CENT SOIXANTIÈME JOURNÉE.
Vendredi 21 juin 1946.

Audience du matin.

(L’accusé Speer est à la barre des témoins.)
LE PRÉSIDENT

Avez-vous terminé, Docteur Servatius ?

Dr SERVATIUS

Oui, Monsieur le Président.

LE PRÉSIDENT

Très bien. D’autres avocats ont-ils des questions à poser ?

PROFESSEUR Dr HERBERT KRAUS (avocat adjoint de l’accusé Schacht)

Témoin, le 25 janvier 1945, vous avez ici, à Nuremberg, à la prison, donné deux explications à mon client, le Dr Schacht. Celui-ci a parlé brièvement de ces questions lors de son interrogatoire. Je voudrais prier le Tribunal, pour me permettre de ne pas perdre de temps, de me laisser me référer aux déclarations que l’accusé a faites à l’époque au Dr Schacht, et les lire, afin que l’accusé puisse déclarer si elles sont exactes. Elles sont très brèves. Voici la première :

« Je me trouvais sur la terrasse du Berghof à l’Obersalzberg et j’attendais pour pouvoir présenter mes plans de construction, à l’été 1937, lorsque Schacht arriva au Berghof. Sur la terrasse, j’entendis une controverse violente entre Hitler et Schacht, qui venait de la chambre de Hitler. La voix de Hitler montait de plus en plus. Après la fin de la conversation, Hitler sortit sur la terrasse et dit — il paraissait très agité — qu’il ne pouvait pas continuer à travailler avec Schacht, qu’il avait eu avec lui une violente controverse. Schacht et ses méthodes financières détruisaient ses plans. »

C’est la première déclaration ; est-elle exacte ?

ACCUSÉ SPEER

Oui, elle est exacte.

PROFESSEUR Dr KRAUS

La deuxième déclaration parle des événements postérieurs au 20 juillet : « Aux environs du 22 juillet » — c’est ainsi que la déclaration commence — « Hitler dit en ma présence, devant un cercle assez important... »

LE PRÉSIDENT

De quelle année parlez-vous ?

PROFESSEUR Dr KRAUS

De 1944, Monsieur le Président. « ... qu’en sa qualité d’adversaire du système d’autorité, Schacht devait être arrêté. Puis il s’exprima très durement sur l’activité de Schacht et sur les difficultés qu’il avait, lui, Hitler, pour le réarmement, à la suite de la politique économique de Schacht. Un homme comme Schacht, étant donné son activité négative avant la guerre, devait être fusillé. »

Et voici la dernière phrase de votre déclaration :

« Après la violence de ces déclarations, j’ai été très étonné de pouvoir ici rencontrer Schacht vivant. » Cette déclaration est-elle exacte ?

ACCUSÉ SPEER

Oui, parfaitement.

PROFESSEUR Dr KRAUS

Je vous remercie.

LE PRÉSIDENT

D’autres avocats ont-ils des questions à poser ? (Pas de réponse.) Le Ministère Public désire-t-il contre-interroger l’accusé ?

M. JUSTICE ROBERT H. JACKSON (Procureur Général américain)

Accusé, votre avocat a divisé votre interrogatoire en deux parties, qu’il a ainsi désignées : d’abord votre responsabilité personnelle, et ensuite l’aspect politique de votre activité. Je vais suivre le même ordre.

Vous avez parlé de beaucoup de choses pour lesquelles vous n’êtes pas responsable. J’aimerais bien délimiter le domaine de votre responsabilité.

Non seulement vous étiez membre du parti nazi depuis 1932, mais vous avez occupé des postes de grande importance dans le Parti, n’est-ce pas ?

ACCUSÉ SPEER

C’est exact.

M. JUSTICE JACKSON

Et quelles étaient les fonctions que vous aviez dans le Parti ?

ACCUSÉ SPEER

Je l’ai déjà expliqué lors de mon interrogatoire préliminaire. J’ai provisoirement, au cours des années 1934, été chef d’un service du Front du Travail, qui s’occupait de l’amélioration des conditions de travail dans les entreprises allemandes. Ensuite, j’ai été chargé de la construction dans l’État-Major de Hess. J’ai renoncé à ces deux activités au cours de l’année 1941. On a déposé un compte rendu de la conversation que j’ai eue avec Hitler à ce sujet. Après le 8 février 1942, je suis devenu automatiquement le successeur de Todt au service principal pour la technique à la direction de la NSDAP.

M. JUSTICE JACKSON

Et quel était votre titre officiel ?

ACCUSÉ SPEER

Les titres, dans le Parti, avaient reçu de nouveaux noms et étaient tellement compliqués que, pour l’instant, il m’est impossible de vous le dire. Il s’agissait de l’activité d’un chef principal à la direction de la NSDAP, quelque chose comme directeur d’un service.

M. JUSTICE JACKSON

D’après l’annuaire de 1943, il semblerait que vous étiez le chef du service principal de la technique ?

ACCUSÉ SPEER

Oui.

M. JUSTICE JACKSON

Mais votre titre est celui de « Oberbefehisleiter » ?

ACCUSÉ SPEER

C’est possible, oui.

M. JUSTICE JACKSON

Qui, d’après ce que je comprends, correspond à peu près au grade de général de brigade dans l’Armée ?

ACCUSÉ SPEER

Oui, c’était insignifiant par rapport à toutes les autres tâches que j’avais à assumer.

M. JUSTICE JACKSON

Et vous assistiez aux réunions du Parti de temps en temps, et vous receviez des informations générales concernant le programme du Parti, n’est-ce pas ?

ACCUSÉ SPEER

Avant 1942, j’ai pris part aux congrès du Parti, ici, à Nuremberg, et je le devais à ma qualité d’architecte. Bien entendu, lorsqu’il y avait des manifestations officielles du Parti ou des séances au Reichstag, j’étais en général présent.

M. JUSTICE JACKSON

Et vous assistiez aux discussions sur le programme du Parti et vous connaissiez ses principes généraux, n’est-ce pas ?

ACCUSÉ SPEER

Bien entendu.

M. JUSTICE JACKSON

Quels étaient vos rapports avec les SS ? Étiez-vous membre des SS ?

ACCUSÉ SPEER

Non, je n’étais pas membre des SS.

M. JUSTICE JACKSON

Vous avez fait une demande ou on a fait une telle démarche en votre faveur, à un moment donné, mais elle n’a pas abouti, je crois ?

ACCUSÉ SPEER

C’était en 1943 ; Hitler voulait me voir recevoir une haute distinction dans les SS. Il l’avait désiré à plusieurs reprises lorsque j’étais encore architecte. J’ai éludé l’affaire en disant que je désirais servir comme simple SS près de lui, étant donné qu’autrefois déjà j’avais été SS. Sur ces entrefaites, le Gruppenführer Wolff a provisoirement rempli un questionnaire, voulant prouver mon activité précédente dans les SS en 1932. Lors de son enquête, il put constater que je n’avais pas été membre des SS, et, c’est la raison pour laquelle cette question d’appartenance aux SS en resta là, étant donné que je ne voulais pas être un nouveau membre des SS.

M. JUSTICE JACKSON

Et pourquoi ne vouliez-vous pas être membre des SS ? Après tout, c’était une des formations les plus importantes du Parti ?

ACCUSÉ SPEER

Non, on savait que je repoussais ces honneurs. Je ne voulais avoir un titre que si je pouvais avoir une responsabilité à cet effet.

M. JUSTICE JACKSON

Et vous ne vouliez pas avoir de responsabilité dans les SS ?

ACCUSÉ SPEER

J’avais très peu de contacts avec les SS et ne voulais pas du tout avoir de responsabilité en la matière.

M. JUSTICE JACKSON

On a déclaré, si je vous ai bien compris, à propos de ce que vous connaissiez de camps de concentration, que vous aviez encouragé et exigé l’utilisation des travailleurs des camps de concentration qui étaient astreints au travail.

ACCUSÉ SPEER

Oui, nous les utilisions dans l’industrie allemande d’armement.

M. JUSTICE JACKSON

Et je crois que vous avez aussi recommandé que les internés des camps de travail qui ne voulaient pas travailler suffisamment fussent envoyés dans des camps de concentration ?

ACCUSÉ SPEER

C’était la question des « tire-au-flanc ». Nous entendions par-là la main-d’œuvre qui ne venait pas au travail à temps ou qui prétendait être malade. Pendant la guerre, on a durement sévi chez nous contre ces gens-là. J’ai approuvé ces mesures.

M. JUSTICE JACKSON

Le 30 octobre 1942, à la réunion du Comité central du Plan, vous avez abordé ce sujet sous la forme suivante. Je cite : « Speer

On doit aussi parler de la question des tire-au-flanc ; Ley a constaté que là où il y a des médecins d’entreprises qui examinent les gens, le nombre des malades diminue d’un quart ou d’un cinquième. Les SS et la Police pourraient adopter des mesures sérieuses et envoyer les gens qui se révèlent des tire-au-flanc dans les entreprises des camps de concentration. Il n’y a pas d’alternative. Que cela se produise quelques fois, et la nouvelle s’en répandra rapidement. »

Voilà votre recommandation ?

ACCUSÉ SPEER

Oui.

M. JUSTICE JACKSON

Autrement dit, les ouvriers craignaient quelque peu les camps de concentration, et vous preniez avantage de cela pour les faire travailler davantage ?

ACCUSÉ SPEER

Il est certain que les camps de concentration avaient chez nous une mauvaise réputation et, en conséquence, le fait d’être amené dans un camp de concentration, ou la menace d’une telle possibilité diminuait évidemment la désertion du travail dans les entreprises. Lors de cette séance, ainsi que je l’ai dit hier, on n’a pas parlé davantage de ce sujet. C’était une des nombreuses réflexions que l’on pouvait faire dans l’excitation de la guerre.

M. JUSTICE JACKSON

Néanmoins, on voit très clairement — si je l’interprète mal, vous pourrez me corriger — que les camps de concentration jouissaient d’une mauvaise réputation auprès des travailleurs. Ils étaient considérés comme beaucoup plus terribles que les camps de travail.

ACCUSÉ SPEER

C’est exact, je le savais. Naturellement, je ne savais pas ce que j’ai entendu dire au cours des débats, mais le reste était généralement connu.

M. JUSTICE JACKSON

Il était notoire, à travers l’Allemagne, n’est-ce pas, que les camps de concentration étaient des lieux où l’on était traité de façon extrêmement rigoureuse ?

ACCUSÉ SPEER

Oui, mais non pas dans le sens dont on en a parlé ici au cours des débats.

M. JUSTICE JACKSON

Et, en fait, la mauvaise réputation des camps de concentration rendait beaucoup de services, car les gens vivaient sous la crainte d’y être envoyés ?

ACCUSÉ SPEER

Sans aucun doute. Tous les camps de concentration étaient un moyen intimidant qui permettait de maintenir l’ordre.

M. JUSTICE JACKSON

Et de maintenir les gens au travail ?

ACCUSÉ SPEER

Je ne voudrais pas le dire sous cette forme. Je prétends que les ouvriers étrangers qui étaient chez nous exécutaient pour la plus grande partie leur travail volontairement, et cela, dès qu’ils étaient en Allemagne.

M. JUSTICE JACKSON

Nous parlerons de cela plus tard. Vous avez exploité le travail des camps de concentration en vue de la production d’une manière telle qu’on a exigé de vous de le partager avec Himmler, n’est-ce pas ?

ACCUSÉ SPEER

Je n’ai pas compris ce que vous venez de dire.

M. JUSTICE JACKSON

Vous êtes tombé d’accord avec Himmler pour lui accorder 5% ou environ de la production de la main-d’œuvre des camps de concentration, tandis que vous vous en réserviez 95% ?

ACCUSÉ SPEER

Non, ce n’est pas tout à fait exact.

M. JUSTICE JACKSON

Expliquez-moi ce qu’il en était. Cela ressort de documents, si je les comprends bien.

ACCUSÉ SPEER

Cela figure dans le compte rendu de ma mission, et je voudrais en expliquer le sens. Himmler voulait installer des usines dans ses camps de concentration, ainsi que je l’ai dit hier. Il aurait eu là des fabrications d’armes incontrôlables. Hitler le savait. Ces 5% des fabrications d’armes devaient constituer en un certain sens un dédommagement, pour que Himmler renonçât à la construction de ces usines dans les camps de concentration. Himmler faisait toujours cette même proposition à Hitler, d’installer des usines d’armement dans les camps de concentration, et il m’était assez difficile, psychologiquement, de détourner Himmler de cette idée. J’espérais qu’étant donné ce pourcentage de 5% d’armes, Himmler serait satisfait. En fait, ces 5% d’armes ne furent jamais livrées. Nous nous sommes adressés au général Buhle, de l’État-Major d’opérations de la Wehrmacht, et nous avons réglé la question de façon à ce que ces armes ne fussent pas livrées.

