CENT SOIXANTE-DEUXIÈME JOURNÉE.
Lundi 24 juin 1946.
Audience du matin.
(L’accusé von Neurath est à la barre des témoins.)Monsieur von Neurath, on m’a rapporté — et je l’ai également entendu par la radio — qu’une erreur a dû se glisser hier, probablement à la suite d’une traduction erronée, dans le récit de votre activité entre 1903 et 1914. Voudriez-vous, je vous prie, répéter ce que vous avez dit, car j’ai l’impression que M. le Président a mal compris vos paroles.
Il s’agit de mon séjour à Londres je pense. J’y suis resté de 1903 à 1907, puis je suis revenu au ministère des Affaires étrangères à Berlin.
Nous allons poursuivre et nous occuper de l’exposé de votre politique de ministre des Affaires étrangères. J’ai l’intention de vous poser à ce sujet la question suivante : Durant votre séjour au ministère des Affaires étrangères, au printemps 1935, le réarmement général a été entrepris, le service militaire obligatoire rétabli et l’Armée de l’air créée. Le Ministère Public voit dans ces faits la preuve de votre participation à cette prétendue conspiration contre la Paix. Voulez-vous vous expliquer sur ce point ?
Je voudrais commencer par insister sur le fait que cette année-là et au cours des années suivantes, il n’a jamais été question de plan de guerre de la part de l’Allemagne. Je suis absolument convaincu qu’à cette époque ni Hitler ni son entourage immédiat n’ont conçu ni même envisagé des plans d’agression quelconques, ce qui eût été possible en soi, sans que j’en eusse connaissance. En vérité, le réarmement ne constitue pas en soi une menace contre la paix si l’on n’a pas l’intention de se servir des armes nouvellement créées autrement que pour se défendre. Il n’était pas question alors de préparatifs et d’une telle décision. Le même grief d’une préparation méthodique d’une guerre d’agression devrait atteindre, au surplus, tous les États voisins de l’Allemagne, qui armaient également.
Un instant, je vous prie. Docteur von Lüdinghausen, c’est de l’argumentation, mais ce ne sont pas des preuves.
Monsieur le Président, je suis bien forcé d’entendre de la bouche même du témoin la façon dont les choses se sont passées ; il ne m’est possible de conclure des résolutions aux faits que si j’expose...
Non, nous ne voulons entendre aucune argumentation au cours de l’exposé des preuves. Nous sommes dans ce dernier domaine lorsque l’accusé prétend qu’il n’y avait, à cette époque, pas de plan en vue d’actions offensives. Mais c’est de l’argumentation que de dire que le réarmement n’amène pas irrémédiablement des actions offensives. Nous ne voulons plus entendre parler d’argumentation.
Oui. (Au témoin.) Je vous prie de répondre encore à la question de savoir s’il n’y avait pas à l’époque de plans qui auraient été de nature à faire utiliser les armes nouvelles dues au réarmement pour une guerre d’agression ou un quelconque geste de violence ?
Je viens de le dire et je n’ai pas besoin de le répéter.
Quelles étaient les raisons de considérer que l’Allemagne était particulièrement menacée à cette époque ?
L’Allemagne devait avoir à cette époque l’impression d’être encerclée par ses voisins qui étaient particulièrement armés. La Russie et la France avaient conclu un pacte d’assistance qui ne pouvait être considéré que comme une alliance militaire. Un pacte analogue entre la Russie et la Tchécoslovaquie suivit sans délai. La Russie, aux termes de ses propres déclarations, avait augmenté de plus de la moitié l’effectif de son armée sur le pied de paix. Il était impossible d’en connaître le chiffre exact. En France, sous la conduite de Pétain, on aspirait à un renforcement très net de l’Armée. En 1934, la Tchécoslovaquie avait déjà introduit le service de deux ans, et, le 1er mars 1935, la France promulguait de nouvelles lois militaires qui augmentaient également la durée du service. Ce développement général au cours de peu de mois ne pouvait être considéré que comme une menace directe, et l’Allemagne ne pouvait y assister sans armer et sans agir. La décision prise par Hitler, à la suite de ces événements, de rétablir le service militaire obligatoire et de mettre sur pied peu à peu une armée de 36 divisions n’était pas, au regard de ces événements, un acte par lequel les Puissances voisines, liées les unes aux autres par des alliances, pouvaient se sentir sérieusement menacées.
Monsieur le Président, en liaison avec ces faits, je voudrais prier le Tribunal de prendre acte d’un document n° 87 qui se trouve dans mon livre de documents. Il concerne l’adhésion de l’Union Soviétique à la Société des Nations, le 18 septembre 1934 ; livre de documents n° 3 ; puis le document 89 qui se trouve également dans le tome 3 et qui est un rapport du 23 novembre 1934 du président de la commission de l’Armée à la Chambre française, sur l’alliance avec la Russie. Ensuite, le document 91, tome 3, qui est un protocole franco-soviétique sur les pourparlers concernant le Pacte oriental du 5 décembre 1934 ; enfin le n° 92, tome 3...
Je voudrais simplement signaler que nous n’avons pas encore pu avoir connaissance du document 89 ; il ne nous est donc pas possible de l’examiner et de savoir s’il est pertinent ou non.
Quand vous recevrez le livre, vous pourrez élever des objections contre ce document. Le Dr von Lüdinghausen ne fait que nous indiquer les documents sur lesquels il étaye l’exposé de ses preuves. Il déposera ces documents comme preuve. Dès que vous aurez reçu le livre et examiné les documents, vous pourrez élever des objections contre leur admissibilité.
Je voulais me réserver ce droit et le signaler au Tribunal.
Je suis d’accord avec vous.
Il y a encore le document 92 du tome 3 : c’est un appel à l’Armée du Président de la république tchécoslovaque, du 28 décembre 1934 ; livre de documents, tome 3, n° 96 : c’est une déclaration du Gouvernement français du 15 mars 1935 ; livre de documents 3, n° 79 : rapport du ministre de Tchécoslovaquie à Paris, Osuzky, du 15 juin 1934. Puis le document 101 est le texte du Pacte d’assistance franco-soviétique du 2 mai 1935. Enfin, le document 94 est un extrait du discours du président du Conseil français, Flandin, du 5 février 1935, devant la Chambre française. Je prierai le Tribunal de bien vouloir prendre acte de ces documents.
Est-ce que la décision allemande de réarmer devait être considérée dans le sens que l’Allemagne repousserait à l’avenir toute coopération à des efforts internationaux en vue d’une limitation de l’armement général ?
Non, en aucune façon. Le 18 mars, deux jours après l’introduction du service militaire obligatoire, on a répondu par l’affirmative à la question du Gouvernement britannique demandant si l’Allemagne se montrerait prête à participer ultérieurement à des pourparlers d’ordre général concernant le désarmement, sur la même échelle et de la même manière que celle qui avait été fixée dans ce qu’on a appelé le communiqué de Londres de février 1935. L’ambassadeur d’Allemagne à Londres reçut l’instruction de reprendre les pourparlers et notamment de suggérer au Gouvernement anglais la conclusion d’un accord en vue de la limitation des effectifs de la Marine. Au mois de mai 1935, Hitler prononça un discours devant le Reichstag, dans lequel il développait un plan de paix concret de l’Allemagne et insistait tout particulièrement sur la volonté pacifique de l’Allemagne qui se déclarait prête, une fois de plus, à adhérer à tout système de pactes de nature à préserver la paix internationale, et même à des accords collectifs. La seule condition que posait Hitler à l’époque, comme il l’avait d’ailleurs toujours fait, était la reconnaissance à l’Allemagne de l’égalité des droits. Hitler se déclarait également prêt à revenir au sein de la Société des Nations. Il voulait prouver ainsi que l’Allemagne, en dépit des alliances militaires qui venaient d’être conclues et qu’elle considérait comme une menace, et en dépit de son propre réarmement, souhaitait invariablement la paix.
Je prie le Tribunal de bien vouloir prendre acte des documents suivants qui sont contenus dans le volume 3 de mon livre de documents : le numéro 95, réponse du Gouvernement du Reich du 15 février 1935 à ce qu’on appelait le communiqué de Londres ; le numéro 97 est un extrait d’un appel du Gouvernement du Reich du 16 mars 1935 pour le rétablissement du service militaire obligatoire en Allemagne ; le numéro 98 est un communiqué du Gouvernement du Reich du 26 mars 1935 sur les pourparlers entre le ministre britannique des Affaires étrangères, Sir John Simon, le Lord Chancelier Eden et le Gouvernement du Reich ; le numéro 102 est un communiqué du 15 mai 1935 sur les entretiens du ministre des Affaires étrangères français, Lavai, à Moscou ; le numéro 104 est le discours de Hitler du 21 mai 1935 sur le Pacte d’assistance franco-soviétique, et le numéro 105 est la note du Gouvernement du Reich du 25 mai 1935 adressée aux Puissances signataires du Pacte de Locarno. (Au témoin.) Est-ce que ces efforts allemands et le fait que l’Allemagne était prête à négocier eurent du succès ?
