CENT TRENTE-SIXIÈME JOURNÉE.
Mercredi 22 mai 1946.
Audience du matin.
(Le témoin von Weizsäcker revient à la barre.)Docteur Siemers, je crois que nous en étions restés hier au point de savoir si d’autres avocats avaient des questions à poser au témoin.
Oui, je crois que le Dr von Lüdinghausen désire interroger le témoin.
Très bien.
Témoin, je voudrais vous poser quelques questions sur l’activité de M. von Neurath, en tant que ministre des Affaires étrangères. Vous étiez, à l’époque, directeur du Service politique du ministère des Affaires étrangères. De quelle date à quelle date l’avez-vous été ?
De la fin. de l’automne 1936 au printemps 1937 en remplacement du titulaire de ce poste auquel je suis resté définitivement affecté jusqu’au printemps 1938.
Mais, auparavant, vous aviez déjà eu l’occasion de collaborer avec M. von Neurath ? En automne 1932, n’étiez-vous pas ensemble à la Conférence du désarmement à Genève ?
Oui.
Et quelle était alors la tendance de M. von Neurath ? Quelle attitude prit-il à la Conférence du désarmement ?
M. von Neurath se laissait guider par les conditions du Pacte de la Société des Nations, qui exigeait le désarmement. Il s’en tenait à ces dispositions.
En somme, il suivait la même politique que celle de ses prédécesseurs, à la Conférence du désarmement ?
Oui, c’était la même chose.
Oui, tous les gouvernements précédents avaient suivi une politique de paix, d’unité, ou de compréhension. Et M. von Neurath s’efforça très sincèrement de suivre le même chemin, n’est-ce pas ?
Je n’ai jamais remarqué autre chose de sa part.
Avez-vous alors, en 1932, d’une façon quelconque, remarqué qu’il eût des tendances nationales-socialistes ou qu’il manifestât la moindre sympathie envers les nationaux-socialistes ?
J’avais l’impression qu’il n’y avait rien de commun entre lui et le nazisme.
Pouvez-vous nous exposer très brièvement les tendances politiques de M. von Neurath dans le domaine des Affaires étrangères ? Aurait-il été à cette époque, d’une façon quelconque, en faveur d’une guerre d’agression, ou bien était-il, au contraire, le représentant, le partisan reconnu d’une politique de compréhension et de paix ?
Je dirais que M. von Neurath poursuivait une politique de révision pacifique, la même qu’avaient suivie ses prédécesseurs. Son but était le « bon voisinage » avec tous, sans adhésion à aucun programme particulier de parti politique. Je n’ai jamais remarqué chez lui de tendances bellicistes.
En 1936, lorsque vous êtes devenu un de ses plus proches collaborateurs, avez-vous remarqué un changement dans ses idées ?
Non, elles demeurèrent toujours les mêmes.
Il tenait tout particulièrement à s’entendre avec l’Angleterre, et avec la France également, n’est-ce pas ?
J’avais l’impression que M. von Neurath cherchait partout la compréhension, avec tous les pays.
Je voudrais vous poser encore quelques questions qui, dans l’ensemble, se rapportent aux relations de M. von Neurath avec Hitler. A votre connaissance, en tant que son collaborateur, pensez-vous qu’Adolf Hitler lui ait donné toute sa confiance pendant le temps où il est resté ministre des Affaires étrangères, et Hitler s’est-il laissé conseiller ou guider par lui ?
Autant que j’ai pu en juger, il était le conseiller, mais non le confident de Hitler ?
Il y avait tout de même un certain contact entre ces deux hommes, n’est-ce pas ?
Je n’ai pour ainsi dire jamais été témoin d’un pareil contact.
Avez-vous pu remarquer si M. von Neurath et Hitler, lorsqu’ils se sont rencontrés, ont souvent traité de la situation politique, des dispositions qui pouvaient ou devaient être envisagées ?
Je ne puis vous dire qu’une chose : au ministère des Affaires étrangères, nous regrettions infiniment que le contact ne fût pas plus étroit, et cela d’autant plus que Hitler ne se trouvait pas souvent à Berlin. Nous trouvions que les rapports avec lui étaient trop peu fréquents.
On ne saurait donc parler d’une collaboration étroite, ni de relations fréquentes entre Hitler et von Neurath ?
A mon avis, non.
A votre avis et d’après vos observations, quelle était l’influence de von Neurath sur la politique étrangère ? En avait-il l’initiative, ou n’était-il pas plutôt un élément de retenue, un frein pour ainsi dire, dans tout ce qui était contraire à ses propres convictions ?
Je n’ai pas de raison de penser qu’aucun acte politique important d’alors se produisit sur l’instigation de von Neurath. Mais je veux bien croire que certaines initiatives dans le domaine des Affaires étrangères furent entravées...
Un instant ! Je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’entendre le témoin sur ce qu’il imagine. Cette question me semble beaucoup trop vague et n’est pas admissible, posée de cette façon.
Pendant que M. von Neurath était ministre des Affaires étrangères, un service quelconque du Parti a-t-il exercé sur la politique étrangère une influence qui eût été contraire aux idées de M. von Neurath ou, tout au moins, qu’il n’approuvât pas entièrement ?
Je crois qu’il a existé non seulement un, mais plusieurs services de ce genre qui étaient naturellement en rapport avec Hitler et exerçaient une influence sur lui. Il était difficile de le contrôler, mais on pouvait en conclure ainsi au vu des résultats.
Savez-vous pourquoi et pour quel motif le Pacte anti-komintern avec le Japon, de novembre 1935, ne fut pas signé par M. von Neurath, mais par l’ambassadeur qui était alors à Londres, M. von Ribbentrop ?
N’était-ce pas en 1936 ?
Oui, en 1936.
Parce que Hitler, je le suppose, aimait à confier certains travaux à plusieurs personnes à la fois, et choisissait parmi elles celle qu’il jugeait la plus apte à remplir ces fonctions.
Est-ce que M. von Neurath était d’accord sur le Pacte anti-komintern ?
Je n’en sais rien.
Quelle était la politique administrative de M. von Neurath ? Essaya-t-il de maintenir les anciens fonctionnaires, ou introduisit-il des fonctionnaires nationaux-socialistes ?
M. von Neurath attachait une grande importance à ce que les anciens fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères qu’il connaissait bien fussent maintenus dans leurs fonctions, aussi bien à Berlin qu’à l’étranger.
Mais tout fut changé, dès qu’il se retira ?
Pas immédiatement, mais par la suite, de plus en plus.
J’ai encore deux questions à vous poser ; quelle fut l’attitude de M. von Neurath, lorsqu’il n’était plus ministre des Affaires étrangères, au sujet de la question des Sudètes, en automne 1938 ? Et quel rôle joua-t-il à la conférence de Munich ?
Je me souviens d’une scène qui se passa à la Chancellerie du Reich, la veille de l’accord de Munich. M. von Neurath paraissait être très partisan d’une politique d’apaisement et recommandait que l’on adoptât la proposition de Mussolini de tenir une conférence à quatre.
Savez-vous qu’après le départ de M. von Neurath du ministère des Affaires étrangères, il fut interdit au ministère de lui fournir des informations quelconques sur la politique extérieure ?
Je crois pouvoir me souvenir que le successeur de M. von Neurath garda tous les renseignements sur les Affaires étrangères que son prédécesseur avait l’habitude de recevoir.
Je n’ai pas d’autres questions à" poser, Monsieur le Président ;
Monsieur von Weizsäcker, à partir de l’été 1943, vous avez été ambassadeur auprès du Saint-Siège, à Rome ?
Oui.
Le maréchal Kesselring était alors Commandant en chef du théâtre d’opérations en Italie ?
Oui, c’est-à-dire qu’il fut nommé Commandant en chef de ce théâtre d’opérations à partir du 25 septembre 1943. Précédemment, c’était un général italien qui détenait ce poste.
Avez-vous fréquemment été appelé par Kesselring pour trancher des questions qui furent soulevées entre la Wehrmacht d’une part et les autorités civiles de l’autre ?
Il y avait des rapports constants entre le maréchal Kesselring et mon service, non seulement pour régler les différends, mais surtout pour les éviter.
Par vos rapports fréquents avec le maréchal Kesselring, avez-vous obtenu quelque impression personnelle sur l’attitude des militaires...
Docteur Laternser nous ne sommes pas en train de juger le maréchal Kesselring. Quelle est la pertinence de cette question ?
La question est pertinente du fait que, lors du contre-interrogatoire du maréchal Kesselring, le Ministère Public a produit des preuves attestant que les autorités militaires en Italie avaient violé les lois de la guerre et celles de l’Humanité. Je me rappelle parfaitement que vous-même, Monsieur le Président (Tome IX, pages 257-258), avez déclaré en réponse à l’objection formulée par le Dr Stahmer, qu’il s’agissait de preuves à la charge de l’État-Major général. Je voudrais donc poser au témoin quelques questions relatives à ces preuves.
Si vous désirez lui demander ce qu’il sait sur les accusations portées par le Ministère Public contre le maréchal Kesselring, en sa qualité de membre de l’État-Major général, vous pouvez le faire.
Oui, Monsieur le Président. C’était, en effet, une question tout à fait préparatoire.
Monsieur von Weizsäcker, les trésors et œuvres d’art italiens qui se trouvaient sur les lieux d’opérations furent-ils préservés et mis en sécurité ?
