CENT QUARANTE-SEPTIÈME JOURNÉE.
Mercredi 5 juin 1946.
Audience du matin.
(L’accusé Jodl est à la barre des témoins.)Plaise au Tribunal. On m’informe que l’accusé Seyss-Inquart n’assistera pas à l’audience ce matin.
Monsieur le Président, d’accord avec le Ministère Public, je demande qu’on Veuille bien me permettre de produire une lettre de Hitler de 1926, au sujet du Plan de quatre ans. J’ai là une copie qui a été certifiée conforme par un officier britannique, au camp de Dustbin : j’ai donné à ce document le numéro Schacht-48. Au cours des débats du 1er mai, à l’audience de l’après-midi, mon ami, le Dr Dix, s’est référé à ce document qui ne pouvait pas être encore inséré dans notre livre de documents. Le Dr Schacht a cité quelques passages de ce mémorandum. Le président a déclaré que nous pourrions, par la suite, produire ce document, naturellement avec l’accord du Ministère Public. Or, le Ministère Public est d’accord et je pense que vous me permettrez maintenant de faire état de ce document.
Je transmets, en outre, une série de traductions anglaises ; jusqu’à présent, malheureusement, il ne m’a pas été possible d’obtenir des traductions dans d’autres langues, et je demande l’autorisation de pouvoir produire ultérieurement ces traductions.
Docteur Kraus, jusqu’à ce que les autres traductions soient présentées, ces documents ne pourront figurer au procès-verbal.
Nous avons déjà les traductions anglaises mais les autres ne sont pas terminées, pourrais-je les remettre ultérieurement ?
Oui, certainement. A ce moment-là, elles feront partie du procès-verbal.
Oui, comme supplément au livre de documents.
Général, vous nous avez dit hier qu’en votre qualité de chef de l’État-Major d’opérations de la Wehrmacht pendant la guerre, votre travail consistait surtout à préparer des plans d’opérations militaires. C’est exact, n’est-ce pas ?
Oui, c’est exact.
Maintenant, qui vous donnait ces plans ? Qui décidait des plans que vous aviez à faire ?
C’était comme dans tous les états-majors militaires. Le Commandant en chef, dans ce cas, le Führer, demandait la documentation pour étayer une décision à prendre : des cartes, des indications des forces de l’adversaire et les nôtres, des renseignements sur l’ennemi ; ensuite, il prenait ses décisions. Alors venait le travail de mon état-major, c’est-à-dire qu’il fallait en quelque sorte couler la décision à prendre dans le moule militaire nécessaire à tout le mécanisme de la Wehrmacht.
Au cours de ces études et travaux, avez-vous eu à étudier des opérations éventuelles dont les plans n’ont jamais été mis à exécution ?
J’ai préparé une quantité de plans de cette nature. De toutes les préparations d’opérations faites-sur ordre, je n’ai su que dans le cas d’une seule qu’elle aurait sûrement lieu ; il s’agissait de la Yougoslavie. Pour tous les autres plans d’opérations, la décision de les mener à exécution demeurait longtemps sans être prise.
Pour donner un exemple de plans d’opérations qui devaient être étudiés dans tous les détails mais qui n’ont jamais été exécutés, je nommerai l’invasion de l’Angleterre, l’entrée en Espagne, la prise de Gibraltar, la prise de Malte, la prise de la presqu’île des Pêcheurs près de Petsamo, une attaque d’hiver à Kandalakscha sur le chemin de fer de Mourmansk.
En somme, vos travaux se référaient à tous les théâtres de la guerre ?
Au début de la guerre, mon état-major ne s’occupait pas des questions de théâtres d’opérations. Les ordres du Führer étaient transmis aux parties de la Wehrmacht, donc à l’Armée, à la Marine, à l’Aviation. Ce n’est que pendant la campagne de Norvège que, pour la première fois, se développa l’idée de donner à l’État-Major d’opérations la responsabilité d’un théâtre d’opérations. Cette situation se modifia complètement lorsque, au début de l’année 1942, le Führer prit lui-même le commandement de l’Armée de terre. On a déjà interrogé Kesselring là-dessus, mais il n’a pas répondu. Cependant, il est bien logique que le Führer en sa qualité de Chef suprême des Forces armées, ne pouvait pas, avec l’aide de Jodl, se donner des ordres à lui-même en tant que Commandant en chef de l’Armée de terre et ensuite les faire exécuter avec l’aide du général Zeitzler. Par conséquent, il se produisit une séparation. A partir de ce moment-là, lui-même s’occupa de la direction de tout le front de l’Est avec l’État-Major général de l’Armée de terre et l’État-Major d’opérations devint responsable de tout le travail d’état-major intéressant les autres théâtres d’opérations.
Mais le témoin maréchal Paulus a prétendu ici que l’OKW était responsable de l’ordre de tenir Stalingrad, et effectivement à plusieurs reprises la presse a accusé Keitel et Jodl d’avoir donné cet ordre désastreux. Est-ce exact ?
Non, ce n’est pas exact. Le témoin — qui d’ailleurs me fait grand-pitié et avec lequel j’ai collaboré de la manière la plus cordiale — ne pouvait le savoir. Voici ce qu’il en est réellement : au moment où le danger menaçait, la première décision de tenir Stalingrad fut prise par le Führer au cours d’une conversation en tête-à-tête avec le général Zeitzler et contre l’opinion de celui-ci. C’est Zeitzler lui-même qui me l’a raconté en me rapportant cet entretien. Plus tard, lorsque les tempêtes de neige faisaient rage déjà dans les steppes de la région du Don, on envisagea une fois de plus la possibilité de la défaite de la garnison de Stalingrad. Le Feldmarschall Keitel, le général Zeitzler et moi étions présents.
Docteur Exner, je ne vois pas la pertinence de cette question, même si le maréchal Paulus a pu en parler. Il peut avoir parlé du combat de Stalingrad, et l’a fait sans aucun doute. Mais je ne vois pas le rapport avec ce que nous avons à débattre, ni avec les charges contre Jodl.
Monsieur le Président, la question est maintenant réglée. Je voulais simplement relever cette erreur du témoin Paulus, mais l’affaire est maintenant réglée. (A l’accusé.) Nous en revenons maintenant au moment où en 1939 vous avez été appelé de Vienne à Berlin. Quelle situation avez-vous alors trouvée à Berlin ?
Je trouvai à Berlin des conditions extrêmement incompréhensibles, du moins pour moi. Personne ne savait ce qui était sérieux ou ce qui était du bluff. Le pacte avec la Russie alimentait toutes nos espérances de maintien de la paix. Cette espérance d’ailleurs ne faisait qu’augmenter et se fortifier, lorsque l’agression déjà prévue pour le 26 août fut décommandée à notre grande surprise. Aucun des militaires à qui j’ai pu parler ne pensait qu’il pourrait se produire une guerre contre les Puissances de l’Ouest. Rien n’était prêt en dehors de l’opération d’agression contre la Pologne. Nous n’avions envisagé qu’une opération défensive sur le mur de l’Ouest. Les forces militaires mises en œuvre sur cette ligne étaient si peu importantes que nous n’aurions même pas pu occuper tous les blockhaus. Tous les efforts tentés pour maintenir la paix dont j’ai entendu parler ici par le Reichsmarschall, le nom de Dahlerus et toutes ces négociations, me demeurèrent inconnus pour autant que la presse n’en parlait pas. Et je tiens à déclarer pour conclure que lorsque la déclaration de guerre de l’Angleterre et de la France nous parvint, elle fit sur nous, soldats qui avions fait la dernière guerre mondiale, une impression terrible, telle un coup de massue. J’ai, à ce moment-là, appris confidentiellement du général Stapf — aujourd’hui la chose n’est plus confidentielle — que le Reichsmarschall avait été aussi surpris que nous.
Savez-vous à quelle date la Pologne a mobilisé ?
Je ne puis vous le dire. Je sais seulement qu’au moment où je suis arrivé à Berlin et où j’ai eu communication des toutes premières informations sur la situation générale et sur nos propres forces par le général von Stülpnagel, les Polonais marchaient déjà vers la frontière, comme nous-mêmes d’ailleurs.
En somme, vous répondez ainsi au reproche qu’on vous fait d’avoir dressé un plan contre la Pologne. Avez-vous dressé un plan contre la Pologne ?
Je ne me suis jamais mêlé par le moindre trait de plume aux préparatifs de guerre contre la Pologne.
Ce que je résume ainsi est-il exact : lorsque vous avez quitté Berlin, il n’y avait encore aucun plan d’opérations contre la Pologne ?
Non.
Et lorsque vous êtes revenu, le plan était terminé ?
Le plan d’agression était alors complètement terminé.
Avez-vous entendu le discours du Führer du 22 août 1939 qui a été si souvent cité ici ?
Non, ce jour-là j’étais encore à Vienne.
Quand en avez-vous entendu parler ?
Ici, pour la première fois, à Nuremberg.
Vous rappelez-vous la rencontre dans le train du Führer, le 9 septembre 1939, dont a parlé ici le général Lahousen ? Vous en souvenez-vous ?
Oui, je me souviens parfaitement de cette conversation.
Dites-moi : de quoi a-t-on parlé au cours de cet entretien auquel vous avez assisté dans le train du Führer ?
