CENT QUARANTE ET UNIÈME JOURNÉE.
Mercredi 29 mai 1946.

Audience de l’après-midi.

(L’accusé Sauckel est à la barre.)
Dr EGON KUBUSCHOK (avocat de l’accusé von Papen et du Gouvernement du Reich)

Je vous prie d’autoriser l’accusé von Papen à ne pas assister aux débats demain matin et demain après-midi. J’ai besoin, pour préparer sa défense, d’un assez long entretien avec lui, que je ne saurais sans cela ménager. Pendant ces audiences, ses intérêts, seront défendus par le Dr Flächsner.

LE PRÉSIDENT

Très bien.

L’HUISSIER AUDIENCIER (colonel Charles W. Mays)

Plaise au Tribunal. On me rend compte que l’accusé Göring n’assistera pas aux débats.

LE PRÉSIDENT

Comme je l’ai déjà dit ce matin, l’audience sera levée aujourd’hui à 16 heures.

Dr SERVATIUS (A l’accusé)

Nous en étions restés à l’inspection du Travail. Auparavant, je voudrais cependant revenir encore une fois sur une autre question. Vous avez dit que le chef d’entreprise était responsable des ouvriers. Était-ce également le cas pour les camps de prisonniers et les camps de concentration ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Non. Pour les camps de prisonniers de guerre, c’était l’Armée qui était compétente ou le service de la Wehrmacht au pouvoir duquel se trouvaient les prisonniers. De même pour les internés des ; camps de concentration ; même si ces internés travaillaient, c’étaient les camps de concentration qui en étaient responsables.

Dr SERVATIUS

Vous avez créé une section n° 9 au ministère du Travail du Reich, l’inspection du Travail. Quelles étaient les tâches spéciales à cette inspection ?

ACCUSÉ SAUCKEL

J’ai créé au ministère du Travail cette inspection qui n’y avait pas encore été organisée dans ce but : à l’intérieur du Reich et dans les territoires occupés, partout où des entreprises allemandes travaillaient, où des contrats de travail avec l’Allemagne étaient en vigueur, étudier l’homogénéité de ces contrats et veiller à leur exécution, pour vérifier l’homogénéité des mesures administratives, pour rechercher si mes ordonnances concernant le ravitaillement, l’hébergement, la façon de traiter et d’administrer les travailleurs, étaient appliquées et dans quelle mesure il convenait de les modifier. Tout cela a également été établi par moi dans des instructions à l’inspection.

Dr SERVATIUS

De quoi était chargée l’inspection centrale auprès du Front allemand du Travail, l’inspection centrale responsable de la main-d’œuvre étrangère ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Cette inspection centrale du Front allemand du Travail avait pour tâche de contrôler la façon dont étaient administres les camps pour les ouvriers étrangers en Allemagne, de vérifier que leur alimentation, etc., était assurée d’après les principes prescrits.

Dr SERVATIUS

Si l’on constatait quelque anomalie, est-ce que cette inspection vous en informait, ou à qui allait la nouvelle ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Il existe un accord entre le Führer, le Front allemand du Travail, le Dr Ley et moi-même, également adjoint sous forme de remarque additionnelle à l’arrangement relatif à l’inspection centrale. Il spécifie que pour ce qui est des conditions de vie dans les camps, l’inspection centrale doit s’adresser directement aux services centraux correspondants qui remédieront à la chose, ou à l’inspection du Travail du ministère du Travail du Reich. Toute défectuosité dans la répartition de la main-d’œuvre, en excédent, ou en moins, devait m’être signalée.

Dr SERVATIUS

Cet accord avait donc limité vos pouvoirs ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Oui.

Dr SERVATIUS

Il s’agit du document PS-1913 qui a été produit. C’est l’accord entre Sauckel et le Dr Ley du 20 septembre 1943, USA-227 dans le livre de documents anglais n° 41. Je m’y réfère sans plus.

Quels autres services de contrôle existaient encore ? Je songe notamment aux Français.

ACCUSÉ SAUCKEL

Oui, après mon entrée en fonctions, fut instituée l’organisation des hommes de liaison pour les ouvriers étrangers qui avaient le droit, en accord avec le Front allemand du Travail, de visiter les camps, d’entendre les ouvriers en personne, de prendre connaissance de leurs plaintes. Avec le Gouvernement français, un accord spécial fut conclu avec l’assentiment du ministre des Affaires étrangères du Reich.

Dr SERVATIUS

Il s’agit du document Sauckel n° 31, livre de documents n° 1, page 79 du texte anglais : « Services français chargés de la main-d’œuvre française employée dans le Reich ». C’est la circulaire de Sauckel, en date du 30 avril 1942. Je soumets le document par lui-même dans cette collection. Je cite :

« Je vous communique la lettre suivante du ministère des Affaires étrangères, en date du 10 avril 1942 : Le Gouvernement du Reich a fait savoir au Gouvernement français qu’il donne son accord à la réglementation suivante concernant la question de la direction des travailleurs volontaires français en Allemagne.

Sous la direction de l’ambassadeur Scapini sera constitué à Berlin, à côté du service pour prisonniers de guerre déjà existant, un bureau des travailleurs civils français. Le Gouvernement du Reich met à la disposition de ce service un bâtiment où il pourra s’installer. Ce service peut créer des annexes dans quatre autres villes allemandes.

Le service est chargé des travailleurs français en Allemagne. Il surveille l’exécution des contrats souscrits par les travailleurs recrutés. Il peut recevoir les doléances des travailleurs et les transmettre aux services compétents et intervenir pour l’élimination des inconvénients. Il peut délivrer aux travailleurs des certificats et des documents à l’usage des autorités françaises. »

Je saute un paragraphe :

« En outre, sont concédés au Chef suprême de la délégation française dans l’exercice de ses fonctions, les privilèges diplomatiques de l’immunité personnelle et de l’indépendance vis-à-vis de la justice allemande et des pouvoirs de Police. »

Voilà pour ce qui est de la citation. (A l’accusé.) Comment ce service, dans la pratique, travaillait-il avec vous ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Dans la pratique, ce service a travaillé avec le Front allemand du Travail et avec moi. Le représentant de ce service a participé, en France, à des conversations avec le Gouvernement français. Ce service a été modifié en ce sens que plus tard ce fut M. Bruneton qui en assuma la direction à la place de M. Scapini qui se limita aux prisonniers de guerre.

Dr SERVATIUS

Ce n’était donc qu’un changement de personnel ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Oui. Ce ne fut qu’un changement de personnel. J’ai parlé souvent à ces messieurs et également agi selon leurs désirs.

Dr SERVATIUS

Que fit le service central en faveur des peuples de l’Est ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Le service central pour les peuples de l’Est était un service du commissaire du Reich pour les territoires de l’Est.

Dr SERVATIUS

Comment travaillait ce service ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Il travaillait de façon similaire au service français, à cette différence qu’il était dirigé par un Allemand, en tant qu’organisation allemande. Et il jouissait de la confiance des travailleurs de l’Est qui travaillaient avec nous en tant qu’alliés.

Dr SERVATIUS

De ce côté, n’avez-vous pas reçu de protestations ?

ACCUSÉ SAUCKEL

A part les cas rapportés par M. Rosenberg et discutés avec lui, rien d’autre. Tout s’est passé là-bas.

Dr SERVATIUS

J’en viens maintenant à la question de l’observance des disciplines de travail. Existait-il des règlements sur la sauvegarde de la discipline dans le travail, d’un travail correct et ponctuel ? Quelle était la réglementation existante ?

ACCUSÉ SAUCKEL

En Allemagne, le règlement déterminant les disciplines de travail était l’affaire des entreprises. Pour chaque entreprise il y avait une réglementation spéciale qui avait été fixée en temps de paix avec l’accord du chef d’entreprise, de l’homme de confiance de l’entreprise (nommé par le DAF) et du conseil technique national de confiance de l’entreprise. Ce conseil de confiance avait la possibilité d’infliger des sanctions disciplinaires sous forme d’amendes. Au cours de la guerre, les questions de discipline dans le travail avaient énormément gagné en sévérité, car il n’était plus possible, en raison du manque de main-d’œuvre, de conserver, sans plus, le droit de dénoncer librement un contrat de travail des deux côtés. Ainsi l’ouvrier allemand, la vie ouvrière allemande, l’activité des entreprises allemandes, se virent également soumis de façon permanente aux ordonnances et lois pour le temps de guerre.

Pour faire observer ces lois, sur l’instigation du Conseil des ministres pour la défense du Reich, je promulguai plus tard une ordonnance n° 13. Cette ordonnance est produite ici et prévoit d’abord toute une gamme de sanctions applicables à l’intérieur de l’entreprise, à toutes sortes d’infractions telles qu’inexactitude, absence non motivée, etc.

