CENT CINQUANTE-QUATRIÈME JOURNÉE.
Jeudi 13 juin 1946.

Audience du matin.

LE PRESIDENT

Le Tribunal a examiné la question du temps que devront prendre les plaidoiries finales des avocats. Les dispositions de l’article 18 du Statut, qui enjoignent au Tribunal de limiter strictement ce Procès à des audiences rapides, doivent être respectées et l’on ne peut manifestement pas permettre aux avocats de conserver la parole aussi longtemps qu’ils le voudraient. La nécessité impose une certaine limitation, sinon ce Procès, qui dure déjà depuis un temps considérable, se prolongerait plus que de raison.

Le Tribunal sait que le Ministère, Public limitera volontairement ses réquisitoires à trois journées en tout ; il désirerait que les avocats se fixent eux-mêmes des limitations. Les preuves en faveur des accusés ont été exposées dans toute leur ampleur ; il ne s’agit plus maintenant d’analyser ces preuves en détail, mais de passer brièvement en revue les points essentiels.

Le Tribunal tient à préciser que l’on ne pourra pas conclure qu’un point particulier est admis du fait qu’il n’a pas été réfuté.

Pour ces raisons, le Tribunal pense que les plaidoiries des avocats, y compris l’argumentation sur la question de droit qui doit être présentée pour chacun des accusés, doivent prendre au total quatorze jours. Cela permettra à la Défense d’avoir deux fois plus de temps que le Ministère Public pour présenter les cas et déposer ses conclusions. Par des arrangements entre eux, les avocats pourront répartir à leur convenance ces quatorze jours. Le Tribunal préfère que les avocats procèdent à cette répartition entre eux, plutôt que de le faire lui-même.

Le Tribunal espère donc que les avocats ne manqueront pas de préparer leurs plaidoiries en tenant compte de ce que je viens de dire, et qu’ils aviseront le Tribunal aussitôt que possible de la répartition du temps à laquelle ils auront procédé. Si un arrangement entre eux pour cette répartition du temps s’avère impossible, le Tribunal reconsidérera la question.

Le Tribunal tient également à signaler aux membres de l’Accusation et à ceux de la Défense qu’il serait pratiquement utile que les avocats de la Défense et les représentants du Ministère Public soumettent les traductions de leurs discours au moment où ils les prononceront devant le Tribunal. C’est tout ce que j’avais à dire.

Dr OTTO NELTE (avocat de l’accusé Keitel)

Monsieur le Président, la décision que vous venez de nous communiquer a été une surprise pour les membres de la Défense, étant donné qu’ils n’ont pas été consultés à ce sujet au préalable. Cela nous paraît d’autant plus regrettable que cette décision est contraire aux droits les plus élémentaires de la Défense, car elle nous empêche de présenter, dans un procès d’une telle importance, ce qui mériterait d’être dit au sujet des accusés et des problèmes qui les concernent.

Actuellement, nous ne sommes pas encore en mesure de nous faire une opinion générale sur l’ensemble des preuves. Je pourrais, sans empiéter sur le domaine de mes confrères, citer à titre d’exemple le cas de l’accusé Keitel. Le Tribunal comprendra que les pièces présentées après l’interrogatoire contradictoire me mettent, à elles seules, dans une situation extrêmement difficile. Et je suis persuadé que, tout comme moi, un grand nombre d’avocats est d’avis que l’on ne peut traiter tous ces sujets en bloc. On doit, certes, s’efforcer de s’occuper de toutes ces questions dans leur ensemble ; néanmoins, à mon avis, le cas de chacun des accusés doit être examiné séparément.

Quatorze jours ; cela me semble un délai vraiment très court. Pratiquement, il est presque impossible de partager équitablement ce temps, c’est-à-dire de consacrer à chaque cas individuel le temps qu’il mérite. C’est pourquoi je me permets de suggérer que la décision que vous venez d’annoncer, qui n’était peut-être qu’une simple proposition, soit reconsidérée par le Tribunal, quand la Défense aura pu faire connaître son opinion. Sans vouloir anticiper sur la déclaration réfléchie que l’ensemble de la Défense se propose de faire, je voudrais toutefois protester formellement contre cette limitation excessive qui porte atteinte aux droits de la Défense.

LE PRÉSIDENT

Un membre de la Défense ou du Ministère Public désire-t-il présenter d’autres objections à ce sujet au Tribunal ?

M. DODD

Je tiens à déclarer que je récuse l’argument du Dr Nelte, selon lequel une limitation, dans le temps, d’une plaidoirie finale constituerait une violation d’un des droits essentiels de la Défense. J’attirerai l’attention du Tribunal sur le fait que chez nous, aux États-Unis, c’est une pratique tout à fait courante pour nos tribunaux de limiter dans le temps une plaidoirie finale, même dans les cours criminelles où l’argumentation est nécessairement plus importante, ainsi que le Tribunal l’a déjà fait remarquer.

LE PRÉSIDENT

Un autre avocat aurait-il une remarque à formuler ?

Dr OTTO FREIHERR VON LÜDINGHAUSEN (avocat de l’accusé von Neurath)

Monsieur le Président, j’aimerais d’abord faire quelques remarques sur la limitation de temps qui nous est imposée. Si nous sommes limités à quatorze jours, cela signifie qu’il y aura environ quatre heures pour la plaidoirie de chaque accusé. Or, ces quatre heures, en réalité, ne représentent pas quatre heures pleines, en raison des installations techniques de cette salle d’audience ; nous sommes obligés de parler beaucoup plus lentement que si nous pouvions parler directement. C’est-à-dire que sur les quatre heures qui nous sont imparties, il faut déduire le temps que nous perdrons en raison de la lenteur du débit qui nous est imposé. A mon avis, ces quatre heures représenteront en réalité trois heures.

Monsieur le Président, je crois que si vous prenez ces faits en considération, vous admettrez avec nous qu’en trois heures il nous sera impossible de parler de toutes les pièces qui se rapportent à chacun des accusés et, partant, de remplir la mission que comporte une plaidoirie finale.

