CENT TRENTE-HUITIÈME JOURNÉE.
Vendredi 24 mai 1946.

Audience du matin.

LE PRÉSIDENT

L’avocat de l’accusé Bormann est-il présent ?

Dr FRIEDRICH BERGOLD (avocat de l’accusé Bormann)

Oui.

LE PRÉSIDENT

Êtes-vous d’accord pour présenter vos documents mardi à 10 heures ?

Dr BERGOLD

Oui, parfaitement.

LE PRÉSIDENT

Est-ce aussi l’agrément du Ministère Public ?

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Certainement, Monsieur le Président.

LE PRÉSIDENT

C’est bien entendu ainsi, vraiment ?

Dr BERGOLD

Oui, tout à fait.

Dr SAUTER

Messieurs, nous en sommes restés hier au document PS-1948 ; c’est, comme vous vous en souvenez, une note d’un certain Dr Fischer au sujet d’une communication téléphonique qu’il aurait eue avec un employé de la Gestapo, un Standartenführer Huber, de Vienne, et qui traite de la question du travail forcé des Juifs. Dans cette note, il est particulièrement question du travail des Juifs au déblaiement des synagogues démolies. A ce sujet, je voudrais poser à l’accusé Schirach une seule question. (A l’accusé.) Quand les synagogues à Vienne ont-elles été détruites ? Était-ce au moment où vous y étiez, et sous votre responsabilité, ou bien était-ce à une autre époque ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Les synagogues ont été détruites à Vienne deux ans avant que je n’y prenne mes fonctions.

Dr SAUTER

Témoin, je passe maintenant à l’antisémitisme ; selon vos dires d’hier, vous en étiez partisan pendant votre jeunesse. Il m’intéresserait de savoir comment, à l’époque où vous êtes entré au Parti et en êtes devenu fonctionnaire, vous aviez envisagé la solution pratique de l’antisémitisme ?

ACCUSÉ. VON SCHIRACH

Selon l’opinion qui a été la mienne au cours des années 1924 et 1925, les Juifs devaient être tout à fait exclus des fonctions d’État. Leur influence sur la vie économique devait être réduite. Dans la vie intellectuelle, je me disais que l’influence juive devait être endiguée, mais pour les artistes de la valeur d’un Max Reinhardt, par exemple, j’envisageais toujours la possibilité de leur laisser encore une certaine liberté d’action ; je pense que tel est, à peu près exactement, le point de vue que mes camarades et moi avions adopté, en 1924 et 1925, et même dans les années suivantes, sur la solution du problème juif.

Ce n’est que plus tard, lorsque j’ai pris la tête du mouvement universitaire, que j’ai présenté les exigences connues sous le vocable numerus clausus. Je voulais que les Juifs ne fussent autorisés à poursuivre leurs études que pour une part proportionnelle à leur nombre dans l’ensemble de la population. Je pense que l’on peut voir par cette demande de numerus clausus que je n’envisageais pas une exclusion complète de l’élément juif de la vie artistique, économique et politique.

Dr SAUTER

Témoin, j’ai présenté un document, le document 136 du livre de documents Schirach. Il contient des déclarations d’un fonctionnaire de la direction de la jeunesse du Reich sur le traitement de la jeunesse juive, par rapport à celui de la jeunesse chrétienne. Savez-vous quel point de vue la direction de la jeunesse du Reich avait adopté vis-à-vis de la jeunesse juive à cette époque-là ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Je crois qu’il s’agit là d’un décret de l’année 1936, de l’automne 1936.

Dr SAUTER

De l’automne 1936 ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Oui. D’après ce décret il devait exister des associations de jeunesse juives, mais sous le contrôle officiel du chef de la jeunesse allemande, qui dirigeait toutes les questions de jeunesse, et la jeunesse juive devait être ainsi en mesure de diriger sa propre formation d’une manière autonome.

Dr SAUTER

On trouve, entre autres, dans le décret (je cite seulement une phrase du document 136 du livre de documents Schirach) : « Aujourd’hui la jeunesse israélite occupe une situation spéciale, à part, libre à l’intérieur de ses limites, celle que plus tard les Juifs occuperont un jour dans l’État allemand et dans l’économie allemande et qu’ils ont déjà occupée en grande partie ».

Témoin, à la même époque à peu près ou peu auparavant, ont été promulguées les lois dites de Nuremberg, ces lois raciales dont on a tant parlé ici déjà. Avez-vous, d’une façon quelconque, pris part à la rédaction de ces lois, et comment avez-vous jugé ces lois raciales en elles-mêmes.

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Je n’ai pas pris part à la rédaction de ces lois. Dans ma chambre d’hôtel, ici à Nuremberg, à l’hôtel Deutscher Hof, j’eus la surprise de trouver un jour un mot me disant que le lendemain il y aurait une séance du Reichstag, à Nuremberg même. Au cours de cette séance du Reichstag à laquelle j’ai pris part, les lois de Nuremberg ont été promulguées. Je ne sais pas encore aujourd’hui comment elles furent préparées. Je suppose que Hitler lui-même a fixé leur contenu ; je ne peux vous en dire davantage sur ce point.

Dr SAUTER

Pouvez-vous, en toute conscience et sous la foi du serment, dire qu’avant la publication de ces lois vous ne saviez absolument rien de leur projet, bien que vous ayez été chef de la jeunesse du Reich et Reichsleiter ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Oui, c’est exact.

Dr SAUTER

Après la publication de ces lois de Nuremberg, comment avez-vous personnellement envisagé le développement à venir de la question juive ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Je dois déclarer tout d’abord que nous ne nous attendions pas du tout à de pareilles lois. Je crois que toute la jeunesse envisageait la question juive comme résolue car, en 1935, il ne pouvait plus du tout être question d’aucune influence juive. Après la publication de ces lois, nous étions d’avis que, désormais, le dernier mot était définitivement dit dans la question juive.

Dr SAUTER

Témoin, on vous reproche, en un mot, d’avoir influencé et excité la jeunesse. C’est pourquoi je vous demande si vous avez, en votre qualité de chef de la jeunesse du Reich, poussé la jeunesse à des excès antisémites ou bien si vous avez, d’une manière ou d’une autre, en votre qualité de chef de la jeunesse du Reich, tout particulièrement lors des réunions de la Jeunesse hitlérienne, tenu des discours antisémites enflammés ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Je n’ai jamais tenu de discours antisémites enflammés. J’ai fait des efforts, en qualité de chef de la Jeunesse hitlérienne, pour ne pas jeter de l’huile sur le feu et, ni dans mes livres ni dans mes discours — à l’exception d’un discours que j’ai tenu à Vienne et dont je parlerai tout à l’heure, mais qui n’est pas de l’époque où j’étais chef de la Jeunesse hitlérienne — je ne me suis jamais exprimé d’une manière haineuse et antisémite. Je ne veux pas me rendre ridicule en disant ici que je n’étais pas antisémite, j’étais antisémite ; cependant, je n’ai jamais parlé à la jeunesse dans ce sens.

Dr SAUTER

La direction de la jeunesse publiait un périodique mensuel sous le titre Volonté et Force, organe de direction de la Jeunesse hitlérienne. Des extraits de cet organe officiel figurent dans le livre de documents et ont été présentés d’avance au Tribunal. Ce qui m’intéresserait maintenant, c’est de savoir ce qui suit : est-il exact que certaines autorités du Parti vous auraient demandé à plusieurs reprises de publier un numéro spécial sur l’antisémitisme dans cette revue officielle, afin de fournir à la jeunesse des directives claires pour l’avenir ; quelle a été votre attitude à la suite de cette demande ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Il est exact que le ministère de la Propagande du Reich a demandé à plusieurs reprises à mon rédacteur en chef de préparer un numéro antisémite. Au reçu de la proposition de mon rédacteur en chef, j’ai toujours refusé de m’y conformer ; je crois que mon rédacteur en chef a donné à cet effet une déclaration sous la foi du serment qui confirme mes dires.

Dr SAUTER

La question de l’antisémitisme, témoin, comprend votre attitude vis-à-vis du journal Der Stürmer publié par votre co-accusé Streicher ? Avez-vous répandu cette feuille d’une façon quelconque parmi les organisations de la jeunesse ? Avez-vous contribué à sa vulgarisation ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Nous n’avons pas distribué ce journal parmi la jeunesse ; je crois qu’à l’exception de la jeunesse qui a vécu dans cette région...

Dr SAUTER

Dans le Gau de Franconie ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Dans le Gau de Franconie, le reste de la jeunesse allemande n’a pas entendu parler de ce journal et ne le lisait pas. Quant aux chefs masculins et féminins de mon organisation, ceux-ci refusaient carrément de lire Der Stürmer.

Dr SAUTER

Témoin, je dois vous faire savoir que le Ministère Public vous reproche d’avoir une fois mis à la disposition du Stürmer un mot d’introduction. Êtes-vous au courant de cela et qu’avez-vous à déclarer à ce propos ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Je peux fournir à ce sujet la déclaration suivante : j’ai toujours travaillé en collaboration étroite avec la Presse ; je viens d’ailleurs du journalisme moi-même. En ma qualité de chef de la jeunesse, je donnais à mon service de presse des instructions très précises de déférer absolument à toutes les demandes des journaux régionaux sollicitant une introduction de moi ou quelque chose d’approchant. Donc, si un journal de Gau avait par exemple un jubilé — si c’était le dixième ou le vingtième anniversaire de sa fondation ou s’il s’agissait de tout autre numéro spécial — celui qui s’occupait de mon service de presse faisait un projet et me le présentait avec mon volumineux courrier à signer le soir ; ces projets m’étaient soumis de cette façon, et il est possible que ce mot d’introduction pour le Stürmer, qui était justement le journal du Gau de Nuremberg, ait été paraphé par moi. Autrement, je ne me souviens pas de cet incident.

Dr SAUTER

Vous ne savez pas, en somme, si vous avez vous-même écrit ce texte ou bien si c’est un de vos collaborateurs qui l’a rédigé et vous l’a donné à signer ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Je ne crois vraiment pas que je l’aie rédigé moi-même, car, ainsi que je l’ai mentionné, on m’a toujours présenté ce genre de textes tout prêts à signer. J’écrivais mes propres articles de journaux, mais pas ce genre de mots d’introduction.

