CENT QUARANTE-CINQUIÈME JOURNÉE.
Lundi 3 juin 1946.
Audience de l’après-midi.
Voyons, Sir David, vous vouliez vous occuper de ces requêtes.
Oui, Monsieur le Président. Peut-être pourrais-je laisser de côté pour l’instant la requête n° 1 dont mon ami, le général Rudenko, traitera en même temps que celle dont il a à parler, et m’occuper de celles qui me concernent ?
Oui.
La deuxième requête, est présentée pour l’accusé Kaltenbrunner et consiste en une demande de contre-interrogatoire de trois témoins dont les affidavits ont été utilisés par le Ministère Public. Le premier de ces témoins est Tiefenbacher, qui a déposé sur le camp de Mauthausen ; le deuxième, Kanduth, a également déposé sur ce même sujet ; quant au troisième, Stroop, il a parlé des ordres, qu’en sa qualité de SS et Polizeiführer à Varsovie, il recevait de l’accusé Kaltenbrunner. Le Ministère Public estime que, dans ces trois cas, un contre-interrogatoire sous forme de questionnaire suffirait. Je ne sais pas si...
Dans les trois cas, on n’a d’ailleurs demandé que des questionnaires.
Nous ne nous opposons nullement aux questionnaires, tant qu’ils n’entraînent pas la comparution de témoins.
Monsieur le Président, la requête suivante est présentée au nom de l’accusé von Neurath, pour que l’on cite M. François Poncet à la barre des témoins. Le Ministère Public serait reconnaissant au Tribunal de retarder sa décision d’un jour ou deux, car mes collègues français attendent des instructions de Paris et n’ont pas encore reçu de réponse. Je ne crois pas que ce retard cause un préjudice à la défense de l’accusé von Neurath. La réponse a encore le temps d’arriver avant que se présentent les difficultés.
Monsieur le Président, la requête suivante concerne l’accusé von Schirach. Je crois que tout ce que l’on désire, c’est obtenir l’autorisation d’utiliser un affidavit du Dr Otto Wilhelm von Vacano ; il comprend douze pages et consiste en une dissertation académique sur la philosophie pédagogique qui servait de base aux écoles Adolf Hitler. Le Ministère Public estime que la question a été entièrement élucidée par l’accusé von Schirach lui-même ainsi que par ses témoins Höpken et Lauterbacher, et pense que cet affidavit n’observerait pas la règle du non-cumul. Mais, naturellement, il s’agit de l’affidavit et non de la citation d’un témoin. Si le Tribunal juge bon qu’on le produise, le Ministère Public ne maintiendra pas outre mesure ses objections.
Cet affidavit a-t-il déjà été traduit ?
Certainement. J’en ai eu un texte anglais... J’en ai lu la traduction anglaise, Monsieur le Président ; je suppose donc qu’il a également été traduit dans les autres langues.
J’ai aussi, Monsieur le Président, les requêtes des accusés Hess et Frank qui désirent qu’un questionnaire soit soumis au général Donovan. Puis-je soulever, en quelques mots, notre objection qui se présente de la même façon qu’à propos de la requête du 2 mai 1946 concernant M. Patterson, du ministère de la Guerre américain. La voici : lorsqu’on interroge contradictoirement un témoin pour savoir quel crédit il faut lui accorder, on doit s’en tenir à ses réponses et on ne doit pas — d’après l’avis du Ministère Public — se permettre d’apporter des preuves contraires. De sorte que c’est exactement le même problème qui se pose ici ; celui des relations entre le témoin Gisevius et le Département américain des Opérations stratégiques.
La requête suivante émane de l’accusé Speer et concerne l’admission de certains documents qui sont en sa possession. Le Ministère Public ne rejette pas cette demande ; il se réserve le droit d’élever des objections au moment où ces documents seront présentés au Tribunal.
Monsieur le Président, la requête suivante est purement formelle ; elle est présentée au nom de l’accusé Jodl, dont le cas vient maintenant devant le Tribunal : il désire utiliser un affidavit du Dr Lehmann. Nous n’avons aucune objection à formuler.
Vient ensuite la requête présentée pour l’accusé Hess .. .
Sir David, nous avons déjà entendu cette requête ainsi que tous les arguments présentés à son appui. Le Tribunal avisera.
Comme il vous plaira, Monsieur le Président. Je crois donc qu’il ne reste plus qu’une requête de l’accusé Keitel demandant l’utilisation d’un décret de Hitler du 20 juillet 1944 ; le Ministère Public n’a pas d’objection à élever.
Monsieur le Président, je crois avoir réglé le cas de toutes les requêtes, à l’exception de la première, qui concerne l’accusé Göring et dont mon ami, le général Rudenko, va vous parler.
Messieurs les juges, le Ministère Public soviétique a exprimé plusieurs fois son point de vue sur la requête de la Défense aux fins de citer des témoins devant déposer sur l’extermination massive d’officiers polonais par les criminels fascistes dans la forêt de Katyn. Nous estimons que cet épisode de l’activité criminelle des hitlériens a été pleinement mis en lumière par les preuves présentées par le Ministère Public soviétique, qui ont consisté en un rapport de la Commission extraordinaire d’État chargée d’enquêter sur les circonstances de l’extermination massive d’officiers polonais prisonniers de guerre, fusillés par les fascistes allemands dans la forêt de Katyn. Ce document a été présenté par le Ministère Public soviétique sous le numéro URSS-54, le 14 février 1946, et a été accepté par le Tribunal ; et d’après l’article 21 du Statut, il ne saurait faire l’objet de contestations.
Or, l’avocat présente une requête demandant la citation de trois témoins supplémentaires : un psychiâtre, Stockert ; un ex-auxiliaire du corps du génie, Böhmert ; et un officier de l’État-Major du groupe d’armée du Centre, Eichborn.
Nous nous opposons à la citation de ces trois témoins et ce, pour les raisons suivantes : La citation du psychiâtre Stockert nous semble absolument inutile, car le Tribunal ne saurait s’intéresser à la question de savoir de quelle manière ont été établies les conclusions de la Commission qui ont été publiées dans un Livre Blanc national-socialiste. Quelle que soit la façon dont ces conclusions furent établies, il n’en reste pas moins que le fait de l’exécution massive de Polonais par les Allemands dans la forêt de Katyn a été pleinement établi par la Commission extraordinaire d’État. Stockert lui-même n’est pas médecin légiste mais psychiâtre ; il faisait alors partie de la commission hitlérienne, non de par ses compétences médicales, mais en qualité de représentant du Haut Commandement national-socialiste.
L’ex-auxiliaire, le capitaine Böhmert, a lui-même participé aux crimes de la forêt de Katyn puisqu’il était membre du détachement du génie qui a procédé à l’exécution. Ayant été partie, son témoignage ne peut éclaircir utilement les circonstances de cette affaire.
