CENT CINQUANTE-NEUVIÈME JOURNÉE.
Jeudi 20 juin 1946.
Audience de l’après-midi.
Monsieur Speer, nous en étions à la conversation qui eut lieu au téléphone avec Sauckel, le 4 janvier 1943, au sujet de la main-d’œuvre. Comme vous l’avez déjà dit, le procès-verbal des conversations avec le Führer, du 3 au 5 janvier 1943, se réfère à cette conversation. Je présenterai ce procès-verbal plus tard au Tribunal.
Voulez-vous nous dire sur quoi porta votre conversation de ce jour-là.
Dans ce procès-verbal, il est spécifié que toutes les mesures doivent être prises pour amener en France l’économie à une production plus grande. Il y a là des observations très violentes de Hitler sur la façon dont il considère cette augmentation d’activité. On y dit, en outre, que tout sabotage doit être combattu de la manière la plus vive et que tout humanitarisme est déplacé.
Il ressort également de ce procès-verbal que j’ai prié Hitler de me confier la direction de la production en France, ce que j’ai d’ailleurs obtenu quelques mois plus tard. Je dis cela uniquement afin de préciser — aussi longtemps que je puis déposer ici à titre de témoin — que je n’ai pas suivi ces instructions de Hitler, demandant d’abandonner en France tout « humanitarisme ». J’eus connaissance d’un cas dans lequel dix otages devaient être fusillés pour avoir effectué un sabotage dans la région industrielle de Meurthe-et-Moselle. J’ai pu obtenir que ces exécutions n’aient pas lieu. Röchling, qui assurait la production du fer dans les régions occupées de l’Ouest, pourra en témoigner. C’est là le seul cas qui soit venu à ma connaissance d’exécutions qui auraient dû avoir lieu pour sabotage de la production. En outre, je puis prouver que dans les entreprises qui travaillaient en France, j’ai obtenu en novembre 1943 une décision de Hitler afin de faire attribuer un repas supplémentaire, en plus des rations alimentaires normales. De plus, par une lettre adressée au plénipotentiaire général à la main-d’œuvre en décembre 1943, je suis intervenu très vivement afin que la main-d’œuvre des régions occupées de l’Ouest ne reçoive pas seulement son salaire mais encore ait la possibilité d’acheter les divers biens de consommation correspondant à ces salaires. C’est là une ligne de conduite qui va certes à l’encontre des assertions du Ministère Public français sur la politique de pillage des pays de l’Ouest. Ces trois documents se trouvent en ma possession et peuvent être présentés.
Je voulais simplement exposer ces faits pour montrer que les mesures sévères que Hitler envisageait de prendre en France, et dont il est question au procès-verbal du 3 au 5 janvier, n’ont été ni approuvées, ni appliquées par moi.
J’en viens à un autre point, Monsieur Speer Qu’avez-vous fait fabriquer en France sur la base de votre programme ?
Nous en avons déjà suffisamment parlé ; nous n’avons pas fabriqué de matériel d’armement, mais simplement des objets de première nécessité et des biens de consommation.
Je voulais simplement que cela soit bien clair.
Le Ministère Public a présenté, sous le numéro R-124, un compte rendu d’une réunion avec le Führer de mars 1944, suivant lequel vous auriez discuté avec le Führer la proposition du Reichsmarschall de remettre des prisonniers de guerre à la France.
Ce procès-verbal est du 3 mars 1944. De janvier à mai 1944, j’ai été gravement malade ; c’est la raison pour laquelle je n’ai pas pris part à cette conversation. C’est un de mes collaborateurs qui a conduit la discussion ; Hitler avait en lui une confiance particulière. Du reste, cette proposition ne fut pas mise à exécution.
Monsieur Speer, vous avez assisté à la séance du 30 mai au cours de laquelle furent discutées les circonstances de l’installation d’un plénipotentiaire général à la main-d’œuvre. Voulez-vous faire une brève déclaration à ce sujet ?
Je voudrais dire brièvement ceci : je voulais avoir un délégué pour toutes les questions de main-d’œuvre qui étalent en rapport avec mon service de l’armement. Mes préoccupations dans le domaine de la main-d’œuvre étaient, au début de mon activité, causées par les Gauleiter qui pratiquaient une sorte de particularisme local. L’autorité apolitique du ministère du Travail ne pouvait rien faire contre eux ; c’est pourquoi l’organisation de la main-d’œuvre en Allemagne même se trouvait paralysée. Je proposai à Hitler de nommer à ce poste le Gauleiter Hanke, que je connaissais. Göring confirma ce choix. Hitler avait donné son accord mais, deux jours après, Bormann proposa de nommer Sauckel. Je ne connaissais pas beaucoup Sauckel, mais j’approuvai sa nomination. Il est tout à fait possible que Sauckel ne soit pas au courant de ces événements, de sorte qu’il a pu supposer à bon droit que c’est sur ma proposition qu’il a été nommé.
Quant aux services du plénipotentiaire général à la main-d’œuvre, voici comment cela s’est passé. Lammers déclara qu’il ne pouvait déléguer de pouvoirs extraordinaires pour un secteur particulier de la main-d’œuvre ; c’eût été délicat au point de vue administratif. Il fallait donc que la main-d’œuvre fût placée sous le contrôle d’un délégué général. Tout d’abord, on avait prévu un décret du Führer ; Göring protesta disant que cela entrait dans le cadre du Plan de quatre ans ; et c’est pourquoi on arriva à un compromis : Sauckel serait délégué général dans le cadre du Plan de quatre ans, mais nommé par Hitler. C’était là un arrangement unique pour le Plan de quatre ans. Sauckel se trouvait ainsi pratiquement sous les ordres de Hitler et c’est ainsi qu’il l’a toujours compris.
Vous avez entendu Sauckel dire, au cours de sa déposition du 30 mai, que Göring assistait aux séances du Comité de planification centrale. Est-ce exact ?
Non. Ce n’est absolument pas exact. Il ne pouvait d’ailleurs m’être d’aucune utilité, car nous avions à faire un travail pratique.
Le Ministère Public a présenté une déposition de Sauckel du 8 octobre 1945. D’après ce document, vous auriez demandé l’installation de ses délégués dans les territoires occupés. Est-ce exact ?
Non, en 1941 je ne m’occupais pas encore de l’armement ; mais même plus tard, lorsque Sauckel était en fonctions, je n’ai pas fait nommer les délégués ni poussé à leur nomination ; c’était un travail ressortissant à la compétence de Sauckel.
Le Ministère Public français a cité le procès-verbal d’un interrogatoire préliminaire de Sauckel, en date du 27 septembre 1945, d’après lequel la formation de convois d’ouvriers étrangers aurait eu lieu sur vos ordres.
Il me semble qu’il vaudrait mieux que je traite ensemble les divers points de la déposition de Sauckel, dans la mesure où ils me concernent. Cela irait plus vite.
Continuez, je vous prie.
Les dispositions pour les convois étaient prises par Sauckel et ses collaborateurs. Il est possible qu’à la suite d’une modification soudaine dans un programme de production ou à la suite de bombardements aériens, mes services aient demandé de détourner des trains de transport ; mais cela se passait toujours sous la responsabilité du plénipotentiaire général à la main-d’œuvre.
D’autre part, Sauckel a déclaré ici que Goebbels ou moi aurions, après Stalingrad, entrepris l’« effort total de guerre ». Ce n’est pas tout à fait exact. Stalingrad a eu lieu en janvier 1943 et Goebbels commença l’« effort total de guerre » en août 1944. Après Stalingrad, on devait opérer en Allemagne une grande réforme pour libérer de la main-d’œuvre allemande ; je suis moi-même de ceux qui l’ont demandé. Mais ni Goebbels ni moi ne pouvions exécuter ce plan. On forma un comité avec Lammers, Keitel et Bormann, mais ils ne purent, étant donné leur ignorance de ces problèmes, en venir à bout.
Sauckel a également mentionné dans sa déclaration mes services de la main-d’œuvre. Ce service était constitué de la façon suivante : toutes les grandes entreprises et tous les demandeurs avaient un service de la main-d’œuvre, services qui étaient centralisés chez moi. Mais il n’existait pas de services qui, d’une façon quelconque, portaient atteinte aux attributions de Sauckel. Le domaine de leur compétence était restreint. Cela ressort du fait qu’ils constituaient l’un des cinquante à soixante départements de mon ministère. Si j’avais attribué plus d’importance à ce service, il aurait constitué une de mes six ou huit directions.
Sauckel a en outre parlé des conférences de Stabsleiter qui ont eu lieu chez lui ; à ces conférences a pris part un représentant de mon service de la main-d’œuvre pour l’armement de l’Armée de terre et de la Marine et pour le bâtiment. Il y avait là les représentants d’environ quinze services qui demandaient de la main-d’œuvre. Au cours de ces séances, était déterminée la priorité des attributions de main-d’œuvre suivant la situation économique telle que la voyait Sauckel. Telle était l’activité qu’on a ici attribuée à tort aux services de la planification centrale.
On a encore prétendu que j’aurais été à l’origine de l’envoi d’ouvriers étrangers en Allemagne en avril 1942, et que c’est sur mon initiative que, d’une manière générale, la main-d’œuvre étrangère aurait été amenée en Allemagne. Cela n’est pas exact. Je n’ai pas eu besoin d’agir sur Sauckel dans ce sens. Il ressort d’ailleurs du procès-verbal d’une conférence avec le Führer du 3 mai 1942 — document qui est en ma possession — que le service du travail obligatoire a été institué dans les territoires de l’Ouest à la demande du Gauleiter Sauckel et avec l’approbation du Führer.
Je peux également produire un discours que j’ai prononcé le 18 avril 1942 et duquel il ressort qu’à cette époque j’étais encore d’avis que l’industrie du bâtiment allemande, qui occupait 1.800.000 ouvriers, devait être arrêtée pour permettre d’utiliser cette main-d’œuvre dans l’armement. Dans ce discours capital que j’ai prononcé devant mes collaborateurs et qui portait également sur des questions de main-d’œuvre, pas un mot ne fait allusion à un projet d’utilisation de la main-d’œuvre étrangère en Allemagne.
Si j’avais été réellement à l’origine de ces plans, il est probable que j’aurais traité cette question dans ce discours.
Enfin, toujours au sujet des déclarations de Sauckel, je dois rectifier le plan de l’organisation qui a été présenté ici. Il est inexact dans la mesure où les différents secteurs sont classés par ministères. En réalité, ces secteurs étaient séparés en branches économiques indépendantes des ministères. Ce n’est que dans mon ministère et au ministère de l’Air qu’ils coïncidaient.
Il est en outre inexact que l’industrie du bâtiment ait été représentée au ministère de l’Économie ; elle était de ma compétence. A partir de 1943, la Chimie et l’Exploitation des mines, citées comme secteurs du ministère de l’Économie, étaient de mon ressort. D’après la connaissance que j’en ai, dès avant septembre 1943 ces branches étaient représentées par des délégués au Plan de quatre ans et présentaient, indépendamment du ministère de l’Économie, leurs exigences directement à Sauckel.
Enfin, il est encore inexact dans ce plan que les exigences de main-d’œuvre des autorités intéressées allaient directement à Hitler. Il eût été impossible à Hitler de trancher des différends entre quinze personnes. Comme je viens de le dire, ces problèmes étaient discutés dans les « Stabsleiterbesprechungen » sous la présidence de Sauckel.