Dr SERVATIUS

Il s’agit du document n° 23 du livre de documents Sauckel, livre anglais n° 1, page 62. Le témoin en a exposé en gros le contenu. Je ne ferai que m’y référer.

ACCUSÉ SAUCKEL

Ces mesures applicables à l’intérieur de l’entreprise afin d’entretenir la discipline, allaient du simple avertissement à une amende comprise entre l’équivalent d’un jour ou d’une semaine de travail.

Dr SERVATIUS

Et qu’arrivait-il pour de lourdes infractions ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Pour des infractions importantes, persistantes et intentionnelles, lorsque le tribunal disciplinaire du Front du Travail ne suffisait pas, on en référait à la Police.

Dr SERVATIUS

Cette réglementation s’appliquait aussi bien aux Allemands qu’aux étrangers ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Oui, aux Allemands et aux étrangers.

Dr SERVATIUS

Et lorsqu’il y avait délit pénal ?

ACCUSÉ SAUCKEL

On devait également en référer à la Police. Les autorités du travail n’étaient d’aucune compétence pour ces questions criminelles et autres.

Dr SERVATIUS

Où allaient les réclamations lorsque la réglementation de l’entreprise était mal appliquée, quand, par exemple, une amende était transformée en peine corporelle ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Les réclamations étaient adressées au Front du Travail, ou plutôt à l’homme de liaison des travailleurs étrangers.

Dr SERVATIUS

Est-ce que vous avez été saisi de tels cas ?

ACCUSÉ SAUCKEL

On ne m’a personnellement jamais rapporté de tels cas ; je n’étais pas compétent.

Dr SERVATIUS

Qu’était-ce que les camps d’éducation du Travail ?

ACCUSÉ SAUCKEL

C’étaient des camps créés par le Reichsführer SS.

Dr SERVATIUS

Qui était envoyé dans de tels camps ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Dans de tels camps, étaient envoyés ceux qui avaient été punis pour des infractions à la discipline du travail qui n’étaient pas soumises à la réglementation de l’entreprise.

Dr SERVATIUS

Était-ce quelque chose d’analogue à un camp de concentration ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Non, pas à mon avis. Ces camps d’éducation du Travail ne dépendaient ni du ministre du Travail, ni de moi-même. Il s’agissait d’une institution policière.

Dr SERVATIUS

Maintenant, vous avez appris ici par les débats que tout un groupe d’ouvriers fut réellement envoyé en camp de concentration. Comment expliquez-vous cela ?

Je vous remets le document PS-1063 ; c’est une lettre en date du 17 décembre 1942, USA-219, n° 28 du livre de documents anglais, sur le travail forcé. Il s’agit d’une lettre du chef de la Police de sûreté et du SD, d’une lettre secrète envoyée à tous les services SS. En tout cas, elle ne vous a pas été adressée. Je cite :

« De par les exigences de la guerre et pour des raisons que nous n’avons pas à développer plus longtemps ici, le Reichsführer SS et chef de la Police allemande a ordonné le 14 décembre 1942, qu’au plus tard avant la fin de janvier 1943, un minimum de 35.000 détenus aptes au travail soient transférés dans les camps de concentration. Pour atteindre ce chiffre s’avère nécessaire :

« 1° De remettre à partir de maintenant (mesure tout d’abord applicable jusqu’au 1er février 1943), au camp de concentration le plus proche et dans les plus brefs délais, tous les travailleurs de l’Est et autres ouvriers étrangers... qui auront cherché à s’échapper ou auront rompu leur contrat.

LE PRÉSIDENT

Sans doute, le témoin connaît le document ?

Dr SERVATIUS

Connaissez-vous ce document ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Je l’ai vu ici pour la première fois.

Dr SERVATIUS

Vous ne l’avez pas encore lu ?

ACCUSÉ SAUCKEL

J’ai vu ici, à Nuremberg, pour la première fois un extrait de ce document.

Dr SERVATIUS

Alors, je vais vous en indiquer les passages décisifs. Considérez donc la fin de la première page. Il y est dit :

« Vis-à-vis de tiers services, chacune de ces mesures doit, le cas échéant, être présentée comme mesure de police essentielle, en justifiant de façon précise chaque cas particulier de façon à éviter les réclamations ou, tout au moins, y faire face ». Qu’avez-vous su de cette ordonnance ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Je n’ai rien su de cette ordonnance. Elle explique bon nombre de choses au sujet desquelles nous nous étions littéralement cassé la tête. Il s’agit vraisemblablement d’un écrit du Gruppenführer Müller. Cette note spécifie donc sans équivoque, à ma grande stupéfaction, que « vis-à-vis de tiers services... » il ne peut s’agir que de mes services ou de ceux de Speer ; ces affaires devaient être présentées comme nécessitées par des considérations de sécurité policière. C’était une pure imposture destinée à nous induire en erreur.

Dr SERVATIUS

Qu’entendez-vous par...

LE PRÉSIDENT

Un instant, avant d’en finir avec ce document. D’après la déposition de l’accusé, j’ai compris que les ouvriers qui ne suivaient pas la réglementation du travail étaient envoyés dans des camps de travail. C’est ce que vous avez dit, n’est-ce pas ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Toutes les fois que des ouvriers, malgré des avertissements réitérés, et les peines que pouvait leur infliger l’entreprise, ne s’amélioraient pas et continuaient à s’insurger contre le règlement, ils étaient signalés par l’entreprise et non par moi, aux services de la Police. Ces services de Police avaient conclu, à ma connaissance, un accord avec le ministre de la Justice du Reich, d’après lequel...

LE PRÉSIDENT

Je vous demandais où ils étaient envoyés quand vous m’avez déclaré qu’ils étaient envoyés dans ces camps de travail pour infraction à la réglementation du travail et sans aucune autre raison. Avez-vous dit cela ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Pour aucune autre raison. Pour infractions ou menées criminelles.

LE PRÉSIDENT

Comment expliquez-vous alors les premiers mots du paragraphe 1 de ce document : « A partir de maintenant, tous les travailleurs de l’Est doivent être remis aux camps de concentration les plus proches » ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Monsieur le Président, il est dit ici dans le texte allemand : « A partir de maintenant (mesure tout d’abord applicable jusqu’au 1er février 1943), seront remis au camp de concentration le plus proche et dans les plus brefs délais, les travailleurs de l’Est et autres ouvriers étrangers qui auront cherché à s’échapper ou auront rompu leur contrat, à l’exclusion des ressortissants des États alliés, amis ou neutres, et après avoir observé les formalités les plus urgentes, indiquées au paragraphe 3 ». Telle est l’ordonnance prise de façon arbitraire par ce service, ordonnance que je ne connaissais pas.

Dr SERVATIUS

Qu’entendez-vous par « anéantissement par le travail » ?

ACCUSÉ SAUCKEL

L’expression « anéantissement par le travail », je l’ai entendue pour la première fois ici, dans cette salle. Une telle conception allait au plus haut point à l’encontre des intérêts que j’avais à sauvegarder de par mes fonctions.

Dr SERVATIUS

Vous occupiez-vous de l’utilisation des détenus des camps de concentration ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Je n’avais rien à voir à l’utilisation des détenus des camps de concentration, et avais aussi instruit mes collaborateurs dans ce sens. Je ne me suis jamais occupé de mesures punitives.

Dr SERVATIUS

Qui affectait alors les détenus des camps de concentration à certains travaux dans les usines d’armement ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Personnellement, je ne saurais le dire car je ne m’occupais pas de ces questions et n’ai jamais été amené à discuter de tels sujets.

Dr SERVATIUS

On a affirmé ici que vous vous étiez également servi du décret « Nacht und Nebel » afin d’obtenir des ouvriers pour l’Allemagne.

ACCUSÉ SAUCKEL

Je ne connaissais pas le décret « Nacht und Nebel » et n’en ai entendu parler qu’ici. Cela n’avait rien à voir avec les assignations d’emplois et les tâches qui m’étaient confiées.

Dr SERVATIUS

Qu’en était-il des affectations de Juifs ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Je n’ai rien eu à voir aux affectations de Juifs. C’était une tâche qui incombait au Reichsführer SS.

Dr SERVATIUS

Je vous présente le document R-91 (USA-241 ou RF-347). Il ne figure pas aux livres de documents. Il s’agit d’une note du chef de la Police de sûreté et du SD, Müller, adressée au Reichsführer SS, Quartier Général de campagne, en date du 16 décembre 1942. Il y est dit — je cite :

« Pour ce qui est des apports accrus de main-d’œuvre aux camps de concentration, ordonnés jusqu’au 30 janvier 1943, on pourra procéder en ce qui concerne le secteur juif, de la façon suivante :

« 1. Chiffre total : 45.000 Juifs ».

Puis vient le détail, et il est indiqué entre autres, à la fin : « 3.000 Juifs des territoires occupés de Hollande... » et, plus loin : « Ce chiffre de 45.000 englobe les inaptes au travail ».

