CENT CINQUANTE-HUITIÈME JOURNÉE.
Mercredi 19 juin 1946.
Audience de l’après-midi.
Avez-vous terminé, Sir David ?
Oui, Monsieur le Président.
D’autres représentants des Ministères Publics ont-ils l’intention de contre-interroger le témoin ? (Pas de réponse.) Docteur Kubuschok ?
Lors du contre-interrogatoire d’hier, on vous a fait remarquer que, dans un rapport à Hitler du 27 juillet 1935, livre de documents britanniques 11 (a), page 79, vous auriez dit que, selon des constatations de justice, des personnalités dirigeantes du Reich auraient pris part, en juillet 1934, aux méthodes de force qui auraient été appliquées en Autriche. A ce propos, vous auriez donné le nom de Habicht. Pouvez-vous me donner quelques explications sur la personnalité de Habicht ? Est-ce que Habicht était un Allemand du Reich ?
Habicht était un Allemand du Reich. Il avait son Quartier Général à Munich ; il était inspecteur régional de l’ensemble du parti national-socialiste en Autriche. Il faut comprendre cela ainsi : le parti autrichien avait en Autriche même un Gauleiter, mais le parti autrichien se trouvait sous les ordres de l’inspecteur régional Habicht qui le dirigeait et qui donnait ses ordres de Munich, de la direction du Parti. Étant donné que cet homme était le chef de tout le parti autrichien, sa situation dans le Parti était bien entendu celle d’une personnalité dirigeante. C’est ainsi qu’on ne peut pas en faire un agent de liaison, mais qu’on est obligé de la considérer comme une personnalité dirigeante du Reich.
Hier, lors du contre-interrogatoire, on vous a présenté différentes lettres que vous auriez écrites à Hitler entre le 4 et le 17 juillet 1934. Ces lettres demandent des explications supplémentaires. Quel était leur but ?
Je vous suis reconnaissent de me permettre de m’expliquer une fois de plus sur cette correspondance. Il faut considérer la situation telle qu’elle était alors. Bose avait été fusillé, trois de mes collaborateurs avaient été arrêtés, il régnait un état d’esprit extrêmement tendu et agité et celui qui, d’une façon quelconque, s’opposait à de pareilles mesures, courait alors le risque d’être en relations avec cette révolte des SA. Cet état d’esprit était à peu près celui du 20 juillet 1944. C’est pourquoi il fallait en arriver à un premier but : le cas Bose, comme les autres, devait être éclairci par une procédure judiciaire. C’est ce que je demandais dans ma première lettre du 4 juillet. Cette réhabilitation, je l’ai demandée encore dans d’autres lettres. Mais il fallait tout d’abord prouver que nous n’avions rien à faire avec la conspiration des SA.
Dans vos lettres, vous assurez Hitler de votre fidélité et de votre loyauté. N’est-ce pas là une chose étonnante après les événements du 30 juin ?
Il est possible que cela paraisse surprenant en effet, mais pas à ceux qui ont connu l’état d’esprit de cette époque, car alors quiconque se trouvait en opposition avec le Parti ou avait critiqué le système était traité comme un conspirateur. C’est pourquoi j’ai cru qu’il était bon de m’expliquer dans une lettre semblable afin que l’on comprenne que ni la vice-chancellerie ni moi n’avions rien eu à faire avec la conspiration.
Le Ministère Public fait ressortir que dans cette lettre vous demandez la réhabilitation de votre propre personne. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?
Je prie le Tribunal de bien vouloir considérer ces lettres. Il pourra constater que toujours et toujours j’en suis revenu à la question de la réhabilitation de mes collaborateurs. Dans ma lettre du 12 juillet, page 3, je déclare que l’honneur de mes propres collaborateurs est également mon propre honneur et, à nouveau, j’exige l’éclaircissement du cas Bose.
Que pensiez-vous pouvoir atteindre par la procédure judiciaire que vous proposiez ?
Une procédure judiciaire aurait eu deux sortes de résultats. D’abord, on aurait constaté que nous n’avions pas pris part au putsch et cela aurait forcément amené la preuve que l’arrestation de mes collaborateurs et l’assassinat de Bose étaient une action inadmissible, un acte pour lequel les responsables devaient être punis.
Dans la lettre du 14 juillet, vous approuvez le discours de justification de Hitler devant le Reichstag le 13 juillet. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?
Je vous prie de regarder le texte de cette lettre. J’y approuve la défaite de la deuxième révolution envisagée. Cela ne veut pas du tout dire que j’approuvais des actes de force qui avaient été exercés contre les personnes étrangères aux cercles de cette révolution. De plus, il faut bien réfléchir à ceci. Les événements du 30 juin se répartissaient en deux groupes différents. D’abord, Hitler lui-même s’était dressé contre les SA révoltés. Le fait qu’une telle révolte eût été projetée paraissait croyable à tout le monde, car les bruits d’une deuxième révolution couraient par le pays depuis des semaines. A Marbourg, je l’ai fait remarquer. La révolte des chefs SA qui représentaient pratiquement cette force pouvait être considérée comme un danger pour la sécurité de l’État, et les exécutions avaient été dirigées contre des chefs SA qui étaient bien connus et dont les noms étaient liés aux excès de 1933. La deuxième partie de l’action était dirigée contre des personnalités étrangères au cercle dont je viens de parler. Lentement, les cas particuliers se révélaient. La justification des mesures prises contre ces personnes fut partiellement motivée par le fait que les intéressés avaient eu, d’une façon quelconque, des relations avec les chefs SA et qu’ils avaient en partie manifesté une résistance. Il fallait éclaircir cela, car, en la matière, on pouvait parler d’une nécessité d’État et on ne pouvait pas non plus s’écarter d’une procédure judiciaire ordinaire. C’est la raison de ma lettre à Hitler du 12 juillet dans laquelle j’essaie de le décider à ne pas sortir des voies légales. Je le mets en garde contre le fait de s’identifier avec les événements qui s’étaient produits et je lui demande, en me référant à nouveau au cas Bose, la réhabilitation de ce dernier et une procédure judiciaire régulière.
Docteur Kubuschok, nous avons les lettres sous les yeux.
Oui, mais cet interrogatoire cherche à expliquer la question et la raison pour laquelle les lettres étaient ainsi rédigées. Je pense que l’accusé a donné assez d’explications pour que je puisse passer à une autre question.
Votre lettre du 17 juillet est signée sans formule de politesse et est ainsi différente des autres lettres quant à la forme générale. Comment expliquez-vous cela ?
Le 17 juillet, je considérais que mes efforts pour arriver à une procédure telle que je la désirais avaient échoué. Je n’avais même pas reçu mes documents en retour, c’est pourquoi je renonçai à négocier ; il n’existait plus alors aucun motif de faire officiellement connaître ma démission.
Vous voulez dire la retirer ? Je me réfère à un document dont on a parlé aujourd’hui au Ministère Public britannique : il s’agit du document PS-2248 qui figure dans le livre anglais 11 (a), page 99. M. le représentant du Ministère Public britannique a tenté d’obtenir des éclaircissements de l’accusé, mais je crois qu’il y a eu à ce moment des difficultés lors de la traduction et la compréhension est devenue plus difficile. Je vais lire la phrase en priant l’accusé de bien vouloir me donner une explication à son sujet. Je cite à partir de la page 99 du texte anglais, paragraphe 2, en partant du haut :
« La façon dont l’Allemagne... »
Docteur Kubuschok, nous avons déjà eu une longue explication à ce sujet.
Monsieur le Président, l’explication a souffert du fait que l’accusé n’avait pas très bien compris la traduction. Peut-être le représentant du Ministère Public britannique n’a-t-il pas très bien compris ; peut-être la façon dont le texte allemand a été rédigé n’était-elle pas claire. Il sera très facile à l’accusé de s’expliquer à ce sujet.
Très bien, continuez.
« La façon dont l’Allemagne combat les difficultés politico-religieuses, la main habile qui élimine le catholicisme politique sans toucher aux fondations chrétiennes de l’Allemagne aura des effets non seulement très importants sur l’Angleterre... » etc.
Je vous prie de bien vouloir m’expliquer le sens de cette phrase que je viens de lire.
J’avais voulu dire par là à Hitler : il vous faut agir adroitement, savoir écarter le catholicisme politique, mais laisser subsister à tout prix le fondement religieux, car la question de la solution de ce problème...
Aucune question de traduction n’intervient ici ; cet extrait nous a été lu comme il l’avait été par Sir David ; la traduction est toujours la même. Le témoin a répondu plusieurs fois exactement la même chose aux questions de Sir David.
Monsieur le Président, puis-je vous faire remarquer que la phrase entière est écrite au futur...
Elle vient de nous être lue par les interprètes exactement comme elle figure dans le livre, comme Sir David l’a lue au Tribunal. Il n’est pas question de formes de temps différentes.
Il y a là une difficulté linguistique spéciale car, dans la première partie, les mots « combat » et « élimine » sont mis au présent ; ils se rapportent au futur : « aura des effets » et, dans ce cas, ce présent doit, conformément à la grammaire allemande, être considéré comme un futur. D’après M. le représentant du Ministère Public britannique, les mots « combat » et « élimine » avaient le sens du passé. C’est là toute la différence.