Oui, par la conclusion d’un pacte qui a été le seul pacte effectif pour la limitation des armements : sur la base des propositions allemandes fut signé l’accord naval anglo-allemand du juin 1935. Évidemment, j’aurais encore préféré la conclusion d’un pacte en vue de la limitation générale des armements entre tous les États. Nous avons cependant salué la signature de cet accord uniquement bilatéral comme un premier pas dans ce sens. Et en même temps, cela montrait que l’Angleterre, du moins, se séparait de la résolution de la Société des Nations, d’après laquelle l’Allemagne avait violé le Traité de Versailles par son réarmement. La démarche allemande était, par conséquent, considérée comme fondée.
En liaison avec ces faits, je voudrais prier le Tribunal de bien vouloir prendre acte de deux documents de mon livre de documents 3 : le document 106 qui est une déclaration du premier Lord de l’Amirauté britannique, Sir Bolton Eyres-Monsell, à la radio anglaise, du 19 juin 1935 ; le deuxième document porte le numéro 119 ; c’est un extrait de la déclaration du secrétaire parlementaire de l’Amirauté, Shakespeare, à la Chambre des communes, à l’occasion de la ratification du Traité naval de Londres du 20 juillet 1936. (Au témoin.) Est-ce qu’en matière de désarmement l’activité allemande s’est bornée au Traité naval anglo-allemand ?
Non. Nous étions prêts à travailler d’une manière positive à la limitation des armements et cette volonté que nous avions souvent exprimée s’est manifestée au cours de nombreux pourparlers sur le désarmement général en matière d’aviation. Dès l’abord, en 1933, Hitler avait déjà exprimé l’importance de ce point pour le maintien de la paix. L’Allemagne était prête à toute limitation et même à la suppression totale de l’armement aérien à condition que la réciproque fût vraie. Les suggestions dans ce sens n’ont eu d’écho pour commencer qu’en Angleterre seulement. La difficulté consistait à amener la France également à participer à ces pourparlers : cela ne réussit qu’au bout de trois mois et grâce aux efforts de la Grande-Bretagne. Mais la France posa des conditions qui rendaient pratiquement impossible le succès de ces négociations. Ensuite, abstraction faite d’un accord général auquel tous les États auraient participé, il s’agissait également de conclure des accords particuliers bilatéraux. En outre, nous avions également l’intention de poursuivre des pourparlers concernant l’armement aérien dans le cadre du Pacte oriental. L’Allemagne ne pouvait pas adhérer à ce Pacte oriental, car elle aurait dû consentir à des accords d’ordre militaire dont il était impossible d’envisager à ce moment-là les conséquences. A cause de cela et par suite de la guerre italo-abyssine qui venait d’éclater et qui mettait à jour les divergences entre les Puissances occidentales, les pourparlers en restèrent là.
En mars 1936, c’est-à-dire un an après, les troupes allemandes réoccupaient la Rhénanie. Le Ministère Public y voit une infraction au Traité de Locamo et une nouvelle preuve de votre co-responsabilité dans la conspiration contre la paix, qu’il prétend avoir existé. Voulez-vous nous en parler, je vous prie.
Cette assertion est absolument inexacte. Une décision ou un plan en vue de la conduite d’une guerre d’agression n’existait pas plus à cette époque que l’année précédente. Le rétablissement de la pleine souveraineté dans toutes les parties du Reich n’avait d’abord aucune signification militaire, mais une signification purement politique. L’occupation de la Rhénanie fut réalisée en tout et pour tout au moyen d’une seule division, et cela seul lui conférait un caractère purement symbolique. Il était évident qu’un peuple grand et laborieux ne pouvait pas supporter pour le reste des temps une restriction à sa souveraineté telle que celle qui lui avait été imposée par le Traité de Versailles. Il s’agissait donc tout simplement d’un développement dynamique auquel la direction de la politique extérieure de l’Allemagne ne pouvait s’opposer.
Est-ce que cette réoccupation de la Rhénanie faisait partie d’un plan préparé d’avance ou bien cette résolution a-t-elle été prise spontanément ?
Il s’agissait, en l’espèce, d’une de ces décisions subites de Hitler, prise et exécutée en l’espace de peu de jours.
Quels étaient donc les événements qui incitèrent à prendre cette décision immédiate ?
Le 16 janvier 1936, le ministre des Affaires étrangères français ; Lavai, annonça qu’il allait soumettre le Pacte franco-soviétique à la ratification de la Chambre, à son retour de Genève. Il ne servait de rien non plus à Hitler de tenter, au cours d’une interview qu’il accorda à M. de Jouvenel, correspondant d’un grand journal français, Pans-Midi, en insistant sur les dangers de ce Pacte, de tendre une fois de plus la main à la France en vue d’une compréhension nette et pacifique entre les deux peuples. J’avais parlé au préalable de cette interview dans le détail avec Hitler, et j’eus à cette occasion la conviction la plus nette que son vœu d’une réconciliation définitive entre l’Allemagne et la France était absolument sincère. Mais cette tentative aussi s’avéra vaine. Et l’opposition très forte qui se manifestait contre le Pacte, tant de la part de certains milieux du peuple français dirigés par l’Union nationale des combattants, qu’au sein du Parlement lui-même pour en détourner le Gouvernement français, n’empêcha pas la ratification de ce Pacte. Le vote eut lieu le 27 février 1936 à la Chambre française.
Je prie le Tribunal de bien vouloir prendre acte des deux documents suivants de mon livre de documents n° 4. Le premier porte le numéro 108 : il s’agit de l’interview accordée par Hitler au correspondant de Paris-Midi, M. de Jouvenel, le 21 février 1936 ; le second est le numéro 107 qui est un extrait du discours du député Montigny à la Chambre française sur le Pacte franco-soviétique, le 13 février 1936. (Au témoin.) Le 7 mars 1936, en réponse à cette ratification du Pacte, les unités allemandes pénétraient dans la zone démilitarisée de la Rhénanie.
Qu’est-ce qui avait poussé le Gouvernement allemand à cette démarche susceptible de peser lourdement car, en dehors de l’attitude hostile de la politique française, le danger subsistait de voir les Puissances occidentales ne plus se contenter cette fois-ci de notes sur le papier ou de résolutions de la Société des Nations, mais s’opposer par la force des armes à ce qu’elles devaient considérer comme une violation unilatérale des traités...
Docteur Lüdinghausen, est-ce une question ou une explication ?
C’est une question. Je voulais savoir quelle fut l’attitude du Gouvernement à cette époque. Car, si vous me permettez d’ajouter quelque chose à ce propos, je considère que j’ai besoin d’entendre ces explications sur le fondement des décisions qui ont été prises alors, de la bouche même de l’accusé ; car si je veux ultérieurement...
Vous avez constaté une série de faits. Votre tâche ne consiste pas à constater des faits, vous devez poser des questions à l’accusé.
Je ne veux pas le faire. Je veux simplement apprendre du témoin les raisons qui ont conduit à cette résolution. (Au témoin.) Voulez-vous donc nous donner avec quelques détails les raisons que vous avez fait valoir à ce moment-là ?
Dans mes réponses antérieures, j’ai déjà expliqué pourquoi nous voyions dans la conclusion d’un pacte franco-soviétique et dans l’attitude générale de la politique française la plus grande menace de la France à notre égard. Car il était indiscutable que cette accumulation de puissance entre les mains de la France, grâce à tous ces divers pactes d’assistance, ne pouvait être orientée que contre l’Allemagne. Dans le monde entier, il n’y avait pas d’autre pays qui pût être visé ainsi. En cas de conflit armé dont un Gouvernement conscient de sa responsabilité devait toujours envisager la possibilité au regard de la situation générale, on pouvait considérer que la frontière occidentale de l’Allemagne était absolument sans défense du fait de la démilitarisation de la Rhénanie. Cette stipulation du Traité de Versailles n’était pas seulement une mesure vexatoire : c’était surtout une menace dirigée contre la sécurité de l’Allemagne. Mais elle était devenue caduque du fait de la décision prise le 11 décembre 1932 par les cinq Puissances à Genève.
Docteur von Lüdinghausen, le Tribunal estime que tout cela n’est que de l’argumentation. S’il y a des faits quelconques qui montrent que le Gouvernement allemand, après la signature de l’accord franco-russe, et avant l’entrée en Rhénanie, a pris des mesures quelconques, le témoin peut les indiquer. Mais cela n’est que de l’argumentation pure et simple, et le Tribunal est édifié ; ces faits n’ont pas à être répétés, surtout pas au cours de l’exposé des preuves.