Le troisième, l’officier d’État-Major du groupe d’armée du Centre, Eichborn, ne saurait non plus être admis comme témoin parce qu’il ignorait tout du camp des prisonniers de guerre polonais et des événements qui ont pu s’y rapporter. Les mêmes raisons s’appliquent à son témoignage éventuel suivant lequel les Allemands n’auraient jamais perpétré d’exécutions massives de Polonais dans la région de Katyn ; de plus, Eichborn ne peut être considéré comme un témoin objectif.
Outre ces objections qui expriment le point de vue commun de tous les Ministères Publics, le Ministère Public soviétique souligne particulièrement le fait que ces crimes bestiaux commis par les Allemands à Katyn ont fait l’objet d’une enquête précise et détaillée de la part de la commission d’enquête gouvernementale, spécialement compétente. Le résultat de cette enquête a établi le fait que les crimes de Katyn furent perpétrés par les Allemands et ne constituent qu’un maillon de la chaîne des nombreux crimes sauvagement perpétrés par les hitlériens, dont nous avons déjà fourni maintes preuves au Tribunal.
Pour toutes ces raisons que je viens d’exposer, le Ministère Public soviétique insiste énergiquement pour que soit rejetée la requête de la Défense. J’en ai terminé avec ma déclaration.
Docteur Kauffmann, est-il exact que, comme Sir David l’a dit, vous n’avez demandé que des questionnaires contradictoires, auxquels le Ministère Public n’a plus à s’opposer ?
Je n’ai pas d’objection à formuler contre les questionnaires, mais je demande alors que ces témoins soient interrogés en ma présence en dehors de cette salle. Sur la base d’un tel interrogatoire, des questionnaires pourront, par la suite, être présentés au Tribunal.
Mais les témoins sont-ils ici ?
Je l’ignore, Monsieur le Président.
Nous avons autorisé l’envoi de questionnaires ; vous demandez maintenant des questionnaires contradictoires. Fort bien, mais cela n’implique nullement que les témoins soient cités ici. On leur enverra les questionnaires contradictoires : ils y répondront. Si ensuite, pour des motifs quelconques, vous désirez présenter une nouvelle requête, vous aurez tout loisir de le faire.
J’ai cru comprendre que, jusqu’à présent, il était de règle que j’eusse le droit de procéder ici à un contre-interrogatoire, lorsque le Ministère Public présentait des affidavits de certains témoins. Telle était jusqu’alors la règle établie par le Tribunal.
Je crois que cela dépend du contenu de l’affidavit et de son importance. Nous n’avons jamais formulé de principe général, mais nous avons généralement admis que, lorsqu’il s’agit d’une question importante, le témoin soit cité ici aux fins de contre-interrogatoire ; mais si la question est d’une importance secondaire, nous avons très souvent déclaré qu’elle pouvait donner lieu à un questionnaire.
Puis-je ajouter un mot à cette dernière phrase ? Je considère que ce témoignage est extrêmement important. Le Tribunal en connaît probablement le contenu.
Mais dans votre requête vous dites que les trois questionnaires ont été établis par le Ministère Public et qu’il était entendu que les trois témoins seraient soumis à des contre-interrogatoires. Il est question, je crois, de questionnaires contradictoires. On ne dit pas contre-interrogatoire oral, mais questionnaire écrit contradictoire. Ou alors, voulez-vous les citer ici aux fins de contre-interrogatoire ?
C’était là mon intention, à moins que l’on accepte ma première proposition ; cette dernière était plus simple et nous ferait, je crois, gagner du temps ; je demandais l’autorisation d’assister à l’interrogatoire des témoins, hors de cette salle.
Nous comprenons votre point de vue, Docteur Kauffmann, et nous allons aviser.
Je vous remercie.
Puis-je expliquer brièvement mon point de vue sur la requête du général Rudenko ? Le général Rudenko désire rejeter ma demande de preuves en invoquant, je crois, l’article 21 du Statut. Je ne crois pas que les stipulations de cet article puisse infirmer cette demande. Il est évidemment exact que les rapports officiels constituent des modes de preuve...
Docteur Stahmer, je crois que le Tribunal a déjà décidé que cet article n’empêchait pas la citation de témoins. Mais en plus de l’argument tiré de l’article 21, le général Rudenko a également donné les raisons particulières qui s’opposent à la citation de ces témoins. Il a dit que l’un d’entre eux était un psychiâtre, et que le témoignage de l’autre ne saurait avoir aucune valeur. C’est sur ce point précis que nous aimerions connaître votre opinion.
Dans le rapport présenté par l’Union Soviétique, on affirme que des membres du détachement du génie stationné près de Katyn auraient exécuté ces officiers polonais. Leurs noms sont donnés et, pour apporter la preuve contraire, je cite des membres du même détachement qui pourront établir que pendant tout leur séjour dans cette région, aucune exécution d’officiers polonais n’a eu lieu. J’estime que cette affirmation est pertinente et d’une force probante incontestable. On ne peut pas exclure un témoin sous prétexte qu’il a joué un rôle dans l’événement sur lequel il est appelé à témoigner. On ne sait d’ailleurs pas de façon certaine si c’est le cas de ces individus. Le procès-verbal n’indique rien. Ils ne sont pas mentionnés dans le procès-verbal soviétique comme ayant participé à l’exécution. J’estime qu’on ne peut pas exclure un témoin sous prétexte qu’il aurait pris part à cet événement. Sa déclaration apportera toutes précisions à cet égard.
En ce qui concerne le psychiâtre, était-il membre de la commission allemande ?
Oui.
Il en faisait partie ?
Oui : il a assisté aux exhumations et, après examen des cadavres, il a établi que les exécutions avaient eu lieu avant l’occupation allemande.
Mais en fait, il ne dit pas dans sa demande qu’il était membre de cette commission. Il dit qu’il était présent à la visite de là commission militaire et qu’il savait comment elle avait tiré ses conclusions.
Je ne crois pas qu’il faisait partie officiellement de cette commission, mais il a pris part à ses travaux. Il était médecin dans un régiment des environs.
Nous prendrons votre requête en considération.
L’avocat de l’accusé von Neurath est-il d’accord pour que l’on ajourne sa demande ? Est-ce que l’avocat de von Neurath est ici ? Non ? Alors, nous en reparlerons plus tard.
L’avocat de l’accusé von Schirach désire-t-il dire quelque chose en réponse aux déclarations de Sir David ?
Mon confrère, le Dr Sauter, m’a prié, si c’était nécessaire, de représenter les intérêts de l’accusé von Schirach. En ce qui concerne l’exposé de Sir David, je tiens à dire que d’après l’opinion de cet accusé, le témoin von Vocano, qui a rédigé et signé cet affidavit, fait des déclarations sur un certain nombre de questions dont M. von Schirach n’a pas parlé lors de son interrogatoire. Je demande donc au Tribunal d’examiner cet affidavit pour voir s’il ne contient pas des points importants pour l’accusation portée contre von Schirach, et de se prononcer sur son admissibilité.