La Wehrmacht, sous le commandement du maréchal Kesselring, fit tous ses efforts pour épargner et protéger les édifices, les biens et œuvres d’art de l’Église. C’est là un chapitre important de l’activité déployée par l’État-Major du maréchal Kesselring et elle ne fut pas sans succès.
Pouvez-vous nous citer un ou deux exemples particulièrement marquants ?
Oui, les exemples sont nombreux. Je voudrais signaler qu’il y a six mois ou un an, une exposition de manuscrits, d’incunables, etc., eut lieu au Vatican. Grâce à la Wehrmacht, une grande partie de ces objets précieux, sinon la totalité, fut mise à l’abri.
Cela me suffit, Monsieur von Weizsäcker, On a reproché au Haut Commandement allemand en Italie d’avoir traité la population italienne avec une dureté particulière et même avec cruauté. Pouvez-vous nous préciser si, en fait, le Haut Commandement allemand en Italie prit ou non des mesures spéciales pour assurer le ravitaillement de la population à une époque justement où cette question s’avérait extrêmement difficile à résoudre ?
Vous parlez particulièrement de la question du ravitaillement ?
Oui, à Rome en particulier.
Et bien, je ne puis vous parler en effet que de Rome. Je puis vous dire que le maréchal Kesselring me déclara un jour que la moitié de son activité consistait à s’occuper du ravitaillement de la ville de Rome. Je sais également qu’un des fonctionnaires militaires les plus importants — je crois qu’il se nommait Seifert ou un nom de ce genre — se dévoua très sincèrement à cette tâche qu’il remplit d’ailleurs avec succès.
J’ai encore une dernière question à vous poser, Monsieur von Weizsäcker. Tout en observant l’activité des chefs militaires allemands en Italie, vous avez dû vous former une opinion personnelle à leur sujet. Avez-vous eu l’impression que ces chefs militaires firent un effort sincère pour observer fidèlement les lois de la guerre et les lois de l’Humanité ?
C’est bien évident, car, autrement, certains résultats n’auraient jamais été obtenus. On ne sait peut-être pas ici qu’au cours de l’automne 1943, le Saint-Siège publia un communiqué officiel louant spécialement la conduite des soldats allemands à Rome. D’ailleurs, la Ville éternelle n’aurait jamais pu être épargnée, si la Wehrmacht ne s’était pas comportée comme elle l’a fait.
Et cela fut tout particulièrement dû à l’autorité du maréchal Kesselring ?
Je dirais que, lorsqu’on en viendra à écrire l’histoire de cette époque, le plus grand mérite sera attribué au Pape Pie XII. Mais, après lui, on adressera des louanges à la Wehrmacht et à son chef Kesselring.
Je vous remercie. Je n’ai pas d’autre question à poser.
On a prétendu que l’accusé von Papen, nommé ambassadeur à Vienne en été 1934, a mené une politique d’expansion agressive en vue d’englober tout le sud-est de la Turquie, et qu’il avait, en outre, proposé à certains pays voisins, tels que la Hongrie et la Pologne, certains territoires qui seraient acquis lors du partage projeté de la Tchécoslovaquie. Cette politique exista-t-elle réellement ?
Je vous prie de m’excuser, mais je n’ai pas bien compris votre question.
Cette politique, telle que je viens de la décrire, existait-elle réellement ?
Mes observations ne commencèrent qu’à la fin de l’été 1936, car auparavant j’étais à l’étranger. Je n’ai jamais remarqué que M. von Papen ait suivi à Vienne une politique avec des visées sur le Sud-Est, ou qu’il ait été chargé de le faire. Le ministère des Affaires étrangères ne pouvait certes pas le charger d’une pareille mission, étant donné que M. von Papen ne dépendait pas de ce ministère.
Et cette politique, qui vient d’être mentionnée, existait-elle lorsque vous êtes entré au ministère des Affaires étrangères ?
Puis-je vous prier de répéter la question ?
Cette politique d’expansion de la part de l’Allemagne...
Quelle politique ?
La politique agressive d’expansion de l’Allemagne vers le Sud-Est jusqu’à la Turpuie, le démembrement de la Tchécoslovaquie et la cession de certains territoires tchécoslovaques à la Pologne et à la Hongrie.
Oui, en 1939, sans aucun doute ?
Non, en 1936.
Non.
Je vous remercie.
Le Ministère Public ?
Témoin, je vais vous poser une ou deux questions à propos de l’Athenia. Vous avez dit au Tribunal que vous aviez vous-même vu le chargé d’affaires des États-Unis vers le milieu de septembre, et que vous lui aviez déclaré qu’il était impossible qu’un sous-marin allemand eût coulé l’Athenia. C’est bien cela, n’est-ce pas ?
Je nai pas vu le chargé d’affaires américain à la mi-septembre, mais le jour même où j’ai appris le naufrage de ce bateau, c’est-à-dire, sans doute, le 3, 4 ou 5 septembre.
Vous avez donné déjà, à ce moment-là, l’assurance au représentant américain qu’il était impossible qu’un sous-marin allemand eût pu être responsable de ce naufrage ?
C’est exact.
Et avez-vous recommandé, ou plutôt le ministère des Affaires étrangères a-t-il recommandé au Commandant en chef de la Marine allemande de recevoir l’attaché naval américain pour lui dire la même chose, à savoir qu’un sous-marin allemand n’avait pas pu couler l’Athenia ?
Je n’en sais rien ; je ne me suis occupé que du chargé d’affaires.
J’aimerais que vous regardiez un nouveau document, le numéro D-804, qui va être déposé sous le numéro GB-477. C’est un extrait des archives de l’État-Major naval traitant de l’affaire de l’Athenia. Vous verrez que c’est un communiqué de Neubauer à l’attaché naval qui déclare ce qui suit : « Le ministère des Affaires étrangères a reçu un rapport téléphonique sur la rencontre du Commandant en chef de la Marine allemande avec l’attaché naval américain, le 13 septembre 1939, qui est ainsi conçu : « Le 16 septembre, vers 13 heures, le Commandant en chef... »
Je vous demande pardon, je n’ai pas encore trouvé la citation.
Vous préféreriez peut-être suivre dans le texte anglais ; je vais lire le second paragraphe :
« Le 16 septembre, vers 13 heures, le Commandant en chef de la Marine de guerre a reçu l’attaché naval américain, sur la suggestion du ministre des Affaires étrangères du Reich. Il lui a dit à peu près qu’il avait eu l’intention, depuis quelques jours déjà, ainsi qu’il le savait, de lui écrire pour le prier de se rendre auprès de lui, afin de lui donner son opinion sur le naufrage de l’Athenia, étant donné la campagne qui se développait à ce propos. Cependant, il avait attendu le retour des sous-marins qui, engagés contre les flottes marchandes auraient pu, à l’époque, participer à l’affaire, afin qu’il pût lui-même recevoir un compte rendu sur leur activité. Il répéta énergiquement à plusieurs reprises que le naufrage de l’Athenia n’était pas dû à un sous-marin allemand. Le navire qui se trouvait le plus proche de l’endroit du naufrage était à environ 170 milles marins. En outre, les instructions données aux commandants des sous-marins sur la façon de mener les opérations contre les navires marchands avaient été publiées. Jusque là, aucun cas de désobéissance à ces ordres ne s’était produit. Au contraire, un capitaine américain avait, peu de temps avant, rapporté favorablement la conduite chevaleresque et la courtoisie des commandants de sous-marins allemands. »
Il ressort très clairement de tout cela que le ministère des Affaires étrangères allemand était fort soucieux de camoufler aussi bien que possible l’affaire de l’Athenia ?
Non, il n’y avait rien à camoufler.
Lorsque vous avez appris, fin septembre que c’était, en fait, le U-30 qui avait coulé l’Athenia, il y eut alors beaucoup de choses à cacher, n’est-ce pas ?
Je crois avoir déjà dit hier que je n’en ai jamais rien su.
Voulez-vous laisser entendre que vous ignoriez, à la fin de septembre, au retour du U-30, que ce sous-marin avait, en effet, coulé l’Athenia ?
Je ne m’en souviens absolument pas.
Quand avez-vous appris pour la première fois que l’Athenia avait été coulé par le U-30 ?
Autant que je m’en souvienne, certainement pas pendant la guerre.
J’avais compris hier que vous aviez dit que vous croyiez que la publication parue dans le Völkischer Beobachter, accusant M. Winston Churchill d’avoir fait couler l’Athenia , était l’œuvre d’une fantaisie perverse, n’est-ce pas ?
Absolument.
Alors, voulez-vous prétendre devant le Tribunal que vous n’avez appris la vérité à propos de l’Athenia qu’à la fin de la guerre, alors que vous vous occupiez directement de cette question au ministère des Affaires étrangères ?
Je vous ai exposé hier déjà ce que je savais de cette affaire. Il semble que la Marine ne se soit rendu compte que plus tard que le naufrage de l’Athenia était dû à un sous-marin allemand. Mais je ne me rappelle absolument pas que le ministère des Affaires étrangères ou moi-même en ait été informé.
En tout cas, l’accusé Raeder n’a rien fait par la suite pour modifier les renseignements transmis aux représentants diplomatiques américains, n’est-ce pas ?