Monsieur Speer, qu’avez-vous fait de vos documents à la fin de la guerre ?
Je pensais qu’il était de mon devoir de conserver mes documents, ne fût-ce que pour pouvoir prendre les mesures transitoires nécessaires pour la reconstruction. C’est pourquoi je refusai de faire examiner ces documents. Ils furent amenés ici, à Nuremberg, où j’avais des archives. Ils restèrent intacts et furent remis aux autorités alliées. Je les ai remis à l’époque où je me trouvais encore en liberté dans la zone de Flensburg. De cette façon, le Ministère Public se trouve en possession de quelques milliers de documents sur lesquels j’ai travaillé, et de tous les discours publics et autres, prononcés sur les problèmes de l’armement et de l’économie. Il y a environ 4.000 décisions du Führer, 5.000 pages de sténogrammes du Comité de planification centrale, des mémoires, etc. Je dis cela simplement parce que ces documents font clairement ressortir à quel point mon travail était uniquement technique et économique.
Avez-vous, à votre connaissance, exposé dans ces documents des théories idéologiques ou vos idées sur l’antisémitisme, etc. ?
Non, ni dans mes discours, ni dans mes documents, je n’ai rien dit de semblable. Je suppose que dans le cas contraire, le Ministère Public serait en mesure d’en faire état.
Monsieur Speer, en votre qualité de ministre de l’Armement, vous étiez prévu sur la liste des membres du nouveau Gouvernement, établie par les putschistes du 20 juillet. Avez-vous pris part aux événements du 20 juillet ?
Non, je n’y ai pas pris part et je n’en ai pas eu connaissance. Je désapprouvais à l’époque un attentat contre Hitler.
Monsieur le Président, nous disposons sur ce point des questionnaires du témoin Kempf, sous le numéro 9, et du témoin Stahl, nous le numéro 1. (Au témoin.) Quel était le motif pour lequel vous étiez le seul ministre national-socialiste qui figurât sur cette liste établie par vos adversaires ?
Je collaborais étroitement alors avec l’État-Major général de l’Armée de terre et avec le Commandement en chef de l’Armée de réserve. Ces deux organismes formaient le noyau de l’attentat du 20 juillet. J’étais surtout en rapports étroits avec le général Fromm, chef de l’Armée de réserve, et le général Zeitzler, chef de l’État-Major général de l’Armée de terre. Fromm fut pendu après le 20 juillet, et l’autre chassé de l’Armée. De cette collaboration étaient nés des contacts étroits. Ces personnes appréciaient mes compétences techniques. J’ai supposé alors que c’était le motif pour lequel ils voulaient me conserver.
Les motifs politiques n’y ont donc joué aucun rôle ?
Certainement pas directement. Mais on savait que depuis très longtemps j’avais ouvertement exprimé mon mécontentement sur certaines erreurs commises dans l’entourage de Hitler et contre certains défauts de base ; en outre, comme je l’ai appris plus tard, j’étais, sur beaucoup de points importants, d’accord avec les hommes du 20 juillet.
Quelles étaient vos relations de travail avec Hitler ?
De 1937 à 1939, en qualité d’architecte, j’avais avec lui les contacts les plus étroits, puis avec les événements de la guerre, nos relations se relâchèrent. Lorsque je fus nommé successeur de Todt, nous entrâmes à nouveau en relations très étroites, mais de façon plus officielle. J’avais, étant donné mon travail immense dans le domaine de l’armement, peu d’occasions de me rendre au Quartier Général. Je m’y rendais environ tous les quinze jours ou trois semaines. Ma maladie, qui dura quatre mois au printemps 1944, fut mise à profit par beaucoup de gens intéressés pour affaiblir ma position et, après le 20 juillet, ma candidature de ministre provoqua certainement un choc sur Hitler, qui amena, de la part de Bormann et de Goebbels, une lutte ouverte contre moi. La lettre que j’écrivis à Hitler le 20 septembre 1944 et qui a été déposée ici donne des détails à ce sujet.
Pouviez-vous avoir avec Hitler des discussions politiques ?
Non. Il me considérait comme un ministre purement technique ; toute tentative de traiter avec lui des questions politiques ou autres échouaient contre son absolutisme. A partir de 1944, il évitait à tel point toute discussion générale, même sur la situation de guerre, que je lui exprimais mes idées par des mémoires et les lui faisais parvenir. Hitler savait limiter chacun sur son propre terrain. Aussi était-il la seule personne qui centralisât tous les problèmes. Cela dépassait de loin ses forces et ses connaissances ; il s’ensuivait une absence de direction politique suivie et d’autorité militaire compétente pour prendre les décisions.
Voulez-vous donc, en votre qualité de ministre technique, limiter votre responsabilité à votre domaine d’activité ?
Non. J’ai sur ce point à faire une déclaration capitale. Cette guerre a amené sur le peuple allemand une catastrophe incroyable ainsi que sur le monde entier. C’est pourquoi il est de mon devoir, dans ce malheur, de prendre mes responsabilités devant le peuple allemand. J’ai d’autant plus le devoir de le faire que le chef du Gouvernement s’est soustrait à ses responsabilités devant le monde et le peuple allemand. En tant que membre important de la direction du Reidi, je participe à la responsabilité générale depuis 1942. J’exposerai mes arguments à ce sujet au cours de ma déclaration finale.
Prenez-vous la responsabilité de toutes les affaires de votre vaste domaine d’activités ?
Bien entendu, dans la mesure où c’est possible selon les principes généralement admis et autant que l’on ait agi selon mes instructions.
Voulez-vous faire allusion aux ordres du Führer ?
Non. Dans la mesure où Hitler m’a donné des ordres et où je les ai exécutés, j’en assume la responsabilité. D’ailleurs, je n’ai pas exécuté tous ses ordres.
Monsieur le Président, j’en arrive à la seconde partie de l’exposé de mes preuves concernant l’accusé. Cet exposé ne prétend pas décharger l’accusé des accusations qui ont été portées contre lui par le Ministère Public en ce qui concerne son domaine d’activités proprement dit. Cette partie traite bien plutôt des accusations élevées par le Ministère Public contre Speer en tant que membre d’une prétendue conspiration. Cette seconde partie est relativement courte et je suppose que dans une heure j’en aurai terminé de tout mon exposé.
Il s’agit ici de l’activité déployée par Speer pour empêcher les destructions envisagées par Hitler soit dans les régions occupées, soit en Allemagne, et des tentatives qu’il a faites pour abréger une guerre qui, à son avis, était déjà perdue. Je suppose que le Tribunal voudra bien m’autoriser à présenter des preuves.
Monsieur Speer, jusqu’à quelle époque avez-vous employé toutes vos forces à obtenir un armement aussi puissant que possible et, par conséquent, à la poursuite de la guerre ?
Environ jusqu’à la mi-janvier 1945.
La guerre n’était-elle pas perdue dès avant ?
Militairement et au point de vue de la situation générale, elle était certainement perdue depuis un certain temps. Mais il est difficile de considérer une guerre comme perdue et d’en tirer les dernières conséquences quand on ne peut envisager qu’une capitulation sans condition.
L’examen de la situation de la production, que vous connaissiez, ne vous aurait-elle pas permis de considérer plus tôt que la guerre était déjà perdue ?
Du point de vue de l’armement, pas jusqu’à l’automne 1944 car jusqu’à cette époque je réussis, malgré les bombardements aériens, à obtenir une augmentation constante de la production. Cette augmentation était si importante que, pour donner un chiffre, je pus, en 1944, équiper entièrement à neuf 130 divisions d’infanterie et 40 divisions blindées. Cela revenait à équiper à neuf 2.000.000 d’hommes. Ce chiffre aurait été de 30% plus élevé s’il n’y avait pas eu les bombardements aériens. Le maximum de production de toute la guerre fut atteint en août 1944 pour les munitions, en septembre 1944 pour les avions et en décembre 1944 pour les armes et les nouveaux sous-marins. Les armes nouvelles devaient sortir en février ou mars 1945. Je ne mentionne que ce qui a été dit dans la presse : les avions à réaction, les nouveaux moyens de défense anti-aérienne, les nouveaux sous-marins, etc. Les bombardements aériens retardèrent si considérablement la production en grande quantité de ces armes nouvelles, qui auraient peut-être pu modifier l’aspect de la dernière phase de cette guerre, qu’elles ne purent plus être engagées en nombre suffisant. Mais tous ces efforts restèrent vains, car à partir du 12 mai 1944 nos fabriques de carburant subirent des attaques concentrées de la part des avions ennemis. Cela amena une catastrophe : 90% de notre production de carburant était perdue. Le succès de ces attaques signifiait que la guerre était perdue pour nous du point de vue de la production car les nouveaux avions et les nouveaux chars ne nous servaient à rien sans carburant.
Avez-vous fait remarquer à Hitler les conséquences qu’avaient sur la production ces attaques aériennes ?
Oui, je lui en ai fait des rapports précis aussi bien verbalement que par écrit. De juin à décembre 1944, je lui ai adressé douze mémoires qui tous lui annonçaient des catastrophes.
Monsieur le Président, je présente au Tribunal un document qui est un mémoire de Speer du 30 juin 1944. Il figure à la page 56 du livre de documents anglais ; je le dépose sous le numéro 14. Speer écrit à Hitler :
« Mais à partir du mois de septembre de cette année, il deviendra impossible de fournir les quantités nécessaires à la satisfaction des besoins les plus urgents de la Wehrmacht, c’est-à-dire qu’à partir de ce moment il se produira un fossé que nous ne pourrons plus combler et qui aura nécessairement des conséquences tragiques. »
Quant à la situation dans le domaine de la chimie et de la production des carburants, Speer en a informé Hitler dans un mémoire du 30 août, qui figure à la page 62 du livre de documents anglais ; c’est la pièce n° 15. Je n’en cite qu’une phrase : « C’est ainsi que manquent, dans des domaines importants, les matières premières indispensables à la continuation d’une guerre moderne ».
Comment est-il possible, Monsieur Speer, que tout en connaissant cette situation, vous-même et les autres collaborateurs de Hitler ayez continué à faire des efforts pour la continuation de la guerre ?
Dans cette phase de la guerre, Hitler nous a tous trompés. Il fit répandre par l’ambassadeur Hewel, du ministère des Affaires étrangères, à partir de l’été 1944, des indications précises suivant lesquelles des négociations étaient entamées. Ceci m’a été confirmé ici même, au banc des accusés, par le général Jodi. Par exemple, la présence répétée de l’ambassadeur du Japon auprès de Hitler nous fut interprétée comme le signe de conversations avec Moscou par l’intermédiaire du Japon ; ou bien l’ambassadeur Neubacher, qui est venu témoigner ici, aurait eu dans les Balkans de prétendues conversations avec les États-Unis ; ou bien encore l’ancien ambassadeur soviétique à Berlin aurait été à Stockholm pour entamer des conversations. C’est ainsi qu’il propageait l’espoir qu’à l’exemple du Japon nous entamerions des négociations, dans cette situation désespérée, afin que le peuple soit préservé du pire. Aussi était-il nécessaire d’organiser une résistance aussi solide que possible. Il trompa tout le monde en donnant aux chefs militaires de fallacieux espoirs en des démarches diplomatiques, en laissant espérer aux chefs politiques de nouvelles victoires au moyen de nouvelles troupes et de nouvelles armes, et en faisant systématiquement répandre dans le peuple et parmi les troupes du front la croyance en l’apparition prochaine d’une arme miraculeuse, afin de maintenir par là les forces de résistance. Je puis prouver que dans les discours que j’ai prononcés à cette époque, ainsi que dans des lettres à Hitler et à Goebbels, j’ai toujours insisté sur le danger et la malhonnêteté de cette politique qui consistait à mentir au peuple en lui promettant des armes miraculeuses.