Je voulais surtout éviter, Monsieur le Président, qu’au cours de ma plaidoirie on pût éventuellement me reprocher de donner mon avis. Je tiens à montrer qu’à l’époque, ces raisons …
C’est une conception erronée. Nous entendons ici un exposé des preuves. Quand nous vous écouterons, nous entendrons des arguments et nous sommes prêts à entendre de vous toute argumentation.
Je veux éviter qu’on me reproche d’avoir été à l’origine de cette argumentation, car elle procède, en fait, de l’accusé.
J’attire votre attention sur le fait qu’il est du devoir de l’avocat d’exploiter des arguments et du devoir du Tribunal d’y prêter attention. Mais il ne nous appartient pas d’entendre une argumentation quelconque au cours de l’exposé des preuves.
Je pourrais peut-être mentionner encore un détail. Au cours de l’hiver 1936 nous savions, grâce à nos services de renseignements militaires, que l’État-Major français avait d’ores et déjà conçu un plan militaire en vue d’une attaque de l’Allemagne. L’attaque devait se produire à travers la Rhénanie, le long de ce qu’on a appelé la ligne du Main, en direction de la Tchécoslovaquie, pour y prendre la liaison avec l’allié russe.
Je voudrais maintenant, pour me conformer à ce qu’a dit M. le Président, me contenter des preuves et de vos explications en me réservant de les produire dans ma plaidoirie, et je voudrais vous poser une seule question à ce propos ; cette résolution de réoccuper la Rhénanie cachait-elle, à ce moment-là, une intention agressive quelconque pour le présent ou même pour l’avenir ?
Non. En aucune façon. Comme cela se dégage de ce que je viens de dire, la réoccupation avait un caractère purement défensif et ne devait point en avoir d’autre, car l’occupation avec des forces aussi faibles qu’une division était, à l’évidence, une action symbolique. Comme le témoin Milch l’a déclaré ici même, l’Aviation, par exemple, n’avait pas participé à cette réoccupation et n’avait eu connaissance de ces faits que deux ou trois jours avant l’exécution. Le fait qu’il n’y avait pas non plus de plan d’agression pour l’avenir, se dégage du fait que le Gouvernement allemand, à la demande de la Grande-Bretagne, s’engagea immédiatement et spontanément, le 12 mars 1936, à ne pas augmenter ses garnisons en Rhénanie jusqu’à ce qu’un accord définitif avec les Puissances occidentales et notamment avec la France intervînt, ainsi qu’à ne pas rapprocher ses troupes plus près de la frontière qu’elles ne l’avaient été jusque-là, à condition, évidemment, que la réciproque fût vraie de la part de la France. La France crut ne pas devoir accepter cette offre. Peu après, le 7 mars 1936, l’Allemagne adressa un mémorandum aux Puissances signataires de Locamo, qui a été produit ici par le Ministère Public, et dans lequel elle formulait des propositions d’une entente, non pas seulement avec les Puissances signataires de Locamo telles que la France, la Belgique, etc., et se déclarait prête à conclure un pacte général aérien pour éviter le danger d’une attaque brusquée par la voie de l’air. De plus, l’Allemagne se déclarait prête à revenir au sein de la Société des Nations. Dans un discours au Reichstag du 7 mars 1936, Hitler a annoncé à la face du monde entier les raisons qui l’ont incité à réoccuper la Rhénanie. J’avais longuement discuté au préalable ce discours et ce mémorandum dans le détail avec Hitler, et je ne puis que répéter ici que je ne pouvais pas avoir le moindre soupçon sur l’honnêteté de Hitler et me douter qu’il souhaitait dissimuler à la face du monde ses véritables intentions orientées vers la guerre. Aujourd’hui encore, je suis profondément convaincu qu’à l’époque Hitler ne songeait à aucune guerre. Je n’ai pas besoin d’insister sur le fait que moi-même j’étais très loin d’une pareille pensée. Bien au contraire, j’ai considéré que le rétablissement de la souveraineté à l’intérieur des frontières du Reich tout entier était un pas vers la paix et vers l’entente. Au surplus...
Poursuivons, Docteur von Lüdinghausen. Vous permettez à l’accusé de faire des discours très longs. Ce n’est pas le but de l’exposé des preuves.
Je voudrais alors présenter au Tribunal un certain nombre de documents pour le prier d’en prendre acte ; ils sont contenus dans le volume 4. D’abord, le numéro 109. C’est le mémorandum du Gouvernement du Reich aux Puissances signataires du Pacte de Locamo, du 7 mars 1936 ; ensuite, la déclaration officielle du Gouvernement du Reich du 12 mars 1936, n° 112 ; le numéro 113 est une communication de l’ambassadeur d’Allemagne à Londres au ministre des Affaires étrangères, Eden, du 12 mars 1936, et le numéro 116, un mémorandum du Gouvernement du Reich du 31 mars 1936 remis par l’ambassadeur extraordinaire d’Allemagne von Ribbentrop au Gouvernement anglais. (Au témoin.) Quelles furent les conséquences, sur la politique-étrangère, de la réoccupation de la Rhénanie ?
Si je dois me conformer au vœu de M. le Président, je crois ne pas devoir donner d’explications à ce sujet.
Qu’est-ce que les Puissances occidentales ont fait ? Est-ce qu’elles ont entrepris des démarches politiques ou diplomatiques quelconques ?
Le ministre des Affaires étrangères Eden a déclaré aux Communes que l’attitude de l’Allemagne ne comportait pas de manifestations hostiles et il a accepté d’examiner loyalement les propositions pacifiques de l’Allemagne.
A ce propos, je voudrais prier le Tribunal de prendre connaissance des documents suivants contenus dans le tome 4 de mon livre de documents, le numéro 125. Il s’agit d’extraits du discours du sous-secrétaire d’État américain Welles, du 7 juillet 1937, sur le Traité de Versailles et l’Europe ; le document n° 120 est un extrait du décret du Commissaire du peuple russe sur la réduction de l’âge du service militaire ; le numéro 117 est un rapport du ministre de Tchécoslovaquie à La Haye, daté du 21 avril 1936. (Au témoin.) Monsieur von Neurath, savez-vous si le ministère des Affaires étrangères allemand a poursuivi ses démarches en vue d’une entente pacifique avec les pays européens, ou si ces démarches ont cessé ?
Ces efforts ont été constamment poursuivis. L’occasion suivante se présenta à propos de nos rapports avec l’Autriche : le déroulement de ces événements depuis 1933 a été abondamment développé devant ce Tribunal. Je voudrais néanmoins insister sur le fait tout particulier que mon point de vue sur nos rapports avec l’Autriche est resté immuable, depuis le commencement jusqu’à la fin, en ce sens que je préconisais des rapports économiques étroits, peut-être la création d’une union douanière entre les deux pays, une politique étrangère unifiée sur la base de traités entre les deux pays, et une prise de contact plus étroite entre les deux Gouvernements. Mais je tenais à ce que la pleine indépendance de l’Autriche fût en tout état de cause sauvegardée. Voilà pourquoi je me suis montré un adversaire résolu de toute immixtion dans les conditions de la politique intérieure autrichienne, et c’est pourquoi je m’opposais à tout soutien de la part des nationaux-socialistes allemands du national-socialisme autrichien, au cours de sa lutte contre Dollfuss et Schuschnigg. C’est pourquoi aussi j’ai fait des rapports constants à Hitler dans ce sens.
Au point de vue moral autant que politique, j’ai rigoureusement condamné l’assassinat de Dollfuss et le ministère des Affaires étrangères que je dirigeais n’a pas eu la moindre chose à voir dans cet assassinat, contrairement à ce qu’a récemment prétendu le Ministère Public. Je n’ai pas besoin d’en donner une nouvelle assurance. Hitler aussi a été absolument étranger à cet assassinat : il m’est possible de le déduire de plusieurs déclarations qu’il a eu l’occasion de me faire. Cet acte a été commis par des nationaux-socialistes autrichiens qui, en partie, étaient bien plus fanatiques que les nationaux-socialistes allemands.
Au reste, cette opinion que je représentais sera encore mieux confirmée par un fait ; lorsque, peu après l’assassinat de Dollfuss, le ministre allemand à Vienne, M. Rieth, sollicita, à mon insu, du Gouvernement autrichien, le libre départ pour l’Allemagne d’un certain nombre de personnes qui avait participé à cet assassinat, je le rappelai immédiatement de Vienne et lui donnai son congé du ministère des Affaires étrangères. Comme bien d’autres ministres, j’étais un adversaire de l’interdiction de voyager à destination de l’Autriche, qui avait été formulée par l’Allemagne. Mais j’ai pleinement approuvé les efforts entrepris en 1935 et continués avec succès par M. von Papen en vue d’une entente avec l’Autriche. J’ai constamment influencé Hitler dans ce sens. Quant aux pourparlers que M. von Papen menait à Vienne à cette époque, je n’en ai été que partiellement informé, car M. von Papen ne m’était pas subordonné : il recevait directement ses ordres de Hitler. Je n’ai eu connaissance qu’ici au cours des débats d’une série de lettres que M. von Papen a écrites à Hitler.