C’est une discussion sur des mots contenus dans ce document ?
Oui.
Témoin, une dernière question. Nous avons parlé de la conversation qu’avait eue le cardinal Innitzer avec Hitler à Vienne. Qu’est-ce qui vous amena à provoquer cette rencontre entre Hitler et le cardinal Innitzer ?
Avec l’entrée de nos troupes en Autriche et l’Anschluss de l’Autriche à l’Allemagne, Hitler avait incorporé à l’Allemagne un pays catholique, et le problème qui était à résoudre était de gagner ce pays également de l’intérieur. Cela n’était possible que si Hitler partait de bases religieuses et reconnaissait les droits que le catholicisme avait dans ce pays. C’est pour ces motifs que j’ai envisagé une conversation entre le cardinal Innitzer et Hitler. Je l’ai provoquée de manière à bien établir que Hitler, à l’avenir, mènerait en Autriche une politique qui serait basée sur le christianisme. Avec cette conversation, je pensais pouvoir rendre encore un dernier service à l’Autriche. Voilà le motif de cette conversation.
J’en ai terminé avec mon interrogatoire.
J’aimerais vous poser deux ou trois questions. Quand avez-vous entendu parler pour la première fois de l’assassinat des Juifs ?
Je crois, Monsieur le Président, que c’était au cours de la guerre.
La guerre a duré environ six ans. A quelle époque de la guerre ?
Je ne peux pas, sous la foi du serment, vous dire avec certitude quand cela s’est passé.
Vous ne pouvez pas le dire plus exactement ?
Non ; notre connaissance générale était la suivante : les Juifs avaient été transportés dans des camps de concentration en Pologne, mais nous n’avons rien su d’une extermination organisée des Juifs telle que celle dont il a été parlé ici.
Le témoin Marchionini, dont votre avocat a déposé le témoignage comme preuve, que savez-vous de lui ?
Marchionini, Monsieur le Président, était un professeur fort connu qui avait installé à Ankara une clinique modèle ; il était également le médecin de ma famille.
Vous avez votre livre de documents devant vous ?
Non.
L’accusé pourrait-il avoir le volume 3 ? Je me réfère à l’attestation de Marchionini, volume 3, dernier paragraphe de la question 6.
Pardonnez-moi, Monsieur le Président, je n’ai pas encore trouvé.
Prenez votre temps.
Oui, j’ai l’affidavit.
Avez-vous trouvé la réponse à la sixième question ?
Les questions n’ont pas de numéros.
C’est l’avant-dernière question.
La dernière ?
L’avant-dernière.
Oui.
Dans la réponse, il dit : « Je me souviens très bien d’un incident qui a eu lieu au printemps de 1944, lorsque j’ai rendu visite à M. von Papen à la demande de M. Barlas, commissaire aux réfugiés de l’agence juive, pour lui demander son aide pour empêcher 10.000 Juifs de France d’être déportés en Pologne pour y être exterminés. Ces Juifs étaient précédemment de nationalité turque, mais y avaient renoncé ». Il dit alors que vous avez sauvé la vie de ces Juifs. Est-ce exact ?
Oui, certainement.
Donc, au printemps 1944, vous saviez que 10.000 Juifs devaient être déportés de France pour être exterminés.
Je croyais qu’ils devaient être déportés en Pologne, Monsieur le Président, mais nous ne savions pas à cette époque, en 1944, qu’ils devaient y être tués. Nous voulions les protéger de la déportation.
Je croyais vous avoir entendu dire que cette déclaration était exacte.
A l’époque, nous n’avons pas su que c’était dans un but d’anéantissement. La question était simple : savoir si je pourrais contribuer à empêcher 10.000 Juifs qui se trouvaient en France d’être déportés en Pologne.
C’est tout, vous pouvez reprendre votre place an banc des accusés.
Le Tribunal m’avait autorisé à entendre trois témoins. Le témoin Baron von Lersner, à la suite des difficultés de transport, n’a pas pu être ici en temps voulu, il pourra être ici au plus tôt à la fin de juillet. Après l’interrogatoire de l’accusé, et en tenant compte du fait que Lersner a répondu à un questionnaire, je crois pouvoir renoncer à ce témoin. Je le regrette, étant donné que c’est un homme qui a accompagné l’accusé pendant toute sa vie politique ; c’est un témoin qui aurait été particulièrement important en raison de son objectivité dans ces questions. Il était président de la délégation allemande au Traité de Versailles.
Si vous avez la déposition sous serment ou le questionnaire de ce témoin, vous pouvez le déposer sans autre explication.
Oui, comme deuxième témoin j’avais été autorisé à citer le comte Kageneck. Puisque les questions qui devaient être posées à Kageneck ont été traitées dans l’interrogatoire de l’accusé et que le contre-interrogatoire n’en a pas fait mention, il m’est également possible de renoncer à ce témoin. Il me reste donc un seul témoin, le Dr Kroll, que j’appelle maintenant à la barre.
Voulez-vous nous donner votre nom ?
Hans Kroll.
Voulez-vous répéter ce serment après moi :
« Je jure devant Dieu tout puissant et omniscient que je dirai la pure vérité et que je ne cèlerai ni n’ajouterai rien. » (Le témoin répète le serment.)
Vous pouvez vous asseoir.
Témoin, quelle était votre situation à Ankara ?
J’ai été premier conseiller d’ambassade et plus tard ambassadeur à Ankara, de l’automne 1936 jusqu’en avril 1943. D’avril 1939 à avril 1943, j’ai été en rapports continuels avec l’ambassadeur » von Papen dont j’étais le premier collaborateur. Chaque jour, le matin et l’après-midi, nous conférions plusieurs heures ensemble, de sorte que je crois être parfaitement au courant des différentes phases de son activité en Turquie pendant cette période, c’est-à-dire pendant son travail au cours de la guerre.
Mes questions se borneront à parler de la politique de paix de l’accusé. Avez-vous connu M. von Papen avant qu’il ne soit ambassadeur à Ankara ?
Non, nous avons fait connaissance à Ankara.
Étiez-vous membre de la NSDAP ?
Non.
Après avoir été nommé au poste d’ambassadeur, M. von Papen s’est rendu à Ankara pour un court séjour ; quel était le but de cette visite ?
D’abord, M. von Papen voulait présenter ses lettres de créance au Gouvernement turc et s’informer de la situation.
Est-ce que M. von Papen, par son attitude et ses déclarations, a alors prouvé qu’il était d’accord avec la politique extérieure de l’Allemagne, surtout en ce qui concernait la Pologne, ou bien a-t-il, dans le cadre de ses possibilités, essayé d’agir contre cette politique ?
A l’arrivée de M. von Papen, je désirais savoir de lui quels étaient ses sentiments sur le développement de la situation générale, en particulier de la situation polonaise. Je pensais, bien entendu, qu’arrivant d’Allemagne il était au courant des plans de Hitler, et je pus constater qu’il n’en savait pas plus que moi, c’est-à-dire à peu près rien du tout. Nous avons discuté ensemble la question en détail. C’est ainsi que j’ai pu constater que M. von Papen, qui parlait ouvertement de ces questions avec moi était plein de défiance vis-à-vis de la politique extérieure de Hitler. Il était un adversaire déclaré de la guerre et, bien entendu, aussi un adversaire déclaré de la guerre contre la Pologne. Il était du reste convaincu que la question polonaise pourrait se résoudre par un accord, si on pouvait simplement expliquer à Hitler qu’un conflit avec la Pologne devait à tout prix être évité, parce qu’il entraînerait une guerre mondiale. Il a donc fait des efforts dans ce sens, je puis le dire, d’une façon courageuse, claire et ouverte dans les rapports qu’il faisait à Hitler pour lui faire comprendre ce point de vue. Par ses conversations avec les hommes d’État turcs, avec les diplomates accrédités à Ankara, il a fait en sorte d’apporter la preuve que dans tous les cas un conflit avec la Pologne amènerait indubitablement une guerre avec la France et l’Angleterre. Plus tard également, il m’a dit qu’il était convaincu que si chaque Allemand ou chaque étranger avait parlé aussi clairement à Hitler, la guerre n’aurait pas eu lieu.
Après la déclaration de guerre à la Pologne, quelle a été l’attitude de M. von Papen sur l’extension de la guerre aux États norvégien, belge, etc, et finalement la Russie ?
M. von Papen espérait, bien entendu, qu’à la faveur de la pause qui eut lieu l’hiver, on allait arriver à une compréhension, à une conversation quelconque. Il savait que si on commençait à se battre à l’Ouest, ce serait alors un véritable massacre et qu’il serait trop tard pour engager des pourparlers. Il a naturellement utilisé toutes les possibilités qui lui étaient offertes en Turquie. Il a toujours fait son possible avec sa serviabilité habituelle et a entrepris une série de pourparlers avec le ministre de Hollande à Ankara, son ami M. Van Visser, qui exprimait le vœu de la Hollande que la guerre fût terminée avant le printemps, c’est-à-dire avant que la lutte à l’Ouest commençât. Le but devait être d’arriver à des pourparlers entre l’Angleterre et l’Allemagne.
Il m’intéresserait de savoir comment les conceptions de M. von Papen s’accordaient avec la paix. Croyait-il, par la voie de la paix, pouvoir obtenir une annexion quelconque, ou quels étaient les buts de cette paix qu’il envisageait à ce moment-là ?