Qu’avez-vous eu à voir à cette note ?

ACCUSÉ SAUCKEL

A l’instant, on me donne connaissance de cette note pour la première fois. Je l’ignorais, et je ne puis que souligner que ces transports, que ces procédés, n’ont rien à voir à ma mission et que je ne me suis jamais chargé de l’exécution de telles mesures.

Dr SERVATIUS

Puis, on a produit ici un document L-61 (USA-177) du livre de documents anglais n° 6 sur le travail forcé. Ce document figure sur la première liste de documents qui ont été mis à la disposition de la Défense comme lettre originale de Sauckel, lettre dans laquelle on admet la déportation des Juifs. Parcourez donc cette lettre et prononcez-vous à son sujet : dans quelle mesure vous êtes-vous occupé de déportation de Juifs ?

Je vais indiquer brièvement la teneur de cette lettre du 26 novembre 1942. Il y est dit :

« En accord avec le chef de la Police de sûreté et du SD, doivent également maintenant être évacués du territoire du Reich, les Juifs qui y sont employés. Ils seront remplacés par des Polonais qui seront déplacés du Gouvernement Général. »

Cette lettre se termine ainsi : « Je vous transmets la copie précédente en vous demandant d’en prendre connaissance. Je vous prie, pour autant qu’il soit également question dans votre district d’évacuation de Juifs employés dans ces régions, d’agir en conséquence après accord avec les services compétents du chef de la Police de sûreté et du SD ». On lit au bas : « Signé : Fritz Sauckel ».

Parlez-nous de cette lettre, je vous prie.

ACCUSÉ SAUCKEL

Puis-je remarquer, au sujet de ce document, qu’on me l’a déjà montré une fois lors de l’instruction. Je ne l’ai eu à ce moment que peu de temps entra les mains, et lorsqu’on me l’a présenté à nouveau au cours des débats, j’ai constaté qu’il ne s’agissait pas d’un document original signé de moi. Ma signature s’y trouve tapée à la machine.

En second lieu, il me paraît curieux que cette lettre que je suis censé avoir signée ne soit pas datée de mon service. Mon service, comme il ressort de nombreux autres documents, se trouvait à Berlin, Mohrenstrasse. Ce document est daté de la Saarlandstrasse.

Quant à son contenu, je dois remarquer que je n’ai jamais, en ce qui me concerne, conclu ou discuté, avec le SD ou la Police de sûreté, des accords de la nature de ceux qu’indique cette lettre. Je n’arrive pas le moins du monde à me rappeler cette lettre et maintenant encore, ce qu’il y a de vrai dans cette lettre, c’est que j’étais obligé, qu’il s’agisse de Juifs, de soldats ou de tous autres gens, de remplacer dans la quinzaine les ouvriers qui venaient à manquer dans les entreprises allemandes. Il est possible que cette lettre provienne de la Saarlandstrasse, d’un service subalterne. C’est tout ce que je trouve à remarquer au sujet de cette lettre.

Dr SERVATIUS

Et pourquoi donc en fin de cette lettre les mots : « Signé : Sauckel » ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Je ne peux me l’expliquer. S’il s’agissait d’une copie correcte, elle devrait être signée.

LE PRÉSIDENT

Avez-vous cet original ici ?

Dr SERVATIUS

Je ne l’ai pas. Il a été produit par le Ministère Public et conservé en tant que preuve dans les archives du Tribunal.

ACCUSÉ SAUCKEL

Dans l’annexe à ce document, il est question des processus qui, déjà avant mon entrée en service, mon entrée en fonctions, étaient pour ainsi dire adoptés.

Dr SERVATIUS

Ne saviez-vous pas ce qu’il adviendrait des Juifs ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Voulez-vous dire...

Dr SERVATIUS

La solution finale.

ACCUSÉ SAUCKEL

Non, je n’en avais aucune idée. Mon travail aurait été énormément facilité et j’aurais éprouvé beaucoup moins de difficultés si tous ces hommes, dans la mesure où ils étaient aptes au travail, avaient été réservés à des affectations intelligentes. Cette solution finale m’était complètement inconnue et au plus haut point contraire à mes intérêts.

Dr SERVATIUS

Au sujet des salaires, qui était responsable de la réglementation des salaires ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Pendant le temps où je suis resté en fonctions, c’était moi qui étais responsable de la réglementation des salaires.

Dr SERVATIUS

Quels étaient les salaires payés ? Laissez de côté pour le moment la question de l’Est.

ACCUSÉ SAUCKEL

Par principe, étaient payés à tous les ouvriers étrangers les salaires fixés dans les contrats passés avec les services de liaison et les Gouvernements, c’est-à-dire le salaire légal d’une région donnée de l’Allemagne, le salaire qui était reconnu par la loi dans telle ou telle région d’Allemagne.

Dr SERVATIUS

Et pour les travailleurs de l’Est ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Au moment de mon entrée en fonctions, j’ai trouvé en vigueur un règlement concernant les travailleurs de l’Est, qui imposait la plus grande partie du salaire des ouvriers de l’Est en faveur du Reich. Et cela, en application d’une ordonnance du ministre de la Défense du Reich.

Dr SERVATIUS

Vous êtes-vous contenté de ce règlement ou avez-vous essayé de l’améliorer ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Il ressort des documents, c’est-à-dire des ordonnances prises par moi alors que j’étais en fonctions, que j’ai, par paliers, dans la mesure où ce m’était possible de surmonter les résistances, aboli cette réglementation pour moi insupportable. Si bien qu’en 1944, le travailleur de l’Est était traité de la même façon que l’ouvrier allemand.

Une première amélioration, 100% d’amélioration, fut apportée dès juin 1942, la deuxième en 1943 et la dernière en mars 1944, avec l’ordonnance n° 11.

Dr SERVATIUS

Je me réfère donc aux documents suivants que je ne désire pas lire. Il s’agit du document S-50, Sauckel-50, au livre de documents n° II, page 134 ; puis au document S-17, livre de documents n°  z2, page 137. Un autre document est le S-52, livre II, page 143. Un autre encore, S-58, livre II, page 156 et enfin le document S-58-a, au livre II, page 161.

J’en soumets l’original dans une collection intitulée : « Conditions d’emploi des travailleurs de l’Est ».

LE PRÉSIDENT

Docteur Servatius, j’ai compris que l’accusé prétendait que le document L-51 avait été établi avant qu’il ne s’occupât de la main-d’œuvre.

Dr SERVATIUS

Il traite d’affaires antérieures à sa période, qui étaient pour ainsi dire réglées quand cette lettre fut élaborée ; la situation était déjà créée.

LE PRÉSIDENT

Il n’y a rien dans ce document qui le démontre, n’est-ce pas ?

Dr SERVATIUS

On le déduit de sa date.

LE PRÉSIDENT

Il est daté du 26 novembre 1942.

Dr SERVATIUS

Dans l’annexe, on se réfère à un décret du 27 mars 1942. La deuxième annexe, lorsqu’on remonte encore dans le temps, est une pièce du 21 janvier 1942 traitant de la question. Ce qui a été exposé ici, ce n’est que la dernière lettre, la note finale.

LE PRÉSIDENT

Je comprends, nous n’avons pas devant nous l’ensemble du document.

Dr SERVATIUS

Je le verserai. (A l’accusé.) La question des salaires, maintenant. Est-ce que, à côté de ce salaire, les travailleurs de l’Est recevaient quelques compensations ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Sur intervention de ma part, les ouvriers de l’Est reçurent des compensations sous forme de primes de rendement, gratifications de Noël, comme les ouvriers allemands, et en outre, après accord avec le, ministère de l’Est, les membres restés à l’Est des familles de ces ouvriers pouvaient, sur leur demande, recevoir tous les mois une somme de 130 roubles.

Dr SERVATIUS

Je me réfère pour la question à certains documents : document 22 du livre de documents anglais, volume I, page 59 ; puis à une ordonnance sur la question des primes, document 54, volume II, page 151 ; puis à un document 57 relatif aux « gratifications de Noël », volume II, page 155.

Maintenant, que restait-il pratiquement aux ouvriers de l’Est comme argent liquide ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Avant mon entrée en fonctions, c’est-à-dire avant la réglementation promulguée par moi, il restait à l’ouvrier de l’Est, déduction faite des frais d’hébergement et d’entretien, une somme brute de 4,60 RM par semaine en argent liquide, si l’on prend pour base un salaire horaire de 60 pfennig, celui d’un ouvrier moyen de l’industrie allemande, pour choisir un exemple moyen. En juin 1942, après qu’il m’eût été donné d’examiner les choses, ce paiement brut, ce montant brut comme l’on disait, fut augmenté pour le même ouvrier de 100 % et passa à 9,10 RM.