A ce propos, je voudrais citer deux passages. Il s’agit d’un extrait d’une lettre de M. von Neurath au chef du département politique du ministère des Affaires étrangères allemand de l’époque, datée du 28 juillet 1934. C’est le numéro 84 de mon livre de documents n° 3, page 27, où il est dit à propos des événements d’alors : « Les événements d’Autriche ne peuvent pas encore être envisagés dans leur développement. Le grave danger me semble écarté grâce à la rapidité de notre action. Néanmoins, il s’agirait maintenant d’observer une grande retenue et j’ai entretenu hier dans ce sens le Chancelier du Reich. J’ai trouvé auprès de lui une compréhension totale. »
Je voudrais, en outre, citer un autre passage d’une déclaration sous serment de Mgr le Dr Wurm que j’ai déjà produite et qui se trouve sous le numéro 1 dans mon livre de document 1. On y lit textuellement à la page 3 :
« Je me rappelle notamment la condamnation sévère » — c’est-à-dire la condamnation émanant de M. von Neurath — « des événements de Vienne, au cours desquels le Chancelier fédéral Dollfuss a été assassiné, et de la personne que Hitler avait utilisée pour l’agitation en Autriche. »
En outre, en liaison avec ces faits, je voudrais me référer également à un document que l’avocat de M. Seyss-Inquart avait produit sous le numéro SI-32 et qui renferme une interview du Chancelier d’État, le Dr Renner, du 3 avril 1938. Par mesure de prudence, je l’ai fait figurer une fois de plus dans mon livre de document sous le numéro 130, au tome 4.
M. von Neurath, vous savez n’est-ce pas que le Ministère Public vous fait grief d’avoir, à la suite de ces efforts de M. von Papen, conclu le 11 juillet 1936 ce traité entre l’Allemagne et l’Autriche, avec l’intention trompeuse, comme on l’a souvent exprimé ici, de bercer l’Autriche dans une ambiance de sécurité et de préparer ainsi son incorporation ultérieure dans le Reich. Voudriez-vous, nous dire ce que vous savez à ce propos ?
Cette assertion du Ministère Public est vraiment un pur mensonge. En vérité, j’ai salué ce traité honnêtement et avec joie, car il correspondait parfaitement à mon point de vue et je n’y voyais également que le meilleur moyen d’arriver à écarter tous les effets de divergences monstrueuses. Voilà pourquoi j’ai mis le meilleur de moi-même à collaborer à la réalisation de ce pacte. Au reste, l’assertion du Ministère Public a été réfutée par les déclarations qu’a faites ici même l’ancien ministre des Affaires étrangères d’Autriche, le Dr Guido Schmidt. A ma grande satisfaction, ce traité eut des effets particuliers sur la politique étrangère. Par ce traité, l’indépendance de l’Autriche était reconnue nettement et sans équivoque par l’Allemagne. Les divergences germano-autrichiennes qui mettaient jusque-là la paix européenne en danger se trouvaient écartées.
Je voudrais attirer l’attention du Tribunal sur le document n° 118 qui se trouve au tome 4 de mon livre de documents ; c’est le texte de l’accord germano-autrichien de 1936, et je voudrais prier le Tribunal d’en prendre acte.
Monsieur von Neurath, outre la question de l’Autriche, vous avez également entrepris avant 1937 des négociations avec des États de l’Europe orientale. A ce propos, je voudrais vous faire observer que dans la déclaration sous serment de M. Messersmith, consul général américain, qui a été produite par le Ministère Public sous le numéro USA-68 (PS-2385) prétend que ces pourparlers auraient eu pour but d’amener ces États de l’Europe orientale à un accord en vue de la destruction et du partage de la Tchécoslovaquie. Elle prétend même que ces négociations devaient inciter ces États à une participation active et que vous auriez même promis dans ce but, à ces États, au cours de ces pourparlers, qu’ils obtiendraient des parties de la Tchécoslovaquie et même des territoires autrichiens en récompense de leur adhésion. Voudriez-vous nous en parler ?
Ces assertions de M, Messersmith sont, du commencement jusqu’à la fin, des inventions et des chimères. Il n’y a pas un mot de vrai là-dedans. Je ne puis considérer cet affidavit que comme une fantaisie. Il n’est pas vrai, comme le prétend M. Messersmith, qu’il ait entretenu avec moi d’étroites relations amicales. Je l’ai rencontré quelquefois au cours de manifestations officielles et je me suis toujours jalousement efforcé de ne pas entrer en conversation politique avec lui, car je savais qu’il avait coutume de toujours donner un sens, qui n’était en aucune façon conforme à la vérité, aux rapports et aux déclarations qu’il faisait au sujet de conversations qu’il avait eues avec des diplomates. Sa déclaration ne contient d’ailleurs presque aucune description des sources exactes auxquelles il aurait puisé ses propres connaissances.
Mes pourparlers avec les États du Sud-Est, aussi bien que mes voyages personnels dans leurs capitales, n’ont eu qu’un seul but en vérité : approfondir les rapports économiques existants, afin de faciliter le développement réciproque du commerce et de l’échange des marchandises. En outre, je tenais à m’informer moi-même des conditions politiques plutôt difficiles à comprendre qui régnaient dans les Balkans.
Dans mon livre de documents, au tome 2, sous le numéro 30, à la page 87, je n’ai fait figurer qu’un court extrait d’un autre affidavit de M. Messersmith, du 20 août 1935. Cet affidavit a été également déposé sous le numéro USA-750 (PS-2386) par le Ministère Public, mais à vrai dire dans un autre but. Je voudrais citer le passage suivant de cet extrait : il se trouve à la page 87 de mon livre de documents 2 : « Pendant les années 1933-1934, le ministère des Affaires allemandes a conservé la plupart des fonctionnaires conservateurs de la vieille orientation, par la volonté du Gouvernement nazi. La situation est restée en général la même pendant la période au cours de laquelle le baron von Neurath était ministre des Affaires étrangères, mais elle se transforma peu à peu en ce qui concerne les fonctionnaires politiques. Quand von Ribbentrop prit la direction des Affaires étrangères sous la direction de von Neurath, l’es Affaires étrangères allemandes n’avaient pas été mises au pas, et on ne saurait vraiment pas reprocher à von Neurath et à ses collaborateurs, les actes de la politique étrangère allemande pendant cette période, bien que son maintien en fonction semblât indiquer son accord avec les nationaux-socialistes. Von Neurath pourra facilement trouver pour sa défense des raisons de caractère patriotique. »
A propos des voyages de l’accusé et de la politique qu’il a menée dans le sud-est de l’Europe, j’ai produit trois communiqués sur la visite de von Neurath à Belgrade, à Sofia et à Budapest, en juin 1937, sous les numéros 122, 123, 124 de mon livre de document n° 4 et je prie le Tribunal de bien vouloir en prendre acte.
Monsieur von Neurath, le Ministère Public essaie, à propos de ce discours du 29 août 1937 que vous avez prononcé à une réunion des Allemands de l’étranger à Stuttgart, de vous faire grief d’avoir exprimé dans une phrase les tendances agressives de votre politique. Le Ministère Public cite textuellement une phrase de ce discours que vous auriez prononcée : « L’unité de l’héroïque volonté nationale que les nationaux-socialistes ont créée avec un élan sans exemple a conditionné une politique étrangère qui a brisé le Traité de Versailles, nous a rendu la liberté militaire et rétabli la souveraineté de l’Allemagne. Nous sommes à nouveau maîtres dans notre propre maison et nous nous sommes donné les moyens de puissance qui nous permettront de le rester pour l’avenir. Par nos actions de politique étrangère, nous n’avons rien pris à quiconque et le monde peut voir par les actions et par les paroles de Hitler qu’il ne s’agit pas de désirs d’agression ».
Je voudrais insister, à propos de ces phrases, sur le fait qu’elles ne doivent être prises que dans un sens très général et je prierai le Tribunal de m’autoriser à donner brièvement lecture de ces passages dans leur contexte. Je dépose un extrait de ce discours dans le livre de document n° 4, sous le numéro 126, et je le cite :
« Nous sommes à nouveau maîtres dans notre propre maison et nous nous sommes donné les moyens de puissance qui nous permettront de le rester pour l’avenir. »
Mais vous avez déjà lu cela ?
Oui, mais je voudrais simplement relire cette phrase dans son contexte.
Vous pouvez lire ce qui est important et n’a pas encore été lu.