Dr SAUTER

Témoin, puisque nous parlons du Stürmer, je vous rappelle un affreux livre d’images que l’on a présenté ici. Est-ce que ce livre d’images a été répandu dans la jeunesse, avec votre autorisation, ou que savez-vous là-dessus ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Bien entendu, ce livre n’a pas été répandu parmi la jeunesse. Il est absolument impossible qu’une formation de la Jeunesse hitlérienne ait répandu ce livre. Je ne connais du reste pas les livres illustrés des éditions du Stürmer. Je ne suis pas compétent pour parler de l’éducation scolaire, mais je dois tout de même dire que je ne pense pas que ce livre d’images ait jamais été introduit dans une école en dehors du rayon de ce Gau. En tout cas, au sein de nos organisations de jeunesse, ce livre, ainsi que des écrits analogues de la maison d’édition du Stürmer, n’ont absolument pas été répandus. Ce que je viens de vous dire au sujet du Stürmer est valable également pour ce livre d’images : le Corps des dirigeants de la Jeunesse hitlérienne rejetait ce genre de livres.

Dr SAUTER

Vous avez vécu les développements de la question antisémite et suivi comment ils ont conduit en réalité aux incidents connus, aux pogroms de novembre 1938 ? Avez-vous pris part vous-même d’une façon quelconque à ces pogroms de novembre 1938 ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Je n’y ai participé en aucune façon. J’ai pris part à la cérémonie de Munich.

Dr SAUTER

Quelle cérémonie de Munich ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Celle qui avait lieu chaque année, le 9 novembre, en mémoire des victimes du 9 novembre 1923. Je n’ai jamais pris part aux discussions de ce jour-là, mais je me rappelle un discours que Goebbels a prononcé à l’occasion du meurtre de M. vom Rath. Ce discours était indiscutablement haineux et on pouvait en déduire que Goebbels avait l’intention d’engager une action quelconque. Il aurait, paraît-il — je l’ai su plus tard seulement — donné des instructions précises directement de son hôtel à Munich au ministère de la Propagande à ce sujet.

Mes collaborateurs et moi — entre autres Lauterbacher, mon chef d’État-Major — avions pris part à ce congrès de Munich. Lui et moi avons refusé d’agir. La Jeunesse hitlérienne, en sa qualité d’organisation nazie la plus importante, n’a pas du tout été mêlée à ces pogroms anti-juifs des 9, 10 et 11 novembre 1938. Je me souviens d’un cas où un chef de jeunesse, sans en avoir référé à mes services à Berlin, s’est laissé aller, sous l’influence d’une propagande locale, à prendre part à une démonstration ; je l’ai appelé à se justifier devant moi de ses actions.

Après le 10 novembre, je suis resté quelques jours de plus à Munich et j’ai vu, entre autres, quelques magasins détruits et quelques villas également. Cela m’a fait une terrible impression et, sous l’empire de cette impression, j’ai fait venir toute la direction de la jeunesse, les chefs régionaux, autant que je m’en souvienne, en d’autres termes les chefs les plus responsables de la jeunesse à Berlin et là, dans un discours, je leur ai décrit les événements des 9 et 10 novembre 1938 comme une honte envers la culture, et j’ai aussi parlé d’une « action criminelle » en m’y référant. Je crois que tous mes collaborateurs présents à ce moment-là se rappelleront parfaitement dans quelle agitation je me trouvais alors et comment je leur ai dit que nos organisations, maintenant et à l’avenir, n’auraient jamais à se mêler d’actes pareils.

Dr SAUTER

Vous avez parlé précédemment d’un cas particulier où un de vos subordonnés, chef de la Jeunesse hitlérienne, se serait mêlé d’une façon quelconque à une action de ce genre. Est-ce qu’en novembre 1938 ou dans le temps qui a suivi, vous avez connu d’autres cas où des groupes de la Jeunesse hitlérienne auraient pris part à ces pogroms anti-juifs ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Non, je ne connais pas d’autres cas. Ce que j’ai entendu dire c’est que, ici et là, des jeunes gens ou des groupes de jeunes avaient reçu l’ordre de descendre dans la rue, mais les autorités locales qui avaient donné cet ordre n’étaient pas de la Jeunesse hitlérienne et, dans la plupart des cas, les chefs de la Jeunesse hitlérienne ont renvoyé les jeunes gens chez eux. L’organisation n’a jamais été employée comme telle ; je tiens absolument à déclarer ici que la Jeunesse hitlérienne, qui comprenait plus de membres que le Parti et tous ses groupements affiliés, n’a pas été liée à ces événements.

Dr SAUTER

Témoin, à la suite des événements de 1938, vous avez pu juger que les développements prenaient en Allemagne une tout autre direction que celle que vous envisagiez, si nous en jugeons d’après vos déclarations précédentes. Comment avez-vous alors envisagé la solution du problème juif après novembre 1938 ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Après ce qui s’était passé en novembre 1938, je vis qu’il ne restait plus qu’une seule chance pour les Juifs, une émigration qui se ferait sous le contrôle de l’État. Étant donné le tempérament de Goebbels, il me paraissait toujours possible que de telles actions se renouvelassent d’un jour à l’autre et, devant de pareilles conditions d’insécurité légale, je ne pouvais pas imaginer comment la population juive continuerait à vivre en Allemagne. Ce fut là l’un des motifs pour lesquels me plut l’idée que Hitler m’exprima en 1940 au Quartier Général, de procéder à une émigration globale des Juifs dans le Gouvernement Général en Pologne. Je pensais que les Juifs seraient mieux traités là-bas, en colonies fermées, que parmi la population allemande et autrichienne, où ils étaient assujettis aux caprices du ministère de la Propagande, représentant principal de l’antisémitisme en Allemagne.

Dr SAUTER

Est-il exact que, lorsque vous avez eu l’occasion d’arriver jusqu’à Hitler, vous lui avez fait des propositions positives de façon à ce que les Juifs soient envoyés dans des pays neutres pour y être installés dans des conditions humaines ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Non, ce n’est pas exact.

Dr SAUTER

Mais alors ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Non, je voudrais exposer la chose bien clairement. J’ai déjà dit hier que je me suis adressé à Hitler et qu’il me répondit que les Juifs de Vienne devaient être envoyés dans le Gouvernement Général. Précédemment, je n’avais jamais envisagé une évacuation des Juifs d’Autriche et d’Allemagne vers le Gouvernement Général. Je pensais simplement à une émigration des Juifs vers certains pays, recherchés par eux. Mais le plan de Hitler, tel qu’il était à l’époque — et je crois qu’alors, dans son cerveau, ne régnait pas encore la pensée de l’anéantissement des Juifs — ce plan de Hitler de rétablissement des Juifs par une émigration de ce genre me parut raisonnable ; il me parut raisonnable à cette époque du moins.

Dr SAUTER

Mais je crois qu’en 1942 vous aviez tenté d’influencer Hitler par l’intermédiaire de votre ami, le Dr Colin Ross, et vous lui auriez fait une proposition tendant à ce que les Juifs de Hongrie et des Balkans fussent envoyés en pays neutre, en emportant leurs biens.

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Cela s’est passé plus tard. Je ne sais plus quand, mais, en tout cas, c’était après l’occupation de la Hongrie. Parmi les nombreuses propositions que j’ai faites par l’intermédiaire de Colin Ross au Führer ou au ministre des Affaires étrangères, il y avait celle-ci : l’ensemble de la population juive de Hongrie devait être envoyée dans les pays neutres. Le témoin Steengracht en a parlé ici ; il a déclaré que l’idée émanait du ministère des Affaires étrangères et je suis sûr qu’il l’a dit de bonne foi. L’idée émanait de conversations entre Colin Ross et moi-même et c’est par l’intermédiaire de Colin Ross qu’elle fut rédigée sous forme de mémoire mais — ceci est très important — un entretien eut lieu avec le ministre des Affaires étrangères à ce sujet et lors d’une nouvelle visite de Colin Ross au ministre des Affaires étrangères, celui-ci l’aurait informé que le Führer avait refusé d’une manière définitive.

Dr SAUTER

Vous voulez parler de l’émigration en pays neutres ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Oui, en pays neutres.

Dr SAUTER

Les Juifs de Vienne, vous le savez vous-même, ont été déportés pour la plus grande partie. Avez-vous, en 1940, lorsque vous étiez Gauleiter de Vienne, ou bien plus tard, reçu un ordre quelconque de Hitler vous enjoignant de vous charger de ce transfert des Juifs de Vienne et de vous en occuper d’une façon quelconque ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Je n’ai jamais reçu d’ordre semblable. La seule directive se rapportant à l’évacuation des Juifs de Vienne, c’était une question de Hitler demandant le nombre des Juifs vivant à Vienne à l’époque. Ce chiffre, que j’avais oublié, m’a été rappelé par un document que le Ministère Public a présenté contre moi ici. J’ai, en effet, rendu compte à Hitler, qu’à l’époque il y avait 60.000 Juifs à Vienne. Ce chiffre émanait probablement d’un service municipal qui s’occupait de l’inscription de la population. Précédemment, je crois qu’il y avait à Vienne 190.000 Juifs, chiffre maximum. Lorsque j’arrivai à Vienne, il y en avait encore à peu près 60.000. L’évacuation des Juifs était une mesure émanant directement d’un ordre de Hitler adressé au service de la sécurité du Reich et exécuté par lui ou bien par Himmler. Il existait à Vienne un bureau du RSHA ou un bureau local qui fonctionnait sous les ordres de Hitler ou de Heydrich, et qui exécuta ses mesures.

Dr SAUTER

Qui était le chef de cette formation ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Le chef de cette formation était, je l’ai appris ici et je ne le savais pas avant, un certain Brunner,

Dr SAUTER

Un Sturmführer SS ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Oui, un Sturmführer SS, le Dr Brunner.

Dr SAUTER

Celui qui a été condamné à mort il y a peu de temps, le saviez vous ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Je l’ai entendu dire hier.

Dr SAUTER

Avez-vous donné des ordres à ce Brunner, qui était un chef SS, et pouviez-vous lui donner des directives ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Il m’a été absolument impossible d’arrêter l’émigration des Juifs ou d’avoir une influence quelconque sur ce point. Je me souviens que, dès 1940, j’ai parlé au chef de mon service régional de ravitaillement et je lui ai dit que les Juifs qui partaient devaient être munis d’un ravitaillement suffisant pour leur voyage. Fréquemment, d’autre part, lorsque des Juifs m’ont adressé des requêtes pour échapper à cette déportation, j’ai chargé mes aides de camp d’intervenir auprès de Brunner pour que ces personnes obtinssent une mesure d’exception. Je ne pouvais pas faire davantage ; mais il faut reconnaître ici honnêtement que j’étais d’avis que ces évacuations étaient dans l’intérêt propre des Juifs pour les motifs que je vous ai expliqués à l’occasion des événements de 1938.