Le principal but de ce Tribunal, unique dans l’Histoire, est d’établir la vérité ; on ne peut établir cette vérité en se contentant de choisir arbitrairement quelques actes individuels. Notre tâche principale doit être de montrer ce qui a entraîné ces actes individuels. En conséquence, en ma qualité d’avocat de von Neurath, qui fut le .chef responsable de la politique étrangère du Reich jusqu’en 1938, il m’incombe de montrer que toutes les actions imputées à mon client sont les conséquences logiques et inévitables du déroulement de certains événements. Le déroulement de certains événements historiques explique tout ce qui s’est passé, jusqu’au jour où mon client a donné sa démission. Mais cela, je ne peux l’expliquer clairement que si je suis en mesure de montrer, tout au moins dans les grandes lignes, les différentes phases de cette évolution. De plus, Messieurs, si vous considérez que je dois ensuite examiner l’activité de mon client lorsqu’il fut « Reichsprotektor » — ce qui, pour des raisons d’ordre juridique n’est pas aussi simple que l’on pourrait le croire à première vue — vous admettrez aisément qu’il m’est impossible d’accomplir cette tâche en un temps pratique de trois heures.

Pour répondre à la déclaration faite par le représentant du Ministère Public américain, je me permets de dire que nous ne sommes pas ici devant un tribunal américain. J’ai essayé tout à l’heure de me renseigner ; d’après ce que l’on m’a dit, il ne semble pas que les tribunaux internationaux, la Cour permanente de La Haye par exemple, ou les tribunaux en Egypte, aient jamais imposé de limitations aux plaidoiries finales de la Défense. C’est pourquoi je prie le Tribunal de bien vouloir considérer que nous ne sommes pas ici devant un tribunal américain, mais devant un tribunal international et que ce tribunal international dépasse le cadre de tout ce qui a été fait précédemment dans ce domaine. Il dépasse également le cadre de tous les tribunaux militaires en Allemagne qui ne se sont occupés, jusqu’à présent, que de petits détails de cet ensemble excessivement complexe. Or, jamais aucun tribunal militaire n’a imposé une limite horaire aux plaidoiries finales de la Défense. En vertu de toutes ces considérations, Messieurs, j’espère que l’on me permettra de demander au Tribunal de bien vouloir considérer à nouveau sa décision et de ne pas nous donner l’impression que nous ne sommes pas en mesure d’assurer de façon décente la défense de nos clients.

GÉNÉRAL R.A. RUDENKO (Procureur Général soviétiques)

Je voudrais ajouter, Messieurs, très peu de choses à ce que vient de dire mon collègue, M. Dodd. Dans mon pays, le code de procédure criminelle permet au tribunal de limiter les plaidoiries finales ainsi que les réquisitoires du Ministère Public.

Je crois que l’allégation de la Défense, selon laquelle la décision du Tribunal porte atteinte indûment à ses droits, est privée de tout fondement. Pratiquement, la Défense, présente dès maintenant, des arguments en faveur des accusés et a toute latitude pour exposer toutes les preuves dont elle dispose. Je ne crois pas, Messieurs, que la justice consiste à prolonger indéfiniment ces débats. C’est pourquoi j’appuie l’argument de M. Dodd, et considère que la décision du Tribunal est parfaitement justifiée.

Dr KUBUSCHOK

Monsieur le Président, je me permettrai de faire une brève remarque. A aucune phase des débats on ne peut prévoir la durée d’un procès. Au début, on ne peut pas savoir le temps qu’il faudra pour l’exposé des preuves et on ne peut pas en limiter la durée. On ne peut pas non plus prévoir ni limiter la durée des phases suivantes ni la longueur des plaidoiries de la défense. La valeur d’une défense — et, après tout, sa seule raison d’être dans un procès — consiste en ce qu’un homme dont c’est la profession et qui possède les qualités requises, ait la possibilité de présenter au Tribunal tout ce que, au cours de longues heures dé travail et de conversations intimes avec son client, il a trouvé digne d’être présenté. Cette personne intermédiaire est indispensable et elle est seule qualifiée pour décider de tout ce qu’elle doit présenter. Personne d’autre dans le procès, juge ou confrère de l’avocat, ne peut prévoir même approximativement ce qui est nécessaire sous ce rapport. C’est pourquoi je crois que pas plus pour l’exposé de l’Accusation que pour la présentation des preuves et que pour les plaidoiries de la Défense, des dates puissent être fixées à l’avance.

Au cours des autres phases de ce Procès, nous avons rencontré les mêmes difficultés. Pour apporter des limitations dans le temps, on ne peut se baser que sur la pertinence ou la matérialité des faits invoqués. C’est la raison pour laquelle, dans cette salle d’audience, au cours de la présentation des preuves comme durant l’exposé de l’Accusation, nous avons toujours vu M. le Président, avec adresse et bienveillance, ramener sans cesse les débats dans les limites nécessaires.

Je ne vois pas pourquoi la même méthode ne pourrait pas être appliquée au cours des plaidoiries des avocats. Je crois que la discipline personnelle que tout avocat expérimenté sait s’imposer à lui-même, suffira à maintenir les plaidoiries dans des limites raisonnables. Mais je crois sincèrement qu’à cette phase du Procès, personne, à l’exception de l’intéressé — et celui-ci seulement après la fin de l’exposé des preuves — ne peut estimer à l’avance le temps qu’il faudra à chacun ; et c’est pourquoi, à mon avis, il est impossible à l’heure actuelle d’imposer une règle stricte limitant le temps alloué à chaque avocat. Si l’on doit considérer la déclaration que vient de faire le Tribunal comme une invitation à limiter nos plaidoiries, nous sommes particulièrement reconnaissants de l’indication qui nous est donnée sur la façon de fournir des preuves ; en ce cas, en suivant l’invitation du Tribunal, nous serons très certainement en mesure de nous imposer à nous-mêmes une limitation qui maintiendra l’équilibre entre les différentes parties.

LE PRÉSIDENT

Je n’ai pas l’intention d’expliquer dans le détail les raisons qui ont conduit le Tribunal à faire la déclaration que j’ai communiquée ce matin ; mais je pense qu’avant de soulever des objections de principe, le conseil des avocats devrait en étudier les termes. Mais je tiens à dire pour le Tribunal que cette déclaration n’a pas été faite sans avoir au préalable consulté et le Ministère Public et la Défense ; cela a été fait au cours d’une audience en chambre du conseil. Nous avons alors entendu le Ministère Public et l’avocat qui, comme nous l’avons compris, représentait la Défense ; ils nous ont fait part de la proposition qu’ils trouvaient alors équitable et nous l’avons prise en considération. Nous les avons incités à attirer l’attention de leurs collègues sur les décisions dont il avait été question au cours de cette audience en chambre du conseil. Il est donc absolument inexact de dire, comme vient de le faire le Dr Nelte, que cette déclaration a été faite sans que la Défense ait été consultée.