Je ne me rappelle absolument pas que, l’amiral Raeder ait fait une communication quelconque à cet effet, ni à moi-même ni au ministère des Affaires étrangères.
Maintenant, passons à l’accusé von Neurath. Si le Tribunal est d’accord avec moi, je ne me propose pas d’interroger ce témoin sur l’Histoire diplomatique antérieure, car le Tribunal a exprimé le vœu de repousser ce sujet après l’interrogatoire des accusés. (S’adressant au témoin.) Je voudrais cependant vous poser une question générale. Quelle est la date la plus ancienne à laquelle des fonctionnaires responsables du ministère des Affaires étrangères, tels que vous-même, se sont rendus compte pour la première fois que Hitler entendait déclencher une guerre d’agression ?
Je me suis rendu compte clairement pour la première fois, en mai 1933, que la politique extérieure du Gouvernement de Hitler était dangereuse. Et au cours de l’été 1938, qu’une guerre d’agression était projetée, ou du moins, que la voie choisie en politique extérieure pourrait facilement nous mener à une guerre.
Au mois d’avril 1938, déjà la situation politique extérieure était tellement tendue que vous avez envoyé à tous les représentants diplomatiques allemands un mémorandum spécial ayant trait à la situation critique.
C’est possible. Me permettez-vous de voir le document ?
Je voudrais que vous regardiez le document PS-3572 ; c’est ce mémorandum du 25 avril 1938, portant votre signature, dont un exemplaire fut envoyé à tous les représentants diplomatiques allemands. Ce document, qui sera déposé sous le numéro GB-478, est rédigé comme suit :
« Étant donné que les travaux et préparatifs de mobilisation à l’intérieur de l’Allemagne, tant pour la Wehrmacht que pour toutes les administrations civiles, y compris les Affaires étrangères, sont bien avancés, il importe maintenant que soient prises sans tarder des mesures correspondantes, par tous les services du Reich à l’étranger et dans tous les domaines qui les concernent. » Suivent une série d’instructions concernant les mesures à prendre en temps de crise ou même de mobilisation et l’avant-dernier paragraphe souligne :
« Je demande aux chefs de services de réfléchir d’ores et déjà et sans attendre d’autres instructions, aux mesures à prendre en cas d’urgence, dans le domaine de leur activité. Dans l’intérêt du secret le plus absolu, il est indispensable que le nombre de personnes mises au courant de ces instructions soit réduit au minimum. »
Voilà qui laisse à penser, n’est-ce pas, qu’au mois d’avril 1938, vous vous rendiez compte qu’une mobilisation pouvait survenir d’un moment à l’autre ?
Puis-je vous demander si ce document est vraiment daté de 1938, ou bien de 1939 ? Je ne distingue pas bien la date.
Il date du 25 avril 1938.
Oui, c’est possible.
Or, vous étiez vous-même opposé à la politique étrangère agressive de Hitler, n’est-ce pas ?
Je n’ai pas très bien compris la question.
Vous étiez vous-même opposé à la politique étrangère agressive de Hitler, n’est-ce pas ?
Personnellement, oui, absolument.
Avez-vous tenté de persuader l’accusé von Neurath de s’opposer également à cette politique d’agression de Hitler ?
Monsieur von Neurath n’était pas ministre des Affaires étrangères à l’époque.
Mais il demeurait pourtant un fonctionnaire très important dans l’État nazi, n’est-ce pas ?
Je crois que son influence à cette époque était encore plus réduite qu’auparavant. Mais j’ai maintenu le contact avec lui, et je crois que son point de vue et le mien étaient parfaitement en accord-
Et pourtant, il continua à servir l’État nazi, et même sur un territoire qui avait été acquis à la suite de cette politique d’agression, n’est-ce pas ?
Je vous serais reconnaissant de vouloir bien poser cette question à M. von Neurath plutôt qu’à moi-même.
Comme vous voudrez. Au mois de mars 1944, vous étiez en Italie, à Rome, n’est-ce pas ?
Oui.
Vous avez témoigné sur la façon dont la Wehrmacht se comporta en Italie. Étiez-vous à Rome lors des massacres des grottes d’Hadrien ? Témoin, vous vous souvenez de l’incident, n’est-ce pas ?
Oui.
Lorsque 325 Italiens furent assassinés et 57 Juifs ajoutés à ce nombre. Vous étiez à Rome à ce moment-là, n’est-ce pas ?
Je crois qu’il s’agissait de 320 prisonniers qui furent assassinés dans la grotte que vous venez de mentionner.
Oui. Avez-vous été consulté à ce sujet ?
Non.
Cette action fut accomplie par la Wehrmacht, n’est-ce pas ?
Par la Police allemande, je crois, et non par la Wehrmacht.
Et vous savez, témoin, que de nombreux assassinats de ce genre furent perpétrés par les SS, pendant que les Allemands étaient en Italie, n’est-ce pas ?
Je ne sais pas si beaucoup d’assassinats eurent lieu, mais je crois que la Police allemande était bien capable de telles choses.
Vous savez que vous avez semé la terreur et la brutalité partout où vous êtes allés en Italie, n’est-ce pas ?
La Police allemande, oui.
Je n’ai pas d’autres questions à poser.
Voulez-vous à nouveau poser quelques questions au témoin ?
Je n’ai pas d’autres questions, Monsieur le Président.
Le témoin peut se retirer.
Monsieur le Président, puis-je faire introduire maintenant le vice-amiral Schulte-Mönting ?
Oui, certainement.
Veuillez me dire votre nom ?
Erich Schulte-Mönting.
Voulez-vous répéter ce serment après moi : « Je jure devant Dieu tout puissant et omniscient, que je dirai la pure vérité et que je ne cèlerai ni n’ajouterai rien. »
Vous pouvez vous asseoir.
Je vous prie d’indiquer très brièvement, les fonctions que vous avez exercées de 1925 à 1945, et particulièrement quels furent les postes que vous avez occupés sous le commandement du Grand-Amiral Raeder ?
De 1925 à 1928, j’ai été aide de camp naval auprès du Président Hindenburg et, comme tel, deuxième aide de camp du Commandant en chef du grand État-Major de la Marine ; donc, le début de ma collaboration avec Raeder date de 1928. De 1929 à 1933, j’ai exercé divers commandements. De 1933 à 1937, j’ai été premier aide de camp de Raeder. De 1937 à 1939, j’ai eu plusieurs commandements. De 1939 à 1943, chef d’État-Major auprès du Grand-Amiral Raeder ; de 1943 à 1944, chef d’État-Major auprès du Grand-Amiral Dönitz. En janvier 1944, j’ai été Commandant en chef de la Marine pour le sud de la France, jusqu’à l’invasion ; enfin amiral Commandant en chef le secteur nord à Trondheim. Après la débâcle, je me suis occupé pendant quelques mois de travaux de démobilisation, auprès de la Marine, britannique. Puis, en automne, j’ai été interné dans un camp de généraux en Angleterre.
Puis-je vous prier de me dire, si vous vous en souvenez, à quel mois de 1933 vous avez débuté auprès de Raeder ?
Le 1er janvier.
Pouvez-vous, très brièvement, nous donner quelques indications sur la considération dont jouissait Raeder en tant que technicien de la Marine, surtout à l’étranger ? Uniquement dans le domaine technique de la Marine.
Oui, je crois que, grâce aux nombreuses années de service effectuées auprès de Raeder et à la suite de maintes conversations que j’ai eues avec des étrangers, j’ai pu m’en faire une idée. Raeder est resté après tout, chef suprême de la Marine pendant quinze ans. Il était réputé, ou plutôt avait acquis un renom du fait qu’il avait été officier commandant et chef d’État-Major du dernier Commandant en chef de la Marine impériale, l’amiral Hipper, l’adversaire du célèbre amiral anglais Beatty, dans la bataille navale du Skagerrak. Il était connu...
Témoin, voulez-vous faire attention à la lumière ? Lorsque l’ampoule jaune s’allume, vous parlez trop vite. Si la rouge s’allume vous devez vous arrêter.
Il était connu par son activité littéraire à l’époque de « l’ère de Tirpitz », lorsqu’il éditait le Nautikus, et, ensuite après la première guerre mondiale, par ses deux ouvrages sur la guerre des croiseurs pendant la première guerre mondiale, dont il fut récompensé par le titre de docteur honoris causa, qui lui valut une réputation parmi les spécialistes.
On reproche à l’accusé d’avoir reconstruit la Marine avec l’intention de mener une guerre d’agression et - cela même lorsque le Traité de Versailles était encore en vigueur ?
Ce n’est pas exact. Au cours de toutes les conversations que j’ai eues avec Raeder, jamais il n’y eut la moindre pensée et encore moins le moindre mot au sujet d’une guerre d’agression. Je suis convaincu que toutes ses façons d’agir et toutes ses directives prouvent le contraire.
Des dispositions d’ordre stratégique ont-elles été envisagées, en vue d’une guerre d’agression, alors que le Traité de Versailles était encore en vigueur ?
Non, jamais.
Quels furent les thèmes fondamentaux des manœuvres qui furent effectuées par la Marine au cours des années 1932 à 1939 ?
Ces manœuvres consistaient exclusivement en mesures de protection et de défense des eaux territoriales et de nos côtes proprement dites.
La guerre avec l’Angleterre fut-elle envisagée comme thème de certaines de ces manœuvres entre 1932 et 1939 ?