Dr SAUTER

Par les SS qui étaient chargés à Vienne de l’évacuation des Juifs, avez-vous reçu des rapports courants relatant dans quelles conditions l’évacuation des Juifs était exécutée ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Non. C’est pourquoi je ne suis pas en mesure de vous dire à quelle époque l’évacuation des Juifs a été conclue et décidée, si tous les 60.000 Juifs ont été chassés de Vienne ou seulement une partie d’entre eux.

Dr SAUTER

Est-ce que les journaux de Vienne relataient ces questions de déportation de Juifs et l’étendue de cette déportation et les abus commis à cette occasion ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Non.

Dr sauter

Non ? Mais, témoin, il me faut pourtant vous parler d’un document qu’a présenté le Ministère Public. Il s’agit du document PS-3048. C’est un extrait de l’édition viennoise du Völkischer Beobachter, relatif à un discours que vous auriez prononcé le 15 septembre 1942 à Vienne. Je cite une phrase de cet extrait :

« Chaque Juif qui se trouve en Europe est un danger pour la culture européenne. Si l’on voulait me faire le reproche d’avoir chassé de cette ville, qui était devenue la métropole des Juifs, des dizaines et des dizaines de milliers de Juifs vers les ghettos de l’Est, il me faudrait répondre : j’y vois une contribution active à la culture européenne. »

C’est ainsi que vous avez parlé dans ce discours, qui ne contient pas autrement de déclarations antisémites. Étant donné vos déclarations antérieures, témoin, je suis contraint de vous demander si vous avez tenu ce discours et comment vous en êtes venu là, malgré l’attitude fondamentale que vous venez de nous décrire ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Je vais vous dire tout d’abord que j’ai tenu ce discours ; la citation est exacte. Je le reconnais, je l’ai dit. Bien que le plan d’évacuation des Juifs fût le plan de Hitler et que je n’aie pas été chargé de son exécution, j’ai prononcé ces paroles que maintenant je regrette sincèrement, mais je dois dire que je me suis identifié avec cette action au point de vue moral, au nom d’un sentiment de loyauté déplacée à l’égard du Führer. Je l’ai fait et ce qui est fait ne peut pas être défait. S’il me fallait expliquer maintenant comment j’y ai été amené, je pourrais seulement répondre que je me trouvais dans une situation impossible. Je crois qu’il ressortira de mes déclarations ultérieures qu’à partir d’un certain moment j’avais Hitler contre moi, la chancellerie du Parti contre moi, et beaucoup de membres du Parti contre moi. Sans arrêt, les fonctionnaires de la Chancellerie du Reich faisaient savoir au Gauleiter de Vienne — ainsi que l’entourage de Hitler qui était du même avis — qu’on était sous l’impression, d’après mon attitude et mes actes, que je ne m’exprimais plus en public d’une manière suffisamment antisémite et que je n’étais pas assez antisémite sur d’autres points. Je n’ai pas d’excuse. Mais c’est peut-être une explication ; j’ai essayé de me sortir de cette pénible situation en pariant d’une manière qu’aujourd’hui je ne peux plus moi-même justifier.

Dr SAUTER

Témoin, à ce sujet, je voudrais vous demander — vous parliez à l’instant de votre situation pénible — s’il est vrai que, lorsque vous étiez à Vienne, Hitler vous ait fait à plusieurs reprises de sévères réflexions, vous reprochant de n’être pas suffisamment énergique à Vienne, d’être trop faible et trop conciliant, et vous enjoignant d’appliquer des méthodes plus strictes. Qu’avez-vous fait alors, témoin ?

LE PRÉSIDENT

Un instant, je vous prie. Docteur Sauter, je suppose que vous vous rendez compte vous-même que vous posez ces questions de façon très suggestive, que vous les posez en suggérant la réponse à l’accusé. Il est impossible que les réponses à de pareilles questions aient le même poids que des réponses faites à des questions dont la forme ne serait pas si suggestive.

Dr SAUTER

Témoin, avez-vous personnellement reçu des reproches de Hitler au sujet de votre attitude à Vienne, et quelle attitude avez-vous prise alors ? Je pense que ce n’est pas une question suggestive ?

LE PRÉSIDENT

Je crois qu’elle l’est, à mon avis. Il dit qu’il était dans une situation très difficile. Vous devriez lui demander en quoi résidait la difficulté de cette situation.

Dr SAUTER

Très bien. Répondez à cette question, témoin.

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Maître, je n’aurais pas pu accepter la question telle que vous l’aviez précédemment formulée. Les différends entre Hitler et moi ont surgi tout d’abord au sujet d’une exposition d’art. Ces différends se terminèrent par une rupture qui, en 1943, fut le résultat de nos points de vue différents dans le domaine culturel. En 1943, il me fit appeler au Berghof et, en présence de Bormann, me fit les reproches les plus violents au sujet de mon travail culturel ; il me dit littéralement que je menais l’opposition culturelle contre lui en Allemagne. Il me dit, en outre, que je mobilisais les forces spirituelles de Vienne et de l’Autriche ainsi que les forces spirituelles des jeunes contre lui dans les sphères culturelles. Il le savait d’une façon certaine ; il avait lu quelques-uns de mes discours, surtout le discours de Dusseldorf ; il avait découvert que j’avais autorisé à Weimar et à Vienne des expositions artistiques d’une nature décadente et il me mit devant l’alternative d’interrompre immédiatement ce travail d’opposition et tout resterait comme par le passé, ou bien il arrêterait tous subsides gouvernementaux pour Vienne. Cette scène fit sur moi une impression terrible ; à mes yeux, elle représentait de la part de Hitler un manquement à ses promesses. Car il m’avait donné carte blanche en me confiant ma mission à Vienne. D’autre part, je me rendis compte qu’il éprouvait à mon endroit une haine froide et que derrière ces déclarations sur mes méthodes culturelles se cachait autre chose. Était-il mécontent de tous les détails de ma conduite administrative à Vienne, je n’en sais rien. Il se donnait rarement la peine de s’exprimer directement sur des questions comme celle-là. Ce n’est que par son entourage que j’appris une chose ou une autre. C’est à ce moment-là — et c’est ce qui conduisit à une rupture complète et définitive entre Hitler et moi — que je reçus quelques semaines après la réception de cet ordre, si je puis m’exprimer ainsi, une surprenante invitation pour ma femme et moi à passer quelque temps au Berghof.

Alors et en toute bonne foi j’ai cru que Hitler désirait combler ce vide entre nous et, d’une manière quelconque, me faire comprendre qu’il était allé trop loin. A la fin de mon séjour, qui dura trois jours — je l’ai écourté — je dus constater que j’avais commis une erreur fondamentale. Je vais d’ailleurs me limiter à l’exposé de quelques points. J’avais l’intention — et j’y suis parvenu — de parler au moins de trois questions pendant ce séjour : la politique à l’égard de la Russie, la question juive et les rapports de Hitler avec Vienne. Il faut dire tout d’abord que Bormann avait promulgué un décret qui m’avait été envoyé — ainsi sans doute qu’à tous les Gauleiter — aux termes duquel il nous était absolument interdit d’intervenir dans la question juive et d’intervenir auprès de Hitler en faveur d’un Juif ou d’un demi-Juif. Je dois le mentionner pour que vous compreniez ce que je veux vous exposer maintenant. Le premier soir de mon séjour au Berghof, à un moment qui me parut favorable, je dis à Hitler qu’une Ukraine libre et autonome servirait mieux le Reich qu’une Ukraine régie par la violence de M. Koch. Je n’en ai pas dit plus. Ni plus ni moins. Quand on a connu Hitler, on sait qu’il était extrêmement difficile de faire même une pareille réflexion devant lui. Hitler me répondit plutôt tranquillement, mais de façon fort tranchante. Le même soir, ou peut-être le suivant, la question juive fut à nouveau abordée, selon un plan préparé d’avance avec ma femme. Comme il m’était interdit d’amener la conversation sur ce sujet, ma femme fit au Führer la description d’un événement dont elle avait été témoin en Hollande. Une nuit, elle avait observé de la fenêtre de la chambre de son hôtel une déportation de femmes juives opérée par la Gestapo. Nous pensions tous deux que la description de cette expérience vécue pendant son voyage aurait peut-être le pouvoir de modifier le point de vue de Hitler sur toute la question juive et sur le traitement des Juifs. Ma femme fit une description très frappante qui se conformait à peu près à ce qu’on lit maintenant dans la presse. Hitler se taisait et nous tous également, entre autres mon beau-père, le professeur Hoffmann, qui était présent. Après un silence glacial et au bout d’un moment, Hitler dit : « C’est de la sentimentalité ». Ce fut tout. Nous n’en avons plus parlé ce soir-là. Il se retira plus tôt que d’habitude. J’avais l’impression que la situation devenait absolument intenable. Des hommes de l’entourage de Hitler disaient à mon beau-père qu’ils craignaient que je ne fusse plus en sécurité à partir de cette époque. Je m’efforçai de quitter le Berghof au plus tôt, avant d’en arriver à une rupture complète, mais ce ne fut pas possible. Goebbels arriva le lendemain et, en ma présence, sans que j’y fusse pour rien, on aborda la question de Vienne. Bien entendu, j’étais obligé de protester contre les déclarations que Goebbels faisait contre les Viennois. Le Führer commença alors à s’exprimer, pour ainsi dire, avec une haine démesurée contre la population viennoise. Je dois dire ici que si la population viennoise me maudit aujourd’hui, j’ai toujours éprouvé pour elle une grande amitié. Je me sentais solidaire de cette population. Je ne veux pas en dire plus : Josef Weinheber était un de mes meilleurs amis. Dans cette controverse, je pris le parti des gens de Vienne qui étaient sous mon autorité, suivant ainsi mon devoir et mes sentiments. Hitler dit, entre autres, vers 4 heures du matin — et je tiens à rapporter cela pour des raisons historiques — « que Vienne n’aurait jamais dû être incorporée dans le Grand Reich ». Hitler n’avait jamais aimé Vienne. Il haïssait les Viennois. Je crois qu’il aimait cette ville simplement pour le dessin architectural des rues du Ring, mais quiconque connaît Vienne sait que sa plus belle architecture n’est pas celle du Ring mais celle des bâtiments gothiques.

Dr SAUTER

Témoin, je crois que ces détails n’ont pas grand-chose à faire avec les faits qui vous sont reprochés. Je vous prie de rester dans le cadre de cette accusation.

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Je termine. Je voulais seulement dire qu’une rupture définitive fut le résultat de cette discussion, ou plutôt de cette explosion de Hitler, si bien que dans la nuit même — il était alors 4 heures et demie du matin — je pris congé et quittai le Berghof. Je n’ai plus jamais eu d’entretien avec Hitler.