Je désire simplement ajouter qu’étant donné les circonstances, le Tribunal examinera encore la question, mais nous suggérons que les quatorze journées, jugées suffisantes par le Tribunal pour les plaidoiries des avocats, devraient être partagées par les avocats après entente préalable entre eux. Il s’agit de quatorze journées pleines ; les plaidoiries en faveur des organisations ne sont pas comprises. Tant que les avocats n’auront pas procédé ’à cette répartition du temps entre eux, il est évident qu’il leur sera impossible de savoir s’ils seront en mesure de faire leurs plaidoiries, qui ne sont pas forcément des examens détaillés des preuves, mais des exposés attirant l’attention du Tribunal sur les points qu’ils jugent essentiels. Il leur est impossible de savoir s’ils pourront ou non faire leurs plaidoiries au cours de ces quatorze journées. Les avocats doivent, par conséquent, envisager cette question en commun — le Tribunal a compris qu’ils le faisaient déjà — et voir s’ils peuvent présenter leurs plaidoiries de façon satisfaisante dans ce laps de temps. Tous les arguments qui ont été émis ce matin avaient déjà été longuement exposés par l’avocat qui assistait à l’audience en chambre du conseil :c’est l’un de ceux qui ont parlé ce matin.

Le Tribunal reprendra maintenant l’audition des témoins.

(Le témoin Rainer revient à la barre.)
Dr STEINBAUER

Témoin, en répondant hier à la dernière question que vous a posée M. le Procureur américain, vous avez déclaré que vous aviez écrit votre lettre dans un certain sens. Je vous demande quel était ce sens ?

TÉMOIN RAINER

Quelque temps après l’AnschIuss, il y eut des manoeuvres et des intrigues dirigées contre le Dr Seyss-Inquart et contre quelques autres personnes. Elles provenaient d’éléments extrémistes d’Autriche et d’Allemagne qui étaient insatisfaits. Ils se prévalurent de l’attitude hésitante du Dr Seyss-Inquart, le 11 mars, de son attachement à une évolution progressive et au principe d’accords conclus entre deux États, pour l’accuser d’être un séparatiste ou même pire...

Dr STEINBAUER

Vous pourriez peut-être, témoin, être un peu plus bref.

TÉMOIN RAINER

Ces personnes semblaient dangereuses, car Bürckel et, je crois, Heydrich aussi, étaient derrière elles. Je considérai ces attaques comme déloyales ; aussi, je citai certains faits et certains arguments et rédigeai mon rapport de telle sorte que les destinataires comprennent et restent tranquilles.

Dr STEINBAUER

De sorte que, si je vous ai bien compris, dans cette lettre vous avez cherché à faire valoir les succès du Parti d’une part et, d’autre part, de réclamer l’indulgence pour la personne de Seyss-Inquart.

TÉMOIN RAINER

Oui, on peut l’exprimer ainsi.

Dr STEINBAUER

Voici ma deuxième question : dans cette lettre vous faites allusion à l’ultimatum adressé par Seyss-Inquart à Schuschnigg. Vous souvenez-vous s’il a dicté lui-même cet ultimatum et s’il l’a fait rédiger dans son bureau ?

TÉMOIN RAINER

Docteur Steinbauer, voulez-vous parler de la lettre écrite dans l’après-midi du 11 mars ?

Dr STEINBAUER

Parfaitement, parfaitement.

TÉMOIN RAINER

Je crois que cette lettre a été écrite dans son bureau et je crois même avoir participé à sa rédaction.

Dr STEINBAUER

Dans la lettre que vous a présentée le Ministère Public, vous dites ensuite que grâce à la collaboration du Dr Jury et du Dr Leopold, Seyss-Inquart est devenu conseiller d’État. Je vous demande si le Dr Jury et le Dr Leopold ont vraiment exercé une influence sur Schuschnigg ?

TÉMOIN RAINER

Non, ce n’est pas cela qu’il faut comprendre.

Dr STEINBAUER

Le représentant du Ministère Public, à l’appui de ses dires, vous a soumis hier un autre document. C’était un discours que vous avez prononcé comme « Gauredner » (orateur de Gau) en Carinthie. Vous rappelez-vous ?

TÉMOIN RAINER

Oui.

Dr STEINBAUER

Était-ce un de ces discours de Gau caractéristiques ; j’entends par là du point de vue de la propagande de Goebbels ? Un discours propre à faire valoir les mérites de quelqu’un et à dénigrer ses adversaires ?

TÉMOIN RAINER

Je ne dirai pas cela. C’était une réunion amicale de la « Vieille garde » à l’occasion du 11 mars. Nous bûmes de la bière et il y eut de la musique ; j’ai présenté les événements sous la forme d’un récit ; je parlai très longuement ; en fait, ce fut le plus long discours de ma carrière. Je parlai plus de trois heures. Je parlai avec une grande liberté et sans l’aide de notes. Le compte rendu sténographique présenté ici ne me semble pas concorder en tous points avec mes déclarations.

Dr STEINBAUER

Voulez-vous dire que vous vous êtes efforcé de produire un certain effet sur les membres du Parti plutôt que de relater des faits historiques ?

TÉMOIN RAINER

C’est exactement cela.

Dr STEINBAUER

Je vous remercie. Cela me suffit. Je n’ai pas d’autre question à poser au témoin.

Dr KUBUSCHOK

Au cours du contre-interrogatoire d’hier il a été fait allusion à votre rencontre avec von Papen à Garmisch. Quel a été le sujet de votre conversation avec von Papen, et comment s’est-elle engagée ?

TÉMOIN RAINER

Le Dr Seyss-Inquart et moi, nous avions été invités à Garmisch par le Reichssportführer. Il devait s’agir de l’union du Club alpin germano-autrichien. Avec von Tschammer, nous assistions aux courses de bobsleigh sur le lac Riesser, quand nous rencontrâmes von Papen. M. von Papen, Seyss-Inquart et moi, en revenant à pied jusqu’à Garmisch, nous avons discuté de la situation politique et de...

LE PRÉSIDENT

Docteur Kubuschok, vous n’avez pas besoin de tous ces détails. Je suppose que le point important est de savoir si la conversation était politique ? N’est-ce pas la question ?

Dr KUBUSCHOK

La conversation était politique, mais il s’agit de savoir en quoi elle pouvait être politique. Sans doute, témoin, vous pourrez vous borner aux faits. Vous venez de dire que c’était une rencontre fortuite. Vous reveniez d’une course de bobsleigh. De quoi, avez-vous parlé ?

TÉMOIN RAINER

Nous avons parlé de la situation en Autriche, de la pacification du pays et, sans les approfondir, nous avons parlé d’autres sujets intéressants qui se rapportaient à l’actualité immédiate.

