CENT SOIXANTE-DEUXIÈME JOURNÉE.
Lundi 24 juin 1946.
Audience de l’après-midi.
Monsieur von Neurath, le Ministère Public mentionne un entretien du 28 mai 1938, auquel assistaient Hitler, Ribbentrop, Göring et les commandants en chef des différentes armes et prétend selon l’affidavit de M. Wiedemann, que vous y avez également pris part.
Je ne puis me souvenir ni de semblables pourparlers ni des déclarations faites par Hitler à cette occasion et mentionnées par Wiedemann. Au surplus, Keitel, Ribbentrop, Göring, Raeder et d’autres ne savaient rien de ces pourparlers. Peut-être les a-t-on confondus avec d’autres qui ont été rapportés par Schmundt et qui ont eu lieu du 22 au 28 avril 1938. Mais je n’y ai pas non plus pris part, je n’étais même pas à Berlin à ce moment-là.
Vous vous étiez retiré complètement dans la vie privée après votre démission ? Est-ce qu’en octobre 1938 vous avez pris une part active à la crise des Sudètes et préconisé un règlement pacifique à ce moment-là ?
Oui, après ma démission en février 1938 j’ai vécu dans ma propriété. Aux environs du 26 septembre j’ai reçu par téléphone un appel d’un de mes anciens collègues du ministère. Hitler, disait-il, avait ordonné à la Wehr-macht d’être prête à l’attaque jusqu’au 28 septembre. De toute évidence, il avait l’intention de régler la question des Sudètes par la violence. On me priait de venir à Berlin et de détourner Hitler des intentions qu’il nourrissait. La nuit même, je partis pour Berlin, m’informai d’abord aux Affaires étrangères dès mon arrivée sur l’ensemble de la situation et me fis annoncer chez Hitler. Je ne fus pas reçu. Malgré cela, je me rendis le 28 à la Chancellerie du Reich pour y rencontrer tout l’entourage de Hitler sur le pied de guerre. A ma question de savoir où était Hitler, on me répondit qu’il était dans sa chambre, mais qu’il ne voulait plus recevoir personne. Malgré cela, je m’approchai de la porte et entrai dans son cabinet. Quand il me vit, il me demanda d’une façon brusque : « Que venez-vous faire ici ? » Je lui répondis que je voulais attirer son attention sur les suites de sa décision. Je lui déclarai qu’il était en train de déclencher vraisemblablement une guerre européenne, peut-être même une guerre mondiale, s’il attaquait la Tchécoslovaquie au moment où l’on était en train de discuter le problème des Sudètes. Il était certain que les Tchèques se défendraient, que la lutte ne serait pas facile, surtout si les Tchèques appelaient la France, l’Angleterre et la Pologne à leur secours. Ce serait, lui dis-je, un crime d’une responsabilité écrasante de verser tant de sang, avant que toutes les possibilités d’un règlement pacifique soient épuisées. Je savais, lui dis-je, que M. Chamberlain était prêt à revenir encore une fois en Allemagne et qu’en outre il serait prêt à inciter les Tchèques à renoncer au pays des Sudètes si l’on pouvait ainsi empêcher la guerre.
Comment saviez-vous que M. Chamberlain était prêt à revenir ?
Parce que j’avais rencontré dans la rue l’ambassadeur de Grande-Bretagne.
Continuez.
Hitler ne voulait pas entendre parler d’une telle conférence. Pendant notre conversation, Göring survint et me soutint dans mes efforts pour amener Hitler à accepter cette conférence. Enfin Hitler consentit au cas où je pourrais obtenir que Chamberlain, Daladier et Mussolini seraient à Berlin le lendemain. Comme c’était impossible pour Mussolini, je proposai Munich comme siège des négociations et me mis en rapport avec les ambassadeurs de Grande-Bretagne et de France qui, tous les deux, étaient en route pour se rendre auprès de Hitler. Hitler lui-même téléphona directement à Mussolini et à six heures, les réponses acceptant l’entrevue étaient arrivées.
Je voudrais prier le Tribunal, à ce propos, de bien vouloir prendre acte d’un extrait de mon document 20, livre de documents 1, page 72 (b). C’est l’ouvrage de l’ambassadeur Henderson qui a souvent été cité ici : Faillite d’une mission.
Avez-vous personnellement pris part à la conférence de Munich qui se réunit immédiatement ?
Oui, comme j’étais inquiet de l’effet de l’humeur particulièrement irritée de Hitler sur le cours de cette conférence, je lui dis que je considérais comme opportun de me rendre également à Munich, étant donné que je connaissais personnellement les représentants étrangers et que je pourrais utilement servir en cette circonstance de trait d’union. Il accepta et Göring m’invita à y aller dans son train spécial. Au cours de cette longue conférence, j’eus l’occasion de m’entretenir à plusieurs reprises avec les trois personnalités et avec Hitler, en m’efforçant d’atténuer certaines divergences.
M. Chamberlain me pria à la fin de cette conférence de lui ménager le lendemain un entretien en tête-à-tête avec le Führer, sans Ribbentrop, car il avait encore une proposition à formuler. Le Führer commença par refuser. Je le convainquis néanmoins et il accepta. Au cours de cet entretien, on réussit à négocier un accord consultatif entre la Grande-Bretagne et, l’Allemagne auquel la France s’associa par la suite. Chamberlain, (j’habitais dans le même hôtel que lui) me montra avec grande satisfaction la teneur de cet accord après la conférence. Je me réjouissais également beaucoup de cette conclusion, car j’espérais que les rapports anglo-allemands, qui avaient beaucoup souffert à la suite des rencontres de Godesberg et de Berchtesgaden, allaient se poursuivre sur une voie plus normale et ouvrir la voie à d’autres conversations. Comme il l’avait déjà fait à l’été 1937, Chamberlain m’invita à aller en Angleterre, mais je lui répondis que je ne pensais pas que Hitler, qui m’avait interdit de me rendre en Angleterre au cours de l’été 1937, y consentirait alors, d’autant plus que je n’étais plus ministre des Affaires étrangères. L’ambassadeur de Grande-Bretagne réitéra cette invitation en janvier 1938, mais force me fut de lui dire que je n’avais pu obtenir le consentement de Hitler.
Monsieur le Président, à ce propos, je voudrais produire le document 21 de mon livre de documents ; il s’agit d’une lettre de l’ancien ambassadeur de France, François-Poncet, du 18 octobre 1938, c’est-à-dire quelques semaines après la conférence de Munich. Je voudrais ne citer que deux phrases de cette lettre :
« De nous deux, c’est moi qui ait contracté la plus grande dette de reconnaissance. J’ai toujours trouvé auprès de vous, même dans les moments les plus délicats, l’accueil le plus courtois, le plus indulgent, le plus confiant. Vous m’avez rendu facile une tâche difficile. Je n’oublierai jamais ce que je vous dois. »
Monsieur le Président, je me permets également de produire une lettre qui m’est parvenue il y a peu de jours seulement, de l’ambassadeur François-Poncet, et que j’ai déjà mentionnée dans la même requête au début de mon interrogatoire. J’avais demandé de citer l’ambassadeur de France comme témoin. En réponse à ma demande, une lettre de M. l’ambassadeur, datée du 7 juin, est parvenue au Ministère Public français dont une copie m’a été remise la semaine dernière, je crois, que c’était jeudi ou vendredi, par le Secrétariat général. Je voudrais prier le Tribunal de bien vouloir prendre acte de cette lettre de l’ambassadeur de France, bien qu’elle ne soit pas conçue sous la forme d’une déclaration sous serment. Il s’agit d’une lettre privée adressée au Ministère Public français et je prie le Tribunal de l’estimer à sa juste valeur comme s’il s’agissait d’un affidavit en bonne et due forme. L’original de cette lettre se trouve entre les mains du Ministère Public français qui a bien voulu, à ma demande, promettre d’en produire l’original si le Tribunal le jugeait utile. Je me permets, par conséquent, de remettre au Tribunal une copie de cette lettre certifiée conforme par le Secrétariat général.