Monsieur Speer, existait-il des ordres en vue de la destruction des industries en France, en Belgique et en Hollande ?
Oui. Hitler avait ordonné, en cas d’occupation par les Alliés, la destruction sur une large échelle des industries nécessaires à la guerre dans tous ces pays. D’après des préparatifs prévus, les mines de charbon et les mines métalliques, les usines de production d’énergie et les installations industrielles devaient être détruites.
Avez-vous entrepris quoi que ce fût pour éviter l’exécution de ces ordres ?
Oui.
L’avez-vous évitée ?
Le responsable de l’exécution de ces ordres était le Commandant en chef à l’Ouest, puisque ces destructions devaient être exécutées dans la zone des opérations. Mais je lui ai dit que ces destructions n’avaient pour moi ni but ni sens, et qu’en ma qualité de ministre de l’Armement je ne considérais pas que ces destructions fussent indispensables. C’est à la suite de cela que ces ordres ne furent pas donnés. J’avais, bien entendu, pris vis-à-vis de Hitler la responsabilité du fait que ces destructions n’aient pas lieu.
Quand était-ce, à peu près ?
Vers le début de juillet 1944.
Comment avez-vous pu justifier votre attitude ?
Tous les chefs militaires que je connaissais m’avaient déclaré à l’époque que la guerre serait sûrement terminée en octobre ou novembre une fois que l’invasion aurait réussi. Moi-même, connaissant la situation des carburants, j’avais la même impression, comme cela ressort clairement du mémoire que j’ai adressé à Hitler le 30 août et dans lequel je lui disais qu’étant donnée l’évolution de la situation des carburants, il ne serait plus possible, dès octobre ou novembre, de procéder à des mouvements tactiques de troupes. Le fait que la guerre ait duré plus longtemps est dû tout d’abord à l’arrêt des opérations militaires de l’adversaire en octobre 1944. Il fut ainsi possible de réduire la consommation des carburants, et nous avons pu rééquiper le front de l’Ouest en chars et en munitions.
Dans cette situation, je pouvais aisément prendre la responsabilité de laisser intactes à l’adversaire les industries des pays de l’Ouest, puisqu’il ne pourrait les utiliser au plus tôt que neuf mois après, le réseau ferré ayant déjà été détruit auparavant. Cela coïncide avec les mesures de protection des chômeurs des « Sperrbetriebe », dont j’ai parlé ce matin.
Hitler était-il d’accord sur ces mesures ?
Il ne pouvait pas donner son accord à ces mesures puisqu’il les ignorait, mais à cette époque l’agitation était telle au Quartier Général qu’il ne pensa pas à contrôler l’exécution des mesures de destructions. Ce n’est que plus tard, en janvier 1945, que les Français firent état dans leur presse du relèvement rapide de leur industrie, demeurée intacte. Cela me procura de violents reproches.
Le Ministère Public français a déposé un document RF-132, qui est un rapport de l’officier de l’économie militaire attaché au commandant de la Wehrmacht aux Pays-Bas. D’après ce document, l’ordre du Commandant en chef à l’Ouest était encore en vigueur en septembre 1944, ordre suivant lequel il ne serait procédé à des destructions que dans les villes côtières, à l’exclusion des autres régions. Cet officier déclare, comme il ressort du document, que l’ordre du Commandant en chef à l’Ouest était depuis longtemps dépassé et qu’il avait, de son propre chef, ordonné la destruction des industries en Hollande. Comment cela était-il possible et qu’avez-vous fait ?
Effectivement, à cette époque des autorités subalternes trop zélées enfreignirent l’ordre de ne pas détruire à l’Ouest. Le système de transmission des ordres avait beaucoup souffert des attaques aériennes. Seyss-Inquart m’avait fait remarquer à l’époque que des destructions devaient avoir lieu en Hollande. Il a déjà déclaré ici que je lui avais donné tous pouvoirs pour que ces destructions ne soient pas exécutées. Ceci se passait en septembre 1944. D’autre part, afin d’éviter ces destructions j’ai, sans y être autorisé, donné le 5 septembre 1944 des ordres aux chefs de la production du charbon et du fer, ainsi qu’au chef de l’administration civile au Luxembourg, précisant que les destructions dans les mines de fer de Lorraine, dans les mines de charbon de la Sarre, de Belgique et de Hollande, devaient être absolument évitées. Nous sommes, dans cette situation désespérée, allés si loin que j’ai, en tant que responsable des questions de courant électrique, continué à fournir du courant aux entreprises de l’autre côté du front afin que les stations de pompage des mines de charbon puissent continuer à fonctionner, car l’arrêt des stations de pompage aurait eu pour conséquence l’inondation de ces mines.
Je dépose la copie d’une lettre de Speer au Gauleiter Simon, à Coblence, document Speer n° 16. Il figure à la page 57 du texte anglais de mon livre de documents.
Monsieur Speer, dans les régions occupées autres que la France, la Belgique et la Hollande, avez-vous fait en sorte d’éviter que soient exécutés les ordres de destruction ?
A partir du mois d’août 1944, pour les installations industrielles du Gouvernement Général, pour les mines des Balkans, pour les mines de nickel de Finlande ; à partir de septembre 1944 pour l’industrie de l’Italie du Nord, et à partir de 1945 pour les champs pétrolifères de Hongrie et les industries tchécoslovaques. Je tiens à spécifier que j’ai bénéficié de l’aide la plus précieuse de la part du général Jodl qui toléra tacitement que les destructions n’aient pas lieu.
Quelles étaient les intentions de Hitler quant au maintien de l’industrie et des possibilités de vie de la population allemande, lorsqu’au début de septembre 1944 les troupes ennemies s’approchaient de tous les côtés des frontières de l’Allemagne ?
II n’avait absolument pas l’intention de sauver l’industrie. Il donna au contraire l’ordre de pratiquer la politique de la « terre brûlée », précisément pour l’Allemagne. Cela signifiait la destruction impitoyable de tous les biens, vivants ou inanimés, à l’approche de l’ennemi. Cette politique était approuvée par Bormann, Ley et Goebbels, alors que les éléments de la Wehrmacht et les ministères techniques s’y opposaient.
Puisque les efforts déployés par Speer pour empêcher ces destructions, qui avaient été considérablement intensifiées, portaient également sur des territoires qui étaient alors considérés comme faisant partie du Grand Reich par exemple l’Autriche, le protectorat de Bohême-Moravie, la Haute-Silésie polonaise, l’Alsace-Lorraine, je demande que l’exposé de ces faits soit admis comme preuve.
Monsieur Speer, dans le Grand Reîch, c’est-à-dire dans les territoires que je viens de nommer, les commandants en chef d’armées avaient-ils le pouvoir de donner les ordres de destruction ?
Non. Cela était de ma compétence pour l’industrie et les usines de production d’énergie, de celle de la Wehrmacht pour la destruction des ponts, des écluses, des chemins de fer.
Dans les mesures que vous avez prises pour la protection de l’industrie, avez-vous fait une différence entre le territoire de l’« Ancien Reich » allemand et les territoires qui y avaient été rattachés depuis 1933 ?
Non. La région industrielle de Haute-Silésie, de même que les autres régions de Pologne, la Bohême-Moravie, l’Alsace-Lorraine et, bien entendu, l’Autriche aussi, furent aussi bien protégées des destructions que les territoires allemands. Précisément, dans les territoires de l’Est j’ai donné personnellement et sur place les directives nécessaires.
Qu’avez-vous fait contre la politique de la « terre brûlée » ?
Le 14 septembre 1944, en revenant d’un voyage sur le front de l’Ouest, je trouvai cet ordre suivant lequel tout devait être impitoyablement détruit. Je donnai immédiatement un contre-ordre, prescrivant officiellement d’épargner toutes les industries. J’étais vivement contrarié par le fait que les industries allemandes dussent être détruites, dans la situation désespérée où nous étions ; je l’étais d’autant plus que je pensais avoir réussi à préserver les industries des régions occupées de l’Ouest.
Je voudrais produire à ce sujet le document qui consiste en un ordre de Speer du 14 septembre 1944, pour la protection de l’industrie. Il figure à la page 58 du texte anglais de mon livre de documents. Je le dépose sous le numéro 17. Avez-vous pu, Monsieur Speer, faire exécuter cet ordre ?
Quelle en est la date ? Le 14 septembre, avez-vous dit ?
C’est le 14 septembre 1944, Monsieur le Président.
A quelle page est-ce ?
A la page 58 du texte anglais, Monsieur le Président.
Avez-vous pu faire exécuter cet ordre, Monsieur Speer ?
A la même époque, le Völkischer Beobachter, par un article officiel du chef de la Presse du Reich, proclamait officiellement la politique de la « terre brûlée », de sorte que je compris que mon contre-ordre ne pourrait être efficace pendant longtemps. Aussi usai-je d’une méthode qui est peut-être caractéristique des moyens employés dans l’entourage de Hitler. Pour le dissuader de cette politique de la « terre brûlée », j’utilisai la croyance, qu’il avait répandue parmi tous ses collaborateurs, dans la reconquête des territoires perdus. Je le plaçai devant cette alternative : si nous perdions les régions industrielles, notre production d’armement diminuait si ces territoires n’étaient pas reconquis ; mais si nous réussissons à les reconquérir, ils ne pourraient nous servir que s’ils étaient intacts.
A la suite de cela, vous avez écrit une lettre à Bormann. Cette lettre, je voudrais la déposer sous le numéro 18. Elle se trouve, Monsieur le Président, à la page 59 du texte anglais du livre de documents. C’est un télétype...
Je crois que nous pouvons renoncer à en donner lecture.
Oui. Ce télétype, vous l’avez envoyé à Bormann avant d’avoir parlé de son contenu avec Hitler.
Je voudrais résumer...
Voudriez-vous nous indiquer également le numéro de la page du texte français afin que la Délégation française puisse le trouver.
Si je vois bien, c’est à la page 56 du texte français du livre de documents.
Hitler approuva le texte que je lui proposais pour cette lettre, car je le mettais dans l’alternative ou de considérer la guerre comme perdue ou bien de ne pas procéder à des destructions dans ces régions. D’ailleurs, tout danger immédiat était écarté parce que les fronts étaient de nouveau stabilisés. En outre, Hitler demanda avec beaucoup d’insistance la destruction des mines de fer de Lorraine ; là aussi — ainsi que cela ressort d’un document — j’arrivai à éviter les destructions en faisant envisager à Hitler le cas d’une contre-attaque victorieuse.
Monsieur le Président, le document auquel se réfère l’accusé est un extrait d’une ordonnance du Führer du 18 au 20 août 1944. Je le dépose sous le numéro Speer-19 ; il est reproduit dans le volume complémentaire de mon livre de documents, à la page 101.
Monsieur Speer, dans quelles circonstances cette ordonnance fut-elle prise ?
Je l’ai déjà dit.