L’avocat des accusés Hess et Frank a-t-il quelque chose à dire au sujet de la demande d’interrogatoire du général Donovan ? Docteur Seidl, nous vous avons déjà entendu à ce sujet.
Je n’ai rien à ajouter aux arguments que j’ai déjà fait valoir en faveur d’une demande officielle de renseignements au ministère de la Guerre. J’ai également retiré ma première demande qui tendait aussi à ce but. On n’a cependant pas encore décidé si l’on enverrait un questionnaire au secrétaire d’État à la Guerre, Patterson.
Nous étudierons la question. Les trois autres requêtes n’ont pas soulevé d’objections ; il est donc inutile d’en parler.
Le Tribunal examinera donc ces questions.
Je pense, Docteur Exner, que vous pouvez parler un peu plus vite, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
Avant la suspension d’audience, vous nous avez rapporté les propos que vous avez tenus à vos officiers lorsque Adolf Hitler a pris le pouvoir. Je voudrais bien maintenant savoir quelle fut votre réaction lorsque Hitler fut nommé chef de l’État, en 1934 ?
La réunion de ces deux fonctions sur la tête d’une même personne m’a causé de grands soucis. Nous avons perdu en la personne de Hindenburg le Feldmarschall tant aimé de la Wehrmacht et de tout le peuple allemand. Nous ne savions pas ce que Hitler nous apporterait. Il est vrai que le plébiscite lui donna une majorité si écrasante qu’on pouvait penser qu’il ne pouvait pas y avoir de loi supérieure à ce désir du peuple allemand. Nous, militaires, étions donc pleinement justifiés à prêter serment à Adolf Hitler.
Le Ministère Public parle de vos étroites relations avec Hitler. Quand avez-vous fait sa connaissance ?
J’ai été présenté au Führer par le Feldmarschall Keitel dans le train spécial qui nous menait, le 3 septembre 1935, sur le front polonais. C’est ce jour-là que je lui ai parlé pour la première fois.
Deux jours après la déclaration de guerre ?
Oui.
Est-ce que le Führer avait confiance en vous ?
Cela se fit progressivement. Le Führer avait une certaine méfiance à l’égard de tous les officiers de l’État-Major de l’Armée, ainsi que vis-à-vis de toute la Wehrmacht. Je puis citer une phrase que je lui ai souvent entendu dire : « J’ai une armée réactionnaire, une marine chrétienne et — disait-il aussi parfois — impériale, et une aviation nationale-socialiste ».
La nature de nos rapports a été très variable. Au début, jusqu’à la fin de la campagne de l’Ouest, il fit montre d’une grande réserve. Puis sa confiance en moi augmenta jusqu’au mois d’août 1942. Alors, la grande crise éclata et son attitude à mon égard devint extrêmement caustique et inamicale. Cela dura jusqu’au 30 janvier 1943, puis nos relations s’améliorèrent et devinrent particulièrement empreintes d’une bonne et sincère amitié après que la trahison italienne de 1943 eut été évitée. La dernière année fut marquée par de nombreuses et sérieuses altercations.
Dans quelle mesure le Führer vous confiait-il ses intentions politiques ?
Dans la mesure où il était nécessaire que nous les connaissions pour mener à bien nos tâches militaires. Il est évident que pour un chef d’État-Major d’opérations, la connaissance des plans politiques est somme toute plus importante que pour un chef de bataillon, car la politique commande la stratégie.
Autorisait-il les discussions politiques entre vous et lui ?
Les discussions d’intérêt politique n’étaient, en général, pas admises entre militaires. L’exemple suivant est particulièrement caractéristique à cet égard : lorsqu’en septembre 1943 j’annonçai au Führer que le fascisme était mort en Italie et que les rues de Rome étaient jonchées d’emblèmes du Parti, il me dit textuellement : « Une telle insipidité ne pouvait être dite que par un officier. Là encore, on voit bien que les généraux ne comprennent rien à la politique ». De telles réflexions vous font passer l’envie de participer à des discussions politiques.
Les questions politiques et les questions militaires étaient donc nettement séparées ?
Oui, nettement.
Vous était-il possible de le consulter sur les questions militaires ?
Cela dépendait entièrement des circonstances du moment. Lorsque des doutes lui venaient, il discutait pendant des semaines et des mois sur les problèmes militaires. Mais lorsque la situation était claire ou s’il venait à prendre une décision, toute discussion était terminée.
On a souvent parlé ici du système qui consistait à garder certaines choses secrètes. Celles-ci vous étaient-elles confiées ou étiez-vous tenu en dehors du secret ?
J’étais en dehors du secret, et dans une mesure dont je ne me suis pleinement rendu compte qu’au cours de ce Procès. Le Führer nous tint au courant des événements qui ont marqué le début de la guerre, tels que les efforts déployés par certains pays pour la prévenir ou même pour l’arrêter après qu’elle eût été déclarée, car les dits événements étaient reproduits par la presse. Il s’adressait aux politiciens et au Parti d’une tout autre façon qu’à la Wehrmacht. Il en était de même pour les SS. Le secret gardé autour de la liquidation des Juifs et de ce qui se passait dans les camps de concentration, était le chef-d’œuvre du genre. C’était également un chef-d’œuvre de la tromperie exercée par Himmler, qui nous montrait des photos prises par des soldats devenus photographes pour la circonstance et qui nous racontait des histoires sur les jardins de Dachau et les ghettos de Varsovie et de Theresienstadt, en nous donnant l’impression qu’il s’agissait là d’établissements d’intérêt hautement humanitaire.
Le Quartier Général du Führer ne recevait-il pas des renseignements de l’extérieur ?
Le Quartier Général du Führer tenait à la fois du cloître et du camp de concentration. Il était entouré de fils de fer barbelés et les routes qui y conduisaient étaient gardées. Au milieu, se trouvait la « zone interdite n° 1 ». Les laissez-passer permanents nécessaires pour y accéder étaient même refusés à mon État-Major. Seul, le général Warlimont y avait droit. Les papiers de tout officier inconnu devaient être vérifiés. En dehors des rapports sur la situation générale, très peu de renseignements parvenaient du monde extérieur dans ce lieu sacro-saint.
Et les journaux étrangers et les communiqués de la radio ?
Nous étudiions très soigneusement les journaux étrangers, et surtout les illustrés américains et anglais qui nous donnaient de précieux renseignements sur les armes nouvelles. Les nouvelles de l’étranger elles-mêmes étaient censurées dès leur arrivée par le service de la presse civile du Quartier Général. Je ne recevais que ce qui concernait les questions militaires. Tous les rapports de politique intérieure, de police et d’actualité étaient interdits.
Parlez-moi de votre collaboration avec le Führer.