Je rencontrai le Führer dans la voiture du train, dite wagon de commandement, dans le salon des cartes, où se trouvaient le Feldmarschall Keitel, Canaris et Lahousen. Canaris fit un bref exposé des nouvelles qu’il avait reçues de l’Ouest. Il envisageait la possibilité d’une attaque prochaine de la France dans la région de Sarrebruck. Le Führer l’a contredit et moi également. Il ne fut question de rien d’autre.
En somme, la déclaration de Lahousen sur ce point est exacte, quand il dit que vous avez pris part. à ces conversations ?
Je n’ai absolument rien à objecter aux déclarations qu’a faites Lahousen sur ce point ; c’est tout à fait exact.
On a beaucoup parlé au cours des débats des bombardements aériens et des tirs d’artillerie sur Varsovie. Avez-vous pris part aux ordres qui ont été donnés à ce sujet ?
Oui, j’y ai pris part de la façon suivante : lorsque le Commandant en chef de l’Armée de terre demanda au Führer de permettre d’effectuer des tirs d’artillerie dès que la progression de l’artillerie serait terminée, celui-ci refusa. Il dit que ce qui se passait là à cause des Polonais était une folie. Il me donna l’ordre de faire rédiger des tracts, ce que je fis immédiatement, et de les faire jeter sur la ville de Varsovie. Lorsque cet effort s’avéra inutile pour maîtriser la résistance désespérée, le Führer permit le tir d’artillerie et les bombardements aériens sur la forteresse de Varsovie — et j’insiste sur le mot « forteresse ».
Au moment où l’on a donné ces ordres, aviez-vous quelque chose à voir avec la coordination des opérations allemande et soviétique ?
Oui, alors que nous étions à trois jours de marche de la Vistule, je fus informé, à ma plus grande surprise — je crois que ce fut par le représentant du ministère des Affaires étrangères au Quartier Général du Führer — que la Russie soviétique, conformément aux accords, occuperait les territoires polonais qui se trouvaient à l’Est de la ligne de démarcation. En nous approchant de cette ligne de démarcation tracée sur ma carte et qui longeait la frontière de la Prusse Orientale et de la Lituanie — ligne Narew-Vistule-San — je téléphonai aussitôt à Moscou, à notre attaché militaire. Je le mis au courant du fait que, vraisemblablement le lendemain, nous pourrions atteindre cette ligne de démarcation sur certains points. Assez rapidement, je reçus par téléphone la communication que les divisions russes n’étaient pas encore prêtes. Mais, lorsque le surlendemain nous atteignîmes la ligne de démarcation, je reçus encore une fois — la nuit à 2 heures — la communication qu’à 4 heures du matin, les divisions soviétiques occuperaient l’ensemble du front. C’est ce qui s’est produit très exactement. J’ai donné un ordre pour que nos troupes allemandes, partout où elles auraient pris la liaison avec les divisions russes, se retirent après accord avec celles-ci derrière la ligne de démarcation.
Quel jour cela s’est-il produit ? Le savez-vous ?
Je ne puis pas vous le dire très exactement, ce devait être environ le 14 ou le 15 septembre.
Nous allons maintenant nous occuper de la guerre d’agression contre les pays neutres.
Docteur Exner, tout ce que l’accusé vient de nous dire me semble être simplement une perte de temps. Ce n’est d’aucune utilité pour les débats. Je ne comprends pas pourquoi vous le laissez poursuivre de la sorte.
On vous reproche d’avoir utilisé votre influence personnelle et vos relations étroites avec le Führer pour obtenir que soit attaquée une série d’États neutres. Dites-nous si c’est exact ?
Non, c’est inexact. Je me souviens, en effet, qu’un témoin a parlé ici de mon influence défavorable ou de ma position défavorable, en tout cas il parlait de quelque chose de défavorable. Mais mon influence sur le Führer n’était malheureusement pas aussi importante qu’elle aurait pu l’être ou peut-être qu’elle aurait dû l’être, étant donné la position que j’occupais. La raison en est qu’il était très difficile d’avoir une influence sur la personnalité puissante de cet être despotique qui supportait fort mal la présence d’un conseiller.
A quel moment avez-vous entendu parler pour la première fois d’un plan d’occupation de la Norvège ?
Je pense que c’est vers la mi-novembre 1939 que le Führer me parla de la question pour la première fois, en tout cas, bien longtemps après que le Grand-Amiral Raeder lui en eût parlé. Une première conférence avait eu lieu, je crois, le 10 octobre, mais je n’en avais rien su, le Führer ne m’en avait rien dit ; mais au mois de novembre il m’en parla. J’ai été informé des détails par un exposé du chef de la Kriegsmarine, le 12 décembre 1939, au cours d’une conférence à laquelle j’étais présent.
Je vous prie de bien vouloir vous référer au document C-64 (GB-86) à la page 46 du livre de documents. Je n’ai pas l’intention de le lire. Quel était le point de vue du Führer à ce sujet ?
Le point de vue général du Führer était alors — et on peut le constater par écrit — : « Je n’ai aucun intérêt à étendre les théâtres d’opérations de guerre, mais s’il existe réellement un danger d’occupation de la Norvège par l’Angleterre, alors la situation est différente ».
A-t-on donné un ordre quelconque à cette époque ?
A l’époque, il ne donna aucun ordre mais il m’enjoignit de réfléchir à la question d’une manière générale. Les préparatifs ont été entrepris le 27 janvier 1940, comme il est facile de l’établir par des documents.
C’est le document C-63 (GB-87) qui prouve ces faits. Étiez-vous alors d’avis que l’assurance qu’avait donnée Hitler en septembre et octobre 1939 de respecter la neutralité de la Norvège l’avait été avec l’intention de tromper la Norvège, comme le prétend le Ministère Public ?
Cette idée est absolument fausse. On peut la réfuter au moyen de quelques dates que je vais mentionner. Ces assurances politiques ont été données par le Führer ou par le Gouvernement du Reich, je n’en sais rien, le 2 septembre et le 6 octobre. Le 9 octobre, le Führer a écrit et signé ce mémoire bien connu qui est devenu le document L-52. Je ne sais pas si le Tribunal est suffisamment informé que ce document est un mémoire personnel du Führer.
Il s’agit donc du document L-52 (USA-540) à la page 48 de mon livre de documents n° 1. Pour qui ce mémoire fut-il préparé ?
Je crois qu’il ressort du document qu’il est adressé seulement aux commandants en chef et au chef de l’OKW. Il a été dicté mot pour mot par le Führer lui-même et rédigé en deux nuits.
Je lis le deuxième paragraphe qui se trouve à la page 48 :
« Les États nordiques : à moins que des facteurs tout à fait imprévus n’interviennent, leur neutralité future peut être également présumée. La continuation du commerce allemand avec ces pays semble possible pour une guerre de longue durée. »
Il est absolument exclu que le Führer ait pu mettre dans ce mémorandum très secret autre chose que ses véritables intentions. C’est d’autant plus compréhensible qu’un jour plus tard, c’est-à-dire le 10 octobre, pour la première fois, le Grand-Amiral Raeder a fait valoir auprès du Führer les craintes qu’il avait.
Est-ce qu’il s’agissait dans cette occupation de la Norvège d’un décision de grande importance ?
C’était une décision considérable. Toute la flotte allemande était mise en jeu. Cela avait pour conséquence que nous avions une côte de plus de 3.000 kilomètres de longueur à défendre. Cela nous prenait à peu près 300.000 hommes qu’il fallait y envoyer. Pour toutes ces raisons, il était bien vrai que la décision ne pouvait être prise qu’à la suite d’informations vraiment sûres qu’il y avait un danger certain qui menaçait la Norvège. C’est pourquoi on n’a fixé aucune date précise pour la mise à exécution de ce plan d’opérations dit « Weserübung ». Et c’est la raison pour laquelle j’ai fait plus tard la proposition suivante : les forces destinées aux opérations de Norvège, le cas échéant, et celles nécessaires pour une attaque à l’Ouest, devaient être nettement séparées les unes des autres.
Quels sont les motifs qui ont entraîné la préparation de l’occupation dans tous ses détails ?
Ils sont très ouvertement et clairement exposés dans la directive du 1er mars 1940, qui est le document C-174.
GB-89.
Dans tous les cas, nous devions être prêts.
Vous parlez du document PS-174 ?
Ce n’est pas indiqué dans mon livre. Le numéro se réfère à un document qui a été présenté par le Ministère Public britannique sous le numéro GB-89.
Mais 174 doit vouloir dire quelque chose ? L’accusé a parlé du document 174.
C’est le document C-174.
C’est le C-174.
C-174. Bien.
Il a été déposé par M. Elwyn Jones et se trouve dans le livre de documents n° 3.
Bien.
Dans votre journal, vous dites que le Führer cherche une raison. On a déjà expliqué ce que cela voulait dire, mais vous l’avez écrit vous-même, vous devez savoir le sens mieux que personne. Que vouliez-vous dire ?
Le Führer disait à cette époque — mais je ne l’ai pas écrit dans mon journal, seulement dans des notes — : « Pour pouvoir exécuter une pareille décision, j’ai besoin d’informations absolument sûres afin de pouvoir me justifier devant le monde et prouver que ces mesures étaient nécessaires ». Je ne peux pas le dire, je l’ai seulement entendu dire par M. Quisling.