M. JUSTICE JACKSON

Comprenez-moi bien. Je ne critique pas ces marchandages. Je ne doute pas que vous ayez eu raison d’obtenir ces 95%, mais la question est autre : Himmler utilisait — et vous le saviez — de la main-d’œuvre des camps de concentration pour fabriquer des armes, ou tout au moins se proposait de le faire, et désirait que cette production fût sous votre contrôle ?

ACCUSÉ SPEER

Est-ce que l’interprète pourrait parler un peu plus fort. Je n’entends pas bien. Puis-je vous demander de répéter ?

M. JUSTICE JACKSON

Vous saviez à ce moment-là que Himmler utilisait la main-d’œuvre des camps de concentration pour établir des installations industrielles indépendantes, et qu’il se proposait de faire une industrie d’armement, afin d’avoir une source de ravitaillement en armes, par ses propres SS ?

ACCUSÉ SPEER

Oui.

M. JUSTICE JACKSON

Vous connaissiez aussi la politique du parti nazi et les mesures du Gouvernement contre les Juifs, n’est-ce pas ?

ACCUSÉ SPEER

Je savais que le parti nazi était antisémite et que les Juifs avaient été expulsés d’Allemagne.

M. JUSTICE JACKSON

Vous avez participé à cette expulsion, n’est-ce pas ?

ACCUSÉ SPEER

Non.

M. JUSTICE JACKSON

Je tire ce renseignement du document L-156, qui a été déposé sous le numéro RF-1522. C’est une lettre émanant du plénipotentiaire à la main-d’œuvre, en date du 26 mars 1943. Vous l’avez sans doute vue, mais vous pourrez la revoir si vous le désirez. Il y est dit...

ACCUSÉ SPEER

Je la connais.

M. JUSTICE JACKSON

« A la fin de février, le Reichsführer SS, d’accord avec moi-même et avec le ministre de l’Armement et des munitions, et pour des raisons touchant à la sûreté de l’État, a retiré de leurs lieux de travail tous les Juifs qui travaillaient encore librement et qui n’étaient pas internés dans des camps. Il les a versés dans des unités de travail ou les a rassemblés pour les expulser. »

Est-ce bien là l’image de votre activité à ce moment-là ?

ACCUSÉ SPEER

Non.

M. JUSTICE JACKSON

Voulez-vous me dire la participation que vous avez eue à cela ? Il n’y a aucun doute qu’ils ont été rassemblés dans des organisations de travail ou en vue de leur évacuation ?

ACCUSE SPEER

Oui.

M. JUSTICE JACKSON

Vous dites que vous ne l’avez pas fait vous même ; voulez-vous me dire qui s’en occupait ?

ACCUSÉ SPEER

Cela a duré longtemps. Lorsqu’on février 1942 j’ai pris mes fonctions, les exigences du Parti voulaient déjà que les Juifs occupés dans les entreprises d’armement fussent écartés de ces entreprises. J’ai alors soulevé des objections et j’ai obtenu que Bormann publiât une circulaire prévoyant que ces Juifs continueraient à être employés dans les entreprises d’armement, et qu’il serait interdit aux services du Parti de faire des reproches de nature politique aux chefs d’entreprises, du fait qu’ils employaient des Juifs. Ces reproches politiques furent faits aux chefs d’entreprises par les Gauleiter et, en particulier, dans le Gau de Saxe et dans celui de Berlin. Les Juifs purent donc continuer à rester dans ces entreprises. J’avais, sans en avoir le pouvoir, fait paraître cette circulaire du Parti dans mon journal, à l’intention de tous les chefs d’entreprises, afin de pouvoir recevoir leurs plaintes au cas où, malgré cette instruction, le Parti ne se conformerait pas à ses prescriptions. La question resta donc en suspens jusqu’en septembre-octobre 1942. A ce moment-là, il y eut une conversation chez Hitler, à laquelle Sauckel avait également été convié. Lors de cette conversation, Hitler exigea très durement que les Juifs fussent désormais absolument écartés des entreprises travaillant pour l’armement, et il donna un ordre en conséquence. Cela ressort d’un procès-verbal du Führer que l’on peut encore consulter. Malgré tout, j’arrivai quand même à maintenir les Juifs dans les entreprises en question, et ce n’est qu’en mars 1943 que ma résistance devint inutile et que les Juifs furent exclus des entreprises d’armement.

Je tiens à faire remarquer ici qu’il s’agit là, autant que je m’en souvienne encore maintenant, non pas de l’ensemble du problème juif. Mais au cours des années 1941 et 1942, les Juifs se sont rendus dans les entreprises d’armement pour exécuter un travail nécessaire à la guerre, qui leur évitait l’évacuation qui commençait déjà à cette époque. Ils étaient principalement employés dans les industries de l’électricité et ici, sans aucun doute, le Geheimrat Buecher qui appartenait dans l’électricité à la AEG et à Siemens, a fait beaucoup pour qu’une foule de Juifs soient employés dans ces entreprises. Ces Juifs se trouvaient encore parfaitement libres, et leurs familles occupaient encore leurs logements.

Cette lettre ne m’a pas été présentée par le Gauleiter Sauckel, qui prétend également ne pas l’avoir vue. Cependant il n’y a aucun doute : il est exact qu’avant cette façon de procéder, j’en ai eu connaissance, car la question devait être discutée afin de savoir comment on remplacerait cette main-d’œuvre. Il est absolument certain qu’à cette époque j’ai élevé une protestation contre cette façon d’agir, pour que ces spécialistes ne soient pas retirés de l’armement, étant donné qu’en dehors d’autres motifs, c’était un grand inconvénient pour l’armement.

M. JUSTICE JACKSON

C’est le point que je veux faire ressortir. Je comprends que vous essayiez d’obtenir de la main-d’œuvre pour produire assez d’armement pour permettre à l’Allemagne de gagner la guerre.

ACCUSÉ SPEER

Oui.

M. JUSTICE JACKSON

Et cette campagne antisémite était tellement puissante qu’elle vous prenait des techniciens avertis et qu’elle vous empêchait de remplir votre tâche. Est-ce vrai ?

ACCUSÉ SPEER

Je n’ai pas compris le sens de la phrase.

M. JUSTICE JACKSON

Votre tâche qui consistait à forger des armes suffisantes pour permettre à l’Allemagne de gagner la guerre était entravée par cette campagne antisémite entreprise par quelques-uns de vos coaccusés ?

ACCUSÉ SPEER

C’est certain, et il est bien évident également que si les Juifs qui ont été évacués avaient pu travailler chez moi, c’eût été pour moi un grand avantage.

LE PRÉSIDENT

Monsieur Justice Jackson, a-t-on établi qui a signé le document L-156 il doit porter une signature ?

M. JUSTICE JACKSON

Je crois qu’il porte une signature ; c’est celle du plénipotentiaire général à la main-d’œuvre, je pense.

LE PRÉSIDENT

L’accusé pourrait peut-être nous dire de qui est la signature ?

ACCUSÉ SPEER

Je ne connais pas ce nom ; c’est sans doute celui d’un employé subalterne, d’un sous-ordre du délégué à la main-d’œuvre, car je connais personnellement tous les collaborateurs immédiats de Sauckel.

Non, pardonnez-moi, je m’excuse, ce document vient, comme je le vois, du Regierungspräsident de Coblence. C’est un collaborateur du Gouvernement de Coblence, que je ne connais naturellement pas.

M. JUSTICE JACKSON

En tout cas, il ne subsiste aucun doute sur le contenu de ce document, comme vous l’avez expliqué.

ACCUSÉ SPEER

Non.

M. JUSTICE JACKSON

Je voudrais parler du recrutement en vue du travail forcé. Si je comprends bien, vous saviez que 100.000 Juifs provenant de Hongrie avaient été déportés en Allemagne pour travailler dans les usines souterraines d’aviation, et vous avez dit au cours de votre interrogatoire du 18 octobre 1945, que vous n’aviez aucune objection à formuler à ce propos. Est-ce exact ?

ACCUSÉ SPEER

C’est exact, oui.

M. JUSTICE JACKSON

Vous avez dit aussi ce même jour que vous saviez parfaitement bien qu’une grande proportion de la main-d’œuvre que Sauckel faisait venir était recrutée de façon illégale. C’est exact ?

ACCUSÉ SPEER

J’ai fait grande attention à cette époque à l’expression qu’employait l’officier instructeur. Il a dit : « Ils sont venus contre leur volonté ». Et je l’ai approuvé.

M. JUSTICE JACKSON

N’avez-vous pas dit que ce recrutement illégal n’était pas un secret pour vous ? Vous avez bien dit cela vous-même, n’est-ce pas ?

ACCUSÉ SPEER

Non, non, ce n’est pas exact.

M. JUSTICE JACKSON

En tout cas, vous étiez à la conférence du Führer au mois d’août 1942, lorsqu’il approuva que toutes les mesures de contrainte pouvaient être adoptées pour obtenir de la main-d’œuvre. Il était impossible d’avoir des volontaires. Et vous saviez que ce programme avait été exécuté. Vous n’avez pas prêté grande importance au côté légal de cette affaire, n’est-ce pas ? Vous aviez besoin de main-d’œuvre, c’est un fait ?

ACCUSÉ SPEER

C’est absolument correct.

M. JUSTICE JACKSON

Cela ne vous tracassait pas de savoir si c’était légal ou illégal ?

ACCUSÉ SPEER

Je crois qu’étant donné la situation, la guerre, et le point de vue que nous avions sur cette question, ces mesures étaient fondées.

M. JUSTICE JACKSON

Oui, c’était d’accord avec la politique du Gouvernement et c’est tout ce qui vous intéressait, du moins à ce moment ?

ACCUSÉ SPEER

Oui, je suis d’avis qu’au moment où j’ai pris mon poste en février 1942, toutes les violations du Droit international qui m’ont été reprochées depuis étaient déjà commises à cette date.

M. JUSTICE JACKSON

Vous avouez que vous aviez une part de responsabilité dans ce programme légal ou illégal, en vue de vous procurer contre sa volonté de la main-d’œuvre que vous ameniez en Allemagne. Vous ne le niez pas ?

ACCUSÉ SPEER

La main-d’œuvre a été en grande partie amenée en Allemagne contre sa propre volonté. Je n’avais rien à dire contre le fait que ces gens étaient amenés contre leur propre volonté en Allemagne et, au contraire, jusqu’à l’automne 1942, j’ai employé toute mon énergie pour que le plus d’ouvriers possible fussent de cette manière amenés en Allemagne pour y travailler.

M. JUSTICE JACKSON

Vous avez participé à la répartition de cette main-d’œuvre entre les différentes usines et les différentes industries qui avaient besoin de travailleurs ?

ACCUSÉ SPEER

Non, il faut expliquer cela davantage ; je ne le comprends pas ainsi.

M. JUSTICE JACKSON

Finalement, vous avez conclu un accord avec Sauckel sur la répartition de la main-d’œuvre arrivée à destination dans le Reich ?

ACCUSÉ SPEER

Ce fut réglé selon la méthode des priorités en cours. Il me fallait, par exemple, indiquer à Sauckel quel était le programme le plus urgent que les ouvriers devaient d’abord exécuter. Ce point fut réglé par des instructions générales.

M. JUSTICE JACKSON

Autrement dit, c’est vous qui avez établi les priorités des différentes industries, quand celles-ci demandaient la main-d’œuvre arrivée dans le Reich ?

ACCUSÉ SPEER

Mais c’est bien évident, il fallait le faire.

M. JUSTICE JACKSON

En ce qui concerne l’utilisation des prisonniers de guerre, quels que soient les désaccords sur les chiffres exacts, des prisonniers de guerre ont effectivement été employés dans l’industrie d’armement ?

ACCUSÉ SPEER

Non, seuls les prisonniers de guerre russes et les internés militaires italiens ont été utilisés pour la production des armes. En ce qui concerne l’utilisation des prisonniers de guerre français et des autres, pour l’armement, j’ai eu à plusieurs reprises des conversations avec Keitel à ce sujet, et je dois dire que Keitel a toujours estimé que ces prisonniers de guerre ne devaient pas être employés, conformément à la Convention de Genève sur les prisonniers de guerre. Je puis dire que, sur la base de ce fait, je n’ai pas fait jouer mon influence pour que ces prisonniers de guerre, malgré la Convention de Genève, soient utilisés dans la production d’armement. Bien entendu, il s’agit de savoir ce qu’on entend par fabrication d’armements. Cela dépend de la façon dont on définit l’expression, car le mot armements peut être pris dans un sens large ou très étroit.