Le document original devrait être déposé maintenant, ou dès que ce sera possible.
Le représentant du Ministère Public français m’a dit avant-hier, au moment où je lui en ai parlé, qu’il ne l’avait pas encore à sa disposition. Je ne sais pas où il se trouve. C’est pourquoi je demandais qu’il soit ultérieurement produit, sinon je l’aurais fait moi-même.
Bien. Il faudra le déposer aussitôt que possible. Vous voulez le déposer comme moyen de preuve, n’est-ce pas ?
Parfaitement.
Quel numéro lui donnez-vous ?
162, Monsieur le Président.
Je suppose qu’il n’y a pas d’objections ?
Aucune objection, Monsieur le Président.
Il est dit dans cette lettre, si vous me permettez d’en citer brièvement un passage...
Vous lui avez donné un numéro, n’est-ce pas ?
N° 162.
Bien, continuez !
« M. von Neurath n’a jamais aiguisé les différends mais, bien au contraire, s’est efforcé d’aboutir à des solutions pacifiques et conciliatrices. Il s’est efforcé de faciliter la tâche des représentants étrangers dans la capitale allemande et moi parmi eux. Il mérite notre gratitude. Je ne doute pas qu’il a souvent attiré l’attention du chancelier Hitler sur les dangers auxquels l’Allemagne était exposée, de par les excès de son Gouvernement et qu’il lui a fait entendre la voix de la prudence et de la modération. »
J’en viens maintenant à un autre domaine. (Au témoin.) Des documents ’produits par le Ministère Public, il résulte que pendant le temps où vous avez été en fonctions au ministère des Affaires étrangères, un représentant de votre ministère prenait part aux séances du comité de Défense du Reich et qu’après le vote de la loi sur la Défense du Reich de 1938, vous avez vous-même, en qualité de président du Conseil de cabinet secret, été membre de ce cabinet de Défense du Reich. Voulez-vous me parler de cette question ?
Je n’ai moi-même, ni comme ministre des Affaires étrangères du Reich, ni comme président du Conseil de cabinet secret, été membre du conseil de la Défense du Reich, ni pris part à quelque séance ou conférence que ce fût.
Comme on l’a déjà dit ici, tous les ministères, et cela depuis l’époque qui précède 1933, avaient ce que l’on a appelé des spécialistes de la défense du Reich qui avaient à traiter des questions spécifiquement interministérielles qui pouvaient résulter d’une mobilisation éventuelle en vue d’une guerre défensive.
Comme le Dr Schacht l’a déjà dit, le conseil de la Défense du Reich en 1935 n’était pas autre chose que la législation d’un service qui existait déjà avant 1933.
Est-ce que vous avez vu, d’une façon générale, dans l’existence d’un tel comité au conseil de la Défense du Reich, des signes de préparation d’une guerre d’agression ?
Non, en aucune façon. Cela résulte d’ailleurs du simple titre : il s’agit de la préparation de la défense du Reich contre une attaque et non de la préparation en vue d’une attaque. Au reste, je sais qu’en France aussi bien qu’en Grande-Bretagne de telles institutions existaient depuis longtemps.
Monsieur le Président, à ce propos, je voudrais me référer au document 78 de mon livre de documents. On le trouvera à la page 213. Il s’agit d’un extrait d’une déclaration du ministre de la guerre français, Pétain, du 6 juin 1934, devant la commission de l’Armée de la Chambre française, dans laquelle est évoquée la nécessité d’un conseil ou d’un comité de défense en France.
Attendez un instant. Le Tribunal ne pense pas que le fait que les autres pays eussent de tels organismes, soit en quoi que ce soit pertinent.
Le Ministère Public prétend que vous avez reçu plus de distinctions de Hitler qu’un authentique chef nazi, et il veut en déduire que vous avez été particulièrement proche de Hitler. Quelle est votre attitude à cet égard ?
C’est une assertion un peu étrange. Il est clair que Hitler ne pouvait s’abstenir de m’accorder des titres honorifiques et des distinctions, à moi qui étais le doyen des ministres et qui avais servi l’État pendant plus de quarante ans. Mais ces distinctions sont restées dans le cadre de ce qui était normal pour les détenteurs des postes importants de l’État.
Je voudrais maintenant vous donner la liste des distinctions que le Ministère Public vous attribue et vous reproche éventuellement. Vous étiez décoré de l’ordre de l’Aigle allemand et de la croix des mérites de Guerre de première classe.
Oui. L’ordre de l’Aigle allemand avait été créé en 1937 et devait être accordé exclusivement à des étrangers. Aux yeux de l’étranger, cette décoration n’aurait pas eu une grande valeur et aurait été considérée comme une espèce de décoration exceptionnelle, comme un ordre colonial par exemple, si aucun Allemand ne l’avait portée. C’est pourquoi Hitler, au moment même de la création de l’ordre, m’en a conféré la Grand-Croix, en ma qualité de ministre des Affaires étrangères, pour en souligner la valeur.
Docteur von Lüdinghausen, n’est-il pas suffisant que l’accusé nous dise simplement qu’il avait ces décorations ? Nous n’avons pas besoin d’entrer dans les détails de chaque décoration particulière. Cela nous mène un peu trop loin.
Si je l’ai mentionné, Monsieur le Président, c’est simplement parce que le Ministère Public en fait une affaire spéciale. (Au témoin.) Il vous reproche, en outre, d’avoir, au cours de cette fameuse séance de cabinet du 30 janvier 1937, reçu l’insigne d’or du Parti, et d’être devenu, de ce fait, membre du parti national-socialiste ? Qu’en est-il en réalité ?
Je crois que le Dr Schacht et M. Raeder ont parlé ici de façon suffisante des circonstances de cette attribution. Je n’étais pas membre d’un parti quelconque. Entre 1933 et 1937, j’avais reçu plusieurs propositions pour entrer dans le Parti, mais je les ai déclinées. Ma position vis-à-vis du Parti était généralement connue et c’est précisément pour cela qu’on m’attaquait toujours dans les milieux du Parti. Quant aux raisons pour lesquelles cet insigne d’or du Parti me fut décerné le 30 janvier 1937 ainsi qu’à divers autres membres du cabinet et même à des généraux qui n’avaient pas le droit de devenir membres du Parti, je crois qu’on en a suffisamment parlé et que je n’ai pas besoin d’en dire davantage ici.
C’est alors que, d’une façon surprenante, Hitler vous a nommé Gruppenführer d’honneur des SS.
