait vraiment que de bagatelles, et c’est cette impression qui m’a engagé à prendre une certaine responsabilité politique quant à ces questions, surtout dès qu’il nous fut assuré que de nouveaux camouflages de budget ou des infractions ne se produiraient plus.

Dr SIEMERS

Vous souvenez-vous que Gröner, à cette séance de cabinet, a déclaré qu’il s’agissait, quant à ces légères infractions, essentiellement de mesures de défense, par exemple de la protection côtière, de batteries de défense contre avions, etc. ?

TÉMOIN SEVERING

Je ne puis plus, aujourd’hui, donner de détails à ce sujet, mais je rappellerai qu’à cette époque, étant ministre de la Défense nationale, Gröner, dans ses discours, a mentionné ces questions et que tous ses discours au Reichstag ont expressément reflété la même profession de foi pacifique. J’ai déjà répondu à votre question, maître, en précisant que ses explications, de même que ses directives, tendaient au même but : assurer la défense.

Dr SIEMERS

Ainsi donc, à la fin de cette séance, il fut expressément déclaré que la responsabilité de ces infractions et de ces budgets clandestins était acceptée par le Gouvernement dans ces modestes proportions ?

TÉMOIN SEVERING

Dans les proportions qui nous ont été communiquées.

Dr SIEMERS

Par la suite, Raeder s’est-il toujours conformé aux instructions positives du Gouvernement ?

TÉMOIN SEVERING

Je ne peux répondre à cela d’une façon aussi formelle, mais je puis affirmer que, tant que j’ai été ministre de l’Intérieur, je n’ai pas entendu dire que des infractions aux accords conclus eussent été commises.

Dr SIEMERS

Vous qui avez bien connu Raeder, êtes-vous personnellement persuadé qu’il a respecté l’engagement pris vis-à-vis de vous, de s’abstenir de toute infraction occulté ?

TÉMOIN SEVERING

J’ai toujours eu l’impression que Raeder était honnête et j’étais persuadé qu’il tiendrait parole.

Dr SIEMERS

Encore une question, Monsieur le ministre. Évidemment, vous ne pouvez pas vous rappeler les détails, mais vous vous souvenez peut-être qu’à cette séance de cabinet du 18 octobre, il a été question d’une maison de Hollande qui s’occupait de la construction de sous-marins ?

TÉMOIN SEVERING

Non. Je ne peux donner de détails sur ces débats. Mais je sais qu’à cette époque il fut souvent question, soit à une autre séance du cabinet, soit à une sous-commission du Reichstag, ou bien à un autre comité parlementaire, que des ateliers d’essais avaient été installés pour l’Armée et la Marine en Russie, en Suède et en Hollande.

Dr SIEMERS

De simples chantiers d’expériences, c’est-à-dire des chantiers d’essais ?

TÉMOIN SEVERING

Je puis simplement dire qu’on en a parlé. Mais je ne puis affirmer par mes observations personnelles que ces chantiers étaient destinés à des essais.

Dr SIEMERS

Monsieur le ministre, l’Allemagne pouvait-elle, à l’époque, et était-elle autorisée à espérer qu’un jour, malgré le Traité de Versailles, il lui serait permis de reconstruire des sous-marins ?

TÉMOIN SEVERING

Les hommes d’État à la tête du Gouvernement, en particulier le ministre...

LE PRÉSIDENT

Docteur Siemers, comment peut-il répondre qu’il y avait un espoir d’obtenir l’autorisation de construire des sous-marins ? Vous demandiez bien s’il y avait un espoir ?

Dr SIEMERS

Autant que je sache, Monsieur le Président, ces questions ont été débattues par les Gouvernements de 1928 à 1932 sur le plan de la politique étrangère, et vraisemblablement par Stresemann. Mais comme il ne vit plus, je m’adresse à Severing.

LE PRÉSIDENT

Le Tribunal estime que ce n’est que du bavardage politique.

Dr SIEMERS

Monsieur le ministre, qui était responsable de ce qui était présenté au Reichstag ? On reproche à Raeder d’avoir agi à l’insu du Reichstag. On présentait les projets ? Était-ce Raeder ?

TÉMOIN SEVERING

Je ne comprends pas ce que vous voulez dire par projets. S’agit-il de projets budgétaires ?

Dr SIEMERS

Oui.

TÉMOIN SEVERING

Les projets budgétaires étaient étudiés par les rapporteurs des différents ressorts et par tout le cabinet, et ensuite présentés au Reichstag par le cabinet en son entier.

Dr SIEMERS

La présentation du budget au Reichstag était donc l’affaire du Gouvernement et non celle du chef de la Marine ?

TÉMOIN SEVERING

Autant qu’un projet parvenait au Reichstag, il incombait au ministre compétent de l’exposer techniquement à la Commission du Reichstag, puis en séance plénière, mais la responsabilité politique reposait sur le cabinet tout entier.