C’est pour cela que j’ai prescrit des mesures toutes particulières, surtout à l’Abwehr, afin d’obtenir des informations encore plus exactes que l’Abwehr était chargée de retransmettre au Führer.
Le Grand-Amiral Raeder a expliqué les faits d’où l’on pouvait déduire que l’Angleterre avait des plans. Pouvez-vous nous dire quelque chose à ce sujet, où la question se trouve-t-elle réglée ?
Le Grand-Amiral Raeder dans l’ensemble a transmis les informations en entier. Je me souviens encore d’une chose que j’ai mentionnée dans mon cahier de notes : la presse française à cette époque, tout à fait ouvertement, prétendait que l’Allemagne, de toutes façons, devait être privée des ressources en minerai de Suède. Alors, on posa des mines dans lès eaux territoriales norvégiennes. Il y eut l’affaire de l’Altmark qui, selon mes études de droit des gens, constituait une violation éclatante de l’accord réglant les droits et les devoirs des pays neutres dans la guerre sous-marine et les articles 1 et 2...
Au sujet des questions dont vient de parler le témoin, je vous prie de vous référer au document PS-1809 (GB-88), c’est-à-dire à son journal, à la page 53 du premier livre de documents. Il y est noté pour le 10 mars : « Les nouvelles des négociations entre la Russie et la Finlande sont très réconfortantes au point de vue politique. La presse française tempête puisqu’elle considère comme nécessaire de couper l’Allemagne du minerai de Suède ».
Puis ensuite, la remarque du 25 mars :
« Les Anglais commencent, dans les eaux territoriales danoises et norvégiennes, à inquiéter notre Marine marchande et même à tirer sur elle. »
Dites-nous qui provoqua la décision de l’agression ?
La décision définitive du Führer fut prise le 2 avril et ceci à la suite de deux informations. La première émanait de la Marine de guerre et concernait des tirs répétés qui avaient été exécutés sur des bateaux de commerce allemands, dans les eaux territoriales norvégiennes et danoises. La deuxième information venait de Canaris : dans la partie nord de la côte ouest de l’Angleterre, des troupes anglaises et des bateaux de transport étaient prêts à un embarquement.
Quelles auraient été les conséquences pour nous d’une attaque par l’Angleterre ?
Je vous prie de vous reporter à ce qu’a déclaré le Grand-Amiral Raeder ; je puis simplement dire que la Norvège aux mains de l’Angleterre, signifiait que la guerre était à moitié perdue pour nous. Nous étions pris sur le flanc nord au point de vue stratégique ; nous étions incapables de nous servir de la plus petite unité de notre flotte à ce moment-là, et de jamais redresser la situation.
A-t-on, plus tard, prouvé sans aucun doute que les plans anglais étaient fondés sur la vérité ?
Nous avons saisi toutes les archives des brigades anglaises qui avaient débarqué à Namsos et ailleurs. A notre grande surprise, parmi les prisonniers anglais, se trouvait le correspondant de guerre Romilly qui attendait tout autre chose à Narvik que des bateaux allemands ; sans cela, il aurait pu éviter d’être pris. Quand on lui demanda ce qu’il venait chercher dans le paisible Narvik comme nouvelles de guerre, il ne put rien nous dire. Plus tard seulement, nous avons saisi tous les dossiers de l’État-Major français dont a déjà parlé l’avocat du Grand-Amiral Raeder et qu’il a déposés. Ce qui m’a particulièrement intéressé personnellement et m’a renseigné, c’étaient les journaux et notes que les officiers et sous-officiers anglais faits prisonniers en Norvège portaient sur eux. Ils prouvaient tout au moins quelque chose : toutes ces troupes avaient été embarquées et, au moment où notre flotte prenait la direction de la Norvège, elles avaient déjà mis pied à terre.
Je me réfère ici à deux annotations de votre journal, page 54 de mon premier livre de documents : celles des 24 et 26 avril :
« Le commandant Soltmann rend compte de l’interrogatoire des Anglais et remet d’importants documents supplémentaires entre autres le tableau d’avancement (Rangliste). A midi, les premiers prisonniers sont arrivés à Berlin. Ils sont interrogés à la caserne Alexandre et confirment l’authenticité des ordres. Tous les documents sont remis au ministère des Affaires étrangères. »
Je me réfère, en conclusion, à l’interrogatoire de Soltmann ; c’est le document AJ-4 que je dépose, page 173 du deuxième livre de documents. Je n’ai pas besoin de le lire, mais j’attire votre attention sur les réponses de Soltmann aux questions 4 et 5.
Encore une question sur cette affaire de Norvège. Le représentant du Ministère Public britannique a dit qu’elle démontre l’honorabilité des soldats qui ont débarqué en Norvège et qui se sont ensuite servis de mensonges et d’excuses. Que pouvez-vous en dire ?
Le Ministère Public a ici porté une pure question d’opérations sur le terrain de l’honneur militaire ou humain. Jusqu’à présent, ce n’était pas l’usage. Je puis simplement vous dire que je n’ai pas attaqué la Norvège et que je n’ai utilisé ni excuses, ni mensonges. J’ai rassemblé toutes mes forces pour réussir une opération que je considérais comme absolument nécessaire afin dé devancer une action similaire de la part des Anglais. Si l’on brise le sceau des archives, alors on devra admettre l’exactitude de mon point de vue, mais, même si mon point de vue devait être faux, on ne peut rien changer aujourd’hui à l’honnêteté de mon opinion subjective du moment.
Parlons maintenant de la guerre à l’Ouest après la campagne de Pologne, avait-on déjà un plan d’opérations pour attaquer à l’Ouest ?
Non, tout d’abord il n’y a pas eu de plans pour une agression à l’Ouest. Bien au contraire, il existait un point de vue très répandu dans l’Armée de terre, selon lequel la guerre s’endormirait d’elle-même si nous nous comportions d’une façon calme à l’Ouest. A tel point que le Commandement en chef de l’Armée de terre transforma nos divisions d’infanterie en divisions de forteresse et leur retira tous leurs moyens de déplacement.
Au moment de la campagne de Pologne, étiez-vous déjà au courant des intentions du Führer sur l’Ouest ?
Pendant la campagne de Pologne, le Führer lui-même avait des doutes. Il ne pouvait pas comprendre pourquoi les Français et les Anglais restaient complètement inactifs et ne faisaient qu’une guerre apparente dans leurs communiqués quotidiens. En réalité, on ne tirait pas un coup de feu au front. Mais, à la fin de septembre, d’après mes souvenirs, le Führer comprit clairement que si l’Angleterre entreprenait une guerre, elle la poursuivrait jusqu’à la fin.
En votre qualité d’officier d’état-major, vous pourriez répondre mieux que personne aux questions suivantes. Vous pourriez certainement me dire, au point de vue stratégique, si nous pouvions rester uniquement sur la défensive à l’Ouest ?
Ce problème n’ayant pas de lien direct avec ce Procès, j’y répondrai très brièvement. Mais je peux vous dire que c’eût été là une faute stratégique très grave car notre supériorité d’alors aurait diminué en proportion du retard que nous aurions mis à l’utiliser ; l’Angleterre ne faisait qu’amener des divisions en France et les Français amenaient des troupes de leur Empire colonial. Je crois que je n’ai pas besoin de vous en dire davantage à ce sujet.
Je vous prie de vous rapporter au document C-62 (GB-106) livre de documents n° I, page 56. C’est un avis concernant la conduite de la guerre qui fait ressortir le point de vue que vous venez de nous exposer.
Encore quelque chose qui, peut-être, a son importance : le Führer pensait que nous ne devions plus attendre, il considérait cela comme un danger si sérieux qu’il voulait attaquer au cours de l’hiver, bien que tous les militaires le lui eussent déconseillé.
Je vous prie de vous reporter au premier livre de documents pages 48, 49. Il s’agit d’un mémorandum du Führer sur la conduite de la guerre, L-52 (USA-540), page 49 de mon livre de documents déjà cité par Jodl. Pourquoi la France ne fut-elle pas attaquée sans violer la neutralité de la Hollande, de la Belgique et du Luxembourg ?
Ce n’était pas une vétille pour le Führer que de se créer de nouveaux ennemis, d’une force de 500.000 hommes, que représentaient les forces hollandaises et belges. Cela conduisait à devoir attaquer à l’Ouest avec des forces inférieures, c’est-à-dire avec 110 divisions contre, en gros, 135 divisions ennemies. Aucun chef d’armée ne l’aurait fait sans nécessité.
Alors quels étaient, les motifs ?
Nous n’étions pas en mesure d’enfoncer la ligne Maginot en ses points les plus forts, qui seraient alors demeurés en possession de l’ennemi, à savoir la région entre le Rhin et la frontière du Luxembourg, ou le Haut-Rhin où les Vosges représentaient un obstacle de plus pour enfoncer ce mur de l’Ouest. La grosse artillerie manquait pour cela ; mais ce n’était pas là une raison morale, plutôt justement une raison amorale. Le grand danger résidait dans le fait que, dans une attaque de longue durée comme celle-là, nous nous exposions à une attaque par derrière des forces mobiles anglaises et françaises traversant la Belgique et la Hollande. Elles étaient stationnées au nord de Lille, je dirais presque les moteurs au ralenti, prêtes à intervenir pour cette mission. Le facteur décisif était encore que, autant le Führer que nous autres soldats, nous avions absolument l’impression, d’après les nombreuses informations que nous recevions, que la neutralité belge et hollandaise n’était plus à la fin qu’une apparence et n’existait pas en réalité.