Dans votre lettre, vous employez souvent le mot « paralysie » au sujet des installations industrielles, etc. Voulez-vous expliquer au Tribunal la signification de ce mot ?
Je dirai brièvement qu’il s’agit ici de l’enlèvement de certaines pièces, ce qui mettait l’installation hors d’usage pendant un certain temps. Mais ces éléments étaient seulement cachés et non pas détruits.
Vous avez dit tout à l’heure que jusqu’en janvier 1945 vous avez tenté d’atteindre un maximum dans l’armement. Pour quels motifs y avez-vous renoncé à partir de janvier 1945 ?
C’est en janvier 1945 que commence un chapitre très pénible : la dernière phase de cette guerre et la constatation que Hitler identifiait le destin du peuple allemand avec le sien propre, et à partir de mars 1945 la constatation que Hitler cherchait sciemment à détruire les possibilités d’existence du peuple allemand dans le cas où la guerre serait perdue. Je n’ai pas l’intention de faire valoir en ma faveur l’activité que j’ai déployée au cours de cette période. Mais il y a là une question d’honneur à défendre et c’est pourquoi je voudrais m’expliquer brièvement au sujet de cette époque.
Monsieur Speer, quelle était la situation de la production dans les différents départements qui se trouvaient sous vos ordres, à la fin de janvier 1945 ?
La production en carburants était, depuis le début des attaques sur les usines de carburants, en mai 1944, devenue absolument insuffisante et ne put jamais être rétablie. Les bombardements aériens sur les moyens de transport avaient, à partir de novembre 1944, complètement éliminé la région de la Ruhr qui constituait pour l’Allemagne le centre le plus important d’approvisionnement en matières premières. A la suite du succès de l’offensive des armées soviétiques sur le bassin houiller de Haute-Silésie, nous fûmes, à partir du milieu de janvier 1945, également privés de la plus grande partie de notre approvisionnement en charbon. On pouvait donc prévoir avec précision l’époque jusqu’à laquelle l’économie tiendrait. Nous avions atteint une situation dans laquelle, même si les opérations militaires de l’adversaire étaient arrêtées, la guerre était perdue pour nous à bref délai, puisque le Reich manquait de charbon à l’intérieur et devait nécessairement subir un effondrement économique.
Je voudrais déposer comme preuve un mémoire adressé par Speer à Hitler le 11 novembre 1944 (pièce Speer n° 20). Vous le trouverez, Monsieur le Président, à la page 64 du livre de documents anglais, à la page 61 des textes français et allemand. Il y est dit, et je cite :
« Si l’on considère l’ensemble de la structure économique du Reich, il est évident que la perte de la région industrielle rhéno-westphalienne serait, à la longue, fatale pour l’économie allemande tout entière et la poursuite de la guerre avec quelque chance de succès. En fait, toute la production de la région de la Ruhr serait entièrement perdue pour l’économie allemande, à l’exception de la production interne de quelques produits. Il est superflu de discuter des suites qu’aurait pour le Reich tout entier la perte de la Ruhr. »
Le 15 décembre 1944, devant l’offensive imminente sur les Ardennes, Speer fit remarquer à Hitler le détail des conséquences d’une perte éventuelle de la Haute-Silésie.
Je dépose comme preuve le mémoire de Speer. Vous le trouverez à la page 102 du volume complémentaire de mon livre de documents. Dans le texte anglais ainsi que dans le texte français, il figure à la même page. C’est un extrait d’un mémoire adressé au chef de l’État-Major de l’Armée de terre le 15 décembre 1944 ; il portera le numéro 21.
Ce mémoire a aussi, été adressé à Hitler.
Il est inutile de citer des extraits de ce mémoire. On y montre qu’une perte éventuelle de la Haute-Silésie aurait pour conséquences, quelques semaines plus tard, de mettre les troupes dans l’impossibilité de combattre, et que dans ce cas la Wehrmacht ne pourrait plus être approvisionnée en armements. Puis une grande partie de la Haute-Silésie fut perdue. Le 30 janvier 1945, Speer adressa à nouveau à Hitler un mémoire que le Tribunal trouvera à la page 67 du texte anglais du livre de documents, et à la page 64 du texte français. Je dépose ce document sous le numéro 22, et en citerai simplement ceci :
« Après la perte de la Haute-Silésie, la production d’armement allemande ne sera plus en mesure de couvrir, même de très loin, les besoins du front en munitions, en armes et en matériel blindé, non plus que les pertes subies au front et les besoins des nouvelles installations. »
Ensuite, il est particulièrement spécifié, je cite :
« La supériorité matérielle de l’adversaire ne saurait plus être compensée par la bravoure de nos troupes. »
Monsieur Speer, que vouliez-vous dire par cette dernière phrase que je viens de citer ?
Hitler avait alors déclaré que, pour la défense de notre patrie, la bravoure de nos soldats ne ferait qu’augmenter et que, au contraire, les troupes alliées, après avoir libéré les régions occupées, perdraient de leur ardeur combattive. C’était l’argument principal de Goebbels et de Bormann qui en concluaient que le combat devait être continué avec tous les moyens disponibles.
Monsieur Speer, Hitler fut-il informé dans le même sens par d’autres personnes que vous ?
Je résume plusieurs questions : le général Guderian, chef de l’État-Major de l’Armée de terre, alla trouver M. von Ribbentrop en lui disant que la guerre était perdue. Ribbentrop le dit à Hitler. Là-dessus, Hitler déclara au début de février, aussi bien à Guderian qu’à moi-même, que des déclarations pessimistes, telles que mon mémoire ou ma démarche auprès du ministre des Affaires étrangères seraient considérées à l’avenir comme trahison envers le pays et seraient punies comme telles. Quelques jours plus tard, au cours de la conférence sur la situation, il interdit à ses autres proches collaborateurs de faire quelque déclaration que ce soit sur la situation désespérée dans laquelle nous nous trouvions.
Quiconque désobéirait à cet ordre serait fusillé, sans égard à son rang et à son prestige, et sa famille serait internée.
La constatation que Guderian et moi avions faite et exprimée à Hitler sur la situation désespérée eut un résultat absolument opposé. Dans les premiers jours de février, quelques jours avant le début de la conférence de Yalta, Hitler fit appeler son attaché de presse et, en ma présence, il lui donna des instructions afin que soit exprimée dans toute la presse allemande, et de la façon la plus nette, la volonté de l’Allemagne de ne jamais capituler. Il précisa à ce sujet qu’il faisait cela pour que le peuple allemand ne pût en aucun cas recevoir une offre quelconque de la part de l’adversaire. Le langage en devait être suffisamment fort pour faire passer aux hommes d’État ennemis l’envie d’enfoncer un coin entre le peuple allemand et son Führer.
En même temps, Hitler proclama à nouveau vis-à-vis du peuple allemand la formule « Victoire ou destruction totale ». Tout cela se passait à une époque où lui-même et tout homme intelligent de son entourage se rendait parfaitement compte qu’il ne pouvait plus être question que de destruction totale.
Lors d’une réunion des Gauleiter, en été 1944, Hitler avait déclaré — Schirach en est témoin — que, si le peuple allemand devait être vaincu dans cette lutte, c’est qu’il aurait été trop faible, qu’il n’aurait pas soutenu cette épreuve devant l’Histoire et qu’il ne lui resterait plus qu’à disparaître. Maintenant, dans la situation désespérée de janvier et février 1945, les remarques de Hitler montraient que la déclaration qu’il avait faite alors n’était pas gratuite. Il pensait de plus en plus que l’issue de la guerre était imputable au peuple allemand, mais pas à lui-même. Il critiqua vivement la prétendue défaillance de notre peuple qui a courageusement supporté tant de souffrances au cours de cette guerre.
Le général Jodl a déjà dit ici que Hitler aussi bien que ses collaborateurs se rendaient parfaitement compte de la situation économique et militaire. Ces personnes n’ont-elles pas, dans cette situation désespérée, entrepris une démarche commune auprès de Hitler afin de l’inciter à terminer la guerre ?
Non. Il n’y eut pas de démarche d’ensemble faite par les dirigeants de l’entourage de Hitler. Cela était impossible parce que ceux-ci se considéraient soit comme des techniciens, soit comme des agents de liaison, ou encore se résignaient devant la situation. Dans cette situation, personne n’assuma la responsabilité de discuter avec Hitler de la nécessité d’éviter de nouvelles victimes. D’autre part, il existait un groupe très influent qui essayait par tous les moyens de rendre la lutte plus violente ; c’étaient Goebbels, Bormann, Ley et, comme il a déjà été dit, Fegelein et Burgdorf. Ce groupe désirait également inciter Hitler à abandonner la Convention de Genève. Au début de février, le Dr Goebbels adressa à Hitler un mémoire très pressant dans lequel il demandait l’abandon de la Convention de Genève. Hitler avait déjà donné son accord, ainsi que me le dit le secrétaire d’État de Goebbels, Naumann. La lutte devait être continuée par tous les moyens et sans aucun égard aux accords internationaux. Tel était le sens du mémoire de Goebbels. Il faut bien spécifier que ces intentions de Hitler et de Goebbels se heurtèrent à la résistance unanime des chefs militaires, ainsi que me le dit plus tard le secrétaire d’État du Dr Goebbels, Naumann.
Monsieur Speer, le témoin Stahl a déclaré dans son témoignage écrit que, vers la mi-février 1945, vous lui aviez demandé une livraison du nouveau gaz afin d’exécuter un attentat contre Hitler, Bormann et Goebbels. Pourquoi aviez-vous cette intention ?
A mon avis, il n’y avait plus d’autre moyen d’en sortir, et, dans mon désespoir, je m’y étais résolu, car dès le début de février j’avais compris que Hitler voulait, par tous les moyens et sans aucun égard pour son propre peuple, continuer la guerre. Il était évident pour moi que si la guerre était perdue il confondrait son propre destin avec celui du peuple allemand, et qu’il considérait que sa propre fin était aussi celle du peuple allemand. Enfin, il était évident que la guerre était si complètement perdue qu’il nous fallait accepter une capitulation sans conditions.
Vouliez-vous réaliser cet attentat vous-même, et pourquoi votre plan ne fut-il pas réalisé ?
Je ne voudrais pas parler ici des détails de cette affaire. Je ne pouvais le réaliser que personnellement, parce que depuis le 20 juillet, seul un très petit nombre de gens pouvait encore approcher Hitler. J’ai rencontré différentes difficultés techniques...
Le Tribunal désirerait en connaître les détails, mais après la suspension d’audience.
Monsieur Speer, voulez-vous dire au Tribunal quelles furent les circonstances qui s’opposèrent à la réalisation de vos projets ?
Ce n’est qu’à regret que je vais donner ces détails, car il y a toujours quelque chose de désagréable à parler de choses de ce genre, et je ne le fais que parce que c’est le désir du Tribunal.
Je vous en prie.
A cette époque, Hitler avait souvent, après les conférences sur la situation militaire, des conversations dans son abri avec Ley, Goebbels et Bormann ; ces hommes étaient à ce moment très liés avec lui parce qu’ils encourageaient et partageaient ses tendances extrémistes. Depuis le 20 juillet, même les collaborateurs les plus proches de Hitler ne pouvaient plus pénétrer dans cet abri sans que leurs poches et leur serviette fussent fouillées par les SS. Moi qui étais architecte, je connaissais bien cet abri.