Non, jamais on ne la prit comme thème de manœuvres, et je crois que c’eût même paru impossible et déraisonnable à tous les officiers de la Marine. Je me rappelle qu’au début de 1939 encore, Raeder transmit aux commandants d’escadres, une directive relative aux manœuvres, dans laquelle il excluait tout exercice dirigé contre l’Angleterre. Il était donc interdit d’entreprendre de telles manœuvres.
Amiral, ainsi que vous le savez, il a maintenant été confirmé qu’entre 1920 et 1929, au su du Gouvernement parlementaire d’alors, la Marine a violé le Traité de Versailles. Ces questions ont déjà été longuement traitées ici, et je vous demanderai donc d’y répondre très brièvement. Je voudrais vous poser une question d’ordre général : est-il possible, d’après les violations que vous connaissez, que l’on ait eu des intentions agressives ?
Non, j’estime que c’est absolument exclu. Ces violations étaient de peu d’importance et se rapportaient uniquement à la protection et à la défense, de sorte qu’il est absolument impossible de considérer par là que l’on envisageait une agression.
Pouvez-vous, très brièvement, nous donner quelques exemples des violations qui furent commises ?
Tout d’abord, elles se limitèrent à l’installation de batteries côtières, de batteries anti-aériennes, à l’acquisition de mines et autres engins semblables, qui avaient tous uniquement pour but la protection ou la défense.
Ces violations du Traité de Versailles ou, dirons-nous, ces légers écarts, furent-ils connus de la Commission interalliée, tous ou en partie, et cette dernière a-t-elle plus ou moins fermé les yeux là-dessus, étant donné qu’il s’agissait de choses peu importantes ?
Oui, je dirais même que c’était en somme un secret de polichinelle.
Puis-je vous prier, Monsieur l’amiral, de faire une pause entre la question et la réponse, afin de permettre aux interprètes de vous suivre ? Veuillez faire une pause avant de répondre à chaque question. Je vous prie donc de répéter votre réponse à ma dernière question concernant la Commission.
Je dirais même que c’était, en somme, un secret de polichinelle. On n’y prêta guère attention.
Comme preuve de ces violations du Traité dans le but d’une guerre d’agression, le Ministère Public a présenté à plusieurs reprises l’ouvrage du capitaine de vaisseau Schüssler intitulé La lutte de la Marine contre Versailles (document C-156). Je vous soumets ce livre dans l’original, et, pour économiser du temps et ne pas importuner le Tribunal avec des détails futiles — je ne désire pas m’arrêter aux détails — je vous demanderai simplement ce que vous savez sur cet ouvrage, ce qui lui a valu d’être écrit, quand il fut publié et quelle est votre opinion à ce sujet ?
Je connais ce livre. Il a été écrit à la suite des attaques lancées par le régime national-socialiste, en 1934 et 1935, contre le Gouvernement précédent et contre la Marine, les accusant d’avoir négligé de préparer la défense de la nation et de ne pas avoir exploité à fond les possibilités offertes par le Traité de Versailles. D’où l’idée de publier en quelque sorte une justification ; c’est ainsi qu’il faut considérer cet ouvrage : une justification pour, dirons-nous, des péchés d’omission. Cet opuscule ne fut effectivement pas publié par la suite ; on l’a même retiré de la circulation, parce qu’il ne constituait, après tout, qu’une faible tentative et, qu’en somme, il ne contenait pas de preuve réelle de réarmement.
Cette brochure fut-elle diffusée, par la suite, dans la Marine ?
Non. Ainsi que je l’ai dit, elle fut même retirée aux services qui la possédaient et de vives critiques furent élevées à son sujet.
A-t-on retiré cette brochure sur l’ordre de Raeder ?
Oui, je le crois.
Au vu de cet ouvrage, ainsi que d’un autre document, d’Assmann, une accusation a été formulée au sujet des rapports qui ont existé avec une certaine entreprise de constructions hollandaise et on a prétendu, hier encore, que des sous-marins auraient été construits pour le compte de l’Allemagne. Est-ce exact ?
Ce n’est pas exact. Les sous-marins dont les plans ont été dressés par cette maison hollandaise et qui ont été construits à l’étranger n’étaient pas destinés à la Marine allemande, mais à des pays étrangers.
Savez-vous pour qui ils furent faits ? A qui fut livré le bâtiment fabriqué en Finlande ?
Je crois que l’un d’entre eux fut livré à la Turquie et l’autre à la Finlande.
En somme, les bâtiments en question ont été construits sur l’ordre et pour le compte de pays étrangers ?
Oui.
Quels ont été les avantages dont bénéficia la Marine en participant à ces constructions ?
Ce qui nous importait, c’était de maintenir vivante l’expérience de la guerre sous-marine acquise au cours de la dernière grande guerre et la Marine tenait à ce que des constructeurs de sous-marins pussent continuer à être formés dans leur spécialité.
Était-ce là, à votre avis, quelque chose qui était défendu par le Traité de Versailles ?
Non, je ne connais aucune clause du Traité de Versailles interdisant à l’Allemagne de déployer une activité de ce genre à l’étranger.
Les premiers jours de février 1933, le Grand-Amiral Raeder fit à Hitler son premier rapport sur la Marine. Savez-vous ce que Hitler, à cette occasion, désigna comme base d’un plan de reconstruction de la Marine ?
Oui. Je m’en souviens très exactement, car c’était le premier rapport de l’amiral Raeder, alors chef de l’État-Major de la Marine au Chancelier du Reich Hitler. Hitler dit à Raeder qu’à l’avenir sa politique serait basée sur une bonne entente avec l’Angleterre et qu’il entendait le prouver en essayant de conclure un accord naval avec ce pays. C’est pourquoi il désirait que la flotte allemande fût maintenue relativement petite car il voulait reconnaître la suprématie sur mer de l’Angleterre en tant que grande puissance. Il proposerait donc, dans ce sens, un rapport de forces approprié. Il désirait arriver à un accord sur la construction de notre Marine et nous priait de bien tenir compte à l’avenir de ces principes politiques. Raeder fut vivement impressionné par ces déclarations, car elles concordaient absolument avec son propre point de vue.
Dans le cadre de ces principes, l’accord naval anglo-allemand fut conclu en 1935. La Marine dans son ensemble, et l’Amiral Raeder en particulier, furent-ils satisfaits de cet accord ou bien y virent-ils certains désavantages ?
Raeder et la Marine furent particulièrement heureux de cet accord, bien qu’il nous obligeât de nous imposer à nous-mêmes, pendant une période déterminée, des restrictions sévères. Par cet accord naval, et en comparant avec la Conférence de Washington, nous prenions place parmi les petites puissances maritimes. Malgré cela, l’accord reçut un bon accueil, car nous désirions fermement entretenir des relations amicales avec la Marine britannique et pensions que si nous adoptions une politique raisonnable et modérée, l’Angleterre nous en saurait gré.
Savez-vous si, en son temps, Hitler approuva cet accord dans la forme où il fut conclu et s’il en manifesta de la satisfaction ?
Oui, et je puis l’affirmer avec certitude. Raeder et moi étions par hasard avec Hitler à Hambourg le jour où cet accord fut conclu. Lorsqu’on lui rapporta la nouvelle, Hitler se tourna vers Raeder et lui déclara : « C’est aujourd’hui le plus beau jour de ma vie. Ce matin, mon médecin m’a fait savoir que ma laryngite était sans importance, et, cet après-midi, j’apprends cette nouvelle politique absolument réjouissante ».
Vous avez déjà indiqué, amiral, que l’accord naval fut salué avec joie par la Marine. Vous vous souviendrez qu’en 1937, un accord naval modifié fut à nouveau conclu avec l’Angleterre. L’attitude de la Marine demeura-t-elle la même que précédemment ?
Oui, absolument la même. L’accord naval de 1937 n’était, en somme, qu’un complément. Il prévoyait un échange d’informations ; et nous nous sommes aussi mis d’accord avec la Marine britannique sur le chiffre du tonnage de sous-marins. Nous n’avions aucune raison...
Vous parlez de tonnage des sous-marins. Je vous rappelle que l’accord de 1935 prévoyait un rapport de 100% de tonnage britannique à 45 % de tonnage auquel se limitait l’Allemagne, tout en se réservant pourtant le droit d’élever son tonnage jusqu’à 100%, mais à la condition d’en prévenir l’Angleterre et d’en discuter avec l’Amirauté britannique. Un avis fut-il donné sur cette augmentation à 100% ? Quand et sous quelle forme ?
Après que nous eûmes atteint 100%, l’amiral Cunningham se rendit à Berlin et la question fut soulevée et discutée. Je ne me souviens plus s’il y eut également une confirmation écrite ; je pense que oui, car tel fut justement le but de l’accord naval de 1937. Lors de sa visite en décembre 1938, l’amiral Cunningham nous présenta l’accord définitif de l’Angleterre pour l’égalité à 100% des sous-marins. Tout au moins, c’est ainsi que j’ai, que nous avons tous, interprété sa visite.