Oui, mais ce fut une surprise complète pour moi. En septembre 1937, Mussolini avait annoncé sa visite en Allemagne et les derniers jours avant cette visite j’étais absent de Berlin. Quand je suis rentré le matin, j’ai trouvé mon tailleur qui était dans mon vestibule avec un uniforme de Gruppenführer SS. Je lui demandai ce que cela signifiait et il me dit qu’il avait reçu l’ordre de la Chancellerie du Reich de me faire un uniforme immédiatement. Je me rendis alors auprès de Hitler pour lui demander ce qu’il en était, et il me répondit, qu’il désirait que tous les gens qui seraient présents à la réception de Mussolini parussent en uniforme. Je lui dis que cela ne m’était pas agréable, qu’en aucun cas je ne me considérais comme le subordonné de M. Himmler et que je ne voulais rien avoir à faire avec les SS. Hitler m’assura solennellement que cela ne me serait pas demandé et que je n’avais aucune espèce d’engagement à prendre. Effectivement, cela ne s’est pas produit dans la suite. Au reste, je n’avais aucun droit au commandement et ma nomination ultérieure au titre d’Obergruppenführer a dû se faire dans le cadre d’une promotion générale et sans raison particulière.
Est-ce que vous avez jamais porté cet uniforme ?
Deux fois seulement si mes souvenirs sont exacts. Une fois lors de la réception de Mussolini et l’autre fois en 1938 quand je fus envoyé aux obsèques de Kemal Pacha, à Ankara. Au cours des cérémonies officielles, je portais toujours l’uniforme de haut fonctionnaire, sans aucune distinction, qui avait été créé entre temps.
A l’occasion de votre soixante-dixième anniversaire, le 2 février 1943, vous avez reçu de différents côtés des félicitations et d’autres témoignages de déférence pour votre personne, en raison de votre activité. Dans le nombre, se trouvait également une lettre de félicitations de Hitler et un chèque de 250.000 Mark. Voudriez-vous nous dire ce qu’il en était de cette dotation, si je puis la qualifier ainsi ?
Le représentant du Ministère Public américain a récemment évoqué cette dotation, mais on a oublié de dire que je l’ai refusée. Les événements se sont déroulés ainsi : à l’occasion de mon soixante-dixième anniversaire, un représentant de Hitler vint me voir, le matin, et m’apporta une lettre de félicitations de Hitler accompagnée d’un tableau à l’huile d’un peintre allemand représentant un paysage d’Italie. La lettre de Hitler contenait un chèque de 250.000 Mark. J’ai été désagréablement surpris et j’ai dit aussitôt au délégué du Führer que je considérais cette prétendue dotation comme une offense et que je n’étais pas un laquais à qui on donnait un pourboire. Je lui ai demandé de reprendre ce chèque, mais il m’a déclaré qu’il n’était pas habilité à cela. Le lendemain matin, je me suis rendu auprès du ministre des Finances afin de lui faire verser ce chèque dans les caisses du Reich. Il déclara que, pour des raisons de forme, étant donné qu’il s’agissait là d’un ordre précis et exceptionnel de Hitler, il lui était impossible de le reprendre. Sur son conseil, j’ai remis le chèque à la Société de crédit du Reich (Reichskreditgeselischaft) sur un compte spécial et j’ai informé par lettre de ma décision le service du ministère des Finances compétent. Je n’ai jamais touché un centime de cette dotation. Quant au tableau dont la valeur n’était pas particulièrement grande, je ne l’ai pas refusé parce qu’il était absolument dans le cadre d’un cadeau normal d’anniversaire et que son renvoi aurait pu être considéré comme une offense volontaire de ma part.
Monsieur le Président, je vous prie de m’autoriser à produire à ce propos deux lettres de la Reichskreditgesellsehaft qui m’ont été adressées samedi sur ma demande ; elles contiennent la confirmation que cette somme de 250.000 Mark se trouve toujours, aujourd’hui encore, dans son montant total, avec les intérêts, au compte indiqué par l’accusé. C’est la preuve qu’effectivement M. von Neurath n’a pas touché un centime ou n’a rien soustrait ou utilisé à son profit de cette prétendue dotation.
Quel est le numéro que vous leur donnez je vous prie ?
N° 160 et 161. Monsieur le Président, je n’ai pu faire préparer qu’une traduction anglaise de mon document, les traductions française et russe parviendront ces prochains jours aux représentants des Ministères Publics français et russe ; comme je l’ai dit, je n’ai reçu ces lettres que samedi après-midi. (Au témoin.) Le Ministère Public vous reproche, en outre, d’avoir, dans les milieux conservateurs d’Allemagne, joué le rôle d’une sorte de membre de la Cinquième colonne pour les inciter à aller au devant des désirs du national-socialisme et à les partager. Votre présence au sein du Gouvernement les amenaient à vous considérer comme un exemple. Voulez-vous vous expliquer à ce sujet ?
Cette assertion est une sottise, parce qu’on savait dans toute l’Allemagne et même à l’étranger que je n’étais pas national-socialiste, mais bien plutôt que je combattais les excès nationaux-socialistes contre l’Église et les Juifs et toute politique susceptible de mettre la paix en danger. Cela s’est clairement manifesté au moment de ma démission en février 1938. Si la consternation générale ne s’est pas, à l’époque, exprimée publiquement dans la presse allemande, c’est qu’aucune presse n’avait à sa disposition de pareilles formules. Il est donc insensé de dire que ces cercles conservateurs aient pu admettre, comme le dit le Ministère Public, que j’étais de tout cœur avec les nazis. A l’étranger, on le savait fort bien et on voyait précisément en moi le frein de la politique nationale-socialiste. Les diplomates de Berlin savaient mieux que quiconque que je n’étais pas considéré comme un adhérent aveugle de la théorie nationale-socialiste, comme le prétend le Ministère Public, puisqu’ils ont pu observer de très près mes luttes incessantes avec le Parti.
A ce propos, je me permets de produire un extrait de la publication Archiv de 1937 et un extrait d’un article publié dans le Pester Lloyd, si je ne me trompe, avec une allocution prononcée à l’adresse de M. von Neurath, le doyen du corps diplomatique de Berlin, à l’occasion de son soixante-cinquième anniversaire, le 2 février 1938. Ces deux documents figurent dans mon livre de documents n° 4, sous le numéro 127, et dans mon livre de documents n° 1, sous le numéro 18.
J’en ai ainsi terminé avec l’activité de M. von Neurath en matière de politique étrangère.
J’en arrive au deuxième point de l’accusation, c’est-à-dire votre activité en qualité de Protecteur du Reich en Bohême et Moravie.
Après que la crise des Sudètes eût été surmontée, vous vous êtes entièrement retiré de la vie publique allemande. Est-ce exact ?
Oui. Je n’étais plus que très rarement à Berlin et j’étais la plupart du temps dans ma propriété en Wurtemberg où en montagne.
En septembre 1939, étiez-vous à Berlin et y avez-vous eu une connaissance quelconque de plans de Hitler en vue d’une attaque de la Tchécoslovaquie ?
Vous voulez dire en hiver 1939 ?
Oui, à la fin de l’hiver.
Non, je m’étais complètement retiré. Les divergences entre la Tchécoslovaquie et nous . . .
En septembre 1939 ?
C’est un lapsus de ma part, Monsieur le Président ; c’était en hiver.
De l’année 1938 ?
1939.
1938-1939.
Les divergences entre la Tchécoslovaquie et nous et la condition faite par les Tchèques aux Allemands des Sudètes par les Tchèques s’étaient trouvées réglées par la cession du pays des Sudètes. La voie était aplanie pour une collaboration amicale. L’un des foyers dangereux pour la paix de l’Europe était écarté.