M. JUSTICE JACKSON

Vous avez succédé au Dr Todt et vous avez hérité de tous ses pouvoirs ?

ACCUSÉ SPEER

Oui.

M. JUSTICE JACKSON

Une de ses directives du 31 octobre 1941, une lettre de l’OKW qui a été déposée ici sous le numéro 214 et qui constituait le document EC-194, prévoyait que les délégués du ministère du Reich pour l’Armement et les munitions devaient être admis dans les camps de prisonniers de guerre pour choisir des ouvriers qualifiés. Cela faisait bien partie de vos prérogatives ?

ACCUSÉ SPEER

Non ; c’était une procédure spéciale que le Dr Todt avait introduite à la suite d’un accord avec l’OKW, mais, plus tard, elle ne fut plus utilisée.

M. JUSTICE JACKSON

Le 22 avril 1943, à la trente-sixième réunion du Comité central du Plan, vous avez, Monsieur Speer, formulé les plaintes suivantes :

« Une déclaration montre dans quels secteurs les prisonniers de guerre russes sont envoyés. Cette déclaration est très intéressante : elle montre que les industries d’armement n’ont reçu que 30%. Je me suis toujours plaint de ce fait. Est-ce vrai ?

ACCUSÉ SPEER

Je crois que ce passage a été mal traduit ; ce n’est pas l’industrie des munitions, mais l’industrie de l’armement qui a reçu 30%.

M. JUSTICE JACKSON

J’avais dit « armement ».

ACCUSÉ SPEER

Oui, mais cela ne prouve pas que ces prisonniers de guerre ont été utilisés contrairement à la Convention de Genève, car dans le secteur de l’industrie de l’armement, il y avait assez de place pour utiliser ces ouvriers à des besognes qui ne tombaient pas sous le sens de la Convention de Genève sur les prisonniers de guerre, et qui n’avaient rien à voir avec des pièces d’armement. Malgré cela, je crois que, pour les prisonniers de guerre russes, on n’a pas tenu compte de la Convention de Genève, comme on l’a fait pour les prisonniers de guerre des pays de l’Ouest.

M. JUSTICE JACKSON

Vous prétendez que les prisonniers n’étaient pas utilisés — je parle des prisonniers de guerre français — pour fabriquer du matériel destiné directement à l’effort de guerre, ou prétendez-vous que, bien qu’on les utilisât, c’était conforme à la Convention de Genève ?

ACCUSÉ SPEER

Autant que je sache, les prisonniers de guerre français n’ont pas été utilisés contrairement aux conventions ;je n’ai pas pu le contrôler, étant donné que ce contrôle n’était pas de mon ressort, mais, au cours de mes visites de nombreuses entreprises, je n’ai jamais remarqué qu’il y eût quelque part des prisonniers de guerre, venant des régions de l’Ouest, utilisés à un travail touchant directement l’armement.

M. JUSTICE JACKSON

Indiquez-nous exactement les entreprises dans lesquelles travaillaient les prisonniers de guerre français. Que fabriquaient-ils ?

ACCUSÉ SPEER

Je ne peux pas répondre à cela. J’ai expliqué hier que l’affectation des prisonniers de guerre ou de la main-d’œuvre étrangère, de même que de ta main-d’œuvre allemande, destinée aux entreprises, ne faisait pas partie de mes attributions, mais relevait du service du travail et des stalags, dans la mesure où il s’agissait de prisonniers de guerre. Je n’avais qu’une idée vague des effectifs de cette main-d’œuvre utilisée dans les entreprises et de la proportion de la main-d’œuvre étrangère employée. C’est pourquoi je ne peux répondre exactement à votre question.

M. JUSTICE JACKSON

Revenons aux 50.000 ouvriers spécialisés que vous avez dit hier avoir retirés de leur emploi pour les utiliser à une autre affectation, ce dont Sauckel s’est plaint. Quel genre de travail ont-ils effectué ?

ACCUSÉ SPEER

Ce n’étaient pas des prisonniers de guerre.

M. JUSTICE JACKSON

Oui, mais parlons de ces travailleurs. Que faisaient-ils ?

ACCUSÉ SPEER

Cette main-d’œuvre a été retirée du « Mur de l’Atlantique » auquel elle travaillait, pour être amenée dans les régions de la Ruhr, et pour réparer les deux barrages endommagés par les bombardements.

Je puis dire, à ce propos, que le transfert de ces 50.000 ouvriers eut lieu sans mon consentement et qu’il fut catastrophique pour nous, car plus d’un tiers des ouvriers qui travaillaient au « Mur de l’Atlantique » abandonnèrent ces chantiers, craignant d’être forcés d’aller en Allemagne.

Nous avons rapporté ces mesures le plus rapidement possible pour que la confiance en nous des ouvriers qui travaillaient au « Mur de l’Atlantique » restât la même. Cela ressort clairement du fait que la main-d’œuvre française employée par l’organisation Todt n’était pas constituée de travailleurs forcés, sans quoi ils n’auraient pas pu partir aussi facilement et aussi rapidement, après avoir entrevu le danger d’être transférés en Allemagne dans certaines conditions.

Cette mesure donc, qui concernait les 50.000 ouvriers de l’organisation Todt en France, fut provisoire et rapportée peu après. C’est une faute qui peut être commise, lorsqu’un ministre donne un ordre sévère et que ses subordonnés commencent à exécuter ces instructions par tous les moyens.

M. JUSTICE JACKSON

Connaissez-vous le document EC-60, qui signale que l’organisation Todt devait recruter la main-d’œuvre en utilisant la violence ?

ACCUSÉ SPEER

Je ne me le rappelle pas en ce moment.

M. JUSTICE JACKSON

Comment dites-vous ?

ACCUSÉ SPEER

Je ne m’en souviens pas. Puis-je voir le document ?

M. JUSTICE JACKSON

Mais certainement, si vous le désirez. Je vous rappelle que ce document est contraire à votre témoignage. C’est à la page 42 :

« Malheureusement, les répartitions pour l’organisation Todt, sur la base de l’article 52 de la Convention de La Haye sur la guerre sur terre, ont diminué considérablement depuis longtemps. La plus grande partie des gens qui sont engagés n’arrivent jamais à destination. Il faudra donc prendre des mesures de contrainte. Le préfet et les bureaux de placement français coopèrent, très loyalement, mais ils n’ont pas une autorité suffisante pour poursuivre leurs efforts jusqu’au bout. »

ACCUSÉ SPEER

Je crois qu’on ne m’a pas très bien compris. Je ne conteste pas qu’une grande partie de la main-d’œuvre qui travaillait à l’organisation Todt à l’Ouest le faisait par obligation, et, par obligation aussi, venait sur nos chantiers. Mais nous n’avions pas la possibilité de la maintenir obligatoirement sur place ; c’est cela que je veux dire. Si les gens n’avaient pas envie de travailler, ils pouvaient quitter leur lieu de travail ; ils sont allés dans les mouvements de résistance ou se sont cachés quelque part.

M. JUSTICE JACKSON

Ce système de recrutement était un système de coercition, n’est-ce pas ?

ACCUSE SPEER

C’était le service obligatoire des ouvriers français dans le Reich ou en. France. De toute façon, il me faut encore ajouter quelque chose. Ce rapport est de juin 1943. En octobre 1943, l’organisation Todt fut déclarée « Sperrbetrieb » (entreprise bloquée), c’est-à-dire que les ouvriers ne devaient pas changer de place sans autorisation. Elle eut ainsi tous les avantages des autres entreprises bloquées dont j’ai parlé hier. Par cette mesure, l’organisation Todt connut un grand afflux d’ouvriers qui y venaient volontairement, dans la mesure où l’on ne considère pas comme une pression directe celle qui était exercée par le danger d’un transfert en Allemagne qui les incitait à venir à l’organisation Todt ou dans les entreprises bloquées.

M. JUSTICE JACKSON

Habitaient-ils dans des camps de travail ?

ACCUSÉ SPEER

C’est l’usage dans les chantiers. Les chantiers sont toujours éloignés des villages, et c’est pourquoi il y avait des camps de travailleurs dans lesquels logeaient la main-d’œuvre allemande et la main-d’œuvre étrangère. Il y avait aussi des gens qui étaient logés dans les villages, autant qu’il était possible de le faire. Je ne crois pas qu’en principe ils aient été hébergés uniquement dans des camps, mais je ne puis pas vous le dire exactement.

LE PRÉSIDENT

Ce document a-t-il déjà été déposé ?

M. JUSTICE JACKSON

J’allais vous donner sa référence. Le document que j’ai cité porte le numéro USA-892. Laissons la question de...

LE PRÉSIDENT

Est-ce un nouveau document, Monsieur Justice Jackson ?

M. JUSTICE JACKSON

Non, il a déjà été déposé.

LE PRÉSIDENT

Il a déjà été déposé ?

M. JUSTICE JACKSON

Il paraît que je commets une erreur. C’est un nouveau document. 892 est un nouveau numéro.

Accusé, laissons de côté votre participation personnelle à ce programme...

LE PRÉSIDENT

Monsieur Jackson, pourriez-vous nous dire d’où provient ce document ? J’aimerais en savoir davantage sur ce document. Je vois qu’il a le numéro EC-60 ; c’est un document saisi ?

M. JUSTICE JACKSON

C’est un document de la section économique ; il est très volumineux.

LE président

Pourriez-vous nous dire ce qu’est ce document ? Qui l’a signé ? C’est un document volumineux en apparence.

M. JUSTICE JACKSON

Oui, c’est un document volumineux. C’est un rapport d’un Oberfeldkommandant. Le nom de Lille y figure.

Arrivons-en à la question...

LE PRÉSIDENT

Laissez-moi voir ce document. Monsieur Jackson, on a attiré mon attention sur le fait que nous n’avons, pour le procès-verbal, que l’extrait que vous avez lu. Nous n’avons pas de date, pas de signature sur ce document.

M. JUSTICE JACKSON

Je ne voulais pas déposer ce document en entier. Je voulais seulement rafraîchir la mémoire de l’accusé sur certains points. Je peux donner plus de détails, si vous le désirez. Ce document n’est pas très pertinent.

LE PRÉSIDENT

Si vous ne voulez pas le déposer, nous n’avons pas besoin de nous en occuper.

M. JUSTICE JACKSON

Une grande partie du document est insignifiante.

LE PRÉSIDENT

Oui. M.

JUSTICE JACKSON

L’extrait a été suffisamment examiné.

LE PRÉSIDENT

Dans ce cas, vous pouvez vous référer au document sans le déposer. En conséquence, il est inutile de lui donner un numéro de dépôt.

M. JUSTICE JACKSON

Laissons de côté votre participation personnelle à ces questions et parlons de la deuxième partie de votre interrogatoire. Je voudrais vous demander ce que vous avez dit du projet de dénonciation de la Convention de Genève. Vous avez dit hier qu’il existait un projet de dénonciation de la Convention de Genève. Qui a fait cette proposition ?

ACCUSÉ SPEER

Cette proposition émana du Dr Goebbels après l’attaque aérienne sur Dresde. Goebbels et Ley également avaient déjà auparavant, au cours de l’automne 1944, dirigé de nombreux entretiens sur la dureté de la guerre qu’il fallait accroître par tous les moyens. De sorte que j’eus l’impression que Goebbels prit comme prétexte l’attaque aérienne sur Dresde et l’émotion qu’elle suscita pour obtenir que l’Allemagne dénonçât la Convention de Genève.

M. JUSTICE JACKSON

A-t-on proposé à ce moment-là d’utiliser les gaz toxiques dans la guerre ? Cette proposition a-t-elle été faite ?

ACCUSÉ SPEER

Je n’ai pas pu savoir par une voie directe si l’on entreprendrait la guerre des gaz, mais je savais par différents collaborateurs de Ley et de Goebbels que ceux-ci envisageaient l’utilisation de nos deux gaz toxiques nouveaux, le Tabun et le Sarin. Ils pensaient que ces gaz nouveaux auraient un effet particulier et ils étaient effectivement d’une efficacité terrible. Nous l’avons constaté à l’automne 1944, alors que la situation était devenue extrêmement aiguë et inquiétait beaucoup de gens.

M. JUSTICE JACKSON

Voulez-vous nous parler de ces gaz et de leur fabrication, de leurs effets et de leurs qualités, et des préparatifs qui ont été faits en vue d’une guerre des gaz ?