Comment en êtes-vous arrivé à cette conclusion ?
Les renseignements particuliers ne sont pas intéressants en eux-mêmes, mais toutefois il y avait une quantité considérable d’informations venant de Canaris qui étaient confirmées par des lettres du Duce, de Mussolini. Mais ce qui était absolument certain et que je voyais moi-même tous les jours sur la carte, c’étaient les sorties nocturnes de l’aviation anglaise qui survolait avec insouciance les territoires neutres hollandais et belge. Cela ne faisait que fortifier notre conviction que même si ces deux pays le voulaient, et au début ils l’ont peut-être voulu, ils ne pourraient pas rester neutres.
Quel danger aurait représenté pour nous l’occupation de la Belgique et de la Hollande par les Anglais et les Français ?
Ces dangers ont été indiqués clairement par le Führer, d’abord dans son mémorandum L-52 qui a déjà été cité, page 48 du livre de documents ; il fait remarquer l’importance considérable de la région de la Ruhr dont on a aujourd’hui suffisamment de preuves entre les mains. Et à nouveau, lors de son discours du 23 novembre 1939 aux chefs de l’Armée, PS-789 (USA-23), page 59 du livre de documents n° I, il parle encore du danger énorme que représenterait pour la Ruhr l’entrée imprévue et par surprise des troupes anglaises et françaises dans cette région. Il fait de ce danger « le talon d’Achille » et c’est très exactement ce que cela représentait pour la conduite allemande de la guerre.
A la page 59 de notre livre de documents, nous lisons : « Nous avons un talon d’Achille : la Ruhr. Si l’Angleterre et la France envahissent la Ruhr en passant par la Belgique et la Hollande, nous courrons le plus grand des dangers ».
Je ne peux pas et je ne pouvais alors prouver l’absolue authenticité des nombreuses informations que Canaris me faisait parvenir, mais ce que nous avons appris par la suite (je parle de la séance du Haut Comité de guerre qui a eu lieu à Londres le 17 novembre 1939) n’a fait que confirmer l’authenticité de l’ensemble des informations qui nous parvenaient.
Vous n’aviez pas, à cette époque, de raison de douter de l’honnêteté de Canaris, n’est-ce pas ?
Non, je n’avais pas à ce moment-là le moindre motif d’en douter.
Maintenant, évidemment, il nous est venu des doutes sur son honorabilité. L’attaque allemande était prévue pour novembre 1939. Pourquoi le Führer l’a-t-il reportée ? Et encore reportée ? Je vois qu’il y a dix-sept ordres qui reportent cette attaque.
Il n’est pas tout à fait exact que le Führer eût donné l’ordre d’attaquer à la mi-novembre. Il ne voulait déclencher cette attaque que quand les météorologistes lui auraient promis un temps clair et froid pendant six ou sept jours. Or, les météorologistes échouèrent. Parfois ils pensaient pouvoir annoncer à l’avance un temps semblable, et l’on faisait tous les préparatifs pour l’attaque. Puis ils annulaient à nouveau les prévisions météorologiques et les préparatifs d’attaque étaient à nouveau arrêtés. C’est ainsi que nous nous sommes préparés si souvent à l’attaque que nous n’exécutions jamais. A l’une de ces occasions, une information reçue dé Canaris nous avisa que l’Armée française avait déjà pénétré un peu en territoire belge. Je ne sais pas si c’était exact.
Le Ministère Public vous accuse d’avoir trompé ces pays et ensuite de les savoir attaqués. Voulez-vous vous expliquer là-dessus.
Ce que j’ai déjà dit s’applique ici également. Je n’étais ni politicien ni Commandant suprême de l’Armée. J’étais sous l’impression, qui a été prouvée, que la neutralité de ces pays n’était pas respectée en réalitée. Quant au code d’honneur de mon métier, je n’avais qu’à obéir, c’est le fondement éthique de la profession militaire. Je suis très éloigné de la pensée que je devais obéir comme un esclave et la manière dont j’ai toujours exécuté les ordres ne permet pas de mettre cela en doute. Mais, malgré cela, on en arrive à la conclusion qu’en cette matière des opérations, en particulier, il ne peut y avoir d’autre attitude pour un soldat que l’obéissance. Et si le Ministère Public est en état aujourd’hui de formuler ce reproche contre des officiers allemands, il le doit à ce principe moral de l’obéissance de ses propres soldats.
Nous en arrivons à la question balkanique. Dans votre journal du 19 mars, je lis : « Les Balkans doivent et devront rester calmes ». C’est à la page 61 du premier livre de documents, PS-1809 (GB-88). Il est dit d’abord :
« Le Führer revient de la conférence avec le Duce, radieux et très satisfait. Harmonie complète... Les Balkans doivent et devront rester calmes. »
Que signifie cela ?
Il me faut rectifier, Monsieur le Professeur, car ce n’est pas mon journal.
Oui, il faut ici que je vous pose une question subsidiaire : on parle toujours de votre journal ici, et de vos journaux. Veuillez nous expliquer ce dont il s’agit. L’un est vraiment un journal, au contraire de l’autre ?
Il n’y a qu’un journal, le document PS-1780 des années 1937 et 1938 ; je l’écrivais chaque soir.
Et ce journal PS-1809 ? Qu’est-ce que c’était ?
Pendant la guerre, je n’ai pas rédigé de journal, mais, bien entendu, j’ai rempli des douzaines de petits carnets, et quand l’un d’eux était terminé, je soulignais en rouge les points importants où je les marquais en marge. C’est ma secrétaire plus tard qui les a recopiés, car ils pouvaient être importants pour écrire l’histoire de la guerre et pour le journal officiel de l’État-Major d’opérations des Forces armées. C’est, par exemple, le document PS-1809.
Avez-vous contrôlé ce que votre secrétaire avait recopié ?
Non, je ne l’ai plus vu et n’ai pas pu le contrôler. Ensuite, le texte est tombé entre les mains du Ministère Public.
On parle encore d’un troisième document qu’on cite comme étant votre journal ; c’est un journal de l’État-Major d’opérations.
Vous dites qu’il est tombé entre les mains du Ministère Public. Voulez-vous dire par là que ce n’est pas un des documents que vous avez remis au Ministère Public ?
Non. Je ne savais même pas où ces extraits de mes cahiers étaient restés. Je ne sais où le Ministère Public les a trouvés. Tout le reste représente des extraits du journal officiel de l’État-Major d’opérations.
Et qui rédigeait ce journal officiel de l’État-Major d’opérations ? Pas vous ?
Non, c’était toujours un spécialiste très hautement qualifié que je désignais moi-même.
Avez-vous contrôlé ce texte-là ?
Non il était, en dernier ressort, contrôlé par un professeur de l’université de Göttingen, le Dr Schramm.
Nous l’entendrons comme témoin. Avez-vous contrôlé ce qu’il y avait dans ce journal officiel ou non ?
La plupart du temps je n’avais pas le temps de le faire. Je le faisais lire par le général Scherff et s’il avait trouvé quelque chose de particulièrement intéressant, il me le faisait remarquer.
La question est maintenant éclaircie. Revenons à la question des Balkans. Dans votre journal, il est dit : « Les Balkans doivent et devront rester calmes ». Que vouliez-vous dire par là ?
C’était une courte note sur les déclarations du Führer établissant qu’il était parfaitement d’accord avec Mussolini pour que le calme régnât dans les Balkans.
Et n’avons-nous pas tenté de maintenir effectivement les États balkaniques dans le plus grand calme possible ?
On l’a tenté sans arrêt. Notre attitude envers la Yougoslavie était aussi pleine d’égards que s’il s’était agi d’une célèbre chanteuse. Cela alla si loin que lorsque nous avons envisagé la campagne de Grèce, le Führer refusa la proposition du général, directeur de l’intendance, de faire passer des trains plombés d’approvisionnement à travers la Yougoslavie, ce qui, au point de vue du Droit international, était tout de même possible. Nous avons agi sur la Bulgarie afin qu’elle ne participât pas à la guerre imminente contre la Grèce, surtout pour ne pas alarmer la Turquie. Et même après la guerre italo-grecque, le Führer espérait encore éviter un conflit, une véritable guerre entre l’Allemagne et la Grèce.
Je vous prie de vous reporter à l’instruction n° 18 qui figure page 66 du livre de documents n° I. C’est un extrait du document PS-444 (GB-116) et nous y trouvons, à l’avant-dernier paragraphe, la déclaration suivante :
« Les mesures préparatoires du Grand Quartier Général pour la poursuite de la guerre dans le proche avenir doivent être prises conformément aux directives suivantes... »
Et au dernier paragraphe on lit :
« Il ne sera pas possible de compter sur le chemin de fer qui passe par la Yougoslavie pour transporter ces troupes sur leurs positions. »
Alors, qu’est-ce qui nous a forcés à abandonner ce projet ?