Voici comment elle se faisait : chaque jour, j’établissais au moins deux rapports sur la situation. On a affirmé, il y a quelque temps, avec une certaine âpreté, que j’avais participé à 119 conférences ; j’ai pris part, en réalité, à plus de 5.000 de ces conférences. Les rapports et les discussions sur la situation militaire donnaient également lieu à la promulgation des ordres, car c’était sur le vu de ces rapports que le Führer décidait du sens à donner aux ordres applicables dans les jours à venir. Voici comment je procédais : mon rapport une fois terminé, je passais dans la pièce voisine ; j’y rédigeais immédiatement les messages télétypés et les ordres pour les jours suivants, et les présentais à l’approbation du Führer. Le général Warlimont les envoyait ensuite à mon État-Major.
Assistiez-vous à des entretiens politiques ?
Puis-je ajouter, pour être complet, que je n’entendais pas grand-chose de ce qui se disait au cours de ces rapports sur la situation. Il en est de même du Feldmarschall Keitel dont l’activité était analogue à la mienne.
Au cours de ces entrevues, abordait-on les sujets politiques, et dans quelle mesure participiez-vous à de telles discussions ?
Comme je l’ai déjà dit au début, on n’abordait les problèmes politiques que dans la mesure où cela était nécessaire à nos fonctions militaires. De même, lorsque des chefs politiques et militaires venaient ensemble ou lorsque le ministre des Affaires étrangères du Reich était présent, on discutait des problèmes qui touchaient à la fois à la politique et à la conduite de la guerre.
Je ne participais pas aux entretiens purement politiques avec les politiciens étrangers, neutres ou alliés, ni avec le ministre des Affaires étrangères du Reich. Je ne participais même pas aux conversations sur l’organisation, l’armement et l’administration des territoires occupés, car les discussions d’intérêt purement militaire auxquelles je devais prendre part duraient souvent de six à huit heures par jour. Le temps qui me restait alors pour mon travail personnel m’était extrêmement précieux.
On a souvent affirmé ici qu’il était impossible de contredire le Führer. N’y auriez-vous jamais réussi ?
On ne peut pas dire qu’il était absolument impossible de le contredire. Je l’ai fait plusieurs fois avec vigueur, mais il y avait des moments où l’on ne pouvait vraiment pas placer un mot. En tout cas, j’ai parfois, par mes objections, amené le Führer à renoncer à certains projets.
Pouvez-vous citer un exemple ?
Il y a un grand nombre de questions pratiques qui n’intéressent pas le Tribunal. Mais d’autres présentent un certain intérêt ; ce fut, par exemple, l’intention de Hitler de renoncer à la Convention de Genève. Grâce à mes objections, il est revenu sur cette intention.
Y avait-il d’autres moyens d’influencer Hitler ?
S’il était impossible de le contredire ouvertement pour éviter certaines choses auxquelles, de par mes convictions profondes, je sentais que je devais m’opposer, il y avait un autre moyen auquel j’ai fréquemment eu recours et qui consistait à employer une tactique de temporisation et à opposer une sorte de résistance passive. Je faisais traîner l’affaire, et j’attendais le moment psychologique pour la lui soumettre à nouveau. Ce procédé avait parfois du succès. Par exemple, lorsqu’il eut l’intention de livrer à la loi de lynch certains aviateurs volant à basse altitude. Mais, dans le cas de l’ordre sur les commandos, il ne réussit pas.
Nous en reparlerons plus tard. Il s’agit d’un ordre donné par le Führer lui-même. Le témoin Gisevius, interrogé par le Ministère Public, a répondu que « Jodl occupait une position-clé auprès de Hitler ». Connaissiez-vous ce témoin de vue, ou par ouï-dire, ou autrement ?
Je n’avais pas cet honneur. C’est ici pour la première fois que j’ai entendu prononcer le nom de ce témoin. De plus, je ne l’avais jamais vu avant ce Procès.
En quoi auriez-vous pu influencer Hitler ?
Il est évident que je ne pouvais brosser au Führer qu’un tableau fort incomplet des événements. En raison de sa tendance à prendre des décisions sous l’influence d’une impulsion quelconque, je prenais de grandes précautions lorsque je lui transmettais des renseignements de source douteuse. Si c’est ainsi que le témoin a entendu le terme « position-clé », il ne s’est pas trompé. Mais s’il a voulu exprimer par là que je cachais au Führer les atrocités commises par la Wehrmacht ou par les SS, c’est complètement faux. D’ailleurs, comment ce témoin pouvait-il le savoir ? Au contraire, je transmettais immédiatement tous ces renseignements au Führer et personne n’aurait pu m’en empêcher. Je cite des exemples : on a lu ici un affidavit du capitaine Scheidt ; celui-ci y déclare que l’Obergruppenführer Fegelein a averti le chef d’État-Major général, le Generaloberst Guderian, et le Generaloberst Jodl, des atrocités commises par la brigade SS Keminski à Varsovie. C’est exact ; dix minutes plus tard, j’appris cet événement au Führer qui ordonna immédiatement la dissolution de cette brigade. Lorsque j’appris par la radio américaine et par mon service de presse l’exécution de 120 prisonniers de guerre américains à Malmédy, je fis procéder immédiatement et de ma propre initiative à une enquête, pour en communiquer le résultat à Hitler. Lorsque j’appris les atrocités inimaginables qui furent commises par une compagnie d’Oustachis en Croatie, j’en avertis Hitler immédiatement.
Permettez-moi de vous interrompre un instant. Dans votre journal, document PS-1807, vous écrivez, à la date du 12 juin 1942, à la page 119 du deuxième livre de documents :
« La prévôté militaire allemande a désarmé et arrêté une compagnie d’Oustachis en raison des atrocités qu’elle avait commises sur la population civile de Bosnie orientale. »
C’est important, parce que cette compagnie d’Oustachis était quelque chose d’analogue à un groupe de SS de Croatie, qui combattait du côté allemand. En raison de ces atrocités, la prévôté militaire allemande a arrêté ses membres :
« Le Führer a désapprouvé cette mesure, qui fut exécutée sur l’ordre du commandant de la 708e division, car elle portait atteinte à l’autorité des Oustachis, autorité sur laquelle reposait l’État croate tout entier. Cette mesure était susceptible de nuire à la paix et à l’ordre en Croatie, beaucoup plus que l’agitation que les atrocités avaient provoquée parmi la population. » Etait-ce là l’événement auquel vous faisiez allusion ?
Oui.
Avez-vous encore un exemple ?
Après la promulgation de l’ordre sur les commandos, je ne faisais part au Führer des violations du Droit international commises par nos adversaires, que lorsque je pouvais avoir la certitude qu’il les aurait apprises autrement. Je ne lui parlais des entreprises des commandos que lorsque j’étais sûr qu’il devait les apprendre d’une façon ou d’une autre. J’essayais ainsi de l’empêcher de prendre des décisions dictées par la seule impulsion.
Était-il possible de le retenir ?
Malheureusement pas.
Je ne comprends pas.