ACCUSÉ SPEER

Je ne peux pas vous le dire en détail. Je ne suis pas assez compétent. Je sais simplement que ces deux gaz avaient un effet extraordinaire. Ils agissaient de telle sorte qu’il n’existait aucune protection, aucun masque contre eux. Les soldats n’auraient pu se protéger en aucun cas de leurs effets. Nous avions pour cette fabrication de gaz environ trois usines qui n’étaient pas démolies et qui, jusqu’en novembre 1944, sont restées en pleine activité. Lorsque le bruit d’une possibilité de l’emploi de ces gaz nous parvint, en novembre 1944, j’en arrêtai la production. Les productions chimiques nécessaires à la fabrication de ces gaz furent arrêtées par mes soins. D’après les constatations des autorités alliées, la production des gaz était en fait arrêtée depuis la fin de décembre ou début de janvier.

J’ai tout d’abord tenté, par une lettre à Hitler qui a été déposée et qui date d’octobre 1944, de demander par la voie légale son autorisation en vue d’arrêter dans les usines la fabrication de ces gaz sous le prétexte que les produits nécessaires à leur fabrication, le cyanure en particulier, pouvaient être utilisés dans d’autres buts, et principalement pour les attaques aériennes. J’ai reçu l’ordre de Hitler d’avoir, de toute façon, à continuer la fabrication de ces gaz. C’est alors que je prescrivis que les produits nécessaires à la fabrication de ces gaz ne seraient pas livrés aux usines.

M. JUSTICE JACKSON

Pouvez-vous me nommer d’autres personnes qui étaient partisans de la guerre des gaz ?

ACCUSÉ SPEER

Du côté militaire, il est évident que personne n’approuvait la guerre des gaz, car tous les militaires raisonnables écartaient cette guerre, qui était une pure folie, car étant donné la supériorité de votre aviation, c’eût entraîné une catastrophe épouvantable pour les villes allemandes qui étaient sans protection.

M. JUSTICE JACKSON

Ces partisans de la guerre des gaz appartenaient au cercle politique qui entourait Hitler ?

ACCUSÉ SPEER

A un cercle étroit de politiciens. C’était surtout Bormann, Ley et Goebbels, les trois mêmes qui, dans l’entourage immédiat de Hitler, demandaient une aggravation de la guerre par tous les moyens. Il est évident qu’un homme comme Fegelein faisait également partie de ce groupe. Je ne pourrais pas parler de Himmler d’une façon aussi affirmative, car Himmler s’était alors un peu éloigné de Hitler. Il s’était offert le luxe de commander un groupe d’armées, bien qu’il n’y entendît rien du tout.

M. JUSTICE JACKSON

Un de ces gaz était le gaz que vous avez proposé d’utiliser contre ceux qui, eux-mêmes, voulaient l’employer contre d’autres ? Je suppose...

ACCUSÉ SPEER

Je dois dire franchement que le motif de ces plans provenait du souci de voir employer ces gaz dans certaines conditions et de l’association d’idées qui m’incita à adopter le projet d’utiliser moi-même ce gaz.

M. JUSTICE JACKSON

Vos raisons étaient les mêmes que celles des chefs militaires, c’est-à-dire que vous craigniez, si l’on commençait ce genre de guerre, que l’Allemagne n’eût le dessous. C’est ce qui préoccupait les militaires.

ACCUSÉ SPEER

Pas cela seulement. Dans cette phase de la guerre, il était bien clair qu’en aucun cas il ne fallait commettre de crimes contraires au Droit international qui, une fois que nous aurions perdu la guerre, risquaient d’être reprochés au peuple allemand. Voilà surtout le motif déterminant.

M. JUSTICE JACKSON

Une fois la guerre visiblement perdue, pourquoi a-t-on tous les jours envoyé des bombes sur l’Angleterre. Qui était en faveur de cela ?

ACCUSÉ SPEER

Vous voulez parler des fusées ?

M. JUSTICE JACKSON

Oui.

ACCUSE SPEER

Les fusées étaient pour nous, au point de vue de la technique de la production, une fantaisie très coûteuse, et le résultat, en comparaison des frais qu’elles entraînaient, était infiniment réduit. Par conséquent, nous n’avions pas un grand intérêt à fabriquer sur une vaste échelle. Celui qui l’exigeait le plus était Himmler, qui avait chargé un certain Obergruppenführer Kammler des tirs de fusées sur l’Angleterre. Dans les cercles de l’Armée, on était du même avis que moi : ces fusées coûtaient trop cher. De même dans les milieux de l’aviation on était du même avis, car une fusée revenait au même prix qu’un avion de chasse. Il était donc évident qu’il eût été préférable pour nous de nous éviter cette folie.

M. JUSTICE JACKSON

Revenons aux caractéristiques de ces gaz. Avaient-ils la propriété de produire une température extrêmement élevée ? Quand l’explosion se produisait, en résultait-il une température très élevée à laquelle les moyens de protection ne pouvaient résister ?

ACCUSÉ SPEER

Non, c’est une erreur. Des gaz normaux s’évaporent aux températures normales, mais ces gaz-là ne s’évaporaient qu’à une température très élevée, et ces températures extrêmement élevées ne pouvaient être produites que par une explosion. Si l’explosion se produisait, il y avait une très haute élévation de température et c’est alors que le gaz s’évaporait. Mais l’effet n’avait rien à voir avec la température élevée.

M. JUSTICE JACKSON

Des expériences ont été faites avec ces gaz, n’est-ce pas ?

ACCUSÉ SPEER

Je ne peux pas le dire, mais il est évident qu’on a fait des expériences.

M. JUSTICE JACKSON

Qui dirigeait ces expériences ?

ACCUSÉ SPEER

C’était, à ma connaissance, le service de recherches au Haut Commandement de l’Armée de terre, mais je peux pas vous le dire d’une façon certaine.

M. JUSTICE JACKSON

Certaines expériences ont été poursuivies, certaines recherches ont été faites dans le domaine de l’énergie atomique, n’est-ce pas ?

ACCUSÉ SPEER

Malheureusement, nous n’étions pas aussi avancés étant donné que les meilleurs spécialistes que nous avions dans le domaine des recherches atomiques étaient partis pour l’Amérique. Nos recherches atomiques étaient très réduites. Nous étions encore en retard d’un à deux ans avant de pouvoir atteindre la désintégration de l’atome.

M. JUSTICE JACKSON

La politique qui consistait à chasser les personnes qui n’étaient pas d’accord avec le Parti n’a véritablement pas payé, n’est-ce pas ?

ACCUSÉ SPEER

Précisément sur ce terrain, cela a eu pour nous un désavantage considérable.

M. JUSTICE JACKSON

Je possède certains renseignements concernant une expérience qui aurait été poursuivie près d’Auschwitz et je voudrais vous demander si vous en avez entendu parler ou si vous étiez au courant de ces expériences ? Le but de cette expérience était de trouver un moyen rapide et efficace de détruire les gens sans avoir les retards et les ennuis des fusillades, des gaz ou de la crémation, procédés qu’on avait utilisés jusqu’alors. D’après mes renseignements, l’expérience s’est déroulée ainsi : Un petit village a été provisoirement construit, dans lequel on a amené environ 20.000 Juifs. Avec ce nouveau produit destructeur, ces 20.000 Juifs ont, pour ainsi dire, été tués instantanément, et de telle façon qu’il n’est rien resté d’eux. L’explosion a dégagé une température de 400 à 500 degrés centigrades et a détruit les gens sans laisser de traces.

ACCUSÉ SPEER

Non, je considère que c’est absolument invraisemblable ; si de tels préparatifs avaient été faits, j’eusse été au courant. Nous n’avions pas en notre possession un pareil moyen de combat, car il est bien évident que, sur le terrain de la guerre chimique, on a essayé des deux côtés de trouver tous les moyens de combat qu’il était possible d’envisager, car on ne savait pas qui se lancerait dans la guerre chimique.

M. JUSTICE JACKSON

Les communiqués sur les nouvelles armes secrètes étaient très exagérés et n’étaient destinés qu’à maintenir le peuple allemand dans la guerre.

ACCUSÉ SPEER

C’est surtout dans la dernière phase de la guerre qu’il en a été ainsi. A partir de juin-juillet 1944, je suis allé fréquemment au front et j’ai rendu visite à près de quarante divisions dans leurs secteurs. J’ai pu constater qu’on disait aux troupes comme au peuple allemand qu’il fallait fonder l’espoir sur une arme nouvelle ou sur des armes nouvelles, des armes miraculeuses qui, sans le secours des soldats, nous amèneraient la victoire. Et cette croyance reposait sur le fait qu’en Allemagne beaucoup de gens faisaient le sacrifice de leur vie, bien qu’ils fussent convaincus pour toutes sortes de raisons que la guerre allait se terminer. Mais ils croyaient que, dans un laps de temps relativement court, cette nouvelle arme ferait son apparition. J’ai écrit à ce sujet à Hitler et, dans différents discours, même devant les chefs de la propagande de Goebbels, j’ai essayé de réagir contre cette croyance. Hitler et Goebbels me déclarèrent que ce n’était pas là de la propagande faite par leurs soins, mais une croyance qui était née dans le peuple. Ce n’est qu’ici, sur ce banc des accusés, que j’ai entendu Fritzsche dire que cette propagande était systématique et qu’elle était répandue dans le peuple allemand par des moyens divers, en particulier par un Standartenführer SS Berg. Alors j’ai compris beaucoup de choses, car ce Berg était le représentant du ministère de la Propagande qui assistait fréquemment à des réunions de mon ministère, étant donné qu’il écrivait des articles sur ces conférences. Il y a entendu parler des solutions que nous envisagions pour l’avenir et a utilisé ses quelques connaissances pour répandre ces idées dans le peuple avec la plus grande fantaisie.

M. JUSTICE JACKSON

Quand vous a-t-il semblé que la guerre était perdue ? Je crois que votre attitude prouve que vous aviez une certaine part de responsabilité dans le fait de faire sortir l’Allemagne de la guerre avec le moins de destructions possibles. N’était-ce pas votre point de vue ?

ACCUSÉ SPEER

Oui. Je n’ai pas eu ce sentiment pour le peuple allemand seulement ; il était clair pour moi qu’il fallait éviter que les destructions aient lieu également dans les régions occupées. C’était important pour moi et, pour un motif réaliste, je pensais qu’après la guerre toutes ces destructions ne seraient pas à notre charge à nous, mais à la charge du Gouvernement à venir et du peuple allemand.

M. JUSTICE JACKSON

Sur ce point, vous étiez donc d’un avis différent de ceux qui voulaient poursuivre la guerre jusqu’à la fin ; selon vous il fallait donner à l’Allemagne la possibilité de revivre, n’est-ce pas ? Tandis que Hitler estimait que, s’il ne pouvait pas survivre, l’Allemagne lui était indifférente ?

ACCUSÉ SPEER

C’est absolument exact. Je n’aurais pas osé faire cette déclaration devant le Tribunal si je n’avais pu la prouver par des documents, car une déclaration de ce genre est quelque peu extraordinaire. Mais la lettre que j’ai adressée à Hitler le 19 mars et dans laquelle je lui confirme ce que je viens de dire prouve bien qu’il s’est lui-même exprimé ainsi.

M. JUSTICE JACKSON

Je voudrais préciser que son point de vue n’était pas une idée nouvelle pour nous. Dans la plupart des autres pays, on était convaincu que Hitler pensait ainsi.

Étiez-vous avec Hitler au moment où il a reçu le télégramme de Göring lui suggérant que lui, Göring, prenne le pouvoir en mains ?

ACCUSÉ SPEER

Je suis parti en avion le 23 avril pour Berlin pour prendre congé de mes différents collaborateurs et pour le dire franchement, pour me mettre, malgré tout ce qui s’était passé, à la disposition de Hitler. Cela vous paraîtra peut-être singulier, mais des sentiments contradictoires existaient en moi sur ce que je devais faire contre lui, sur son comportement. Je n’avais pas encore de solution claire sur ma façon d’agir dans mes relations avec lui, c’est pourquoi je pris l’avion pour le rejoindre. Je ne savais pas non plus s’il me donnerait l’ordre de rester à Berlin. Mais j’avais l’impression que c’était un devoir pour moi de ne pas partir lâchement, mais au contraire de me présenter encore une fois à lui. Ce jour-là, le télégramme de Göring parvint à Hitler. Non, je veux dire le télégramme de Göring à Ribbentrop. Ce télégramme lui a été apporté par Bormann.

M. JUSTICE JACKSON

II fut apporté à Hitler ?

ACCUSÉ SPEER

Oui, à Hitler.

M. JUSTICE JACKSON

Qu’a dit Hitler ?

