CENT CINQUANTE-SEPTIÈME JOURNÉE.
Mardi 18 juin 1946.
Audience du matin.
(L’accusé von Papen est à la barre des témoins.)Le témoin Guido Schmidt a fait allusion à un incident touchant un drapeau, qui s’est produit à Pinkafeld en mai 1937. Voulez-vous, je vous prie, nous donner des détails sur votre intervention en vue d’apaiser ce conflit ?
J’ai, ou plutôt mon avocat a mentionné cet incident de Pinkafeld car c’est un exemple typique des tentatives de Hitler, même avant 1938, pour mener une politique agressive en Autriche.
Le 1er mai 1937, dans une petite localité du nom de Pinkafeld, un fonctionnaire autrichien descendit un drapeau du Reich allemand. Grande émotion dans la presse. J’essayai aussitôt de régler cet incident amicalement avec le ministre des Affaires étrangères d’Autriche. Ensuite, je reçus un télégramme me demandant de me rendre immédiatement à Berlin. J’arrivai à Berlin. Je me fis annoncer chez Hitler. Celui-ci ne me reçut pas. J’attendis trois jours, puis je lui écrivis une lettre dans laquelle je lui disais : « J’ai l’impression que vous voulez utiliser l’incident du drapeau de Pinkafeld pour mener une politique agressive envers l’Autriche. En ce cas, je n’ai plus rien à faire et je vous prie de me permettre de démissionner ». Un quart d’heure après, il me fit appeler à la Chancellerie du Reich. Il me tint un discours d’une demi-heure, furieux des humiliations que le Reich allemand ne pouvait plus tolérer. Sa colère une fois apaisée, je lui dis que notre accord du 26 juin prévoyait que la politique avec l’Autriche devait être menée de façon progressive. Le traité du 11 juillet le confirmait. « Si vous désirez mener une autre politique, renvoyez-moi », lui dis-je.
Après cet entretien très sérieux, il me dit : « Non, non ; retournez et réglez tout cela. Nous ne voulons pas modifier notre politique pacifique. »
Je suis rentré à Vienne et l’incident a été pacifiquement réglé dans les 24 heures avec le ministre des Affaires étrangères d’Autriche.
Vous êtes-vous entretenu avec les représentants d’autres Puissances au sujet de la politique que vous poursuiviez en Autriche ?
Oui. A diverses reprises je me suis entretenu avec les représentants d’autres Puissances au sujet de cette politique. C’est ainsi, par exemple, qu’au cours de l’été 1937, je m’en suis entretenu avec l’ambassadeur britannique Sir Nevile Henderson.
Est-ce que cette lettre dont le témoin a fait mention a été présentée, ou une copie tout au moins ? Il a parlé d’une lettre adressée à Hitler.
Non, nous n’avons ni cette lettre, ni une copie. Les dossiers du témoin ont été détruits à Berlin à la suite des attaques aériennes.
Monsieur le Président, je me permettrai d’ajouter que le ministre des Affaires étrangères d’Autriche a confirmé ici cet incident et exposé le cours qu’il a suivi. M. von Neurath, lui aussi, connaît très bien cet incident.
Quel était le ministre des Affaires étrangères auquel vous faites allusion ?
C’est le ministre des Affaires étrangères d’Autriche, Guido Schmidt, qui a été cité ici comme témoin ; le témoin Guido Schmidt.
Continuez.
Je ferai remarquer, au sujet de cette question de notre politique autrichienne, que je m’en suis entretenu très souvent avec les représentants d’autres Puissances C’est ainsi, par exemple, qu’en juin 1938, je m’en suis entretenu avec Sir Nevile Henderson, l’ambassadeur britannique à Berlin. En octobre 1937, je me suis rendu à Paris incognito et j’y ai eu des entretiens avec beaucoup de dirigeants politiques, entre autres avec le président du Conseil, M. Daladier, et avec M. Léon Blum. Je leur ai donné l’assurance que nous ne rechercherions une solution du problème autrichien qu’en nous en tenant à l’évolution des faits, et que l’union tant souhaitée de ces deux États ne constituerait jamais une menace pour les intérêts français mais qu’au contraire, nous ne recherchions cette solution que dans un cadre européen, c’est-à-dire avec l’assentiment de la France. J’avais à cette époque l’impression que, tant en France qu’en Angleterre, on comprenait de plus en plus la nécessité d’une solution générale.
Pour prouver que l’accusé pouvait être convaincu que les autres Puissances étaient prêtes à signer un accord pacifique au vu d’une évolution pacifique en Autriche, je citerai le document n° 64, page 169. C’est un rapport adressé par Papen à Hitler au sujet de l’entretien avec Sir Nevile Henderson, que j’ai déjà mentionné et qui eut lieu le 1er juin 1937.
J’attire l’attention du Tribunal sur ce document et j’indique que Henderson a déclaré qu’il voyait d’un œil favorable une solution pacifique du problème autrichien et qu’il espérait également pouvoir exercer son influence dans ce sens à Paris. J’attire aussi votre attention sur le document n° 80, page 177. C’est une déclaration du ministre des Affaires étrangères de Belgique, Spaak, après l’An-schluss. Je cite la dernière phrase de ce document : « Je crois depuis longtemps que l’Anschluss correspond à la logique des choses, et si cet Anschluss s’était accompli normalement, cela ne m’aurait pas étonné ». (Au témoin.) M. Messersmith prétendait que la propagande nazie en Autriche avait été financée par des fonds allemands. Avez-vous jamais disposé de sommes d’argent dans ce but ?
Le Parti n’a jamais reçu un centime, ni de moi, ni de l’ambassade allemande. Il est cependant parfaitement possible et même vraisemblable que des fonds provenant du Parti allemand aient été envoyés en Autriche. Mais étant donné, — et c’était bien connu — que je ne jouissais de la confiance du Parti dans aucun de ces deux pays, je n’en ai jamais été informé. Il y a toutefois une exception que je tiens à mentionner. Il s’agit des fonds avancés pour un fonds de secours dit : fonds « Langot. » J’en ai été informé.
Le Ministère Public vous a accusé d’avoir adopté une attitude antisémite à propres de votre rapport à Hitler du 12 mai, dans lequel vous proposiez un appui financier au Freiheitsbund, pour la poursuite de sa lutte contre le judaïsme. Qu’était-ce que ce Freiheitsbund ?
C’était un groupement, une union des anciens syndicats chrétiens et des associations d’ouvriers chrétiens, sous la direction du président de la Fédération des syndicats. En 1934, c’était Dollfuss. Il serait absolument ridicule d’accuser d’antisémitisme, au sens national-socialiste du mot, ce Freiheitsbund, qui était composé surtout d’éléments catholiques. L’objectif de la lutte qu’il menait était l’épuration de l’administration de Vienne des éléments juifs indésirables. Le problème de cette pénétration étrangère était très analogue à celui qui existait en Allemagne à cette époque, et au sujet duquel j’ai fourni hier des explications détaillées.
C’est ce qui se dégage également du rapport présenté hier par le Ministère Public. J’ai appris que les Tchèques désiraient établir des relations étroites avec le Freiheitsbund et que, dans ce but, ils voulaient lui donner un gros appui financier. Là-dessus, je proposai à Hitler d’exclure cette influence éventuelle de la politique tchèque sur le Freiheitsbund en le finançant nous-mêmes. Mais, naturellement, nous ne pouvions pas lui dire : « Nous allons vous donner de l’argent pour que vous n’alliez pas chez les Tchèques. » C’est pourquoi je proposai à Hitler de donner cet argent en vue de la lutte du Freiheitsbund contre les éléments juifs. C’était donc un camouflage. Si j’avais désiré donner cet argent pour combattre les Juifs, alors je n’aurais pas écrit « en vue de », mais « pour la continuation de la lutte ».
J’attire l’attention du Tribunal sur le document n° 32 à la page 112 du livre de documents. C’est un extrait de l’annuaire autrichien pour l’année 1933 et l’année 1934 ; c’est une publication officielle. J’attire l’attention du Tribunal sur le début du deuxième alinéa où l’on déclare que : le Freiheitsbund est né des syndicats chrétiens et des associations d’ouvriers chrétiens.