Dr KUBUSCHOK

Si bien que vous n’avez pas parlé de choses qu’il aurait été impossible de porter à la connaissance du public autrichien ?

TÉMOIN RAINER

Non.

Dr KUBUSCHOK

Ces questions se rapportaient-elles à l’accord de juillet ?

TÉMOIN RAINER

Oui, naturellement.

Dr KUBUSCHOK

Mais, dans le discours dont il a été question,, vous avez dit que vous vous étiez trouvé avec d’autres personnes dans l’appartement de von Papen au cours de la soirée du 9 mars 1938. Je voudrais savoir si cette réunion avait été prévue à l’avance ou bien si elle fut plus ou moins occasionnelle ?

TÉMOIN RAINER

Cette réunion fut occasionnelle et je ne sais plus quel en fut l’organisateur. L’entretien porta naturellement sur la situation résultant du projet de plébiscite de Schuschnigg, qui était une mesure inattendue et très surprenante ; nous dûmes examiner la situation de différents points de vue afin de l’éclaircir en, discutant.

Dr KUBUSCHOK

Quelle fut la position de von Papen au cours de cet entretien ?

TÉMOIN RAINER

Je me souviens que M. von Papen, qui ne se trouvait d’ailleurs ce soir-là à Vienne que par hasard, était très réservé. Je crois qu’il considérait qu’un « oui » d’approbation arrangerait parfaitement la situation.

Dr KUBUSCHOK

Pour quelle raison croyez-vous qu’il considérait un « oui » d’approbation comme plausible et nécessaire ? Pour des raisons pratiques ou bien en considération du plébiscite suggéré par le Gouvernement autrichien ?

TÉMOIN RAINER

En considération du plébiscite.

Dr KUBUSCHOK

Je répète encore une fois ma question : les sujets traités au cours de cet entretien permettent-ils de penser que cet entretien avait été prémédité ou bien qu’il s’agissait d’une rencontre mondaine, au cours de laquelle des questions politiques furent abordées, en particulier cette question brûlante ?

TÉMOIN RAINER

Ce fut une rencontre imprévue résultant de la présence de von Papen à Vienne, et coïncidant avec la nouvelle situation politique.

Dr KUBUSCHOK

Des décisions furent-elles prises ?

TÉMOIN RAINER

Non.

LE PRÉSIDENT

Le témoin peut se retirer.

(Le témoin quitte la barre.)
Dr STEINBAUER

Avec l’autorisation du Tribunal, puis-je appeler maintenant le témoin Dr Guido Schmidt ?

(Le témoin, Guido Schmidt vient à la barre.)
LE PRÉSIDENT

Voulez-vous décliner votre identité.

TÉMOIN GUIDO SCHMIDT

Dr Guido Schmidt.

LE PRÉSIDENT

Voulez-vous répéter ce serment après moi :

« Je jure devant Dieu tout puissant et omniscient que je dirai la pure vérité et que je ne cèlerai ni n’ajouterai rien ». (Le. témoin répète le serment.)

LE PRÉSIDENT

Vous pouvez vous asseoir.

Dr STEINBAUER

Témoin, quels postes avez-vous occupés dans la République autrichienne ?

TÉMOIN SCHMIDT

J’étais diplomate de carrière. Alors que le Dr Seipel était chancelier, j’appartins au ministère des Affaires étrangères autrichien et fis partie pendant six années de la légation autrichienne à Paris. En 1936, je fus rappelé et chargé de négociations pour le corps diplomatique et le ministère des Affaires étrangères. En 1936, dans le cabinet du Dr Schuschnigg, je fus secrétaire d’État, puis ministre des Affaires étrangères. J’appartins au Gouvernement Schuschnigg jusqu’à sa démission forcée. Depuis, je n’ai plus eu d’activité politique.

Dr STEINBAUER

Quelles furent les raisons politiques et économiques qui entraînèrent le fameux accord du 11 juillet 1936 ?

TÉMOIN SCHMIDT

Au début de 1936, la situation de la politique étrangère autrichienne était défavorable. Après les événements de juillet 1934, la Grande-Bretagne, la France et l’Italie publièrent à Stresa la déclaration des Trois Puissances relative au maintien de l’indépendance autrichienne. Renforçant les conventions internationales en vigueur à cette époque, les Trois Puissances donnèrent une nouvelle garantie pour le maintien de l’indépendance de l’Autriche ; ce « Front de Stresa », durant toute l’année 1935, protégea l’Autriche. La rupture du « Front de Stresa », consécutive à la campagne de Mussolini en Ethiopie, signifia pour l’Autriche la perte de la seule garantie internationale qui existât pratiquement et plaça le chancelier Schuschnigg devant une situation entièrement nouvelle.

D’après la politique étrangère qu’il avait conçue, l’indépendance de l’Autriche ne devait pas reposer seulement sur l’appui de l’Italie mais, si possible, sur l’appui d’autres Puissances, c’est-à-dire la France et la Grande-Bretagne.

Il y eut ensuite les difficultés qui résultèrent de l’évolution de la situation européenne à partir du 7 mars 1936, date à laquelle Adolf Hitler commença sa politique de surprises en occupant la Rhénanie sans rencontrer une résistance sérieuse du côté des Puissances occidentales. Cela suscita de la part du Gouvernement autrichien une grande inquiétude et la crainte de voir un jour la question autrichienne réglée par la surprise ou, ainsi que nous le vîmes effectivement plus tard, par la violence. Telles sont les raisons que nous devons donner si l’on nous demande les considérations en vertu desquelles l’accord fut signé. Il y eut également le « rapprochement » entre Rome et Berlin qui s’établit alors, par suite de la politique des sanctions de la Société des Nations. L’Autriche, placée entre l’Italie et l’Allemagne, dut s’attendre à voir un jour l’amitié austro-italienne, qui existait depuis l’époque de Dollfuss, succomber en raison des relations plus étroites nouées entre Rome et Berlin.

Pour cette raison, et en vertu d’autres considérations, le Dr Schuschnigg chercha à améliorer ou plutôt à rétablir les relations entre l’Autriche et l’Allemagne. Il serait sans doute bon à ce sujet d’indiquer les lignes générales de la politique étrangère de l’Autriche. L’idée essentielle était le maintien de l’indépendance du pays. La politique étrangère autrichienne était en outre basée sur la connaissance de la situation géographique extrêmement difficile et délicate du pays, enserré entre deux États totalitaires au point de croisement des idéologies européennes. Aussi, la politique étrangère autrichienne devait-elle s’efforcer d’arriver un jour à plus de compréhension de son puissant voisin, l’Allemagne. Cette politique étrangère devait en outre être fermement décidée à éviter tout ce qui pourrait entraîner un conflit avec le Reich allemand, à éviter tout ce qui pourrait l’irriter, afin de prévenir un acte de violence que l’on pouvait redouter depuis le 7 mars.