ACCUSÉ SPEER

Hitler fut extraordinairement indigné par le contenu de ce télégramme, et il s’exprima d’une façon très claire vis-à-vis de Göring. Il déclara qu’il savait depuis longtemps que Göring était un raté, qu’il était corrompu, qu’il était morphinomane. J’en fus extrêmement troublé, car je trouvais que si le chef de l’État savait cela depuis longtemps, il n’aurait jamais dû prendre la responsabilité de laisser entre les mains de cet homme des fonctions dont dépendaient tant de vies humaines. C’était caractéristique de l’attitude de Hitler sur le problème tout entier. Malgré cela, il ajouta : « Il peut cependant négocier les conditions de la capitulation ».

M. JUSTICE JACKSON

A-t-il dit pourquoi il voulait laisser Göring négocier les conditions de la capitulation ?

ACCUSÉ SPEER

Non, il disait cela dans le sens de : « Peu importe qui s’en occupe ». Son mépris pour le peuple allemand s’était ainsi exprimé.

M. JUSTICE JACKSON

Son attitude était la suivante : si rien ne pouvait plus être sauvé, Göring n’avait qu’à payer les pots cassés. C’est un tableau exact de son attitude ?

ACCUSÉ SPEER

C’était mon impression.

M. JUSTICE JACKSON

Cette politique qui consistait à pousser l’Allemagne vers la destruction, puisque la guerre était perdue, vous hantait à tel point que vous avez participé à plusieurs complots dirigés contre les personnages que vous considériez comme responsables des destructions de votre propre pays ?

ACCUSÉ SPEER

Oui, mais je voudrais...

M. JUSTICE JACKSON

Il y a eu plus de complots que ceux dont vous nous avez parlé, n’est-ce pas ?

ACCUSÉ SPEER

A cette époque, il était extrêmement simple de faire un complot. On pouvait s’adresser à n’importe qui dans la rue et lui dire quelle était la situation : cet homme répondait : c’est une folie, et s’il avait un peu de courage, il se mettait à notre disposition. Malheureusement, je n’avais aucune organisation à ma disposition que je pusse commander pour atteindre ce résultat. C’est pourquoi je fus obligé d’atteindre certaines personnes par des conversations personnelles. Je dois ajouter que cela n’était par aussi dangereux que cela paraît ici, car il n’y avait guère qu’une douzaine de gens déraisonnables. Mais les quatre-vingts autres millions de gens étaient raisonnables dès qu’ils connaissaient la véritable situation.

M. JUSTICE JACKSON

Vous vous sentiez peut-être responsable d’avoir complètement soumis ces 80.000.000 d’êtres au principe du chef ? Cela ne vous est pas venu à l’idée ? Est-ce que vous l’envisagez maintenant ainsi en voyant ce qui s’est passé ?

ACCUSÉ SPEER

Voulez-vous me poser la question encore une fois, je n’en ai pas compris le sens.

M. JUSTICE JACKSON

Vous aviez 80.000.000 d’hommes raisonnables qui couraient à l’anéantissement. Une douzaine de gens suffisaient pour les pousser vers la destruction et il n’y avait personne pour les arrêter. Vous sentiez-vous responsable d’avoir introduit en Allemagne le principe du chef que Göring nous a déjà décrit ?

ACCUSÉ SPEER

Personnellement, du fait que j’étais ministre en 1942, j’ai adopté ce principe du chef. Je n’ai pas tardé à me rendre effectivement compte, dans mon service, que ce principe de chef entraînait des fautes énormes, et j’ai alors tenté de l’affaiblir. Mais le danger considérable qui résultait de ce système autoritaire ne fut vraiment évident qu’au moment où nous en arrivions à la fin. A ce moment, on pouvait voir ce que signifiait ce principe qui exigeait que tout ordre fût exécuté sans la moindre critique. Tous les ordres qui ont été produits ici, au cours de ce Procès, tous ces ordres qui furent donnés ou exécutés sans aucun égard furent après tout des erreurs ; les ordres de destruction des ponts dans notre propre pays se sont révélés, par exemple, être des fautes ou des conséquences de ce système autoritaire. Ce régime autoritaire... comment m’exprimer ? L’abolition du régime autoritaire a prouvé les dangers énormes que comportait un pareil système, sans tenir compte de la personnalité de Hitler. La réunion de Hitler et de ce système a amené cette épouvantable catastrophe dans le monde.

M. JUSTICE JACKSON

Hitler est mort — je suppose que vous acceptez ce fait ? — et il faut donner au diable ce qu’on lui doit. Est-il-exact que, parmi l’entourage de Hitler, personne en dehors de vous n’a eu le courage de lui jeter au visage que la guerre était perdue ?

ACCUSÉ SPEER

C’est exact, avec certaines limitations. Parmi les chefs militaires, il y en a eu qui, dans leur domaine propre, ont clairement expliqué la situation à Hitler. Des commandants en chef de groupes d’armées par exemple lui en ont montré les développements catastrophiques et il y a eu souvent de nombreux conflits au cours de discussions sur la situation. Des hommes comme Guderian et Jodl ont souvent clairement dit en ma présence ce qu’il en était de leurs domaines et Hitler devait bien reconnaître l’ensemble de la situation. Mais je n’ai pas du tout constaté que ceux qui étaient responsables soient allés voir Hitler pour lui dire que la guerre était perdue. Je n’ai pas constaté non plus que ces personnes responsables aient tenté de se réunir pour faire une démarche commune auprès de Hitler. En ce qui me concerne, et à part quelques exceptions, je n’ai pas non plus tenté la chose parce que c’eût été inutile. Hitler, pendant cette phase de la guerre, terrorisait tellement ses collaborateur les plus proches qu’ils en étaient arrivés à ne plus avoir aucune volonté.

M. JUSTICE JACKSON

Parlons de la deuxième personne qui nous a dit qu’elle était partisane de combattre jusqu’à la fin. Avez-vous assisté à une conversation qui a eu lieu entre Göring et le général Galland au cours de laquelle Göring a interdit à Galland de faire un rapport sur les désastres qui déferlaient sur l’Allemagne ?

ACCUSÉ SPEER

Non. Ce n’est pas exact sous cette forme. C’était un autre entretien.

M. JUSTICE JACKSON

Bien. Parlez-nous de la conversation entre Göring et le général Galland, dans la mesure où vous en êtes informé.

ACCUSÉ SPEER

C’était au Quartier Général du Führer en Prusse orientale devant le train de Göring. Galland avait annoncé à Hitler que les avions de chasse ennemis accompagnaient les bombardiers jusque dans la région de Liège et qu’il fallait s’attendre à ce que ces forteresses, à l’avenir, fussent accompagnées à une plus grande distance par des avions de chasse. Après la discussion sur la situation militaire chez Hitler, Göring, soudain emporté, dit à Galland que cela ne pouvait pas être exact et que les chasseurs ne pouvaient aller jusqu’à Liège. D’après son expérience de vieil aviateur de chasse, il était parfaitement au courant. Galland lui répondit alors que les avions de chasse avaient été abattus et qu’ils étaient sur le terrain près de Liège. Göring ne voulait pas le croire. Galland était un homme très franc qui donnait toujours son avis très clairement à Göring et qui ne se laissait pas influencer par son agitation. En conclusion, Göring interdit à Galland, en sa qualité de chef de l’Aviation, de faire un rapport quelconque sur cette question. Il était impossible que les avions de chasse ennemis pénétrassent aussi loin en Allemagne et il lui donna l’ordre de considérer cela comme exact. J’ai eu l’occasion, par la suite, de m’entretenir avec Galland qui fut plus tard dépossédé par Göring de son poste de général de la chasse. Galland dirigeait l’aviation de chasse au Haut Commandement de l’Armée de l’air.

LE PRÉSIDENT

Quand cela se passait-il ?

M. JUSTICE JACKSON

J’allais précisément le demander.

ACCUSÉ SPEER

Ce devait être à la fin de 1943.

LE PRÉSIDENT

Monsieur Justice Jackson, nous pourrions suspendre l’audience.

(L’audience est suspendue.)
M. JUSTICE JACKSON

Je voudrais vous demander si vous saviez, tandis que vous vous efforciez d’avoir de la main-d’œuvre suffisante pour l’armement, que Göring utilisait la main-d’œuvre pour rassembler à son profit des collections artistiques et les transporter. Le saviez-vous ?

ACCUSÉ SPEER

Il n’avait pas besoin de beaucoup d’ouvriers pour transporter ces collections d’art.

M. JUSTICE JACKSON

Il y en avait peu, mais elles étaient très précieuses.

ACCUSÉ SPEER

Les œuvres d’art étaient précieuses, pas les ouvriers.

M. JUSTICE JACKSON

Pour lui ?

ACCUSÉ SPEER

Oui.

M. JUSTICE JACKSON

Voyons maintenant les efforts que vous avez faits pour la production, et les difficultés que vous aviez ? Krupp était un facteur important de la production de l’armement n’est-ce pas ?

ACCUSÉ SPEER

Oui.

M. JUSTICE JACKSON

C’était l’ensemble d’entreprises le plus considérable, n’est-ce pas ?

ACCUSÉ SPEER

Oui, mais pas comme je l’ai déclaré hier. C’était un trust extrêmement important, mais qui fabriquait relativement peu de canons et peu d’armement. C’était un grand trust, un des trusts les plus remarquables dans le domaine de l’armement.

M. JUSTICE JACKSON

Oui, mais vous avez empêché, autant que vous le pouviez, l’usage ou plutôt l’emploi de la main-d’œuvre pour la production de choses qui n’étaient pas nécessaires à la guerre. Est-ce exact ?

ACCUSÉ SPEER

C’est exact.

M. JUSTICE JACKSON

Et les engins qui étaient construits dans les entreprises de Krupp, que ce soit des canons ou autre chose, étaient essentiels pour la conduite de la guerre, ou les exigences de l’économie. N’est-ce pas exact ?

ACCUSÉ SPEER

Oui, on peut généraliser. En dernière analyse, chaque objet qui est fabriqué pendant la guerre à l’intérieur, qu’il s’agisse d’une paire de chaussures pour les ouvriers ou d’une pièce de vêtements ou de charbon, l’est en vue de la poursuite de la guerre, mais n’a rien à voir avec le vieux concept dépassé de la Convention de Genève sur les prisonniers de guerre.

M. JUSTICE JACKSON

Pour l’instant, je ne m’intéresse pas à la question de l’application de la Convention de Genève. Je voudrais vous poser des questions sur vos efforts pour la production de biens vitaux, armement ou non, sur le point de savoir si les conditions que ce régime imposait à la main-d’œuvre n’augmentaient pas vos difficultés de production. Je crois que vous pourrez nous dire quelque chose à ce sujet. Vous vous êtes souvent rendu aux usines Krupp, n’est-ce pas ?

ACCUSÉ SPEER

Oui, je m’y suis rendu cinq ou six fois.

M. JUSTICE JACKSON

Vous aviez des informations assez précises sur les progrès de la fabrication dans les usines Krupp et dans les autres entreprises, n’est-ce pas ?

ACCUSÉ SPEER

Ces visites correspondaient généralement aux attaques aériennes. J’y allais le lendemain et, à cette occasion, je pouvais également inspecter la production travaillant beaucoup la technique de ces problèmes, même dans le détail.

M. JUSTICE JACKSON

Krupp avait, lui aussi, quelques camps de travailleurs, n’est-ce pas ?

ACCUSÉ SPEER

II va sans dire que Krupp avait des camps de travailleurs.

M. JUSTICE JACKSON

Krupp employait sur une vaste échelle de la main-d’œuvre étrangère et des prisonniers de guerre ?

ACCUSÉ SPEER

Sans aucun doute, Krupp à employé des ouvriers étrangers et des prisonniers de guerre ; mais je ne peux pas en dire le pourcentage.

M. JUSTICE JACKSON

Eh bien, je peux vous dire que nous avons fait des recherches sur les camps de travailleurs de Krupp et que nous avons constaté d’après les propres statistiques de Krupp que, en 1943, les usines Krupp employaient 39.245 ouvriers étrangers et 11.234 prisonniers de guerre, que ce nombre continua à augmenter pour atteindre en septembre 1944, 54.990 ouvriers étrangers et 18.902 prisonniers de guerre. Ces chiffres correspondent-ils à peu près à ce que vous estimez d’après vos connaissances de l’industrie ?

ACCUSÉ SPEER

Je ne sais pas cela en détail ; je ne sais pas non plus le total des ouvriers de Krupp. Je ne suis pas au courant. Mais je crois que Krupp avait à peu près le même pourcentage d’ouvriers étrangers que les autres entreprises d’armement.

M. JUSTICE JACKSON

Pourriez-vous nous dire un chiffre de ce pourcentage ?