De plus, j’attire l’attention du Tribunal sur la cinquième ligne avant la fin de cette citation, et je cite : « Au début de l’année 1934, le chancelier fédéral Dollfuss prit la direction du Freiheitsbund. »
De plus, je renvoie le Tribunal au document n° 72 qui se trouve à la page 166. C’est un rapport de Papen adressé à Hitler, dans lequel il cite une instruction du service secret de Prague. Ce qui est intéressant ici. c’est une indication montrant que le Freiheitsbund s’efforçait d’obtenir une entente avec la sociale-démocratie. Le document suivant, qui est le numéro 70, a déjà été présenté sous le numéro GB-243. J’attire l’attention du Tribunal sur le premier alinéa qui traite des efforts entrepris par les diplomates tchèques. Le document 70, à la page 164, est le document qui avait été mentionné par le Ministère Public et dont une partie avait été présentée sous le numéro GB-243. C’est le premier alinéa qui est important ; il traite de l’activité de la diplomatie tchèque à laquelle l’accusé vient de faire allusion. Par ailleurs, dans un document de Papen, le numéro 73, page 176, il est question également de l’activité de ce Freiheitsbund, et j’attire l’attention du Tribunal sur ce document.
Ce qui est intéressant également, c’est un rapport de Papen dans le document n° 69, à la page 163. Ce document montre les efforts entrepris par le Freiheitsbund afin d’obtenir une position dans la constellation politique de cette époque. (Au témoin.) Témoin, au cours de l’été 1937, Schuschnigg s’est efforcé d’attirer l’opposition nationale vers une collaboration. Qu’en savez-vous ? Quelle a été l’évolution ultérieure ?
Au cours de l’été 1937, Schuschnigg s’est efforcé de remplir la promesse d’attirer l’opposition nationale vers une collaboration. La visite du ministre GlaiseHorstenau chez Hitler, en juin 1938, a eu lieu avec l’assentiment de Schuschnigg. Plus tard, il a créé ce que l’on a appelé le « Comité des Sept », avec le Dr Jury et Tafs. Le choix des personnes auquel il a été procédé s’est fait sans ma participation, mais en ce qui concerne ce « Comité des Sept », j’aimerais faire une constatation.
Évidemment, ces tentatives de pacification de la part du chancelier n’allaient pas assez loin aux yeux de l’opinion du Parti en Autriche, où elles étaient trop hésitantes. La Police autrichienne a trouvé, en novembre 1937, dans les bureaux de ce « Comité des Sept », des papiers connus sous le nom de « documents Tafs », qui permettaient de conclure à des intentions nouvelles illégales et radicales. Il est vrai que le Gouvernement autrichien ne m’a pas informé de ces documents. Il n’y a pas eu de démarches officielles, mais j’ai appris que parmi ces papiers se trouvait également un plan d’assassinat dirigé contre moi. On a proposé de commettre un attentat contre ma personne et alors, en se servant de ce prétexte, d’entrer en Autriche. Le ministre des Affaires étrangères d’Autriche, Schmidt, a confirmé ce fait, ici, avant-hier, et il me semble que ce plan élaboré contre moi prouve combien cette harmonie — dont le Ministère Public est convaincu — entre ma politique et celle des nationaux-socialistes autrichiens et allemands, était parfaite. Je me suis réjoui à ce moment-là de ce que le chancelier d’Autriche eût intégré également dans cette œuvre de pacification le Dr Seyss-Inquart que je connaissais, et j’estime que la loyauté exige que je procède ici à une rectification. Le ministre des Affaires étrangères d’Autriche a fait un rapport au sujet d’une conversation qu’il avait eue avec moi en octobre 1943 à Ankara. A ce moment-là, je lui ai dit — et je l’ai répété ici au cours des interrogatoires préliminaires — que Seyss-Inquart avait été la plus grande déception de ma vie. J’ai supposé que c’était lui qui avait demandé l’entrée des troupes allemandes et qui était responsable de la nazification de l’Autriche après l’Anschluss. Ce jugement, je me vois obligé de le rectifier, en considération des données que nous avons acquises ici grâce aux documents.
A la fin de l’année 1936, votre premier collaborateur, le prince Erbach, conseiller d’ambassade, a été rappelé de Vienne. Son successeur a été le conseiller d’ambassade von Stein. Étant donné que celui-ci a pris vos fonctions après votre rappel le 4 février 1938, il est intéressant de savoir ici quelle a été son attitude-envers le Parti et envers vous.
J’ai appris plus tard que le conseiller d’ambassade von Stein avait été nommé conseiller d’ambassade auprès de moi sur le désir exprès du Parti, parce qu’il devait contrôler ma politique dans le sens du Parti. M. von Stem était un national-socialiste convaincu. Mes rapports avec lui étaient très différents de ce qu’ils étaient avec son prédécesseur le prince Erbach. Mais je constate ici qu’à cette époque aussi j’ai continué à suivre ma ligne politique, et je n’ai laissé à M. von Stein que la direction des affaires techniques.
Le document Hossbach du 5 septembre 1937 a été mentionné à plusieurs reprises. Saviez-vous que cet entretien à Berchtesgaden, qui est à la base de ce document, avait eu lieu ?
Je n’ai naturellement jamais entendu parier de cette conversation sensationnelle et de ce document vraiment important entre les mains du Ministère Public. Je n’ai même pas entendu d’allusion à ce document ; c’est ici, dans cette salle, que j’en ai entendu parler pour la première fois. Mais si je peux dire quelque chose au sujet de ce document, c’est ceci : le rapport entre les événements du 11 mars et ce document me semble être très vague malgré tout, car de ce document il ressort que Hitler ne voulait réaliser l’Anschluss forcé et l’entrée en Autriche que lorsque la constellation européenne le permettrait, et il attendait cette constellation entre les années 1943 et 1945.
Docteur Kubuschok, c’est plutôt là une discussion. L’accusé dit qu’il n’a jamais vu ce document avant qu’il n’ait été communiqué au Tribunal, et il est en train de présenter des arguments sur les rapports qu’il a avec les événements du mois de mars. 1938. C’est là votre affaire et non pas celle de l’accusé.
Très bien. Alors je l’aborderai plus tard. (Au témoin.) Témoin, le 4 février 1938, on vous a soudainement rappelé de votre poste de Vienne. Voulez-vous, je vous prie, donner des précisions à ce sujet au Tribunal ?
A la fin du mois de janvier 1938, je m’étais rendu à Berlin chez Hitler. Je m’étais entretenu avec lui au sujet de la conversation que j’avais eue à Garmisch avec Seyss-Inquart et je n’avais aucun indice de quelque nature qu’il fût de l’intention qu’aurait pu avoir Hitler de me renvoyer. Cette nouvelle m’a été transmise seulement le 4 février par un appel téléphonique du Dr Lammers. Ce renvoi subit et qui me paraissait sans fondement coïncida avec le renvoi de Fritsch et de Blomberg et d’autres diplomates.
Ce renvoi, évidemment, me conduisait à une conclusion. Je voyais clairement que cela signifiait vraisemblablement un changement de politique. J’en ai parlé le lendemain avec le ministre des Affaires étrangères d’Autriche, et je lui ai fait part de mes soucis. Puis, dans une note adressée au Gouvernement autrichien, j’ai pris congé. Le lendemain, je me suis rendu chez Hitler... Je vous demande pardon, il faut que j’ajoute encore ceci : cette évolution caractérisée par mon rappel me semblait être si grave que je me suis décidé, le 4 au soir, à faire envoyer en Suisse tous mes rapports politiques des quatre dernières années. Je voulais être en mesure de prouver au monde que, pendant ces quatre années, j’avais poursuivi en Autriche une politique pacifique et d’évolution. Je voulais pouvoir le montrer au monde, le cas échéant, c’est-à-dire dans le cas où Hitler procéderait à une agression. Une telle décision n’est certes pas facile à prendre lorsqu’il s’agit d’un haut fonctionnaire, car j’avais à subir toutes les conséquences que pouvait entraîner ce geste interdit.
Le lendemain, je me suis rendu chez Hitler. J’éprouvais le besoin de lui dire que, s’il ne voulait plus de moi, il devait tout au moins envoyer en Autriche un personnage raisonnable et modéré. Au cours de la conversation que j’ai eue avec lui, il n’a rien dit des raisons pour lesquelles il me congédiait. J’ai supposé qu’il s’agissait là d’un désir exprimé par M. von Ribbentrop qui, ce 4 février, était devenu ministre des Affaires étrangères. Mais Hitler me dit que ce n’était pas le cas. Dans notre discussion sur la situation autrichienne, j’ai dit à Hitler entre autres choses que je regrettais vivement qu’il m’eût rappelé parce que, particulièrement au cours des dernières semaines, le chancelier Schuschnigg s’était déclaré prêt à liquider tous les différends possibles entre les deux États, par des pourparlers entre Hitler et lui.