Ce projet a été abandonné à cause de l’action indépendante de la part de l’Italie dont le Reichsmarschall et le Grand-Amiral ont déjà parlé. Je n’ai qu’une chose à ajouter : comme d’habitude, l’Italie a été battue et elle nous envoya pour nous demander du secours, le chef de l’État-Major d’opérations du Commandement suprême italien. Malgré cette situation pénible, le Führer n’intervint pas dans la guerre contre l’Albanie. Il n’a pas envoyé un seul soldat allemand là-bas, malgré toutes les délibérations à ce sujet. Il a seulement donné l’ordre de préparer pour le printemps suivant une opération à partir de la Bulgarie et dirigée contre la Grèce. Et, à vrai dire, elle ne devait avoir pour but que d’occuper la baie de Salonique et, de cette façon, de dégager directement les Italiens ; cela ne devait avoir lieu que dans le cas qui, sans contredit était à redouter, où, par la folie de l’Italie, des divisions anglaises débarqueraient dans les Balkans. Nous avions prévu pour ce cas de libérer complètement la Grèce car il nous était impossible de tolérer que l’aviation anglaise eût une base à proximité des pétroles roumains. Cette discussion ressort clairement de l’ordre qui a été déposé au Tribunal sous le numéro PS-1541 (GB-117) et qui se trouve pages 63 et 64 du livre de documents. Je voudrais citer deux courts passages de ce document, page 63, chiffre 2, paragraph 6 : « Opération Marita. Mon intention est donc d’envoyer ces groupes de renforcement directement par la Bulgarie pour occuper la côte nord de la mer Égée et, si c’est nécessaire, pour occuper le territoire grec tout entier ».
Et je cite page 64, le numéro 4, paragraphe a) :
« Le but principal de l’opération est d’occuper la côte de la mer Égée et la baie de Salonique. Il peut être nécessaire de continuer l’attaque par Larissa et l’isthme de Corinthe. »
Ces ordres éventuels montrent clairement que l’occupation de la Grèce était prévue pour le cas où nous serions tenus d’intervenir si des troupes anglaises étaient envoyées dans cette région, ce qui n’était pas encore le cas.
L’audience est suspendue.
Vous avez dit que notre plan était de laisser la Yougoslavie neutre, mais il semble que cette intention ait été modifiée par le putsch Simovitsch. Que pensez-vous de cet événement et de la modification de notre politique envers la Yougoslavie ?
Ce putsch, entrepris contre le Gouvernement légal par des officiers qui faisaient de la politique, immédiatement après l’entrée de la Yougoslavie dans le Pacte Tripartite, devait nécessairement avoir une orientation anti-allemande. Or, nous étions à ce moment-là indiscutablement à la veille de notre campagne contre la Grèce, contre toute la Grèce, parce qu’entre temps avait eu lieu un débarquement de troupes britanniques, et cette campagne ne pouvait être menée qu’avec une Yougoslavie sûre et neutre sur nos arrières.
Docteur Exner, différents accusés, notamment les accusés Göring et Keitel, ont traité de l’aspect politique de l’entrée de l’Allemagne en Yougoslavie. A moins que ce témoin n’ait quelque chose de nouveau à ajouter, il me semble que tout cela est cumulatif.
Je vous prie donc de nous dire ce que vous pourriez éventuellement ajouter de nouveau, des documents, etc.
J’ai quelque chose à ajouter qui m’est personnel.
Nous ne nous entendons pas. La traduction anglaise ne nous parvient pas. Voulez-vous essayer encore ? Voulez-vous répéter ce que vous avez dit ?
J’ai quelque chose à ajouter qui m’est personnel à propos du problème yougoslave.
Non, nous ne nous entendons pas... Continuez maintenant ; accusé, je vous ai demandé si vous aviez quelque chose à ajouter.
J’ai quelque chose de personnel à ajouter.
Eh bien, faites-le.
Le matin où le Führer a ordonné spontanément la préparation immédiate d’une attaque contre la Yougoslavie, je lui ai proposé, ou tout au moins j’ai fait allusion au fait qu’après avoir massé nos troupes nous devions tout de même essayer d’abord d’éclaircir la situation politique au moyen d’un ultimatum. Il refusa et dit qu’il n’en sortirait absolument rien. Le Feldmarschall Keitel l’a déjà confirmé.
Dites-moi, c’était le 27 mars, n’est-ce pas ?
Oui. Puis-je, à ce propos, fournir une autre preuve. Le soir du 27 mars on a publié l’ordre...
Je ne pense pas que ce soit nécessaire, si l’accusé Keitel l’a dit et si vous le dites vous-même. Il n’y a pas de contre-interrogatoire sur ce point.
Mais il me semble que c’est important.
On a versé au dossier un document PS-1746 (GB-120), livre de documents page 70.
Page 71 ?
Oui, le texte se trouve à la page 71, et si le Tribunal veut bien regarder cette phrase à la page 71, alinéa 1, et la comparer avec celle qui se trouve à la page 69 du livre de documents, il verra la différence. A la page 69 figure l’instruction signée par le Führer qui débute par la phrase que je cite :
« Le putsch militaire en Yougoslavie a modifié la situation politique dans les Balkans ; la Yougoslavie, même si elle fait des déclarations de loyauté, doit être considérée comme un ennemi et, de ce fait, doit être écrasée aussi rapidement que possible. »
Comme l’indique la date, cette instruction a été publiée le 27 mars ; cette nuit-là, j’ai travaillé toute la nuit à la Chancellerie du Reich, ce qui prouve aussi la soudaineté de l’événement. Comme il ressort de la page 71, le 28, à 4 heures du matin, j’ai donné au général von Rintelen, notre officier de liaison avec le Quartier Général italien, cet aide-mémoire d’opérations que je vais citer. J’y ai écrit, et je cite :
« Au cas où les développements politiques exigeraient une intervention armée contre la Yougoslavie, l’intention de l’Allemagne est... ».
Je dois ajouter qu’en faisant cela je me suis aventuré plus ou moins dans le domaine de la politique, mais j’ai pensé que si l’Allemagne n’éclaircissait pas la situation politique, c’eût peut-être été l’Italie qui l’eût fait.
Le document suivant montre également la soudaineté de la décision. Ce document se trouve à la page 73 du volume 1 du livre de documents. C’est une instruction publiée par l’OKH à la suite de ces ordres. C’est une instruction de mise en place pour cette opération. C’est le document R-95 (GB-127), à la page 73 du volume 1 qui commence par :
« Étant donné la modification de la situation politique etc., on progressera... » et ensuite, dernière phrase :
« Pour camoufler ces projets, l’entreprise sera appelée opération 25. »
Que peut-on en déduire, général ?
Cet ordre a été le 3 avril...
Non, le 30 mars.
Oui, le 30 mars.
L’entreprise a-t-elle porté le nom d’opération 25 ?
Ce n’est que trois jours après le putsch qu’on a ordonné de donner à cette opération un nom secret, ce qui montre bien que cette action n’avait pas été prévue dès 1937 comme on l’a dit ici.
Maintenant, une dernière question au sujet du problème des Balkans. La neutralité grecque existait-elle encore quand, le 27 mars 1941, nous avons ordonné l’attaque de l’aviation allemande sur le territoire de la Crète ?
Je me réfère à l’ordre qui porte le numéro C-60 (AJ-13) ; c’est un ordre du 24 mars 1941, qui, comme je l’ai dit tout à l’heure, autorisait les opérations aériennes contre la Crète et aussi contre les navires grecs. Alors, où en était la neutralité de la Grèce, le 24 mars 1941 ?
A cette époque-là, du point de vue du Droit international, cette neutralité n’existait plus. Les Anglais, entre temps, avaient débarqué tant en Crète qu’au Pirée et nous l’avions appris déjà vers le 5 ou le 6 mars. Par conséquent, cet ordre correspond à tous les principes du Droit international. Mais je me permettrai d’ajouter, à titre de conclusion en ce qui concerne le problème yougoslave, que l’affirmation présentée par le Ministère Public, selon laquelle le plan d’attaque de la Yougoslavie aurait eu son origine dans le bureau de Jodl, n’est prouvée par rien et ne peut être prouvée par rien.
Quel est ce document du 24 mars 1941 auquel vous vous référez ? Vous avez dit 360. Cela ne nous dit rien.
Il est du 24 mars, c’est le document C-60 (AJ-13).
Merci. A quelle page se trouve-t-il ?
A la page 76 du premier volume. (A l’accusé.) Nous passons maintenant à la question de l’Union Soviétique. Combien de troupes avions-nous à l’Est pendant la campagne de France ?
D’abord dix divisions, et au cours de la campagne de France on a encore diminué ce nombre jusqu’à cinq ou six divisions.
Qu’est-ce qui nous a incités après la campagne de France à déplacer nos troupes vers l’Est ?
Le rapport de notre Commandant en chef à l’Est qui nous disait que les faibles forces dont il disposait ne lui permettraient pas de maintenir l’ordre en Pologne ni de garder la ligne de démarcation.
Dans ce que l’on appelle votre journal, qui est le document PS-1809, il y a un passage que je reproduis à la page 83 de mon premier livre de documents où vous écriviez le 24 mai : « La situation à l’Est devient précaire du fait de l’avance russe contre la Bessarabie ».