On en vint alors à la discussion fameuse entre Hitler et Hacha, Président de la République tchécoslovaque, dans la nuit du 14 au 15 mars 1939, à Berlin. Cette entrevue a déjà été évoquée ici, et je ne crois pas avoir besoin d’insister là-dessus. En tout cas, vous la connaissez. Je voudrais vous demander si vous avez eu connaissance des événements, tels qu’ils ont été décrits dans le document PS-2798.
Non. Je ne les connaissais pas et je n’appris que bien plus tard ce qui s’était passé. Quant aux notes de M. Hewel, je n’en ai eu connaissance qu’ici, mais après avoir appris ces événements, je les ai condamnés le plus violemment du monde. Et je n’aurais certainement pas accepté le poste de Protecteur du Reich si j’avais eu connaissance, à cette époque, des incidents qui s’étaient produits. Je fus absolument surpris par les événements de mars 1939 car je ne recevais plus d’informations de politique étrangère, comme je l’ai déjà dit et je devais me borner aux nouvelles données par la presse et la radio. Je considérais, après l’accord de Munich, que les préparatifs d’une attaque contre la Tchécoslovaquie en 1938 étaient enterrés. Quant à la visite de Hacha à Berlin, je l’ai apprise, comme tout Allemand, le lendemain, par la radio et par la presse. La déclaration officielle sur la prise de protection du reste de la Tchécoslovaquie ne me paraissait pas invraisemblable étant donné que la Slovaquie s’était déclarée indépendante et que j’avais appris que le ministre des Affaires étrangères tchèque, M. Chvaikovsky, avait, au cours de l’hiver 1938-1939, déclaré à Berlin que la Tchécoslovaquie allait transformer totalement la politique qu’elle avait pratiquée jusque là et qu’elle devait chercher d’urgence un rapprochement étroit avec l’Allemagne. Au reste, j’étais très préoccupé de savoir comment les Puissances signataires de Munich allaient réagir en face de ce changement de situation qui allait à Rencontre des décisions qui y avaient été prises.
Ma première question à Hitler, lorsque, à sa prière je me rendis à Vienne, fut de lui demander si la France et la Grande-Bretagne avaient au préalable été instruites des faits nouveaux et si elles avaient donné leur accord. Quand il me dit qu’il n’en était rien et que c’était absolument superflu, puisque le Gouvernement tchécoslovaque avait demandé lui-même que l’Allemagne le prit sous sa protection, je constatai immédiatement combien la situation était dangereuse et le dis à Hitler. Je continuai cependant à croire, à l’époque, que le Gouvernement tchèque avait effectivement pris sa décision en toute liberté. Quand Hitler me demanda d’assumer les fonctions de Protecteur du Reich, j’en fus d’autant plus surpris que j’avais appris qu’en septembre 1938, mon intervention spontanée, qui avait abouti à la conférence de Munich, lui avait profondément déplu. J’avais des scrupules à accepter ces fonctions ; je les manifestai également à Hitler. Je voyais clairement qu’une invasion de la Tchécoslovaquie serait pour le moins de nature à ébranler violemment les Puissances signataires de Munich, même si Hacha avait, en toute liberté, sans contrainte, demandé à l’Allemagne d’assurer la protection de la Tchécoslovaquie. Je voyais également que toute aggravation de la situation, par exemple les mauvais traitements infligés aux Tchèques, signifierait un danger direct de guerre. La patience de la Grande-Bretagne et de la France ne pouvait pas n’être pas épuisée. Cela aussi, je l’ai fait observer à Hitler, mais il me répondit que c’était précisément la raison pour laquelle’ il me priait d’accepter ce poste, afin de montrer qu’il n’avait pas l’intention de mener une politique hostile aux Tchèques. A l’étranger, on savait d’une façon générale que j’étais un homme tranquille et modéré. Il avait l’intention, me disait-il, de m’octroyer les pleins pouvoirs, de façon que je pusse m’opposer à tous les excès et spécialement à ceux des Allemands des Sudètes.
Comme j’hésitais malgré tout, et prétendais que je ne connaissais pas les conditions qui régnaient en Tchécoslovaquie et n’étais pas un administrateur, il me dit que je n’avais qu’à essayer et qu’après tout, on pourrait toujours changer par la suite. Il m’adjoignit deux collaborateurs expérimentés qui connaissaient la situation qui régnait là-bas. Je ne me suis pas rendu compte à l’époque que le fait que la Police et les SS n’étaient pas sous mes ordres m’enlevait toute possibilité d’empêcher les actes de violence de Himmler et de ses organismes.
Je voudrais cependant insister sur le fait qu’une grande responsabilité dans la suite des événements incombe aux Puissances étrangères, spécialement aux Puissances signataires de Munich. Je m’étais attendu à ce qu’elles rappelassent au moins leurs ambassadeurs au lieu d’envoyer des protestations écrites. La tension se fût peut-être encore accrue, mais le peuple allemand aurait reconnu la gravité de la situation, Hitler aurait évité d’autres actes agressifs et la guerre aurait pu être évitée.
Le Ministère Public vous reproche d’avoir accepté ce nouveau poste, afin que, abusé par votre réputation personnelle de diplomate, le monde s’imagine que les Tchèques seraient traités humainement, alors qu’en réalité c’est le contraire qui s’est produit. Voulez-vous vous expliquer sur ce point ?
C’est absolument faux… A ce moment-là, Hitler me disait que je devais essayer de faire comprendre le nouvel état de choses aux Tchèques et d’empêcher la population allemande de commettre des abus justifiés par les années de lutte des nationalités et les méthodes violentes d’oppression.
Quelles assurances Hitler vous a-t-il données ?
-Il m’a assuré qu’il soutiendrait toujours et de toutes manières mon activité qui devait s’exercer dans le sens d’un équilibre opportun des oppositions nationales et de l’obtention des Tchèques à notre cause par une politique équitable et modérée. Il me dit notamment qu’il protégerait mon administration contre tous les excès du radicalisme politique des SS et de la Police ainsi que des Allemands des Sudètes, dangers sur lesquels j’avais particulièrement attiré son attention.
Étiez-vous convaincu à ce moment-là que Hitler était honnête et franc dans ses assurances de traiter les Tchèques humainement ?
Oui, j’avais absolument cette impression.
Vous imaginiez, par conséquent, que ces assurances qu’il vous avait faites seraient tenues ?
Oui.
Saviez-vous déjà quelque chose de plans ou même simplement d’intentions en vue d’une germanisation forcée des Tchèques ?
Non, cela m’était absolument inconnu. D’ailleurs, je l’aurais considéré comme une telle sottise que je n’aurais imaginé qu’en pût en arriver à une pareille idée.
Aujourd’hui encore, -croyez-vous que les assurances que vous donnait Hitler et les intentions qu’il formulait à votre égard étaient honnêtes et sincères et que c’est seulement les événements ultérieurs qui les ont rendues pratiquement illusoires ?
Oui, ces assurances étaient certainement sincères alors.
A ce propos, je me réfère à un document figurant dans mon livre de documents n° 5, sous le numéro 142 ; c’est un extrait du livre de Henderson : Faillite d’une mission. Je prie le Tribunal de bien vouloir en prendre acte.
Le Ministère Public vous reproche d’avoir conclu à cette époque, en mars 1939, le traité germano-slovaque sur l’indépendance de la Slovaquie. Avez-vous participé à l’élaboration de ce traité et à la déclaration de l’autonomie de la Slovaquie ?