Vous souvenez-vous si une conversation particulière eut lieu entre l’amiral Cunningham et Raeder lors de cette visite, au cours de laquelle l’amiral Cunningham discuta d’une façon générale des rapports entre les deux Marines et entre l’Allemagne et l’Angleterre
Personnellement, j’ai eu l’impression que Cunningham et Raeder se quittèrent d’une façon très amicale. Avant son départ, un déjeuner plutôt intime fut offert à Cunningham, qui exprima le plaisir qu’il éprouvait à la conclusion de l’accord naval et conclut en souhaitant que, maintenant que toutes ces questions étaient enfin réglées, il n’y aurait à l’avenir plus jamais de guerre entre nos deux Marines.
Quelle est la date de cet incident ?
Décembre 1938. Je crois que c’est exact, amiral.
Oui, autant que je m’en souvienne, décembre 1938.
Je me rappelle la date d’après les déclarations du Grand-Amiral Raeder. Je savais seulement que c’était en 1938.
De quel amiral Cunningham s’agit-il ?
Je ne sais pas, je ne suis pas spécialiste de la Marine, mais peut-être que l’amiral Schulte-Mönting pourrait vous renseigner.
Je n’ai pas bien compris là question, Docteur Siemers.
De quel amiral Cunningham s’agit-il ?
De l’amiral Lord Cunningham, le plus, âgé des deux.
Monsieur le Président, puis-je faire encore remarquer que ce devait être vers le 30 ou le 31 décembre 1938, autant que nous le sachions et autant que Raeder s’en souvienne. (Au témoin.) De 1933 à 1939, Raeder pensait-il que Hitler ne déclencherait jamais de guerre ?
Oui, Raeder en était entièrement convaincu ; pour le prouver, je crois pouvoir déclarer qu’effectivement, rien ne fut modifié à notre programme de constructions pendant toute cette période-là. Or, il eût été indispensable de le faire, si l’on avait tant soit peu envisagé une guerre d’agression.
Comment aurait-on dû modifier le programme de constructions, si l’on avait envisagé une guerre d’agression ?
Il aurait au moins fallu développer le programme de construction des sous-marins.
Paraissait-il évident, à vous et aux officiers supérieurs, qu’une guerre d’agression déclenchée par l’Allemagne amènerait forcément la guerre avec l’Angleterre ?
Oui ; c’est précisément ce fait qui prouve, à mon avis, que nous n’envisagions pas une guerre d’agression.
Monsieur l’amiral, en 1938 et en 1939, certains faits se sont produits qui justifiaient pourtant un certain scepticisme. Je vous rappelle la crise qui eut lieu à l’automne 1938 au sujet du Pays des Sudètes et qui faillit déclencher la guerre ; celle-ci ne fut évitée à la dernière minute que par l’accord de Munich. Je voudrais attirer plus particulièrement votre attention sur l’occupation du reste de, la Tchécoslovaquie en mars 1939, ce qui était contraire aux accords de Munich. Quelle fut l’attitude de Raeder lors de ces événements ? Vous devez le savoir, étant donné que vous pouviez vous entretenir avec lui presque tous les jours.
Comme Hitler avait déclaré expressément à Munich qu’il n’envisageait de récupérer que les territoires allemands de la Tchécoslovaquie et bien qu’il paraissait peut-être aux yeux du monde très fermement décidé, il était cependant disposé à négocier ; Raeder et les milieux influents de la Marine croyaient que ces questions pourraient se régler sur le plan politique. Pourtant l’occupation de la Tchécoslovaquie nous troubla profondément ; mais nous étions convaincus que Hitler ne formulerait pas d’exigences impossibles et qu’il serait prêt à traiter ces questions politiquement, car nous ne pouvions pas imaginer qu’il exposerait le peuple allemand au péril d’une deuxième guerre mondiale.
Saviez-vous que, avant la conclusion de l’accord avec Hacha, effectué d’ailleurs dans des circonstances assez étranges, on aurait menacé Prague d’un bombardement ? Raeder en savait-il quelque chose ?
Je ne crois pas que Raeder en ait su quelque chose. Personnellement, c’est la première fois que j’entends parler de cela.
J’en arrive au document L-79. C’est le discours de Hitler du 23 mai 1939 ; il se trouve dans ce qu’on a appelé le « Petit dossier Schmundt ». Monsieur le Président, c’est le document USA-27, qui est à la page 74 du livre de documents numéro 10 de la Délégation britannique. (Au témoin.) Ce discours prononcé par Hitler le 23 mai 1939, fut enregistré par son aide de camp, le lieutenant-colonel Schmundt. Autant que je sache, le jour même, Raeder s’entretint longuement avec vous au sujet de ce discours. A ce moment-là, vous exerciez les fonctions de chef d’État-Major depuis six mois environ. D’après votre expérience ultérieure, ce document est-il conforme au genre de compte rendu qu’il était d’usage d’employer pour les discours militaires ?
On ne peut pas considérer cette copie comme un compte rendu véritable. Ce document...
Docteur Siemers, d’abord vous avez posé une question qui suggère trop la réponse ; vous lui avez mis la réponse dans la bouche. C’est un tort. Si vous vouliez prouver qu’il avait eu une conversation avec Raeder, vous auriez dû lui demander si cette conversation avait eu lieu. Vous avez commencé par lui dire qu’elle avait eu lieu. Le but de l’interrogatoire est de poser des questions. Le témoin peut dire s’il a eu ou non cette conversation avec Raeder. Il ne peut pas nous dire si ce compte rendu est fidèle puisqu’il n’a pas lui-même assisté à cette réunion.
Je remercie le Tribunal et je ferai tout mon possible pour poser mes questions d’une manière convenable. Le témoin...
Autre chose encore. Le Tribunal ne peut écouter l’opinion de ce témoin sur le compte rendu d’une réunion à laquelle il n’a pas lui-même assisté.
Monsieur le Président, le compte rendu officiel et exact de toutes les réunions importantes a toujours été soumis au témoin et parcouru par lui en sa qualité de chef d’État-Major. Les comptes rendus lui étaient adressés conformément à la liste de distribution. En conséquence, étant donné que ce document est extrêmement important, je voudrais pouvoir constater si Schulte-Mönting, en sa qualité de chef d’État-Major, a reçu ce compte rendu ou s’il n’a pris connaissance de son contenu que par un rapport verbal du Grand-Amiral Raeder. Voilà pourquoi j’ai posé cette question.
Je vous demande pardon. Vous voulez lui demander s’il a jamais vu ce document ? Oui, vous pouvez le lui demander. Demandez-lui s’il a vu ce document.
Oui, Monsieur le Président, je vous prie de m’excuser. Mais je crois que la réponse du témoin n’a pas été traduite...
Il ne s’agit pas, pour l’instant, de sa réponse. Ce qui nous intéresse, c’est la question que vous pouvez lui poser. Vous pouvez lui demander s’il a vu ce document.
Oui. Je lui pose la question. Amiral, avez-vous, en son temps, vu ce document ?
Non, je le vois ici à Nuremberg pour la première fois.
Comment avez-vous eu connaissance de ce discours du 23 mai ?
En principe, Raeder me faisait toujours part de tous les discours qu’il entendait ou des entretiens confidentiels ou autres, auxquels il assistait. Tout de suite après ce discours, Raeder me décrivit ses impressions, qui sont en contradiction avec ce prétendu compte rendu. Raeder n’éprouva pas cette impression — je dirais — de bellicisme exagéré, qui semble ressortir de ce document. D’autre part...
Le témoin doit nous rapporter ce que Raeder lui a dit. Comme je vous l’ai déjà expliqué, il peut nous faire part de ce que Raeder lui a raconté.
Amiral, je vous prie de nous faire part de ce que Raeder vous a dit exactement.
Raeder m’a dit que Hitler, dans son discours, avait envisagé la possibilité d’un conflit avec la Pologne et que c’était en contradiction avec les questions qu’il avait traitées avec lui seul à seul. Que le discours en soi fût contradictoire, c’était selon ce qu’il me déclara alors — nettement son impression. Il me dit, en outre, qu’à la suite de ce discours il avait eu un entretien avec Hitler, en tête-à-tête, où il lui fit remarquer les contradictions contenues dans ses paroles ; en même temps, il rappela à Hitler ses propres assurances, à savoir qu’il réglerait, quoi qu’il arrivât, la question polonaise d’une façon pacifique ; or, il envisageait désormais la possibilité d’une solution par les armes. Là-dessus, Hitler l’aurait tranquillisé complètement en l’assurant qu’il tenait fermement les rênes sur le plan politique. Lorsque Raeder le questionna, ou plutôt lui fit remarquer cette contradiction et lui demanda ce qu’il avait vraiment l’intention de faire, Hitler lui répondit, comme Raeder me le déclara : « J’ai, moi, Hitler, trois manières de tenir mon secret. La première, en parlant avec vous en tête-à-tête ; la deuxième, en le gardant pour moi tout seul ; et la troisième, quand il s’agit de problèmes de l’avenir dont je n’envisage pas encore la solution. »
Raeder lui fit alors remarquer l’impossibilité d’une guerre. Selon lui, Hitler lui répondit : « Ces choses, voyez-vous, peuvent être interprétées ainsi : c’est comme si nous avions convenu d’un règlement pour un mark. Moi, Hitler, je vous ai déjà payé 99 pfennigs. Croyez-vous que, pour le seul pfennig qui vous est dû, vous me traduiriez devant un tribunal ? » Raeder répondit : « Non ». Hitler dit alors : « Voyez-vous, j’ai obtenu ce que j’ai voulu par des moyens politiques ; je ne crois donc pas que, pour cette dernière question politique » — c’est-à-dire la question du Corridor polonais — « nous devions envisager une guerre avec l’Angleterre ».