Lorsque Hitler entendit cela, il me dit : « Si tel est le cas, alors je vous prie instamment de retourner à Vienne et de convenir de cet entretien avec M. Schuschnigg. » Je lui répondis : « C’est là vraiment une tâche étrange. Hier vous m’avez rappelé et aujourd’hui je dois repartir ; mais si je peux faire quelque chose dans l’intérêt des affaires d’Autriche, si je peux conclure une telle entrevue, je le ferai volontiers. »
Comment avez-vous préparé cette entrevue ?
Je suis allé chez M. Schuschnigg dès mon retour et, avec lui aussi, je me suis entretenu de la modification de la situation provoquée par mon rappel et par la nomination d’un nouveau ministre des Affaires étrangères du Reich. J’ai dit à M. Schuschnigg : « Il me semble que, dans cette situation, une conversation entre les deux chefs d’État sur les divergences nées de l’interprétation de l’accord de juillet, ne peut être que très utile ». Le ministre des Affaires étrangères d’Autriche a confirmé ici que nous avions parlé, dès novembre 1937, d’une telle entrevue. La proposition tendait à obtenir une entrevue à Berchtesgaden, au cours de laquelle on parlerait de toutes les divergences. On n’avait pas établi un programme défini et il était convenu que ces entretiens devaient se baser sur l’accord de juillet, c’est-à-dire que la base de ces conversations devait être le maintien de la souveraineté de l’Autriche.
En ce qui concerne les questions matérielles, on en discuta une seule, la suivante : l’intégration d’un ministre dans le Cabinet autrichien, ministre qui serait l’homme de confiance des deux États, et dont la tâche serait de maintenir la paix entre les partis nationaux-socialistes des deux pays, c’est-à-dire de rendre impossible désormais une immixtion du parti allemand dans les affaires autrichiennes.
Plus tard, au cours de cet entretien de Berchtesgaden, on a demandé que le ministère de la Sécurité soit remis à M. Seyss-Inquart. Cette exigence n’a pas été portée à ma connaissance. Je ne l’ai pas discutée non plus avec M. Schuschnigg. Tout ce dont on a parlé, c’est qu’un homme compétent — peut-être Seyss-Inquart — devait être chargé du ministère de l’Intérieur. Aujourd’hui, nous savons par les déclarations des témoins, qu’à côté de ces négociations officielles que je menais, le parti autrichien apportait à Hitler ses propositions qui m’étaient inconnues.
Voulez-vous, je vous prie, nous donner des explications sur la façon dont se sont déroulés ces entretiens à Berchtesgaden ?
Ces entretiens ont été décrits ici à diverses reprises. J’ai accompagné personnellement M. Schuschnigg et M. Schmidt à Berchtesgaden, et il est parfaitement possible que, lorsque je les ai reçus à la frontière autrichienne ou à la frontière allemande, je leur aie dit qu’ils verraient là-haut, en plus de Hitler, un ou peut-être deux ou plusieurs généraux, car j’avais probablement téléphoné à Berchtesgaden le matin et j’avais appris que ces généraux étaient présents.
Ces entretiens se sont déroulés d’une manière tout à fait différente de celle à laquelle on est habitué lors de conversations diplomatiques. Mais toutefois ce ne fut pas aussi dramatique qu’on l’a décrit ici de divers côtés. Selon moi, ces généraux appelés par Hitler la veille, sans que j’en aie été informé, ont agi et ne devaient agir que par leur seule présence. A ma connaissance et dans la mesure où j’ai pris part moi-même à ces conversations, ils n’ont pas été appelés à participer à des conversations politiques. Le ton avec lequel Hitler négocia, les reproches qu’il adressa à M. Schuschnigg, ont dû m’être très antipathiques. C’est pourquoi je suis intervenu à plusieurs reprises en médiateur. Je me souviens très bien d’un incident alors que Hitler et Schuschnigg négociaient seuls, à un moment où la conversation devint extraordinairement bruyante. C’est alors que je me rendis dans la salle de conférences pour constater que Hitler reprochait à Schuschnigg de ne pas être un bon Allemand et de manquer de tout sentiment national, de telle sorte que je suis intervenu et que j’ai dit à M. Hitler : « Votre jugement sur M. Schuschnigg est entièrement erroné. La pensée de M. Schuschnigg est aussi allemande que la vôtre ou la mienne. Mais il ne désire pas une fusion entre nos deux pays sous une doctrine d’État telle que celle que vous représentez actuellement. » Au cours de ces entretiens, on a présenté à M. Schuschnigg et à M. Schmidt un programme qui, comme je l’ai déjà dit, m’était inconnu. Divers points de ce programme ont été retirés à la suite de la discussion, tels par exemple, le noyautage de l’Armée autrichienne avec le général von Glaise et toutes les exigences économiques, et c’est pourquoi, le soir, alors que la conférence touchait à sa fin, j’ai dit à M. Schuschnigg qu’il devait accepter le reste pour ne pas troubler notre évolution pacifique ultérieure. D’ailleurs, M. Schuschnigg n’a signé cette acceptation que sous la réserve formelle d’une confirmation du Gouvernement autrichien et du président fédéral d’Autriche. La possibilité d’une rectification ultérieure de la part de l’Autriche était donc réservée.
Les explications que vous donnez n’ont pas été très claires sur un point. Êtes-vous arrivé en même temps que Schmidt et Schuschnigg à Berchtesgaden ? Étiez-vous déjà allé à Berchtesgaden, ou bien aviez-vous passé la nuit ailleurs ?
J’ai fait le trajet de Vienne à Salzbourg avec M. Schuschnigg. C’est là que j’ai passé la nuit avec lui et, le lendemain matin, nous sommes partis pour Berchtesgaden. Je ne me suis donc pas rendu à Berchtesgaden auparavant. Mais M. Schuschnigg a prétendu que le matin du jour de notre visite, je lui aurais dit qu’il y avait des généraux là-haut. Je ne m’en souviens plus mais c’est possible, car il se peut que j’aie téléphoné le matin de Salzbourg et l’aie ainsi appris.
Un point encore pour compléter. Schuschnigg dit que vous l’avez reçu à la frontière. Voulez-vous donner un éclaircissement encore sur ce point ?
Oui ; M. Schuschnigg et moi avions passé la nuit à Salzbourg, comme je viens de le dire. Le lendemain matin, je l’ai précédé et me suis rendu à la frontière. Je l’ai attendu à la frontière allemande.
Est-ce que les accords de Berchtesgaden représentaient un changement essentiel d’attitude en ce qui concerne l’accord du 11 juillet 1936 ?
Le résultat des accords de Berchtesgaden constituait certes une extension de l’accord du mois de juillet, mais la base de l’accord du mois de juillet — c’est-à-dire le maintien de la souveraineté de l’Autriche — n’était pas abandonnée. Ce point est confirmé dans les deux communiqués des deux Gouvernements, publiés à l’occasion de l’acceptation de cet accord.
J’attire l’attention du Tribunal sur le document n° 78, à la page 174, qui est le communiqué officiel, et également sur le document 79, à la page 175, qui est le discours de Hitler au Reichstag du 20 février sur cette question. (Au témoin.) Le 26 février, vous avez fait votre visite d’adieu officielle à Schuschnigg. Le Ministère Public a présenté à ce sujet une note de dossier. Voulez-vous, je vous prie, vous expliquer au sujet de cette visite d’adieu ?
Cette note contient apparemment ce que j’ai communiqué à M. von Ribbentrop par téléphone sur cette visite. Dans cette note, j’attirais l’attention du ministère des Affaires étrangères sur le fait que...
Quelle est la date de ce document ?
Il s’agit de la note du 26 février présentée par le Ministère Public.
Livre de documents lia, pagel.
Dans cette note, je parle de la pression exercée sur Schuschnigg et sous l’empire de laquelle il a agi ; le fait que je communique cela au ministère des Affaires étrangères devrait montrer que je suis opposé moi-même à cette pression car sinon, comment aurais-je fait un rapport à ce sujet ? Le 26 février, mon activité intérimaire était définitivement terminée.
Le 9 mars 1938, Schuschnigg a annoncé le plébiscite. Expliquez-vous à ce sujet, je vous prie.
Le plébiscite annoncé par M. Schuschnigg était naturellement une surprise totale. A mon avis, il était en contradiction avec l’esprit des choses sur lesquelles on s’était mis d’accord à Berditesgaden, et en contradiction avec la tendance à un apaisement pacifique. D’ailleurs, ce plébiscite violait également la constitution autrichienne. Il ne s’agissait pas là d’une décision du Gouvernement autrichien. Il s’agissait d’une mesure spontanée du chancelier d’Autriche et, à mon avis, il était parfaitement clair que les éléments qui, en Autriche, étaient favorables à une fusion des deux États étaient très mécontents de ce plébiscite.