Malheureusement pas, Hitler était tenu au courant des événements militaires de mille et une façons. Chaque agent et chaque service pouvait transmettre des rapports à ses aides de camp. Le photographe envoyé par Hitler sur le front en profitait pour tenir le Führer au courant de la situation militaire. Lorsque j’ai protesté auprès du Führer, celui-ci me répondit : « Peu importe de qui je tiens la vérité, l’essentiel est que je la connaisse ».
Mais ces renseignements ne concernaient pas les atrocités, au contraire. Malheureusement, des organismes hostiles à la Wehrmacht envoyaient au Führer des rapports dénigrant l’attitude correcte et chevaleresque de la Wehrmacht, et ce sont de tels rapports qui provoquaient ses décisions brutales. Beaucoup de malheurs auraient pu être évités si nous autres soldats avions été à même de refréner l’ardeur du Führer.
Quel était le rôle de Canaris ?
Canaris a vu le Führer des douzaines de fois. Il pouvait lui annoncer tout ce qu’il savait et tout ce qu’il voulait ; et je crois qu’il en savait bien plus que moi qui n’étais chargé que des opérations militaires. Mais il ne soufflait jamais mot. Jamais il ne m’a adressé la parole et la raison en est bien simple. Ce témoin... cet homme qui est mort, était au mieux avec Himmler et Heydrich, et il était nécessaire que son attitude n’éveillât pas les soupçons de ces deux personnages sur ce nid de conspirateurs.
Le témoin Gisevius a longuement parlé de la préméditation de putsch. En aviez-vous entendu parler ?
Je n’ai jamais entendu parler de préparatifs de putsch.
N’avez-vous jamais, avant ou pendant la guerre, considéré qu’un putsch était possible ou opportun ?
Le témoin a parlé de révolte comme s’il parlait de se laver les mains. Ce fait suffit à me convaincre qu’il n’y a jamais pensé sérieusement. Les résultats du putsch de Kapp en 1921 et de celui de Hitler en 1923 sont bien connus. S’il était besoin d’autres preuves, il y a le 20 juillet 1944. A cette époque, plus personne ne croyait à la victoire au sens propre du mot. Cependant, à l’occasion de cet attentat, pas un soldat, par une arme, pas un ouvrier ne s’est levé. Les membres du complot étaient seuls. Pour renverser ce système, une révolution aurait été nécessaire, dont la force aurait dû dépasser celle de la révolution nationale-socialiste. Et elle aurait dû être appuyée par la masse des ouvriers, toute la Wehrmacht, et non pas seulement par le commandant de la garnison de Potsdam, dont ce témoin a parlé. Mais comment pouvait-on se battre avec d’autres pays pour sa propre existence et déclencher en même temps une révolution, en espérant que le peuple allemand en tirerait profit ? Je l’ignore. Seuls, les génies qui vivaient en Suisse pouvaient le savoir. La Wehrmacht allemande et l’officier allemand n’avaient pas été élevés dans des idées révolutionnaires. Un jour, les officiers prussiens ont frappé le sol de leur sabre : ce fut le seul fait révolutionnaire de la Wehrmacht allemande que je connaisse ; c’était en 1848. Si aujourd’hui des gens qui ont collaboré activement à la prise du pouvoir par Hitler, qui ont participé à la rédaction des lois que nous, soldats, liés par notre serment à Hitler, étions obligés de subir, revendiquent d’avoir préconisé la révolution et la mutinerie de la Wehrmacht au moment où le Führer ne leur plaisait plus et où des revers se succédaient, j’appelle cela de la perfidie.
Des crises ne sont-elles jamais intervenues dans vos relations avec Hitler ? Vous avez déjà fait une allusion à ce propos.
Il serait plus facile d’écrire un livre à ce sujet que de répondre brièvement. Je puis simplement affirmer qu’abstraction faite de certains bons moments, la vie au Quartier Général du Führer était pour nous, militaires, un véritable martyre, car ce n’était pas un quartier général militaire, mais un quartier général civil, dans lequel nous ne faisions que figure d’invités. Il n’est pas facile de rester en quelque endroit en qualité d’invité pendant cinq ans et demi. Je voudrais ajouter ceci : j’appartenais au groupe des rares officiers qui n’avaient pas peur de regarder le Führer en face et de lui parler sur un ton tel que les personnes présentes retenaient leur souffle dans la crainte d’une catastrophe.
Parlez-nous d’une des crises qui affectèrent vos relations avec Hitler ?
La crise la plus grave eut lieu en août 1942 à Vinnitza, lorsque je protestai contre les reproches injustifiés adressés au général Halder. Il était question d’un problème militaire dont les données n’intéressent pas le Tribunal. Jamais de ma vie je n’ai vu un être humain dans une telle colère. A partir de ce jour-là, il ne vint plus jamais diner.
A votre mess ?
Oui, et ceci jusqu’à la fin de la guerre. Le rapport sur la situation n’eut plus lieu dans mon bureau, mais chez le Führer. Un officier SS devait désormais y participer ; huit sténographes devaient être présents, avec mission d’enregistrer chaque parole prononcée. Le Führer ne me tendait plus la main ; il ne me saluait plus ou très peu. Cet état de choses dura jusqu’au 30 janvier 1943. Il me fit savoir par le Feldmarschall Keitel qu’il ne pouvait plus travailler en collaboration avec moi et que je serais remplacé par le général Paulus, dès que celui-ci aurait pris Stalingrad.
N’avez-vous pas alors essayé de quitter l’OKW ?
Pendant toute cette période, je demandais tous les jours au général Schmundt de veiller à ce que je sois envoyé au front, avec les troupes de montagne, en Finlande. C’est là que je désirais aller, mais cela ne se fit jamais.
Le Ministère Public a affirmé que vous étiez dans les bonnes grâces de Hitler, qui vous les prodiguait avec abondance. Dans quelle mesure est-ce vrai ?
Je n’ai pas beaucoup de choses à dire à ce sujet. Ce que j’ai dit est l’expression de la vérité. Je crains que les affirmations du Ministère Public ne soient fantaisistes.
On a également affirmé que vous étiez un soldat de carrière ambitieux.
Si le Ministère Public prétend qu’en qualité de « soldat politique » j’ai reçu un avancement particulièrement rapide, il se trompe. C’est à 50 ans que je suis devenu général ; il n’y a là rien que de très normal. Il est vrai qu’en juillet 1940, lors de ma promotion au grade de général d’artillerie, j’ai sauté le grade de Generalleutnant, mais ce n’était que l’effet du hasard. Un général d’aviation beaucoup plus jeune que moi, Jeschonnek, chef de l’État-Major de l’aviation, devait devenir général de l’Air. Schmundt dit alors au Führer que je pourrais en être vexé ; c’est pourquoi, peu avant la réunion du Reichstag, Hitler me nomma général d’artillerie. Ce Jeschonnek, qui est beaucoup plus jeune que moi, devint Generaloberst bien avant moi. Zeitzler, qui était auparavant mon subordonné, devint Generaloberst en même temps que moi.
Nous pourrions suspendre l’audience maintenant.