Précisément, mais la citation que je donne est ainsi conçue :
« Cette attitude de cette nouvelle Allemagne est en réalité le bastion le plus solide pour la conservation de la paix et s’avérera de plus en plus telle dans un monde inquiet. C’est précisément au moment où des tendances de dissociations et de désagrégation essaient de menacer et de se faire valoir en Europe, que nous ne cherchons pas ce qui nous sépare mais ce qui nous lie aux autres États et aux autres peuples. Nous ne songeons pas à un isolement au point de vue politique. Nous aspirons à une collaboration politique des Gouvernements entre eux, une collaboration qui, si elle doit être couronnée de succès, ne pourra être fondée sur des idées théoriques mais sur une réalité vivante et devra s’orienter vers les tâches concrètes du présent. Nous sommes à même de constater avec satisfaction que dans la poursuite d’une politique réaliste de paix ainsi conçue, nous allons maintenant la main dans la main avec notre amie l’Italie. Cela nous permet d’espérer qu’avec les autres Gouvernements aussi nous arriverons à une entente amicale sur les importants problèmes actuels de la politique étrangère. »
Monsieur von Neurath, avez-vous quelque chose à ajouter ?
Nous allons maintenant suspendre l’audience.
Monsieur von Neurath avant la suspension, je vous avais présenté une citation extraite de votre discours du 29 août 1937 et je vous avais demandé si vous vouliez encore ajouter une explication.
Il me semble que ce qui est dit dans ce discours démontre le contraire de ce que prétend en déduire le Ministère Public. Il me semble qu’il est difficile de montrer d’une manière plus claire que dans ce discours le caractère pacifique de ma politique.
Par ailleurs, pour prouver que l’ensemble de votre politique peut être considéré comme la violation des traités, le Ministère Public a présenté les phrases suivantes extraites de votre discours du 30 octobre 1937 prononcé devant l’Académie allemande de Droit. Je cite :
« C’est à la lumière de la connaissance de ce fait élémentaire que le Cabinet du Reich a toujours insisté pour le plus grand bien de son intervention, pour que tout problème international concret soit traité avec les méthodes appropriées et ne soit pas confondu inutilement avec d’autres problèmes qui ne feraient que provoquer des complications. Tant que les problèmes ne touchent que deux Puissances, il convient de rechercher la voie d’une entente directe entre ces deux Puissances. Nous sommes en mesure d’établir que cette méthode s’est avérée bonne non seulement dans l’intérêt allemand, mais aussi dans l’intérêt général. »
Qu’avez-vous à dire à propos de ce reproche ?
Tout d’abord, cette citation est isolée du contexte. L’ensemble du discours contenait un exposé des raisons qui ont fait que j’ai considéré avec la politique allemande que la conclusion d’accords bilatéraux était plus avantageuse dans le sens de la paix que la conclusion de ce qu’on a appelé les accords collectifs. Le passage cité ne se comprend qu’à la lumière de cette tendance. C’est pourquoi je vous demande de présenter le passage en question avec son contexte.
Ce discours de M. von Neurath sur le Droit international et sur la Société des Nations qu’il a prononcé le 30 octobre 1937 devant l’Académie allemande de Droit figure dans mon livre de documents, tome 4, sous le numéro 128. J’aimerais, avec l’autorisation du Tribunal, lire en entier le passage en question dont il ressortira que la citation choisie par le Ministère Public n’a pas le sens qu’il lui prête. Voici ce que je lis :
« Je suis convaincu qu’il y aurait les mêmes difficultés dans des cas analogues ou semblables lorsqu’il s’agirait d’introduire une notion aussi schématique que celle d’un système d’assistance rigoureusement réciproque dans un groupe plus ou moins grand d’États ; de tels projets, dans le cas le plus favorable…
Est-ce qu’il ne serait pas suffisant de nous renvoyer au document ? L’accusé vient de dire que son discours contenait les raisons pour lesquelles il considérait que les accords bilatéraux étaient préférables aux accords collectifs. Il nous l’a dit et le document semble le prouver. Ne vous suffirait-il pas alors de nous référer au document sans donner lecture des citations ?
Étant donné qu’on avait extrait ce passage de son contexte, je pensais que je pouvais le présenter dans ce contexte, mais si le Tribunal préfère procéder de lui-même à la lecture, je renonce à la citation.
Il ne semble pas que cela ajoute quelque chose. Ce sont justement les paroles dont le sens vient d’être expliqué par l’accusé.
J’ai supprimé une phrase qui me paraissait inutile ; le sens ressort du contexte du discours, mais si le Tribunal préfère lire lui-même ce discours, je m’en contenterai.
Monsieur von Neurath, le Ministère Public a présenté sous le numéro L-150 (USA-65) une note de l’ancien ambassadeur des États-Unis à Paris, Bullitt, qui se rapporte à l’entretien qu’il a eu avec vous au mois de mai 1936 ; le Ministère Public en déduit — à la page 8 de l’exposé anglais — que vous avez participé en tant que ministre des Affaires étrangères à des plans d’agression contre l’Autriche et la Tchécoslovaquie. Voulez-vous, je vous prie, vous expliquer sur ce document que vous connaissez déjà et sur l’accusation qu’on a portée contre vous.
L’occupation de la Rhénanie avait provoqué tout d’abord une certaine inquiétude dans les cabinets et dans les milieux des Puissances signataires de Versailles. Ce fut en particulier le cas de la France et de la Tchécoslovaquie. C’est pourquoi il allait de soi, pour la conduite d’une politique extérieure allemande raisonnable, qu’il fallait laisser cette inquiétude se dissiper pour convaincre le monde que l’Allemagne ne poursuivait pas de plans d’agression, mais qu’elle désirait simplement le rétablissement de sa pleine souveraineté sur le territoire du Reich. La construction de fortifications devait servir uniquement à diminuer la tentation que pouvaient éprouver nos voisins armés jusqu’aux dents de pénétrer sur le territoire allemand qui restait ouvert à toute incursion, étant donné que tous nos efforts et de longues négociations n’avaient pas réussi à les amener à respecter l’obligation de désarmer qu’ils avaient assumée dans le Traité de Versailles. Comme je l’ai dit déjà, la France et la Tchécoslovaquie, au lieu de désarmer, avaient continué à réarmer constamment, et la conclusion de pactes avec l’Union Soviétique avait renforcé leur-puissance militaire.
C’est ce que j’avais voulu exprimer au cours de l’entretien avec M. Bullitt en disant qu’en attendant nous n’entreprendrions pas d’autres actions diplomatiques, et que j’espérais aussi par là, c’est-à-dire en rendant plus difficile des attaques militaires éventuelles, amener la France et la Tchécoslovaquie à modifier leur politique hostile à l’Allemagne et provoquer une attitude plus favorable de ces deux pays dans l’intérêt du maintien de la paix. Cette espérance et cette opinion qui étaient miennes résultent nettement du dernier alinéa du rapport de M. Bullitt qui partage mon avis sur ce point.
En ce qui concerne la remarque sur la politique de l’Angleterre, page 2, alinéa 2 du rapport, l’Angleterre s’efforçait à cette époque, étant donnée la tension qu’avait provoquée la question de l’Abyssinie entre l’Italie et la Grande-Bretagne, d’empêcher un rapprochement entre l’Allemagne et l’Italie. Ce rapprochement, le Foreign Office croyait pouvoir l’empêcher en donnant l’assurance qu’il s’opposerait aux efforts entrepris en vue de l’Anschluss entre l’Allemagne et l’Autriche. A ce moment-là, Mussolini partageait lui aussi pleinement cette résistance. Ces intentions de l’Angleterre, qui étaient très claires, ont été l’une des causes de la conclusion de l’accord austro-allemand du 11 juillet 1936. La déclaration britannique à laquelle j’avais fait allusion et que j’attendais a eu lieu en novembre 1937 à l’occasion d’une visite de Lord Halifax à Berlin, Elle poursuivait le même but, A ce moment-là, Lord Halifax déclara (et je me souviens textuellement de ce qu’il m’a dit et je le cite en anglais) : « People in England would never understand why they should go to war only because two German countries wish to unite ». (Les gens en Angleterre ne comprendraient jamais pourquoi ils devraient faire une guerre pour la seule raison que deux pays allemands désirent s’unir.)
En même temps, le ministère des Affaires étrangères britannique, dans une instruction maintenue comme adressée à son ambassadeur à Vienne, donnait au Gouvernement autrichien l’assurance de l’appui total de l’Angleterre en lui demandant de s’opposer de toute son énergie au mouvement de l’Anschluss.
D’ailleurs, il ressort également du rapport de Bullitt que j’ai déclaré que le plus grand désir de Hitler était une compréhension véritable avec la France. Par ailleurs, comme il le déclare au début de son rapport, j’ai dit également à M. Bullitt que le Gouvernement allemand ferait tout ce qu’il pourrait pour empêcher un soulèvement des nazis en Autriche.