Je dois remarquer, de plus, qu’un ouvrier allemand recevant le même salaire ne pouvait en aucun cas, étant donné les taxes sociales et les impôts auxquels il était soumis, son loyer, son chauffage, et son entretien, économiser davantage. Ce principe de réglementation de base des salaires m’avait été donné par le conseil des ministres pour la Défense du Reich. Ce n’est pas moi qui le voulais. Mais en mars ou avril 1943 déjà, sur ma proposition également, la situation de cet ouvrier russe qui touchait alors environ 12 Mark s’améliora, et au printemps de 1944, une nouvelle amélioration fut apportée qui permit d’atteindre 18 Mark.

LE PRÉSIDENT

Je ne crois pas que nous ayons besoin de tous ces détails. On ne reproche pas à l’accusé de n’avoir pas en particulier payé ces travailleurs. Il dit les avoir correctement payés et nous n’avons que faire de tous ces détails, de ces sommes en Mark.

Dr SERVATIUS

Monsieur le Président, ce reproche est contenu dans celui du travail forcé, travail qui, en règle générale, n’était pas rétribué. D’ailleurs, le rapport français RF-22 calcule un préjudice de 77.000.000.000, que la France aurait subi de par l’utilisation de ses ouvriers. Il serait donc intéressant d’entendre au moins...

LE PRÉSIDENT

Vous désireriez entrer dans les détails, n’est-ce pas ?

Dr SERVATIUS (A l’accusé)

Qu’en était-il des possibilités de transfert de ces salaires ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Je me devais de rendre possible le transfert des salaires, car le seul motif qui pouvait raisonnablement inciter un ouvrier étranger à travailler en Allemagne, c’était qu’il serait ainsi en mesure d’entretenir sa famille restée au pays en lui faisant parvenir une partie de ses gages. C’est ce qui advint à la suite d’un accord passé avec le président de la Reichsbank ; il a lui-même témoigné à ce sujet.

Dr SERVATIUS

Je me réfère aussi, pour cette question des salaires, au document PS-021. Il a été produit comme document F-44 ; il ne figure pas dans les deux livres de documents ; il est daté du 2 avril 1943. C’est un travail de calcul des salaires et de comptabilité relatif à l’amélioration des salaires des travailleurs de l’Est. Je ne désire pas en exposer les détails, mais l’examen de ce document prouve qu’on s’est employé sérieusement à obtenir une amélioration de la situation, à mettre tous les gens sur un pied d’égalité. (A l’accusé.) Quelle était la durée des contrats ?

ACCUSÉ SAUCKEL

La durée des contrats de travail était fixée d’après les accords passés à l’époque avec les Gouvernements intéressés. Pour les pays de l’Ouest et du Sud, les contrats étaient de six mois, neuf mois ou un an. Pour les pays de l’Est et pour les travailleurs soviétiques, je trouvais, à mon entrée en fonctions, une réglementation qui mentionnait un laps de temps indéterminé. Je suis arrivé à faire adopter, car je tenais une réglementation pour nécessaire malgré le grand éloignement de ces ouvriers, que ces engagements soient limités à deux ans.

Dr SERVATIUS

Est-ce que l’utilisation de la main-d’œuvre devait continuer après la guerre ? Est-ce que lès ouvriers étrangers devaient rester en Allemagne. Je vous pose la question parce que le Ministère Public français a produit un passage tiré du livre : L’Europe travaille en Allemagne (Europa arbeitet in Deutschland), document RF-5, page 23, passage qui est ainsi rédigé ; « Un gros pourcentage des ouvriers étrangers resteront encore après la victoire dans nos provinces pour achever, après avoir été formés aux travaux de construction, ce que l’ouverture des hostilités avait empêché de terminer et réaliser ce qui était resté jusqu’alors à l’état de projet ». On en a déduit que le travail forcé devait continuer après la guerre.

ACCUSÉ SAUCKEL

C’est là, tout au moins partiellement, l’opinion de l’auteur de cet essai. Mais, je crois, on remarque aussi que l’ouvrier rentrant chez lui sera en mesure de faire profiter son propre pays de connaissances nouvelles et d’aptitudes qu’il aura acquises en travaillant en Allemagne. Moi-même, n’avais nullement l’intention, de retenir les ouvriers étrangers en Allemagne après la guerre, et cela m’eût été impossible. Tout au contraire, j’avais ordonné qu’on établît avec le plus grand soin un fichier des ouvriers étrangers, qu’on organisât une cartothèque centrale qui m’aurait mis en mesure, dans le cas d’une issue favorable de la guerre, de scrupuleusement renvoyer dans leurs foyers tous ces ouvriers et de contrôler la question.

Dr SERVATIUS

Si je vous ai bien compris, il ne s’agissait pas de retenir les ouvriers de force, mais de les conserver en leur faisant signer des engagements ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Oui, on ne m’a jamais rapporté que la majorité des ouvriers étrangers voulût rester en Allemagne pour la chose en soi. Ce n’est là qu’une hypothèse.

Dr SERVATIUS

Maintenant, en matière de recrutement forcé, pour combien de temps les contrats étaient-ils conclus ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Entre l’engagement volontaire et l’affectation de service, comme nous disions suivant l’usage en vigueur dans les décrets allemands, il n’y avait pas de différence, ni en ce qui concerne le paiement, ni en ce qui concerne la durée du contrat ; c’était la même chose pour tous les pays. Tout Français affecté pour six ou neuf mois, par exemple, avait, tout comme le travailleur volontaire, le droit de retourner chez lui après six ou neuf mois. Une prolongation de contrat était, aussi possible.

Dr SERVATIUS

Dans quel cas le contrat était-il prolongé ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Il était prolongé lorsque l’ouvrier désirait, de sa propre initiative, prolonger son service, ou si une situation particulièrement difficile pour l’entreprise, des pertes de main-d’œuvre, etc., justifiaient une prolongation. On devait en décider avec l’approbation de l’homme de liaison.

Dr SERVATIUS

A côté des travailleurs civils, n’employait-on pas également des prisonniers de guerre en Allemagne ? Avez-vous eu quelque chose à voir à ces affectations ?

ACCUSÉ SAUCKEL

L’utilisation de prisonniers de guerre était chose quelque peu compliquée, car elle ne pouvait être décidée qu’avec l’accord du général commandant les prisonniers de guerre. Ce qu’il y avait de plus difficile pour moi, c’était le problème de la redistribution du personnel. Il s’agit là d’une question que j’expliquerai peut-être de la façon suivante : il existait la Convention de Genève, ou encore de La Haye, d’après laquelle les prisonniers de guerre ne devaient pas être employés à la fabrication d’armes ou de munitions. Si cependant on avait coutume, chez nous, de dire : « Les prisonniers de guerre seront employés dans les usines d’armement », cela signifiait qu’un nombre donné de femmes ou de travailleurs allemands étaient placés dans les industries interdites par la Convention de Genève et remplacés par des prisonniers de guerre, en accord avec les services du général directeur du service des prisonniers de guerre.

Dr SERVATIUS

Et qui veillait à ce qu’on s’en tînt à la Convention ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Le général commandant les prisonniers de guerre, nous-mêmes, ainsi que les services du Travail, avions adopté le point de vue qu’il fallait s’en tenir à la Convention de Genève et nous avons, à plusieurs reprises, dressé un catalogue des travaux auxquels pouvaient se livrer les prisonniers. Je l’ai fait imprimer de mon temps en 1942-1943, tout spécialement, et on le trouve également dans le Livre Bleu.

Dr SERVATIUS

Avez-vous eu connaissance de cas où des prisonniers auraient été occupés à des travaux prohibés par la Convention de Genève ?

ACCUSÉ SAUCKEL

On concluait alors des accords particuliers avec le Gouvernement français quand il s’agissait de volontaires. La même remarque vaut, en partie, pour les travailleurs de l’Est.

Dr SERVATIUS

Qui était responsable du logement, du ravitaillement et de l’entretien des prisonniers de guerre ?

ACCUSÉ SAUCKEL

C’étaient exclusivement les services du général commandant les prisonniers de guerre.

Dr SERVATIUS

Avez-vous su que des millions de prisonniers de guerre avaient péri au moment où vous êtes entré en fonctions ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Avant d’entrer en fonctions, j’ai appris que, dans les batailles d’encerclement de l’Est, de très nombreux prisonniers de guerre avaient péri du fait de la durée de ces batailles, du fait qu’ils étaient déjà à bout de forces en fin de combat, et du fait des très grandes difficultés qui existaient aussi pour nous et qui s’étaient opposées à leur évacuation, à leur transport. Je n’en sais pas plus sur la question.

Dr SERVATIUS

Maintenant, dès le début de votre activité, vous avez eu à employer des prisonniers de guerre. Qu’avez-vous constaté ? Avez-vous entrepris quelque chose ?