Non. Je n’ai été informé de l’autonomie de la Slovaquie et de tous les événements précédents qu’au moment où elle a été proclamée.
Quels étaient les grands traits du programme de votre administration à Prague ?
Il était clair à mes yeux qu’une réconciliation du peuple tchécoslovaque avec les conditions nouvelles ne pouvait se produire que peu à peu, en ménageant les sentiments nationaux, sans prendre de mesures radicales. Dans des circonstances plus favorables, c’eût nécessité plusieurs générations. J’ai essayé par conséquent de créer un équilibre provisoire pour atténuer peu à peu la politique jusque là hostile.
A ce propos, je me permets de me référer au document n° 143 de mon livre de documents n° 5. C’est la reproduction d’un article de M. von Neurath sur les buts de son administration à Prague publié dans la Revue européenne, à la fin de mars 1939. Je prie le Tribunal de bien vouloir en prendre acte. Il en ressort très clairement les intentions et les tendances de M. von Neurath au moment où il est entré en fonctions. (Au témoin.) Quelles étaient les conditions que vous avez trouvées en avril à Prague au moment de votre entrée en fonctions ?
D’une façon générale, en 1938, les Tchèques étaient déçus par l’attitude de leurs anciens Alliés. Ils semblaient, pour une grande partie, prêts à collaborer loyalement avec nous. Mais l’influence des cercles hostiles aux Tchèques et des Allemands des Sudètes, soutenus par Himmler et par les SS, était importante. Cette influence était incarnée en la personne même du chef des Allemands des Sudètes, Karl Hermann Frank, qui, à l’instigation de Himmler, me fut adjoint en qualité de secrétaire d’État. Dès le début, j’eus avec lui les plus grandes difficultés, car il pratiquait vis-à-vis des Tchèques une politique radicale d’opposition. Les services du Protecteur du Reich lui-même étaient en cours de constitution. Le chef de l’administration était un fonctionnaire plein d’expérience ; c’était le sous-secrétaire d’État von Burgsdorff, qui a été entendu ici comme témoin. Sous ses ordres, se trouvaient les divers services techniques qui avaient directement été mis sur pied par les ministères à Berlin. En ce qui concerne l’administration du pays, un certain nombre de conseillers d’État allemands furent chargés d’une mission de surveillance et affectés dans les arrondissements tchèques. Ils étaient détachés par le ministère de l’Intérieur du Reich.
Mais de qui dépendait la Police ?
La Police était absolument indépendante de mon administration ; elle était directement subordonnée au Reichsführer SS et chef de la Police allemande, c’est-à-dire à Himmler, qui nomma mon sous-secrétaire d’État Frank chef supérieur des SS et de la Police ; celui-ci cumulait ainsi deux postes. Frank avait à son tour sous ses ordres le chef de la Police de sécurité. Toutes les mesures de police étaient prises par Frank ou directement par Himmler et le service principal de la sécurité du Reich, sans que j’en fusse instruit au préalable ou que l’on me demandât mon accord. Ce fut la source de la plus grande partie des difficultés contre lesquelles je dus constamment lutter pendant mon séjour à Prague.
Dans le rapport tchécoslovaque, document URSS-60, produit par le Ministère Public, qui traite de la situation de la Police, les choses sont présentées d’une façon un peu différente. Vous en tenez-vous aux explications que vous venez de donner ?
Oui, absolument.
Par conséquent, les choses se présentaient de la façon suivante : vous appreniez après coup l’exécution des mesures de police, mais on ne vous demandait jamais votre accord au préalable ?
Oui, et on ne m’en informait pas toujours par la suite. J’apprenais par le Gouvernement tchèque ou par des personnes privées certains incidents dont la Police ne m’avait pas informé. Il fallait que je me renseigne auprès de Frank.
A ce propos, Monsieur le Président, je me réfère à l’ordonnance du 1er septembre 1939 à laquelle je donne le numéro 149, et qui figure dans mon livre de documents n° 5. Je voudrais insister particulièrement sur le fait que cette ordonnance se compose de deux parties absolument séparées l’une de l’autre. D’abord, la partie 1, qui concerne l’édification de l’administration sous la direction du Protecteur du Reich ; ensuite la deuxième partie, absolument séparée, qui concerne la mise sur pied de la Police de sécurité directement subordonnée au Reichsführer SS et chef de la Police allemande. La forme de cette disposition, cette séparation intentionnelle de deux branches distinctes de l’administration, prouvent que la Police et la puissance policière n’étaient subordonnées qu’à Himmler, ou aux services de Berlin, et expriment clairement que le Protecteur du Reich ne pouvait exercer aucune influence sur elles. C’est là précisément que réside la tragédie de l’activité de M. von Neurath en sa qualité de Protecteur du Reich ; car, involontairement, on lui fait grief de choses pour lesquelles il n’a jamais effectivement assumé ou pu assumer de responsabilités. Le Ministère Public insiste particulièrement sur le paragraphe 13 de cette ordonnance où il est question de mesures administratives d’après lesquelles le Protecteur du Reich et le Reichsführer SS, en accord avec lui, « doivent veiller au maintien de l’ordre et de la sécurité publics dans le Protectorat en prenant les mesures administratives nécessaires, même si elles dépassent les limites fixées ». De quoi s’agissait-il ?
J’ignore ce qu’il faut entendre ici par « mesures administratives ». Il me semble qu’il s’agit d’un pouvoir extrêmement général qui doit probablement se rapporter à une décision relative à des prescriptions générales. En tout cas, la prescription en question n’a jamais été appliquée, tant par le Reichsführer SS que par moi, au cours de mon séjour à Prague. Toutes les arrestations ont été effectuées sans que je sois. jamais informé au préalable, en vertu du paragraphe 2 de cette ordonnance que l’on vient de citer, car la Police du Protectorat ne m’était subordonnée en aucune façon.
Hitler ne vous a-t-il pas donné l’assurance à Vienne que vous auriez tout pouvoir d’exécution dans le Protectorat, donc également le commandement de la Police ?
Non, je l’ai déjà dit.
Avez-vous essayé de modifier cet état de choses et d’obtenir de Hitler tout au moins une influence sur la Police ou même la subordination de la Police à vos ordres ?
Non, chaque fois que la Police outrepassait ses droits et se livrait à des excès, j’en rendais compte à Hitler qui me répondait en général qu’il allait examiner la question. Jamais rien n’a changé. L’influence de Himmler qui, dans le Reich tout entier, considérait la Police comme son domaine personnel, était trop importante.
Le rapport tchécoslovaque, qui constitue la base de l’accusation, vous rend responsable jusqu’au mois de septembre 1944, en dehors du chef de la Police, des actes terroristes de la Gestapo, en votre qualité de Protecteur du Reich. Vous reconnaissez-vous responsable dans une mesure quelconque de cet état de choses ?
Non, je dois repousser fermement cette accusation. J’ai déjà expliqué les conditions du moment ; je n’avais aucune influence sur les événements.