C’est ce que vous écriviez le 24 mai 1940 dans votre journal. Comment en êtes-vous venu à noter cela ?
A la suite d’une information de Canaris qui parlait de trente divisions russes massées à proximité de la Bessarabie. Il ne m’est plus possible aujourd’hui de dire si l’inquiétude exprimée dans cette phrase a son origine dans une déclaration de Hitler ou si c’est moi-même qui ai fait cette déclaration.
Le 6 septembre 1940 vous avez signé un ordre aux termes duquel le regroupement des forces armées ne devait pas éveiller l’impression d’une intention d’offensive. Comment faut-il comprendre cela ?
Cet ordre que j’ai signé a été compris comme le premier camouflage de l’attaque prévue contre la Russie.
Un instant, je vous prie. Je veux simplement donner au Tribunal des indications sur l’ordre en question. Il se trouve à la page 78 du premier volume et il s’agit du numéro PS-1229, document USA-130. C’est un ordre signé de Jodl, adressé au service de contre-espionnage, qui s’exprime ainsi :
« L’effectif des troupes cantonnées dans les territoires de l’Est sera renforcé dans les semaines à venir. Pour la fin d’octobre, on suppose que la situation sera celle exposée sur la carte ci-jointe. »
Et maintenant, Messieurs, à mon grand regret, je me vois obligé d’attirer encore une fois l’attention du Tribunal sur une imperfection dans la traduction anglaise et française. Le paragraphe suivant manque et il est très important pour comprendre le document entier. Voici ce qui y est dit :
« Pour le travail de notre service de renseignements aussi bien que pour répondre aux questions posées par le service russe de renseignements... »
Cela ne me semble pas se trouver dans notre document. Quel paragraphe lisez-vous ?
C’est le deuxième alinéa dans mon livre de documents, à la page 78.
Ce n’est pas traduit.
Qui, c’est justement ce que je viens de dirè. C’est précisément l’erreur et c’est pour cela que je le dicte ou que je vais le lire lentement.
Voulez-vous que ce soit traduit ?
Oui.
Le paragraphe 2 n’est pas traduit du tout ; il n’y a rien ici.
Ces trois lignes ne sont pas traduites du tout, mais elles sont très importantes.
Oui, lisez-les au microphone.
Monsieur le Président, le document tout entier se trouve dans le livre de documents n° 7, à la page 102.
Je vous remercie. Continuez.
« Pour le travail de notre propre service de renseignements aussi bien que pour répondre aux questions posées par le service de renseignements russe, les directives suivantes s’appliquent... » Et maintenant, je vous prie de continuer vos explications.
J’ai donné toutes les six semaines des instructions dans le genre de celle-ci au service de Canaris. C’était la base du travail du contre-espionnage, sur lequel je ne m’étendrai pas davantage ici. Dans ce cas, il m’importait que les faibles forces dont nous disposions à cette époque à l’Est fissent l’impression d’être beaucoup plus considérables qu’elles ne l’étaient en réalité. Cela ressort, par exemple, de l’alinéa 3 où il est dit : « Lors d’indications sur l’état de l’armement de nos forces et en particulier en ce qui concerne les divisions blindées, il y a lieu d’exagérer, le cas échéant ».
Dans l’alinéa suivant, j’indique également que la DCA doit être exagérée. Tout cela est arrivé parce que, à cette époque, il existait déjà une certaine inquiétude : on craignait éventuellement une action russe contre la Roumanie. Le but de ces instructions était justement de faire reculer les Russes devant une telle initiative et ces instructions étaient destinées uniquement au service de renseignements. Si, le 6 septembre, j’avais déjà été informé d’une intention agressive contre la Russie, j’aurais dit exactement le contraire ; car, par cet ordre tel que je l’ai donné, je me serais employé dans le sens du groupe de Gisevius et de ses amis, et j’aurais indiqué aux Russes que nous nous préparions à l’attaque.
Quand avez-vous entendu parler pour la première fois des craintes qu’avait Hitler d’une attitude hostile éventuelle de la Russie à notre égard ?
J’en ai entendu parler pour la première fois le 29 juillet 1940 au Berghof, à Berchtesgaden.
A quel propos était-ce ?
Le Führer m’a retenu seul après le rapport et il m’a dit à brûle-pourpoint qu’il craignait que la Russie n’entreprît avant l’entrée de l’hiver d’autres occupations en Roumanie et qu’ainsi les régions pétrolifères de Roumanie qui étaient pour nous la condition sine qua non de la conduite de la guerre pouvaient nous être enlevées. Il m’a demandé si nous ne devions pas immédiatement masser des troupes pour être prêts dès l’automne à opposer des forces importantes à cette éventualité russe. C’est presque textuellement ce qu’il a dit et toutes autres explications à ce sujet sont fausses.
Vous avez fait allusion à l’inquiétude de Hitler vis-à-vis des terrains pétrolifères en Roumanie. Est-ce que le Führer a ordonné quelque chose en raison de cette appréhension ?
C’est justement à la suite de cette conversation à laquelle je viens de faire allusion, au cours de laquelle je lui avais déclaré qu’il était absolument impossible à ce moment de procéder à cette préparation parce que cela demanderait quatre mois, que le Führer me dit qu’il fallait améliorer les dispositions de marche. C’est alors que deux ordres suivirent immédiatement. L’un date, je crois, du 9 août ; il était intitulé « Reconstruction Est » et il contenait l’indication de toutes les mesures nécessaires pour améliorer les possibilités que nous avions de masser nos troupes à l’Est. Le second ordre a été publié le 27 août. Nous ne l’avons pas ici, mais il a été rapporté dans le journal de guerre de l’État-Major naval d’opérations.
Oui, c’est à la page 85 du premier volume de mon livre de documents. Au bas de la page il y a une note du journal de guerre des opérations navales : « Mouvement de dix divisions et de deux divisions blindées. Mouvement vers le Gouvernement Général pour le cas d’une intervention rapide nécessaire à la protection des terrains pétrolifères de Roumanie ». C’est donc un extrait du document C-170 (USA-136).
Docteur Exner, vous semblez lire page 85, n’est-ce pas ?
Oui, c’était à la page 85. Chez moi, c’est à la page 85. Peut-être cela ne correspond-il pas exactement à la page anglaise. Vous l’avez trouvé, n’est-ce pas ? « Mouvement de dix divisions et de deux divisions blindées vers le Gouvernement Général ».
Oui, je vois.
Cette note est une preuve de l’intention qu’avait Hitler à l’époque de renforcer les forces à l’Est.
Et quand le Führer a-t-il donné l’ordre de préparer l’attaque ?
Le premier ordre concernant des mesures se rapportant à une attaque a été donné par écrit par l’État-Major d’opérations de la Wehrmacht, le 12 novembre, et a été présenté au Führer.
C’est le document PS-444, à la page 66 du premier volume de mon livre de documents.
Le Tribunal connaît déjà ce document. Mais cet ordre qui est le premier ordre écrit que je connaisse, doit certainement avoir été précédé par des instructions verbales du Führer adressées au Commandant en chef de l’Armée de terre.
Ceci ressort d’ailleurs du document, car on dit à la page 67 :
« Indépendamment des résultats de ces conversations, on continuera tous les préparatifs qui ont déjà été ordonnés verbalement pour l’Est. »
C’est donc une preuve qu’il y avait déjà eu au préalable des préparatifs et des instructions verbales.
Mais je ne suis pas en mesure de dire quand ces instructions verbales ont été données à l’Armée de terre.
Est-ce que Hitler, lors de ces préparatifs, vous a jamais parlé d’espace vital, de l’accroissement des sources de notre alimentation comme motifs d’une guerre d’agression ?
En ma présence, le Führer n’a jamais fait même la moindre allusion à une raison qui fût autre que la raison purement stratégique. Inlassablement, on peut dire que cela a duré pendant des mois, il a déclaré et répété : « Il n’y a plus aucun doute que l’Angleterre met ses espoirs dans un conflit sur le continent parce que, autrement, elle aurait déjà abandonné la guerre dès Dunkerque. On a certainement déjà conclu des accords sous le manteau. Les préparatifs russes sont indubitables et un jour, soudain, on essayera de nous faire chanter froidement sur le plan politique ou alors on nous attaquera ».
On pourrait en parler pendant des semaines encore, mais je n’ai pas été informé d’autre chose que ce que je viens de dire, c’est-à-dire que seules des raisons stratégiques m’ont été données.
D’après les informations que vous aviez reçues, quel avait été le développement de la situation militaire à l’Est depuis la campagne de Pologne ?
Lorsque nous sommes entrés en contact pour la première fois avec les Russes pendant la campagne de Pologne, nos rapports ont été plutôt glacials. On évitait soigneusement de nous permettre d’avoir des renseignements sur la composition des troupes ou sur l’armement. Il y avait constamment des incidents désagréables sur le San. Les Russes tiraient sur tout le monde ; sur les Polonais qui fuyaient ou sur les soldats allemands. Il y a eu des blessés, des morts, et la ligne de démarcation a été survolée dans de nombreux cas. Les forces particulièrement importantes dont les Russes se sont servis pour occuper les îles de la Baltique, la Pologne et la Bessarabie, nous ont surpris dès l’abord.