Le témoin Rainer a, dans ses déclarations, et dans son discours qui a été mentionné ici, déclaré qu’il se serait rendu chez vous le soir du 9 mars. S’agit-il là d’un entretien qui avait été prévu, d’une conférence proprement dite, ou s’agit-il d’un échange d’avis ?
En aucune manière. Je m’étais absenté de Vienne entre le 26 février au soir et le 9 mars, si mes souvenirs sont exacts. C’est à ce moment que je suis rentré à Vienne et il est parfaitement possible que ces messieurs soient venus à l’ambassade et m’aient parlé. Il n’y avait absolument rien de prévu de ma part.
Étiez-vous à Berlin le 11 mars ?
Le 10 mars au soir, j’ai reçu à l’ambassade un appel téléphonique de la Chancellerie du Reich. C’était l’ordre de Hitler de me rendre immédiatement dans la nuit à Berlin. Le lendemain matin, je me suis rendu à Berlin en avion et c’est entre 9 heures et 10 heures du matin que je suis arrivé à la Chancellerie du Reich. Je ne savais pas pourquoi Hitler m’avait demandé de venir. Je supposais que dans l’évolution de cette crise il désirait peut-être avoir mon avis. Peut-être estimait-il aussi que ma présence à Vienne pouvait gêner ses plans. En tout cas, pendant cette journée décisive du 11 mars, j’étais à Berlin et à la Chancellerie du Reich. J’y ai rencontré Hitler ; il était entouré de nombreux ministres : Göring, Goebbels, Neurath. Il y avait des secrétaires d’État et aussi des officiers. Il m’a salué dans les termes suivants :
« La situation avec l’Autriche est devenue intolérable. M. Schuschnigg trahit l’idéal allemand ; nous ne pouvons pas admettre ce plébiscite forcé. » Et comme je voyais qu’il était violemment ému, je lui rappelai encore une fois la promesse qu’il m’avait faite à Bayreuth et l’avertis de ne pas prendre de décision précipitée. Mais, ce matin-là, il me déclara : « Ou on rapporte ce plébiscite, ou le Gouvernement doit démissionner ». Nous savons aujourd’hui qu’il a envoyé par courrier spécial au Dr Seyss-Inquart une lettre qui contenait cette exigence sous forme d’ultimatum adressé au Gouvernement autrichien. A ce moment-là, il ne m’a pas informé de cette intervention active de sa part. Le reste de la journée s’est déroulé ensuite de façon telle qu’avec la plupart des personnes présentes je me tenais dans la grande salle de la Chancellerie, tandis que Göring téléphonait dans le bureau privé de Hitler. En attendant dans la grande salle, nous n’avons appris que par fragments ce qui avait été dit. Mais maintenant, nous le savons par les documents.
Je ne mentionnerai qu’un incident. Vers 5 heures de l’après-midi, on reçut de Vienne l’information que le Gouvernement Schuschnigg était prêt à démissionner. Là-dessus, j’insistai auprès de Hitler en lui demandant de rapporter tous les ordres sur le plan militaire. C’est ce qu’il fit. Entre 5 heures et 6 heures de l’après-midi, l’ordre adressé aux forces militaires qui avaient été mises en place était rapporté. A ce moment-là, j’ai adressé mes félicitations aux généraux Keitel et Braudütsch qui étaient présents, parce que j’étais heureux que cela nous fût épargné. Mais une heure plus tard, la situation était déjà totalement différente. On reçut un coup de téléphone de Vienne disant que le président refusait d’appeler un Gouvernement Seyss-Inquart ; c’est alors que Hitler adressa à nouveau ses ordres à la troupe. Tard le soir, on dit que le Gouvernement autrichien avait demandé l’entrée des troupes allemandes parce que, sans cela, il était incapable de dominer la situation. Je vois encore M. von Neurath, debout à côté de moi, me dire : « C’est une information de Vienne si importante qu’il faut absolument que nous l’ayons par écrit ». Nous sommes donc sous l’impression que c’est de Vienne que nous parvient cet appel au secours. Le reste des événements de la soirée est connu, et tout ce que je puis dire c’est que, personnellement, j’étais profondément bouleversé par cette solution, car il était parfaitement clair que si l’on entrait avec l’Armée, cela pouvait mener à des incidents et à une effusion de sang. Une nouvelle effusion de sang entre nos deux peuples non seulement compromettrait à nouveau et très gravement la question allemande, mais encore ferait en Europe la plus mauvaise impression en ce qui concerne la direction de la politique allemande.
J’attire l’attention du Tribunal sur le document 97, à la page 241 du troisième volume de mon livre de documents. Je vous demande pardon, Monsieur le Président, ce document ne s’y trouve pas encore, mais je vais le présenter. C’est le document n° 97 de la page 241. C’est une déclaration sous la foi du serment de Tass qui est un ami du témoin Papen qui s’est entretenu avec lui le soir du 11 mars. Je cite, vers le milieu de ce document :
« Le 11 mars 1938, dès l’entrée des troupes allemandes en Autriche, M. von Papen a fait son apparition tard le soir au club « Union » où il m’a déclaré, très ému et désespéré : « J’arrive de la « Chancellerie du Reich ; j’ai essayé de convaincre Hitler de ne « pas entrer en Autriche, je lui ai vivement déconseillé de le faire. « Mais il a fait cette folie et il vient de donner l’ordre de marche « aux troupes ». »
(Au témoin.) Témoin, saviez-vous quelque chose du plan militaire appelé « Cas Otto » ?
C’est au cours des débats, ici, que j’ai entendu parler pour la première fois de ce « Cas Otto. » Le « Cas Otto » était, comme on le sait, la préparation théorique d’une action allemande au cas où, à la suite de la restauration de la monarchie des Habsbourg, les Tchèques et les Hongrois entreraient à Vienne.
C’est exactement ce que disait l’accusé lorsque je vous ai interrompu. Il a dit qu’il ne connaissait pas le document, et maintenant il est en train de l’expliquer. Il ne s’agit pas de discuter mais d’apporter des preuves.
Oui, c’est vrai, Monsieur le Président. (Au témoin.) Passons à la question suivante. Témoin, vous avez fait allusion tout à l’heure au fait que vous aviez décidé de faire envoyer en Suisse les documents qui constituaient une preuve de votre activité à Vienne. Est-ce que cela a été réalisé ?
Oui, cela a été réalisé. Mon secrétaire, M. von Ketteler, a emporté ces dossiers en Suisse au début du mois de mars 1938.
Voulez-vous nous donner brièvement des détails sur les circonstances au cours desquelles votre collaborateur von Ketteler a été assassiné, après l’entrée des troupes allemandes en Autriche ? En particulier, qu’avez-vous entrepris pour éclaircir ce cas ?
Au moment de l’entrée à Vienne, mon secrétaire et ami, M. von Ketteler, a subitement disparu. J’ai alerté aussitôt la Police de Vienne, M. Himmler, M. Heydrich et le Dr Kaltenbrunner. On m’a promis de faire des recherches, mais elles sont restées longtemps sans résultat. J’avais supposé tout d’abord que M. von Ketteler avait pris la fuite parce que ses rapports avec le Parti autrichien étaient très mauvais. Mais quelques semaines plus tard, il s’est avéré que le cadavre de M. von Ketteler venait d’être retrouvé dans le Danube, en aval de Vienne. J’ai porté plainte contre inconnu au Parquet, pour meurtre, et j’ai essayé d’obtenir une autopsie du cadavre. Cette autopsie a eu lieu et a montré qu’il n’y avait aucun indice d’assassinat ou de mort violente. Mais malgré cela, j’ai vu très clairement qu’il s’agissait là d’un acte de vengeance de la Gestapo contre moi, contre ma politique et contre mes amis. Je me suis alors adressé à Göring dont dépendait la Gestapo, et lui ai demandé de m’accorder son aide. M. Göring a fait venir les dossiers de la Gestapo et m’a dit qu’il y avait des preuves établissant que M. von Ketteler avait préparé un projet d’attentat contre Hitler. J’ai déclaré que c’était absolument impossible mais M. Göring constata alors par la Gestapo que j’avais fait transférer mes dossiers en Suisse, et que M. von Ketteler m’avait aidé dans cette opération. M. Göring me promit de négocier avec Hitler et de demander que les agents de la Gestapo qui avaient participé à cette affaire fussent punis. Je crois qu’il l’a fait, mais cette intervention n’a pas eu de succès.