A ce propos, je voudrais citer quelques phrases du document 153 de mon livre de documents n° 5. Il s’agit d’un procès-verbal de l’audition de l’ancien secrétaire d’État Frank par la Délégation tchécoslovaque, le 30 mai 1945. Dans ce procès-verbal il est dit, et ce sont les déclarations de Frank :
« Ni le Protecteur du Reich ni moi-même n’étions responsables de l’activité de la Police. La plus haute responsabilité incombait à Heinrich Himmler, en sa qualité de chef de la Police allemande. La Gestapo recevait directement ses instructions de Berlin, soit de Hitler lui-même, soit de l’Office central de la sécurité du Reich. »
Pouviez-vous donc, par votre présence à Prague, faire quelque chose pour limiter les pires violences de la Police, c’est-à-dire en fait, de la Gestapo, ou tout au moins pour en atténuer ultérieurement les rigueurs ? Voulez-vous nous dire quelles furent votre attitude et vos tentatives pour essayer d’influencer Frank dans ce domaine ?
Le président Hacha, le Gouvernement tchèque et des personnes privées s’adressaient constamment à moi. Mon bureau consacrait la majeure partie de son activité à régler ces cas. Je me faisais présenter chaque requête et, dans tous les cas où mon intervention pouvait être efficace, je demandais à Frank ou au chef de la Police de sûreté de me faire un rapport en essayant d’influer sur leur décision en faveur d’une mise en liberté des gens qui avaient été arrêtés. La lutte que j’ai menée contre Frank et la Police a été terrible. Dans de nombreux cas, c’est moi qui ai remporté la victoire. Au cours du temps, des centaines de détenus ont été libérés sur mon intervention. Et j’ai obtenu, en outre, de nombreuses atténuations de leur régime touchant à des améliorations dans le trafic postal, les envois de colis et autres.
N’avez-vous pas également empêché que les familles des ministres tchèques Necas et Feierabend, qui avaient fui à l’étranger, ne soient arrêtées ou victimes de mesures de représailles ?
Oui, c’est exact. Frank avait ordonné d’arrêter les familles de ces deux ministres ; mais dès que je l’ai appris, j’ai réussi à le faire renoncer à ce projet.
Monsieur le Président, puis-je me permettre de vous suggérer de suspendre l’audience maintenant car nous sommes arrivés à la fin d’un chapitre et j’en arrive à des questions de détail.
J’aimerais tout d’abord maintenant passer à certaines mesures prises par la Police et dont le Ministère Public vous rend plus ou moins responsable. Au cours de l’été 1939, a-t-on déjà procédé à de nombreuses arrestations dans les familles se trouvant en Tchécoslovaquie ?
Non, l’activité de l’été 1939 a été très faible et j’avais espéré que les mesures prises par la Police pourraient être de plus en plus limitées.
L’accusation tchèque a joint au document URSS-60 une annexe 6 qui est une proclamation que vous avez adressée, en votre qualité de Protecteur de Bohême et de Moravie, en août 1939, c’est-à-dire à la veille de la guerre, pour avertir la population du Protectorat contre tout acte de sabotage. Je vous fais remettre cette proclamation et vous prie de vous expliquer à son sujet. (Le document est remis à l’accusé.)
Cet appendice est l’annexe n° 1 du document URSS-60, déposé sous le numéro L’RSS-490. La proclamation que je viens de présenter à l’accusé est ainsi libellée, si le Tribunal me permet d’en lire le passage le plus important :
« 1. Tout acte de sabotage contre les intérêts du Reich allemand, contre l’administration allemande du Protectorat et contre l’Armée allemande, sera poursuivi avec la plus grande rigueur et puni des sanctions les plus sévères.
2. Seront considérées comme actes de sabotage, au sens de l’alinéa 1, toutes les perturbations causées dans la vie publique et économique et en particulier les dommages causés aux installations de nécessité vitale : chemins de fer, centraux téléphoniques, installations d’eau, installations électriques, usines à gaz, usines en général et, en outre le stockage des marchandises les augmentations-dé prix et la diffusion de rumeurs, verbalement ou par écrit.
3. La population aura à se conformer strictement à toutes les instructions présentes et à venir des organismes du Reich qui exercent leur activité dans le Protectorat. Toute opposition, tout refus d’obéissance à l’égard des organismes du Reich, seront considérés comme sabotage et punis en conséquence.
La responsabilité de tous les actes de sabotage ne touche pas seulement les auteurs individuels mais l’ensemble de la population tchèque.
Je m’attends absolument à ce que la population tchèque manifeste par un comportement loyal, paisible et tranquille qu’elle est digne de l’autonomie que le Führer a garantie aux pays de Bohême et de Moravie. »
Puis-je vous prier de vous expliquer sur ce point ?
Je ne puis pas, à vrai dire, m’imaginer sous quel angle on peut me reprocher la publication de cet avertissement officiel sur le sabotage. Dans cette période de tension politique extrême, on pouvait craindre que des éléments de tendance radicale profitassent de la situation pour commettre des actes de sabotage susceptibles de compromettre la marche des services publics. A mon avis, aucun état n’aurait toléré cela à un tel moment sans y répondre par des sanctions sévères. Par cet avertissement, on voulait essayer d’éviter toute provocation en vue de commettre des actes de sabotage. Si mes souvenirs sont exacts, cette proclamation a effectivement porté ses fruits et pratiquement, il n’y a pas eu d’actes de sabotage. D’ailleurs, cet avertissement ne contient pas de menaces de sanctions spéciales, il ne se réfère qu’à des conditions préexistantes entraînant des peines.
Peu de temps après la publication de cette proclamation, la guerre éclata. Quelle était votre attitude à l’égard de cette guerre ?
J’ai considéré cette guerre comme la plus grande sottise, car connaissant la psychologie et la politique anglaises, j’étais convaincu que l’Angleterre tiendrait la promesse qu’elle avait faite à la Pologne, que la guerre s’étendrait de l’Angleterre à la France et que les États-Unis, avec leur énorme potentiel de production, soutiendraient ces nations. Cela me paraissait absolument indubitable, en raison de toutes les déclarations qu’avait faites le Président Roosevelt avant le début de cette guerre. Mais, j’ai repoussé et condamné aussi le déclenchement de cette guerre, en raison de mon éthique et de ma philosophie personnelles.
Pour quelles raisons êtes-vous encore resté en fonctions au lieu de démissionner ?
Je me suis dit qu’en temps de guerre, les Tchèques essaieraient d’une part, sinon de se débarrasser de la domination allemande, tout au moins de troubler les mesures prises par les Allemands sur le plan militaire dans le Protectorat, que ce soit ouvertement ou clandestinement par des révoltes, des actes de sabotage ou autres ; d’autre part, cela entraînerait du côté allemand les mesures les plus sévères contre la population et inciterait la Police, et avant tout la Gestapo, à procéder par la terreur. Je voulais éviter tout cela en restant en fonctions et empêcher une aggravation du traitement de la population tchèque, conformément à la politique de conciliation que j’avais suivie. Quitter mon poste à un tel moment eût été une désertion. Mais j’estimais, d’autre part, qu’une guerre dont dépendait l’existence du peuple allemand exigeait de moi, en tant qu’Allemand — et je suis Allemand de tout cœur — de ne pas refuser le concours de mes forces et de mon expérience. Il y allait non pas de Hitler et de sa puissance mais de mon peuple et de son existence.
Par conséquent, en restant en fonctions, vous n’avez pas voulu exprimer par là votre accord, votre consentement à cette guerre déclenchée par Hitler ?