Est-ce que les informations que vous receviez faisaient allusion aux renforcements militaires de l’Armée rouge ?
Par les cartes que nous recevions et également par les informations obtenues par notre système d’écoute, nous avions à peu près l’image suivante : en été 1940, il y avait environ cent divisions russes le long de la frontière. En janvier 1941, il y avait déjà cent cinquante divisions et ces divisions étaient indiquées par des chiffres. C’étaient donc des informations sûres. Pour donner une idée de l’ordre de grandeur, je me permettrai d’ajouter que les forces anglaises, américaines et françaises qui ont opéré en France contre l’Allemagne n’ont jamais, à ma connaissance, atteint ce chiffre de cent divisions.
Hitler a-t-il essayé d’éclaircir la situation sur le plan diplomatique ?
Oui, il l’a fait au cours de l’entretien célèbre avec Molotov, et je dois dire que j’avais placé de grands espoirs dans cet entretien, car la situation militaire pour nous autres soldats était la suivante : avec une Russie dont la neutralité pouvait nous être assurée et qui, en outre, assurerait encore un certain nombre de fournitures, il était absolument impossible que nous perdions la guerre. Une invasion comme celle du 6 juin 1944 était absolument exclue si nous avions eu à notre disposition toutes les forces que nous avons usées et perdues dans cette lutte gigantesque en Russie. Qu’un homme d’État qui, en dernière analyse, était également un grand stratège, eût pu laisser échapper sans raison une telle opportunité, je dois dire que jamais je n’avais envisagé une telle possibilité. C’est un fait que, des mois durant, il y a eu en lui une lutte intérieure extrêmement grave sur ce problème ; il était certainement influencé par les nombreuses idées contraires que lui présentaient tant le Reichsmarschall que le Commandant en chef des forces navales et aussi le ministre des Affaires étrangères.
Comment vous représentiez-vous l’évolution de la situation militaire des deux partis en vous fondant sur les informations que vous receviez ?
A partir de janvier 1941, on a renforcé le service de renseignements. Les divisions le long de notre frontière et de la frontière roumaine augmentaient rapidement en effectifs. Le 3 février 1941, le chef de l’État-Major général de l’Armée de terre faisait un rapport au Führer sur les opérations qu’il envisageait lui-même d’entreprendre. Il présenta à ce propos une carte sur les préparatifs et les troupes massées par les Russes. A ce moment-là, on avait marqué sur cette carte — et ceci peut être prouvé par les documents — cent divisions d’infanterie, vingt-cinq divisions de cavalerie...
Docteur Exner, est-ce que nous avons besoin de tous ces détails techniques des plans préparés par l’État-Major général allemand ?
Il me semble qu’il soit d’une très grande importance de constater quelle était la situation devant laquelle se trouvait l’État-Major général à ce moment-là ; si une concentration extrêmement importante des troupes russes n’avait pas...
Oui, mais ce n’est pas ce dont il parle. Il dit qu’en février 1941, l’OKW, avait des plans qui indiquaient les axes de marche des troupes allemandes...
Il s’agit d’un plan qui a été développé par...
En tout cas, je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’entrer dans tous ces détails et de nous dire combien vous aviez de régiments de cavalerie.
Oui, alors dites-nous d’une manière tout à fait générale, comment, sur la base des informations de février 1941, Halder vous a brossé ce tableau général ? Un chiffre seulement : quel était le nombre de divisions massées ?
J’ai déjà dit qu’en février on avait massé cent cinquante divisions contre nous.
Il l’a déjà dit.
Et combien y en avait-il de notre côté ?
Je voudrais dire à ce sujet qu’à ce même moment, nous avions seulement commencé à masser nos troupes comme le rapporte le général Halder. Je voudrais, de plus, attirer l’attention du Tribunal sur le fait que, d’après le document C-39 (USA-138) qui se trouve à la page 92 du premier volume de documents, il ressort (c’est l’horaire pour nos préparatifs) que c’est à partir du 1er juin seulement que les véritables formations offensives, c’est-à-dire les quatorze divisions blindées et les douze divisions d’infanterie motorisée avaient été amenées. Comme il ressort d’observations qui se trouvent dans la colonne de droite, ce n’est qu’à partir du 10 juin environ que ces divisions ont été amenées à pied d’œuvre. Je fais allusion à cela pour que l’on ne dise pas que l’intention d’agression des Allemands pouvait être reconnue dès février 1941. Ce n’était pas le cas.
Le Ministère Public a insisté particulièrement sur le fait que ce plan avait déjà été conçu bien avant l’attaque elle-même contre l’Union Soviétique. Pouvez-vous dire quelque chose encore à ce sujet ?
Je voudrais, par une simple phrase, répondre à ce problème. Nous avions, pour masser nos troupes, à faire circuler 10.000 trains, et si nous avions pu faire déplacer cent trains par jour, cela aurait exigé cent jours. Mais nous n’avons jamais atteint ce chiffre. Donc, d’un point de vue purement technique, ces préparatifs ont demandé quatre mois. D’un point de vue purement technique.
Les événements yougoslaves ont-ils influé sur les décisions du Führer ?
Ce sont eux qui lui ont donné le dernier coup parce que jusque là il subsistait toujours des doutes dans son esprit. Le 1er avril, mais pas avant, sa décision était prise. Il voulait attaquer, et c’est le 1er avril qu’il a ordonné de prévoir cette attaque pour la date du 22 juin environ. Mais l’ordre d’attaque, c’est-à-dire le déclenchement véritable de la campagne, n’a été donné ou ordonné que le 17 juin seulement, ce qui est également prouvé par des documents.
A votre avis, le Führer a donc mené une guerre préventive. Est-ce que les constatations que vous avez pu faire plus tard ont justifié cette nécessité sur le plan militaire ?
C’était indubitablement une guerre préventive. Ce que nous avons constaté ultérieurement encore, nous a donné la certitude de préparatifs russes sur le plan militaire qui étaient absolument gigantesques. Je renonce à donner des détails, mais tout ce que je puis dire c’est que nous avons réussi à opérer une surprise sur le plan tactique et cela au jour fixé ; mais nous n’avons pas réussi à opérer une surprise stratégique parce que la Russie était toute prête à se défendre.
Vous pouvez peut-être, à titre d’exemple, indiquer au Tribunal le nombre des aérodromes nouvellement construits qui ont été découverts sur le territoire polonais occupé par la Russie ?
Je me rappelle qu’en Pologne orientale il y avait environ vingt aérodromes et qu’entre temps leur nombre était passé à plus de cent.
Dans ces conditions, quelles auraient été très brièvement les conséquences d’une entreprise russe, si les Russes avaient pris les devants ?
Je ne veux pas entrer maintenant dans le principe des opérations et je dirai simplement que nous n’avions jamais été assez forts pour être en mesure de nous défendre à l’Est. Les événements, depuis l’année 1942, l’ont prouvé. Cela peut sembler grotesque, mais pour occuper simplement ce front de plus de 2.000 kilomètres il fallait au moins 300 divisions et nous ne les avons jamais eues. Si nous avions attendu d’être pris dans une tenaille par l’invasion et l’attaque russe simultanées, nous aurions été certainement perdus. Si donc, sur le plan politique, la prévision était juste, c’est-à-dire si nous étions menacés de cette attaque, sur le plan militaire, la guerre préventive était alors justifiée. On nous a décrit la situation politique de cette façon, à nous soldats, et c’est pourquoi nous avons axé notre travail sur le plan militaire à la lumière de la situation telle qu’on nous l’avait décrite.
Quelques questions au sujet du Japon. Quelle est la signification de l’instruction n° 24 du 5 mars 1941 concernant la coopération avec le Japon ? Il en a été déjà question, mais la question n’a pas été traitée très clairement. Cela se trouve à la page 94 du premier volume de documents. C’est le document C-75 (USA-151). Le Grand-Amiral Raeder, dans sa déposition, a déjà parlé de cette instruction. Avez-vous quelque chose à ajouter à ce sujet ?
Ce document est très important. Tout d’abord, je dois ici faire un aveu. Jusqu’ici on ne m’a reproché que d’avoir reçu ce document. Mais ce document émane de mes services. C’est moi qui ai donné l’ordre de le rédiger et c’est à mon état-major qu’on l’a rédigé, dans mes services, et dans la section de la Marine de guerre. Par conséquent, je connais ce document mieux que quiconque. Ce n’est pas un ordre concernant des opérations ; c’est une instruction pour guider la conduite des officiers allemands.
Qu’est-ce que cela signifie ?
Tous les officiers allemands qui, pendant leur service ou en dehors de leur service, entraient en rapport avec des officiers japonais, devaient recevoir des instructions précises sur les buts de la politique allemande, qui étaient d’attaquer la Grande-Bretagne, même en Extrême-Orient et d’empêcher ainsi l’Amérique d’entrer en guerre.
C’est indiqué au paragraphe 3 a) de cette instruction : « Il faut faire ressortir que le but commun de la guerre consiste à abattre l’Angleterre aussitôt que possible et à maintenir par là les États-Unis en dehors du conflit... »
Une telle instruction était nécessaire pour que des déclarations inconsidérées d’officiers allemands ne pussent pas permettre à des officiers de l’Armée ou de la Marine japonaise de les utiliser pour leurs propres buts politiques ; et c’est la raison pour laquelle le ministère des Affaires étrangères a reçu une copie de cette instruction, ce qui ressort d’ailleurs de la liste de distribution à la page 96. Ce n’eût jamais été le cas s’il s’était agi d’un ordre concernant les opérations, et c’est aussi la raison pour laquelle le Führer n’a pas signé ce document.