Ces notes de M. Bullitt ont été présentées dans mon livre de documents sous le numéro 15, à la page 60, et je voudrais prier le Tribunal d’en prendre acte, tout particulièrement du dernier alinéa de la page 60, pour que, afin de gagner du temps, je puisse renoncer à le citer. Comme je l’ai dit, c’est le livre de documents n° 1, Neurath n° 15, page 60, dernier alinéa.
Quelle était votre propre attitude et quelle était votre opinion sur la politique que l’Allemagne devait poursuivre à l’égard de la Tchécoslovaquie ?
La politique tchèque à notre égard avait depuis longtemps été caractérisée par une forte méfiance qui s’explique en partie par la situation géographique du pays, situé entre l’Allemagne et l’Autriche, et en partie par les contradictions entre les nationalités à l’intérieur du pays. Cette attitude était caractérisée par de violents ressentiments. L’intégration de la Tchécoslovaquie dans les accords franco-soviétiques d’amitié et de caractère militaire n’a évidemment pas contribué à améliorer la situation. En ma qualité de ministre des Affaires étrangères, je me suis toujours efforcé d’obtenir une extension de nos rapports économiques dont la signification n’échappera à personne. Mais en ce qui concerne la Tchécoslovaquie, comme d’ailleurs les autres pays voisins, je n’ai jamais envisagé de mesures de coercition, ou même une occupation militaire.
Quelle était votre attitude sur la question des Sudètes ?
Il me faut revenir en arrière pour cela. Les Allemands groupés dans le pays des Sudètes avaient obtenu, lors des négociations de la Conférence de la Paix en 1919, au moment où on les rattachait à l’État tchécoslovaque, la promesse de l’autonomie, à l’exemple des cantons suisses, comme M. Lloyd George l’a déclaré expressément à la Chambre des Communes en 1940. La délégation des Allemands des Sudètes avait à ce moment-là, tout comme l’Autriche, exigé leur rattachement au Reich. L’assurance qu’on leur avait donnée de leur accorder l’autonomie n’a pas été tenue par le Gouvernement tchécoslovaque. Au contraire, on a pratiqué, dès le début, une politique qui tendait à en faire des Tchèques. On a interdit aux Allemands de se servir de la langue allemande devant les tribunaux, et également dans leurs rapports avec les administrations, etc., et cela sous peine de sanctions. Toutes les plaintes...
Docteur von Lüdinghausen, l’accusé ne pourrait-il en venir à l’époque qui nous intéresse, c’est-à-dire 1938, et nous dire quelle était alors sa politique, au lieu de nous raconter des événements qui se sont déroulés en 1919 ?
Je voulais simplement avoir quelques indications fondamentales qui font apparaître sa politique, mais si le Tribunal estime que ce n’est pas utile, ou suppose que ce sont là des faits connus, je me contenterai de ce que l’accusé vient de dire jusqu’ici.
Monsieur von Neurath, quels étaient vos rapports personnels et vos rapports de service avec Hitler à l’époque où vous étiez ministre des Affaires étrangères ?
Je n’avais personnellement pas de rapport avec Hitler et je ne faisais pas partie non plus de son entourage immédiat. Au début, j’avais très fréquemment des entretiens avec lui sur les questions de politique extérieure et, en général, il se montrait parfaitement accessible à mes arguments ; mais cela s’est modifié au cours du temps, dans la mesure où d’autres organisations, et en particulier les organisations du Parti, commençaient à s’occuper de politique extérieure et présentaient leurs projets et leurs informations à Hitler. Il en a été tout particulièrement ainsi dans ce que l’on a appelé le bureau Ribbentrop. Ribben-trop devint de plus en plus le conseiller de Hitler en matière de politique extérieure, et son influence alla croissante auprès de lui. Il était difficile d’arriver à convaincre Hitler de ne pas suivre les idées qu’on lui présentait de ce côté-là. La politique extérieure de l’Allemagne devint en quelque sorte, de cette manière, à double voie. Le ministre des Affaires étrangères, non seulement à Berlin, mais aussi dans ses représentations à l’étranger, a eu à lutter plus tard avec des difficultés constantes, créées par les méthodes de travail et les sources d’information du bureau Ribbentrop. Moi-même, je me suis toujours opposé à une influence des services du Parti sur la politique extérieure et, en particulier, à l’ingérence de Ribbentrop dans le règlement de questions importantes et à son immixtion, dans la mesure où cette participation n’était pas soumise à mon contrôle. C’est la raison pour laquelle j’ai, à plusieurs reprises, donné ma démission. Mais, chaque fois, j’obtenais de Hitler qu’il renonçât pour quelque temps à cette influence de Ribbentrop.
Je présente ici un document qui est un extrait d’un article publié dans le journal américain Times du 10 avril 1933. C’est le document n° 9 de mon livre de documents n° 1, à la page 44. De plus, je me réfère...
Le Tribunal ne pense pas que de simples articles de journaux ou des commentaires puissent constituer des preuves.
De plus, j’ai présenté dans mon livre de documents n° 1, sous le numéro 17, un extrait du livre bien connu de l’ancien ambassadeur britannique à Berlin, Henderson, intitulé Faillite d’une mission, et je demande au Tribunal de prendre tout particulièrement connaissance, afin d’en éviter la lecture, de l’alinéa n° 2 à la page 69.
Le Tribunal décide que ce document — l’article du Times — peut être admis, mais qu’il n’est pas nécessaire de vous y référer.
Je vous remercie. Il s’agit du document n° 9, Monsieur le Président.
Oui, je sais que c’est le document n° 9. Je disais qu’il était admis.
Je vous remercie, Monsieur le Président.
Je me permettrai de vous présenter encore, en attirant l’attention du Tribunal, le document n » 16, qui est une demande de démission adressée par l’accusé von Neurath à Hitler et datée du 27 juillet 1936, à l’occasion de l’intention qu’avait Hitler, à ce moment-là, de nommer Ribbentrop secrétaire d’État. Il n’est pas nécessaire sans doute que je le lise, mais j’aimerais attirer l’attention du Tribunal moins sur son contenu que sur la façon dont l’auteur commence et termine la lettre adressée à Hitler. Voici comment il s’adresse à lui :
« Très honoré M. le Chancelier du Reich » et la signature : « Votre très dévoué von Neurath ». J’insiste là-dessus parce que le Ministère Public a souvent adressé ici à certains accusés des reproches qui se rapportaient aux formules utilisées dans les lettres qu’ils avaient envoyées à Hitler, formules qui dépassaient le cadre des manifestations habituelles de politesse. Mais de telles fioritures n’ont jamais été utilisées par M. von Neurath.
De plus, j’attire l’attention du Tribunal sur le document n° 14 de mon livre de documents n° 1. Il contient également une demande de démission datée du 25 octobre 1935, et je prie le Tribunal de bien vouloir prendre acte également de ce document.
Monsieur von Neurath, est-ce qu’à côté de votre politique officielle, il n’y a pas eu d’autres services qui ont entrepris des négociations et signé des traités auxquels vous n’avez pas participé ?
Oui, c’est ce qui se passait par exemple pour la politique Berlin-Rome-Tokyo. Hitler poursuivait ce plan avec opiniâtreté et Ribbentrop le soutenait. J’avais refusé de suivre une telle politique parce que j’estimais qu’elle était dangereuse, et en partie aussi parce qu’elle me paraissait fantaisiste ; j’avais refusé d’en instruire mes collaborateurs. Sur quoi, Ribbentrop a assumé d’une manière indépendante la conduite des négociations en sa qualité d’ambassadeur extraordinaire, et c’est au nom de Hitler qu’il a conclu le prétendu Pacte anti-Komintern. C’est la raison pour laquelle le Pacte porte la signature de Ribbentrop et non pas la mienne, bien que je fusse encore ministre des Affaires étrangères à ce moment-là, ce qui aurait dû entraîner pour moi l’obligation de signer ce Pacte.
Nous arrivons maintenant à un tournant de la politique. Monsieur von Neurath, quand avez-vous appris que les plans de Hitler en matière de politique extérieure, et en particulier en ce qui concerne la conquête de l’égalité des droits, allaient plus loin que les moyens pacifiques et prévoyaient la conduite de la guerre et l’utilisation de la violence ?
Cela s’est manifesté pour la première fois lors de l’allocution de Hitler aux commandants en chef des diverses armes, le 5 novembre 1937, allocution qui a été mentionnée à plusieurs reprises ici et à laquelle j’étais présent. Les notes sur le contenu de cette allocution n’ont été rédigées, comme on l’a démontré ici, que cinq jours après que l’allocution eût été prononcée, et je fais allusion ici au rapport Hossbach. Il s’agit d’un extrait, fait de mémoires, d’un discours de deux ou trois heures.