Il s’agit de l’entretien qu’eut Raeder avec Hitler à la suite de ce discours ?
Oui, immédiatement après ce discours.
Nous allons maintenant suspendre l’audience.
Amiral, je voudrais vous poser encore une question à propos du compte rendu que je vous ai montré : comme chef d’État-Major, receviez-vous et lisiez-vous personnellement tous les comptes rendus qui parvenaient à Raeder ?
Oui, généralement, je voyais tous les comptes rendus et rapports, avant qu’ils ne fussent soumis à Raeder.
Le Grand-Amiral Raeder était-il d’avis... je vous demande pardon, je voudrais vous poser la question autrement. Quel point de vue défendait Raeder en ce qui concernait les rapports entre la Marine, d’une part, et l’a politique, de l’autre ?
Raeder était d’avis que nous, dans la Marine, n’avions rien à faire avec la politique. Il adopta cette attitude comme un ordre et un « testament » du Président du Reich von Hindenburg qui, au moment où il l’appela et le plaça à la tête de la Marine, lui en avait fait une obligation.
J’en viens maintenant à la Norvège. Quelles furent les raisons qui incitèrent Raeder, en septembre et octobre 1939, à examiner l’éventualité d’une occupation de la Norvège ?
Elles tenaient à des rapports qui nous parvenaient de différentes sources sur les intentions des Alliés d’occuper la Norvège. Ces renseignements nous venaient des sources suivantes : en premier lieu de l’amiral Canaris, chef de notre service de contre-espionnage, qui présentait à Raeder, en ma présence, un rapport hebdomadaire contenant des renseignements ; en second lieu, de notre attaché naval à Oslo, le capitaine de corvette Schreiber, qui nous indiquait que les rumeurs s’intensifiaient au sujet de l’intention des Alliés d’entraîner la Scandinavie dans la guerre, afin d’empêcher les envois de minerai suédois en Allemagne. Nous estimions que ce n’était pas là une chose impossible, car, ainsi que le prouvaient les documents sur la première guerre mondiale, Churchill avait sérieusement envisagé l’occupation de la Norvège.
Y avait-il encore une autre source de renseignements ?
L’amiral Carls, commandant en chef du groupe Nord, avait des informations analogues qu’il nous transmettait verbalement ou par écrit.
Vous souvenez-vous encore de certains détails de ces rapports que vous pourriez nous citer très brièvement ?
Oui, il y avait des renseignements sur des équipages d’aviateurs britanniques à Oslo, camouflés en civils. Certains rapports parlaient de travaux d’inspection des ponts, des viaducs et des tunnels norvégiens entrepris par des officiers alliés et cela jusqu’à la frontière suédoise, ce qui dévoilait l’intention de faire des transports de matériel militaire très lourd et de pièces. Enfin, et non de moindre importance, il y avait des rapports sur une mobilisation secrète de troupes suédoises en raison d’une prétendue menace sur les régions minières.
Quelle menace de danger en résultait-il pour l’Allemagne ?
Si la Norvège avait effectivement été occupée, la conduite de la guerre dans la mer du Nord serait devenue quasiment impossible et certainement très difficile dans la Baltique. Les transports de minerais auraient sans doute été interrompus ; la menace aérienne contre les territoires allemands du Nord et de l’Est certainement augmentée ; et, à la longue, la mer du Nord et la Baltique auraient été bloquées définitivement, ce qui eût amené la perte inévitable de cette guerre.
Qu’a entrepris le Grand-Amiral Raeder, à la suite de toutes ces réflexions ?
Il fit part à Hitler de ses préoccupations et attira son attention sur les dangers qui se présentaient.
Quand fit-il ce rapport ?
Si je me souviens bien, à l’automne 1939.
Docteur Siemers, dès maintenant et jusqu’à la suspension d’audience, veuillez aller très lentement car, étant donné le manque de courant, l’enregistrement mécanique est rendu impossible ; par conséquent, nous devons compter uniquement sur le compte rendu sténographique que nous ne pourrons pas contrôler d’après l’enregistrement électrique. Comprenez-vous ? C’est pourquoi je voudrais que vous parliez plus lentement que de coutume pour votre interrogatoire.
Quand eut lieu l’entretien entre Hitler et Raeder, au cours duquel Raeder attira pour la première fois l’attention de Hitler sur ces dangers ?
En octobre 1939.
D’après le journal de guerre, cet entretien eut lieu — ce dont naturellement vous ne pouvez pas vous souvenir exactement — le 10 octobre. En tout cas, c’est apparemment à cet entretien que vous pensez.
Oui.
A la suite de cet entretien, Hitler prit-il une décision définitive ?
Non, en aucune manière.
Y eut-il alors de nombreux entretiens entre Hitler et Raeder à ce sujet ?
Non, il n’y eut tout d’abord plus d’entretiens à ce sujet jusque vers la fin de l’année. Ce n’est que lorsque les renseignements auxquels j’ai fait allusion tout à l’heure se précisèrent de plus en plus que ce problème fut repris.
Savez-vous que Quisling est venu à Berlin en décembre 1939 et qu’il s’est entretenu avec Raeder ?
Oui, je le sais, et j’ai participé à cet entretien.
Qu’a dit Quisling à Raeder ?
Quisling venait sur la recommandation de Rosenberg, et déclara qu’il avait des renseignements très importants sur le plan militaire et politique. Il confirma dans l’ensemble, ce que nous savions déjà.
Au cours de cet entretien, n’a-t-il été question que de ces dangers militaires ?
Ce sont ces choses-là exclusivement qui furent traitées ; d’ailleurs, l’entretien fut de très courte durée.
On n’aborda aucune question politique.
Non, absolument pas.
Savez-vous quand Raeder rencontra Quisling pour la première fois ?
C’est à l’occasion de cette visite.
Raeder avait-il alors des relations étroites avec Rosenberg ?
Non, il ne le connaissait que de vue.
Rosenberg avait-il précédemment informé Raeder de ses relations avec Quisling ?
A ma connaissance, non.
Que fit Raeder lorsque Quisling lui confirma les renseignements donnés par Canaris et les autres sources ?
Comme les faits que nous soupçonnions étaient confirmés du côté norvégien, Raeder les considéra comme si graves qu’il se rendit aussitôt chez Hitler.
Savez-vous aussi ce qu’il proposa à Hitler ?
Hitler exprima le désir de s’entretenir personnellement avec Quisling.
Cet entretien eut-il lieu ?
Oui.
Une décision définitive fut-elle prise alors, à propos de la Norvège, en décembre 1939 ?
Non, Hitler ordonna qu’en guise de contre-mesure, on procédât à l’examen théorique de préparatifs pour un débarquement allemand en Norvège ; mais l’ordre définitif, autant que je sache, ne fut donné qu’en mars.
Le débarquement en Norvège était-il une entreprise que Raeder et vous-même considériez comme très risquée, ou bien pensiez-vous être sûrs de votre affaire ?
Non, Raeder et les officiers de l’État-Major naval, ainsi que les commandants des unités combattantes, voyaient de très grands risques dans cette entreprise. Je rappelerai ici une allocution de Churchill devant le Parlement où, interrogé sur ces faits, il déclara qu’il ne croyait pas que la flotte allemande assumerait un tel risque, en face de la flotte britannique.
Savez-vous quand Churchill fit cette déclaration ?
Je crois que ce fut entre le 7 et le 9 avril.
1940 ?
Oui, 1940.
A combien estimiez-vous, à l’État-Major naval, le risque de pertes ?
Raeder avisa Hitler qu’il devait envisager la possibilité de perdre complètement la flotte ou, si tout allait pour le mieux, de compter sur une perte de 30% des forces engagées.
Et quelles furent les pertes ?
Environ 30 %.
Étant donné le risque de perdre la flotte entière, Raeder fut-il, au début, en faveur d’une telle entreprise ?
Non, il estimait qu’une attitude neutre de la part de la Norvège était préférable à la nécessité d’assumer ce risque.
Le Ministère Public a avancé ici que Raeder et l’État-Major naval recommandèrent cette opération par soif de conquête et de gloire. Qu’en dites-vous ?
Raeder n’avait aucune soif de gloire. Les plans d’opérations dont l’idée naissait sur son bureau étaient, il est vrai, empreints d’un esprit d’audace mais également de réflexion jusque dans les moindres détails. Ce n’est guère par simple soif de gloire que l’on prépara minutieusement un opération d’une telle envergure, couvrant la distance des ports allemands jusqu’à Narvik — qui correspond à peu près à celle de Nuremberg à Madrid — et que l’on engagea notre propre flotte contre une flotte britannique supérieure.
Raeder déclara à l’État-Major naval ainsi qu’aux commandants des unités combattantes qu’il devait entreprendre cette opération à rencontre de tous les principes de l’art de la guerre parce qu’une nécessité impérieuse l’exigeait.
Quand eut lieu l’élaboration effective de l’opération militaire par l’État-Major naval ?
En février 1940.
Entre les mois de décembre 1939 et mars 1940, avez-vous continué à recevoir des renseignements provenant des sources que vous avez indiquées tout à l’heure ?
Oui.
Ces rapports ultérieurs contenaient-ils des précisions sur les lieux de débarquement, ou n’avez-vous pas remarqué de tels détails ?