Je dois encore ajouter quelque chose au sujet de la question dont je viens de parler. Le maréchal Göring ici, au banc des témoins, a parlé d’une lettre que Hitler lui aurait montrée et que j’aurais écrite, et M. von Ribbentrop a dit qu’il avait assisté à un entretien au cours duquel Himmler proposa à Hitler de me faire comparaître devant un tribunal populaire, c’est-à-dire, pratiquement, de me faire pendre.

Je dois dire quelque chose à ce sujet : ce qu’a déclaré Göring à propos de la lettre est exact dans les grandes lignes. Dans cette lettre, très correctement, je parlais de relations de famille et j’ai écrit une phrase exprimant l’idée que je considérais la guerre avec l’Amérique comme un malheur.

Dr SAUTER

De quelle date est cette lettre ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Elle a été écrite en 1943, peu de temps après mon séjour au Berghof. Je n’y disais rien d’extraordinaire, puisque d’ailleurs Hitler...

LE PRÉSIDENT

Il n’a pas encore indiqué la date de son séjour au Berghof. En quelle année était-ce ?

Dr SAUTER

Il a dit 1943, Monsieur le Président. Il vient de le dire.

LE PRÉSIDENT

L’année 1943 a douze mois.

Dr SAUTER

Vous devriez, je crois, nous donner le mois.

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Je crois que c’est au printemps qu’ont eu lieu les conversations du Berghof ; et la lettre a été écrite dans le cours de l’été, mais je ne sais pas au juste quand.

Dr SAUTER

De l’été 1943 ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Oui, 1943, mais je ne peux pas l’affirmer avec exactitude. La lettre était correcte, écrite à la main, aucune secrétaire ne l’a lue. Elle a été portée par courrier, personnellement au chef de l’État.

Dr SAUTER

A Hitler personnellement ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

A Hitler. Il est très possible qu’elle lui soit parvenue par l’intermédiaire de Bormann, je ne saurais le dire. Elle est partie par courrier. Mais cette lettre ne contenait rien d’autre que l’explication nécessaire pour répondre aux questions qui m’avaient été posées dans une circulaire dont Göring a parlé ici.

Cette lettre souleva chez Hitler une profonde antipathie à mon égard. A peu près à la même époque, on ouvrit un dossier pour moi au service de la sécurité du Reich. Cela venait du fait que je fréquentais un milieu de chefs politiques — de hauts chefs politiques — comprenant la situation politique extérieure comme j’avais été habitué à le faire dès ma jeunesse ; l’un de ces hommes était un officier de renseignements SS ; il rapporta mes paroles et le dossier fut constitué ; on avait recueilli des preuves permettant éventuellement de me faire un procès. Je dois le fait de n’avoir pas été déféré à la justice à ce que, dans l’Armée et dans le pays, mes camarades de la direction de la jeunesse étaient solidaires de moi : des poursuites contre moi auraient soulevé de très grosses difficultés. Après le 20 juillet 1944, ma situation est devenue extra-ordinairement grave. Mes amis de l’Armée ont mis à ma disposition une compagnie composée de soldats extrêmement sûrs. Ils étaient sous les ordres de l’ancien officier d’ordonnance du général Fromm. Cette compagnie m’était directement subordonnée, elle a entrepris ma protection et elle est restée avec moi jusqu’à la dernière minute.

Dr SAUTER

Est-ce que cette compagnie de la Wehrmacht dont vous parlez remplaçait la protection policière que vous aviez eue jusque là à Vienne ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Oui.

Dr SAUTER

Témoin, je reviens à votre discours de Vienne de septembre 1942. Dans ce discours, vous parlez de la déportation de dizaines de milliers de Juifs dans le ghetto de l’Est. Vous ne parlez pas de l’anéantissement ou du massacre des Juifs. A quel moment avez-vous eu connaissance du fait que les plans de Hitler étaient dirigés vers l’anéantissement des Juifs, vers leur destruction complète ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Maître, si j’avais su quelque chose à cette époque-là sur l’anéantissement — c’est-à-dire l’extermination des Juifs — je ne serais pas ici. D’après mes souvenirs, c’est dans les circonstances suivantes que j’ai entendu parler pour la première fois de l’anéantissement des Juifs : le Dr Ross vint me voir...

Dr SAUTER

Qui ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Le Dr Colin Ross vint en 1944, à Vienne. Il me dit que, d’après les journaux étrangers, il avait des informations selon lesquelles des exécutions en masse de Juifs avaient été perpétrées sur une vaste échelle à l’Est. J’ai essayé alors de recueillir le plus possible de renseignements et j’ai appris qu’il y aurait eu dans le Warthegau des exécutions de Juifs dans des fourgons à gaz. Quant aux fusillades à l’Est...

LE PRÉSIDENT

Docteur Sauter, de quel Gau parle-t-il ? Warthegau ?

Dr SAUTER

Warthegau, Monsieur le Président.

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Le Warthegau.

Dr SAUTER

C’est un Gau, un district, sur la frontière de Pologne. C’est un territoire à l’est de l’Allemagne, le Warthegau, à l’ouest de la Pologne, puis de la Silésie. Veuillez poursuivre brièvement, témoin.

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Les exécutions, les fusillades en territoire russe dont on a parlé dans les documents présentés pendant le contre-interrogatoire de Kaltenbrunner n’ont pas été portés à ma connaissance à cette époque-là. Mais quelque temps après — c’était avant 1944 — j’entendis parler de fusillades dans les ghettos de Russie, mais je pensais que ces faits devaient résulter des conditions de la guerre, en raison des soulèvements armés qui s’étaient produits dans les ghettos. Je ne savais absolument rien de la destruction organisée dont on a parlé au cours de ce Procès.

Dr SAUTER

En somme, si je vous comprends bien, vous n’avez eu connaissance de ces faits qu’en 1944 par votre ami le Dr Colin Ross qui, lui-même, l’avait appris par des nouvelles de l’étranger ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Oui.

Dr SAUTER

Vous rappelez-vous encore le mois ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Je ne puis vous le dire.

Dr SAUTER

En tout cas, c’était en 1944 ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Je ne puis le dire. Mais je crois devoir ajouter encore quelque chose. Je me suis posé à moi-même la question de savoir ce que l’on pouvait faire pour empêcher cela et je me demande encore chaque jour ce que j’ai fait pour l’empêcher. Je ne puis que répondre : « Pratiquement, rien ». Depuis 1943, au point de vue politique, j’étais un homme mort. A part mes tentatives de 1943 au Berghof, je n’ai rien pu faire.

Dr SAUTER

Rien.

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Rien.

Dr SAUTER

Témoin, à ce propos ; je voudrais vous poser une question de principe. Vous avez reconnu hier que, dès votre prime jeunesse, vous étiez antisémite par conviction. Depuis, vous avez entendu les déclarations de Höss, le commandant d’Auschwitz qui nous a rapporté que dans ce seul camp, environ 2.500.000 à 3.000.000 d’innocents avaient péri et tout particulièrement des Juifs. Que signifie pour vous aujourd’hui le nom d’Auschwitz ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

C’est le massacre le plus monstrueux et le plus satanique de l’Histoire du monde. Mais il n’a pas été commis par Höss, qui n’était que le bourreau. Celui qui a ordonné le crime, c’est Hitler. Cela figure dans son testament ; ce testament est authentique. J’en ai vu la photocopie, je l’ai eue entre les mains. Himmler et lui, ensemble, ont commis ce crime, qui sera toujours une tache de honte dans notre Histoire. C’est un crime qui remplit tous les Allemands de honte. La jeunesse allemande n’en porte pas de responsabilité. Elle était antisémite mais elle ne voulait pas la destruction des Juifs. Elle n’avait pas la moindre connaissance du fait que Hitler faisait exécuter quotidiennement des milliers d’êtres innocents. Les jeunes d’aujourd’hui, seuls et sans guide entre les ruines de leur patrie, n’ont jamais rien su de ces crimes et ne les ont pas voulus. Ils sont innocents de ce que Hitler a fait au peuple juif et au peuple allemand.

Au sujet de Höss, je voudrais vous dire encore que cette génération, je l’ai élevée dans la foi et dans la fidélité à Hitler. L’organisation de jeunes que j’ai fondée portait son nom. Je pensais servir un chef qui donnerait à notre peuple et à notre jeunesse, la grandeur, la liberté et le bonheur. Avec moi, des millions de jeunes l’ont cru et ils ont vu là l’idéal du national-socialisme. C’est ma faute, celle dont je réponds devant Dieu, devant le peuple allemand et devant notre nation, d’avoir élevé la jeunesse de ce peuple pour un homme que, pendant de longues, longues années, j’ai considéré comme inattaquable en tant que chef et homme d’État. J’ai formé pour lui une jeunesse qui le voyait comme je le voyais moi-même. C’est ma faute d’avoir élevé cette jeunesse pour un homme qui a été un assassin des millions de fois. J’ai cru en cet homme : c’est tout ce que je puis dire pour ma décharge, c’est tout ce que je puis dire pour définir mon attitude. Mais cette faute est ma faute personnelle, individuelle. J’étais responsable de la jeunesse du pays ; j’avais cette jeunesse sous mes ordres. C’est pourquoi je suis le seul responsable des fautes de cette génération. Cette jeune génération est innocente. Elle a grandi dans un état antisémite avec des lois antisémites. La jeunesse était liée par ces lois. Elle considérait donc que la politique raciale n’était pas criminelle, mais si ces lois antisémites et raciales rendent possible Auschwitz, il faut qu’Auschwitz marque la fin de la politique raciale et de l’antisémitisme.

Hitler est mort, je ne l’ai pas trahi, je n’ai pas fait de putsch contre lui, je n’ai pas commis d’attentat et je n’en ai pas préparé. J’ai tenu mon serment envers lui en ma qualité de chef de la jeunesse, d’officier et de haut fonctionnaire. Je ne suis pas venu faire nombre et je n’ai pas été opportuniste non plus. J’étais national-socialiste suivant la conviction même de la jeunesse. C’est pourquoi j’étais aussi antisémite. La politique raciale de Hitler était un crime qui conduisit au désastre 5.000.000 de Juifs et tous les Allemands. La jeune génération n’est pas coupable. Mais tout Allemand qui, après Auschwitz, tient encore à la politique raciale est coupable. Voilà ce que je voulais dire au sujet de Höss et ce que je considérais comme de mon devoir de dire.

Dr SAUTER

Monsieur le Président, le moment est peut-être venu de suspendre ?

LE PRÉSIDENT

Combien de temps l’interrogatoire du témoin va-t-il durer encore ?

Dr SAUTER

Peut-être une heure encore.

LE PRÉSIDENT

Je n’ai pas entendu.