ACCUSÉ SPEER

C’est extrêmement variable. Les vieilles industries qui disposaient d’un cadre d’ouvriers anciens avaient un pourcentage beaucoup plus mince d’ouvriers étrangers que les jeunes industries qui, développées depuis peu, ne disposaient pas, pour cela, d’un cadre d’ouvriers anciens. La raison en était que les jeunes classes avaient été appelées sous les drapeaux et que, de ce fait, les entreprises disposant des cadres anciens avaient gardé un fort pourcentage d’ouvriers expérimentés. Voilà pourquoi le pourcentage de main-d’œuvre étrangère, dans l’armement de l’Armée, fut dans son ensemble, pour les vieilles industries, moins élevé que dans l’industrie de l’aviation qui était nouvelle et ne pouvait pas disposer d’équipes de vieux ouvriers ; mais il ne m’est pas possible, avec la meilleure volonté du monde, de vous donner le pourcentage exact.

M. JUSTICE JACKSON

Les ouvriers étrangers qui étaient affectés aux usines Krupp — prenons Krupp comme exemple — étaient logés dans des camps qui étaient gardés, n’est-ce pas ?

ACCUSÉ SPEER

Je ne crois pas qu’ils étaient gardés, mais je ne saurais l’affirmer. Je ne voudrais pas me soustraire à un renseignement, mais je ne me suis vraiment pas occupé de ces problèmes au cours de mes visites. Les soucis que j’avais en visitant une entreprise portaient sur des domaines tout à fait différents, et au cours de toute mon activité de ministre de l’Armement, je n’ai visité aucun camp de travail ; je ne saurais donner de renseignements exacts là-dessus.

M. JUSTICE JACKSON

Je vous donnerai maintenant quelques renseignements sur ces camps de travail dans les usines Krupp. Puis je vous poserai quelques questions là-dessus. Je n’essaie pas de dire que vous étiez personnellement responsable des conditions que je vais vous décrire. Je voudrais simplement vous donner des indications sur ce qu’a fait le régime et vous poser quelques questions sur le point de savoir comment ces mesures ont influencé vos efforts de production. Connaissez-vous le document D-288 (USA-202) qui est l’affidavit du Dr Jaeger qui a déjà été cité ici comme témoin ?

ACCUSÉ SPEER

Oui, mais j’ai l’impression qu’il exagère beaucoup.

M. JUSTICE JACKSON

Vous ne l’admettez pas ?

ACCUSÉ SPEER

Non.

M. JUSTICE JACKSON

Bien. Personnellement, vous ne connaissiez pas ces conditions ? Quelle est donc la base de votre déclaration affirmant que les dépositions du Dr Jaeger sont exagérées ?

ACCUSÉ SPEER

S’il avait régné de telles conditions, je l’aurais probablement su, car il va sans dire qu’au cours de mes visites, les chefs d’entreprises, lorsqu’ils avaient de gros soucis, s’adressaient à moi. Ces soucis prenaient corps à la suite des attaques aériennes, lorsque, par exemple, les équipes allemandes et les ouvriers étrangers aussi n’étaient plus correctement hébergés. A ce moment-là, on m’en faisait part. Je pense donc que ce qui est dit dans l’affidavit du Dr Jaeger ne représente pas un état de fait permanent, mais qu’il ne peut s’agir que de circonstances susceptibles de s’améliorer qui avaient peut-être été passagèrement conditionnées pour huit ou quinze jours par des attaques aériennes. Il est clair qu’après une dure attaque aérienne qui détruisait toutes les installations hygiéniques, les conduites d’eau, de gaz et d’électricité aussi, les conditions de vie dans les villes devenaient dures pour un temps.

M. JUSTICE JACKSON

Je vous rappelle que l’affidavit du Dr Jaeger se réfère à l’époque d’octobre 1942. Il est venu témoigner ici et vous connaissez certainement ses déclarations.

ACCUSÉ SPEER

Oui.

M. JUSTICE JACKSON

J’attirerai maintenant votre attention sur un nouveau document, le D-361 (USA-893). C’est un document signé par le chef du service de construction de locomotives et il s’agit de la situation de ses ouvriers, c’est-à-dire des ouvriers étrangers.

Je ne prétends pas, je le répète, que vous en soyez responsable. Je pense au contraire que cette responsabilité incombe au régime. Je voudrais lire ce document malgré sa longueur. Il est daté du 26 février 1942 et est adressé par la chaudronnerie à un certain Hupe par l’intermédiaire de MM. Winters et Schmidt.

« J’ai reçu la lettre du 18 courant du Front allemand du Travail envoyée à mon adresse privée qui m’invitait au bureau du Front allemand du Travail. » Suivent l’adresse et la date.

« J’ai essayé de régler par téléphone cette affaire qui m’était inconnue. Mais le Front allemand du Travail a répondu que c’était très important et que je devais me présenter en personne. Là-dessus, j’ai demandé à M. Jüngerich, du bureau des affaires sociales de la main-d’œuvre, si je devais m’y rendre. Il m’a répondu : « Vous n’avez sans doute pas à le faire, mais il vaut mieux que vous y alliez ». A 9 h. 50 environ, je me suis rendu au bureau n° 20 où j’ai rencontré M. Prier.

Les raisons qui ont motivé cette conversation, que M. Prior a conduite d’une manière très agitée et qui dura environ une demi-heure, sont les suivantes : Le 16 courant, vingt-trois prisonniers de guerre russes avaient été désignés pour la chaudronnerie. Ils arrivèrent le matin sans pain et sans outils. Pendant les deux interruptions du travail, ces prisonniers de guerre se rendirent en cachette vers les autres ouvriers et leur demandèrent du pain en disant qu’ils avaient faim. A midi, ils purent recevoir de la nourriture, c’est-à-dire les rations qui restaient des prisonniers de guerre français. Afin d’alléger ces conditions, je me rendis à la cuisine du Weidkamp, le 17, sur les instructions de M. Theile, et je parlai avec la directrice de cette cuisine, Mademoiselle Block, du repas de midi. Mademoiselle Block me promit la nourriture immédiatement et me prêta également les vingt-deux récipients que je demandais. Je demandai en outre à Mademoiselle Block de donner à midi aux prisonniers de guerre russes toute la nourriture laissée par les huit cents ouvriers hollandais. Mademoiselle Block me promit de le faire également et le midi suivant envoya comme extra un récipient contenant une soupe au lait. Le midi suivant, la ration ne fut pas suffisante. Étant donné que plusieurs Russes s’étaient déjà évanouis, je téléphonai à Mademoiselle Block et lui demandai d’augmenter les rations du fait que cette ration spéciale avait cessé dès le second jour. Comme cette conversation téléphonique était restée sans résultat, je rendis à nouveau personnellement visite à Mademoiselle Block. Elle refusa d’une façon très brusque de donner d’autres rations supplémentaires.

« Passons maintenant aux détails : M. Prior, deux autres messieurs de la DAF et Mademoiselle Block gérante de la cuisine du Weidkamp étaient présents. M. Prior m’accuse en gesticulant d’une façon insultante, en disant que j’avais pris le parti des bolcheviks d’une façon trop apparente. Il se réfère à des paragraphes de la loi du Gouvernement du Reich qui l’interdisaient. Malheureusement, je n’étais pas très au courant du point de vue juridique sur la question, sans quoi j’aurais abandonné la pièce immédiatement. J’ai alors essayé de démontrer à M. Prior que les prisonniers de guerre russes nous étaient affectés comme travailleurs et non comme bolchevistes ; ces gens mouraient de faim et n’étaient pas en condition d’accomplir les lourds travaux qui leur étaient demandés à la chaudronnerie. Les hommes malades étaient un fardeau pour nous et n’étaient en aucune façon utiles pour la production. A cette remarque, M. Prior répondit que s’il y en avait un qui ne valait rien, il y en avait d’autres qui valaient quelque chose, que les Bolcheviks étaient des hommes sans âme, et que si des centaines de mille mouraient, 100.000 autres les remplaceraient. Lorsque je fis remarquer que ces allées et venues ne correspondaient pas à nos buts qui étaient de livrer des locomotives aux chemins de fer du Reich, qui, constamment, demandaient de limiter les délais de livraison, M. Prior me dit : « Les livraisons sont secondaires. »

« J’ai essayé de faire comprendre à M. Prior nos exigences économiques, mais mes essais ne furent pas couronnés de succès. Je me bornerai à dire pour terminer que, comme Allemand, je connais parfaitement notre attitude vis-à-vis des prisonniers de guerre soviétiques. J’ai, dans ce cas, adopté cette attitude conformément au mandat de mes supérieurs et dans le sens d’une augmentation de la production qu’on exigeait de nous. Signé : Söhling, chef du service de constructions des locomotives. »

Une lettre signé par Theile est jointe à ce document. « Je puis ajouter ce qui suit à la lettre jointe : après l’affectation des prisonniers de guerre soviétiques, le 16 de ce mois, par le service du travail, je me suis mis en rapport avec le Dr Lehmann au sujet de leur nourriture. J’ai appris de lui que les prisonniers recevaient 300 grammes de pain chacun entre 4 heures et 5 heures du matin. J’ai insisté sur le fait qu’il était impossible de vivre jusqu’à 18 heures sur cette ration de pain : à quoi le Dr Lehmann me répondit que les Russes ne devaient pas avoir la permission de s’habituer à la nourriture de l’Europe occidentale. Je répondis qu’avec une telle nourriture les prisonniers de guerre ne pourraient pas faire le travail qu’on exigeait d’eux dans cette usine de constructions de chaudières et qu’il n’était pas pratique pour nous de conserver ces hommes sur nos chantiers dans ces conditions. Je réclamai en même temps, si les Russes continuaient à être employés, un repas chaud à midi et, si possible, une division de la ration de pain : une moitié devait leur être donnée le matin, la seconde pendant l’arrêt du déjeuner. Ma suggestion avait déjà été acceptée pour les prisonniers de guerre français ; elle s’était révélée bonne et utile. Malheureusement, le Dr Lehmann n’adopta pas mon point de vue et je dus prendre la chose en mains dans la mesure de nos moyens. Je dis à M. Söhling de s’occuper de la nourriture des prisonniers de guerre russes, afin de l’organiser sur la même base que celle des prisonniers de guerre français, pour que les Russes pussent le plus tôt possible exécuter le travail qu’on leur demandait. Car il s’agissait d’une augmentation de la production qui nous était demandée par le ministre des Munitions et de l’Armement, et par le Front du Travail. »

Je vous demande maintenant, en premier lieu, si l’attitude de ce chef de service de construction de locomotives n’était pas indispensable dans l’intérêt même de l’augmentation de la production ?

ACCUSÉ SPEER

Il est clair qu’un travailleur qui est insuffisamment nourri n’est pas capable de travailler convenablement. J’ai déjà dit hier que tout chef d’entreprise, comme moi-même qui dirigeais l’ensemble, avait intérêt à disposer d’ouvriers satisfaits et bien nourris, parce que des ouvriers mal nourris et mécontents travaillent mal et que les fautes qui se produisent sont plus fréquentes.

Au sujet de ce document, je voudrais indiquer la chose suivante : ce document est du 25 février 1942. A cette époque, des instructions officielles prévoyaient que les prisonniers de guerre russes et les ouvriers russes qui venaient d’arriver dans le Reich seraient moins bien traités que les ouvriers et les prisonniers occidentaux. Je l’ai su par des plaintes qui me sont parvenues des chefs d’entreprises et, dans mon livre de document, vous trouverez un document de la mi-mars 1942, c’est-à-dire postérieur de trois ou quatre semaines à ce document-ci, un procès-verbal d’une réunion chez le Führer où je fais observer à Hitler que la nourriture des prisonniers de guerre russes et des ouvriers russes étaient absolument insuffisante et qu’il fallait absolument l’améliorer ; en outre, les ouvriers russes étaient gardés derrière des barbelés, comme des prisonniers de guerre ; il fallait absolument abolir ces pratiques. Il se dégage du procès-verbal que j’ai obtenu un résultat de mes deux interventions auprès de Hitler : les conditions ont été modifiées.

Je voudrais dire en outre que c’est un mérite de Sauckel, qui avait commencé à se heurter à une vague d’incompréhension, d’avoir tout fait pour que les ouvriers étrangers et les prisonniers de guerre fussent mieux traités et reçussent une nourriture convenable.

M. JUSTICE JACKSON

Bien. Nous reviendrons plus tard sur cette question. Je voudrais maintenant vous poser la question suivante : si vous n’êtes pas responsable de ces conditions, si Sauckel ne l’est pas non plus, qui l’est alors ? C’est la question que je vous pose.

Je vous montrerai un nouveau document, le document D-398 que je dépose sous le numéro USA-894. C’est une déclaration recueillie par une commission anglo-américaine à l’occasion de ses recherches dans un camp de travail de Krupp.