Oui, il s’agissait des zones de Narvik à Trondheim, par Bergen, et de Bergen à Oslo.
Est-ce que Raeder... je vous demande pardon, je vais vous poser la question autrement : quels furent les principes de bases proposés par Raeder à Hitler pour les relations entre l’Allemagne et la Norvège ?
Je voudrais répondre...
Pardon, j’aurais dû préciser : à l’époque postérieure au débarquement et au moment où l’Allemagne occupait la Norvège ?
Raeder a toujours préconisé auprès de Hitler une politique de paix. Il a proposé à maintes reprises qu’on tentât de conclure la paix avec la Norvège. Il était en cela d’accord avec le Commandant en chef en Norvège, l’amiral Boehm, tandis que Terboven, chargé de la direction politique, était d’une opinion très différente.
Y eut-il de fortes divergences entre Terboven et son administration civile d’une part, et Raeder, Boehm et son collaborateur, le capitaine de corvette Schreiber, d’autre part ?
Oui, il y eut des divergences très sensibles et les discussions et conflits s’élevèrent même jusqu’à Hitler. Ce dernier déclara alors à Raeder qu’il ne pouvait pas conclure de paix avec la Norvège, parce qu’il devait tenir compte de la France.
Vous dites, amiral, qu’il « devait tenir compte de la France », mais ne pouvait-on pas conclure la paix avec la France aussi ? Et quelle était l’attitude de Raeder à cet égard ?
Raeder préconisait la même chose pour la France.
Et que disait-il ?
Il s’efforça d’obtenir un entretien avec l’amiral Darlan, pour progresser dans ce but. Lors de la fortification de la côte Atlantique, il attira l’attention de Hitler sur le fait quil serait préférable de conclure une paix avec la France, plutôt que de consentir à de lourds sacrifices peut-être inutiles en vue d’une défense. Hitler lui répliqua qu’il était bien d’accord avec lui, mais que, par égard pour l’Italie, il ne pouvait conclure un traité de paix avec la France.
L’entretien entre Raeder et Darlan eut-il lieu ?
Oui, à proximité de Paris.
Y avez-vous assisté ?
Non, l’amiral Schultze, qui commandait en France, était présent.
Raeder vous a-t-il dit si l’entretien avait eu une issue favorable ?
Oui, il m’a fait part de l’issue heureuse de cet entretien.
Raeder en fit-il un compte rendu à Hitler ?
Oui.
Et, malgré cela, Hitler refusa ?
Oui, par égard pour Mussolini.
A votre connaissance, le Parti et la direction des SS, c’est-à-dire Heydrich, ont-ils tenté de lutter contre Raeder ?
Heydrich essaya à maintes reprises de discréditer Raeder et la Marine auprès de Hitler par des diffamations et des mouchardages, soit en introduisant des mouchards dans les mess d’officiers, soit en rapportant des nouvelles dénaturées. Mais Raeder se défendit avec opiniâtreté et avec succès contre ces attaques.
Pourquoi le Parti était-il hostile à Raeder ?
Il est très difficile de répondre à cette question. Je crois que c’était surtout parce qu’il existait, avant tout, des divergences en matière religieuse. Nombre de commandants, avant de partir en croisière, faisaient appel à Raeder, afin que pendant leur absence les membres de leur famille ne fussent pas soumis à des restrictions dans l’exercice de leur religion.
Quelle fut l’époque des premières divergences entre Raeder et Hitler ? Et quand Raeder demanda-t-il à être relevé de ses fonctions ?
L’accusé lui-même a déjà répondu à cette question n’est-ce pas ? Raeder nous l’a dit quand nous le lui avons demandé. Pas de question sur ce sujet.
Je me contenterai alors de vous demander pour quelle raison Raeder est resté ?
D’abord, parce que Hitler lui-même demanda de rester et lui donna des assurances sur le respect de l’intégrité de la Marine. Et ensuite, parce qu’on songeait alors à réunir la Marine de guerre et la Marine marchande en un seul ministère, en y plaçant des membres du Parti. Nous ne pensions pas qu’il en résulterait un accroissement, mais bien plutôt un affaiblissement de nos forces. De plus, on manquait, à ce moment-là, de personnel capable de remplacer les défaillances dues aux maladies et aux pertes. Enfin, Raeder demeura à son poste en raison du sentiment de sa responsabilité et de son amour pour la patrie.
Avez-vous personnellement demandé à Raeder de rester en fonctions ?
Oui, à plusieurs reprises, j’ai été obligé de prier instamment Raeder de rester. Une fois même, Hitler m’a fait venir à la Chancellerie du Reich.
Quand cela se produisit-il ?
Au début de l’année 1939, lorsqu’il m’expliqua très longuement son point de vue et me demanda de persuader Raeder de rester. D’autre part, il jouissait de la confiance de la Marine. Les officiers supérieurs et les fonctionnaires les plus anciens de la Marine me demandèrent, verbalement et par écrit, d’essayer d’empêcher Raeder de quitter prématurément ses fonctions. Dès 1928, il avait guidé la Marine, d’une main ferme, à travers toutes les vicissitudes politiques.
Amiral, puis-je revenir encore sur votre conversation avec Hitler au début de 1939 ? Étiez-vous seul avec lui ?
Oui, j’étais seul avec lui et la conversation dura environ une heure et demie.
A cette occasion, Hitler vous a-t-il dit quelque chose au sujet de ses plans politiques ?
Non, il ne m’a pas parlé de plans politiques dans le sens où l’on entend généralement cette expression. Mais il essaya, une fois de plus, de supprimer les divergences politiques qui existaient entre Raeder et lui. Il me déclara qu’il ne fallait pas soupeser chaque parole qu’il prononçait. Quiconque venait le voir le quittait en ayant raison, car il amenait des procès-verbaux et des témoins. Mais ce qui lui importait à lui, Hitler, c’était de stimuler ses auditeurs et de les inciter à atteindre un rendement maximum, mais il ne voulait pas s’engager simplement sur tel ou tel mot qu’il employait. Il déclara qu’il tenterait à l’avenir de conserver l’autonomie de la Marine sur le plan technique.
Vous venez de dire qu’il ne s’agissait pas de « soupeser chaque parole qu’il prononçait ». Les discours de Hitler n’ont-ils jamais été enregistrés sténographiquement et avec précision ?
Si, mais autant que je sache, seulement vers la fin de la guerre. Hitler répugnait à ce qu’on fixât ce qu’il disait, car chacun de ses auditeurs s’en retournait chez lui avec sa propre conception. Quant à lui, il ne se tenait jamais à son texte ; il pensait à haute voix et voulait entraîner ses auditeurs, mais il ne voulait pas qu’on le prît au mot. J’en ai souvent parlé avec Raeder. Nous savions toujours ce qu’on voulait de nous, mais nous ne savions jamais ce que Hitler lui-même pensait ou voulait.
Si Hitler ne voulait pas qu’on le prît au mot, comment se fait-il que, plus tard, au cours de la guerre, il ait permis que ses discours fussent sténographiés ?
Je vous ai déjà dit qu’il y avait eu de nombreux malentendus. Hitler, aussi bien que les personnes qui lui présentaient des rapports, croyait avoir convaincu son interlocuteur. Là-dessus, on institua l’usage du procès-verbal. Mais les premiers procès-verbaux ne résumaient que les impressions personnelles de ceux qui les avaient rédigés de leur propre initiative.
De quelle époque parle le témoin ? Il a dit que ces procès-verbaux étaient dus à l’initiative personnelle de ceux qui les avaient rédigés. De quelle époque s’agit-il ?
A partir de quand, selon vos souvenirs, les procès-verbaux furent-ils sténographiés ?
A partir de 1942, je crois.
De 1942 ?
Il se pourrait que ce soit 1941. Pendant la guerre, en tout cas.
Mais votre entretien avec Hitler eut lieu en janvier 1939 ?
Oui, en janvier 1939.
Amiral, comment se présentaient donc ces procès-verbaux sténographiés ultérieurs ? En avez-vous vus ?
Nous nous faisions remettre en différentes circonstances des extraits de ces comptes rendus sténo-graphiques, et essayions de les comparer avec le texte préparé ; là encore, nous étions obligés de constater des contradictions.
J’en viens maintenant à l’époque où Hitler préparait la guerre contre la Russie. Je vais vous présenter la directive n° 21, du 18 décembre 1940, se rapportant au « Cas Barbarossa ».
Monsieur le Président, c’est le document PS-446, déposé sous le numéro USA-31, qui se trouve à la page 247 du livre de documents britannique n° 10 (a). (Au témoin.) Le Ministère Public a affirmé que Raeder ou l’État-Major naval aurait participé à l’élaboration de cette directive. Est-ce exact ?
Non, ce n’est pas exact. La Marine n’a rien eu à voir avec l’élaboration de cette directive.
Raeder eut-il une connaissance préalable du plan de Hitler pour attaquer la Russie, avant de recevoir cette directive ?
Oui. Hitler fit à Raeder une communication verbale vers le milieu du mois d’août 1940 — ou octobre 1940.
Octobre 1940. Raeder vous mettait-il au courant des entretiens qu’il avait avec Hitler au sujet de la Russie, et quelle a été l’attitude de Raeder au cours de ces entretiens ?