ACCUSÉ SAUCKEL

J’ai constaté qu’une partie des prisonniers de guerre russes étaient des plus sous-alimentés.

Dr SERVATIUS

Qu’avez-vous entrepris ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Conjointement avec le général directeur des prisonniers de guerre, j’ai obtenu que tous ces prisonniers — ils étaient dans le Reich, à ma connaissance et si je me souviens bien, en tout et pour tout 70.000 à cette époque — soient hébergés chez des paysans allemands qui avaient reçu pour mission de les « pouponner », comme nous le disions. Ces paysans étaient, en outre, tenus de nourrir ces prisonniers de guerre, un trimestre au moins avant de les mettre au travail. En compensation, ils recevaient l’assurance que ces prisonniers refaits et repris resteraient à travailler chez eux jusqu’à la fin de la guerre.

Dr SERVATIUS

Au cours de la guerre, des prisonniers ont été transformés en travailleurs libres ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Oui. L’utilisation de travailleurs français ne fut décidée par moi en particulier qu’après accord avec le Gouvernement français. Ces accords furent conclus sous la présidence de l’ambassadeur d’Allemagne à Paris. On discuta des contingents nécessaires sur la base des demandes formulées par le Führer et par le Reichsmarschall. Le premier contingent mis en discussion comprenait 250.000 ouvriers français et 150.000 spécialistes. En contrepartie de cette mise à ma disposition de ces ouvriers, — je le souligne, des volontaires — on décida de rendre, et on rendit tout d’abord au Gouvernement français 50.000 prisonniers de guerre français, tous agriculteurs, pour lui permettre de développer la culture dans les campagnes françaises, champs et domaines. Ce fut le premier accord.

Dr SERVATIUS

Qu’était la « relève » ?

ACCUSÉ SAUCKEL

La « relève » était un accord entre le Gouvernement français et mon service, aux termes duquel pour trois ouvriers français se rendant en Allemagne, un prisonnier de guerre français était rendu par le Führer à sa patrie, mis en congé, et pouvait donc regagner ses foyers.

Dr SERVATIUS

A la suite de quoi cet accord fut-il négocié ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Cet accord fut conclu à la suite d’un entretien entre le Président du Conseil français et moi-même. Je comprenais personnellement très bien la question, car j’avais moi-même, pendant la précédente guerre mondiale, passé cinq années derrière les barbelés.

Dr SERVATIUS

Était-ce un soulagement pour les prisonniers de guerre ? Rentrèrent-ils chez eux ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Ils rentrèrent chez eux.

Dr SERVATIUS

Comment ce fait fut-il accueilli par la population civile ? Surtout par les ouvriers qui devaient se rendre en Allemagne ?

ACCUSÉ SAUCKEL

C’était un acte de camaraderie. D’après les rapports que je reçus, la chose fut accueillie très favorablement.

Dr SERVATIUS

Est-ce que, pratiquement, ce n’étaient pas trois ouvriers qui devenaient par là même prisonniers, pour un seul prisonnier libéré ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Non, ils avaient la possibilité de se déplacer absolument librement en Allemagne tout comme les autres travailleurs français et la population allemande.

Dr SERVATIUS

Devaient-ils rester là un temps indéterminé ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Non, cela dépendait de leur contrat, tout comme pour les autres ouvriers.

Dr SERVATIUS

Quelle en était la durée moyenne ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Neuf mois.

Dr SERVATIUS

Donc, pratiquement, après trois trimestres aussi bien le prisonnier que les travailleurs pouvaient être de nouveau chez eux ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Parfaitement. Ces échanges permanents exigeaient constamment de nouveaux entretiens et de nouveaux accords avec le Gouvernement français, car les ouvriers devaient perpétuellement être remplacés.

Dr SERVATIUS

Ces négociations ne furent-elles pas influencées par certaines pressions ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Non. Le mieux, je le demande, serait d’entendre des témoins à ce sujet. Elles furent menées librement, suivant les usages de la diplomatie.

Dr SERVATIUS

Sur quelle échelle cette relève fut-elle réalisée ? Fut-elle importante ou limitée ?

ACCUSÉ SAUCKEL

On tabla sur 250.000 ouvriers qui devaient se rendre en Allemagne.

Dr SERVATIUS

Le Ministère Public français prétend, dans un rapport gouvernemental, que seuls des malades ou des gens affaiblis qui, de toute façon, ne pouvaient pas travailler, auraient été rapatriés. Est-ce exact ?

ACCUSÉ SAUCKEL

D’après ce que je sais, des soldats français prisonniers de guerre ont été rapatriés. La sélection et le rapatriement de ces soldats ne dépendaient pas de moi, mais du général, directeur des prisonniers de guerre. Il est possible, naturellement, que sur leur demande des soldats malades aient également été renvoyés chez eux par ce moyen, mais notre intention n’était certainement pas de renvoyer uniquement des malades et des vieux ; l’accord parlait de soldats.

Dr SERVATIUS

On a alors choisi un deuxième procédé avec amélioration de statut, ce que les Français appelaient la « transformation ». En quoi consistait cette réglementation ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Ce statut amélioré faisait l’objet d’un troisième accord aux termes duquel les prisonniers de guerre français en Allemagne pouvaient bénéficier des mêmes contrats et du même statut que les autres travailleurs civils français.

Dr SERVATIUS

Toutes les fois qu’un nouvel ouvrier français se rendait en Allemagne, dans le rapport, donc, de un à un ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Oui. De un à un.

Dr SERVATIUS

Cet ouvrier français devait-il rester à demeure ou seulement pour un temps limité ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Les conditions de temps étaient les mêmes que pour la relève.

Dr SERVATIUS

Ce statut fut-il favorablement accueilli par les soldats français ou considéré comme peu équitable ?

ACCUSÉ SAUCKEL

On ne le jugea pas inéquitable. Suivant la position des militaires intéressés, il fut plus ou moins bien accueilli. On le repoussa dans une proportion non négligeable ; certains l’accueillirent avec beaucoup d’empressement, car à ce statut étaient en effet liées beaucoup de choses : l’obtention d’un salaire élevé, toutes les libertés d’au delà des barbelés, etc. J’ai moi-même vécu la façon dont tout un camp adhéra à ce statut. Cela se traduisit par la suppression des barbelés et de toutes les barrières ; le statut de prisonnier fut abrogé et, en outre, on supprima toute surveillance.

Dr SERVATIUS

Ces prisonniers transformés en travailleurs étaient-ils autorisés à se rendre chez eux ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Il ressort de mes documents qu’ils avaient la permission de se rendre chez eux.

Dr SERVATIUS

Ont-ils reçu des permissions ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Ils ont reçu des permissions. Une importante fraction est revenue en Allemagne, une fraction aussi importante n’est pas rentrée.

Dr SERVATIUS

Je me réfère à ce propos au document RF-22, texte allemand page 70 du rapport gouvernemental français qui l’avoue. Il est dit que les prisonniers ont eu, au début des transformations, des permissions pour leur patrie, et je cite textuellement :

« Mais ces malheureux ne retournèrent pas en Allemagne, à la suite de quoi, les permissions cessèrent. » (A l’accusé.) Avez-vous déjà entendu parler du travail forcé indirect ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Non, je vous prie de me l’expliquer.

Dr SERVATIUS

C’est une notion forgée par le rapport français à propos des ouvriers qui travaillaient dans l’industrie d’armement en France et dont le travail profitait à l’Allemagne. Mais Sauckel n’avait rien à voir à cela. Ce rapport français, qui traite dans les plus petits détails des incidences économiques de cette utilisation des ouvriers, prétend que l’on aurait procédé suivant un système mûrement réfléchi et très souple, en discutant, d’abord de façon amicale, puis en prenant un ton sec si le comportement adverse l’exigeait. Était-ce là l’effet d’un plan préétabli ? Appliquiez-vous là quelque instruction ou comment procédiez-vous ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Je demande à m’expliquer sur ce sujet. Un plan tel que celui dont vous parlez n’a jamais été produit. La seule chose qui l’ait été fut le programme que j’avais établi et qui a été présenté au Tribunal. Je ne le renierai pas et je désire endosser sa responsabilité avec toutes les conséquences que cela comporte pour moi. Je prends également la responsabilité des actes de mes fonctionnaires. Ce programme, j’en ai amené la réalisation avec mes ordonnances qui ont également été intégralement produites. La tournure prise par cette guerre ne m’avait pas donné le temps de réfléchir à la question de la façon qui tombe sous le sens maintenant à posteriori. Nous étions plongés en pleine guerre et n’en sommes pas venus à de telles considérations.

Dr SERVATIUS

Qu’était-ce que les entreprises bloquées et les entreprises exceptionnelles en France ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Les entreprises bloquées étaient les entreprises sur lesquelles s’étaient entendus le ministre du Reich, Speer et, je crois, le ministre français de l’Économie, Bichelonne ; des entreprises qui devaient travailler en partie pour l’armement allemand, en partie pour ravitailler la population civile allemande, et qui devaient être soustraites aux estimations de mes services.