Je crois qu’il est bien connu, en raison de la précédente activité de M. von Papen, qu’il était l’ami et le partisan d’une compréhension européenne. Il savait aussi que cette guerre n’avait pas commencé pour un problème territorial, mais plutôt pour une question de principes, c’est-à-dire pour qu’on puisse à l’avenir éviter une action agressive unilatérale, une guerre d’agression. La condition d’une conversation éventuelle était la restauration du statut légal d’avant le début de la guerre, c’est-à-dire le rétablissement du statu quo ante sur les bases de 1938, en reconstituant la Pologne et la Tchécoslovaquie.
La seconde condition pour le succès d’une telle conversation était pour lui le rétablissement de la confiance en la signature allemande, car il était notoire que la politique étrangère de Hitler l’avait détruite. Il en vint donc à envisager comment on pourrait restaurer la confiance en l’Allemagne. Il savait d’une façon sûre que la condition nécessaire à cela était une modification essentielle du régime, ayant pour but de faire de l’Allemagne un État où régnât le droit. Enfin M. von Papen, par son poste en Turquie, voyait la possibilité de terminer la guerre par un accord, car la Turquie plus qu’aucun autre pays de la même importance dans le domaine étranger remplissait les conditions idéales pour servir d’intermédiaire. Elle possédait la confiance de tous les adversaires dans la guerre et c’est la chose la plus importante pour pouvoir poser les bases d’une conversation. Il a fait aussi des efforts lors de toutes les conversations avec les hommes politiques turcs pour essayer de gagner l’entremise de la Turquie. Pendant toutes les années qu’il a passées en Turquie. ce fut le leitmotiv de son travail : amener le plus rapidement possible la fin de la guerre. En fait, il a obtenu un grand résultat : le Président de l’État turc a, en 1942, au cours d’un grand discours officiel devant l’assemblée nationale turque, offert les services de la Turquie pour une médiation entre les deux belligérants.
Avez-vous eu connaissance des efforts qu’a faits M. von Papen pour éviter, du côté de la Turquie, une extension de la guerre contraire à certaines aspirations des autres membres de l’Axe et de certains cercles autour de Hitler ? Il y a eu plusieurs crises au cours de la guerre, dont vous pouvez peut-être brièvement faire mention.
Je puis dire que l’activité de von Papen en Turquie peut se résumer en un mot. Il considérait que sa mission consistait à représenter les intérêts de l’Allemagne, sa patrie, et à les confondre avec l’intérêt de la paix. Cela signifiait, en pratique, qu’il faisait tous ses efforts pour éviter que la guerre s’étendît à la Turquie et au proche Orient. Ainsi, il s’efforçait de préparer le terrain sur lequel la Turquie pourrait servir de médiatrice au moment donné.
Nous en arrivons à la question des crises. Je voudrais me limiter aux cas à propos desquels M. von Papen avait l’impression que la neutralité de la Turquie était mise en danger par les intentions des partenaires de l’Axe.
Je croyais avoir précédemment attiré votre attention sur le fait qu’il n’y avait aucune accusation portée contre von Papen à propos de son activité à Ankara. Je vous fais remarquer que je pensais que tout cela n’était qu’un résumé.
Il n’y a que peu de cas, Monsieur le Président ; il en parlera brièvement et cela me permettra d’éclaircir la question.
La seule façon dont le témoignage puisse être pertinent, c’est qu’il décèle quelque chose de l’activité de Papen avant qu’il n’aille à Ankara. C’est ce que je vous ai déjà dit l’autre jour.
J’ai dit l’autre jour, Monsieur le Président, que la personnalité d’un homme accusé de conspiration ne peut être jugée correctement si l’on se réfère à une seule période de sa vie. L’accusé occupait un poste où il ne pouvait agir que d’une manière négative ou positive. Et il n’est pas sans importance de le présenter tout au moins brièvement.
Ce témoin nous a parlé pendant très longtemps de l’activité de Papen. Il nous a dit qu’elle avait été foncièrement pacifique et qu’il avait essayé de faire de la Turquie une puissance médiatrice. Et il ne fait rien d’autre à l’heure actuelle que de nous donner des détails sur le même sujet. Et cela s’étend sur une période à propos de laquelle le Ministère Public n’a porté aucune accusation contre von Papen.
Si le Tribunal pense que l’accusé von Papen a considéré sa mission à Ankara comme une mission de paix, je n’ai pas besoin de poser d’autres questions au témoin sur ce sujet et j’en arrive aux dernières questions. Quelle était l’attitude de M. von Papen vis-à-vis du Parti, en particulier de la direction régionale à Ankara ?
Dès son arrivée, M. von Papen fut reçu avec une grande méfiance. Ce n’était pas étonnant du reste, car on savait qu’il n’était pas national-socialiste. Pendant les quatre ans que j’ai passés avec lui en Turquie, je n’ai connu personne qui le considérât comme un national-socialiste. Ses relations avec le Parti ne firent que s’aggraver au cours des années. C’est ainsi qu’on arriva à un véritable conflit en 1942, quand le Landesgruppenleiter du Parti à Ankara dit un jour à ses camarades que si cela n’avait dépendu que de lui, il aurait fait fusiller M. von Papen. On le lui a reproché et il s’est rétracté en disant qu’il n’avait pas dit cela, mais qu’il aurait voulu l’envoyer dans un camp de concentration.
Quelle était l’attitude de von Papen sur la question juive ?
Comme il l’a bien souvent dit dans ses discours, comme il l’a prouvé par ses actes d’une manière non équivoque, il s’est dressé contre la politique antisémite du Parti. Il était en relations avec des émigrés juifs ou demi-juifs, il a appelé des médecins juifs, il a fait des achats dans des magasins juifs ; je crois, en somme, que ce sont les motifs qui ont amené une tension aussi grande entre le Parti et lui.
M. von Papen n’a-t-il pas employé une Juive à l’ambassade ?
Autant que je le sache, oui. Je crois que c’était la femme de son huissier.
C’était une téléphoniste, la dame B.... n’est-ce pas ?
Oui.
Connaissez-vous un M. Posemann ? Était-il en rapports quelconques avec l’ambassade d’Allemagne ?
De mon temps, M. Posemann n’était pas à l’ambassade d’Allemagne. Je me souviens qu’il tenait une librairie à Ankara. Il n’avait rien à faire avec l’ambassade.
Quelle était l’attitude de von Papen sur la question du personnel ? Est-ce qu’il appelait des fonctionnaires nationaux-socialistes à l’ambassade ou non ? Dans quel sens formulait-il ses demandes de personnel ?
Il est notoire que le Parti n’était jamais satisfait sur le choix des collaborateurs de M. von Papen. Cela a eu d’ailleurs des conséquences très graves le 30 juin et après l’Anschluss. Il était quelque peu dangereux d’être son premier collaborateur. On lui a naturellement reproché de n’avoir pas fait de l’ambassade d’Ankara une forteresse nazie comme c’était l’usage pour les représentants allemands dans les Balkans, et lorsqu’il réclamait du personnel, de ne rechercher que des personnes dont il était sûr qu’elles n’étaient pas nationales-socialistes. Je crois que je n’ai qu’à vous citer deux noms : M. von Haeften et M. Trott zu Solz, deux hommes dont je crois qu’ils ont été exécutés en raison des événements du 20 juillet. Bien entendu, on reprocha à M. von Papen lui-même de s’être dressé contre tous les efforts qui furent faits pour m’éloigner de mon poste. Je ne sais pas si je dois m’expliquer sur ce point ?
Oui, brièvement.
A plusieurs reprises, je peux dire à peu près tous les mois, on a essayé de m’éliminer de l’entourage de von Papen, mais sans succès, car M. von Papen s’opposait à tous ces efforts. C’est alors qu’au printemps de 1942, le Landesgruppenleiter, en parfait accord avec les Ortsgruppenleiter d’Ankara et d’Istanbul, se rendit avec eux chez M. von Papen et, au nom du Parti, demanda officiellement de m’éloigner de mon poste. M. von Papen refusa à nouveau mais, en fin de compte, en 1943, la pression du Parti fut si forte que d’autres services intriguèrent par ailleurs contre moi. C’est ainsi que je fus renvoyé.
Pour terminer, lors de vos années de collaboration avec von Papen, vous avez bien connu l’activité de l’accusé et sa personnalité. Peut-être pourriez-vous nous brosser un croquis rapide de l’accusé ?
Je viens de dire...
Non, tout cela a déjà été dit assez longuement, il est inutile de le retracer brièvement.
Je renonce donc à cette question, Monsieur le Président, et en ai ainsi terminé avec l’interrogatoire du témoin.
Je n’ai aucune question à poser au témoin, Monsieur le Président.
Les avocats désirent-ils poser des questions au témoin ? Le témoin peut se retirer.
Je me réfère encore brièvement à quelques documents. Du livre de documents n° 1, je dépose le document 24, à la page 86. J’attire votre attention sur la remarque :
« Le Ministère Public est d’accord pour reconnaître comme un fait indiscutable que la loi sur les pleins pouvoirs du 24 mars 1933 a été précédée par deux lois sur les pleins pouvoirs de l’année 1923. » Je me réfère au livre de documents 2, document 63, un article du journal Stars and Stripes du 27 mars 1946, qui fait ressortir les efforts de paix entrepris par Earle. Cet article est le complément de l’interrogatoire de Lersner.