Je peux aussi citer le document D-321 qui prendra le numéro 893.

LE PRÉSIDENT

894 était le dernier numéro que vous nous avez donné. Quel sera le numéro du document que vous voulez maintenant verser ?

M. JUSTICE JACKSON

398 devient 894, 321 devient 895. Il s’agit là d’un document émanant d’un employé des chemins de fer du Reich. Je dois dire qu’aucune de nos enquêtes n’est basée sur les déclarations des prisonniers eux-mêmes.

« Je soussigné, Adam Schmidt, employé de la traction à la gare d’Essen-Ouest, résidant à..., fais sans contrainte la déclaration suivante : je suis employé dans les chemins de fer du Reich depuis 1918 et affecté à cette gare depuis 1935. Au milieu de 1941, les premiers travailleurs arrivèrent de Pologne, de Galicie et d’Ukraine polonaise. Ils arrivèrent à Essen dans des wagons de marchandises dans lesquels on avait transporté auparavant des pommes de terre, du matériel de construction et même du bétail. Ils étaient amenés pour travailler chez Krupp. Les wagons étaient pleins à craquer, et il me semblait qu’il était inhumain de transporter des gens dans de pareilles conditions. Ils étaient pressés les uns contre les autres et aucun espace libre ne leur permettait de bouger librement. Les contremaîtres de Krupp attachaient une valeur particulière à la rapidité avec laquelle ces ouvriers esclaves montaient et descendaient de wagon. Il était révoltant pour tout Allemand honnête qui devait assister au spectacle, de regarder comment on frappait ces gens et avec quelle brutalité on les maltraitait. Dès le début, lorsque le premier train arriva, nous avons pu voir de quelle manière inhumaine ces gens ont été traités. Chaque wagon était si plein qu’il était absolument incroyable de concevoir qu’un tel nombre d’hommes eussent pu être entassés dans un seul wagon. J’ai pu voir de mes propres yeux que des malades qui pouvaient à peine marcher (c’étaient en général des hommes qui avaient les pieds malades, des blessures ou des troubles internes), étaient obligés de travailler. On pouvait voir qu’il était parfois difficile pour eux de marcher. On peut en dire autant des ouvriers de l’Est et des prisonniers de guerre qui arrivèrent à Essen au milieu de 1942. » Suit alors la description de leurs vêtements et de leur nourriture. Pour ne pas perdre de temps je ne lirai pas tout ce document. Est-ce que vous considérez que cette déclaration est exagérée ?

ACCUSE SPEER

Lorsque les ouvriers de l’Est arrivaient en Allemagne, il était certain que leurs vêtements étaient en mauvais état. Mais je sais par Sauckel qu’à cette époque de son activité beaucoup de choses ont été entreprises pour mieux habiller ces ouvriers. En Allemagne, nous avons donné à de nombreux ouvriers une condition meilleure que celle dans laquelle ils étaient avant d’arriver chez nous. Les ouvriers russes étaient satisfaits chez nous. Il n’est donc pas dit que s’ils arrivaient en guenilles, ce fût de notre faute. Nous ne pouvions pas utiliser dans l’industrie des ouvriers en haillons, avec de mauvaises chaussures. Voilà pourquoi on a remédié à cette situation.

M. JUSTICE JACKSON

Je voudrais simplement attirer votre attention sur le document D-398.

LE PRÉSIDENT

Avant de passer à un autre sujet, pourquoi ne parlez-vous pas de ces conditions. Accusé, on vous a demandé si cette déclaration était exagérée ou non ? Vous n’avez répondu que sur la question des vêtements.

ACCUSÉ SPEER

Oui, Monsieur le Président. Il ne m’est pas possible de donner des renseignements sur ces questions de transport, parce que je n’ai pas reçu de rapports à ce sujet.

M. JUSTICE JACKSON

Je vous poserai maintenant des questions sur le document D-398, que je dépose sous le numéro USA-894. C’est une déclaration de Höfer qui habite à Essen :

« Je travaillais à l’atelier de blindage n° 4 depuis avril 1943 avec Löwenkamp. Löwenkamp était très brutal pour les ouvriers étrangers. Il confisquait les vivres qui appartenaient aux prisonniers de guerre et les emportait chez lui. Chaque jour, il maltraitait les travailleurs de l’Est, des prisonniers de guerre russes, français et italiens, et d’autres civils de nationalité étrangère. Il avait construit une sorte de boîte en acier qui était si petite qu’on pouvait à peine s’y tenir debout. Il y enfermait des étrangers, aussi des femmes, pendant quarante-huit heures, sans leur donner de nourriture. Ils n’en sortaient même pas pour leurs besoins. Il était interdit aux autres de les aider d’une façon quelconque ou de les relâcher. Au cours d’une inspection il tira sur des civils russes qui s’enfuyaient, sans les atteindre d’ailleurs.

« Un jour, pendant la distribution de la nourriture, je l’ai vu frapper avec une courroie un civil français dont le visage fut inondé de sang. Un autre jour, il s’occupa de l’accouchement de filles russes sans s’occuper ensuite des enfants. Il n’y avait jamais de lait pour eux, et les Russes ne pouvaient pas nourrir les enfants avec autre chose que de l’eau sucrée.

« Quand il fut arrêté, L. écrivit deux lettres et me les envoya par sa femme. Il essayait de me persuader qu’il n’avait jamais frappé personne. »

Et ce récit continue, mais je ne le lirai pas plus avant. Vous croyez que c’est exagéré également ?

ACCUSÉ SPEER

Je pense que cet affidavit est un mensonge ; car des choses semblables ne se passent pas en Allemagne. Si des faits individuels de ce genre se produisaient chez nous, on punissait. Il n’est pas possible de traîner davantage ici de cette façon le peuple allemand dans la boue. Les chefs d’entreprise allemands étaient compréhensifs et ils se sont occupés de leurs ouvriers. Si un chef d’entreprise chez Krupp a entendu cela, il est immédiatement intervenu.

M. JUSTICE JACKSON

Bien. Que dites-vous de ces boîtes en acier ? Vous n’y croyez pas ? Vous ne croyez pas à cette histoire ?

ACCUSÉ SPEER

Je n’y crois pas. Tout au moins, je crois que ce n’est pas vrai. Après l’effondrement de 1945, on a vraiment rédigé beaucoup d’affidavits qui ne correspondent pas exactement à la vérité. Vous n’y pouvez rien, mais vous devez comprendre qu’il est très possible qu’après une défaite des gens agissent de cette façon.

M. JUSTICE JACKSON

Bien. Je voudrais maintenant que vous regardiez le document 258. Il est très important parce qu’il montre que les gardiens étaient des SS.

« Les détenus du camp de travail étaient surtout des femmes et des jeunes filles hongroises et roumaines. Elles avaient été amenées à Essen au début de 1944 pour travailler chez Krupp. Le logement et la nourriture des prisonniers étaient au-dessous de toute dignité. Au début, les prisonniers étaient logés dans de simples baraques de bois, qui furent incendiées au cours d’une attaque aérienne. A partir de ce moment, les internés dormirent dans une cave humide. Leurs lits étaient par terre et consistaient en une paillasse et deux couvertures. Dans beaucoup de cas, ils ne pouvaient pas se laver parce qu’il n’y avait pas d’eau tous les jours. Il n’y avait pas la possibilité de prendre un bain. J’ai pu observer aux usines Krupp, pendant l’arrêt du travail de midi, comment les prisonniers faisaient bouillir leurs sous-vêtements dans une vieille lessiveuse ou un vieux seau au-dessus d’un feu de bois, et comment ils se lavaient. Ils n’avaient pas d’abri, mais seulement une tranchée, pendant que les SS entraient dans l’abri bétonné « Humboldt ». Réveil à 5 heures ; ils n’avaient pas de café ; aucune nourriture ne leur était servie le matin. A 5 h. 15, départ pour l’usine. Ils marchaient pendant trois quarts d’heure pour atteindre cette usine, pauvrement habillés, mal chaussés, quelques-uns couverts d’une couverture. Et cela par la pluie et la neige. Le travail commençait à 6 heures du matin avec suspension d’une demi-heure entre midi et midi et demi. C’est seulement au cours de cet arrêt qu’ils pouvaient cuire pour eux-mêmes quelques déchets de pommes de terre ou de légumes. Chaque jour, ils travaillaient dix à onze heures ; bien que ces prisonniers fussent sous-alimentés, leur travail était cependant très difficile. Ils étaient souvent maltraités pendant les heures de travail par des gardiens nazis et des gardiennes SS. A 5 ou 6 heures de l’après-midi, ils regagnaient leur camp. Ils étaient accompagnés par des gardes, des femmes SS qui, malgré les protestations de la population civile, maltraitaient souvent les prisonniers sur le chemin du retour en les frappant à coups de pied ou de fouet et en les injuriant avec des mots qu’on ne peut pas répéter. Il arrivait souvent que des femmes ou des jeunes filles dussent être portées au camp par leurs camarades, étant donné qu’elles étaient absolument épuisées. A 6 ou 7 heures du soir, ces gens épuisés arrivaient au camp et c’est là qu’on leur donnait le véritable repas de midi. C’était une soupe aux choux ; ensuite, on leur donnait immédiatement le repas du soir qui se composait d’une soupe liquide avec un morceau de pain qu’il fallait garder pour le lendemain. Quelquefois, le dimanche, la nourriture était meilleure.

« Jamais, pendant toute l’existence de ce camp, il n’y eut une inspection des établissements Krupp. Le 13 mars 1945, les prisonniers du camp furent envoyés au camp de concentration de Buchenwald pour y être mis au travail. Le commandant du camp était l’Oberscharführer SS Rick. Sa résidence actuelle est inconnue... »

Le reste importe peu. Je pense que, d’après vous, c’est également une exagération ?

ACCUSÉ SPEER

C’est un extrait du document.. .

Dr FLÄCHSNER

Monsieur le Président. ..

LE PRÉSIDENT

Je n’ai pas entendu la réponse ; je croyais que l’accusé avait dit quelque chose.

Dr FLÄCHSNER

Monsieur le Président, voulez-vous me permettre d’attirer l’attention du Tribunal sur le document lui-même dont je n’ai que la copie. Il porte au haut la mention : « Déclarations faites devant un tribunal militaire sous la foi du serment », et au bas une simple signature. Il n’est pas dit qu’il s’agit d’une déclaration sous serment ou d’un affidavit ou de quelque chose de semblable, mais on peut lire : « D’autres recherches doivent encore être effectuées. Signé : Hubert Karden ». C’est vraisemblablement le nom de l’auteur de la déclaration. Ensuite, en bas, il y a une nouvelle signature : « Kriminal-Assistant z. Pr ». Il s’agit donc d’un fonctionnaire de la Police servant à titre provisoire, d’un homme qui a la possibilité de devenir un jour stagiaire dans les services criminels et qui a ainsi apposé son nom. Une nouvelle signature se trouve également au bas : « Commandant C. E. Long, président. »

Mais il ne figure pas un mot indiquant que l’un quelconque de ces personnages ait voulu, sous serment, confirmer la teneur de ses déclarations. Je crois donc qu’un tel document ne saurait être utilisé comme un affidavit.

LE PRÉSIDENT

Oui, Monsieur Justice Jackson, voulez-vous ajouter quelque chose ?

M. JUSTICE JACKSON

Le document parle de lui-même. Comme je l’ai déjà dit au témoin, je lui expose le résultat d’une enquête. Je ne le charge pas d’une responsabilité personnelle pour ces faits ; je lui pose simplement des questions sur la responsabilité de la situation au camp.

LE PRÉSIDENT

Oui, mais sur la copie que j’ai, est mentionné : « Déclaration faite devant un tribunal militaire sous la foi du serment ».

M. JUSTICE JACKSON

Cette déclaration a été faite au cours d’une enquête à Essen. Évidemment, si je voulais faire assumer à cet accusé la responsabilité personnelle de ces faits, on pourrait en discuter. Cette déclaration tombe tout à fait sous le coup du Statut qui nous autorise à utiliser les procès-verbaux d’autres tribunaux.

LE PRÉSIDENT

Avez-vous le document original ici ?

M. JUSTICE JACKSON

Oui. (Le document est remis au Tribunal.)

LE PRÉSIDENT

Le Tribunal ne voit pas d’objections à ce que ce document soit utilisé au cours du contre-interrogatoire. Est-ce que vous lui avez donné un numéro de dépôt ?

M. JUSTICE JACKSON

J’aurais dû le faire. USA-896.

LE PRÉSIDENT

Bien.

M. JUSTICE JACKSON

Je voudrais maintenant attirer l’attention sur le document 382.