Le Tribunal lèvera l’audience cet après midi à 16 h. 30.
Nous parlions tout à l’heure de la mesure dans laquelle vous avez joui des faveurs du Führer. Hitler ne vous a-t-il pas conféré de titres honorifiques ?
A ma grande surprise, le Führer m’envoya après la crise de Vinnitza, le 30 janvier 1943, l’insigne en or du Parti. C’est la seule distinction que j’ai reçue de lui.
Pendant ces cinq années et demie de guerre ?
Oui.
N’avez-vous jamais reçu des cadeaux ou des donations de Hitler ou du Parti ?
Pas un pfennig, pas un bouton de culotte. Et pour ne rien laisser dans l’ombre, je dois mentionner qu’au Quartier Général, nous recevions chaque année, à l’occasion de Noël, un paquet de café du Führer.
N’avez-vous jamais acquis de biens dans les territoires que nous occupions, soit à titre de cadeau, soit à titre de souvenir ?
Pas le moindre. Lorsque je lis dans l’Acte d’accusation que les accusés se sont enrichis dans les pays occupés, je dois dire, pour être franc, que c’est là un affront aux officiers allemands.
Pendant la guerre, vous pouviez économiser l’argent de votre solde. Comment en disposiez-vous ?
Je l’investissais dans des fonds d’État...
Il nous dit qu’il n’avait pas économisé un sou. Nous n’en sommes pas encore au contre-interrogatoire.
Pendant toute la durée de la guerre, vous avez été en contact avec Hitler et vous devez, par conséquent, fort bien le connaître. Voilà pourquoi j’aurais voulu vous interroger en détail sur la personnalité du Führer, mais le Tribunal n’aime pas beaucoup les répétitions. Dites-nous donc rapidement en quoi la conduite de Hitler vous influençait-elle. Qu’est-ce qui vous a le plus frappé ? Qu’est-ce qui vous déplaisait en lui ?
Hitler était un grand chef, comme on en trouve peu. Ses connaissances, son intelligence, sa rhétorique et sa volonté, le faisaient finalement triompher dans toutes les discussions. Il alliait d’une façon peu commune la logique et la clarté d’esprit, le scepticisme et l’imagination débordante qui lui permettait souvent de prévoir les événements, mais l’égarait également souvent. Je l’ai véritablement admiré lorsque, au cours de l’hiver 1941-1942, avec toute sa foi et toute son énergie, il réussit à fixer le front de l’Est. Car, à cette époque, comme en 1812, une catastrophe était imminente.
Sa vie au Quartier Général n’était faite que de devoir et de travail. La modestie de son genre de vie faisait l’admiration. Il ne se passait pas de jour où...
Un instant. Comme vous l’avez dit, Docteur Exner, le Tribunal a déjà entendu maintes fois ce genre de récits. Ils ne nous intéressent pas.
Peut-être pouvez-vous évoquer devant le Tribunal une chose dont on a moins parlé, à savoir ce qui vous déplaisait dans la personnalité de Hitler ?
Je ne crois pas que cette question d’intérêt si général puisse intéresser le Tribunal. Ne pourrait-il pas déposer sur des faits qui le touchent ?
Aviez-vous l’impression d’avoir des relations personnelles étroites avec le Führer ?
Non, en aucune façon.
Vos relations étaient donc toutes purement officielles ?
Oui. Je ne faisais pas partie de son cercle privé et il ne connaissait de moi que mon nom, et peut-être mon origine bavaroise.
Qui faisait partie de son cercle privé ?
Généralement tous les vieux combattants de l’époque où le Parti était en pleine évolution : Bormann, ses anciennes secrétaires, son médecin particulier, ses auxiliaires politiques ou ses aides de camp SS.
Le discours que vous avez fait aux Gauleiter a été cité par le Ministère Public pour prouver que vous étiez un partisan fanatique du Führer. Comment avez-vous été, amené à faire ce discours ?
Sur la proposition de Bormann, j’en ai reçu l’ordre du Führer, bien que par manque de temps je fusse très peu enclin à faire ce discours. Mais il y avait à cette époque...
Quelle est la date de ce discours ?
Il date de novembre 1943, peu après la défection de l’Italie. C’était l’époque des attaques aériennes massives. Il était alors indispensable de donner aux chefs politiques de notre pays une image fidèle de la situation militaire générale, mais il fallait également lui donner une certaine confiance dans le Commandement suprême. Ce discours, qui était intitulé « La situation stratégique de l’Allemagne au début de la cinquième année de guerre », ne pouvait évidemment pas être fait par un Blockleiter. Il ne pouvait l’être que par un officier de l’État-Major général de la Wehrmacht, et c’est ainsi que je fus amené à le prononcer.
Et quel en était le contenu ?
C’était, comme je l’ai déjà dit, un tableau d’ensemble de la situation stratégique. Ici, devant ce Tribunal, on n’en a évidemment lu que l’introduction. Cette introduction donnait une vue rétrospective des événements, non du point de vue politique, mais plutôt du point de vue stratégique. Je décrivais les nécessités militaires de ce que l’on a appelé les guerres d’agression. Je ne me suis nullement identifié avec le parti national-socialiste mais bien — ce qui est tout à fait normal pour un officier d’État-Major — avec mon chef suprême. Car à cette époque il n’était plus question de national-socialisme ou de démocratie ; il s’agissait de l’« être ou ne pas être » du peuple allemand. Et il y avait aussi des patriotes en Allemagne, et pas seulement dans les pays voisins ; et jusqu’à mon dernier souffle, je me classerai parmi eux.
De plus, ce n’est pas l’auditoire qui compte, mais le sujet dont on parle. D’ailleurs, je puis préciser que j’ai tenu le même discours devant les commandants des régions militaires et devant les officiers supérieurs de l’Armée de réserve.
Il est incontestable que le début et la fin de votre discours contiennent un éloge du Führer. Comment avez-vous cru devoir introduire cet éloge dans un discours d’intérêt purement militaire ?
Il ne m’était pas possible de commencer un tel discours par une controverse sur le Parti ou sur mon chef suprême. Il était nécessaire de faire régner la confiance entre l’officier et le chef de parti ; car cette confiance n’était pas seulement nécessaire pour que mon discours atteignît son but : elle était la condition essentielle de la victoire.
De plus, je voudrais parler d’un point important. Le document que le Ministère Public a présenté sous le numéro L-172...
Est-ce le discours adressé aux Gauleiter ?
Non, ce n’est pas cela. Ce n’est pas le discours aux Gauleiter ; ce n’est que le brouillon de ce discours que j’ai complètement modifié car il contenait beaucoup de détails d’importance secondaire. Toute la matière de ce discours, à savoir le passage sur la situation actuelle et celui qui concerne l’ennemi, ses moyens d’action et ses inventions, n’y est pas contenu. Ce document se compose de centaines de notes que mon État-Major m’a fait parvenir et qui m’ont servi à construire ce discours. Je les ai, par la suite, retransmises à mon État-Major.