S’il est vrai que les plans de Hitler n’avaient pas d’expression concrète dans cette allocution et permettaient différentes interprétations, je pourrais tout de même reconnaître que la tendance de ces plans était de nature agressive. Cette allocution de Hitler m’avait bouleversé à l’extrême, car la politique que j’avais poursuivie jusqu’à ce moment-là d’une façon conséquente et par des moyens pacifiques sur le plan extérieur avait perdu tout fondement. Il était évident que je ne pouvais pas assumer la responsabilité d’une telle politique.
A ce propos, je me permets de me référer à la déclaration sous la foi du serment que j’ai déjà mentionnée et qui a été signée par la baronne Ritter : elle constitue le document n° 3 de mon livre de documents n° 1, et je me permets d’en citer un alinéa qui porte le numéro 17 de mon livre de documents. Il me paraît si important que j’aimerais prier le Tribunal de me permettre de le citer. Je cite :
« Lorsque M. von Neurath eut compris, pour la première fois, à la suite de l’allocution de Hitler du 5 novembre 1937, que celui-ci voulait atteindre ses buts politiques, qui intéressaient les États voisins, par des moyens de violence, il en fut si fortement touché qu’il en eut plusieurs sérieuses attaques cardiaques. Il en parla avec nous d’une façon détaillée, lors de sa visite du nouvel an 1938. Nous l’avons trouvé très épuisé, tant moralement que physiquement. Il était surtout très touché par le fait que Hitler avait, entre temps, refusé de le recevoir et, dans ces conditions, il ne voyait aucune possibilité de le faire revenir sur ses décisions qu’il condamnait de la manière la plus absolue. « Il est terrible pour moi de jouer le rôle de Cassandre », disait-il souvent. Il déclarait catégoriquement qu’il ne pouvait s’associer en aucun cas à une telle politique et qu’il en tirerait immédiatement les conséquences. Il ne se départit pas non plus de cette décision lorsque Hitler lui déclara, le 2 février 1938, à l’occasion de son soixante-cinquième anniversaire, qu’il ne pouvait se passer de lui comme ministre des Affaires étrangères.
Il nous en parla le soir-même, lors d’une conversation téléphonique pour lui adresser nos vœux. »
Quelles conséquences avez-vous tiré de ce que vous aviez compris de cette allocution ?
Deux jours environ après l’allocution, je me suis rendu auprès du général von Fritsch qui y avait assisté, et c’est avec lui et avec le chef de l’État-Major général, le général Beck, que j’ai discuté de ce que nous pourrions entreprendre pour amener Hitler à changer d’avis.
Nous nous sommes mis d’accord de la manière suivante : von Fritsch, qui devait présenter un rapport à Hitler au cours des jours à venir, aurait à lui exposer tous les arguments qui, sur le plan militaire, s’opposaient à cette politique. Je devais, quant à moi, lui présenter les raisons politiques. Malheureusement, étant donné qu’immédiatement après, Hitler est parti pour l’Obersalzberg et qu’il ne pouvait ou ne voulait pas me recevoir avant son départ, je n’ai pu le voir que le 14 ou le 15 janvier. J’ai essayé alors de lui démontrer que sa politique devait conduire à la guerre mondiale et que je ne voulais pas participer à une telle chose. Je lui ai dit que beaucoup de ses plans pouvaient être réalisés pacifiquement, en tout cas plus lentement. Il m’a déclaré alors qu’il n’avait plus le temps. J’ai attiré son attention sur le risque de la guerre et sur les exhortations très graves des généraux ; je lui ai rappelé son discours de 1933 au Reichstag, dans lequel il avait lui-même désigné toute nouvelle guerre comme folie, etc. Mais étant donné qu’il maintenait sa conception, je lui ai déclaré qu’il devait alors chercher un autre ministre des Affaires étrangères, car je ne voulais pas devenir co-responsable d’une telle politique. Hitler refusa tout d’abord d’accepter ma démission, mais je maintins mon point de vue et, le 4 février, il m’accorda ma démission sans autre commentaire.
Monsieur von Neurath, aviez-vous l’impression que ce n’était qu’à contre-cœur que Hitler s’était décidé à vous accorder votre démission, ou bien aviez-vous l’impression que votre demande de démission était conforme à ses propres désirs ?
Je crois plutôt que c’est la dernière interprétation qui est vraie. Il est probable que Hitler avait depuis un certain temps déjà le désir de confier la conduite de la politique extérieure.
Ce n’est pas une preuve. Vous ne pouvez pas ici déclarer ce qu’à votre avis une autre personne pensait.
Vous avez été nommé, immédiatement après votre démission des Affaires étrangères, président du Conseil secret de cabinet, qui venait d’être créé. Que signifiait cette nomination ?
Comme le témoin Göring l’a déjà déclaré ici, la création du Conseil secret de cabinet n’a été opérée que dans le but de cacher l’évolution de la conduite de la politique extérieure allemande, et la modification de la situation sur le plan militaire. Les déclarations faites par divers témoins ont établi le fait que ce Conseil secret de cabinet ne s’est jamais réuni. Il s’y ajoute encore qu’il n’y aurait pratiquement pas eu pour moi de possibilité quelconque d’exercer une influence car, après ma démission du 4 février, j’étais coupé de toute information touchant la politique extérieure.
Après votre départ du ministère des Affaires étrangères, vous avez tout de même gardé votre titre de ministre du Reich. Étiez-vous encore membre du Cabinet du Reich ou non ?
Non. Abstraction faite de ce que, à ma connaissance, le Cabinet du Reich n’exerçait plus aucune fonction, du fait qu’il n’y avait plus de séance du Gouvernement du Reich, le titre de ministre du Reich n’était plus qu’une pure forme derrière laquelle ne se dissimulait aucune compétence de fait, aucune fonction. C’est pourquoi on ne me présentait plus de projets de loi aux fins de signature, contrairement à ce qui se passait pour les autres membres du Gouvernement.
Le Ministère Public allègue qu’en mars 1938, lors de l’absence de Ribbentrop, vous auriez remplacé ce dernier dans ses fonctions de ministre des Affaires étrangères. Le Ministère Public le déduit d’une mention du journal de Jodl :
« Neurath assure l’intérim du ministère des Affaires étrangères ». Voulez-vous, je vous prie, vous expliquer sur ce point ?
Après mon départ, le 4 février, je m’étais absolument retiré de toute activité et j’avais même suspendu les rapports que j’avais avec mes anciens collègues ; je m’étais absolument retiré, mais je me trouvais encore à Berlin. Le 11 mars 1938, à la fin de l’après-midi, Hitler m’appela soudain, dans mon appartement, et me pria de venir le voir. Dans l’antichambre, je rencontrai, en plus de M. von Papen, le général von Brauchitsch et un certain nombre d’officiers supérieurs et de hauts fonctionnaires faisant partie de l’entourage immédiat de Hitler. Göring se trouvait en compagnie de Hitler au moment où je fus introduit.
Hitler m’apprit que l’Anschluss de l’Autriche était devenu une réalité et que les troupes allemandes, dans la nuit du 11 au 12, traverseraient la frontière. Sur mon objection — je lui demandai si vraiment c’était bien nécessaire — il m’indiqua les raisons pour lesquelles il ne voulait plus attendre, puis il me demanda ce que le ministère des Affaires étrangères devait faire, étant donné que le ministre était absent et se trouvait à Londres. Je lui déclarai qu’en ce qui concernait le point de vue formel, nous recevrions des protestations auxquelles il faudrait répondre. Par ailleurs, nous aurions à adresser des déclarations aux Puissances, etc., mais sans entamer de pourparlers officiels. Je lui dis, en outre, qu’il devait rappeler immédiatement son ministre des Affaires étrangères de Londres, mais Göring éleva des objections. Enfin, je fus prié de transmettre au secrétaire d’État du ministère des Affaires étrangères les informations que je venais de recevoir pour que ses services fussent informés. C’est dans la matinée du 12 mars que j’ai transmis les informations de Hitler en même temps que son explication sur l’évolution des événements au secrétaire d’État aux Affaires étrangères, qui était le remplaçant officiel de Ribbentrop. Göring a été chargé de l’intérim de Hitler pour la durée de l’absence de ce dernier. C’est le 12 mars que je me suis mis en rapport avec Göring pour lui indiquer que j’avais reçu une lettre de l’ambassadeur britannique contenant la protestation de la Grande-Bretagne contre l’occupation de l’Autriche ; le ministère des Affaires étrangères devait envoyer une note en réponse. Lorsque la rédaction de cette note fut prête, je fis part de son contenu à Göring par téléphone, qui, en sa qualité de représentant de Hitler, me pria de signer la réponse à sa place, étant donné que la lettre de l’ambassade britannique m’avait été adressée. C’est ce que Göring a déjà déclaré ici, au cours de sa déposition. Et c’est ce qui explique également l’utilisation dans cette lettre de la formule suivante : « Au nom du Gouvernement du Reich ».