Après votre départ de Vienne, vous êtes rentré dans la vie privée. Vous a-t-on à nouveau offert des postes à l’étranger ?
Je me suis donc retiré, étant donné que mes expériences du 30 juin et en Autriche n’étaient pas telles qu’elles m’eussent incité à aspirer à un autre poste. Je pus seulement constater que dans la suite M. von Ribbentrop m’a demandé à deux reprises d’aller à Ankara comme ambassadeur et que j’ai refusé deux fois.
La dernière question en ce qui concerne l’Autriche : après l’entrée à Vienne, Hitler vous a attribué l’insigne en or du Parti. Voulez-vous, je vous prie, vous expliquer à ce sujet.
C’est exact. Hitler avait l’habitude, comme nous le savons, de camoufler vis-à-vis du monde extérieur les congés soudains par de tels actes, c’est-à-dire par des décorations ou par des lettres cordiales. Comme je l’ai dit, j’avais subitement été congédié le 4 février et Hitler avait résolu le problème autrichien sans moi. A ce moment-là, peut-être aurai-je dû refuser d’accepter cet insigne en or du Parti car je n’occupais plus de fonction officielle et je n’avais pas de raison véritable de l’accepter. Mais la situation dans laquelle je me trouvais à ce moment-là était difficile : je ne voulais pas l’aggraver encore. Mon collaborateur Ketteler avait disparu et je devais m’attendre à être mêlé à la procédure parce que j’avais fait transporter mes dossiers en Suisse. J’ai donc accepté cet insigne, mais je conteste que cela puisse établir mon appartenance au Parti. Je crois d’ailleurs que personne parmi ceux qui me connaissent, même parmi ces messieurs qui sont assis ici sur le banc des accusés, personne ne pourra prétendre que j’aie jamais de ma vie été national-socialiste.
Je pourrais passer maintenant à une période de temps relativement courte, le temps passé en Turquie. Dois-je commencer ?
Pourquoi est-il nécessaire d’entrer dans le détail de ce qui a suivi l’Anschluss en 1938, étant donné ce qui a été déclaré ici par le Ministère Public ? Croyez-vous que cela jette une lumière quelconque sur le passé ?
Monsieur le Président, j’en ai terminé en ce qui concerne l’Autriche. J’ai encore à présenter un chapitre très bref qui concerne la période de l’activité de l’accusé qu’il a employée en sa qualité d’ambassadeur à Ankara. Je demande seulement s’il convient de commencer maintenant, ou si Monsieur le Président ne désire pas suspendre l’audience pour un moment. J’en aurai complètement terminé dans une heure environ.
Oui, nous allons bientôt suspendre, mais voici ce que je vous ai demandé : pourquoi est-il nécessaire d’entrer dans les détails de l’activité de l’accusé à Ankara, étant donné ce qui a été déclaré ici par le Ministère Public ? Si je comprends bien, le Ministère Public n’élève pas contre l’accusé de charge se rapportant à son activité à Ankara ; à moins que l’histoire de cette époque puisse jeter une lumière sur le passé, c’est-à-dire sur l’époque qui précède le mois de mars 1938, cela n’est en rien pertinent.
En ce qui concerne son activité en Turquie, je me limite à quelques points et cela très exactement en vue de jeter de la lumière sur l’activité antérieure de von Papen. Les preuves que je fournirai se limiteront à ceci : l’accusé von Papen, dans cette activité à Ankara, a montré très clairement qu’il était un adversaire très net de la guerre dans toutes ses phases, et que dans toutes les phases de cette guerre il s’est efforcé simplement d’arriver à la paix. Son activité en Turquie doit fournir la preuve du fait que l’accusé n’aurait jamais pu, de quelque manière que ce fût, participer à une politique d’agression. Il convient, me semble-t-il, d’arriver à l’image complète d’un homme accusé d’avoir participé à une conspiration. S’il a occupé un poste immédiatement avant le début de la guerre et pendant la guerre, il est indispensable que nous examinions si son attitude à cette époque ne fournit pas la preuve contraire des projets qu’il aurait précédemment approuvés et dont la réalisation — on ne peut pas le contester — commença lorsqu’il venait d’occuper son poste. Les questions seront très brèves et...
L’audience est suspendue.
Quelles sont les circonstances qui ont déterminé, le 9 avril 1939, votre envoi à Ankara comme ambassadeur. Pourquoi avez-vous accepté ce poste ?
J’ai accepté ce poste après l’avoir refusé deux fois, et pour des circonstances exceptionnelles. Le jour de l’occupation de l’Albanie par les troupes italiennes, M. de Ribbentrop m’a appelé au téléphone et m’a prié de venir d’urgence à Berlin. Il m’a exposé que le poste à Ankara, qui était inoccupé depuis six mois, devait être immédiatement occupé en raison des complications qui pouvaient être provoquées dans le Sud-Est par l’occupation de l’Albanie. Avant d’accepter ce poste, j’ai réfléchi longtemps pour savoir si, une fois de plus, je pouvais faire quelque chose pour le Gouvernement hitlérien, et surtout s’il me fallait le faire. Nous savions que depuis le 15 mars, le jour de l’entrée à Prague, nous étions sur un volcan. Cette question européenne pouvait amener deux possibilités de conflit. L’une pour la question polonaise, et je n’y pouvais rien. L’autre était la question du Sud-Est européen, qui était devenue aiguë à la suite de l’occupation de l’Albanie. Je sentais que je pouvais là faire quelque chose d’utile et faire en sorte que la paix européenne soit maintenue. C’est pourquoi j’ai accepté, à ce moment-là, de me rendre à Ankara.
Autant que je sache, vous êtes parti d’abord pour Ankara ; vous avez éclairci la situation et vous avez fait connaître votre point de vue dans un rapport écrit et oral. Que pouvez-vous nous dire là-dessus ?
A Ankara, je reçus immédiatement des informations sur la situation générale, parce que je connaissais là-bas toutes les personnalités dirigeantes...
Docteur Kubuschok, je ne pense pas que vous vous proposiez d’interroger l’accusé sur toutes les complications de la politique, n’est-ce pas ?
Non, ce n’est pas mon intention, Monsieur le Président. Je parle d’un rapport que l’accusé a adressé à Berlin, non seulement à Hitler, mais à d’autres services. Le contenu de ce rapport prouve qu’il a pris une position réelle en faveur du maintien de la paix. C’est pourquoi je tiens à ce que le témoin s’explique.
Est-ce que vous avez ce rapport ?
Non, ce rapport fait partie des archives du ministère des Affaires étrangères que je n’ai pas pu atteindre.
Oui. Vous pouvez alors vous occuper de cette question, mais faites-le brièvement.
Je m’expliquerai très brièvement, Monsieur le Président. Je suis revenu de Turquie, j’ai dit à Hitler dans un rapport ce qu’il fallait faire pour maintenir la paix en Europe. Ce mémoire, je l’ai fait parvenir également à Keitel et à Brauchitsch. J’y ai exprimé qu’il était nécessaire, pour que le Sud-Est européen puisse être contrôlé, que l’Italie fasse immédiatement des promesses réelles, c’est-à-dire qu’elle consente à retirer ses forces militaires d’Albanie, et qu’elle consente à un règlement de ses relations avec la Turquie pour que tout doute soit enlevé quant à la sincérité des intentions de l’Italie vis-à-vis de la Turquie. Nous en sommes arrivés à une controverse assez violente entre le comte Ciano et moi. Le comte Ciano, ce jour-là, se trouvait à Berlin pour signer l’accord italo-allemand. Lorsque je lui fis mes propositions, il fut indigné de mes idées et se plaignit à M. Ribbentrop à mon sujet. Il en résulta une controverse extrêmement violente avec M. von Ribbentrop, qui me dit que c’était lui qui menait la politique extérieure de l’Allemagne et non moi, et qu’il ne m’appartenait pas de faire des propositions pour amener un apaisement. J’ai alors offert ma démission à M. von Ribbentrop et lui ai dit qu’il était .inutile que, dans de telles conditions, je sois envoyé à Ankara. Mais M. von Ribbentrop a changé d’avis, et je suis reparti.
Avez-vous, dans ce rapport, parlé en général et mis en garde contre une guerre ? Quels furent les motifs sur lesquels vous vous êtes basé pour faire valoir cet avertissement ?