A la page 96 de ce document, en haut, on indique une fois de plus le but de la conduite de la guerre allemande : « En outre, des attaques contre d’autres bases britanniques, contre des bases américaines seulement quand on ne pourra plus empêcher l’entrée en guerre des États-Unis, sont désirables afin d’ébranler dans ces régions la puissance de l’ennemi.
« Donc, il s’agit d’empêcher les États-Unis d’entrer en guerre et c’est seulement si l’on ne peut pas empêcher les États-Unis d’entrer en guerre qu’il faut les attaquer. »
J’aimerais ajouter encore que le but de ce document n’était pas d’influencer le Japon. C’eût été une action politique. Ce document devait simplement donner à tous les officiers des instructions sur ce qu’ils devaient déclarer dans un tel cas.
Le Grand-Amiral Raeder nous a déjà dit par quels ordres donnés à la Marine il a essayé d’empêcher les États-Unis d’entrer en guerre. Avez-vous quelque chose à ajouter ?
Je ne traiterai qu’un seul point qui n’a pas été cité par le Grand-Amiral et qui ressort du document C-119 (AJ-37).
Il se trouve à la page 98 du premier volume du livre de documents. On peut y lire :
« Règlements spéciaux concernant la conduite à tenir pour l’occupation du Danemark et de la Norvège ».
Il suffit de lire la dernière phrase.
Voulez-vous la lire, je vous prie ?
« Les avions américains et les navires de guerre et de commerce battant pavillon des USA sont exclus de l’interdiction de décoller ou de prendre la mer. »
C’est la dernière phrase au bas de la page 98. Cet alinéa parle de l’interdiction pour les bâtiments de guerre et de la Marine marchande et pour les avions de quitter leurs bases, exception faite pour les Américains.
On voit donc que les États-Unis jouissaient ici d’une situation exceptionnelle, et il en a été ainsi pendant longtemps en ce qui concerne toutes les mesures de guerre prises par la Direction des opérations navales.
Est-ce que, avant l’attaque du Japon contre l’Amérique, vous avez eu des rapports de service avec des officiers japonais ?
Non, pas avant l’attaque.
Certainement pas ?
Non.
Vous attendiez-vous à l’attaque contre Pearl-Harbour ?
Cette attaque a été une surprise totale. Ce fut une surprise pour moi, mais à mon avis elle le fut également pour le Führer, car il est venu au milieu de la nuit dans ma salle des cartes pour me transmettre cette nouvelle, ainsi qu’au Feldmarschall Keitel. Il était totalement surpris.
J’aimerais encore que vous rectifiiez une interprétation erronée de cette lettre de Falkenstein. Je ne sais si cela a déjà été fait. Cela se trouve à la page 81 du premier volume du livre de documents. C’est le document PS-376 (USA-161). C’est une lettre de Falkenstein qui vous a été adressée, je crois ?
Non, non.
Non ?
Cette lettre était adressée au général Waldau de l’État-Major d’opérations de l’Aviation.
On peut y lire : « En cas de guerre ultérieure contre les États-Unis, le Führer s’occupe de la question de l’occupation des îles de l’Atlantique ». On peut l’interpréter comme si elle exprimait l’intention d’attaquer les États-Unis. « En cas de guerre ultérieure contre les États-Unis le Führer s’occupe... » Qu’entendez-vous par là ? Comment avez-vous compris cela ?
Mais c’est tout à fait évident. A ce moment-là on réfléchissait effectivement à la possibilité d’occuper les îles de l’Atlantique, ce que le Führer avait toujours voulu.
Dans quel but ?
Pour constituer une base de sécurité, des avant-postes en vue d’une intervention de l’Amérique, et nous devions nous occuper de telles questions. Bien que la Marine, l’État-Major d’opérations de l’Armée et le Haut Commandement de l’Armée y fussent opposés, nous devions cependant nous en occuper au moins sur le plan théorique. C’est ce qu’il exprime dans cette lettre adressée au général von Waldau. La même pensée figure dans un autre document qui est plus tard devenu un ordre ; c’est le PS-444, dont le texte coïncide avec celui-ci.
Avions-nous un intérêt quelconque à l’extension de la guerre ?
Moi, personellement, non. Tout ce que je puis dire c’est que l’extension du front du Cap Nord à Tobrouk et de Brest à Rostov-sur-le-Don était plus grande que je ne le désirais.
Avions-nous un intérêt à ce que le Japon entre en guerre contre les États-Unis ?
Non. Nous eussions préféré obtenir un nouvel allié, un allié puissant, sans avoir en même temps un nouvel adversaire puissant.
Est-ce que nous avons contraint l’Italie à faire la guerre ?
Je ne sais pas ce qui est arrivé sur le plan politique, mais lorsque l’Italie, après l’effondrement de la France, a manifesté le désir de participer aussi à cette guerre, nous avons, nous, les militaires de l’OKW, essayé d’empêcher cela ; mais nous avons simplement obtenu un retard de quatre à six jours dans cette intervention. Le Führer ne pouvait pas refuser catégoriquement ; mais il est indubitable que, pendant toute la durée de la guerre, l’Italie n’a pas été une aide pour nous, mais une charge. Il est certain que les historiens de l’avenir le confirmeront.
En ce qui concerne toutes les accusations se rapportant à des crimes contre la paix, je voudrais me référer encore à des documents qui ont été présentés par Göring, Ribbentrop, Raeder et Dönitz. Je ne sais pas si, selon la procédure des débats, ces références sont absolument nécessaires.
Enfin, une dernière question : le Ministère Public a présenté toute cette série de campagnes comme un plan préconçu, un plan de conquête provoqué et exécuté par vous en tant que conspirateur. Que pensez-vous de cette façon de décrire les choses ?
Je crois que ce tableau historique complètement déformé a déjà été corrigé dans l’ensemble par les dépositions que j’ai faites. La guerre contre la Pologne a éclaté sans que j’aie participé à sa préparation de quelque manière que ce soit. Cette guerre a dégénéré en guerre mondiale contrairement à tous les espoirs des militaires. Pour cette guerre, il a fallu absolument tout improviser. Il n’y avait rien d’autre que le plan d’agression contre la Pologne. Nous n’avions ni assez d’obus ni assez de munitions. Aucun soldat ne pensait à ce moment-là à la Norvège, à la Belgique, à la Hollande, à la Yougoslavie, à la Grèce, et encore moins à la Russie. Il n’y avait pas d’accord militaire avec l’Italie ou avec le Japon. Je reconnais que les explications données par le chef de l’État-Major américain, le général Marshall, sont absolument exactes dans presque tous leurs points.
Monsieur le Président, je n’ai plus de questions à poser.
Est-ce qu’il y a des avocats qui veulent poser des questions ?
Mon général, en votre qualité de chef de l’État-Major d’opérations de la Wehrmacht vous avez été pendant plusieurs années le premier officier d’État-Major de l’Armée allemande ?
Oui.
Au cours de votre carrière militaire, vous avez été aussi pendant quelque temps professeur à l’École de Guerre ?
Non, pas exactement à l’École de Guerre, mais aux cours de l’État-Major général qui ont précédé la création de l’École de Guerre et qui, à cette époque, étaient organisés aux sièges des différentes régions militaires.
Étant donné que tous les hauts chefs militaires sont sortis de l’État-Major général, je vous prie d’indiquer très brièvement dans quel sens ces officiers ont été instruits à l’École de Guerre. Je vous prie de vous limiter aux points suivants : quelle a été la place occupée dans cet enseignement par l’attaque, la propagande pour les guerres d’agression, l’attitude adoptée sur le droit de la guerre et le Droit international et la politique ?
Le Tribunal estime que cette question n’est en rien pertinente.
Si le Tribunal estime que cette question n’est pas pertinente, je renoncerai alors à sa réponse.
Mon général, vous connaissez le point de vue de l’Accusation selon lequel les chefs militaires auraient formé un groupe dont le but aurait été de déclencher des guerres d’agression et de commettre, au cours de ces guerres, des crimes violant les lois de la guerre et les lois de l’Humanité. Je vous prie de donner votre avis sur ce point et en particulier sur le fait de savoir s’il y a vraiment eu formation d’un groupe comprenant les plus hauts chefs militaires ?
Je n’ai jamais compris ce concept de groupe et ne le comprendrai jamais. C’est tout comme si les passagers d’un paquebot se réunissaient sur un transatlantique et une fois là, étaient contraints de se réunir sous l’autorité du capitaine. Ce prétendu groupe d’officiers de haut rang constituait peut-être une unité absolue au temps de l’Empereur, mais à cette époque-là, ce n’était même pas le cas. Après la révolution nationale-socialiste, ce groupe a été absolument scindé dans tous les domaines de la vie, sur le plan politique, philosophique et idéologique. Le but qui les unissait, c’était le fait qu’ils étaient soldats et qu’ils devaient obéir.
Nous allons maintenant suspendre l’audience.