Vous disiez 36 ?
Non, 63, page 153. Je me réfère en outre au tome 2...
Un instant... Ce document que vous venez de nous présenter est du 27 mars 1946 ? Que voulez-vous faire avec cela ? C’est un article de journal ?
Oui, c’est un article de journal relatif à une interview de Earle, qui parle de cette conversation avec Lersner et qui doit compléter les déclarations de Lersner que nous n’avons pas ici. Je voudrais me servir de cet article de journal. Il complète le bref compte rendu écrit de Lersner.
Mais vous avez eu l’occasion d’avoir une déposition sous serment de Lersner et de lui poser les questions que vous désirez. Vous présentez maintenant un article de journal datant de 1946, alors que le Procès était commencé.
Monsieur le Président, Lersner ne peut pas être entendu ici puisqu’il est absent ; étant donné qu’il était admis qu’on le ferait déposer comme témoin, il ne répondit au questionnaire que d’une manière brève. C’est donc pour compléter ce questionnaire...
Quelle est la date de ce questionnaire ?
Monsieur le Président, le questionnaire Lersner est du 15 avril 1946. C’est le document 93. 15 avril 1946.
Le Tribunal ne peut pas admettre ce document. Les articles parus après le commencement des débats ne peuvent être considérés par le Tribunal comme des moyens de preuve admissibles.
Dans le livre 3, je présente encore le document 99. C’est une déclaration sous serment de Schaffgotsch, à la page 243. On va vous la remettre, Monsieur le Président. C’est une brève déclaration sous la foi du serment qui parle des efforts inutiles de von Papen au printemps 1934 pour atteindre Hindenburg.
Je termine avec le document 100, que je dépose. Il s’agit de la proclamation du Gouvernement du 1er février 1939, dont on a parlé hier, et aussi d’un extrait d’un discours de Hitler du 23 mars sur la politique extérieure. Nous en avons parlé au cours des débats d’hier. Du reste, je me réfère à tous les documents qui sont contenus dans les trois livres de documents en question, et je prie le Tribunal de bien vouloir en prendre connaissance.
J’ai encore une dernière requête à vous adresser. Hier, dans la discussion sur les affidavits de Schrœder et de Meissner, certaines parties ont été lues au procès-verbal. Je pense que le Ministère Public, qui n’a pas fait usage de ces documents, sera d’avis qu’ils seront rayés du procès-verbal.
C’est la déposition sous serment de Meissner qui a été utilisée en partie, n’est-ce pas ?
Je crois, Monsieur le Président, que la meilleure façon de procéder consisterait, pour le Tribunal, à considérer que je me suis borné à faire ressortir des faits de cette déclaration sous serment et à admettre que cette dernière n’a pas été déposée comme preuve. Car autrement, il serait difficile, je pense, de rectifier le procès-verbal. Mais je suis malgré tout d’accord pour adopter cette dernière solution.
C’est entendu. Nous admettrons que les faits ont été présentés au témoin et que ce dernier a répondu sans que nous considérions sa réponse comme une déclaration sous la foi du serment.
Oui, Monsieur le Président, comme mes propres questions.
J’en ai ainsi terminé avec le cas de l’accusé von Papen.
Je vous remercie. L’audience est suspendue.
Le Tribunal siégera en audience publique samedi de 10 heures à 13 heures. Je donne la parole à l’avocat de l’accusé Speer.
Monsieur le Président, Messieurs. Peut-être le Tribunal se souviendra-t-il que, lors de la délibération sur les moyens de preuve que je m’étais proposé d’utiliser, je pensais pouvoir renoncer à la citation de tous témoins. Je m’étais contenté de présenter des questionnaires se rapportant à des interrogatoires de témoins de la salle d’audience. J’avais espéré qu’il me serait possible de présenter au Tribunal un ensemble de preuves complètes. Malheureusement, je ne suis pas encore en possession des questionnaires envoyés ; je n’en ai reçu qu’une partie. Les questionnaires qui sont à ma disposition seront utilisés dans la mesure du possible au cours de la déposition de l’accusé, ce qui m’évitera d’avoir à présenter l’ensemble des documents. Mais, malgré cela, j’espère pouvoir condenser les explications de l’accusé, afin que je puisse me limiter à une journée, ou au maximum à 7 heures.
Avec la permission du Tribunal, j’appelle maintenant l’accusé à la barre des témoins.
Oui. (L’accusé Speer gagne la barre.)
Quel est votre nom ?
Albert Speer.
Voulez-vous répéter ce serment après moi ;
« Je jure devant Dieu tout puissant et omniscient que je dirai la pure vérité et que je ne cèlerai ni n’ajouterai rien. » (Le témoin répète le serment.)
Vous pouvez vous asseoir.
Monsieur Speer, voulez-vous, je vous prie, donner une courte relation de votre vie jusqu’au moment où vous avez été nommé ministre.
Je suis né le 19 mars 1905. Mon grand-père et mon père étaient des architectes connus. Je me proposais tout d’abord d’étudier les mathématiques et la physique, et c’est plutôt par tradition que par inclination que j’ai choisi la profession d’architecte. J’ai fréquenté les écoles supérieures de Munich et de Berlin et, à l’âge de 24 ans, en 1929, j’étais premier assistant à l’École supérieure technique de Berlin. A l’âge de 27 ans, en 1932, je suis devenu indépendant et le suis resté jusqu’en 1942. En 1934, on a attiré sur moi l’attention de Hitler pour la première fois. J’ai fait sa connaissance et, à partir de ce moment-là, j’ai eu une activité d’architecte pour laquelle j’étais plein d’enthousiasme, car Hitler était un fanatique de la construction, et il m’a chargé de constructions importantes : construction de la Chancellerie du Reich à Berlin, et de divers édifices ici à Nuremberg sur le terrain destiné aux congrès du Parti. A côté de cela, dis-je, j’ai été chargé de travaux d’urbanisme à Berlin et à Nuremberg. J’avais réalisé des projets de bâtiment qui auraient compté parmi les édifices les plus importants du monde, mais la réalisation de ces projets n’aurait certainement pas coûté plus cher à l’Allemagne que deux mois de guerre. Étant donné la prédilection de Hitler pour ces constructions, j’avais avec lui un contact personnel étroit. J’appartenais à un cercle qui se composait d’autres artistes et de collaborateurs de son État-Major. Si Hitler avait pu avoir des amis, il est certain que j’aurais été l’un parmi les plus proches. Malgré la guerre, ces constructions pacifiques ont été poursuivies jusqu’en décembre 1941, et c’est la catastrophe de l’hiver en Russie qui leur a mis fin. La main-d’œuvre, dans la mesure où elle était allemande, était nécessaire à la construction des installations ferroviaires en Russie. Je l’ai laissée à cet usage.
Sous le numéro PS-1435, le Ministère Public a présenté le document USA-216, qui est une observation de votre premier discours de ministre qui date de février 1942, et où vous indiquiez que vous aviez mis à la disposition de l’armement 10.000 prisonniers de guerre. Monsieur le Président, cette observation se trouve dans mon livre de documents, à la page 4 du texte anglais, à la page 1 du texte français. Monsieur Speer, qu’avez-vous à dire au sujet de ce document ?
A cette époque, en tant qu’architecte, il m’était impossible d’exercer une influence quelconque sur le point de savoir s’il fallait utiliser ces ouvriers dans l’armement. Ils ont été mis par mes soins à la disposition du service de l’OKW qui s’occupait des stalags, c’est-à-dire de l’organisation de prisonniers de guerre, et je considérais comme allant de soi qu’ils fussent mis à la disposition de l’armement dans un sens général.
Monsieur Speer, avez-vous jamais participé aux projets et à la préparation d’une guerre d’agression ?
Non, étant donné que jusqu’en 1942 j’ai exercé ma profession d’architecte, il ne peut pas en être question. Mes constructions étaient toutes des constructions pacifiques et, en tant qu’architecte, le matériel, la main-d’œuvre et les fonds qui ont été mis à ma disposition ont été utilisés dans ce but. En dernière analyse, tout ce matériel était perdu pour l’armement.
Étiez-vous Reichsleiter ?
Un instant, je vous prie ; la réalisation de ces grands projets de construction de Hitler était en fait, et surtout d’un point de vue psychologique, un obstacle au réarmement.
Le Ministère Public prétend que vous avez été Reichsleiter ?
Non, c’est là une erreur du Ministère Public.
Vous portiez l’insigne d’or du Parti. Quand et pour quelle raison l’avez-vous reçu ?
En 1938, j’ai été décoré de l’insigne d’or du Parti par Hitler. C’était à l’occasion de l’achèvement de mes plans pour les modifications de la ville de Berlin. Cinq autres artistes ont été décorés en même temps que moi.
Étiez-vous membre du Reichstag ?
En 1941, Hitler m’a envoyé au Reichstag, en dehors donc d’une période d’élection, à titre de remplacement d’un membre du Reichstag qui était mort. Il m’a déclaré à ce moment-là qu’en ma personne il voulait avoir un artiste représenté au Reichstag.
Avez-vous jamais été gratifié d’une dotation ?