Je priai ensuite Göring, à plusieurs reprises, de rappeler Ribbentrop de Londres et de le mettre au courant. La conversation téléphonique entre Göring et Ribbentrop, qui a déjà été mentionnée ici, prouve que Göring l’a fait. L’explication de la raison pour laquelle la note britannique m’avait été personnellement adressée m’a été fournie ici par la déclaration de Göring. Le 11 au soir, au cours d’une réunion, Göring avait dit à l’ambassadeur de Grande-Bretagne qu’il représentait Hitler pour la durée de son absence et que Hitler m’avait prié de me mettre à la disposition du ministère des Affaires étrangères en cas de besoin et de le conseiller en matière de politique extérieure. La note contenue dans le journal de Jodl, dont j’ai appris l’existence ici, est datée du 10 mars, ce qui est singulier, puisque à ce moment-là je n’avais rien fait encore. Cette note ne s’explique apparemment que par le fait que quelqu’un m’aura probablement vu le 11 mars à la Chancellerie du Reich. En tout cas, je n’ai pas exercé d’autres activités tandis que je remplaçais Ribbentrop.
Vous n’avez pas utilisé non plus de papier à lettre avec l’en-tête du ministère des Affaires étrangères ?
J’ai utilisé du papier à en-tête portant la mention « Conseil de Cabinet secret » ; l’utilisation de ce papier à en-tête avec ce titre légendaire qui ne correspondait à aucune réalité montre justement que je n’exerçais pas de fonction véritable au ministère des Affaires étrangères à ce moment-là. Sans quoi, j’eusse employé le papier du ministère des Affaires étrangères.
Vous aviez répondu à cette note de l’ambassadeur britannique du 12 mars, dans cette lettre qui vient d’être mentionnée ? Le Ministère Public vous reproche d’avoir donné dans cette lettre une fausse justification et une fausse description des événements qui ont précédé l’entrée en Autriche. Étant donné que je suppose que le Tribunal connaît les passages que le Ministère Public reproche à l’accusé, je crois qu’il n’est pas nécessaire que je les cite. Vous les connaissez également et je vous prie de nous expliquer votre attitude.
Le reproche selon lequel le contenu de cette réponse serait partiellement inexact est justifié, mais la raison en est que je n’avais pas d’autre source d’information que la communication de Hitler. C’est cette communication de Hitler qui est à la base du contenu de cette note. Cette communication de Hitler, je l’avais transmise au ministère des Affaires étrangères qui, lui non plus, n’avait aucune connaissance des choses, et c’est dans ces conditions que fut rédigé le projet de note.
Je voudrais ajouter encore que, pendant que j’exerçais la fonction de ministre des Affaires étrangères, il n’a jamais été question de projets relatifs à l’Anschluss de l’Autriche. D’ailleurs, Hitler n’a jamais eu de projet véritable en matière de politique extérieure. Il prenait des décisions soudaines, qui étaient, en peu de temps, mises à exécution, de telle sorte que même ses collaborateurs les plus intimes n’avaient connaissance de ses décisions que quelques jours avant leur réalisation.
L’expression d’Anschluss de l’Autriche, qui est utilisée ici, et qui est d’ailleurs utilisée en général, n’est pas identique avec ce qui a eu lieu plus tard, c’est-à-dire avec l’incorporation de l’Autriche, et c’est bien d’une incorporation de l’Autriche qu’il s’agit. Mais cette incorporation n’a été décidée par Hitler qu’au dernier moment, c’est-à-dire au moment même de l’entrée à Linz. Il y a une preuve supplémentaire du fait que le plan d’une entrée en Autriche par la force n’avait pas été conçu au préalable : quelques jours auparavant, Hitler avait envoyé son ministre des Affaires étrangères à Londres pour y régler quelques formalités diplomatiques.
A ce propos, j’attire l’attention du Tribunal sur un extrait de l’ouvrage de Henderson, que j’ai déjà mentionné, intitulé Faillite d’une mission. Cet extrait se trouve dans le quatrième volume de mon livre de documents et porte le numéro 129. Je prie le Tribunal de bien vouloir prendre acte de ce document. (Au témoin.) En pleine crise, le lendemain de l’entrée en Autriche, le 12 mars, vous avez fait une déclaration à l’ambassadeur de Tchécoslovaquie à Berlin sur l’effet qu’aurait notre attitude vis-à-vis de l’Autriche sur la Tchécoslovaquie. Après un rapport fourni par l’ambassadeur tchèque à Berlin, le Dr Mastny, vous auriez déclaré que le Gouvernement allemand n’avait l’intention d’entreprendre aucune mesure contre la Tchécoslovaquie et qu’il avait bien plutôt l’intention, pour l’avenir, de s’en tenir au traité d’arbitrage conclu avec la Tchécoslovaquie des vingt dernières années.
Voulez-vous, je vous prie, vous expliquer sur ce rapport que vous connaissez, qui est contenu dans mon livre de documents n° 5, sous le numéro 141 ?
Il est exact que, le 12 mars, j’ai fait devant M. Mastny les déclarations qu’il mentionne dans ce rapport ; mais l’origine de cette conversation et le cours qu’elle a suivi sont différents de la description qu’il en donne.
Le 12 mars, j’ai reçu chez moi un coup de téléphone de von Weizsäcker, qui était directeur au ministère. Il m’annonçait que l’ambassadeur tchèque Mastny était chez lui et désirait savoir s’il pourrait avoir un entretien avec moi au cours de la journée. J’ai prié M. Mastny de venir chez moi au cours de l’après-midi. M. Mastny m’a demandé si je croyais que Hitler entreprendrait dès lors, c’est-à-dire au cours de l’Anschluss de l’Autriche, des mesures dirigées également contre la Tchécoslovaquie. Je lui répondis qu’il pouvait être tranquille et que Hitler, la veille encore, répondant à mon objection que l’Anschluss autrichien amènerait l’inquiétude en Tchécoslovaquie, avait déclaré qu’il ne comptait rien entreprendre contre ce dernier pays. Mastny me demanda encore si l’Allemagne se considérait encore liée par le texte de l’accord de 1925, ce à quoi je répondis par l’affirmative, en toute conscience, étant donné la réponse que Hitler m’avait faite lui-même. Hitler avait encore ajouté qu’il croyait que les rapports avec la Tchécoslovaquie iraient en s’améliorant sensiblement, et que le règlement de la question autrichienne était une affaire domestique.
Il est dit dans le rapport de M. Mastny que j’aurais parlé au nom de Hitler. Ce n’est pas exact ; j’ai simplement attiré son attention sur l’entretien récent que j’avais eu avec Hitler. L’auteur prétend aussi que j’aurais parlé en ma qualité de président du Conseil de Cabinet secret. Ce n’est qu’une simple redondance employée par Mastny pour donner plus de poids à ses déclarations.
Or, le Ministère Public conclut à une certaine divergence entre vos déclarations et les plans que Hitler avait développés le 5 novembre 1937. Et il vous reproche, étant donné que vous connaissiez ces plans développés à ce moment-là, d’avoir été en quelque sorte de mauvaise foi, en faisant à M. le Dr Mastny une déclaration destinée à l’apaiser.
Cette conversation ne permettait de voir que d’une manière générale que Hitler avait des plans qui touchaient à la guerre, mais il n’a été nullement question d’un plan d’agression précis contre la Tchécoslovaquie. On avait simplement déclaré que, si une guerre devait éclater, la Tchécoslovaquie et l’Autriche seraient occupées dès l’abord peur dégager le flanc droit. Il était absolument douteux qu’une attaque pût avoir lieu contre la Tchécoslovaquie et qu’il y eût jamais une guerre à l’Est. En fait, d’ailleurs, les Sudètes qui, d’un point de vue stratégique, formaient la position-clef de la défense de l’État tchécoslovaque ont été cédés pacifiquement, conformément à un accord avec les’ Puissances de l’Ouest. Mais ce n’est qu’à la fin du mois de mai 1938, comme l’a dit le général Jodl, que les plans concrets d’une guerre contre la Tchécoslovaquie ont été confiés à l’État-Major général, en vue de leur examen. Ce n’est qu’ici que j’ai appris leur existence. D’ailleurs, lorsque Hitler m’a déclaré qu’il n’entreprendrait rien contre la Tchécoslovaquie, je me devais de croire que cela correspondait, en fait, à sa conception et que, par conséquent, le projet éventuel qu’il avait manifesté le o novembre n’était plus le sien à ce moment-là. Voilà ce que je sais, dans la mesure où il s’agit de la Tchécoslovaquie.
L’audience est levée.