Dr SERVATIUS

A combien s’est élevé, en gros, le nombre des ouvriers qui furent amenés en Allemagne ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Le nombre des ouvriers que l’on fit venir en Allemagne de l’étranger peut, d’après les évaluations les plus soignées et les enregistrements du bureau des statistiques au ministère du Travail du Reich, être évalué, en gros, à quelque 5.000.000.

Dr SERVATIUS

Maintenant, est-ce vous qui décidiez du nombre des ouvriers qui devaient être employés ou devaient être amenés en Allemagne ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Non, je ne pouvais en aucune façon décider, car je n’étais pas l’Économie allemande et ne pouvais de moi-même déterminer les besoins de l’Économie de guerre et des programmes agricoles.

Dr SERVATIUS

Et en plus des besoins courants que vous aviez à couvrir, n’y avait-il pas ce que l’on appelait les exigences des programmes du Führer ? Est-ce exact ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Oui, car le Führer établissait les programmes d’armement, pour autant que je fusse au courant de la question.

Dr SERVATIUS

Vous m’avez indiqué ici quatre programmes. Je donne lecture des chiffres ; je vous prie de les confirmer : Le premier programme, en avril 1942. Exigé : 1.600.000 hommes, satisfait dans la proportion de 1.600.000 étrangers.

Le deuxième programme, en septembre 1942 : 2.000.000 ; satisfait : 2.000.000 dont 1.000.000 d’étrangers, donc la moitié.

Puis, en 1943. Exigé : 1.000.000, rempli à 1.000.000 dont 1.000.000 d’étrangers.

Enfin le dernier programme, du 4 janvier 1944. Exigé par le Führer : 4.000.000 ; satisfait avec 900.000...

ACCUSÉ SAUCKEL

Puis-je rectifier Ce chiffre est faux, il faut dire : satisfait à 3.000.000.

Dr SERVATIUS

Exigé : 4.000.000 ; satisfait à 3.000.000 dont combien d’étrangers ?

ACCUSÉ SAUCKEL

900.000.

Dr SERVATIUS

...dont 900.000 étrangers. Combien d’ouvriers provenaient de l’Est, combien de l’Ouest et combien des autres territoires ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Sans documents et statistiques, je ne puis naturellement avancer de chiffres exacts. Mais en moyenne, je puis dire que les participations peuvent être évaluées à 30 % pour chacun des groupes. L’Est a peut-être bien été un peu plus fortement représenté.

Dr SERVATIUS

Comment déterminait-on les besoins ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Les besoins étaient déterminés d’après les demandes des organismes employeurs.

Dr SERVATIUS

Qu’étaient ces organismes ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Il s’agissait du ministère de l’Économie, du ministère de l’Armement, de l’Agriculture, de l’Artisanat, des Chemins de fer du Reich, des Mines, etc., toutes institutions importantes.

Dr SERVATIUS

A qui formulaient-ils leurs demandes ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Ils formulaient leurs demandes en même temps au Führer et à moi-même, ou encore aux services de recrutement du Plan de quatre ans.

Dr SERVATIUS

Il s’agissait soit d’un aménagement de leurs premières exigences quand il y avait aménagement, soit des demandes initiales ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Oui, j’ai déjà dit oui. Cela différait. Les demandes me parvenaient, mais elles étaient presque toujours adressées en même temps au Führer qui devait donner son accord.

Dr SERVATIUS

Quelle était la position du Comité central du Plan ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Le Plan était un service qui, à ma connaissance, déterminait les contingents de matières premières, mais où étaient discutées également des questions de main-d’œuvre ou intéressant le travail.

Dr SERVATIUS

Pouviez-vous en recevoir des ordres ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Oui. Je devais considérer comme des ordres les exigences que l’on me formulait, car le Führer m’avait mis en demeure de satisfaire aux exigences de l’Économie de guerre.

Dr SERVATIUS

Apparteniez-vous, vous aussi, au Plan central ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Non, j’étais seulement appelé lorsque des discussions se rapportant à l’utilisation de la main-d’œuvre étaient à l’ordre du jour.

Dr SERVATIUS

Quels étaient les rapports entre vos services et les services de Speer ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Mes services, dans leurs rapports avec ceux de Speer, étaient tenus de satisfaire aux exigences de Speer.

Dr SERVATIUS

Speer avait-il à sa disposition une administration propre chargée des affectations de main-d’œuvre ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Qui, il devait y en avoir une dans son ministère ; il y en avait une. C’était, en effet, une question importante.

Dr SERVATIUS

Pouviez-vous satisfaire à toutes les demandes qui vous étaient soumises ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Non.

Dr SERVATIUS

Les réserves en main-d’œuvre étaient-elles épuisées ?

ACCUSÉ SAUCKEL

J’en suis convaincu, oui. Dès 1943, c’était le but de mon manifeste, je l’avais fait remarquer. En effet, les exigences économiques des territoires occupés étaient, elles aussi, à prendre en considération ; cela était très important. On devait y prendre garde, y satisfaire de façon à éviter toute confusion.

Dr SERVATIUS

Qu’y avait-il encore comme réserve de main-d’œuvre en Allemagne ?

ACCUSÉ SAUCKEL

A partir de 1943, il n’y avait plus de réserves appréciables à utiliser en Allemagne. On a beaucoup discuté ici de cette question, mais le principal besoin en ouvriers portait sur les ouvriers spécialistes, ouvriers mineurs et travailleurs de force.

Dr SERVATIUS

Et dans quelle mesure y avait-il en France des réserves en ouvriers qu’on puisse venir chercher ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Je dois dire qu’à notre point de vue et d’après nos estimations économiques et celles concernant le travail, une main-d’œuvre et des réserves très importantes existaient dans les territoires occupés.

Dr SERVATIUS

Vous voulez donc dire qu’en comparaison, les forces économiques de l’Allemagne étaient bien plus épuisées que celles des territoires occupés ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Je pourrais peut-être le démontrer grâce à une comparaison avec la première guerre mondiale.

Lors de la première guerre mondiale, furent employés en Allemagne environ 10.000.000 à 12.000.000 d’ouvriers hommes, et pendant cette guerre-ci, 25.000.000 d’Allemands dont la moitié de femmes. On ne comptait pas dans ce chiffre, en Allemagne — je dois le remarquer — toutes les femmes occupées dans la Croix-Rouge et autres services d’entraide ou dans l’assistance sociale. Elles ne pouvaient pas figurer dans mes statistiques, alors que d’autres pays les y ont fait figurer.

Dr SERVATIUS

Une dernière question : toujours de la façon dont vous avez aujourd’hui envisagé votre activité de délégué général à la main-d’œuvre, comment voyez-vous la question de l’utilisation de la main-d’œuvre étrangère en général ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Il m’est très difficile de répondre à cette question. Moi-même et tout le peuple allemand étions et devions être de l’avis — je suis autorisé et dois, pour respecter la vérité, inclure le Parti — que le peuple allemand n’avait ni désiré, ni causé la guerre. Nous pensions qu’il nous fallait remplir notre devoir envers notre peuple.

Dr SERVATIUS

Vous n’avez pas à procéder à des déclarations prenant tant d’ampleur, mais simplement à caractériser la question de l’utilisation de la main-d’œuvre. Considérez-vous votre activité comme justifiable ou non ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Étant donné l’état de guerre et la situation économique allemande, la façon dont j’ai compris et essayé de mener l’utilisation de la main-d’œuvre, je considère cette action comme justifiée et avant tout inévitable, car les territoires occupés par nous et l’Allemagne formaient un tout économiquement inséparable. Sans de tels échanges entre l’Est et l’Ouest, l’Allemagne n’aurait pas pu tenir un seul jour. Le peuple allemand lui-même était engagé jusqu’à l’extrême sur le plan du travail.

Dr SERVATIUS

J’en ai fini avec l’interrogatoire du témoin.

Dr ALFRED THOMA (avocat de l’accusé Rosenberg)

Témoin, est-ce que le ministère de l’Est a essayé à différentes reprises de diminuer les contingents d’ouvriers demandés par vos soins ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Ce n’est pas seulement le ministère de l’Est qui l’a essayé ; moi-même je m’y suis employé auprès du Führer et auprès de tous les services qui demandaient de la main-d’œuvre.

Dr THOMA

Je voudrais, au sujet du document PS-054 qui parle de conditions anormales de recrutement et de transport des travailleurs de l’Est, vous demander si vous êtes personnellement intervenu contre ces irrégularités ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Oui, naturellement ; je vous demande d’entendre les témoins qui sont venus pour traiter de la question.