Non.
Comment a commencé votre activité de ministre ?
Le 8 février 1942, mon prédécesseur, le Dr Todt, était tué dans un accident d’avion. Quelques jours plus tard, j’étais désigné par Hitler pour lui succéder dans les nombreuses fonctions qu’il occupait. J’avais 36 ans. Jusqu’à ce moment, Hitler avait vu l’activité principale de Todt dans la construction, et c’est la raison pour laquelle il me désigna pour lui succéder. Je crois que ma nomination en tant que ministre a été une surprise pour tous dès ce moment-là. Au début de mon activité, il s’est avéré que ce n’était pas la construction, mais l’accroissement de l’industrie de guerre de l’Allemagne qui devait être ma tâche principale, car les grandes consommations de matériel au cours des batailles de l’hiver, en Russie, en 1941-1942, avaient entraîné des pertes très lourdes. Hitler exigea un accroissement considérable de l’armement de l’Allemagne.
Lorsque vous êtes entré en fonction, avez-vous trouvé un service complet au ministère de l’Armement et des munitions ?
Non, jusque-là le Dr Todt avait négligé ce travail. En automne 1941, Hitler avait fait promulguer un ordre aux termes duquel l’armement de l’Armée devait être placé au second rang derrière celui de l’Aviation. A ce moment-là, il escomptait encore une issue victorieuse de la campagne de Russie et il avait ordonné que l’armement fût axé sur la lutte contre l’Angleterre qu’on prévoyait alors. A cause de son optimisme incorrigible, on hésita à rapporter cet ordre, et cela jusqu’en janvier 1942, et ce n’est qu’à partir de cette date que le Dr Todt — c’était le dernier mois de sa vie — commença à mettre sur pied cette organisation. Il m’incombait donc toute la tâche de me familiariser avec un domaine qui m’était absolument étranger et de créer en même temps les conditions d’organisation nécessaires à la réalisation de ma tâche et enfin d’accroître l’armement de l’Armée qui s’effondrait, et d’augmenter la production très rapidement au cours de quelques mois. J’y ai réussi comme on le sait aujourd’hui.
Quelles indications avez-vous obtenu de Hitler pour la durée de votre mission et la composition du personnel de vos collaborateurs ?
Hitler m’a dit que je ne devais considérer ma mission que comme une mission de guerre, et qu’ensuite je pourrais de nouveau exercer ma profession d’architecte.
A ce sujet, j’aimerais me référer au document PS-1435 ; c’est un passage d’un discours de Speer du 24 février 1942, dix jours après sa nomination. Il ressort de ce document que Speer a échangé à contre-cœur sa profession d’architecte contre son poste de ministre : « Je peux enfin affirmer que ma contribution est grande, car jusqu’à ces derniers temps j’ai vécu dans un monde idéal ».
Selon le document PS-1520 (GB-156), qui se trouve à la page 2 de mon livre de documents, page 5 du texte anglais et page 2 des textes russe et français, Hitler aurait dit, le 8 mai 1942 : « Le Führer déclara à plusieurs reprises que le ministre du Reich Speer serait dissous lors de la conclusion de la paix ».
De plus, j’ai versé au dossier comme document Speer-43 un mémorandum adressé par Speer à Hitler et daté du 20 septembre 1944. Monsieur le Président, ce document se trouve à la page 6 du texte anglais et à la page 3 des textes français et russe. Il ressort de ce document que Speer, à cause de ses collaborateurs, était considéré par Bormann et Goebbels comme étranger au Parti et même comme hostile au Parti. Et je cite : « La tâche que je vais accomplir est une tâche non politique. Je me suis trouvé très à l’aise dans mon travail tant que ma personne et aussi mon travail n’ont été appréciés que d’après les prestations fournies. Je ne me sens pas assez fort pour exécuter librement et avec le maximum de chance de succès le travail de spécialiste qui nous attend, mes collaborateurs et moi, s’il doit être apprécié selon les règles de la politique du Parti ».
Monsieur Speer, pouvez-vous m’indiquer les principes d’après lesquels vous avez organisé votre ministère ?
Quel numéro voulez-vous donner à ce document ?
N° 1, Monsieur le Président. Monsieur Speer, pouvez-vous me dire quels ont été les principes fondamentaux dont vous vous êtes inspiré lors de la constitution de votre ministère ?
Je n’étais pas spécialiste dans ce domaine et je ne voulais pas non plus travailler comme un spécialiste. C’est pourquoi j’ai choisi les meilleurs spécialistes que je pouvais trouver en Allemagne pour en faire mes collaborateurs, et je pensais pouvoir les trouver dans l’industrie. C’est pourquoi j’ai constitué mon ministère en faisant appel à des collaborateurs à titre honorifique provenant de l’industrie. C’est là un processus qui a été appliqué d’une manière presque identique au cours de cette guerre aux États-Unis, au ministère de la Production. Il n’y avait donc pas dans mon ministère de fonctionnaires de profession. On ne peut donc pas en conséquence parler d’un corps de fonctionnaires normal.
Pour les principes dont je me suis inspiré pour la constitution et le fonctionnement de ce ministère, j’avais prononcé en juin 1944 un discours à Essen pour répondre aux nombreuses attaques provenant du milieu du Parti, qui touchaient l’institution que j’avais créée.
Monsieur le Président, je regrette, mais je crois que le Tribunal n’est pas encore en possession du volume supplémentaire de mon livre de documents contenant les questionnaires, car si ce livre était à la disposition du Tribunal, j’aurais voulu me référer au questionnaire rempli par les témoins Saur et Schieber.
Si vous nous indiquez les noms des témoins, nous pouvons en prendre connaissance ultérieurement. Quels sont les noms ?
Témoin Saur. Il s’agit des réponses qu’il a données aux questions n° 4, 5 et 8 de son interrogatoire. Le témoin Schieber a donné une réponse à ce sujet dans le numéro 12 de son interrogatoire.
J’aimerais maintenant verser au dossier le discours du 9 juin 1944, sous le numéro 2. Le contenu de ce discours confirme les déclarations faites par l’accusé sur la constitution de son ministère, sur l’appel fait à des collaborateurs à titre honorifique recrutés dans l’industrie. Ce discours aussi, malheureusement, ne se trouve pas dans le volume annexe de mon livre de documents, Monsieur le Président. Je le regrette beaucoup, je me vois donc obligé de le lire ici. Je cite :
« Ces collaborateurs à titre honorifique qui provenaient de l’industrie... »
Docteur Flächsner, c’est un inconvénient pour le Tribunal de ne pas encore avoir les documents devant lui. Ne pourriez-vous pas remettre les débats jusqu’à ce que vous ayez les documents demain matin ? Aurons-nous alors ce volume supplémentaire ?
On m’avait promis que ces documents me seraient remis cet après-midi.
Bien
Mais ne conviendrait-il pas de laisser de côté jusqu’à demain les parties qui sont traitées dans le volume supplémentaire ?
Monsieur le Président, dans le volume supplémentaire n° 5, il y a un document qui, en partie, est très court, dont je ne traiterai certainement plus aujourd’hui. Il n’y a que ce discours dont je parlerai maintenant.
Très bien.
Je cite donc :
« Ces collaborateurs à titre honorifique qui provenaient de l’industrie portent jusque dans les moindres détails la responsabilité de ce qui s’est produit dans les différentes entreprises et de la manière dont cela s’est produit. »
Et ensuite, quelques lignes plus bas :
« Parmi leurs tâches principales figurent la passation des commandes, la limitation des types de construction, la spécialisation des entreprises et, par là, éventuellement, la fermeture d’entreprises entières et également la cessation de certaines fabrications, la rationalisation des matières premières, la construction et la technique des finitions et l’échange sans condition des expériences, compte non tenu des brevets. »
Il ressort par ailleurs et d’une manière très claire de ce document que Speer ne considérait ce service que comme un appareil improvisé qui profitait des autorités existantes du Reich pour accomplir certaines tâches en évitant ainsi de se charger lui-même de ces tâches. Le décret cité dans ce discours, décret du 10 août, montre que Speer avait formellement interdit à ses services de se développer et de devenir des services administratifs. L’accusé ne voulait pas que son ministère fonctionnât d’une manière administrative et bureaucratique.
De quel discours de Speer parlez-vous maintenant ? Vous avez dit le décret du 10 août ?
Je parle toujours de ce discours. Le décret dont je viens de parler est mentionné dans le discours en question.
Je n’ai pas compris de quelle année il s’agissait. De quelle année s’agissait-il ?
II s’agissait du 10 août 1942 et le discours a été prononcé en 1944. Il se réfère donc à un décret ancien déjà. Il ressort d’une autre citation que je voudrais faire combien l’accusé tenait à avoir dans son ministère une activité libre et non bureaucratique :
« Toute institution qui existe depuis un certain temps et qui a dépassé une certaine évolution a nécessairement une tendance certaine à une action bureaucratique. Même si nous avons eu la chance, à la suite d’une des grandes attaques contre Berlin, de voir qu’une grande partie des dossiers du ministère ont été brûlés, et qu’ainsi pour longtemps nous avons été dispensés de nous occuper de ce poids mort, malgré cela nous ne pouvons pas espérer que de tels événements pourront constamment apporter la fraîcheur nécessaire à notre travail. »
Monsieur Speer, dans la mesure où le Tribunal l’autorisera, voulez-vous, je vous prie, compléter encore vos déclarations au sujet des tâches de votre ministère sur le plan technique ?