Dr SAUTER

Je pense encore une heure, peut-être, une heure au plus. M’avez-vous entendu, Monsieur le Président ?

LE PRÉSIDENT

Oui, je vous entends maintenant. Il y a déjà longtemps que vous avez la parole.

Dr SAUTER

Oui.

(L’audience est suspendue.)
Dr SAUTER

Monsieur le Président, après cette déclaration de l’accusé von Schirach, j’aurais préféré pouvoir renoncer à toutes autres questions, mais le Ministère Public a reproché à l’accusé un certain nombre de points particuliers et je craindrais que l’on pense qu’ils sont reconnus tacitement par nous si l’accusé ne prend pas brièvement position à leur sujet. Néanmoins, je ferai tout mon possible pour écourter l’interrogatoire. Monsieur le témoin, vous venez de nous dire quelle impression avaient fait sur vous les débats dû Procès. Au cours des années antérieures, êtes-vous jamais allé dans un camp de concentration ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Oui.

Dr SAUTER

Quand et pour quelles raisons ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Comme le témoin Höllriegl l’a dit ici, en 1942, j’ai visité le camp de concentration de Mauthausen. Les déclarations de l’autre témoin, Marsalek, selon lequel cette visite se placerait en 1944, sont fausses. Quand j’ai été fait prisonnier en juin 1945, j’ai eu l’occasion de m’expliquer à ce sujet et à Nuremberg, j’ai aussi mentionné cette visite pendant mes interrogatoires.

Dr SAUTER

Avant le témoignage de Höllriegl ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Oui.

Dr SAUTER

Oui.

LE PRÉSIDENT

Docteur Sauter, la traduction nous a transmis : interné en juin 1940. Est-ce exact ?

Dr SAUTER

Non, non, 1945, n’est-ce pas, Monsieur von Schirach, et non pas 1940 ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Oui, en 1945, je me suis rendu volontairement.

Dr SAUTER

C’est en 1942, n’est-ce pas, que vous avez visité le camp de Mauthausen ? Pour quelle raison et comment ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Il y avait eu une session...

Dr SAUTER

Un instant.

LE PRÉSIDENT

Qu’est-ce qu’il entend par « je me suis rendu volontairement » ?

Dr SAUTER

A ce moment-là, l’accusé von Schirach vivait sous un nom d’emprunt au Tyrol et là où il vivait..., l’accusé von Schirach vous dira lui-même très brièvement comment a eu lieu cet internement volontaire.

ACCUSÉ VON SCHIRACH

J’étais encore libre à ce moment et j’ai envoyé par un de mes adjoints une lettre aux autorités américaines locales pour dire que je désirais me rendre et être traduit devant un tribunal allié. C’était en juin 1945. L’officier de renseignements américain me dit, au moment de mon arrestation, que j’aurais pu vivre encore très longtemps dans l’endroit en question. Personnellement, je suis convaincu que j’aurais pu rester caché là ou ailleurs pendant des années aussi longtemps que j’aurais voulu.

Dr SAUTER

Monsieur von Schirach, nous en arrivons maintenant à la visite de Mauthausen que vous avez dit sous la foi du serment avoir faite en 1942. Est-ce exact ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Je crois que la date que le témoin Höllriegl a mentionnée est exacte, mais, en tout cas, la date indiquée par le témoin Marsalek ne l’est certainement pas.

Dr SAUTER

Alors ce n’était pas en 1944 ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

C’était probablement en 1942. Je confirme les dires de Höllriegl. Il y avait à Linz un congrès auquel participaient divers services autrichiens. On y tint des conférences d’ordre économique et agricole ; en fin d’après-midi, nous nous rendîmes au camp de Mauthausen, sur l’invitation du Gauleiter Eigruber. Je m’étonnai un peu que le Gauleiter Eigruber fût en mesure de nous y inviter. J’en conclus qu’il en avait parlé au préalable avec les services SS compétents. Il voulait nous conduire là-bas parce qu’il avait l’intention d’installer une fabrique d’armes ou quelque chose d’analogue. Je ne sais plus très exactement de quoi il était question mais c’était lié à l’achèvement des usines Steyr.

Dr SAUTER

Eh bien, qui vous a conduit et qu’avez-vous vu ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

C’est le chef du camp qui nous a conduits.

Dr SAUTER

Comment s’appelait-il ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Il s’appelait Ziereis, je crois ; on en a déjà parlé ici.

Dr SAUTER

Était-ce un chef SS ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Oui, un commandant de camp SS. Je voudrais vous donner mon impression d’ensemble. La superficie du camp était très vaste. J’ai tout de suite demandé combien il pouvait y avoir d’internés, on me dit 15.000 à 20.000 ; en tout cas le nombre oscillait entre ces chiffres. J’ai demandé quelle sorte d’internés s’y trouvaient et on me répondit, comme on me l’a toujours fait lorsque je me suis enquis des camps de concentration, que les deux tiers des internés étaient des criminels de droit commun venant des prisons et des bagnes et qui avaient été amenés là pour travailler, qu’un autre tiers de ces internés était composé de détenus politiques et d’hommes coupables de haute trahison ou de trahison de leur pays, ce qui est puni d’une manière particulièrement sévère en temps de guerre.

Dr SAUTER

Est-ce que dans ce camp vous avez pu vous rendre compte de la façon dont les prisonniers étaient traités : logement, nourriture, etc. ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

J’ai vu une distribution de nourriture et j’en ai retiré l’impression qu’il s’agissait là d’un approvisionnement normal pour un camp. J’ai visité ensuite la grande carrière — tristement célèbre maintenant — qui a fourni des matériaux de construction pour Vienne depuis des siècles. Personne n’y travaillait plus car c’était déjà l’heure du couvre-feu, mais j’ai vu un chantier de pierres de taille où l’on travaillait encore. J’ai vu un bâtiment dans lequel se trouvait une clinique dentaire dont l’installation était admirablement bien organisée. On me l’a montrée parce que j’ai posé des questions à Ziereis sur les soins médicaux donnés aux internés. Je dois dire que pendant cette visite j’ai posé le même genre de questions que je posais d’ordinaire lorsque je visitais, et cela en grand nombre, des camps de jeunes, à savoir : nourriture, soins médicaux, nombre des internés, etc. Ensuite on m’a conduit dans un grand local où des internés étaient en train de faire de la musique. Il y avait là tout un orchestre symphonique et on m’a dit que le soir, après le travail, les internés avaient la possibilité de se distraire selon leurs goûts ; c’est ainsi, par exemple, que les internés qui le voulaient pouvaient faire de la musique. J’ai même eu l’occasion d’entendre un ténor, je m’en souviens particulièrement.

Ensuite, j’ai posé des questions au sujet de la mortalité. On m’a montré un local dans lequel se trouvaient trois cadavres. Qu’il y ait eu un four crématoire, je ne puis pas vous l’assurer sous la foi du serment. Marsalek l’affirme. Cela n’aurait rien eu d’étonnant, étant donné qu’on se trouvait à une grande distance d’une ville ; il m’aurait paru normal qu’il y eût dans une installation aussi immense un cimetière ou un four crématoire.

Dr SAUTER

Monsieur von Schirach, est-ce qu’à l’occasion de cette visite officielle, sous la conduite du chef de camp Ziereis, vous avez découvert quoi que ce soit qui eût pu vous laisser supposer de mauvais traitements ou des atrocités, ou même des tortures. Pouvez-vous me répondre brièvement par oui ou par non ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Si cela avait été le cas, j’aurais certainement entrepris de faire quelque chose, mais j’avais l’impression que tout était en bon ordre. Par exemple, j’ai vu des internés ; je me rappelle entre autres avoir vu le fameux coureur de demi-fond Peltzer qui s’était rendu coupable de crimes contre les bonnes mœurs. Il avait été puni parce qu’il avait commis dans une école à la campagne des actes répréhensibles sans nombre à l’encontre de jeunes.

J’ai posé à Ziereis la question et lui ai demandé : « Comment sort-on d’un camp de concentration ? Est-ce que vous libérez continuellement des internés ? » On me montra quatre ou cinq internés qui, d’après ce qu’on me dit, allaient être libérés le lendemain. On leur demanda en ma présence : « Avez-vous déjà tout emballé ? Avez-vous fait vos préparatifs pour votre libération ? » et, rayonnants de joie, ils répondirent : « Oui ».

Dr SAUTER

Monsieur le témoin, pouvez-vous vous rappeler si à cette occasion vous avez également demandé au commandant Ziereis s’il y avait également dans ce camp des internés politiques venant de votre Gau de Vienne, c’est-à-dire de la ville de Vienne ? Et vous êtes-vous fait présenter un groupe de ces internés viennois ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Maître, vous m’avez déjà posé cette question pendant un interrogatoire sous la foi du serment ; je ne puis répondre que ceci ; je ne me le rappelle pas. Mais il est tout à fait normal que, dans une telle circonstance, j’aie dû m’enquérir d’internés venant de mon Gau, mais je ne peux pas m’en souvenir. M. Marsalek l’affirme dans ses déclarations, je le tiens pour probable. Mais à propos de cette visite, il faut que je remarque encore ceci : lorsque je me souviens de Mauthausen, je me sens terriblement paralysé.

Dr SAUTER

Comment cela ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Par le fait qu’à partir de mai 1945 j’ai eu mille occasions d’avoir des nouvelles par la radio sur ce camp et sur d’autres camps de concentration. J’ai lu tous les rapports écrits que j’ai pu me procurer sur Mauthausen, tout ce que j’ai trouvé dans les journaux, et j’ai longuement réfléchi à ceci : « As-tu vu quelque chose là-bas qui ait pu révéler l’existence d’assassinats massifs d’hommes ? » L’autre jour, j’ai lu par exemple un document parlant de tapis roulant pour le transport des cadavres. Je ne l’ai pas constaté.