ACCUSÉ SPEER

J’ai encore quelque chose à dire sur ce document.

LE PRÉSIDENT

Monsieur Justice Jackson, des photographies viennent de nous être remises. Appartiennent-elles à un document ?

M. JUSTICE JACKSON

Oui, c’est une partie du document que je me proposais de produire maintenant.

LE PRÉSIDENT

Très bien.

M. JUSTICE JACKSON

Mais le témoin veut revenir sur le dernier document et j’aimerais savoir ce qu’il veut dire avant de continuer. Je vous en prie, accusé.

ACCUSÉ SPEER

Je voudrais ajouter autre chose, car vous parlez trop souvent de mon irresponsabilité ; si les faits s’étaient généralement déroulés ainsi, je me sentirais responsable sur la base de la déclaration que j’ai faite hier. Je refuse d’être exclu d’une responsabilité quelconque, mais les circonstances n’étaient pas telles que vous les décrivez ; ce sont des cas isolés qu’on présente ici.

A propos de ce document, je voudrais simplement ajouter qu’il semble, d’après ce que je puis en déduire, qu’il s’agisse d’un camp de concentration, c’est-à-dire d’un de ces petits camps de concentration installés dans les environs immédiats des entreprises. Les entreprises ne pouvaient pas procéder à des inspections de ces camps ; c’est pourquoi le passage qui relate que le représentant de l’entreprise n’a jamais visité le camp est parfaitement exact. La garde confiée aux SS indique également la justesse de mon assertion, c’est-à-dire qu’il s’agit vraisemblablement d’un camp de concentration. Si la question que vous m’avez posée tout à l’heure, c’est-à-dire celle de savoir si les camps de travailleurs étrangers étaient surveillés, se réfère à ce document, alors votre conclusion est inexacte ; car, dans la mesure où je me suis informé, les autres camps de travail n’étaient pas surveillés par les SS ou par d’autres organisations similaires. Et j’estime, quant à moi, que je me sens habilité ici à essayer d’épargner cette injustice aux chefs d’entreprise qui ne pouvaient évidemment pas se soucier de la situation qui régnait dans ces camps. Je ne puis moi-même par dire si les circonstances étaient telles dans ces camps. Mais nous avons eu, au cours de ce Procès, suffisamment de renseignements sur les conditions qui existaient dans les camps de concentration.

M. JUSTICE JACKSON

Je voudrais simplement qu’on vous montre le document D-382 que je dépose sous le numéro USA-897. Ce sont les déclarations de plusieurs personnes concernant une de ces boîtes en acier qui existaient au camp de travailleurs étrangers, à l’atelier de blindage n° 4 et aussi dans le camp russe. Je ne sais pas s’il est nécessaire de lire toute la description. Est-ce que c’est là un cas isolé ? Ou bien quel est votre point de vue à ce sujet ?

ACCUSÉ SPEER

Ce qui est reproduit ici n’est autre qu’une armoire, une simple armoire à vêtements telle que celles qui étaient utilisées dans tous les vestiaires d’entreprises. Ces photographies n’ont aucune force probante.

M. JUSTICE JACKSON

Très bien. Je demande alors qu’on vous montre le document D-230. C’est une description de matraques. On va vous montrer ces matraques qui ont été trouvées dans le camp. D’après le compte rendu, quatre-vingts d’entre elles avaient été distribuées.

ACCUSÉ SPEER

Dois-je m’expliquer ?

M. JUSTICE JACKSON

Oui, si vous voulez.

ACCUSÉ SPEER

Ce ne sont pas autre chose que des instruments destinés à remplacer les matraques en caoutchouc. Nous ne disposions pas de caoutchouc, c’est pourquoi je pense que les surveillants étaient munis de quelque chose de semblable.

M. JUSTICE JACKSON

C’est la même conclusion que j’ai également tirée de ce document.

ACCUSÉ SPEER

Oui. Mais les gardiens n’ont pas obligatoirement employé ces matraques, pas plus que vos policiers ne font généralement usage de leurs matraques de caoutchouc. Mais il faut avoir quelque chose dans les mains. Dans le monde entier c’est l’usage.

M. JUSTICE JACKSON

Nous n’allons pas discuter là-dessus.

ACCUSÉ SPEER

Je ne suis pas un professionnel, j’imagine simplement que c’est ainsi. Je ne veux pas dire sous la foi du serment que les choses se passaient ainsi ; ce n’est qu’une opinion.

LE PRÉSIDENT

Monsieur Justice Jackson, avez-vous donné un numéro à ce document ?

M. JUSTICE JACKSON

898, Monsieur le Président. Le document D-283 (USA-899) est un rapport de 1943, saisi dans les dossiers Krupp et concernant les hôpitaux de Krupp.

« Objet : Décès des travailleurs de l’Est. Cinquante-quatre travailleurs de l’Est sont morts à l’hôpital de Lazarettstrasse ; quatre pour des causes extérieures et cinquante du fait de maladie. Les causes qui ont entraîné la mort de ces cinquante travailleurs de l’Est sont les suivantes : tuberculose : 36, dont deux femmes ; sous-alimentation : 2 ; hémorragies internes : un ;entérite : deux ;typhus : une femme ; pneumonie : trois ;appendicite : une femme ; troubles du foie : un abcès cérébral : un. »

Cette liste montre que les quatre cinquièmes sont morts de tuberculose et de sous-alimentation.

Est-ce que vous receviez de temps en temps des rapports quelconques sur l’état de santé des ouvriers qui étaient engagés dans votre programme de production ?

ACCUSÉ SPEER

Oui, je voudrais d’abord me prononcer sur ce document.

De ce document ne se dégage pas le nombre total d’ouvriers en proportion du nombre des morts, de sorte qu’on ne peut pas dire s’il s’agit d’un pourcentage exceptionnellement élevé sur le plan sanitaire. Au cours d’une réunion du Plan central, dont j’ai lu ici à nouveau le procès-verbal, j’ai précisé qu’on avait déclaré un jour que les ouvriers russes étaient particulièrement atteints de tuberculose. Je ne sais pas si vous voulez parler de cela, à propos de cette information. C’est Weiger qui m’avait fait cette observation. Mais, là-dessus aussi, nous avons vraisemblablement essayé d’améliorer les conditions avec les services sanitaires compétents.

M. JUSTICE JACKSON

Mais c’était un pourcentage anormal de morts par tuberculose, n’est-ce pas ?

ACCUSÉ SPEER

Je ne sais pas si ce pourcentage de décès a été anormal quant à son volume, mais il y avait évidemment un grand pourcentage de tuberculeux parmi les ouvriers de l’Est.

M. JUSTICE JACKSON

Le document ne montre pas si le pourcentage des morts était lui-même élevé, mais il montre que le pourcentage des décès par tuberculose était anormal ; 80% de décès par tuberculose, c’est certainement un pourcentage assez élevé n’est-ce pas ?

ACCUSÉ SPEER

C’est possible, mais je ne peux pas le dire d’après mes propres connaissances.

M. JUSTICE JACKSON

Je voudrais vous montrer...

LE PRÉSIDENT

Est-ce que vous lui avez donné un numéro ?

M. JUSTICE JACKSON

C’est le numéro 899, Monsieur le Président. Je demande maintenant qu’on vous montre le document D-335. C’est un rapport qu’on a trouvé dans les dossiers de Krupp, à Essen. Il est du 12 juin 1944 ; il a été adressé au Dr Jaeger, le docteur de camp du Gau et signé par Stinnesbeck. Je cite :

« Au milieu de mai, j’ai été chargé de l’inspection médicale du camp de prisonniers de guerre 1420, de la Noeggerathstrasse. Ce camp comprenait 644 prisonniers de guerre français. Au cours de l’attaque aérienne du 27 avril de cette année, le camp a été en grande partie détruit. Les conditions y sont devenues intolérables. Trois cent quinze prisonniers y sont encore logés. Cent soixante-dix de ceux-ci ne vivent plus dans des baraques, mais dans le tunnel de la Grunertstrasse, sur la voie ferrée Essen-Mülheim. Ce tunnel est humide et n’est absolument pas fait pour y loger des êtres humains. Le reste des prisonniers est logé dans dix usines différentes des entreprises Krupp.

« Les premiers soins médicaux ont été donnés par un docteur militaire français qui a fait de grands efforts pour ses compatriotes. Les malades des usines Krupp doivent être amenés à la visite. Cette visite médicale a lieu dans le lavabo d’une auberge qui a brûlé en dehors du camp. Quatre infirmiers français sont logés dans le local des urinoirs qui précède. Deux lits superposés sont seuls destinés à recevoir les malades admis à l’infirmerie. En général, la visite médicale a lieu en plein air. Si le temps est mauvais, elle a lieu dans la pièce étroite mentionnée plus haut. Il n’y a pas d’eau, de chaises, de tables, d’armoires, etc. Il est impossible de tenir un registre des malades. Les bandages et les médicaments sont très rares bien que les gens, souvent blessés grièvement dans leur travail doivent y être amenés pour le premier traitement médical et pansés avant d’être transportés à l’hôpital. Il y a des plaintes violentes concernant la nourriture ; le personnel de garde confirme qu’elles sont justifiées. Dans ces conditions, il faut compter sur une recrudescence des maladies et sur le manque de main-d’œuvre. La construction de baraques pour loger les prisonniers et de bâtiments pour le traitement des malades est nécessaire et de toute urgence. Je prie de faire le nécessaire. Signé : Stinnesbeck. »

ACCUSÉ SPEER

Il se dégage de ce document, combien les circonstances peuvent être dures après des attaques aériennes. Or, ces conditions de vie étaient les mêmes pour les ouvriers allemands et pour les ouvriers étrangers. Le fait qu’il n’y avait plus de lits, d’armoires, etc. venait de ce que les baraquements dans lesquels tout cela se trouvait auparavant avaient brûlé. Le fait qu’à cette époque le ravitaillement manquait dans la Ruhr avait une seule cause : tous les nœuds ferroviaires avaient été attaqués par les bombardiers. Par conséquent, il était impossible d’acheminer les trains de ravitaillement vers la Ruhr. C’était, comme je l’ai dit, des circonstances passagères. Lorsque les attaques aériennes cessaient un certain temps, on pouvait améliorer ces conditions. A partir de septembre-octobre ou la catastrophe devint encore plus impitoyable, disons à partir de novembre 1944, à partir de ce moment-là, nous avons donné une priorité au ravitaillement sur l’armement. C’était dans le but que les ouvriers puissent être nourris plutôt que les usines alimentées en matériel.

M. JUSTICE JACKSON

Alors, vous avez rempli votre devoir pour procurer l’alimentation et le logement nécessaires à ces ouvriers ? Est-ce que vous avez fait des démarches dans ce sens ?

ACCUSÉ SPEER

Il est exact que je l’ai fait, et je suis heureux de l’avoir fait, même si l’on peut m’en faire un grief ici maintenant c’est un devoir humain général : lorsqu’on entend parier de conditions aussi déplorables, on essaie de les améliorer, même si l’on n’a pas l’autorité ou la compétence. Mais le témoin Riecke a dit ici même que toute la question du ravitaillement dépendait du ministère du Ravitaillement.

M. JUSTICE JACKSON

L’un des facteurs importants de la production consistait à maintenir les travailleurs dans un état qui leur permît de travailler. N’était-ce pas une condition fondamentale ?

ACCUSÉ SPEER

Votre pensée est mal formulée.

M. JUSTICE JACKSON

Quelle est, à votre avis, la relation entre l’alimentation des ouvriers et la quantité de travail produit ?

ACCUSÉ SPEER

J’en ai parlé hier. J’ai déclaré que la responsabilité des conditions du travail se répartissait entre le ministre du Ravitaillement, la Direction de la Santé au ministère de l’Intérieur et également le service du plénipotentiaire à l’utilisation de la main-d’œuvre, etc. Il n’y avait pas vraiment de compétence qui eût pu être rassemblée entre mes mains. Nous ne disposions pas, dans le Reich, étant donné la structure de l’État, d’un organisme pouvant réunir les services entre les mains d’un seul, par exemple sous la forme d’un chancelier du Reich, pour organiser des délibérations communes. Je m’occupais de la production et je n’avais, pas une responsabilité directe pour toutes ces choses. Mais lorsque des chefs d’entreprises ou des directeurs de mon ministère me soumettaient des plaintes, il va sans dire que je faisais tout pour les faire cesser.

M. JUSTICE JACKSON

Les usines de Krupp...

LE PRÉSIDENT

Nous pourrions suspendre ?

M. JUSTICE JACKSON

Si vous le voulez, Monsieur le Président.

(L’audience est suspendue jusqu’à 14 heures.)