Je le ferai très brièvement.
Mais vous nous avez lu le discours.
Il est exact que ce discours...
Il me semble qu’il est très loin de tout ce qui peut être ici intéressant pour les débats. Je ne comprends pas pourquoi vous voulez encore le compléter.
Monsieur le Président, je croyais qu’il serait intéressant pour le Tribunal de connaître les tâches qui, dans son ministère, dépendaient de l’accusé. Ce discours s’adressait à des spécialistes. Il contient donc simplement ce qui intéresse le spécialiste, et je supposais que le Tribunal désirait savoir tout ce qu’avait à faire le ministère de la Production de l’accusé Speer, car je crois que le Ministère Public, dans sa présentation de cette activité, a tracé un cercle beaucoup plus grand que celui que représentait en réalité l’activité de l’accusé.
Si vous voulez qu’il nous parle des activités de son ministère, vous pouvez lui poser des questions, mais vous venez de lire son discours. Ce n’est pas là ce que nous voulons.
Non, non, je ne le désire pas non plus. Mais il doit simplement indiquer rapidement quelles étaient les tâches de son ministère. C’est ce que je voulais savoir.
Je crois que vous ne m’entendez pas très bien. Peut-être pourriez-vous mettre les écouteurs. J’ai dit que vous avez lu ce discours et que nous ne voulions pas entendre davantage d’explications à ce sujet de la bouche de l’accusé. Si vous voulez demander à l’accusé quelles étaient les tâches de son ministère, faites-le. Vous aviez l’air de lui demander de donner un supplément à ce discours.
Monsieur Speer, voulez-vous m’indiquer, s’il vous plaît, quelles étaient les tâches du ministère que vous dirigiez et voulez-vous, ce faisant, ne pas tenir compte de ce que j’ai lu dans ce discours ?
Je crois que les tâches d’un ministère de la Production sont bien connues dans tous les pays industriels. Je voudrais brièvement résumer les tâches spécialisées dont j’avais à m’occuper dans ce ministère. Il y avait, d’une part, le manque de matières premières, de métaux, d’acier, auquel il fallait suppléer. De plus, par l’introduction du travail à la chaîne tel qu’on le connaît aux États-Unis et qui n’était pas très répandu en Allemagne, nous avons rationalisé le travail et, par là, nous avons économisé des machines-outils et de l’espace. Il était nécessaire également d’élargir la base de production pour les aciers spéciaux, l’aluminium, les roulements à billes, les roues dentées. Une des tâches les plus importantes était le développement des armes nouvelles et l’introduction de ces nouvelles armes dans la production. Enfin, à partir de 1943, la réparation des dommages causés par les attaques aériennes extrêmement violentes nous obligea à travailler avec des moyens improvisés.
Quelle était l’importance de cette activité dans le cadre du ministère ?
Il est évident que ces tâches étaient ce qu’il y avait de plus important dans le pays, même au moment où cela ne comprenait que l’armement destiné à l’Armée elle-même, car j’estimais que, pendant la guerre, le reste de l’économie devait s’adapter à l’économie de guerre. Pendant la guerre, la patrie a deux tâches à accomplir : fournir des soldats pour le front et fournir des armes.
Pourquoi la tâche de votre ministère était-elle purement militaire ?
Parce que, en temps de paix, toutes les commandes sont réglées par la loi de l’offre et de la demande, alors que ce facteur n’existe pas pendant la guerre.
La tâche de votre ministère était donc essentiellement la direction par l’État des commandes à effectuer ?
Oui.
Au début, vous n’aviez que la responsabilité de l’armement de l’Armée de terre, mais, à la fin de l’année 1944, vous aviez la responsabilité de l’ensemble de l’armement et de la production de guerre. Pouvez-vous brièvement nous décrire les étapes de cette évolution et l’accroissement de vos tâches ?
Cette évolution peut être rendue de la manière la plus claire par l’indication des chiffres de la main-d’œuvre que j’employais. En 1942, j’avais pris la direction de la construction et de l’armement de l’Armée, avec un total de 2.600.000 ouvriers. Au printemps de l’année 1943, Dönitz m’a chargé de la responsabilité de l’armement de la Marine, ce qui portait le nombre de mes ouvriers à 3.200.000. En septembre 1943, à la suite d’un accord avec le ministre de l’Économie Funk, on me confia les tâches de production du ministère de l’Économie, ce qui porta à 12.000.000 le nombre des ouvriers que j’employais. Enfin, j’ai également assumé la tâche de l’armement de l’Aviation qui m’avait été confiée par Göring le 1er août 1944, ce qui eut pour effet de réunir sous ma direction l’ensemble de la production avec 14.000.000 d’ouvriers. Le nombre de ces ouvriers se rapporte au Reich allemand dans les territoires occupés.
Comment était-il possible, dans un domaine aussi étendu, de faire fonctionner avec un appareil administratif qui n’était composé que de membres à titre honorifique et qui n’avaient même pas la routine des tâches administratives ?
Les services administratifs demeurèrent en place dans les différents services d’armement. C’est ainsi, par exemple, qu’au sein de l’Armée le service de l’armement de l’Armée, qui comportait plusieurs milliers de fonctionnaires, a continué à transmettre les commandes, à surveiller leur exécution et à assumer ainsi également le contrôle de la bonne exécution de ces commandes et le payement. C’est ainsi seulement que j’ai réussi, avec un état-major de 6.000 employés à titre honorifique, à mener à bien toute la production d’armement qui se montait par mois à 3.000.000.000 ou 4.000.000.000 de Mark à peu près.
Les entreprises d’armement de chaque partie de la Wehrmacht étaient-elles sous vos ordres ?
Il n’y avait qu’un petit groupe d’entreprises qui étaient directement dirigées par les services de la Wehrmacht avec un personnel propre. Ces entreprises étaient exceptées. Il s’agit là des fabriques de munitions et installations semblables et également des entreprises des SS.
Le Ministère Public vous accuse d’être responsable des conditions de travail des ouvriers étrangers, des prisonniers de guerre et des internés des camps de concentration. Qu’en dites-vous ?
Ni le ministère de l’Armement ni moi n’en étions responsables. Le ministère était un service nouveau chargé d’une tâche purement technique. Il n’avait emprunté une compétence quelconque à aucune des autorités déjà existantes. Ces services continuaient à être responsables de la fixation des conditions de travail. C’étaient le ministère du Ravitaillement avec les différents services du ravitaillement, les offices de contrôle du ministère du Travail pour la sécurité et la surveillance des conditions de travail ; les inspecteurs du travail auprès du plénipotentiaire général à la main-d’œuvre, pour les salaires et le rendement. Le personnel du service de santé du ministère de l’Intérieur du Reich, pour la santé publique ; la Justice et la Police, pour les sanctions à prendre contre les infractions à la discipline du travail et enfin le Front du Travail allemand, pour la défense des intérêts des travailleurs contre les chefs d’entreprises.
Tous ces services étaient placés auprès du Gauleiter, en sa qualité de commissaire à la Défense du Reich. Le fait que les SS se soient soustraites au contrôle de l’État en utilisant des internés des camps de concentration ne relevait pas de la compétence de mon ministère ou de ma personne.
Votre coaccusé Sauckel a déclaré que la réalisation de sa tâche se limitait uniquement à la fourniture de la main-d’œuvre aux entreprises ; est-ce exact ?
Oui, certainement en ce qui concerne la fourniture de main-d’œuvre. C’était là un des points de friction entre Sauckel et moi : l’utilisation rationnelle de l’ouvrier dans l’entreprise devait être appréciée par le chef de l’entreprise lui-même et ne pouvait pas être influencée par les offices de placement. Mais cela ne vaut que pour les services qui s’occupaient du recrutement de la main-d’œuvre et non pour le maintien des conditions de travail. Là, c’étaient en partie les services de Sauckel qui constituaient les autorités de contrôle.
Dans quelle mesure les chefs d’entreprises pouvaient-ils exécuter les décrets de Sauckel sur les conditions du travail, etc. ?
Les décrets de Sauckel étaient indiscutables, mais il n’était pas toujours possible aux chefs d’entreprises d’exécuter ces décrets, et cela pour la raison qu’ils étaient en dehors des pouvoirs qu’ils détenaient. C’est la conséquence des attaques aériennes qui provoquaient des difficultés de transport ou qui détruisaient les locaux d’habitation. Il n’est pas possible, dans ces conditions qui, à partir de l’été 1944, ont été très souvent catastrophiques, de rendre responsables les seuls chefs d’entreprises. Dans une situation de crise, il appartient aux autorités du Reich elles-mêmes de constater dans quelle mesure il y a encore des possibilités d’exécution des décrets, et il est impossible de rejeter la responsabilité sur le petit chef d’entreprise.
Dans quelle mesure le chef d’entreprise était-il responsable envers votre ministère ?
Dans le cadre de cette propre responsabilité de l’industrie à. laquelle j’ai déjà fait allusion, j’avais chargé les chefs des entreprises d’armement d’une fonction semi-officielle. Cela ne concernait naturellement que leurs tâches sur le plan technique.