Telles étaient les raisons déterminantes d’une politique réaliste décidée à rétablir des relations avec l’Allemagne, dont nous parlions la langue, relations qui avaient été rompues de façon anormale. En dehors de ces raisons de politique étrangère il y avait également des considérations d’ordre économique. La crise économique mondiale avait gravement touché l’Autriche dont la constitution au point de vue économique lui permettait de vivre, mais était extrêmement faible. Pour comprendre cela, il est nécessaire de jeter un regard en arrière sur les débuts de ce jeune État. Dès le commencement, les voisins de l’Autriche avaient tous suivi une politique économique égoïste et chauvine et il n’avait jamais été possible d’arriver à une coopération vraiment étroite entre tous les États danubiens. Il est vrai que l’on avait pu arriver à quelques accords séparés, tels que les protocoles de Rome, mais une méfiance réciproque, que tous ces États avaient conservé de leur ancienne et commune appartenance à la monarchie autrichienne, persistait et interdisait toute saine amélioration.

Depuis 1931, début de la crise économique mondiale, il y avait bien eu des tentatives pour y remédier. Je les citerai les unes après les autres. Cela commença par la tentative du Gouvernement de créer une union douanière ; elle échoua par suite de la résistance de la Société des Nations. En 1932, la France essaya de faire entrer l’Autriche et la Hongrie dans la Petite Entente et de réaliser une coopération économique dans ce cadre. L’Allemagne et l’Italie s’y opposèrent. La Grande-Bretagne y fut également opposée. En 1933, la crise économique se trouva aggravée par suite de la lutte intérieure contre le national-socialisme. Elle eut en effet des répercussions sur la vie économique autrichienne, car la lutte économique fut employée pour agir dans cette lutte intérieure.

LE PRÉSIDENT

Tout cela est sans aucun doute très intéressant, mais ne se rapporte que de fort loin aux questions sur lesquelles le Tribunal a à se prononcer. Je ne sais pas, Docteur Steinbauer, si le témoin dépose dans le sens que vous attendiez de lui.

DR STEINBAUER

Monsieur le Président, par cette présentation des faits, je tenais à montrer que la situation au point de vue de l’économie et de la politique étrangère était telle que le rôle de l’accusé fut déterminé par cet arrière-plan ; mais nous pouvons continuer.

Témoin, voulez-vous être plus bref.

TÉMOIN SCHMIDT

Tout cela nous conduit à la rupture des relations économiques avec le Reich ; à partir de cet instant, la lutte décisive de l’Autriche pour son existence économique entre dans une phase très grave. En vertu de ces considérations ainsi que pour des raisons économiques, le chancelier fédéral Schuschnigg s’efforça d’arriver à un accord avec le Reich allemand, de reprendre les relations économiques qui avaient été complètement interrompues, de faire cesser le blocage des billets de 1.000 mark, de rétablir le trafic touristique, la circulation des marchandises, pour faire cesser les plaintes qui s’élevaient dans les campagnes au sujet du manque de débouchés pour les produits agricoles, le bois, les céréales, le bétail, etc. Telles étaient en gros les principales considérations.

Dr STEINBAUER

Témoin, je vous demanderai maintenant si le Dr Seyss-Inquart a participé à la préparation et à la conclusion de l’accord de juillet 1936 ?

TÉMOIN SCHMIDT

Non, le chancelier travailla avec Glaise-Horstenau qui représentait ce que l’on appelait l’opposition nationale.

LE PRÉSIDENT

En raison des défectuosités du son, il me semble préférable de remettre à plus tard cette déposition.

(L’audience est suspendue.)
Dr STEINBAUER

Témoin, le Dr Seyss-Inquart a fait son entrée dans la politique au début de l’année 1937 ; vous avez sans doute fait sa connaissance à ce moment-là ?

TÉMOIN SCHMIDT

Oui, je l’ai rencontré pour la première fois au cours de l’été 1937.

Dr STEINBAUER

Je passe à une période ultérieure. Je voudrais vous demander quelles sont les raisons de politique intérieure et extérieure qui conduisirent à la fameuse entrevue de Hitler et du Dr Schuschnigg à Berchtesgaden ?

TÉMOIN SCHMIDT

Cette question réclame une réponse extrêmement détaillée. Je prie le Tribunal de bien vouloir m’autoriser à m’étendre sur ce point.

A la fin de 1937 et au début de 1938, la situation de la politique étrangère autrichienne s’aggrava. L’Italie s’était engagée en Espagne du côté de Franco ; cela diminua encore son influence politique et militaire en Europe centrale. Ce que l’on avait appelé « la garde du Brenner » cessa pratiquement, et l’Allemagne eut plus ou moins les mains libres vis-à-vis de l’Autriche.

LE PRÉSIDENT

Docteur Steinbauer, le Tribunal possède quelques connaissances des événements de cette époque. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de les retracer.

Dr STEINBAUER

Témoin, je voudrais vous demander si vous êtes allé à ce moment-là à l’Obersalzberg ?

TÉMOIN SCHMIDT

Oui. S’il me faut m’abstenir de retracer ces événements historiques, — c’est comme cela que je comprends votre question — je voudrais ajouter que le chancelier fédéral a accepté de se rendre à cette invitation afin que l’on ne puisse reprocher à l’Autriche d’avoir refusé de se prêter à une tentative pacifique destinée à aplanir les différends qui séparaient l’Autriche et le Reich. Le chancelier fédéral n’était pas du tout optimiste en raison des considérables divergences d’opinions qui existaient, en raison aussi de la personalité de son partenaire dans ces conversations. Je me souviens que Schuschnigg, sur le point de se rendre à cette réunion, me déclara qu’à son avis, il eût été préférable d’envoyer à sa place le professeur Wagner Jauregg, le plus grand psychiatre de Vienne.

Mais il croyait qu’en raison de la situation critique de l’Autriche, il devait accepter l’invitation afin d’éviter un coup de force et de gagner du temps, en attendant que la situation internationale devînt plus favorable à l’Autriche.