Il y avait un système d’aération analogue à celui de cette salle. Il n’était pas difficile de faire pénétrer le gaz dans le conduit d’aspiration qui se trouvait dans le jardin de la chancellerie. Au bout de peu de temps, le gaz devait se répandre à travers cette canalisation dans l’abri tout entier. Sur ces entrefaites, au milieu du mois de février 1945, je fis venir le directeur de mon département de munitions, Stahl, avec qui j’étais particulièrement lié, et comme j’avais déjà collaboré étroitement avec lui à l’occasion de certaines destructions, je lui fis ouvertement part de mon intention, comme cela se dégage d’ailleurs de son témoignage. Je le priai, comme il était chargé de la fabrication des munitions, de me procurer ce gaz moderne. Il s’informa auprès d’un de ses collaborateurs, le lieutenant-colonel Soika, du service des armements de l’Armée, afin de savoir comment il pourrait se procurer ce gaz. Il s’avéra alors que ce nouveau gaz n’était efficace que lorsqu’il était amené à explosion parce qu’on pouvait alors obtenir les températures élevées nécessaires à la gazéification. Je ne sais pas si j’entre trop dans les détails...
Mais il était impossible de déclencher une explosion parce que le conduit d’aération était en métal très mince qui aurait été déchiré par l’explosion. J’eus donc des conversations avec le monteur en chef de la Chancellerie du Reich, Hänschel, au milieu du mois de mars 1945, et j’appris par lui que le filtre de protection des gaz n’était plus constamment en service.
Je pouvais donc utiliser un gaz normal. Bien entendu, Hänschel ne connaissait pas la raison pour laquelle j’avais ces entretiens avec lui. Les choses en étaient à ce point quand, visitant avec Hänschel le conduit d’aspiration du jardin de la Chancellerie, je constatai que, peu de temps auparavant, sur l’ordre personnel de Hitler, une cheminée de quatre mètres de haut avait été construite au-dessus de l’ouverture. On peut encore en constater la présence sur place aujourd’hui. L’exécution de mon plan n’était donc plus possible.
J’en viens maintenant à un autre point, Monsieur Speer. Nous avons entendu ici les témoignages des témoins Riecke et Milch et ils ont parlé de votre activité à partir de la mi-février 1945, de l’activité que vous avez déployée en vue d’assuré le ravitaillement. Que pouvez-vous dire de cette activité ?
Je dirai très brièvement que le ravitaillement prioritaire dont je m’occupai à ce moment-là a été réalisé dans le but de passer de la guerre à la paix selon un plan établi, et cela au détriment des armements dont j’étais le représentant, personnel. Nous avons pris une quantité de mesures, mais il serait trop long de les énumérer toutes. Elles sont contenues dans des décrets qui n’ont pas été détruits. Il s’agissait pour nous, en opposition avec la politique officielle, de veiller à ce que les villes, peu avant leur occupation, pussent être pourvues en suffisance de produits alimentaires. Il s’agissait également, étant donné la situation catastrophique des transports, de veiller à ce que toutes les mesures fussent prises pour que la récolte de 1945 fût assurée en acheminant les semences en temps utile. C’était là la question la plus importante, car si les semences étaient parvenues quelques semaines plus tard, la récolte aurait été absolument compromise. Ces mesures eurent évidemment sur l’armement des effets directs et désastreux, qu’il est impossible d’évaluer. Mais, de toute façon, l’industrie des armements ne pouvait maintenir, sur ses réserves, sa production que jusqu’à la mi-mars. A partir de ce moment, nous n’avions plus de production d’armement digne d’être mentionnée. Cela vient de ce que nous ne disposions plus que de 20% à 30% de la capacité de transport, et que les transports de ravitaillement avaient une priorité absolue sur les transports d’armement. Ainsi les transports d’armement étaient-ils pratiquement éliminés.
Ces mesures, qui étaient en contradiction absolue avec le mot d’ordre officiel de la « résistance jusqu’au dernier homme », ont-elles pu être exécutées sur une grande échelle ? Aviez-vous à votre disposition des hommes qui fussent prêts à approuver les mesures que vous proposiez et à les appliquer ?
Toutes ces mesures n’étaient pas si difficiles ni si dangereuses qu’elles peuvent le paraître, car, à cette époque, à partir de janvier 1945, il était possible d’appliquer en Allemagne toutes les mesures raisonnables malgré la politique officielle. Tout homme de bon sens se réjouissait de telles mesures et était content qu’un homme au moins en prît la responsabilité. Tous ces pourparlers eurent lieu devant un large groupe de techniciens. Chacun des participants savait, sans qu’il fût besoin de le dire, ce que signifiaient les ordres donnés. Moi-même, j’entrai à cette époque, et pour des mesures analogues, en rapports avec les secrétaires d’État du ministère des Transports, du ministère du Ravitaillement, du ministère de la Propagande et plus tard même avec le secrétaire d’État de la Chancellerie du Parti, c’est-à-dire avec Bormann lui-même. Ils étaient tous membres du Parti et, malgré tout, ils firent en ce moment difficile leur devoir vis-à-vis du peuple, mais d’une façon autre que bien des dirigeants du Parti. Je les tenais constamment, en dépit de l’interdiction de Hitler, au courant de la situation militaire et de son évolution, et c’est ainsi que nous avons pu faire en commun beaucoup de choses pour arriver à contrecarrer les ordres insensés donnés à cette époque.
Dans quel domaine avez-vous considéré que la poursuite de la guerre mettait en danger la vie même du peuple allemand ?
A la mi-mars 1945, les troupes ennemies se remirent en mouvement. Il était absolument clair que, dans très peu de temps, les régions qui n’étaient pas encore occupées à ce moment-là allaient l’être, et je pense également aux territoires de Haute-Silésie polonaise et à d’autres, situés au dehors des frontières du vieux Reich. L’ordre de détruire tous les ponts constituait le danger le plus grave, car un pont détruit par les pionners est bien plus difficile à rétablir qu’un pont endommagé par une attaque aérienne. La destruction organisée des ponts signifie dans un État moderne la destruction de la vie tout entière.
Par ailleurs, à la fin de janvier, les milieux extrémistes du Parti se prononcèrent en vue de la destruction de l’industrie, et Hitler fut de leur avis. Aussi, en février 1945, je fis interdire la production et les livraisons de ce que ï’ on appelait les « explosifs industriels ». Ainsi les réserves d’explosifs dans les mines et aux mains des particuliers devaient diminuer. Cet ordre fut exécuté comme l’a dit un de mes témoins.
A la mi-mars, Guderian et moi nous nous efforçâmes à nouveau de réduire au minimum le nombre de ponts dont la destruction avait été ordonnée. Hitler se vit soumettre un projet d’ordre en conséquence. Il le refusa net et insista au contraire pour que des ordres plus stricts fussent donnés en vue de la destruction de tous les ponts. En même temps, c’est-à-dire le 18 mars 1945, il fit fusiller huit officiers parce qu’ils n’avaient pas fait leur devoir au cours de la destruction d’un pont, et il fit publier ce fait au communiqué de la Wehrmacht à titre d’avertissement. Il devenait donc très difficile de tourner les ordres relatifs à la destruction des ponts. Malgré l’interdiction en vigueur, j’adressai le 18 mars 1945 un nouveau mémorandum à Hitler, dont le contenu était extrêmement net, et qui ne lui laissait plus la possibilité de se dérober sur la question des mesures qu’il projetait. Ce mémorandum fut porté à la connaissance de nombreux collaborateurs de Hitler.
Le Tribunal trouvera ce document (pièce Speer-23) à la page 69 du texte anglais du livre de documents. Je vous prie, poursuivez.
Je cite un passage assez long de ce mémorandum. C’est à la page 69, Monsieur le Président.
« L’aviation ennemie a continué à attaquer comme objectif principal des voies de communication. De ce fait, les transports économiques ont diminué considérablement... Il convient donc d’escompter dans un délai de quatre à huit semaines, et cela d’une façon certaine, l’effondrement définitif de l’économie allemande... Après cet effondrement, la guerre ne pourra pas non plus être continuée sur le plan militaire... Nous qui sommes au pouvoir avons le devoir d’aider le peuple dans les heures graves qui l’attendent. Nous devons nous poser froidement, sans égard pour notre propre destin, la question de savoir comment nous pouvons le faire pour un avenir éloigné. Si l’adversaire veut détruire le peuple et les bases de son existence, qu’il le fasse lui-même. Quant à nous, nous devons tout faire pour assurer au peuple jusqu’au bout, peut-être sous la forme la plus primitive, une base d’existence. »
Suivent quelques demandes de ma part, que je vais énumérer. Je cite :
« Il faut s’assurer que, si la lutte doit être transportée plus avant sur le territoire du Reich, personne n’aura le droit de détruire les installations industrielles, les mines de charbon, les usines électriques et autres installations telles que voies de communication, voies navigables, etc. La destruction des ponts dans la mesure prévue serait plus grave que celles opérées au cours des attaques aériennes des dernières années. Leur destruction signifierait l’abolition de toute nouvelle possibilité de vie pour le peuple allemand. »
Je cite encore à la fin de ce mémorandum :
« Nous n’avons pas le droit, à ce stade de la guerre, de procéder nous-mêmes à des destructions qui pourraient attenter à la vie du peuple. Si ses adversaires veulent détruire ce peuple qui a combattu avec un courage sans précédent, que ce soit sur eux exclusivement qu’en retombe la honte devant l’Histoire. Nous avons le devoir de laisser au peuple toutes les possibilités qui lui permettront, dans l’avenir, de procéder à une nouvelle reconstruction. »
Voilà, exprimé de façon suffisamment claire, ce que Hitler devait savoir ; il n’était certes pas nécessaire d’être grand économiste pour se rendre compte des suites que comporteraient de semblables destructions pour l’avenir du peuple.
Hitler, au moment de la réception de ce mémorandum, en connaissait déjà la teneur, car j’en avais discuté avec plusieurs de ses collaborateurs. C’est pourquoi ses déclarations sont particulièrement significatives de son attitude dans cette question.
Je n’aurais pas soulevé ici cette terrible accusation, à savoir qu’il avait l’intention d’entraîner avec lui le peuple allemand dans l’abîme, s’il n’avait pas confirmé ces déclarations dans une lettre du 29 mars 1945.
Dites-vous mai ou mars ?
Mars 1945, Monsieur le Président.
Vous trouverez ce document, Monsieur le Président, à la page 75 du texte anglais, et 72 du texte français. Je le dépose sous le numéro 24. C’est une lettre de Speer à Hitler, en date du 29 mars 1945.
Veuillez poursuivre.
Ne devriez-vous pas lire cette lettre ?
Le témoin voudrait la lire personnellement. Veuillez la lire.
Je cite :
« Lorsque je vous ai remis mon mémoire le 18 mars, j’étais fermement convaincu que les conséquences que je tirais de la situation présente pour la conservation de notre potentiel national trouveraient de votre part une approbation sans réserve. En effet, n’aviez-vous pas vous-même déclaré naguère que le devoir du Gouvernement est de préserver un peuple d’une fin héroïque quand la guerre est perdue.