Je dois dire aussi que j’ai visité Dachau également ; je ne dois pas l’oublier. Avec tout le groupe des dirigeants du Parti de Munich, j’ai fait en 1935 une visite à Dachau. Cette visite eut lieu pour la raison suivante : plusieurs chefs politiques avaient élevé des objections et émis des doutes auprès de l’adjoint au Führer Hess, quant à la sûreté de cet internement. Hess transmit ces objections à Himmler et, à la suite de cela, Himmler invita à faire une inspection à Dachau. Il y avait à ce moment-là de 800 à 1.000 internés. Je n’ai pas pris part à toute la visite parce que j’ai eu des conversations avec certains Gauleiter qui se trouvaient également là-bas. Mais j’ai vu des baraques qui me paraissaient exemplaires ; et parce que cela m’intéressait particulièrement, j’ai visité la bibliothèque ; j’ai vu aussi qu’il y avait de bonnes installations médicales. Je crois qu’il est important de dire aussi qu’à la suite de ma visite à Dachau j’ai eu l’occasion de parler à plusieurs Gauleiter et à beaucoup de Reichsleiter de leurs impressions sur ce camp de concentration. Tous m’ont dit qu’ils n’avaient plus maintenant de doutes sur les mesures d’internement administratif de Himmler et que les internés étaient certainement mieux que dans une prison dépendant de l’administration de la Justice. Telle a été mon impression en 1935 sur Dachau, et je dois dire que depuis lors j’ai été très rassuré quant aux conditions régnant dans les camps de concentration. Je crois également devoir dire à titre complémentaire que, jusqu’à la débâcle de l’Allemagne, je croyais fermement que nous avions 20.000 internés à Mauthausen, que nous en avions 10.000 à Oranienburg et à Dachau — c’est-à-dire dans deux autres camps que je connaissais de nom et dont j’avais visité le dernier — et peut-être 10.000 à Buchenwald, près de Weimar, que je n’avais pas visité mais dont je connaissais l’existence. Je pensais qu’il y avait au total environ 50.000 internés en Allemagne, et je croyais fermement que les deux tiers de ces hommes étaient des criminels de droit commun, coupables d’attentats aux bonnes mœurs, et un tiers de prisonniers politiques. J’en étais arrivé à cette conclusion parce que je n’avais jamais envoyé qui que ce soit dans un camp de concentration et que je croyais que les autres agissaient comme je le faisais moi-même. Je ne pouvais pas m’imaginer immédiatement après la débâcle que des centaines de milliers d’hommes en Allemagne fussent des criminels politiques.

Et maintenant je crois qu’il y a quelque chose d’important à dire à propos de tout cet ensemble des camps de concentration. Le poète Hans Carossa a fait une déclaration sous serment en ma faveur et il y est question d’un éditeur que j’ai fait libérer d’un camp de concentration. Je voudrais mentionner ce fait parce qu’il y a là un cas typique. On intervient pour qu’un homme soit libéré et il se garde bien par la suite de vous dire ce qui s’est passé et quelle a été sa vie dans le camp de concentration. Au cours de ces années, j’ai reçu fréquemment des lettres de personnes ayant un parent dans un camp de concentration. Du fait que j’avais fixé des jours de réception à mon cabinet de Vienne, n’importe qui pouvait venir me voir personnellement ; et j’ai parlé ainsi à des milliers de gens de tous milieux. A cette occasion, un homme m’adressa une requête en faveur d’une de ses connaissances ou d’un de ses parents qui était interné dans un camp de concentration. Dans ces cas-là, j’adressais une lettre au service principal de la sécurité du Reich (RSHA), à M. Heydrich ou, les derniers temps, à M. Kaltenbrunner, et, après quelque temps, on m’informait que l’intéressé avait été ou n’avait pas été libéré, selon la gravité des charges qui pesaient sur lui. Mais les intéressés eux-mêmes ne faisaient jamais savoir la façon dont ils avaient été traités à l’intérieur des camps. On ne voyait pas les gens qui avaient été maltraités dans les camps lorsqu’on les visitait, et c’est pourquoi j’ignorais tout de la vie des camps, moi autant que beaucoup d’autres en Allemagne.

Dr SAUTER

Monsieur le Président, cet affidavit de Hans Carossa que l’accusé vient de mentionner est le document n° 3 (a), je répète, 3 (a), du livre de documents Schirach. Il s’agit d’une déclaration sous la foi du serment du poète Carossa. Je prie le Tribunal de bien vouloir prendre acte du contenu de cette déclaration à titre de preuve. Dans le dernier paragraphe, il est fait mention du cas rapporté par l’accusé, à savoir celui de la libération d’un nommé Suhrkamp, éditeur.

LE PRÉSIDENT

Voulez-vous m’indiquer la page, s’il vous plaît ?

Dr SAUTER

C’est à la page 25 du livre de documents, document n° 3 (a), Hans Carossa. Et le reste de cet affidavit parle de l’impression d’humanité faite par l’accusé au Dr Carossa et de sa sollicitude en faveur des victimes de persécutions politiques.

Monsieur le témoin, de combien de camps de concentration avez-vous eu connaissance ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Je viens d’y répondre : Oranienburg, Dachau, Buchenwald et Mauthausen.

Dr SAUTER

Est-ce qu’il y avait dans votre Gau un camp de concentration ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Non.

Dr SAUTER

J’en viens maintenant, à propos de cet ensemble de faits concernant le traitement des Juifs, à des ordres que Himmler aurait donnés en votre présence, témoin, au commandant de Mauthausen, en mars 1945. Il s’agit là du contenu du document PS-3870, présenté par le Ministère Public. D’après ce document, Himmler, en mars 1945, aurait donné l’ordre d’envoyer les Juifs à pied, depuis le mur du Sud-Est, près de Vienne, jusqu’à Mauthausen. Avez-vous eu quelque chose à voir avec cette affaire ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Je me souviens très exactement de ce que Himmler a dit à ce moment-là. Himmler vint à Vienne, au milieu ou à la fin de mars, afin de parler au commandant du groupe d’armées Sud. Évidemment, le chef militaire du groupe d’armées Sud n’était pas à Vienne. Il réunit donc à cette occasion le Reichsstatthalter d’Autriche et lui donna pleins pouvoirs pour établir l’état de siège à l’avenir, du fait que Vienne et d’autres régions de l’Autriche étaient devenues zone des armées. A l’occasion de cette conférence, Himmler, tandis qu’on préparait dans une pièce voisine le texte des pleins pouvoirs, fit introduire Ziereis par son aide de camp. C’est là que j’ai vu Ziereis pour la seconde fois de ma vie. Et alors, contrairement à ce que dit Marsalek, Himmler n’a pas déclaré à Ziereis que les Juifs devaient être emmenés à pied depuis le mur du Sud-Est jusqu’à Mauthausen, mais il a dit quelque chose qui m’a surpris considérablement. Il a dit : « Je voudrais que les Juifs qui sont astreints au travail soient amenés, autant que possible, en bateau ou en autobus, avec le ravitaillement et les soins médicaux les meilleurs, à Linz ou à Mauthausen ». Je ne sais plus s’il a dit Mauthausen, et il ajouta à cette occasion :

« Faites bien attention à ces Juifs, traitez-les bien, car il s’agit là de mon capital le plus précieux ». De cette déclaration, je déduisis tout d’abord — ce fut ma toute première impression — que Himmler avait l’intention de me tromper, et peu à peu je me rendis compte qu’il nourrissait des intentions dans le domaine de la politique étrangère, et voulait prouver à l’extérieur, aux derniers moments de la guerre, que les Juifs avaient été fort bien traités.

Par conséquent, la déclaration de Marsalek sur ce voyage à pied me paraît fausse. Himmler, à ce moment-là, voulait à tout prix réserver aux Juifs un excellent traitement. C’est l’impression que j’en ai eue. Plus tard, cette impression s’est confirmée qu’il a voulu se racheter d’une façon ou d’une autre par ce traitement des Juifs à la toute dernière heure.

Dr SAUTER

Cela se passait à la fin mars 1945 ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Oui, à la fin mars 1945, à l’occasion de la remise des pleins pouvoirs sur l’état de siège au Statthalter d’Autriche.

Dr SAUTER

Donc tout de suite avant la débâcle ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

C’est cela.

Dr SAUTER

A propos de votre activité à Vienne, le Ministère Public vous reproche, témoin, d’avoir participé à Vienne à la persécution de l’Église, et ce reproche est basé presque exclusivement, autant que je puisse voir, sur le document R-146, que le Ministère Public a déjà versé au dossier. Il s’agit là d’une lettre écrite par le Dr Lammers, que nous avons entendu ici même comme témoin, adressée au ministre de l’Intérieur du Reich, le 14 mars 1941. Il s’agit là, en second lieu, d’une circulaire de Bormann à tous les Gauleiter, en date du 20 mars 1941. Je vous prie maintenant de vouloir bien prendre position vis-à-vis de ces, deux lettres et particulièrement en raison du fait que la lettre du 14 mars du Dr Lammers parle des biens appartenant aux ennemis de l’État et du peuple, alors que Bormann parle dans sa circulaire de confiscations de biens de l’Église et d’occupation de couvents, etc. Savez-vous ce qui a motivé ces lettres et quel fut votre rôle en la circonstance ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

La lettre de Lammers est exacte ; la lettre d’accompagnement de Bormann parle de biens de l’Église. Je me suis borné à l’expression « biens appartenant aux ennemis de l’État et du peuple ». C’était l’expression courante à ce moment-là. A ce sujet, je voudrais faire remarquer que, lorsque je suis arrivé à Vienne, en 1940, de telles saisies, de telles réquisitions de fortunes appartenant à des ennemis de l’État étaient déjà en cours. Il y avait eu à ce moment-là des difficultés entre le ministre des Finances du Reich et les Gauleiter. Le ministre des Finances voulait transférer au Reich ces fortunes confisquées, et moi j’étais formellement d’avis de les faire rentrer dans le patrimoine des Gau.

En ce qui me concerne, j’ai participé à ces mesures par les saisies suivantes : le prince Schwarzenberg avait des biens dont la plus grande partie se trouvait dans la région du Haut-Danube, et l’autre partie le célèbre palais Schwarzenberg, à Vienne. Ce prince avait refusé, à la demande d’un consul général d’Allemagne ou d’un consul à l’étranger, de se rendre en Allemagne pour y accomplir son service militaire. Voilà pourquoi ses biens avaient été saisis. Dans l’intérêt du Gau, je m’étais efforcé d’empêcher que ces propriétés fussent transférées au Reich, mais de les maintenir au contraire dans le Gau de Vienne. A part cela, je n’ai pas de dossiers ici, et ma mémoire ne me suffit pas pour faire des déclarations au sujet d’autres actions de ce genre.

En ce qui concerne les confiscations opérées dans d’autres Gaue de l’Autriche, je n’en suis pas responsable, mais je puis affirmer une chose, c’est que j’ai fait interrompre personnellement toutes les saisies dans tout le Reich. Lorsque, par un intermédiaire, des religieuses d’un couvent autrichien se sont adressées à moi pour avoir de l’aide ; j’ai prié mon beau-père, à ce moment-là, d’expliquer à Hitler, à l’insu de Bormann, les suites politiques considérables et graves qu’auraient de telles actions, et d’obtenir de lui un ordre direct pour leur suppression. Il y fut donné suite et, après cela, Bormann s’est montré également très hostile à l’égard de mon beau-père. Depuis ce moment-là, je n’ai plus eu la possibilité d’agir à ce propos en un sens quelconque auprès du Führer.