Malheureusement, nous avions raison. Notre crainte de voir une attaque ou des difficultés se produire était fondée. Notre crainte que l’Autriche se trouvât isolée était également fondée. La constatation de notre total abandon fut sans doute la principale raison qui pesa sur la décision de Schuschnigg, ainsi que la nécessité de franchir le cap de cette période critique et de gagner du temps. L’Autriche eut à suivre sa pénible voie dans les ténèbres depuis les derniers jours de l’hiver 1937-1938, jusqu’en mars 1938, sans qu’apparût la moindre lueur d’espérance en une aide prochaine ou même lointaine. Alors, ce fut Berchtesgaden.

Dr STEINBAUER

En tant que ministre des Affaires étrangères, avez-vous informé les grandes Puissances des événements de Berchtesgaden ?

TEMOIN SCHMIDT

Oui. Contrairement à ce que la presse a répété plusieurs fois, les grandes Puissances reçurent des informations détaillées, aussi bien avant qu’après Berchtesgaden. J’ai donné toute la documentation au chef de la section politique auquel le corps diplomatique s’adressa en premier lieu. Le chancelier fédéral en personne et moi-même, avons remis des comptes rendus circonstanciés aux représentants diplomatiques accrédités à Vienne et attiré leur attention sur la dangereuse situation du pays.

LE PRÉSIDENT

Excusez-moi de vous interrompre. Nous n’avons pas besoin de détails. Vous avez dit que vous avez informé les Puissances étrangères avant et après. C’est suffisant.

Dr STEINBAUER

Revenons maintenant à l’accusé. Le Dr Seyss-Inquart a-t-il participé à ces entretiens ?

TÉMOIN SCHMIDT

Quels entretiens ?

Dr STEINBAUER

Les entretiens de Berchtesgaden.

TÉMOIN SCHMIDT

Non.

Dr STEINBAUER

Il a été nommé ministre de l’Intérieur et de la Police et est allé voir Hitler à Berchtesgaden. A-t-il rapporté à Schuschnigg le résultat de son premier .entretien avec Adolf Hitler ?

TÉMOIN SCHMIDT

Je ne sais pas ; mais je connais les déclarations personnelles du secrétaire d’État Zernatto, chef du Front patriotique. Je peux en conclure qu’il y a eu une conversation entre le ministre Zernatto et Seyss-Inquart, au cours de laquelle l’entretien a été rapporté.

Dr STEINBAUER

On peut donc présumer que Schuschnigg a été mis au courant par l’intermédiaire de Zernatto ?

TÉMOIN SCHMIDT

Oui, je le présume.

Dr STEINBAUER

Je continue. Nous arrivons aux événements de mars. Schuschnigg envisageait un plébiscite. Savez-vous si Schuschnigg en a informé Seyss-Inquart et s’il s’est entretenu à ce sujet avec lui ?

TÉMOIN SCHMIDT

Oui, Seyss-Inquart fut mis au courant. J’ai entendu dire que vers le 10 mars, il y aurait eu un accord entre Seyss-Inquart et le chancelier fédéral à ce sujet. Le chancelier m’a raconté que Seyss-Inquart avait déclaré qu’il était prêt à parler à la radio en faveur des élections.

Dr STEINBAUER

Lorsque Glaise-Horstenau vous signala qu’une invasion était à craindre, en avez-vous, en votre qualité de ministre des Affaires étrangères, informé les Puissances étrangères ?

TÉMOIN SCHMIDT

Oui. Je n’ai pas reçu de communication directe de Glaise-Horstenau. Je n’ai su la gravité de la situation qu’en lisant l’ultimatum qui demandait de remettre le plébiscite envisagé par le chancelier pour le 13 mars. C’est à partir de ce moment-là que je suis resté en contact permanent, le 11 mars, avec le corps diplomatique à Vienne et ensuite, durant les heures qui suivirent, avec nos représentants à l’étranger également.

Dr STEINBAUER

Les exigences du Reich allemand se sont alors rapidement succédé. Ce fut notamment la demande que Schuschnigg se retirât. Les ministres étaient réunis et un membre du Gouvernement aurait dit à Seyss-Inquart : « Nous voyons maintenant clairement que le Reich veut en finir avec l’Autriche. Le mieux serait que Seyss-Inquart prît la place de chancelier fédéral, de manière à ce que la transition s’effectuât sans trop de mal. »

Vous rappelez-vous ces paroles ?

TÉMOIN SCHMIDT

Non, ce n’est que plus tard, dans une déclaration du ministre Glaise-Horstenau, que j’ai appris cette exigence relative à Seyss-Inquart.

Dr STEINBAUER

Aviez-vous alors l’impression que le Front patriotique, qui était dirigé par Schuschnigg, avait cessé d’exister au moment où celui-ci fit son discours d’adieu ?

TÉMOIN SCHMIDT

Je crois que cela ne correspond pas tout à fait à la situation. La démission du chancelier fut exigée par ultimatum et finalement le pouvoir fut entièrement pris, si bien que le Front patriotique n’exista plus. Avec l’entrée des troupes allemandes, le national-socialisme était devenu un fait et les événements prouvèrent qu’il ne tolérait plus l’existence du Front patriotique.

Dr STEINBAUER

Seyss-Inquart fut alors désigné comme chancelier fédéral ; il forma son cabinet ; et vous, témoin, il vous pressentit pour le ministère des Affaires étrangères, n’est-il pas vrai ?

TÉMOIN SCHMIDT

Oui, mais j’ai refusé. Je fus pressenti une seconde fois, je refusai à nouveau et l’on me demanda les motifs de mon refus. Seyss-Inquart me déclara alors qu’il avait l’intention de maintenir l’indépendance de l’Autriche aussi longtemps que possible, mais qu’il craignait que son Gouvernement, qui avait une majorité nazie, rencontrât des difficultés avec les Puissances occidentales. Aussi souhaitait-il me conserver au Gouvernement en raison de mon expérience diplomatique et de mes relations. Il ajouta encore qu’il avait l’intention de créer une base solide à son Gouvernement en y mettant des représentants effectifs de l’Autriche.

Dr STEINBAUER

Avez-vous effectivement trouvé dans la liste des ministres les noms de ces Autrichiens ?

TÉMOIN SCHMIDT

Il y avait bien des noms d’hommes de cette sorte sur cette liste. Mais je me suis cassé la tête bien des fois sans parvenir à retrouver leurs noms en toute certitude.

Dr STEINBAUER

Savez-vous pourquoi une autre liste de ministres fut dressée ensuite, celle qui devait devenir définitive ?

TÉMOIN SCHMIDT

Dans la soirée, le secrétaire d’État Keppler arriva de Berlin ; j’ai appris plus tard qu’il rejeta mon nom ainsi que d’autres. Je pense pouvoir me rappeler un nom. Il proposa, je crois, à la demande de Berlin, que Weber prit le ministère des Affaires étrangères. C’est ainsi que la liste de Seyss-Inquart fut écartée et qu’il ne me demanda plus de revenir sur ma décision.