Jamais. Il s’agissait à ce moment-là d’un fait accompli auquel je n’avais nullement contribué. Et j’avais exprimé sans équivoque à Hitler mon avis, mon jugement sur la sottise de cette guerre. Cependant, je me serais conduit comme un traître envers l’Allemagne et aussi envers le peuple tchèque in abandonnant à cette heure de détresse les tâches qui n’étaient certes pas faciles, dont je m’étais chargé dans l’intérêt de ces deux peuples. Tant que je pouvais apporter une aide quelconque, ne fût-ce que dans une faible mesure, je devais le faire. Je crois qu’aucun homme honnête ne pouvait agir autrement, car au-dessus de tout et au-dessus de nos propres désirs se placent nos devoirs envers notre peuple.
Le premier jour de la guerre, on a pris dans le Protectorat, comme dans tout le Reich d’ailleurs, de prétendues mesures préventives, c’est-à-dire qu’on a procédé à de nombreuses arrestations. Il y en a eu plus de 1.000. Elles ont porté surtout sur des intellectuels, dans la mesure où ils étaient considérés comme peu sûrs au point de vue politique. Avez-vous été informé au préalable de ces arrestations, ce qui aurait dû être le cas, conformément aux instructions, paragraphe 31 de l’ordonnance du 1er septembre 1939 que j’ai citée tout à l’heure ?
Non. Ultérieurement non plus. Je’ n’ai appris ces arrestations que par le Président Hacha.
Qu’avez-vous fait alors ?
J’ai d’abord fait venir Frank pour lui adresser des reproches. Il me déclara que lui non plus n’avait pas été informé. Il s’agissait d’une mesure de police générale de caractère préventif.
Qui avait procédé directement de Berlin ?
Oui. Qui avait été ordonnée directement par Himmler à la Gestapo et au SD.
Vous êtes-vous efforcé de faire libérer les personnes arrêtées dont la plupart avaient été transférées dans le Reich ?
Oui, je me suis efforcé constamment d’obtenir ces libérations, auprès de Frank, et à Berlin, auprès de Himmler et de Heydrich.
Et quel a été le résultat de vos efforts ?
Des centaines de personnes parmi celles qui avaient été arrêtées et dont je devais tout d’abord me procurer les noms à grand peine en m’adressant aux Tchèques, étant donné que la Police refusait de me les communiquer, ont été libérées peu à peu.
Le 28 octobre 1939, pour la première fois, se sont produites des manifestations publiques à Prague à l’occasion de la Journée de l’Indépendance tchèque. A cette occasion, quelques manifestants et quelques agents de police ont été tués ou blessés car la Police était intervenue avec une certaine vigueur contre les manifestants. Avez-vous eu connaissance des mesures prises par la Police avant, pendant et après la manifestation, ou les avez-vous approuvées ?
A ce moment-là, je n’étais pas à Prague. Ce n’est que le 29 octobre que j’ai été informé de ces troubles par Frank, par téléphone. Quant aux détails, on ne me les a fournis que plus tard, à mon retour, le 30 ou le 31 octobre. J’ai reproché à Frank son immixtion personnelle dans les événements de la rue et d’avoir, par l’utilisation des SS, encore aggravé le tumulte, au lieu de s’en remettre à la Police tchèque pour le rétablissement de l’ordre.
Frank adressa sur ces troubles un rapport à Berlin qu’il a mentionné dans son interrogatoire par la Délégation tchèque, le 5 mai 1945. Un extrait du procès-verbal de cet interrogatoire a été inséré dans mon livre de documents n° 5, sous le numéro 152. J’aimerais en citer quelques phrases :
« C’était la première fois que la population faisait une manifestation publique et que l’on entendait publiquement les mots d’ordre mentionnés plus haut. L’affaire a été prise au sérieux et j’ai personnellement fait un rapport sur tous les événements, que j’ai adressé à Berlin. Je fais remarquer que j’ai été moi-même témoin oculaire de ces manifestations et que j’ai eu l’impression qu’elles étaient d’une nature dangereuse. Dans le rapport que j’ai adressé à Berlin, j’ai constaté expressément qu’il s’agissait là des premières manifestations et qu’il fallait par conséquent y attacher une importance particulière parce qu’elles avaient eu lieu dans la rue. J’ai demandé des instructions que j’ai reçues immédiatement du Quartier Général du Führer. Elles ont été envoyées directement de Berlin à la Police de sûreté et j’en ai pris connaissance. L’ensemble de cette action a été directement entrepris par la Police. »
Avez-vous eu connaissance de ce rapport de Frank et des mesures auxquelles il fait allusion, avant ou après son expédition ?
Non. Ce rapport m’est resté totalement inconnu jusqu’à ce jour, à Nuremberg, mais Frank adressait toujours directement des rapports à Berlin. D’ailleurs, je ne pensais pas qu’il fallût attacher à ces manifestations, qui étaient surtout le fait de jeunes gens, une importance de nature à exiger des mesures de police spéciales.
A l’occasion des funérailles de l’un de ces étudiants qui avait été blessé au cours des désordres du 28 octobre, il y eut, le 15 novembre, de nouvelles démonstrations à Prague, à la suite desquelles plusieurs étudiants furent fusillés, d’autres arrêtés et les facultés fermées.
Que savez-vous de ces événements ?
Lorsque l’étudiant Opietal, qui avait été blessé lors de ces bagarres, est mort, la Police, en prévision de nouvelles manifestations, avait interdit la participation des étudiants aux funérailles qui devaient avoir lieu le 15 novembre. Malgré cela, il y eut d’énormes attroupements, et la Police ayant tenté de disperser les manifestants, ce furent de nouvelles manifestations et des échanges de coups de feu.
Lorsque Frank en rendit compte à Hitler, celui-ci entra dans une grande colère et me convoqua avec Frank et le général Friderici, commandant militaire, pour un entretien à Berlin. Hitler avait également fait venir le ministre tchèque Chvaikovsky, qui était ancien ministre des Affaires étrangères, et lui avait demandé d’assister à cet entretien. Hitler était hors de lui. J’ai essayé de le calmer, mais malgré cela, il a adressé de violents reproches au ministre tchèque et lui a déclaré, en lui demandant de le rapporter au Gouvernement tchèque, qu’en cas de récidive il prendrait les mesures les plus sévères contre les fauteurs de troubles et qu’il en rendrait responsable l’ensemble du Gouvernement tchèque. Le langage que tenait Hitler était absolument inconsidéré, et le déroulement de la scène était extrêmement pénible pour nous qui en étions les spectateurs.
Après le départ du ministre tchèque, nous sommes restés quelques minutes encore chez Hitler. Il m’a alors demandé combien de temps je resterais à Berlin. Un ou deux jours, lui ai-je répondu. Puis il nous a gardés à dîner ; mais il n’a plus été question de ces événements. Hitler a dit au secrétaire d’État Frank de revenir le voir plus tard ; quant à l’exécution des chefs de la manifestation et à l’internement des étudiants dans des camps de concentrations, il n’en a pas été question. Hitler n’en a pas parlé, pas plus d’ailleurs que de la fermeture des facultés.