Dr THOMA

Avez-vous remarqué que ce rapport est relatif à la ville et à l’arrondissement de Kharkov, en Ukraine, et savez-vous que cet arrondissement, dans sa totalité, n’a jamais dépendu de l’administration civile du ministère de l’Est ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Oui, je le sais. J’ai aussi exposé que ce rapport ne m’était pas adressé mais était adressé à un service de l’Armée. Ce bureau militaire avait son propre service d’utilisation de main-d’œuvre, qui lui était exclusivement subordonné.

Dr THOMA

Avez-vous remarqué dans ce rapport le passage suivant, à la première ligne :

« a) A peu d’exceptions près, les Ukrainiens travaillant isolément dans le Reich, par exemple comme artisans dans de petites entreprises, ou comme ouvriers agricoles...

ACCUSÉ SAUCKEL

Voulez-vous me dire où cela se trouve ?

Dr THOMA

Cela figure à la page 1, dernier paragraphe :

« En résumé, on peut en gros poser en fait à la suite de nos discussions avec ces Messieurs et de ce que nous avons lu dans les rapports que : a)...

ACCUSÉ SAUCKEL

Quel document ? Il y en a plusieurs ici.

Dr THOMA

Je parle naturellement du PS-054.

ACCUSÉ SAUCKEL

Quel paragraphe ?

Dr THOMA

Premier, deuxième, troisième, pardon, paragraphe b, deuxième paragraphe.

ACCUSÉ SAUCKEL

Oui, je l’ai trouvé.

Dr THOMA

Il est donc dit que les Ukrainiens travaillant en Allemagne isolément sont « très contents de leur sort ».

« b) Au contraire, les Ukrainiens qui sont logés dans des camps collectifs se plaignent énormément. »

Est-ce exact ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Oui, j’ai cité au cours de mes déclarations un passage dans lequel l’auteur de la lettre constate également que cela n’a été le cas que pendant les premiers mois. Car j’ai immédiatement fait moi-même procéder à une enquête et ordonné des améliorations du camp. J’ai même demandé au ministre du Travail du Reich d’édicter une nouvelle réglementation des camps, tout cela à la suite de réclamations.

Dr THOMA

Vous êtes-vous personnellement rendu à plusieurs reprises dans des territoires occupés de l’Est et avez-vous, entre autres à Riga, Kaunas et Jitomir, parlé aux chefs locaux de l’administration ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Je n’ai pas seulement parlé aux chefs de l’administration. J’ai également élaboré et diffusé mon manifeste en Russie. J’ai également fait connaître sa teneur à ces services.

Dr THOMA

Oui, mais est-il exact que vous ayez souligné le caractère particulièrement pressant des demandes du Führer ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Le caractère particulièrement pressant des demandes du Führer ? Mais c’était mon devoir, j’étais là pour cela.

Dr THOMA

Du point de vue juridique, cela n’allait pas de soi, car vous aviez personnellement été mandaté par Göring, délégué au Plan de quatre ans ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Oui, c’est exact. La voie hiérarchique était la suivante : le Führer, Göring, le Plan de quatre ans. C’était dans cet ordre.

Dr THOMA

Bon. Donc, si vous parliez toujours d’une mission du Führer, ne vouliez-vous pas par là exercer une pression spéciale ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Non, une telle pensée ne m’a jamais effleuré. Le Führer m’avait chargé, maître, de parer au manque de soldats allemands. Les demandes me parvenaient directement du Führer ou de Göring, à la suite de demandes des organismes solliciteurs.

Dr THOMA

La demande vous était-elle formulée par écrit ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Oui, il y eut également des demandes formulées par écrit.

Dr THOMA

Par Hitler personnellement ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Par Hitler et Göring personnellement, par les deux.

Dr THOMA

Vous souvenez-vous avoir conclu un accord avec Rosenberg, aux termes duquel on remettrait aux ouvriers de l’Est ayant travaillé en Allemagne et rentrant dans leur pays, une certaine portion de terre afin qu’ils ne fussent pas désavantagés par rapport à ceux qui étaient restés ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Oui, cela avait été décidé entre Rosenberg et moi C’est exact.

Dr THOMA

Est-ce que cela a été mis à exécution ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Je ne sais pas dans quelle mesure la chose a été mise à exécution. C’était l’affaire du ministère de l’Est. Je suppose qu’elle l’a été, dans la limite des possibilités.

Dr THOMA

Vous souvenez-vous que Rosenberg soit intervenu continuellement pour demander la suppression de l’insigne de l’Est ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Rosenberg et moi-même sommes intervenus pour demander la suppression de cet insigne. Il existe une lettre du Reichsführer SS écartant cette proposition, mais nous avons fini par arriver plus tard, je m’en souviens très bien, fin 1943 ou début 1944, à éliminer cet insigne et à le remplacer par un insigne national comme pour tous les autres étrangers.

Dr THOMA

Pourquoi cet insigne devait-il être supprimé ?

ACCUSÉ SAUCKEL

L’insigne de l’Est devait être abandonné pour différentes raisons, mais surtout pour éviter tout sentiment d’infériorité au travailleur de l’Est qui avait là l’impression de porter un insigne spécial.

Dr THOMA

Une dernière question : vous avez déclaré ne pas vous souvenir avoir reçu d’autres réclamations que celles discutées avec Rosenberg. De nombreuses plaintes parvenues au service central pour les peuples de l’Est ont été sans interruption examinées par le Front du Travail. Est-ce que le Front du Travail vous l’a rapporté ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Le Front du Travail m’a rapporté que dans l’esprit de mes ordonnances, il s’employait à remédier aux insuffisances et anomalies rencontrées. Il y était en effet tenu. Néanmoins, ce n’était pas à moi qu’il devait s’adresser pour remédier à de telles anomalies, mais à l’inspection du Travail dépendant du ministre du Travail du Reich qui était compétent en la matière.

Dr THOMA

Vous êtes-vous assuré si l’inspection du Travail a mis ordre à ces irrégularités ?

ACCUSÉ SAUCKEL

J’ai créé là-bas une inspection qui m’était personnelle, comme le Dr Servatius l’a déjà mentionné. Mais l’inspection du Travail était l’unique service qui avait légalement pouvoir d’user de mesures coercitives et était supervisé par le ministre du Travail du Reich qui avait pleine compétence.

Dr THOMA

Je n’ai pas d’autres questions à poser. Je vous remercie.

LE PRÉSIDENT

Qu’est-ce que cet insigne de l’Est dont vous venez de parler ?

ACCUSÉ SAUCKEL

L’insigne de l’Est consistait en un carré bordé de bleu, portant en bleu l’inscription « OST ». On dut d’abord, sur l’ordre du Reichsführer SS, le porter sur la poitrine, à droite, et ensuite sur La manche. Beaucoup plus tard, à ma demande, un insigne national fut choisi, bleu je crois ou quelque chose ressemblant aux couleurs russes, suivant le désir de ces gens.

Dr OTTO NELTE (avocat de l’accusé Keitel)

Monsieur Sauckel, l’accusé Keitel et le Haut Commandement de la Wehrmacht sont accusés par le Ministère Public de : « Déportation de civils utilisés comme main-d’œuvre ». Vous avez, personnellement, avant le début du Procès, été entendu sur la question de savoir si l’OKW et Keitel, chef de l’OKW, avaient contribué à fournir de la main-d’œuvre, à en recruter, à lever des hommes dans les territoires occupés. Toute une série d’obscurités relevées dans le compte rendu relatif à la question ont déjà été éclaircies au cours de votre interrogatoire et en particulier vous avez, à la suite de la dernière question de mon confrère le Dr Thoma, clairement spécifié que, du point de vue organisation, la voie hiérarchique était la suivante : Délégué général à la main-d’œuvre, Plan de quatre ans, Göring, le Führer. Est-ce exact ?

ACCUSÉ SAUCKEL

En règle générale et dans les grandes lignes, c’est exact.

Dr NELTE

Il m’intéresserait de savoir si l’OKW était inclus de par ses fonctions dans cette voie hiérarchique, ou bien si le Führer agissait là autrement que comme Commandant en chef de la Wehrmacht ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Je n’ai moi-même jamais été soldat et ne connaissais pas de façon détaillée l’organisation de l’OKW et de l’OKH. Il était d’ailleurs souvent difficile pour un profane de débrouiller ces choses. Il est exact que pour le recrutement des ouvriers dans les territoires occupés qui dépendaient des groupes d’armées, l’OKH était compétent. C’est pourquoi les ordonnances sur le travail concernant les territoires occupés se trouvant sous l’autorité de l’Armée, devaient être promulguées sous forme de décrets ou d’ordonnances, par l’État-Major général de l’Armée de terre.

Dr NELTE

Vous voulez vraisemblablement dire par l’Intendant général de l’Armée de terre ?