Par conséquent, il ne s’agit pas du manuscrit de votre discours ?
En aucune façon ; ce n’est pas le manuscrit ; celui-ci est tout à fait différent.
Passons à une autre question. Quels sont les chefs du Parti dont vous avez fait connaissance entre la prise du pouvoir et la déclaration de guerre ?
Sans parler des militaires, j’ai connu le ministre du Reich Frick. Je me suis trouvé avec lui à deux reprises au moment des discussions sur la réforme du Reich.
Et lesquels des accusés ici présents avez-vous connus avant 1939, avant le début de la guerre ?
Je ne connaissais que le Reichsmarschall Göring, le Grand-Amiral Raeder, le Feldmarschall Keitel et le ministre Frick. C’est tout.
Vous êtes-vous occupé de la littérature du national-socialisme ?
Non.
Avez-vous pris part à des congrès du Parti ?
En 1937, en service commandé, j’ai pris part aux trois derniers jours du congrès de Nuremberg, lorsque le service du Travail, les SA et la Wehrmacht ont été passés en revue.
Avez-vous pris part aux cérémonies commémoratives de Munich, c’est-à-dire le 9 novembre de chaque année ?
Non, vraiment, je n’avais rien à y faire.
Quelle était votre attitude vis-à-vis des organisations paramilitaires du Parti ?
Ces organisations paramilitaires ont poussé comme des champignons après la prise du pouvoir. Mais seuls, les SA, sous le commandement de Röhm, aspiraient au pouvoir absolu. Le témoin Gisevius a dit ici même qu’il n’y avait pas eu de putsch Röhm. C’est exact, mais cela a failli arriver. Au ministère de la Guerre, nous étions armés jusqu’aux dents et Röhm était un véritable révolutionnaire en redingote. Lorsque le Führer intervint en juin 1934, il n’y eut désormais plus de conflit entre la Wehrmacht et les SA. La Wehrmacht ne s’en montra que plus méfiante vis-à-vis des unités des SS dont le nombre s’accroissait alors considérablement, L’Armée, on peut bien le dire, n’a jamais supporté ce dualisme de deux organisations armées à l’intérieur du pays.
Je voudrais maintenant citer quelques pages de votre journal, n° PS-1780, à la page 2 du livre de documents, pour montrer que Jodl s’est toujours préoccupé de cette infiltration des SS dans l’Armée. C’est le deuxième alinéa. Le 19 avril, ou même dès le 22 mars, il y a une note à ce sujet.
« H. se rend chez le chef du service des Forces armées et lui fait part de ses appréhensions sur le développement des SS. »
Dans la version française, « H. » est remplacé par « Heydrich ». C’est évidemment tout à fait absurde, car Heydrich n’avait certainement pas de préoccupations au sujet du développement des SS. Le « H. » désigne vraisemblablement Halder qui était Oberquartiermeister. Je ne sais pas si une correction a été apportée au livre de documents français, mais j’ai été désolé de constater que toute une série de fautes de traduction ont été commises dans les livres de documents anglais et français. Je me suis d’ailleurs adressé au Secrétaire général et l’ai prié de faire procéder à des corrections. Je dois dire que ces nombreuses erreurs de traduction sont un peu gênantes, surtout si la lettre « H. » est remplacée par « Heydrich » et que le chef des Forces armées est confondu avec une des figures les plus antipathiques des SS. Je dois dire que je suis rempli d’appréhension — et j’insiste là-dessus — car au cours de ces derniers mois, le Tribunal s’est vu présenter des centaines de documents dont nous n’avons pu contrôler la traduction. Un jour, nous avons procédé à une vérification, et nous avons relevé quantité de fautes. Le Dr Siemers pourra en témoigner.
Docteur Exner, vous êtes censé interroger le témoin. Vous faites en ce moment une bien longue déclaration.
Je voudrais donner une référence...
Docteur Exner, nous ne pouvons pas permettre aux avocats de faire de longues et inopportunes déclarations. S’il y a des erreurs de traduction, vous pouvez attirer notre attention, mais il est inutile de vous livrer à de longs commentaires sur la traduction des documents.
Monsieur le Président, je ne veux pas faire d’autres déclarations, mais je veux seulement donner lecture de certains passages de mon livre de documents...
Vous avez corrigé une mauvaise traduction apparente de la lettre « H. » Vous pouvez procéder ainsi chaque fois que l’occasion s’en présentera, et non faire à ce propos des déclarations de caractère général.
Je vais me conformer à vos désirs. Je donnerai lecture de passages du livre de documents sans faire aucune critique. Je n’ai plus rien à dire à ce sujet.
Très bien.
A la date du 3 février, il est dit :
« Le général Thomas rapporte que l’agent de liaison auprès du ministère de l’Économie, le lieutenant-colonel Drews, vint le voir sur l’ordre de Schacht. Il estimait que les SS feraient tout leur possible pour jeter un voile de suspicion sur la Wehrmacht et pour la rendre suspecte, dans l’état de faiblesse où elle se trouve actuellement. »
Et, le 10 février :
« On dit que Himmler est très ennuyé de ce que les officiers supérieurs de la Wehrmacht lui aient fait des reproches ouvertement. »
Je cite encore un passage du document suivant, page 4 du livre de documents. C’est, dans le même journal, une note écrite le 25 mai 1940 :
« Le plan de l’expansion illimitée des SS donne généralement à réfléchir. »
Aviez-vous déjà des soucis sur les dangers que représentait ce dualisme dont vous venez de parler ?
Oui, car je connaissais fort bien l’Histoire. Non seulement j’avais des soucis, mais, même pendant la guerre, je les ai manifestés ouvertement à Himmler et à Bormann.
Comment se fait-il que Himmler ait exercé une influence sans cesse croissante sur les milieux militaires ?
Cela peut s’expliquer par le fait que le Führer estimait — et il avait peut-être raison — qu’une grande partie du corps des officiers était hostile à ses idées. Il voyait dans cette attitude, non seulement un danger pour la politique intérieure, mais également un danger aurait pu compromettre la victoire. Et il pensait qu’il fallait le combattre uniquement par des méthodes brutales.
Et quels en furent les résultats pratiques ?
Les unités SS furent multipliées à outrance, la Police reçut des pouvoirs qui entraient dans le cadre des activités de l’Armée, et plus tard on créa des officiers supérieurs des SS et de la Police ; le service de renseignements passa sous le contrôle des SS où, soit dit en passant, Kaltenbrunner lui donna une organisation meilleure que par le passé ; l’armée de réserve, puis toute l’organisation des prisonniers de guerre, furent placés sous la responsabilité de Himmler.
Dans votre journal vous vous déclarez satisfait de la nomination, par le Führer, du général von Brauchitsch au Commandement suprême de l’Armée de terre. A ce moment-là, il y avait le choix entre lui et le général Reichenau. Pourquoi vous réjoussiez-vous de ce que le choix se fût porté sur Brauchitsch ?