« Toutefois, vous m’avez fait ce soir-là des déclarations, desquelles, si je vous ai bien compris, il ressortait clairement et sans équivoque que si nous perdions la guerre, le peuple lui aussi serait perdu, que c’est là un destin inévitable et qu’il n’est pas nécessaire de tenir compte des bases dont le peuple a besoin pour continuer à vivre de la façon la plus faible, et que l’avenir appartient désormais exclusivement au peuple de l’Est qui est le plus fort ; que ceux qui subsisteraient après le combat ne seraient de toutes façons que les individus de moindre valeur, car les bons sont morts. »
Je poursuis ma citation :-
« J’ai été profondément bouleversé par ces paroles et, le lendemain, je lus l’ordre de destruction, et peu après l’ordre strict d’évacuation ; j’y vis les premières mesures de l’exécution de ces intentions... »
Monsieur le Président, je dépose, comme document Speer, l’ordre de destruction de Hitler du 19 mars 1945. Le Tribunal le trouvera aux pages 73 du texte français et 76 du texte anglais du livre de documents. En outre, je dépose l’ordre d’exécution pour le réseau de transports et de transmissions, page 75 du texte français, page 78 du texte anglais. C’est le document Speer n° 26. Et enfin l’ordre de destruction et d’évacuation de Bormann, du 23 mars 1945, qui se trouve dans mon livre de documents à la page 102. Ce dernier document aura le numéro Speer-27.
Monsieur Speer, puisqu’il s’agit là d’un ordre contenant des termes techniques, voulez-vous avoir l’obligeance d’en donner au Tribunal un résumé assez bref ?
Vous avez dit que le dernier document figurait à la page 102 du second livre de documents. Sur mon exemplaire, c’est un document du général Guderian du 15 décembre 1944.
Monsieur le Président, je m’excuse, c’est une erreur, ce n’est pas la page 102, mais les pages 93 et 94. Je m’en excuse, je n’ai moi-même reçu ce livre de documents qu’aujourd’hui.
Monsieur Speer, voulez-vous expliquer brièvement ce que sont ces ordres ?
Je résumerai brièvement : les Gauleiter recevaient par là l’ordre de procéder à la destruction de toutes les industries, de toutes les installations d’eau, de gaz et d’électricité, etc., mais aussi de tous les entrepôts de vivres, d’habillement. Ces ordres négligeaient absolument mon droit de regard et toutes les directives que j’avais données pour la conservation de l’industrie se trouvaient annulées. Les autorités militaires avaient donné ordre de détruire tous les ponts ainsi que toutes les installations ferroviaires, les installations postales et de transmissions de la Reichsbahn ; toutes les voies navigables, tous les bateaux, tous les wagons, toutes les locomotives. Le but était, comme dit un des décrets, de créer un « désert de communications ».
Le décret de Bormann prévoyait l’évacuation de la population à l’intérieur du Reich, aussi bien à l’Ouest qu’à l’Est. Les ouvriers étrangers et les prisonniers de guerre étaient compris dans ces mesures. Ces millions d’hommes devaient être envoyés sur les routes, à pied ; aucune disposition n’était prise pour assurer leur existence et ne pouvait d’ailleurs être prise dans une telle situation.
L’exécution de ces ordres aurait nécessairement eu pour suite une famine absolument inimaginable. A cela vint s’ajouter, le 29 mars 1945, un ordre strict de Hitler à tous les groupes d’armées et à tous les Gauleiter, prescrivant que la lutte devait être menée sans le moindre égard pour la population allemande. L’exécution de cet ordre de Hitler aurait été la réalisation de ses paroles du 18 mars 1945 :
« Il n’est pas nécessaire de tenir compte des bases dont le peuple a besoin pour continuer à vivre de la façon la plus élémentaire ; bien au contraire, il est préférable de détruire nous-mêmes. » Étant donné la discipline pratiquée en Allemagne à propos de n’importe quel ordre, quelle qu’en soit la teneur, on pouvait s’attendre à son exécution. Ces ordres valaient aussi pour les territoires rattachés au Grand Reich allemand.
En me rendant dans les régions qui étaient les premières exposées, et en discutant avec mes collaborateurs, j’essayai ouvertement d’empêcher l’exécution de ces ordres. J’ordonnai que les stocks d’explosifs encore disponibles dans la Ruhr fussent noyés dans les puits de mines de charbon et que les réserves d’explosifs des chantiers fussent cachées ; nous avons distribué des mitraillettes aux principales usines afin qu’elles puissent se défendre contre les destructions. Tout cela peut sembler excessif, mais la situation était alors telle que si un Gauleiter avait osé, dans la Ruhr, s’attaquer aux mines de charbon, et qu’il y ait eu là une seule mitraillette, on aurait tiré.
J’essayai de persuader les chefs locaux des groupes d’armées du caractère insensé des destructions de ponts dont ils avaient été chargés, et je pus, en prenant contact avec les services locaux, empêcher en grande partie les évacuations projetées. Dans ces circonstances, le secrétaire d’État à la Chancellerie du Parti, Kiopper, eut le mérite d’arrêter pour la plus grande partie les ordres d’évacuation adressés aux Gauleiter.
Lorsque je revins de cette tournée, je fus immédiatement convoqué chez Hitler. C’était le 29 mars 1945. Je m’étais intentionnellement et si ouvertement opposé à ses ordres, et j’avais parlé avec tant de ses Gauleiter de la guerre perdue qu’il devait nécessairement être au courant de mon insoumission. Il ne me manque pas de témoins de cette époque qui savent que c’est à cela que je voulais parvenir.
Je ne voulais pas le tromper derrière son dos, je voulais le placer devant une alternative. Il me déclara au début de sa conversation qu’il avait reçu des rapports de Bormann, suivant lesquels je considérais la guerre comme perdue, et que je m’étais ouvertement élevé contre son interdiction. Il exigea que je lui fisse la déclaration que je ne considérais pas la guerre comme perdue. Je lui déclarai :
« La guerre est perdue ». Il me donna 24 heures pour réfléchir ; c’est au cours de ces 24 heures que fut écrite la lettre dont j’ai cité un passage et dont le texte intégral se trouve aux mains du Tribunal. Au bout de ces 24 heures, je voulus lui remettre ma lettre ; il la refusa. Je lui déclarai alors qu’à l’avenir il pouvait tout de même compter sur moi, et j’obtins ainsi qu’il me confiât l’exécution des mesures de destructions.
Je dépose sous le numéro 28 l’ordre de Hitler du 30 mars 1945 que le Tribunal trouvera à la page 83 du texte anglais et à la page 79 du texte français du livre de documents.
Qu’avez-vous fait à la suite de ce nouvel ordre ?
C’est moi qui en avais rédigé le texte, et il me donnait la possibilité d’éviter les destructions ordonnées. Je donnai immédiatement un ordre qui remettait en vigueur tous mes anciens ordres donnés pour la protection des industries. Je négligeai à cette occasion de soumettre à l’approbation de Hitler ce nouveau décret, bien qu’il se fût expressément réservé ce droit d’approbation dans l’ordre qu’il avait donné.
A l’encontre de ce que je lui avais dit, c’est-à-dire que j’étais avec lui sans réserves, je me rendis le lendemain chez Seyss-Inquart, comme il l’a déclaré ici lui-même, et chez deux Gauleiter, pour leur expliquer à eux aussi que la guerre était perdue et pour discuter avec eux les conséquences que nous avions à tirer de cette constatation. Je dois dire que je rencontrai chez Seyss-Inquart une grande compréhension. Mon ordonnance pour empêcher les destructions, aussi bien que ces conversations, allaient à l’encontre des assurances que j’avais données à Hitler, le 29 ; je considérais cela comme mon devoir et comme allant de soi.
Je dépose sous le numéro Speer 29 le document qui est l’ordonnance exécutoire Speer du 30 mars, se rapportant à l’ordre qui vient d’être mentionné. Cela se trouve aux pages 81 du texte français et 85 du texte anglais.
Malgré cela, les ordres pour la destruction des ponts restèrent en vigueur et l’on peut en voir les conséquences en Allemagne, en Autriche, en Pologne, etc. J’entrepris de nombreux voyages sur le front, j’eus plusieurs entretiens avec les commandants du front, peut-être certains adoucissements ont-ils été obtenus de cette manière.
Enfin, le 3 avril 1945, j’obtins du chef des services de transmissions qu’il donne un ordre interdisant la destruction des installations de transmissions, des installations ferroviaires et des postes et des émetteurs de radio.
Enfin, le 5 avril, je donnai six ordres de l’OKW, sous la signature du général Winter qui a été témoin ici. Ces ordres avaient pour but de préserver d’importantes lignes de chemin de fer. Ces ordres existent toujours. Je donnai ces ordres par la voie hiérarchique de mes services et par celle des chemins de fer du Reich. Étant donné la confusion qui régnait à cette époque, ces ordres, que je n’avais d’ailleurs pas le droit de donner, devaient avoir tout au moins pour effet de semer le trouble.
La presse a parlé de quelques-unes de vos tentatives en vue d’écourter la guerre. Pourriez-vous brièvement exposer au Tribunal la situation à laquelle la presse a fait allusion ?
Je ne voudrais pas parler trop longtemps des choses qui n’ont pas réussi. A plusieurs reprises, j’ai essayé d’exclure Himmler et d’autres du sein du Gouvernement et de les forcer à prendre la responsabilité de leur activité. Pour l’exécution de ce plan et de plusieurs autres, huit officiers du front s’étaient joints à moi ; tous étaient porteurs de hautes distinctions ; parmi eux se trouvaient les deux aviateurs les plus connus d’Allemagne, Galland et Baumbach. Le secrétaire d’État au ministère de la Propagande me donna la possibilité, le 9 avril, de parler brièvement à tous les postes émetteurs allemands. Tous les préparatifs étaient faits ; Goebbels entendit parler de ce projet au dernier moment et demanda que Hitler approuvât le texte de mon allocution. Je lui fis soumettre un texte considérablement modifié, mais il interdit même ce texte fortement modifié. Le 21 avril 1945, j’eus la possibilité, à Hambourg, de faire enregistrer un discours. Ce discours devait constituer les instructions pour la phase finale ; mais les fonctionnaires chargés de l’enregistrement demandèrent que ce discours ne fut diffusé qu’après la mort de Hitler, c’est-à-dire après l’extinction de leur serment.
J’étais également en rapport avec le chef d’État-Major d’un groupe d’armées de l’Est, le groupe d’armées de la Vistule. Nous étions d’accord pour dire qu’il ne devait pas y avoir de lutte pour Berlin et que, malgré l’ordre de Hitler, les troupes devaient contourner Berlin. Cet ordre reçut un commencement d’exécution. Puis certains délégués de Hitler furent envoyés à l’extérieur, munis de pouvoirs extraordinaires, et réussirent à ramener plusieurs divisions à Berlin. Mais ainsi l’intention primitive d’amener des armées entières pour défendre Berlin ne réussit pas. Le chef d’État-Major, avec qui j’eus ces entretiens, était le général Kinzler.
Ces efforts avaient-ils encore un sens au début du mois d’avril et plus tard ?
Oui, parce que nous pensions que la guerre durerait plus longtemps. Churchill, lui aussi, prévoyait la fin de la guerre pour juillet 1945.
Vous avez déclaré et exposé ici combien vous aviez fait d’efforts pour la protection des usines et autres installations économiques. Êtes-vous également intervenu pour la protection des ouvriers étrangers ?