ACCUSÉ SAUCKEL

L’Intendant général était, à ma connaissance, subordonné au Commandant en chef de l’Armée.

Dr NELTE

Vous voulez dire par là que l’OKW et l’accusé Keitel, pour les questions de recensement, pour tout ce qui consistait à procurer de la main-d’œuvre, à en recruter, à en lever dans les territoires occupés, n’étaient aucunement compétents ?

ACCUSÉ SAUCKEL

En la matière, ils n’étaient nullement compétents. Je suis entré en contact avec le Feldmarschall Keitel, car le Führer me chargea à diverses reprises de prier le Feldmarschall Keitel de transmettre ses demandes aux groupes d’armées, téléphoniquement ou par courrier.

Dr NELTE

Qu’en était-il, maintenant, de la question de l’utilisation des ouvriers ? l’OKW et, en particulier, l’accusé Keitel, chef de l’OKW, étaient-ils compétents pour utiliser la main-d’œuvre en Allemagne ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Non, car la main-d’œuvre était utilisée dans les secteurs de l’Économie pour lesquels elle avait été réclamée ; cela n’avait rien à voir avec l’OKW.

Dr NELTE

Je vous remercie.

LE PRÉSIDENT

Un représentant du Ministère Public désire-t-il procéder à un contre-interrogatoire ?

M. JACQUES B. HERZOG (substitut du Procureur Général français)

Accusé Sauckel, vous avez adhéré au parti national-socialiste en 1925, n’est-il pas vrai ?

ACCUSÉ SAUCKEL

J’ai appartenu au parti national-socialiste, une première fois seulement comme simple adhérent dès 1923, et en 1925 lorsqu’il fut réorganisé j’ai adhéré de nouveau au Parti.

M. HERZOG

Mais, dès 1921, vous avez soutenu la politique nationale-socialiste ?

ACCUSÉ SAUCKEL

J’ai soutenu depuis 1921 une politique allemande. En 1921, je n’appartenais pas encore au Parti. Je connaissais son existence et je sympathisais. Telle est bien là l’expression qui convient.

M. HERZOG

N’avez-vous pas, à partir de cette date, prononcé des discours en faveur du national-socialisme ?

ACCUSÉ SAUCKEL

A partir de l’année 1921, vers la moitié de l’année, j’ai commencé à tenir des discours en faveur de l’Allemagne, pas expressément pour le Parti, dans une très faible mesure au contraire, tel que je ressentais les choses, au cours de petites réunions.

M. HERZOG

Vous avez été Gauleiter, membre du Landrat, ministre de l’Intérieur et Reichsstatthalter de Thuringe. Est-il exact qu’en cette qualité vous ayez procédé à la nazification de votre Gau ?

ACCUSÉ SAUCKEL

J’ai été président du Conseil de Thuringe à partir d’août 1932, et en même temps ministre de l’Intérieur.

M. HERZOG

Je pose à nouveau la question : est-il exact qu’en qualité de Gauleiter et Reichsstatthalter de Thuringe, vous ayez réalisé la nazification de votre Gau ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Cette notion de nazification ne m’était pas familière et, de plus, je ne la crois pas exacte. J’ai recruté pour le parti national-socialiste, et je me suis employé pour lui.

M. HERZOG

Vous avez été Obergruppenführer de l’organisation des SS ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Je n’ai pas bien compris... Des SS ?

M. HERZOG

Vous avez été Obergruppenführer de l’organisation SS, n’est-ce pas ?

ACCUSÉ SAUCKEL

J’ai déjà dit dans mon interrogatoire que j’étais Obergruppenführer SS à titre honorifique. Moi-même, je n’ai jamais servi dans les SS ou exercé une fonction SS quelconque.

M. HERZOG

A partir de quelle date avez-vous été Obergruppenführer SS ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Si mes souvenirs sont exacts, j’ai été nommé Obergruppenführer SS à partir de 1934.

M. HERZOG

Jusqu’à quelle date ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Jusqu’à la fin.

M. HERZOG

Dans les documents que vous avez présentés dans votre livre de documents, figure le document Sauckel-95, page 252 de la traduction française. Je lis le passage suivant :

« Mes chers compatriotes, nos magnifiques SA et SS, honnis et persécutés pendant toute une décade comme rebut du peuple allemand, ont mené à bien cette révolution, l’ont appuyée, en ont supporté le poids avec une discipline inébranlable. »

Est-il exact...

LE PRÉSIDENT

De quel document tirez-vous cela ?

M. HERZOG

Du document 95 du livre de documents de l’accusé ; document Sauckel-95, déposé hier par l’honorable défenseur de l’accusé ; page 252 de la traduction française. Cela figure au troisième livre de documents de l’accusé.

LE PRÉSIDENT

Oui. Continuez.

M. HERZOG

Je reprends ma question. Je cite :

« Mes chers compatriotes, nos magnifiques SA et SS, honnis et persécutés pendant toute une décade comme rebut du peuple allemand, ont mené à bien cette révolution, l’ont appuyée, en ont supporté le poids avec une discipline inébranlable. »

Confirmez-vous cette déclaration ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Oui, mais je vous prierai ensuite de me présenter ce document en contre-interrogatoire de façon à ce que je puisse me prononcer dans le détail à son sujet.

M. HERZOG

Il est donc extrait du livre de documents que vous avez vous-même déposé ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Oui, je le sais très bien.

M. HERZOG

Les lois de Nuremberg sur les Juifs n’allaient-elles pas à rencontre de vos convictions ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Cette législation, telle qu’elle est consignée dans les lois de Nuremberg, je ne pouvais l’influencer. Ma conviction est la suivante : chaque peuple et chaque race ont le droit d’exister, ont le droit de se faire respecter, de se défendre. Ce que je revendique, ce que j’ai revendiqué pour mon propre peuple, n’était pas différent.

M. HERZOG

Avez-vous veillé à ce que les lois de Nuremberg fussent exactement appliquées dans le Gau de Thuringe ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Les lois de Nuremberg, je n’avais pas à les appliquer en Thuringe de par mes fonctions, que lorsqu’il s’agissait de nomination ou de suspension de fonctionnaires. Naturellement, d’après la loi allemande, j’étais tenu d’appliquer la loi. Cela n’impliquait aucune brutalité ou autre traitement inhumain.

M. HERZOG

Est-ce que vous approuviez la théorie hitlérienne de l’espace vital, du « Lebensraum » ?

ACCUSÉ SAUCKEL

La théorie de l’espace vital a été exposée par Hitler dans son livre. Dans quelle mesure je l’approuve ou ne l’approuve pas, je trouve que c’est là une question dont je n’ai pas à débattre dans ce Procès, car je n’ai nullement influencé le Führer dans sa façon de concevoir la notion du « Lebensraum ».

LE PRÉSIDENT

Le Tribunal pense que vous devez répondre à la question de savoir si vous approuvez, oui ou non, cette théorie de l’espace vital ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Je n’ai plus complètement en mémoire les déclarations du Führer sur le « Lebensraum », et je vous prie d’en tenir compte, mais je voudrais expressément souligner que je n’ai jamais associé en pensée cette question d’espace vital à l’idée d’entreprendre des guerres, des guerres d’agression. Je n’ai pas non plus diffusé cette idée. Cette notion de « Lebensraum » était peut-être pour nous la mieux caractérisée par le fait que la population européenne avait triplé au cours des cent dernières années et était passée de 150.000.000 à 450.000.000 d’individus.

M. HERZOG

Approuviez-vous ou non la théorie de l’espace vital ? Répondez-moi par oui ou non.

ACCUSÉ SAUCKEL

Je n’approuvais pas la théorie du « Lebensraum » s’il s’agissait de guerre d’agression.

M. HERZOG

Approuviez-vous la théorie hitlérienne de la « race des seigneurs » ?

ACCUSÉ SAUCKEL

Je pourrais prouver de diverses manières que, personnellement, j’ai toujours repoussé cette idée de race des seigneurs, même dans mes discours. Personnellement, je suis d’avis que seule la compétence doit décider, et non une quelconque souveraineté.

M. HERZOG

Vous ne considériez donc pas que la politique étrangère de l’Allemagne devait être déterminée en fonction de ces deux théories : théorie de l’espace vital d’une part, et théorie de la race des seigneurs de l’autre ?

ACCUSÉ SAUCKEL

J’ai déjà fait savoir à mon défenseur que je ne me suis pas occupé de politique étrangère, que je n’étais pas tenu au courant, que je n’ai jamais été versé dans ces questions de politique étrangère.

M. HERZOG

N’avez-vous pas, au contraire, approuvé toutes les mesures de politique étrangère, et n’y avez-vous pas collaboré ?

LE PRÉSIDENT

Le moment serait peut-être opportun de lever l’audience. Vous pourrez répéter votre question demain matin.

(L’audience sera reprise le 30 mai 1946 à 10 heures.)