Dr SAUTER

Témoin, vous n’avez pas encore fourni d’explication complète à propos de la lettre de Lammers en date du 14 mars 1941. Je voudrais vous donner lecture de la première phrase de cette lettre, afin que vous vous rappeliez mieux l’incident. Il est dit dans la lettre de Lammers du 14 mars — document R-146 — je cite :

« Le Reichsstatthalter et Gauleiter von Schirach, ainsi que le Dr Jury et Eigruber, ont fait observer au Führer que le ministre des Finances du Reich est toujours d’avis que les saisies de propriétés et de fortunes appartenant à des ennemis de l’État devraient être faites au profit du Reich, et non pas au profit des Gaue. »

Voilà la citation sur la base de laquelle le Ministère Public vous reproche d’avoir persécuté ou plutôt participé à la persécution religieuse à Vienne. Je voudrais que vous nous disiez ce que vous avez fait exactement ?

ACCUSE VON SCHIRACH

On peut dire d’une façon très nette que mon prédécesseur Bürckel a procédé à des persécutions religieuses à Vienne ; le fait peut être établi. J’ai parlé hier des démonstrations devant le palais de l’archevêque. A partir du jour de mon entrée en fonctions à Vienne, aucune action anti-religieuse sous forme d’agitation politique n’a eu lieu. Dès mon arrivée à Vienne, j’ai réuni les fonctionnaires politiques et mes autres collaborateurs du Gau et j’ai exigé d’eux que ni par les paroles ni par les écrits on n’exprimât une opinion susceptible de blesser les convictions religieuses d’autrui. Je crois qu’il s’agit là d’un fait qui a été enregistré avec gratitude par l’ensemble de la population viennoise. A partir de ce jour, il n’y eut plus d’actions exercées dans ce sens. Toutefois, dans quelle mesure les propriétés religieuses ont pu être saisies, tout comme d’autres biens, pendant la guerre et ce, en vertu de la loi sur les contributions de guerre, je ne puis pas le dire sans preuves ni documents.

Dr SAUTER

Témoin, il ressort de ce document que vous avez dû parler personnellement avec Hitler à ce sujet ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Oui.

Dr SAUTER

Car il est dit que le Reichsleiter et Gauleiter von Schirach s’est plaint de tout cela à Hitler, et vous ne nous en avez pas encore parlé.

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Oui, au cours d’un passage de Hitler à Vienne, au moment de la signature d’un pacte du Sud-Est, je lui ai dit que j’étais d’avis que la propriété saisie appartenait au Gau et non pas au Reich. C’était mon point de vue et je le considérais comme parfaitement normal et justifié.

Dr SAUTER

Témoin, on vous a reproché d’autre part, dans l’Acte d’accusation, d’avoir eu des rapports avec les SS et, par conséquent, d’avoir soutenu et aidé les SS, etc. Est-ce que vous étiez vous-même membre des SS ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Non.

Dr SAUTER

Est-ce que Himmler, le Führer des SS, a exercé une influence quelconque sur les organisations de jeunesse et sur l’éducation des jeunes ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Non.

Dr SAUTER

Est-ce que les membres des SS et les chefs SS étaient recrutés dans la Jeunesse hitlérienne, et pourquoi ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Les remplacements d’effectifs de toutes les directions de groupements en Allemagne procédaient de la Jeunesse hitlérienne. Nous avions une jeunesse d’État. Vous voulez sans doute faire allusion à l’accord conclu entre Himmler et moi à propos de certains services de patrouilles ?

Dr SAUTER

Oui, cela joue également un rôle.

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Des accords de cet ordre...

Dr SAUTER

Un instant, Monsieur von Schirach. Cet accord fait partie des documents du Ministère Public sous le numéro PS-2396 et, en particulier, je vous prierai, Monsieur von Schirach, de vous exprimer sur ce point : une remarque prévoit que les SS tiraient leurs effectifs du service de patrouille de la Jeunesse hitlérienne aux termes d’un accord d’octobre 1938. Qu’en était-il ? Qu’était-ce à vrai dire que le « Streifendienst », ce service de patrouilles ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

C’était un service spécial de la Jeunesse hitlérienne, un service d’ordre de la jeunesse que j’ai oublié de mentionner hier. Il s’agissait d’un service organisé par des jeunes gens très sérieux qui n’avaient pas de pouvoirs policiers. Je me réfère maintenant à des documents que je me suis procurés. Ils devaient surveiller l’attitude générale de la jeunesse, veiller à la tenue de jeunes gens, examiner leurs uniformes, contrôler leurs visites dans les cafés et dans certains locaux. Ils devaient veiller également à la propreté, à l’ordre des auberges de la Jeunesse hitlérienne, surveiller les expéditions à pied et les auberges de la jeunesse. Ils avaient la charge du service d’ordre dans les grandes réunions et démonstrations de jeunesse. Ils surveillaient les campements et accompagnaient les transports, ils cherchaient ceux qui s’étaient égarés, ils donnaient des conseils aux jeunes qui voyageaient, aidaient au service des gares, devaient protéger tous les jeunes des éléments criminels, et avant tout avaient pour tâche essentielle de protéger les biens nationaux comme les forêts, les champs, contre les incendies, etc.

Étant donné que Himmler aurait pu causer des difficultés à cette section de jeunesse, j’avais intérêt à ce que la Police reconnût mon service d’ordre, car dans ma conception de la jeunesse d’État, qui devait être un État de la jeunesse, je ne voulais pas que la Police fût employée contre la jeunesse, je voulais que cette dernière maintînt l’ordre elle-même. La preuve que ce principe était juste, se dégage de la constatation d’une régression considérable de la criminalité juvénile de 1933, jusqu’au début de la guerre...

Dr SAUTER

Monsieur le témoin...

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Un instant, je n’ai pas encore fini ; après cet accord...

LE PRÉSIDENT

Docteur Sauter, nous avons assez entendu parler de cette unité. Il s’agissait, n’est-ce pas, du recrutement des SS parmi les membres de cette section ? Tel est le reproche du Ministère Public ?

Dr SAUTER

Oui, le service de patrouilles, Monsieur le Président.

LE PRÉSIDENT

Nous avons appris très en détail tout ce que faisaient ses membres pour la protection de la jeunesse et nous en avons maintenant suffisamment entendu parler.

Dr SAUTER

Monsieur le Président, ces unités spéciales ont été évoquées par le Ministère Public comme des moyens de préparation à la guerre, par conséquent comme un organe de l’éducation militaire de la jeunesse. C’est dans ce cadre que toutes ces unités spéciales ont été mentionnées et c’est pourquoi j’estime qu’il est utile que l’accusé vous informe de ce qu’était véritablement ce service spécial. Néanmoins, je suis prêt à abandonner ce sujet immédiatement.

LE PRÉSIDENT

Nous avons déjà entendu très longuement ce que c’était.

Dr SAUTER

Bien, Monsieur le Président. Monsieur le témoin, dans quelles formations les SS prenaient-ils leurs chefs ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Pour assurer le recrutement des chefs, les SS possédaient leurs propres écoles de cadres, tout à fait en dehors de mon influence ; c’étaient ce qu’on appelait les établissements d’éducation nationaux-socialistes.

Dr SAUTER

Témoin, est-ce qu’il y a eu un autre accord entre le Reichsführer SS Himmler et vous ? Le Ministère Public évoque un autre accord entre Himmler et vous, de décembre 1938. Il est au dossier sous le numéro PS-2567 et traite du service rural de la Jeunesse hitlérienne. Pourquoi cet accord a-t-il été conclu avec le Reichsführer SS ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Il est difficile de répondre à cela brièvement. Le Reichsführer SS était agronome diplômé, il avait fait partie dans sa jeunesse de ce qu’on appelait le mouvement d’Artaman, dont le but était d’enrayer l’exode vers la ville et. à cause de cela, il s’intéressait énormément au travail des SS en collaboration avec les auxiliaires agricoles de la Jeunesse hitlérienne, qui avaient les mêmes tâches que celles de ce mouvement d’Artaman dont il avait fait partie. Je voudrais insister sur le fait qu’il n’y a jamais eu d’obligations pour les membres du Landdienst ou du Streifendienst d’entrer dans le mouvement SS. Bien entendu, un garçon, membre du service d’ordre, pouvait devenir membre des SS, de la NSKK, et le devenait souvent, ou alors pouvait devenir chef du Corps des dirigeants, comme tout autre jeune garçon membre du Service du travail agricole ou dé la Jeunesse hitlérienne.

Dr SAUTER

Témoin, le Ministère Public vous reproche également, entre autres, d’avoir adressé une directive aux chefs politiques, leur enjoignant de recevoir dans leur état-major des membres des chefs de la Jeunesse hitlérienne, qui étaient par conséquent sous vos ordres. Qu’en pensez-vous ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Je ne peux répondre que la chose suivante : c’est un des nombreux essais de la chancellerie du Parti de donner à la direction de la jeunesse une orientation politique, mais pratiquement, l’ordonnance en question eut pour résultat de faire affecter certains chefs de jeunesse à des fonctions d’officiers d’ordonnance insignifiantes. Ils s’en plaignirent à moi et je les rappelai. C’est un fait historique qu’il n’y a pas eu en Allemagne d’entraînement réel de la jeunesse vers la politique. Je pourrais énumérer les chefs de la jeunesse allemande qui se sont lancés dans la politique et les nommer, tant ils sont peu nombreux.

Dr SAUTER

Témoin, le Ministère Public soviétique a présenté un document URSS-6. C’est un rapport d’une commission de Lemberg qui mentionne ce qui suit : une Française, Ida Vasseaux, directrice d’un asile de vieillards français à Lemberg en Pologne, a déclaré par écrit — et je donne simplement l’essentiel de son rapport — que des enfants du ghetto avaient été offerts à la Jeunesse hitlérienne et que ces enfants avaient été utilisés comme cibles vivantes pour des exercices de tir des Jeunesses hitlériennes.

Je vous demande si jamais, dans le cadre de votre activité à la tête de la jeunesse du Reich, vous avez entendu parler d’atrocités comparables ou si vous avez eu connaissance de cela par ailleurs ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Non, il s’agit de la première et de la seule déclaration parvenue à ma connaissance d’un crime de la Jeunesse hitlérienne. Il n’y a pas eu de commandos de Jeunesse hitlérienne, ni à l’Est, ni à l’Ouest, susceptibles de commettre de tels crimes. Je déclare que les termes de cette déposition sous serment, sont faux. Voilà tout ce que je puis dire à cet égard.