Ma responsabilité se plaçait dans le domaine des installations industrielles ; c’est pourquoi je me sentais tenu au premier chef de remettre intact ce qui ressortissait à ma compétence. Néanmoins, mes efforts devaient, dans une certaine mesure, profiter aux ouvriers étrangers. Les ouvriers étrangers, les prisonniers de guerre, ont certainement bénéficié également des mesures de ravitaillement que j’ai prises au cours de la dernière phase de la guerre. D’autre part, au cours d’entretiens que j’eus sur place en vue d’interdire les destructions par explosifs, j’ai, contrairement aux ordres d’évacuation donnés par le Parti, réussi à obtenir que les étrangers et les prisonniers de guerre restassent sur place. Des entretiens de ce genre ont eu lieu dans la Sarre, le 18 mars, et dans la Ruhr, le 28 mars, par exemple.
Au début de mars, je fis la proposition de ramener 500.000 étrangers du Reich dans les régions qui étaient encore en notre possession, c’est-à-dire les Hollandais en Hollande et les Tchèques en Tchécoslovaquie. Néanmoins, les chemins de fer du Reich refusèrent de prendre la responsabilité de tels transports, parce que le réseau ferré était détruit à un tel point que ce plan n’était plus réalisable.
Enfin, tant dans le discours que je projetais de prononcer le 9 avril sur les postes émetteurs allemands que dans le discours que je tentai de faire à Hambourg, j’ai insisté sur les devoirs que nous avions vis-à-vis des étrangers, des prisonniers de guerre, et aussi des internés des camps de concentration, au cours de cette dernière phase de la guerre.
Monsieur le Président, je me permets, à ce propos, d’attirer l’attention du Tribunal sur la page 88 du texte anglais et la page 84 du texte français du livre de documents. Je dépose ce document sous le numéro Speer-30.
Monsieur Speer, vous nous avez exposé combien vous étiez en opposition avec la politique de Hitler au cours de cette dernière phase de la guerre. Pourquoi n’avez-vous pas donné votre démission ;
J’aurais eu à trois reprises la possibilité de donner ma démission : une fois au mois d’avril 1944, parce que mon autorité s’était trouvée fortement restreinte. La seconde fois, en septembre 1944, lorsque Bormann et Goebbels étaient d’avis que je me retire. La troisième fois, Hitler lui-même, le 29 mars 1945, me demanda de prendre un congé illimité, ce qui équivalait à une démission. Je refusai ces possibilités car il me semblait, à partir de juillet 1944, que mon devoir était de rester à mon poste.
Il a été dit ici que la dernière phase de la guerre, c’est-à-dire à partir de janvier 1945 environ, était justifiée par la nécessité d’éviter des sacrifices inutiles au peuple. Étiez-vous de cet avis-là ?
Non ; on avait dit qu’une protection militaire vers l’Est était nécessaire pour protéger les fugitifs. En réalité, jusqu’au milieu d’avril 1945, la plus grande part de nos réserves en chars et en munitions fut mise en œuvre pour la lutte à l’Ouest. La tactique était donc différente de ce qu’elle aurait dû être si la lutte avait été menée pour les buts qui avaient été exposés. La destruction des ponts à l’Ouest, par exemple, les ordres de destructions des bases d’existence du peuple indiquent le contraire. Les sacrifices qui furent faits des deux côtés à partir de janvier 1945 n’avaient pas de sens. Les morts de cette période accuseront le responsable de la poursuite de la guerre, Adolf Hitler, autant que peuvent le faire les villes qui perdirent au cours de cette dernière phase des biens culturels extrêmement précieux et d’innombrables logements. Une grande part des difficultés dont le peuple allemand souffre aujourd’hui est le fait de la destruction impitoyable des ponts, des bateaux, de toutes les installations de communication, des wagons, des locomotives et des bateaux. Le peuple allemand est resté fidèle à Adolf Hitler jusqu’au bout. C’est lui qui a trahi sciemment le peuple allemand, c’est lui qui a essayé de le jeter définitivement dans l’abîme. Ce n’est qu’à partir du 1er mai 1945 que Dônitz a essayé d’agir avec bon sens ; il était trop tard.
J’ai une dernière question à vous poser. Cette activité que vous avez déployée au cours de ces derniers mois de la guerre, pouviez-vous la concilier avec votre serment et avec votre fidélité à Adolf Hitler ?
Il n’y a qu’une fidélité à laquelle on ne doit jamais manquer, c’est la fidélité à son propre peuple. Cette obligation est plus importante que tout le reste. Si je suis à un poste dirigeant et que je constate qu’on agit de telle façon contre l’intérêt de mon peuple, je suis moi aussi obligé d’agir. Que Hitler n’ait plus été fidèle à son peuple, tout homme intelligent de son entourage devait le voir clairement, et cela au plus tard à partir de janvier ou février 1945. Hitler avait été appelé par le peuple ; il n’avait pas le droit de jouer son sort avec celui de son peuple. Voilà pourquoi j’ai fait mon devoir normal d’Allemand. Je n’y ai pas toujours réussi, mais je suis heureux que mon activité ait pu rendre un dernier service aux ouvriers des territoires occupés et d’Allemagne.
Monsieur le Président, j’en ai terminé de mon interrogatoire de l’accusé Speer. Peut-être puis-je donner encore une indication au Tribunal à propos des thèmes qui ont fait l’objet des débats de cet après-midi. Ces questions ont été traitées dans leurs questionnaires par le témoin Kehrl sous les numéros 10 et 12, le témoin Ronland sous les numéros 5, 6 et 8, le témoin Schieber sous le numéro 25, le témoin Guderian sous les numéros 1 à 3, 7 à 9 et sous le point 6 ; par le témoin Stahl, nommé par Speer, aux points 1 et 2 de sa déposition et par le témoin Kempf au point n° 10. Quelques questionnaires ne sont pas encore parvenus et je les présenterai plus tard. Ce sont le questionnaire du témoin Malzacher, et un autre questionnaire auquel la Défense attache une importance particulière : la déposition du témoin von Poser, car il était officier de liaison de l’État-Major général de l’Armée de terre auprès du ministère de Speer. Nous attendons également le questionnaire concernant le général Bunle, qui était chef de l’État-Major de l’Armée de terre, et du colonel Baumbach, qui commandait une escadre de combat. Je déposerai les autres documents après le dernier interrogatoire de l’accusé Speer.
D’autres avocats ont-ils des questions à poser au témoin ?
Témoin, au cours des pourparlers qui ont eu lieu à Pans en 1943 et 1944 entre Sauckel et Lavai, des représentants de vos services étaient-ils présents et ont-ils appuyé les demandes de Sauckel ?
Il est arrivé qu’à ces pourparlers assistent des représentants de mes services. Ces représentants étaient là afin de protéger les Sperrbetriebe et de veiller à ce que l’on n’empiète pas sur les intérêts de la production de laquelle j’étais chargé.
Ces représentants ne soutenaient donc pas les revendications de Sauckel, mais s’y opposaient ?
Ces représentants n’avaient pas pour tâche de se prononcer pour ou contre les revendications de Sauckel, car Sauckel présentait ses revendications d’une façon si nette qu’il était absolument impossible à un petit collaborateur de mon service de se prononcer, sous une forme quelconque, pour ou contre de telles revendications. C’est là une tâche que j’aurais dû exécuter moi-même.
Ces représentants n’avaient par conséquent aucune tâche à accomplir ?
Ces représentants de mon ministère étaient des représentants de l’armement, de l’industrie lourde et de la production de guerre dans les régions occupées, et avaient à ce titre des fonctions strictement techniques.
Témoin, avez-vous, en 1943, indépendamment de Sauckel, et sans lui en parler, fait transférer dans la Ruhr 50.000 ouvriers français de l’organisation Todt ?
C’est exact. Après les attaques sur les barrages de la Möhne et de l’Eder, en avril et mai 1943, je me rendis sur place et décidai de faire entreprendre leur reconstruction par un groupe de l’organisation Todt. J’ai fait cela parce que je voulais avoir sur place les matériaux, les machines et le personnel technique. Ce groupe, sans me demander, amena immédiatement de France les ouvriers français dont il disposait. Cela eut pour nous, dans l’Ouest, des répercussions extrêmement importantes, parce que la main-d’œuvre du « Mur de l’Atlantique » qui se sentait à l’abri des interventions de Sauckel...
Il ne m’intéresse pas, témoin, de savoir ce qui a été fait là-bas ; ce qui m’intéresse, c’est de savoir que ces 50.000 ouvriers de l’organisation Todt ont été amenés en Allemagne sans l’accord de Sauckel et par vous-même. Vous le confirmez ?
Oui, c’est exact.
Sauckel était responsable de la fixation de l’horaire du travail dans les entreprises. Savez-vous que la journée de dix heures a été ensuite ordonnée par Goebbels, en qualité de délégué général pour la guerre totale, et cela aussi bien pour les Allemands que pour les étrangers ?
Oui, c’est vraisemblable. Je ne peux pas le dire avec certitude, mais je suppose que c’est exact.
Vous avez dit ensuite, à propos de la Convention de Genève, qu’elle ne s’appliquait pas aux prisonniers soviétiques ni aux internés civils italiens ?
Oui.
Savez-vous que la Convention de Genève, bien qu’elle n’ait pas été applicable aux prisonniers soviétiques, a été néanmoins appliquée effectivement et qu’il a été donné des ordres en conséquence ?
Je ne peux pas vous donner de renseignements à ce sujet. C’était là une question de détail, et ce sont mes services qui l’ont réglée directement. Je le confirmerais volontiers, mais je ne peux pas le faire.
Je présenterai donc au Tribunal un document qui en témoigne.
Savez-vous que les internés civils italiens, c’est-à-dire les internés qui venaient de l’Armée italienne, avaient reçu le statut d’ouvriers libres et que c’est pour cette raison que la Convention de Genève ne leur était pas appliquée ?
Oui, c’est exact, et cela a été fait à l’instigation de Sauckel.
Est-il exact que les chefs d’entreprises fussent responsables de l’exécution des ordres de Sauckel ? Est-ce exact ?
Oui, dans la mesure où ils étaient exécutables.
Vous avez dit que, lorsque l’exécution en était rendue impossible par des circonstances particulières, telles que les attaques aériennes, ce sont les autorités compétentes du Reich qui auraient dû s’occuper de l’affaire ?
Oui.
Quelles sont ces autorités ?
Le plénipotentiaire général à la main-d’œuvre.
C’est-à-dire Sauckel ?
Oui, et le Front allemand du Travail qui était responsable des conditions de travail et du logement.
Quel était l’organisme que Sauckel avait à sa disposition pour éliminer ces inconvénients ? C’est bien une question d’assistance pratique ?
Non, vous ne m’avez pas bien compris. Cette situation catastrophique était le fait d’un cas de force majeure. Personne ne pouvait l’éviter, même avec la meilleure volonté, puisqu’il y avait tous les jours de nouveaux bombardements. Mais il n’est pas possible, comme Sauckel l’a dit ici, que le chef d’entreprise doive également prendre la responsabilité du fait que ces circonstances ne pussent pas être améliorées. Je voulais faire comprendre que dans de semblables cas d’urgence, il appartient aux dirigeants de se réunir et de dire si la situation est supportable ou non ; et, dans ce cas-là, Sauckel avait le devoir d’intervenir pour expliquer quelle était la situation et pour provoquer des réunions de ce genre.
Auprès de qui devait-il intervenir ?