Le mémoire que j’ai également fait parvenir au général Keitel et au général Brauchitsch, contenait aussi une description de la situation militaire. J’y exprimais l’idée que le germe d’une guerre pour le Corridor polonais arriverait forcément à se développer en une guerre mondiale. S’il arrivait une pareille guerre mondiale, la situation de l’Allemagne serait sans espoir, car il n’existait aucun doute sur le fait que l’Angleterre tiendrait ses promesses faites à la Pologne, et que l’Angleterre et la France marcheraient aux côtés de la Pologne.
Quelles furent vos réactions lorsque vous avez appris la nouvelle de la déclaration de guerre, le 1er septembre 1939 ?
Lorsque j’appris la nouvelle de la déclaration de guerre contre la Pologne, j’étais à Ankara. Je fus effrayé. Bien entendu, j’avais toujours espéré que Hitler aurait évité de faire ce pas qui nous conduisait au plus grand malheur.
Je fais allusion au document 14, qui est un affidavit, à la page 62 du livre de documents. C’est une déclaration sous serment de la personne qui fut, de longues années durant, la secrétaire particulière du témoin von Papen. Je cite un court passage de la page 64, l’avant-dernier paragraphe :
« C’est en compagnie de l’ambassadeur et de tous ses collaborateurs que j’ai appris la déclaration de guerre. Je me suis promenée ensuite avec l’ambassadeur dans le parc de l’ambassade. L’ambassadeur était extrêmement énervé et touché. Je ne l’avais jamais vu ainsi, même pas pendant les plus sombres jours après le 30 juin 1934, de même qu’après l’assassinat de son ami Ketteler. »
C’est pourquoi je me rappelle exactement chaque mot que l’ambassadeur m’a dit à cette époque : « Rappelez-vous mes paroles : provoquer cette guerre est le plus grand crime et la plus grande « folie que Hitler et ses gens ont pu commettre. L’Allemagne ne « pourra pas gagner cette guerre ; nous resterons tous sous les « ruines. » (Au témoin.) Quelles étaient alors, témoin, vos intentions pour l’avenir ?
Que pouvais-je faire ? Je pouvais, ou bien élever une protestation — il m’aurait alors fallu envisager la solution d’être fusillé comme traître à l’Allemagne — ou rester à l’étranger. Je pouvais émigrer : je ne l’aurais jamais fait, car j’ai toujours trouvé qu’on pouvait mieux travailler dans son pays qu’au loin. Je pouvais donner ma démission : je rentrais alors en Allemagne pour être mobilisé. La meilleure solution me sembla celle de rester où j’étais, où je pouvais au mieux être utile à ma patrie.
J’en arrive à vos différents efforts en faveur de la paix. Décrivez-nous, s’il vous plaît, vos négociations avec le ministre hollandais, le Dr Visser.
Immédiatement après la campagne de Pologne, j’ai mené des négociations avec le ministre hollandais qui était alors à Ankara, le Dr Visser. Il s’était déclaré prêt à s’entremettre avec son ministre des Affaires étrangères à Londres. Du côté allemand, il fallait obtenir la restauration de la Pologne et un règlement de la question du Corridor. J’exposai cette possibilité de paix à M. von Ribbentrop, mais il me sembla qu’on n’en tint pas compte à Berlin. C’est pour cette raison que je me rendis personnellement à Berlin en novembre 1939. M. von Ribbentrop me dit : « Le Führer ne veut pas entendre parler de négociations de paix et je vous prie de ne faire aucune démarche dans ce sens ». Malgré cela, je suis allé voir Hitler. Je lui ai exposé la proposition du ministre hollandais, le Dr Visser, et son désir de se rendre personnellement à Berlin. Malheureusement, Hitler a repoussé tous mes arguments.
Je ferai remarquer que j’ai fait parvenir, avec l’autorisation du Tribunal, un questionnaire au ministre Visser. Ce questionnaire n’est pas encore revenu. (Au témoin.) Avez-vous, en 1939, fait d’autres propositions en vue de mettre fin à la guerre ? Je pense ici à un rapport sur le rétablissement de la légalité en Allemagne.
Oui. En décembre 1939, j’ai adressé un rapport détaillé à M. von Ribbentrop pour qu’il le remette à Hitler. Dans ce rapport, j’exposais que les conditions préliminaires de paix dépendaient d’une modification complète des méthodes de gouvernement en Allemagne, c’est-à-dire du rétablissement des conditions constitutionnelles en Allemagne. J’ai dit à Hitler à ce moment-là : « Si vous faites cela, vous aurez beaucoup plus de crédit à l’étranger. Il sera peut-être possible de préparer des bases pour des négociations de paix. »
Quelles instructions avez-vous reçues de Berlin sur vos efforts en vue de la paix, et qu’avez-vous fait malgré cela ?
Les chefs de missions ont reçu à plusieurs reprises du ministère des Affaires étrangères l’ordre exprès de n’envisager la paix en aucun cas. De telles tentatives, du point de vue du ministère des Affaires étrangères, étaient considérées comme un signe de faiblesse. Je ne m’en suis pas tenu à cette interdiction, puisque j’ai décidé, pour ma part, de faire tout mon possible pour abréger la guerre. C’est pourquoi, au printemps 1941, avant la crise des Balkans, je me suis adressé à Sa Majesté le roi de Suède, en le priant de vouloir bien servir d’intermédiaire dans la conclusion d’une paix éventuelle. J’en ai aussi parlé au président de la République turque, le président Ismet Inönü, en le priant de considérer les possibilités d’une médiation. Ce dernier y consentit alors que le roi de Suède refusa, en disant que la situation ne lui paraissait pas favorable. Le président de Turquie me demanda simplement de lui adresser une demande officielle. Naturellement, la chose n’a pas eu lieu.
Que pensiez-vous des événements du 10 mai 1940, je veux dire de l’entrée des troupes allemandes en Belgique et en Hollande, et qu’avez-vous déclaré à ce sujet ?
Le 10 mai 1940 je me demandais — et c’était la même impression que celle qui m’avait dominé pendant la première guerre mondiale — comment et pourquoi l’Allemagne violait la neutralité de la Belgique. Il me semblait incompréhensible que cette erreur psychologique fût commise une seconde fois. J’ai exprimé mes idées dans une lettre que j’adressais le 10 mai au ministre hollandais, le Dr Visser.
Qu’avez-vous fait pour éviter que la guerre s’étende dans les Balkans ?
Lorsque la crise surgit en Yougoslavie et que nos troupes entrèrent en Bulgarie, je demandai à Hitler d’adresser une lettre personnelle au président de l’État turc. Dans cette lettre, il déclarait qu’en aucun cas il n’avait l’intention de s’attaquer à la Turquie et qu’en conséquence, il avait donné l’ordre aux troupes allemandes de se tenir à 40 kilomètres de la frontière turque.
En juin 1941, vous avez conclu un pacte d’amitié avec la Turquie. Pouvez-vous nous en expliquer brièvement les motifs ?
Les motifs en étaient très simples : limiter la guerre. La Turquie devait savoir que malgré notre alliance avec l’Italie, malgré la guerre dans les Balkans et en Grèce, elle ne serait jamais menacée. Il fallait aussi qu’elle sût que nous ne tenterions pas de la traverser pour atteindre le canal de Suez. Les négociations étaient très longues et très difficiles, car von Ribbentrop désirait qu’on ne fit aucune allusion, dans ce traité, aux obligations de la Turquie résultant de ses engagements envers les Alliés. J’ai fait remarquer à M. von Ribbentrop et lui ai télégraphié que les Turcs étaient des gens qui s’en tenaient à leurs traités.
Saviez-vous quelque chose des intentions de Hitler contre la Russie ? Qu’en pensiez-vous ?
Le début de la guerre contre la Russie fut naturellement une grande surprise pour nous. Nous avions entendu parler de rassemblements de troupes des deux côtés, mais je supposais — et surtout j’espérais — que Hitler tiendrait les promesses de son pacte envers la Russie et que nous n’entreprendrions pas cette guerre. Dès le début, tant au point de vue allemand qu’au point de vue européen, j’ai considéré cette guerre comme un crime.
Lorsqu’on automne 1943 vous êtes rentré d’une visite en Allemagne, avez-vous continué vos efforts pour la paix ?
Après Stalingrad, il était évident qu’on ne pouvait pas poser les bases d’une paix avec le Gouvernement de Hitler. Nous en avons beaucoup discuté avec mes amis, y compris mes amis militaires.