Y avait-il des entreprises dont les processus de fabrication étaient secrets et que les Gauleiter ne pouvaient pas visiter ? Je fais allusion, à ce propos, à une déclaration faite dans cette salle.
Il y avait quelques usines dont les fabrications étaient secrètes ; mais, même dans ces usines, il y avait le représentant du Front du Travail qui pouvait faire des rapports sur cette usine au représentant du Front du Travail auprès du Gauleiter.
Étiez-vous d’accord avec les sanctions prises contre les ouvriers réfractaires ?
Oui. J’estimais qu’il était nécessaire de prendre des sanctions contre les ouvriers qui se rendaient coupables d’infractions à la discipline du travail, mais je n’ai pas exigé de mesures disciplinaires supplémentaires. En principe, je pensais qu’une production satisfaisante ne pouvait être obtenue, lorsqu’il s’agissait de 14.000.000 d’ouvriers, que si l’on pouvait s’assurer de la bonne volonté des ouvriers. C’est là une expérience généralement reconnue qui incite tous les chefs d’entreprises du monde entier à faire tout ce dont ils sont capables pour que leur main-d’œuvre soit satisfaite.
Avez-vous soutenu les efforts entrepris par Sauckel en vue d’améliorer les conditions sociales des travailleurs et, dans l’affirmative, pourquoi l’avez-vous fait ?
J’ai naturellement appuyé ses efforts, bien que ce ne fût pas de mon domaine, et cela pour les raisons que je viens de mentionner tout à l’heure. Notre expérience nous montrait en effet que les travailleurs travaillaient avec beaucoup moins de perte pour nous lorsqu’ils étaient satisfaits, ce qui était extrêmement important étant donné notre manque de matières premières. Il est évident aussi que la meilleure qualité des produits fabriqués par des ouvriers satisfaits est d’une importance toute particulière pendant une guerre.
Dans les procès-verbaux de vos entretiens avec Hitler, il y a un certain nombre de déclarations de Hitler se rapportant au traitement et à la nourriture des ouvriers étrangers. Est-ce que ces décisions ont été prises sur votre initiative ?
Oui.
A ce propos, j’aimerais présenter trois documents. En premier lieu, le document Speer n° 11. Monsieur le Président, ce document se trouve à la page 10 du texte anglais et à la page 7 du texte français.
Dans ce document, à la demande de Speer ; Hitler a décidé en mars 1942, et je cite :
« Il faut que les Russes reçoivent un ravitaillement suffisant et que les civils russes ne soient pas enfermés dans des enceintes entourées de fils de fer barbelés et qu’ils ne soient pas traités comme des prisonniers de guerre. »
La pièce suivante que je dépose est le numéro 4 ; c’est le document Speer n° 13, qui date du 30 mai 1943. Sur la demande de Speer, Hitler a décidé que les mineurs allemands et russes devaient obtenir des suppléments appréciables de ravitaillement. Il y est dit : « En particulier, les prisonniers de guerre russes doivent recevoir un payement en nature sous forme de tabac ou autres denrées en cas de rendement particulier ».
La pièce suivante, que je dépose sous le numéro Speer n° 5, est le document n° z9. Monsieur le Président, ce document se trouve à la page 12 du texte anglais et à la page 9 du texte allemand.
D’après ce document, dans les usines d’armement italiennes, il convient de procéder à une augmentation du taux des rations alimentaires et de les porter jusqu’au taux des rations allemandes. Il est important de constater, à ce propos, que Speer convient également, en ce qui concerne les membres des familles des ouvriers, de veiller à ce que le nécessaire soit fait.
J’avais également à ma disposition d’autres documents mais, pour faire gagner du temps et éviter un supplément de travail de traduction, je ne les ai pas compris dans mon livre de documents.
Monsieur Speer, à qui remettait-on les primes du ministère de l’Armement et en quoi consistaient ces primes ?
Des millions de paquets contenant des suppléments de produits alimentaires et des cigarettes, du chocolat, etc. étaient remis à titre de primes, en plus de tous les suppléments alimentaires qui avaient été établis par le ministère du Ravitaillement, pour les travailleurs astreints à un travail long ou pénible. En principe, tous les travailleurs recevaient ces suppléments et, par conséquent, les étrangers, les prisonniers de guerre et également la main-d’œuvre provenant des camps de concentration.
Je reviendrai encore, au sujet d’un autre document, sur le fait que ces primes étaient également remises aux ouvriers de l’armement venant des camps de concentration. Sous quelle forme vos services adressaient-ils leurs exigences aux entreprises ?
Il est important de constater que les exigences que l’on formulait vis-à-vis des entreprises n’étaient rédigées que sous la forme de programmes de livraisons. Ces programmes de livraisons se traduisaient tout d’abord par des exigences de main-d’œuvre, de machines-outils ou de matériel.
On a pu constater une augmentation extraordinaire du nombre des heures de travail dans les entreprises. Comment en est-on arrivé là ?
Les méthodes de travail à la chaîne impliquaient en principe un nombre d’heures de travail constant pendant tout le mois. A la suite des attaques aériennes, il y a eu des arrêts dans les livraisons des entreprises qui fournissaient les pièces détachées et les matières premières. En conséquence, le nombre des heures de travail a varié dans les entreprises entre 8 et 12 heures par jour. La moyenne oscille entre 60 et 64 heures par semaine d’après nos statistiques.
Quelle était la durée des heures de travail dans les entreprises qui employaient la main-d’œuvre des camps de concentration ?
La durée était la même que celle des autres entreprises, car les ouvriers qui provenaient des camps de concentration ne formaient, en règle générale, qu’une partie de la main-d’œuvre de ces usines, et cette partie de la main-d’œuvre ne supportait pas de charges plus lourdes que le reste de la main-d’œuvre.
Comment cela était-il conditionné ?
Les SS avaient exigé que les détenus provenant des camps de concentration fussent groupés dans un service de l’usine. Le contrôle du travail était effectué par des maîtres-ouvriers ou des contremaîtres allemands. La durée du travail devait, pour les raisons de service, être adaptée à la durée du travail dans l’ensemble des entreprises, car on sait que dans une même entreprise il est nécessaire de travailler à un même rythme.
Il ressort de deux documents que je présenterai à une autre occasion que les ouvriers venant des camps de concentration qui étaient employés dans les industries d’armement pour l’Armée, la Marine et l’Aviation ont travaillé en moyenne 60 heures par semaine. Pourquoi a-t-on construit ce que l’on a appelé des camps de travail spéciaux à proximité des usines ?
On a construit ces camps de travail à proximité des usines pour supprimer les longs trajets, afin que le travailleur arrive à l’usine dispos et plein d’entrain. De plus, les rations supplémentaires accordées par le ministère du Ravitaillement pour tous les travailleurs, donc aussi pour les travailleurs provenant des camps de concentration, n’auraient pas pu être allouées à ces travailleurs s’ils étaient venus du camp de concentration principal, étant donné que ces suppléments de ravitaillement auraient été utilisés à l’intérieur du camp de concentration. C’est ainsi que ces ouvriers, qui venaient des camps de concentration, bénéficiaient des suppléments de ravitaillement qui étaient accordés dans l’industrie, tels que cigarettes ou suppléments de produits alimentaires, et cela intégralement.
Avez-vous su, dans l’exercice de votre activité, que les ouvriers des camps de concentration bénéficiaient de certains avantages lorsqu’ils étaient employés dans les usines ?
Oui, mes collaborateurs ont immédiatement attiré mon attention sur ce fait, et je l’ai également entendu dire lors de visites d’usines. Il est vrai qu’il convient d’être prudent dans le jugement que l’on porte sur la participation des internés des camps de concentration dans l’industrie allemande. Il y avait en principe 1 % de travailleurs provenant des camps de concentration.
Avez-vous vu, au cours de vos visites, des internés des camps de concentration ?
Certainement. Lorsque je visitais des entreprises, je voyais des internés provenant des camps de concentration et qui, dans l’ensemble, donnaient l’impression d’être bien nourris.
En ce qui concerne les rapports reçus par Speer sur les camps de concentration et le traitement des détenus dans les usines, il y a un document confidentiel adressé par un chef de service Schieber à Speer le 7 mai 1944. Il porte le numéro Speer-44. Je le dépose sous le numéro 6.
Monsieur le Président, malheureusement cette pièce est également contenue dans le deuxième volume de documents qui n’est pas encore présenté. Mais il serait regrettable de ne pas le discuter en ce moment, car ce document entre dans le cadre des questions traitées ici. C’est pour cela que j’aimerais le citer très brièvement. Le chef de service Schieber écrit donc ainsi à son ministre...
Il serait beaucoup plus utile au Tribunal d’avoir le document devant lui. Ce livre ne sera pas prêt avant demain après-midi ?
Monsieur le Président, je crois avoir fait tout ce que j’ai pu pour remettre à temps ces documents au service de traduction afin qu’ils puissent être traduits. Les difficultés sont nées du fait que les questionnaires ne sont pas revenus à temps. C’est du moins ce que je suppose.
La citation que je voudrais lire n’est pas très longue, Monsieur le Président. Je crois vraiment que je pourrais la lire, ou voulez-vous que j’y renonce ?
Non, très bien, faites-le. Continuez, je n’ai pas d’objection. Vous pouvez continuer.