LE PRÉSIDENT

Docteur Siemers, il n’a jamais été reproché à l’accusé Raeder d’avoir présenté le budget au Reichstag ; cela ne relevait pas de lui.

Dr SIEMERS

Monsieur le Président, il a été prétendu hier...

LE PRÉSIDENT

N’argumentez pas ; continuez à poser des questions.

Dr SIEMERS

Vous souvenez-vous si, à la fin de 1929, vous vous êtes entretenu avec un membre du Gouvernement sur les différentes personnalités compétentes de la Wehrmacht et si vous avez fait ensuite une réflexion, qui a été révélée depuis, sur certaines d’entre elles ?

TÉMOIN SEVERING

Oui, il est exact qu’on m’a demandé un jour de formuler mon appréciation personnelle sur certains militaires. J’ai, à cette occasion, nommé Gröner et Raeder.

Dr SIEMERS

Monsieur le ministre, combien de camps de concentration connaissez-vous ?

TÉMOIN SEVERING

Combien j’en connais maintenant, ou bien voulez-vous dire...

Dr SIEMERS

Non, pas maintenant, pardonnez-moi. Combien connaissiez-vous, avant la défaite de l’Allemagne, de camps de concentration ?

TÉMOIN SEVERING

Peut-être six ou huit.

Dr SIEMERS

Monsieur le ministre, saviez-vous, avant la débâcle, ou saviez-vous déjà en 1944, quelque chose des massacres dont il a été si fréquemment parlé au cours de ce Procès ?

TÉMOIN SEVERING

J’ai eu connaissance des camps de concentration lorsque l’assassinat est devenu, en quelque sorte, une affaire de métier, et cela par quelques cas qui m’ont touché de près. Tout d’abord le préfet de Police d’Altona, un social-démocrate qui siégeait à l’aile droite du parti social-démocrate et qui, m’a-t-on dit, avait été assassiné au camp de Papenburg. Un autre de mes amis, le président du syndicat des mineurs, Fritz Husemann, aurait été assassiné dans ce même camp, peu de temps après y être entré.

Au camp d’Oranienburg, un autre de mes amis, Ernst Heinmann, selon les dires des siens, aurait été frappé jusqu’à ce que mort s’ensuivît. Dachau, était connu jusque dans le nord de l’Allemagne, comme camp de concentration.

Au printemps de 1939, quelques Juifs revinrent de Buchenwald et me firent des rapports sur ce camp.

Quant à la Columbia-Haus de Berlin, j’ai aussi appris à la connaître comme camp de concentration. Ce fut, jusqu’au moment où la radio de Londres donna des communiqués sur les camps de concentration, ma seule connaissance des effroyables méthodes appliquées dans les camps.

Je puis peut-être citer un autre exemple : en 1944, après une condamnation à trois ans de réclusion, un autre de mes amis, Stefan Maier, député au Reichstag, a été envoyé dans un camp de concentration à Linz, ou près de Linz, où, après un court séjour, il a, aux dires de sa famille, été assassiné.

Dr SIEMERS

Monsieur le ministre, vous n’avez eu connaissance que de ces faits particuliers et d’autres du même genre ?

TÉMOIN SEVERING

Oui.

Dr SIEMERS

Vous n’avez pas appris que par milliers, chaque jour, des gens étaient exterminés dans l’Est, dans les chambres à gaz ou par d’autres moyens ?

TÉMOIN SEVERING

J’ai cru ne devoir mentionner au Tribunal que des faits qui, pour ainsi dire, m’avaient été communiqués comme authentiques. Tout ce que j’ai appris par la suite, c’est-à-dire d’après des descriptions, ou d’une façon indirecte, par mon ami Seger, ou bien par le livre de l’actuel intendant général Lang-hof, tout cela m’a été communiqué mais, quant à l’exactitude, échappe à mon contrôle.

Dr SIEMERS

Monsieur le ministre, vos amis du Parti et vous-même aviez-vous eu la possibilité...

LE PRÉSIDENT

Docteur Siemers, voulez-vous terminer cet interrogatoire ou voulez-vous le poursuivre ? Vous voyez l’heure qu’il est ?

Dr SIEMERS

Oui, je laisse à l’honorable Tribunal le soin de décider si l’audience doit être suspendue maintenant. Car, ainsi que je l’ai entendu dire, un autre contre-interrogatoire doit encore avoir lieu. Il vaudrait peut-être mieux interrompre...

LE PRÉSIDENT

Vous devez savoir, je suppose, les questions que vous avez encore à poser. Moi, je ne le sais pas.

Dr SIEMERS

Je ne sais pas combien dureront les réponses du témoin. Dix minutes encore, peut-être...

LE PRÉSIDENT

Bien. L’audience est suspendue jusqu’à 14 h. 15.

(L’audience est suspendue jusqu’à 14 h. 15.)