A l’automne 1943, je fus initié à ce qu’on a appelé le « plan Beck » dont on a tant parlé ici, le témoin Gisevius surtout. Ce plan n’envisageait pas alors un attentat contre Hitler, mais on avait l’intention de faire cerner son Quartier Général par la troupe et de le traduire devant une juridiction. Les raisons en sont faciles à comprendre, car si beaucoup de généraux pensaient qu’il fallait terminer cette guerre, ils n’osaient pas envisager une action contre Hitler parce qu’ils étaient d’avis que celui-ci avait encore un prestige considérable. En outre, la difficulté subsistait que, si l’on écartait Hitler, on ne savait pas ce que les Alliés feraient de nous.
Le Tribunal pense que cette question devrait être traitée plus brièvement, Docteur Kubuschok.
A la suite de tout cela, j’ai essayé de connaître les intentions des Alliés à l’égard de l’Allemagne dans une telle éventualité, et je me suis adressé au ministre américain Earle, qui a donné des communiqués dans la presse.
Je me réfère au document 93 qui figure à la page 214. Il est constitué par le questionnaire du baron von Lersner qui ne peut pas comparaître en raison de la difficulté des communications. Je cite la réponse à la question 7 :
« Mon activité en vue d’amener des négociations de paix a toujours été une initiative privée ; elle s’étendait aux tentatives en vue d’établir des négociations de paix entre toutes les Puissances belligérantes. Avant d’entreprendre une demande de paix quelconque, je me mettais en rapports étroits avec l’ambassadeur von Papen, et j’ai toujours été soutenu par lui avec empressement bien que toute demande de paix lui fût interdite et mît sa vie, au moins autant que la mienne, en danger.
Il m’a aussi mis en rapports avec toute une série d’étrangers, notamment avec le délégué apostolique d’Istamboul [sic], l’archevêque Roncalli. Quand, en 1942, je me suis décidé à me rendre au Vatican, l’ambassadeur von Papen me conseilla non seulement très vivement ce voyage, mais encore me procura personnellement tous les papiers et passeports nécessaires pour me rendre à Rome où je proposai, malgré la défense spéciale et formelle du Gouvernement du Reich, au secrétaire d’État, cardinal Maglione, et au directeur diplomatique de la Curie, Mgr Montini, une campagne du Pape Pie XII auprès de toutes les Puissances belligérantes, en faveur de la paix.
Lorsqu’on avril 1944, l’occasion se présenta à moi d’entrer en relations avec un ami du président Roosevelt qui m’était personnellement connu depuis longtemps, l’ancien ministre d’Amérique à Vienne et à Sofia, M. George Earle, von Papen m’aida à nouveau de toutes les manières... »
Docteur Kubuschok, ce ne sont là que des détails, n’est-il pas suffisant de dire que l’accusé a fait tout son possible pour aider les négociations en faveur de la paix ? Vous pouvez alors renvoyer, si vous le voulez, aux questionnaires ou aux affidavits qui confirment ce qu’a dit l’accusé.
Bien, je renonce donc à lire plus avant la réponse à la question 7 et je me réfère au document 94, à la page 217 ; c’est une lettre du témoin Lersner à M. Kirkpatrick. Dans cette lettre, il se réfère au fait qu’en 1939 déjà, l’accusé von Papen avait l’intention d’envoyer Lersner en Turquie afin que, sur la base de ses relations internationales, il pût agir en faveur de la paix. Il expose les difficultés qui ont surgi et comment von Papen les a surmontées. Dans cette lettre, il parle aussi d’efforts en vue de négociations de paix auprès de l’amiral Horthy et du roi Boris de Bulgarie.
Je voudrais très rapidement me référer aux documents soulevés par les déclarations du témoin Gisevius. Par là je veux prouver que von Papen n’a pas été défavorablement reçu dans les milieux des conspirateurs du 20 juillet mais que, bien au contraire, on envisageait de lui donner le poste de ministre des Affaires étrangères. Je me réfère au document constitué par la déclaration sous serment du comte Bismarck, document 90 figurant à la page 201. Le comte Bismarck a été interné dans un camp de concentration à la suite des événements du 20 juillet — cela pour caractériser le témoin — . Bismarck fait remarquer dans ce document que Papen, en cas de changement éventuel du Gouvernement, s’était mis à leur disposition. Ils étaient convenus de transmettre des informations par M. von Trott qui était aux Affaires étrangères. A la suite des événements du 20 juillet, Trott fut condamné à mort.
Je me réfère finalement au document 89, à la page 199. Il s’agit d’une lettre de Pfeil au fils du témoin von Papen. Pfeil fait remarquer dans cette lettre que lors de l’attentat du 20 juillet, le comte Stauffenberg envisageait. d’utiliser ultérieurement l’accusé comme ministre des Affaires étrangères. Le Tribunal m’a déjà autorisé à présenter ce document. (Au témoin.) Témoin, quelle était votre attitude vis-à-vis du Parti lorsque vous étiez en Turquie ?
Ma situation vis-à-vis du Parti à cette époque-là était extrêmement mauvaise. Pendant une année, j’ai lutté avec le Landesgruppenleiter du Parti en Turquie. Cet homme disait, en s’adressant aux employés de mon ambassade : « M. von Papen devrait être dans un camp de concentration ou bien il faut le fusiller ». J’ai lutté longtemps avant de parvenir à écarter cet homme.
Qu’avez-vous fait à cette époque à propos des affaires des Églises ?
Pendant la guère, j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour éviter une aggravation de l’opposition menée contre les Églises. C’est-à-dire que j’ai pris sous ma protection personnelle toutes leurs institutions en Turquie.
Je me réfère au document 53, à la page 141 et au document 51 à la page 138. (Au témoin.) Qu’avez-vous fait à propos de la question juive au cours de votre activité en Turquie ?
Je me suis opposé à l’application de toutes les mesures prises par le Gouvernement allemand contre les Juifs allemands. Il y a eu un long procès du Parti parce que des membres allemands de mon ambassade avaient consulté un médecin d’origine juive. J’ai défendu mon personnel contre ces reproches et je me suis opposé à ce que l’on confisquât les passeports des Juifs allemands qui se trouvaient en Turquie et qu’on leur retirât la nationalité allemande.
Je me réfère au document 95, à la page 227, constitué par un questionnaire du professeur Martionini. Les questions, 4, 5 et 6 traitent de ce problème. Dans la réponse à la question 6, le dernier paragraphe présente beaucoup d’intérêt et, d’autre part, le témoin von Papen n’en a pas encore parlé. Je me crois donc obligé de citer ce passage, qui, figure à la page 2-29 ; dernier paragraphe de la réponse à la question 6 :
« Je me souviens particulièrement d’un fait qui s’est produit au printemps 1944. Sur la prière de M. Barlas, le commissaire aux réfugiés de la Jewish agency, j’ai rendu visite à M. von Papen pour lui demander son aide pour sauver de la déportation en Pologne et de l’extermination 10.000 Juifs qui se trouvaient en France ; ces Juifs avaient autrefois possédé la nationalité turque, mais y avaient renoncé par la suite. M. von Papen donna suite à ma demande et, par son intervention, sauva la vie de ces Juifs, ce que j’appris peu après par M. Barlas lui-même. M. Barlas pourra donner des détails sur cet incident, qui était connu également de MM. Steinhardt, à l’époque ambassadeur des États-Unis à Ankara, et Numan Menemencioglu, qui était à l’époque ministre des Affaires étrangères de Turquie. ?
Le Tribunal désire que je vous fasse remarquer une fois de plus que vous prenez beaucoup plus de temps que vous ne l’aviez annoncé.
J’en aurai terminé dans quelques minutes. Je passe à la dernière question. (Au témoin.) Quand la Turquie, le 2 août 1944, a rompu ses relations avec l’Allemagne, vous êtes revenu en Allemagne. Pourquoi n’êtes-vous pas resté en Turquie et ne vous êtes-vous pas séparé définitivement de l’Allemagne ?
Je puis faire remarquer que le jour où la Turquie a rompu avec l’Allemagne, le Premier ministre anglais M. Churchill, prononça aux Communes les paroles suivantes :
« La rupture des relations entre la Turquie et l’Allemagne aura de lourdes conséquences, et entre autres, pour M. von Papen. Le 30 juin, il a pu s’échapper du bain de sang ; il n’y parviendra pas cette fois-ci ». C’est pourquoi j’ai été sollicité du côté des Alliés de rester en Turquie ; j’ai refusé. J’ai dit : « Je retourne en Allemagne où je dois être. Je n’émigrerai pas, car il est peut-être encore possible que je puisse faire quelque chose pour mon pays ». C’est comme cela que je suis retourné en Allemagne. A mon arrivée en Allemagne j’ai constaté qu’en conséquence des méthodes terroristes appliquées après le 20 juillet, il n’y avait plus aucune possibilité de faire quoi que ce fût. D’ailleurs, on plaça une sentinelle de la Gestapo devant ma porte.