Dr SAUTER

Votre co-accusé, le Dr Schacht, a mentionné au cours de son interrogatoire que, de son temps, on aurait proposé à M. Eden de retirer leur caractère militaire aux SS, aux SA et à la Jeunesse hitlérienne si les autres puissances désarmaient. Que savez-vous de telles propositions ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Je ne sais rien à ce sujet concernant la Jeunesse hitlérienne. Je ne crois pas qu’on ait pu faire à M. Eden, à un moment quelconque, une telle proposition vis-à-vis des Jeunesses hitlériennes, car Hitler lui-même ne considérait pas la Jeunesse hitlérienne comme une organisation militaire ou paramilitaire. Un désarmement des Jeunesses hitlériennes n’aurait pas pu avoir lieu puisque leur seule arme était un couteau de chasse pour les jeunes gens ; ce couteau est exactement celui du boy-scout, des jeunes louveteaux-scouts de 10 à 14 ans.

Dr SAUTER

Le Ministère Public vous reproche en outre d’avoir, en 1933, conclu un accord avec le VDA — c’est l’abréviation du Verein fur das Deutschtum im Ausland — c’est-à-dire avec l’union des Allemands à l’étranger. Est-il exact que vous ayez conclu cet accord, et quelles étaient vos intentions à cet égard ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

C’est exact. Je ne voudrais pas parler des buts du VDA, je crois que le défenseur de l’accusé Frick l’a déjà fait ici. Je me bornerai, à ce propos, à dire que j’avais évidemment le désir compréhensible d’arriver à incorporer dans la Jeunesse hitlérienne, la jeunesse très nombreuse des Allemands à l’étranger. De plus, la majorité de ces jeunes gens étaient sortis des écoles secondaires et c’était aussi mon intention de faire appartenir certains de mes collaborateurs au Conseil de direction de la VDA, afin d’être au courant de ce que faisait la jeunesse allemande de l’étranger.

Dr SAUTER

Enfin, le Ministère Public vous reproche d’avoir fondé les « Adolf Hitler Schule », les écoles Adolf Hitler et, dans ces écoles, d’avoir éduqué de jeunes chefs dans le sens de l’État national-socialiste et du Parti. Qu’avez-vous à dire à propos de ce grief ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Je pourrais dire beaucoup de choses, mais je vais me borner à l’essentiel. Les écoles Adolf Hitler ont été créées en tant qu’unités scolaires de la Jeunesse hitlérienne, grâce à des moyens matériels mis à ma disposition par le Dr Ley, lorsque je lui ai parlé un jour de mon plan d’éducation tel que je l’envisageais. Ces écoles ne devaient pas seulement former des chefs pour le Parti, mais elles devaient élever et instruire les jeunes gens dans toutes les professions. J’ai souvent parlé aux distributions de prix de ces écoles et j’ai toujours dit aux élèves : « Vous pouvez choisir n’importe quel métier, celui que vous voudrez. L’enseignement et l’éducation de ces écoles ne signifient pas pour vous une obligation morale de devenir dirigeant politique ou quelque chose de ce genre ». En fait, ces écoles hitlériennes n’ont créé finalement que peu de dirigeants politiques. Beaucoup sont devenus des médecins, des fonctionnaires, etc., mais je ne peux pas donner ici, de mémoire, les chiffres exacts qui se rapportent aux métiers choisis par ces élèves ; mais, dans la mesure où je puis m’en rapporter aux déclarations des professeurs de ces écoles, je crois pouvoir dire qu’il y a 50 à 60 déclarations sous serment à cet effet qui confirmeront tout ce que j’ai pu dire. Je crois qu’on pourrait les verser au dossier si elles ne l’ont pas été, pour renforcer mes déclarations.

Dr SAUTER

Témoin, encore une question d’un autre domaine : est-ce que Hitler, ou quelqu’un d’autre, vous a accordé une dotation ou un cadeau, ou quelque chose de semblable ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Non, je n’ai pas reçu de dotation.

Dr SAUTER

Avez-vous reçu des ouvrages d’art, des tableaux ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Le seul cadeau que m’ait fait Hitler a été sa photographie à l’occasion de mon trentième anniversaire.

Dr SAUTER

Probablement avec une dédicace ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Oui.

Dr SAUTER

J’ai encore quelques questions très brèves pour terminer. Elles se rapportent à la fin de votre activité à Vienne. Vous avez déjà mentionné une fois, en liaison avec cette visite de Himmler à Vienne à la fin de mars 1945, qu’à ce moment-là vous aviez reçu de Himmler les pleins pouvoirs pour proclamer l’état de siège et établir un conseil de guerre. Si j’ai bien compris, il s’agit des pleins pouvoirs qui, en votre qualité de commissaire pour la défense du Reich, vous donnaient le droit de réunir un conseil de guerre ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Oui, j’avais droit de vie et de mort.

Dr SAUTER

Ce conseil de guerre ne devait prononcer que des condamnations à mort, si je suis bien informé ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Oui.

Dr SAUTER

Avez-vous réuni ce conseil de guerre à Vienne et avez-vous nommé ses membres ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

J’ai nommé les membres de ce conseil de guerre. Le président était un juriste éminent ; je n’ai jamais convoqué ce conseil de guerre et je n’ai pas prononcé une seule condamnation capitale. Le tribunal militaire qui relevait du commandement militaire a prononcé, si j’ai bonne mémoire, quatre condamnations à mort contre quatre militaires. Mon conseil de guerre ne s’est jamais réuni et n’a jamais prononcé de condamnation à mort.

Dr SAUTER

Aviez-vous quelque chose à voir avec le tribunal militaire ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Non, c’était le commandant de la Place de Vienne qui en était le président, mais j’étais le chef du conseil de guerre Schirach.

Dr SAUTER

Vous dites que le président de votre conseil de guerre était un juriste distingué ; qui était-ce ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Je crois qu’il était président du tribunal de Vienne ou quelque chose d’approchant. Je ne peux pas me le rappeler, j’ai oublié.

Dr SAUTER

En somme, un magistrat de Vienne ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Oui.

Dr SAUTER

Est-ce que vous avez donné l’ordre à Vienne de faire sauter ou de détruire des usines d’importance vitale, comme cela a été le cas dans d’autres Gaue, par exemple ici, à Nuremberg ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Non, mais je ne sais pas — et je dois le dire — dans quelle mesure les actions de paralysie ou de destruction des industries ont eu lieu sur les instructions émanant du pouvoir central dans le domaine militaire ou dans le domaine des armements. Par exemple, le fait de dynamiter les ponts était une mesure militaire, et l’ordre de les faire sauter ne pouvait être donné par mes soins. Hitler s’était réservé lui-même le droit de faire sauter les ponts sur le Danube. Le chef du groupe d’armées Sud, le général Rendulic, devait, avant de faire procéder à la destruction de ces ponts, prendre par téléphone toutes instructions au Quartier Général du Führer.

Dr SAUTER

Quand avez-vous quitté Vienne, personnellement ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

J’ai quitté le Gau de Vienne après le retrait de la ville des dernières troupes, quand la situation du 2e Corps de la 6e armée blindée SS eut été fixée sur le Bas-Danube.

Dr SAUTER

Quand était-ce ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Je ne peux vous dire exactement la date ; c’était à la fin de la bataille pour Vienne.

Dr SAUTER

Et voici maintenant ma dernière question ; vous savez que dans certains milieux de la direction du Parti, de la Chancellerie du Reich, l’ordre a été donné de créer un mouvement de Werwolf pour lutter contre les troupes qui avançaient. Quelle a été votre attitude à l’égard de ce projet de résistance ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

J’ai interdit toute organisation de Werwolf dans mon Gau ; mais je ne veux pas qu’on me comprenne mal : il y avait un bataillon de jeunes, un bataillon de Volkssturm, appartenant aux unités combattantes, qui portait le nom de Werwolf. Mais ce n’était pas une unité de Werwolf, de résistance. Je me suis toujours opposé de la part des jeunes comme des adultes, à des méthodes de combat qui allaient à rencontre des prescriptions du droit des gens.

Dr SAUTER

Je n’ai plus de questions à poser, Monsieur le Président.

LE PRÉSIDENT

Est-ce que d’autres membres de la Défense désirent poser des questions ?

Dr ALFRED THOMA (avocat de l’accusé Rosenberg)

Témoin, quels rapports Rosenberg avait-il, en tant que plénipotentiaire du Führer, à l’éducation idéologique du Parti, avec la direction de la jeunesse du Reich ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Le chef du service de l’Enseignement à la direction de la jeunesse du Reich devait, une, deux ou trois fois par an, prendre part à un conseil où étaient réunis les chefs chargés de l’enseignement dans les autres organisations du Parti, sous la présidence du Reichsleiter Rosenberg. A ces occasions, d’après ce que m’ont dit les chefs de service, Rosenberg donnait des directives d’ordre général et se faisait aussi vraisemblablement donner des indications, des renseignements sur les travaux d’éducation des diverses organisations du Reich.

Dr THOMA

Rosenberg choisissait-il des thèmes précis à traiter à ces réunions ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Je ne le sais pas exactement. En ce qui concerne les congrès des chefs de la jeunesse auxquels Rosenberg participait et prenait la parole une fois par an, il choisissait généralement des thèmes ayant trait à l’éducation du caractère, par exemple la solitude, la camaraderie, la personnalité, l’honneur, etc. Voilà de quoi il parlait.

Dr THOMA

Est-ce qu’à de tels congrès Rosenberg a agité la question des Juifs ou des problèmes confessionnels ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Lors de ces réunions de chefs de la jeunesse, il n’a tenu aucun discours hostile aux Juifs et il n’a pas non plus, à ces congrès, traité de problèmes confessionnels, du moins en ma présence. Dans la plupart des cas, je l’ai entendu parler sur des thèmes tels que ceux que j’ai mentionnés tout à l’heure.

Dr THOMA

Témoin, avez-vous lu le Mythe du XX e siècle de Rosenberg ? Et quand ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Non, j’avoue que j’ai commencé à le lire, mais je ne l’ai pas lu entièrement.

Dr THOMA

Est-ce que ce Mythe de Rosenberg a fait une impression sur la jeunesse ou est-ce que des expériences semblables aux vôtres ont pu être faites par d’autres chefs de jeunesse ?

ACCUSÉ VON SCHIRACH

Les chefs de la jeunesse n’ont pas lu le Mythe du XX e siècle.

Dr THOMA

Monsieur le Président, je n’ai pas d’autres questions à poser.

LE PRÉSIDENT

Est-ce que d’autres membres de la Défense désirent poser des questions ? L’audience est suspendue.

(L’audience est suspendue jusqu’à 14 heures.)