Le général von Reichenau passait pour un général vraiment politique, et je craignais qu’il fût prêt à sacrifier toutes les vieilles traditions de l’Armée au régime nouveau.
A ce propos, je me réfère à nouveau au journal de Jodl, n° PS-1780, à la page 6 du premier volume du livre de documents. C’est une note datée du 2 février 1938, qui se trouve au deuxième alinéa, ainsi qu’au 3 février, à la page 7. Il est dit :
« Le chef des Forces armées m’annonce que la bataille est gagnée. Le Führer a décidé que le général von Brauchitsch serait nommé Commandant en chef de l’Armée de terre. »
Je ne pense pas qu’il soit nécessaire que vous lisiez ce passage. Il y parle simplement de sa faveur pour von Brauchitsch.
Vous pensiez aux conséquences que la nomination de von Reichenau aurait entraînées pour les généraux ?
Oui. Il n’y avait pas de doute que les généraux les plus anciens, comme : Rundstedt, Bock, Adam, List, Halder, etc., ne se seraient jamais subordonnés à Reichenau.
Après cette introduction, je voudrais que nous passions aux crimes contre les lois de la guerre et contre l’Humanité qui vous sont reprochés. Nous n’avons plus beaucoup de temps devant nous ; je voudrais, par conséquent, mettre au point votre participation à l’ordonnance sur les commissaires. Vous avez étudié et transmis au Haut Commandement le projet d’une ordonnance sur le traitement des commissaires soviétiques. Vous y avez apposé en marge une notation circonstanciée que vous reproche le Ministère Public.
Quel est le numéro du document ?
PS-884. C’est le document URSS-351, à la page 152 de mon deuxième livre de documents. C’est un jeu de notes de conférence. Témoin, veuillez nous dire tout d’abord quel intérêt vous preniez au traitement des commissaires.
Je n’ai pas contribué à la préparation de ce projet. Je ne m’occupais alors ni des prisonniers de guerre, ni des questions de loi martiale. Mais il m’a été présenté avant d’être transmis au Feldmarschall Keitel.
Oui, et vous avez ajouté :
« Nous devons compter avec des représailles sur les aviateurs allemands. Il serait donc préférable de définir toute cette action comme une action de représailles. »
Qu’entendez-vous par là ?
L’intention du Führer qui avait donné lieu à ce projet d’ordonnance, a été désapprouvée à l’unanimité par tous les militaires, ce qui entraîna des discussions passionnées, même avec le Chef suprême de l’Armée de terre. Ces résistances prirent fin à la suite d’une phrase caractéristique du Führer : « Je ne demande pas à mes généraux de comprendre mes ordres, mais de les exécuter ». Je voulais, par cette note en marge, indiquer au Feldmarschall Keitel une nouvelle marche à suivre, grâce à laquelle on aurait pu contrevenir à l’ordre donné.
Vous vous rappelez sans doute que le Ministère Public a fait de cet ordre un grief d’autant plus lourd à l’Armée allemande qu’il a été rédigé avant la guerre. Ces notes sont datées du 12 juin 1941 et vous dites : « Il serait préférable de définir toute cette action comme une mesure de représailles. » Que voulez-vous dire par là ?
Il est exact que le Führer, étant donné son opposition idéologique au bolchevisme, comptait fermement sur l’approbation du décret sur les commissaires. Il confirma sa pensée en donnant les raisons suivantes : « J’ai lutté pendant vingt ans contre le communisme, je sais ce que c’est ; vous, non ».
Je dois ajouter que, nous aussi, nous étions jusqu’à un certain point sous l’influence de ce qui avait été écrit dans la littérature du monde entier, depuis 1917, sur le bolchevisme. Nous avions également fait certaines expériences, telle la république soviétique de Munich. Cependant, j’estimais qu’il fallait d’abord attendre de voir si les commissaires agiraient conformément à l’attente du Führer. Si ses doutes étaient confirmés, on pouvait alors user de représailles. Tel était le sens de cette note marginale.
En somme, vous vouliez attendre jusqu’au début de la guerre ? Puis jusqu’à ce que vous ayez vécu certaines expériences ? Pour proposer ensuite des mesures qui, éventuellement, pourraient être présentées comme des représailles contre les méthodes de combat ennemies ? Tel était, n’est-ce pas, le sens de votre remarque : « Il serait donc préférable de définir toute cette action comme une mesure de représailles » ? Que voulez-vous dire par « définir »...
Monsieur le Président, au cours de cet interrogatoire, mon distingué adversaire, le Dr Exner, pose depuis plusieurs minutes à l’accusé des questions impliquant une réponse sur un passage de cet écrit. J’estime que ce n’est pas là une déposition du témoin, mais un discours du Dr Exner, et je le prie de ne pas poursuivre.
Je crois, malgré tout, que le rôle de l’avocat est de préciser les mobiles de l’accusé quand il a écrit ces lignes.
Vous m’avez entendu dire à plusieurs reprises que, lorsque l’avocat pose à l’accusé des questions qui lui suggèrent la réponse, celle-ci n’a que très peu de valeur probatoire pour le Tribunal. Il est évident que si vous aviez demandé au témoin ce qu’il entendait par cette note marginale, il vous aurait répondu sur ce point. C’est la façon correcte de poser la question, mais non en lui dictant la réponse.
J’ai simplement commencé par poser la question, puis j’ai cru devoir résumer la déclaration du témoin.
Une nouvelle difficulté de traduction se présente, sur laquelle je suis obligé d’attirer l’attention du Tribunal. L’expression allemande « es wird aufgezogen » ou « man zieht es am besten auf als Repressalie » a été traduite en anglais par « It is best therefore to brand », et en français par « stigmatiser ». J’ai l’impression que ce n’est pas exact et que l’on devrait dire : « It is best to handle it as a reprisal » et en français « traiter ». (A l’accusé.) Que s’est-il alors passé ?
Je crois que l’on devrait expliquer encore cette expression « aufziehen » ; le mot allemand « aufziehen » est à considérer. On a dit que c’était là une remarque caractéristique de l’accusé Jodl, une expression du langage militaire de cette époque. Cela ne veut pas dire « camoufler » ou « prétexter quelque chose », comme le suppose le Ministère Public, mais j’ai dit exactement ceci : « Je crois que nous devrions monter cette opération de façon tout à fait différente », c’est-à-dire la prendre différemment (anpacken). Nous disions : « Cette présentation d’armes nouvelles, je la ferai tout autrement au Führer », « aufziehen, » c’est-à-dire « dans un ordre différent », « d’une autre façon ». Entre nous, soldats, le mot : « aufziehen » signifiait exactement « etwas anpacken », « etwas arrangieren », « présenter quelque chose », mais pas du tout « etwas vortäuschen », « camoufler quelque chose ».
Par conséquent, selon vous, ce mot de « aufziehen » ne sous-entend pas qu’il y ait tromperie ?
Non.
Nous allons lever l’audience.