Dr steinbauer

Croyez-vous que Seyss-Inquart eût l’intention de maintenir l’indépendance autrichienne, même sous le contrôle nazi ?

TÉMOIN SCHMIDT

Comme témoin, je ne puis vous dire que ce que je sais. Il est très difficile de formuler une opinion. J’ai rapporté les paroles qu’il m’avait dites.

Dr STEINBAUER

Je n’ai pas d’autres questions à poser au témoin.

Dr KUBUSCHOK

D’après une déclaration de l’ambassadeur américain qui se trouvait alors à Vienne, M. Messersmith, M. von Papen aurait dit, dans les débuts de son séjour à Vienne, que sa véritable tâche à Vienne était d’incorporer au Reich le sud-est de l’Europe, économiquement et politiquement, et que le sud-est de l’Europe était l’hinterland naturel de l’Allemagne.

Témoin, avez-vous entendu l’accusé faire une pareille déclaration ?

TÉMOIN SCHMIDT

Non. Étant donné mes relations étroites avec M. Messersmith avant ma nomination dans le Gouvernement autrichien et surtout après, j’en aurais certainement entendu parler. Je suppose néanmoins que cette question n’avait aucune signification particulière à cette époque, étant donné qu’au cours des premières visites de courtoisie des diplomates, l’usage est de faire « un tour d’horizon », et de s’entretenir des questions qui intéressent les deux pays, c’est-à-dire des questions de politique générale. Et je n’ai pas constaté par la suite que l’ambassade d’Allemagne s’occupât d’une politique du sud-est de l’Europe.

Dr KUBUSCHOK

Eh bien, les déclarations de M. Messersmith prétendent que M. von Papen aurait alors déclaré qu’il travaillait à affaiblir et à saper le Gouvernement autrichien. Le témoin Messersmith vous a-t-il rapporté une déclaration semblable de M. von Papen ?

TÉMOIN SCHMIDT

Non.

Dr KUBUSCHOK

Le Gouvernement autrichien considérait-il comme souhaitable et nécessaire d’arriver à des relations normales avec le Reich grâce à un accord, en juillet 1936 ?

TÉMOIN SCHMIDT

Oui. J’ai déjà expliqué les motifs d’une politique réaliste sur le plan économique, ayant des fondements en politique étrangère.

Dr KUBUSCHOK

Au cours de ces négociations et des suivantes, la situation politique intérieure, en particulier le règlement de la question des partis, fut-elle envisagée ?

TÉMOIN SCHMIDT

Évidemment, c’était le devoir du Gouvernement de faire baisser la tension politique qui existait à l’intérieur du pays. Il incombait au chancelier fédéral de trouver une issue a la situation difficile qu’il avait héritée de Dollfuss, en supprimant les fronts politiques qui se heurtaient à l’intérieur.

Dr KUBUSCHOK

Croyez-vous que M. von Papen ait conclu l’accord de juillet 1936 avec des intentions perfides ?

TÉMOIN SCHMIDT

Non. Qu’il considérât cet accord comme une tentative sérieuse en vue d’un modus vivendi entre l’Autriche et l’Allemagne, je n’ai pas de raisons d’en douter. Le fait qu’il en résultât un modus mâle vivendi ne change rien à ma conviction.

Dr KUBUSCHOK

Les Allemands ne se sont-ils pas plaints que cet accord du 11 juillet 1936 n’ait amené aucun changement important dans la politique intérieure du Gouvernement autrichien ?

TÉMOIN SCHMIDT

Oui, il y eut bien des reproches de leur part à ce sujet. Nous en arrivons à la dernière, à la véritable cause du conflit avec l’Allemagne.

La lutte à l’intérieur du pays contre le national-socialisme afin de maintenir l’indépendance, et d’autre part la collaboration qui, conformément à l’accord du 11 juillet, devait être assurée avec l’Allemagne dont les chefs étaient nationaux-socialistes : telles étaient les deux exigences impératives qui, à la longue, s’avérèrent incompatibles pour le Gouvernement autrichien. Ceci explique également les difficultés que rencontrèrent tous ceux qui étaient chargés de faire appliquer cet accord à Vienne, y compris l’ambassadeur d’Allemagne.

Dr KUBUSCHOK

Par suite de ces conditions, notamment celles résultant de l’accord de juillet, les discussions entre le chancelier et M. von Papen n’eurent-elles pas pour objet les questions de politique intérieure, telles que la politique et les personnalités de la soi-disant opposition nationale ?

TEMOIN SCHMIDT

L’exposé de la situation que je viens de faire, montre bien que de telles discussions étaient inévitables. Le chancelier eut aussi bien avec l’ambassadeur d’Italie qu’avec celui d’Allemagne, des entretiens sur la situation politique intérieure, ce qui, d’une façon générale, est parfaitement normal. Je ne connais pas de comptes rendus diplomatiques qui ne fissent pas mention de semblables entretiens. Le chancelier n’aurait jamais toléré d’ingérence d’aucune sorte. Sur les questions de personnes Schuschnigg était particulièrement méfiant, car, si je puis m’exprimer ainsi, il craignait les « chevaux de Troie ».

Voilà approximativement la situation dont s’entretenaient le chancelier et l’ambassadeur d’Allemagne.

Dr KUBUSCHOK

M. von Papen s’est-il montré l’adversaire des méthodes du parti illégal ?

TÉMOIN SCHMIDT

Oui. D’après les renseignements obtenus par le Gouvernement, Papen s’opposa aux chefs du parti illégal, en particulier à Leopold. Cela provient sans doute des différences profondes, différences d’idées politiques, différences de méthodes politiques, qui séparaient von Papen et les chefs du parti illégal.

Dr KUBUSCHOK

M. von Papen, faisant état de l’accord de juillet, adopta-t-il une attitude agressive dans les questions de politique étrangère autrichienne ?

TÉMOIN SCHMIDT

Entre l’Autriche et l’Allemagne, il y avait non seulement quant aux relations culturelles et de politique intérieure, mais aussi sur le plan de la politique extérieure, des divergences de vues irréductibles. Je me contenterai de faire allusion à l’exigence de l’Allemagne, demandant à l’Autriche de quitter la Société des Nations. Nous la rejetâmes en insistant sur le fait que l’Autriche, en raison de sa situation géographique et de son histoire, avait une mission à remplir et que, d’autre part, la Société des Nations nous avait consenti des emprunts. Un second point était l’attitude de l’Autriche...