Auprès du Führer.
Témoin, vous avez exposé ici comment fonctionnait votre appareil administratif et vous avez dit que vous étiez un adversaire de la bureaucratie. Vous avez institué l’auto-administration des entreprises, c’est-à-dire que, sur le plan professionnel, vous avez constitué des assemblées et, au-dessus d’elles, des commissions qui étaient dirigées par vous ?
Oui.
Il s’agissait là d’une administration fermée dans laquelle ne pouvaient pas s’immiscer d’autres autorités.
Parfaitement, je ne l’aurais pas toléré.
Vous étiez donc le représentant des entreprises vis-à-vis des autorités supérieures ?
Seulement pour les questions techniques, comme je l’ai expliqué ici.
Vous vous limitiez aux questions techniques ?
Oui, sinon j’aurais également été responsable des questions de ravitaillement ou de santé ou, le cas échéant, de questions policières. C’eût été trop me demander ; il aurait fallu m’attribuer un autre poste.
Témoin, ne vous êtes-vous pas tout à l’heure prévalu du fait que précisément, vous aviez pris dans le domaine du ravitaillement certaines mesures dont les ouvriers ont bénéficié, et ne confirmez-vous pas ainsi mes vues selon lesquelles c’est vous qui déteniez la responsabilité générale dans ce domaine ?
En aucune façon. Je crois avoir pris ces mesures de dernière heure dans le cadre de la responsabilité générale, et non pas de ma responsabilité particulière.
Témoin, vous avez parlé ensuite de la responsabilité des Gauleiter en qualité de commissaires à la Défense du Reich dans le domaine de l’industrie d’armement. Pourriez-vous exposer avec plus de précisions la nature de cette responsabilité, car je ne vous ai pas compris.
Depuis 1942, les responsabilités avaient été transférées d’une manière accrue aux Gauleiter, en leur qualité de commissaires à la Défense du Reich. Cela était avant tout dû à Bormann.
Quelles étaient leurs fonctions ?
Un instant, je vous prie... Bormann préconisait une centralisation de tous les pouvoirs de l’État et du Parti entre les mains des Gauleiter. A partir de 1943, cette centralisation était presque totalement réalisée. Une seule exception subsistait. Mes services de l’armement, que l’on appelait les inspections de l’armement. Ces services, qui dépendaient antérieurement de l’OKW, avaient un caractère militaire, leur personnel était composé d’officiers, et cela me permettait de demeurer étranger à la compétence des Gauleiter. Mais le Gauleiter était l’autorité principale à l’intérieur de son Gau, et quand il n’avait pas le droit de donner un ordre, il le prenait. Comme vous le savez vous-même, ce qui était important chez nous, ce n’était pas de savoir qui détenait les pouvoirs, mais qui s’arrogeait le droit de donner des ordres. Dans ce cas, la plupart des Gauleiter se sont arrogé tous les droits, et c’est pourquoi ils étaient les autorités centrales et responsables.
Qu’entendez-vous par autorité centrale ? Peut-être puis-je vous faire observer ceci : en sa qualité de commissaire à la Défense du Reich, le Gauleiter avait pour seule mission de concentrer divers services lorsqu’une décision devait être prise à l’intérieur de son Gau. Par exemple après une attaque aérienne, pour l’enlèvement des décombres, la construction d’une nouvelle usine, l’achat de terrain, de façon à réunir les différents services autour d’une même tâche. Mais il n’avait pas lui-même le pouvoir de donner des ordres ou de prendre des décisions. Est-ce exact ?
Non. Je vous conseillerais d’en parler avec quelques Gauleiter, qui vous diront comment cela se passait.
Je renonce à cette question. Je produirai la loi. Témoin, vous avez dit ensuite qu’à un certain moment il y avait eu un excédent de main-d’œuvre en Allemagne. Ceci est-il imputable au fait que Sauckel avait amené en Allemagne trop d’ouvriers étrangers ?
Il se peut qu’il y ait ici une erreur. Mon défenseur s’est référé à deux documents d’après lesquels, dans la période d’avril 1942 à avril 1943, Sauckel aurait fourni à l’industrie d’armement plus d’ouvriers qu’elle n’en avait demandé. Je ne sais si c’est à cela que vous voulez faire allusion ?
Non, je me souviens simplement que vous avez dit qu’il y avait un excédent de main-d’œuvre.
Oui.
Vous ne voulez donc pas dire que ceci est imputable au fait que Sauckel avait amené trop de main-d’œuvre étrangère ?
Non, je voulais simplement prouver que, même de l’avis de Sauckel, il n’était pas, à ce moment, poussé par ma demande de main-d’œuvre à faire venir des ouvriers de France et d’ailleurs. Car lorsqu’il précise dans un rapport à Hitler qu’il à amené plus d’ouvriers pour l’armement que je n’en avais demandé — et cela ressort du document — il est clair qu’il a fait plus que ce que je lui demandais. En fait, les choses ont été différentes : il ne m’a pas donné la main-d’œuvre dont j’avais besoin et nous avons eu des démêlés terribles, car j’étais d’avis qu’il m’avait donné beaucoup moins d’ouvriers et qu’il avait gonflé son rapport à Hitler. Mais pour le Procès, c’est ce document qui est valable.
Vous venez de faire allusion au fait qu’il y avait un litige entre Sauckel et vous, et notamment sur le point de savoir s’il y avait en Allemagne des réserves suffisantes de main-d’œuvre ; si je vous ai bien compris, vous disiez tout à l’heure que si on avait mobilisé la main-d’œuvre comme l’ont fait l’Angleterre ou l’Union Soviétique, on n’aurait pas eu besoin de main-d’œuvre étrangère. Est-ce exact ?
Je n’ai pas dit cela.
Alors, comment dois-je vous comprendre ?
J’ai expliqué de façon suffisamment claire que je trouvais bonne la politique de recrutement de la main-d’œuvre étrangère de Sauckel. Je n’ai absolument pas essayé par là de me dégager de cette responsabilité ; mais il y avait des réserves de main-d’œuvre allemande, et cela encore est une nouvelle preuve du fait que je ne suis pas responsable du maximum des demandes. Je ne voulais pas prouver autre chose.
Connaissez-vous les dispositions légales suivant lesquelles les femmes et la jeunesse allemande furent mobilisées dans une mesure assez considérable ?
Oui.
Savez-vous que les femmes des officiers et des hauts fonctionnaires travaillaient aussi dans les usines ?
Oui, à partir d’août 1944.
Où étaient alors les réserves de main-d’œuvre dont vous parlez ?
Je parlais de l’année 1943. En 1943, j’avais demandé au Comité de planification centrale de mobiliser les réserves allemandes de main-d’œuvre, et, en 1944, au cours de l’entretien avec Hitler du 4 janvier, j’ai répété la même chose. Sauckel a déclaré à cette époque qu’il n’y avait plus de réserves de main-d’œuvre allemande, et cette opinion ressort aussi de son discours du 1er mars 1944, qui a été présenté comme document.
Bien.
Mais il a également déclaré qu’il avait réussi, en 1944, à mobiliser 2.000.000 d’ouvriers en Allemagne, ce qu’il considérait comme totalement impossible en janvier 1944, lors de la conversation avec Hitler. Il a donc prouvé lui-même qu’à l’époque où j’avais demandé la mobilisation de la main-d’œuvre du pays, il ne considérait pas cela comme possible, mais que les circonstances l’ont forcé plus tard à organiser la mobilisation de cette main-d’œuvre, c’est-à-dire que mes déclarations étaient justifiées.
Témoin, ces 2.000.000 d’ouvriers étaient-ils utilisables dans l’industrie ?
Bien entendu.
Et ils ont été utilisés immédiatement comme ouvriers qualifiés dans l’industrie ?
Il fallut d’abord les instruire.
N’a-t-il pas fallu d’abord, par une procédure compliquée, les transférer d’une entreprise à l’autre ?
En partie seulement, car nous avions la possibilité de les utiliser dans la mécanique de précision et à d’autres travaux, et, d’autre part, quand on connaît les industries d’Amérique et d’Angleterre, on sait que les machines-outils modernes peuvent très bien être conduites par des femmes, même pour les gros travaux.
Docteur Servatius, tous ces détails n’intéressent pas le Tribunal.
Monsieur le Président j’ai un grand intérêt à poser cette question de principe, car si la main-d’œuvre a été amenée de l’étranger en excès, s’il n’y avait donc pas là une nécessité pour l’État, cela est d’une grande importance pour la question du recrutement de la main-d’œuvre étrangère envisagée du point de vue du Droit international. C’est là le point que je voulais éclaircir. Puis-je poser encore deux questions ?
Oui. vous pouvez encore poser deux questions, mais pas sur ces détails.
Non, sur des sujets différents. Témoin, vous avez déclaré que votre tentative de placer Sauckel sous vos ordres n’avait pas réussi. N’avez-vous pas, dans la pratique, réalisé cette subordination, du fait qu’à l’échelon intermédiaire les services régionaux de la main-d’œuvre subordonnés à Sauckel devaient exécuter ce que vos commissions d’armement ordonnaient ?
Non. C’est là une question qui exige un développement assez long. Si vous désirez une explication...
Mais vous avez dit non...
Oui, mais il s’agit de questions entièrement nouvelles pour le Tribunal, et qu’il serait préférable d’expliquer. Mais si un « non » vous suffit...
Il est inutile que vous fassiez de longues déclarations ; si vous dites clairement « non », c’est tout ce qu’il faut. Témoin, une dernière question : vous avez dit que Sauckel décidait des questions de répartition de la main-d’œuvre avec ses collaborateurs ?
Oui.
De son côté, il a déclaré que certaines décisions à cet égard étaient prises directement par le Führer, N’y aurait-il pas lieu de distinguer entre les demandes globales pour la réalisation d’un programme, où l’on discutait des répartitions de main-d’œuvre sur une période très étendue et, d’autre part, la répartition qui se faisait de façon permanente, au fur et à mesure de l’exécution du programme ?
Si j’ai bonne mémoire, et d’après les procès-verbaux de mes conférences avec le Führer, il y a deux périodes à distinguer. La première s’étend jusqu’en octobre 1942 ; à cette époque avaient lieu fréquemment des conférences communes chez Sauckel, auxquelles j’assistais souvent. Au cours de ces conférences, on parlait de la répartition détaillée de la main-d’œuvre pour les mois à venir. Après cette époque, il n’y eut plus, en ma présence, de conférence chez Hitler, où des questions de détails fussent discutées. Je ne me souviens que des conférences de janvier 1944 ; puis il y eut encore une conférence en avril ou en mai 1944, dont on n’a pas encore parlé ici. Mais au cours de ces conversations, on n’a parlé que de questions générales, et la répartition détaillée se faisait d’après les directives données, comme Sauckel l’a dit.
C’est précisément ce que je demande. Il y avait des demandes globales, correspondant à un programme, où l’on décidait de faire venir 2.000.000 d’ouvriers de l’étranger. La répartition incombait ensuite à Sauckel.
C’est exact. Je peux également confirmer la déclaration de Sauckel, à savoir qu’il se faisait toujours donner ces ordres par Hitler en ce qui concernait les régions occupées, parce qu’il avait besoin de l’autorité de Hitler pour s’imposer dans les territoires occupés.
Je n’ai plus de questions à poser au témoin, Monsieur le Président.
L’audience est levée.