Je me réfère au document 95, à la page 226. Il s’agit du questionnaire du professeur Martionini dont nous avons déjà parlé. Je renvoie à la réponse à la question 8. Je voudrais en lire brièvement la dernière partie qui traite des problèmes dont vient de parler le témoin.
« La dernière conversation à ce sujet eut lieu le 2 août 1944, la veille de son départ définitif d’Ankara après la rupture des relations diplomatiques entre l’Allemagne et la Turquie. Sur mon conseil de ne pas quitter la Turquie mais d’adresser de Turquie un appel à la nation et à l’Armée allemandes pour renverser Hitler et mettre immédiatement fin à cette guerre insensée, von Papen me répondit en substance ce qui suit : « L’Histoire m’a appris que les dictatures « ne pouvaient pas être renversées de l’étranger par des émigrés ; il faut aller dans le pays pour combattre efficacement le régime. « Pour cette raison, je me suis décidé à retourner en Allemagne pour y mener le combat contre le régime hitlérien, afin de provoquer une fin plus rapide de la guerre. »
J’en ai ainsi terminé de mon interrogatoire de l’accusé von Papen.
D’autres avocats désirent-ils interroger le témoin ?
Monsieur von Papen, je voudrais vous poser quelques questions, avec l’autorisation du Tribunal. Depuis quand connaissiez-vous M. von Neurath ?
Depuis 1932.
Est-il exact que le président von Hindenburg avait alors le désir que M. von Neurath devînt ministre des Affaires étrangères dans le Gouvernement que vous aviez formé en 1932 ?
Oui, c’est absolument exact.
Que savez-vous de l’activité de M. von Neurath dans ses différents postes d’ambassadeur, et surtout de son activité à Londres ? M. von Neurath était-il un grand défenseur de la politique de paix ?
Tout le monde le savait en Allemagne, et moi également.
Vous avez aussi approuvé ce point de vue pacifique ?
Bien entendu, moi aussi je l’ai approuvé. Sans cela, nous n’aurions pas pu travailler ensemble dans un Cabinet.
Est-ce que M. von Neurath, quelques mois plus tard, a pris part à des négociations qui tendaient à faire de Hitler le Chancelier du Reich ?
En aucun cas.
Êtes-vous au courant du fait que le président du Reich, von Hindenburg, a posé les conditions aux termes desquelles M. von Neurath devait rester ministre des Affaires étrangères dans le nouveau Gouvernement de Hitler ?
J’ai déjà dit ici que c’était l’une des conditions expresses de Hindenburg.
Et, en principe, quelle fut l’attitude de Hitler à ce sujet ? A-t-il accepté uniquement pour pouvoir former son gouvernement, ou a-t-il approuvé le choix de Hindenburg ?
Je crois qu’il était d’accord sur le choix de von Neurath pour les Affaires étrangères.
Avez-vous traité quelquefois de ces questions avec Hitler ?
Oui, fréquemment. J’ai appris par Hitler qu’il estimait la personne et les capacités de M. von Neurath.
Avez-vous aussi abordé la question avec M. von Neurath lui-même ?
Oui.
S’est-il décidé facilement ou non ?
J’aime à croire que M. von Neurath a fait les mêmes restrictions que moi.
Quels étaient, à votre avis, — dans la mesure où vous pouvez vous appuyer sur les déclarations de Hitler — les buts de politique extérieure et les aspirations de Hitler ?
Les buts de politique extérieure de cette époque étaient très limités : supprimer par des moyens pacifiques la discrimination dont souffrait l’Allemagne et renforcer sa position dans le monde.
Jusqu’à la fin de 1937, avez-vous entendu quelques déclarations de Hitler vous permettant de conclure qu’il était prêt au besoin à utiliser la force quand les tentatives pacifiques n’atteindraient pas leur but ?
Je n’ai jamais entendu parler de telles intentions de Hitler.
On prétend toujours ici que dans les sphères supérieures du Parti, il parlait de ses intentions belliqueuses.
Je n’ai jamais entendu dire que dans le Parti, même parmi les nationaux-socialistes les plus convaincus, on eût envisagé des possibilités de guerre.
Nous pouvons en somme résumer en disant que vous étiez parfaitement d’accord avec les intentions et les méthodes pacifiques de M. von Neurath ?
Absolument.
On reproche pourtant à M. von Neurath d’avoir travaillé au réarmement de l’Allemagne. Quelles auraient donc pu être les raisons de Hitler motivant un réarmement qui a probablement commencé avant que la souveraineté militaire de l’Allemagne ne soit rétablie ?
J’ai expliqué hier que le réarmement n’a commencé qu’après mon départ du cabinet. Mais, autant que je le sache, tous mes anciens collègues estimaient que le réarmement n’était fait que dans le but d’accorder à l’Allemagne une protection défensive de ses frontières.
J’en arrive au problème de l’Autriche. Connaissez-vous l’attitude de M. von Neurath dans le problème autrichien ?
L’attitude de M. von Neurath dans le problème autrichien était la même que la mienne. Comme moi, il a protesté continuellement au cours des séances du cabinet, contre les mesures terroristes prises par le Parti, dans les années 1933 et 1934.
Lorsque vous étiez en mission extraordinaire à Vienne, étiez-vous sous les ordres de M. von Neurath ? Receviez-vous ses instructions ou était-ce Hitler qui vous les donnait ?
Je n’étais pas sous les ordres de M. von Neurath, mais j’avais demandé d’être directement placé sous les ordres de Hitler. Bien entendu, je tenais M. von Neurath et le ministère des Affaires étrangères au courant de toutes les démarches que je faisais, comme cela ressort clairement des documents que l’on a présentés ici.
Quelle a été l’attitude de M. von Neurath quant aux négociations de l’été 1936 qui menèrent au traité du 11 juillet entre l’Allemagne et l’Autriche ?
M. von Neurath était absolument du même avis que moi ; ce traité devait servir à la pacification définitive de nos deux peuples frères.
A-t-il essayé d’agir dans ce sens sur Hitler ?
Je ne suis pas au courant de cela, mais je le suppose.
Croyez-vous qu’il était sincère à propos de ce traité ? Est-ce là votre avis ? Je fais remarquer ici que le Ministère Public prétend le contraire et accuse M. von Neurath d’avoir signé ce traité avec des intentions trompeuses.
Hier, j’ai déjà donné des détails à ce sujet. J’ai protesté contre ces intentions trompeuses que nous prêtait le Ministère Public. M. von Neurath a eu, aussi peu que moi-même, de telles intentions.
Encore deux brèves questions. Connaissez-vous l’attitude de M. von Neurath au sujet du retrait de l’Allemagne de la Société des Nations et de la Conférence du désarmement, en 1933 ?
Oui, je connais cela très bien. M. von Neurath était d’avis qu’il était prudent de quitter la Conférence du désarmement, mais il pensait, comme moi, que le retrait de l’Allemagne de la Société des Nations était une faute. Comme je l’ai dit hier au Tribunal, c’est avec son accord que je me suis rendu à Munich pour voir Hitler afin de le convaincre de ne pas se retirer de la Société des Nations.
Je n’ai plus de question à poser au témoin.
Avec l’autorisation du Tribunal, je me permettrai de représenter le Dr Stahmer, qui est absent, pour poser une question concernant l’accusé Göring. (Au témoin.) Témoin, vous avez dit ce matin qu’au sujet de l’assassinat de votre ami Ketteler en 1938, vous vous étiez adressé à Göring parce qu’il avait la Gestapo sous ses ordres. N’était-ce pas un fait, et n’en saviez-vous rien ; qu’à partir de 1936 au plus tard la Gestapo a été placée sous les ordres de Himmler et qu’elle était formellement sous les ordres du ministre de l’Intérieur ?
Il est possible que je l’aie ignoré en raison de mon absence d’Allemagne pendant quatre ans. En fait, on l’a dit ici. J’avais en tout cas le sentiment, en m’adressant à Göring, qu’il était en mesure de me défendre contre la Gestapo. Hitler ayant refusé de me parler de cette affaire, il était tout à fait normal de m’adresser à lui qui était le deuxième personnage d’Allemagne.
Je n’ai pas d’autre question à poser.
Est-ce que les représentants du Ministère Public désirent contre-interroger le témoin ? Sir David, peut-être préféreriez-vous commencer après la suspension ?
Oui, à ce moment-là mes documents seraient en ordre et ce serait plus agréable pour le Tribunal.
L’audience est levée.
Je vous suis très obligé, Monsieur le Président.