Raeder m’en a informé d’une façon détaillée, car l’éventualité d’une guerre contre la Russie était bien trop grave pour permettre de la considérer à la légère. Raeder s’opposa de la manière la plus énergique à tout plan de guerre contre la Russie, et, dirais-je même, pour des raisons d’ordre moral, parce que Raeder estimait que le traité conclu avec la Russie ne devait pas être violé tant que l’autre partie contractante n’en fournissait pas la cause. Cela n’était pas le cas, autant que le sût Raeder, au mois d’octobre.
Cet accord économique, ainsi que nous l’appelions à l’époque, était conclu à notre connaissance pour presque 90 % au dépens de la Marine. Nous avons cédé à la Russie un croiseur lourd, de l’artillerie lourde pour navires de ligne, des appareils de pointage d’artillerie, des moteurs de sous-marins, des équipements de sous-marins et des instruments d’optique très précieux destinés aux sous-marins. De plus, Raeder était d’avis qu’on ne devait pas permettre que le théâtre d’opérations fût étendu à la Baltique. La Baltique était notre terrain de manœuvre, si je puis ainsi m’exprimer. Toutes nos jeunes recrues s’entraînaient là ; et l’entraînement de nos sous-marins s’y pratiquait également. Nous avions déjà dégarni en grande partie les côtes baltes de batteries et de personnel, dans le but de protéger la côte norvégienne et la côte française. Nous disposions de très peu de réserves de carburants ; la production de carburant synthétique n’avait pas encore atteint un rendement suffisant ; la Marine était obligée très souvent de céder une partie de ses stocks de carburants à l’industrie et à l’agriculture. C’est pourquoi Raeder s’opposait fortement à une guerre contre la Russie.
Amiral, le Ministère Public affirme que, pour la campagne de Russie, Raeder ne s’est opposé qu’à la date fixée pour l’attaque, et tire ses conclusions du journal de guerre, où les notes portées se réfèrent effectivement à la date. Est-ce exact ?
Non, ce n’est pas exact. Après la réception de la directive n° 21, appelée « Cas Barbarossa », Raeder s’adressa une fois de plus à Hitler, à propos de cette guerre contre la Russie, et exprima ses pensées dans un mémoire. Il tenta de convaincre Hitler sur les points suivants : la Pologne était vaincue, la France était occupée, et, pour des raisons d’ordre militaire, l’invasion de l’Angleterre était hors de question. Il démontra clairement que, désormais, le moment était venu où la suite de la guerre ne pouvait pas être décisive sur le continent, mais dans l’Atlantique. C’est pourquoi il dit à Hitler qu’il devait concentrer la totalité des forces disponibles sur un but unique. Il s’agissait de porter des coups contre les points stratégiques de l’Empire britannique, et, en particulier, contre les lignes de ravitaillement des Iles britanniques, afin de forcer l’Angleterre à implorer des négociations ou, si possible, à conclure la paix. Il proposa, ainsi que je l’ai déjà mentionné tout à l’heure, d’adopter une politique de paix avec la Norvège et avec la France. Il proposa aussi un appui plus étroit de la Marine russe sous la forme de rachat de sous-marins et d’équipements de sous-marins, sur la base du traité économique. En un mot, il affirma que la décision, ou plutôt le moment de la décision, ne dépendait plus de nous, parce que nous ne disposions pas de forces navales suffisantes ; en cas d’une durée prolongée de la guerre, le danger d’une entrée en guerre des États-Unis devait être pris en considération ; par conséquent, la guerre ne serait pas décidée sur le continent européen, bien moins encore dans les espaces infinis des steppes russes. Ce point de vue, il le défendit sans trève, devant Hitler, tant qu’il demeura en fonctions.
Amiral, vous avez dit d’abord que l’opposition de principe de Raeder reposait sur des raisons que vous avez qualifiées de morales, donc des raisons touchant le Droit international ?
Oui.
Pourquoi n’en trouve-t-on pas trace dans le journal de guerre, alors que les autres raisons que vous avez mentionnées y sont portées ? Tout au moins on y fait allusion.
Je peux vous donner une réponse à ce sujet, ou tout au moins une explication. Par principe, Raeder ne critiquait jamais la direction de l’État en présence des officiers de l’État-Major ou des commandants d’unités. C’est pourquoi il ne mentionnait les entretiens personnels qu’il avait eus avec le Führer qu’à moi seul ou à certaines personnes, quand les nécessités militaires l’exigeaient.
Quand eurent lieu les préparatifs de la Marine, conformément à la directive n° 21, que je vous ai fait présenter ?
Environ trois mois plus tard, je crois.
En tout cas, après la directive, très certainement ?
Oui, après la directive.
Ces préparatifs eurent-ils cette directive comme base ?
Oui.
Cette directive représentait-elle déjà un ordre définitif ou était-ce plutôt une mesure stratégique préventive ?
A mon avis, il ne faut pas la considérer comme un ordre, ce qui ressort d’ailleurs des alinéas 4 et 5.
Comment cela ?
Sous le numéro 5. on mentionne que Hitler attend encore des rapports des commandants en chef. C’est à la suite de cela que Raeder fit encore un rapport à Hitler, après réception de cette directive.
L’alinéa 4 corrobore-t-il également votre avis ?
Oui, absolument. Le terme « mesures de précaution » est souligné.
Ce sont des mesures de précaution pour quelle éventualité ?
Pour le cas d’une guerre avec la Russie.
Je crois, amiral, étant donné que vous en avez parlé, que vous devriez lire la phrase qui suit les termes « mesures de précaution ».
« Au cas où la Russie modifierait son attitude, elle... »
Vous ne pouvez pas discuter avec votre propre témoin sur la signification des mots ; il vous a donné sa réponse.
Très bien. (Au témoin.) A un moment quelconque, Raeder a-t-il été d’avis qu’il avait réussi à détourner Hitler du plan néfaste d’attaque contre la Russie ?
Oui. Un jour, en rentrant de son rapport, il me dit : « Je crois que j’ai réussi à le convaincre d’abandonner son projet ». Et, au début, nous avons bien eu cette impression, car, dans les mois qui suivirent, autant que je sache, il n’y eut plus d’entretiens à ce sujet, même pas avec l’État-Major général.
Je vous interrogerai encore brièvement sur la Grèce. Le document C-152, que je vous ai présenté indique que, le 18 mars 1941, Raeder faisait un rapport à Hitler, où il recommandait l’occupation complète de la Grèce. Quelles furent les raisons qui ont poussé le Haut Commandement, c’est-à-dire Raeder et vous-même, à faire une telle proposition ?
Lorsque Raeder réclama, ainsi que le confirme le journal de guerre, l’occupation totale de la Grèce, même en cas de règlement pacifique, nous avions déjà reçu depuis trois mois, si mes souvenirs sont exacts, la directive se rapportant à l’occupation de la Grèce, etc.
Je vous prie de m’excuser. S’agit-il de la directive n° 20 ? Je vous la fais remettre. Est-ce la directive à laquelle vous faites allusion ?
Oui. C’est le « Cas Marita », c’est bien cela.
Monsieur le Président, c’est le document PS-1541, déposé sous le numéro GB-13, qui se trouve à la page 270 du livre de documents britannique 10 (a) : directive n° 20, du 13 décembre 1940, « Cas Marita ». (Au témoin .) Amiral, compte tenu de la déclaration déjà faite par Hitler, qu’est-ce qui incita Raeder à poser cette question une fois de plus, et cela le 18 mars ?
Quelques jours avant, un débarquement britannique avait déjà eu lieu dans le sud de la Grèce.
Ce débarquement britannique rendait-il nécessaire une occupation totale de la Grèce ?
Oui, sans aucun doute, et pour des raisons d’ordre stratégique. Quoi qu’il arrivât, il fallait à tout prix éviter la menace d’une occupation par air ou par mer, ou celle de la formation d’un front commun balkanique contre l’Allemagne, ou encore la menace aérienne contre les centres pétrolifères. Je ne citerai que l’opération contre Salonique au cours de la première guerre mondiale ; à mon avis, la situation était analogue.
Ici encore, le Ministère Public prétend que cette opération fut entreprise par désir de conquête et par soif de gloire. Est-ce exact ?
Je répondrai à cela en disant que la gloire exige des exploits. Or, je ne sais pas du tout ce que la Marine aurait pu conquérir dans la Méditerranée. Nous n’y avions ni un homme, ni un seul bâtiment. Raeder était obligé, toutefois, pour les raisons stratégiques mentionnées tout à l’heure, de donner des conseils à Hitler en ce sens.
Précédemment, je veux dire avant notre occupation de la Grèce, aviez-vous déjà eu des preuves évidentes de violation de sa neutralité ?
Nous avions appris qu’en 1939, certains milieux politiques et militaires grecs avaient des. rapports très étroits avec l’État-Major général allié. Nous savions que la Marine marchande grecque était au service de l’Angleterre. C’est pourquoi nous nous sommes vus obligés de traiter en navires ennemis les bateaux de commerce grecs naviguant vers l’Angleterre dans la zone interdite. En outre, au début ou au milieu de l’année 1940, je crois, nous avons appris que les Alliés se proposaient de débarquer en Grèce, ou de créer un front balkanique contre l’Allemagne.
Monsieur le Président, voulez-vous suspendre : l’audience maintenant ?
L’audience est suspendue.