LE PRÉSIDENT

Le témoin répond-il aux questions que vous lui avez posées ?

Dr KUBUSCHOK

Il en est à l’introduction de sa réponse.

LE PRÉSIDENT

Tâchez d’obtenir la réponse, voulez-vous ? Que le témoin donne une réponse plutôt qu’une introduction.

Dr KUBUSCHOK

Je voudrais savoir si M. von Papen a profité des circonstances dans les cas particuliers que vous venez de signaler, pour une ingérence agressive dans la politique étrangère autrichienne.

TÉMOIN SCHMIDT

Je voulais dire que, en dépit des profondes divergences fondamentales, cela ne s’est pas produit. Un autre ambassadeur, en prenant une position plus radicale, aurait pu profiter de ces circonstances pour adopter une attitude plus rigoureuse à l’égard de l’Autriche. Il n’y eut pas un seul point sur lequel nous ayons réussi à nous mettre d’accord avec l’Allemagne pour une politique étrangère commune. Von Papen n’a pas cessé de nous le rappeler, mais il s’est borné à ces rappels. Quant à une agression ou, pour mieux dire, à une activité agressive, je n’ai absolument rien à signaler dans ce domaine.

Dr KUBUSCHOK

M. von Papen n’a-t-il pas, au contraire, à l’occasion, servi de médiateur ? Je voudrais vous rappeler l’affaire de Pinkafeld.

TÉMOIN SCHMIDT

L’incident du drapeau de Pinkafeld est un exemple de l’activité médiatrice de von Papen. L’incident en lui-même était sans grande importance, mais il entraîna une menace d’invasion. Von Papen fut appelé à Berlin et il eut toutes les peines du monde à calmer la colère de Hitler qui menaçait de pénétrer en Autriche.

LE PRÉSIDENT

Témoin, ne pourriez-vous pas parler un peu plus vite ? Cela conviendrait au Tribunal.

TÉMOIN SCHMIDT

Il réussit à régler l’affaire, qui n’eut pas de conséquences.

Dr KUBUSCHOK

Il régla cette affaire. Von Papen vous a-t-il parlé des motifs de son rappel le 4 février 1938 ?

TÉMOIN SCHMIDT

Au cours d’une visite le 5 de ce mois, il me fit part de sa surprise et, je puis le dire, de sa colère, d’être rappelé. A son avis et au nôtre également, son rappel fut provoqué par les événements du 4 février 1938, c’est-à-dire la démission du général von Fritsch et de 30 autres généraux, ainsi que celle devon Neurath. Il croyait que ces événements n’auraient pas d’autres conséquences pour l’Autriche en raison, notamment, de l’homme qui devait lui succéder. On envisageait, à ce moment-là, de mettre à sa place Bürckel ou le consul général Kriebel. Voilà approximative-ment ce que von Papen me déclara, ainsi qu’au chancelier fédéral, je crois.

Dr KUBUSCHOK

En somme, il croyait et craignait que son successeur n’eût une politique plus rigoureuse à l’égard de l’Autriche ?

TÉMOIN SCHMIDT

Cette conclusion était inévitable en raison des deux personnalités que je viens de nommer.

Dr KUBUSCHOK

Von Papen, lors des entretiens de Berchtes-gaden, a-t-il collaboré à la pression qui fut exercée sur Schuschnigg et vous ?

TÉMOIN SCHMIDT

Non, Papen n’a pas exercé de pression.

Dr KUBUSCHOK

N’a-t-il pas, au contraire, dans la mesure du possible, tenté de modérer les exigences de Hitler ?

TÉMOIN SCHMIDT

Étant donné l’atmosphère de violence qui régnait et les exigences envisagées à notre égard, je peux dire que cela n’était pas difficile. Je crois que lui, comme beaucoup d’autres assistants, s’efforça de rétablir le calme afin de permettre aux négociations de se dérouler dans une atmosphère de raison.

Dr KUBUSCHOK

Au cours des négociations, on fit un certain nombre de concessions. Croyez-vous que l’attitude de von Papen et sa participation même à ces négociations aient exercé une influence modératrice et vous aient permis d’obtenir pratiquement quelques résultats ?

TÉMOIN SCHMIDT

L’attitude générale de von Papen fut incontestablement modératrice. On ne peut pas parler de résultats heureux obtenus à Berchtesgaden, mais ce n’est pas la faute de Papen.

LE PRÉSIDENT

Docteur Kubuschok, croyez-vous pouvoir en finir d’ici quelques instants ?

Dr KUBUSCHOK

Oui. (Au témoin.) Je crois que pour répondre à ma question il serait préférable que vous ne considériez pas le résultat final de Berchtesgaden, mais simplement le fait que Hitler vous a présenté une série d’exigences beaucoup plus radicales que celles qui furent satisfaites finalement, et que vous considériez que réellement il y avait des points très importants pour vous, qui ont été modifiés au cours de ces négociations.

TÉMOIN SCHMIDT

Dans la mesure où l’on peut parler d’une aide accordée par l’autre partie, c’est au compte de von Papen qu’il faut la mettre.

Dr KUBUSCHOK

Vous vous souvenez sans doute que les négociations entre Hitler et Schuschnigg prirent un tour extrêmement violent, parce que Hitler voulait amener Schuschnigg à adopter le point de vue allemand, et que von Papen intervint en faveur de Schuschnigg et qu’il le mit ainsi dans une situation plus favorable pour négocier que celle qu’il avait au début.

TÉMOIN SCHMIDT

Je n’assistais pas aux deux premières heures de ces entretiens ; je ne peux donc pas répondre à la question.

Dr KUBUSCHOK

Voici ma dernière question : von Papen, après le 26 février, jour où il prit congé du président de l’Autriche fédérale, exerça-t-il officiellement une activité quelconque à Vienne ?

TÉMOIN SCHMIDT

Non, la direction de l’ambassade de Vienne fut assurée par le chargé d’affaires, le conseiller d’ambassade von Stein, qui, l’après-midi du 9 mars ou le matin du 10 mars, fit les deux « démarches » officielles du Reich contre le plébiscite envisagé par Schuschnigg. C’est également von Stein qui, en compagnie du général Muff et du secrétaire d’État Keppler, remit au président fédéral l’ultimatum exigeant la démission du chancelier fédéral Schuschnigg. Ceci montre bien que l’ambassadeur von Papen n’exerçait plus son activité à ce moment-là.

LE PRÉSIDENT

Nous suspendons l’audience jusqu’à 14 h. 15.

(L’audience est suspendue jusqu’à 14 h. 15.)