Je vous remercie beaucoup. Donc, le chef de service Schieber écrit à son ministre :
« Étant donné la nourriture assurée, malgré toutes les difficultés, par les chefs d’entreprises, pour les ouvriers qui travaillent chez eux et qui sont dans les camps de travail, et le traitement en général convenable et humain réservé aux ouvriers étrangers et internés des camps de concentration, les Juives travaillent aussi bien que les internés des camps de concentration et font tout ce qu’elles peuvent pour ne pas être renvoyées dans les camps de concentration. Ces faits exigent que nous transférions un nombre plus grand encore d’internés des camps de concentration dans les usines d’armement. » Et, quelques lignes plus loin :
« J’ai discuté en détail toutes ces questions avec le représentant de l’Obergruppenführer Pohl, le Sturmbannführer Maurer et, avant tout, j’ai attiré son attention sur le fait qu’en décentralisant la main-d’œuvre utilisée qui provient des camps de concentration on arriverait à une utilisation plus conforme des capacités de travail en lui accordant un ravitaillement meilleur et en la logeant dans des conditions convenables.
« De plus, Maurer insiste en particulier pour que l’Obergruppenfùhrer Pohl améliore dans la mesure du possible la situation alimentaire de ceux qui proviennent des camps de concentration et que, par des suppléments d’albuminoïdes et grâce à un contrôle permanent opéré par des médecins, on puisse constater des augmentations de poids sensibles et, en conséquence, un rendement de travail accru. »
Dans un autre document, on montre que l’utilisation des ouvriers provenant des camps de concentration est recommandée dans l’armement parce qu’elle leur procure certains avantages et que ces ouvriers sont heureux de travailler dans ces industries. Je me réfère ici au document PS-1992, qui se trouve à la page 11 du livre de documents. C’est à la page 14 du texte anglais. Il ressort de ce document que, dès 1937, on avait procédé à l’utilisation de détenus des camps de concentration dans les ateliers et que ces gens avaient une prédilection toute particulière pour ce travail.
Monsieur Speer, que savez-vous du travail dans les usines souterraines ?
Dans les usines souterraines, nous procédions à la fabrication des armes les plus modernes. Étant donné le petit nombre de ces usines souterraines, nous étions obligés d’y installer les fabrications les plus modernes. Mais cette fabrication exigeait des conditions de travail absolument spéciales, un air pur et sec, une bonne lumière, des installations importantes pour le renouvellement de l’air, de telle sorte que les conditions de travail dans une usine souterraine étaient à peu près les mêmes que celles dans lesquelles se trouve une équipe travaillant de nuit dans une usine normale.
J’aimerais ajouter que, contrairement à l’impression provoquée devant ce Tribunal, il y avait presque exclusivement des ouvriers allemands dans ces usines souterraines, parce que nous avions un intérêt tout particulier, dans ces fabrications modernes, à utiliser les meilleurs ouvriers dont nous disposions.
Pouvez-vous nous dire à peu près quel était le nombre de ces usines ?
C’était un nombre insignifiant à la fin de la guerre. Nous avions environ 300.000 m2 d’usines souterraines en fonctionnement et nos plans portaient sur environ 3.000.000 de m2 .
Monsieur Speer, vous avez visité en 1943 le camp de concentration de Mauthausen. Pourquoi l’avez-vous visité ?
Au cours de visites d’entreprises à Linz, j’ai appris qu’il y avait à proximité du Danube et à proximité du camp de Mauthausen des chantiers de construction d’installations portuaires et ferroviaires qui devaient permettre de transporter jusqu’au Danube les pavés que l’on extrayait des carrières de Mauthausen. C’était là un travail de caractère purement pacifique que je ne pouvais pas autoriser et qui était contraire à tous les décrets que j’avais promulgués. J’ai annoncé ma visite peu de temps seulement avant de m’y rendre, parce que je voulais me rendre compte si effectivement on procédait à ces constructions, et parce que je voulais les arrêter. C’est un exemple unique d’intervention en faveur de l’ordre dans le domaine de l’administration économique des SS. J’ai alors déclaré qu’il était plus juste de ne pas utiliser pendant la guerre les travailleurs pour des travaux qui n’avaient rien à faire avec la conduite de la guerre et qu’il était préférable de laisser ces ouvriers à Linz dans les aciéries.
Comment s’est déroulée cette visite ?
Apparemment, cette visite s’est déroulée d’après le programme qui a déjà été décrit ici par le témoin Blaha. J’ai visité la baraque de la cuisine, celle des lavabos et une des baraques où étaient logés les détenus. Ces baraques étaient des constructions de pierre et elles étaient dotées d’une installation moderne exemplaire. Étant donné que ma visite n’avait été annoncée que peu de temps avant qu’elle n’ait eu lieu, il est exclu, à mon avis, que l’on ait pu procéder à de grands préparatifs avant ma venue. Malgré cela, le camp, ou plutôt la petite partie du camp que j’ai vue, me donna une impression de propreté exemplaire. Il est vrai que je n’ai pas vu de détenus parce qu’ils étaient au travail à cette heure-là. Cette visite a duré environ trois quarts d’heure parce que j’avais très peu de temps à disposer pour de telles choses et parce qu’il était contraire à ma nature d’entrer dans un camp où des gens étaient retenus prisonniers.
Le but principal de votre visite était donc de demander que l’on cessât des travaux que vous considériez comme sans importance pour la conduite de la guerre ?
Oui.
Est-ce qu’au cours de votre visite vous avez pu vous rendre compte des conditions du travail à l’intérieur même du camp ?
Non, je n’ai pas pu le faire, car on ne voyait pas de travailleurs dans le camp et les constructions dans le port étaient trop éloignées, de sorte que je n’ai pas vu cette-main-d’œuvre.
La traduction que j’ai entendue est la suivante : « II était contraire à son esprit de visiter des lieux semblables ». Est-ce bien là ce qu’il a dit ? Est-ce exact ?
Non. Je lui ai demandé si, au cours de cette visite, il a pu se rendre compte des conditions de travail qui existaient dans ce camp. Telle était ma question.
N’avez-vous rien dit qui ressemblât à « spirituellement » ?
Non.
Est-ce que, au cours de votre visite à Mauthausen ou à une autre occasion, vous avez appris que des cruautés étaient exercées dans tel ou tel autre camp de concentration ?
Non.
Je voudrais maintenant en finir avec la question de l’exploitation de la main-d’œuvre et vous demander si vous aviez un intérêt quelconque à ce que les travailleurs qui étaient à votre disposition fussent en bonne santé et suffisamment au courant ?
Il est évident que j’avais un intérêt tout particulier à cela, bien que ce ne fût pas de mon domaine. A partir de l’année 1942, l’industrie de l’armement travaillait pour une production massive avec un travail à la chaîne, et cela demandait un grand nombre d’ouvriers spécialisés. Or, ces ouvriers spécialisés étaient devenus particulièrement précieux en raison des prélèvements de la Wehrmacht, de telle sorte que tous les cas de maladie constituaient pour moi une grande perte. Étant donné qu’un ouvrier a besoin d’un apprentissage de six à douze semaines et que, même après cet apprentissage, il y a encore six mois de pertes assez importantes et que, après ce temps seulement, un ouvrier spécialisé peut fournir un travail de qualité, étant donné tout cela, il est clair que le traitement des ouvriers spécialisés qui travaillaient dans les usines était pour nous un souci spécial supplémentaire.
Le Ministère Public a mentionné ici ce que l’on appelle l’extermination par le travail. Mais une entreprise peut-elle supporter un changement de main-d’œuvre causé par l’extermination par le travail ?
Non. Un changement de main-d’œuvre, tel qu’il a été décrit ici, est une chose qu’aucune entreprise ne peut supporter. Il est exclu qu’une telle chose se soit produite dans une entreprise allemande sans qu’elle eût été portée à ma connaissance ; or, je n’en ai jamais entendu parler.
Monsieur Speer, le Ministère Public prétend que vous auriez utilisé la terreur et la brutalité pour pousser le rendement des travailleurs au maximum...
Non...
Un instant, je n’ai pas terminé ma phrase. Le Ministère Public pense que vous auriez recommandé et approuvé l’utilisation des SS, de la Police, et la crainte des camps de concentration contre les travailleurs récalcitrants ; est-ce exact ?
Non, pas sous cette forme, car c’était contraire à mon propre intérêt. Il y a eu certaines tendances en Allemagne qui se proposaient d’obtenir un rendement supérieur avec des méthodes de coercition, mais je n’étais pas en faveur de ces tendances. Il est impossible d’obtenir un rendement satisfaisant de 14.000.000 d’ouvriers en se servant de moyens de coercition et de terreur, comme le prétend le Ministère Public.
Je me permettrai, à ce propos, de lire un document qui se trouve à la page 7 du texte anglais, à la page 4 des textes français et russe ; c’est le document Speer-43. Voici ce qu’il mentionne : « Je ne crois pas que le second système que l’on pourrait appliquer dans l’économie, ce système des commissaires d’entreprises ou des procédures étendues et des sanctions, si le rendement voulu n’est pas atteint, pourrait conduire au succès. »
Et voilà, Monsieur le Président, qui m’amène à la fin d’un chapitre.
Nous allons maintenant lever l’audience.