Lorsque le soir je me suis enquis du pilote de mon avion pour lui donner des instructions, on m’a déclaré à l’aérodrome, qu’il était reparti pour Prague en emmenant Frank dans mon appareil. Le lendemain, je suis revenu à Prague par le train et ce n’est que là que j’ai appris que Hitler avait ordonné la fermeture de toutes les facultés tchèques pour une durée de trois ans, l’arrestation d’environ 1.200 étudiants et leur transfert dans des camps de concentration, ainsi que l’exécution des meneurs. Mais en même temps, on m’a présenté une proclamation signée de mon nom, qui faisait connaître ces ordres et qui a été publiée dans la presse et affichée en public. J’ai fait venir Frank immédiatement et lui ai reproché cette façon inouïe d’agir sans mon assentiment. Il s’est alors référé à un ordre formel de Hitler. Je n’avais donc même pas vu cette proclamation et, contrairement à tous les droits, Frank y avait apposé mon nom. Même en sa qualité d’adjoint, il n’était pas habilité à le faire. J’ai appris plus tard, par un fonctionnaire de mes services, que Frank s’était souvent abusivement servi ainsi de mon nom. Si j’avais eu au préalable connaissance des ordres de Hitler — et il aurait pu avoir l’occasion de m’atteindre par téléphone à Berlin — j’aurais évidemment élevé une protestation et à ce moment-là déjà, j’aurais offert ma démission.
Je me suis immédiatement efforcé d’obtenir la libération des étudiants, et cela auprès de Hitler personnellement et auprès de Himmler. Peu à peu, d’ailleurs, la plupart — je crois qu’il y en avait plus de 800 — furent relâchés ; les derniers furent libérés au cours de l’été 1941.
Lors de mon séjour suivant à Berlin qui suivit de peu ces événements, je me suis plaint très violemment à Hitler de son attitude. Autant que je m’en souvienne, il a évité de me répondre directement mais m’a promis de faire procéder rapidement à la libération des étudiants et dans un an à la réouverture des facultés tchèques ; mais ils n’a tenu aucune de ces promesses.
Vous me permettez, à ce propos, de citer le questionnaire en date du 18 mai 1946 de l’attaché de légation von Holleben qui exerçait à ce moment-là une activité dans le Gouvernement du Protectorat. Je me réfère en particulier à la réponse qu’il a donnée à la question 21. Ce questionnaire porte le numéro 158 dans mon livre de document n° 5. Voici la teneur de la réponse de M. von Holleben.
« Les manifestations d’étudiants, en octobre et en novembre 1939, représentent un tournant dans l’Histoire du Protectorat ; un récit chronologique des événements n’est pas possible de mémoire, mais je puis attester ce qui suit : Les manifestations qui ont eu lieu le 28 octobre 1939, à l’occasion du 20e anniversaire de la Constitution de l’État tchécoslovaque à Prague et à Brünn, particulièrement à l’instigation de la jeunesse universitaire, étaient à prévoir. C’est pourquoi M. von Neurath avait discrètement fait donner le mot d’ordre, avant le 28 octobre 1939, d’ignorer ces manifestations dans la mesure du possible et de n’intervenir, au contraire, que si elles devaient prendre l’allure d’une menace sérieuse pour l’ordre et la sécurité publics. Une grande partie du malheur, si ce n’est le malheur tout entier, s’explique par le fait qu’on ne s’est pas conformé à ce mot d’ordre.
Frank est revenu à Prague immédiatement après son entrevue avec Hitler. Les services du Protecteur du Reich qui était encore à Berlin n’ont appris que le lendemain ces mesures prises contre les étudiants et, en partie, par les nombreuses requêtes qui étaient adressées par les membres des familles des étudiants arrêtés, au cabinet de M. von Neurath. Je suis convaincu que M. von Neurath n’a eu connaissance qu’après coup des sanctions prises contre les étudiants. Moi-même, je ne lui ai pas fait de compte rendu sur les événements et n’étais pas en mesure d’indiquer qui y avait procédé. Quant à cette proclamation adressée au peuple tchèque, à mon avis, elle a été publiée sans que M. von Neurath en eût été informé, et en utilisant frauduleusement son nom. Je me rappelle très nettement que ce fut la raison de discussions très violentes avec Frank. A ce moment-là, il est resté en fonctions, parce qu’il croyait qu’il pourrait ainsi éviter des malheurs encore plus grands. Il a considéré la fermeture des facultés comme une intervention irresponsable dans la vie du peuple tchèque. Il s’est efforcé, avec tous les moyens dont il disposait, d’obtenir la libération progressive des professeurs et des étudiants tchèques qui avaient été transférés dans des camps de concentration, et d’obtenir pour eux, jusqu’à leur libération, leur affectation dans des unités spéciales. »
A ce propos, j’aimerais présenter également au Tribunal une déclaration sous la foi du serment que j’ai reçue récemment. Elle émane de l’ancienne secrétaire de M. von Neurath, Mademoiselle Irène Friedrich, et datée du 6 juin 1946. Il en ressort, sans équivoque, que M. von Neurath n’était pas encore rentré de Berlin lorsque cette proclamation a été publiée. Il ne pouvait donc en avoir eu connaissance à ce moment-là. Je prie le Tribunal de prendre acte de cette déclaration sous la foi du serment. De plus, je me réfère à un document présenté par le Ministère Public, sous le numéro …
Vous avez dit n° 159 ?
Oui, 159, Monsieur le Président. Je me réfère, de plus, à un document présenté par le Ministère Public tchèque, comme annexe n° 5 à l’addenda n° 1 du mémorandum de M. von Neurath du 26 juin 1940. Il se rapporte à un entretien avec le Président Hacha au sujet des personnes arrêtées et des étudiants. Dans ce document, on trouve l’expression des efforts entrepris par M. von Neurath pour obtenir la libération des étudiants.
Vous nous avez donné les numéros correspondants ? Vous avez parlé du livre de documents n° 5 ?
Non, la dernière citation est annexée au rapport tchèque, le document URSS-60 qui ne se trouve pas dans mon livre de documents. Je ne fais que m’y référer.
Est-ce qu’à l’exception de ces deux actions ordonnées personnellement par Hitler, il y a eu d’autres mesures d’arrestation de grande envergure prises pendant que vous étiez en fonctions ?
Non, mais il y a toujours eu de plus en plus d’arrestations individuelles. Je me suis toujours efforcé d’obtenir la libération des internés à l’aide d’enquêtes auxquelles je faisais procéder, et d’interventions que me demandaient de faire le Gouvernement tchèque et des personnes privées.
Je voudrais maintenant vous lire quelques phrases d’un document de la Délégation tchèque déposé sous le numéro URSS-60, page 59 du texte anglais. Je cite :
« Immédiatement après l’entrée des Allemands en Tchécoslovaquie les représentants de la société de gymnastique des Sokols qui comptait 1.000.000 de membres sont entrés dans un mouvement en vue de la libération de la patrie, et cela sous la forme d’un mouvement clandestin à l’intérieur du pays, et également sous la forme de mouvements créés à l’étranger. L’idée des Sokols groupait les membres des armées à l’étranger et ’ leur conférait force et enthousiasme, même pendant les périodes les plus difficiles. C’était le cas également dans le pays, et peut-être sur une échelle plus vaste encore. La Gestapo était consciente de ce danger, et c’est la raison pour laquelle elle procédait avec la plus grande rigueur. Au début, les instructions de la Gestapo étaient modérées, mais lorsqu’elle se rendit compte que les Sokols étaient inébranlables, elle commença à faire usage de la contrainte. Les premières arrestations eurent lieu le jour de l’occupation de la Tchécoslovaquie ; un grand nombre d’entre elles furent également opérées le 1er septembre 1939. Puis il y eut des arrestations massives d’individus et d’organisations. »
Voulez-vous, je vous prie, nous faire une déclaration à ce sujet ?
Les Sokols étaient certainement le mouvement le plus dangereux dans le Protectorat. La portée de son activité ressort justement des phrases que vous venez de lire et qui sont extraites de l’accusation tchèque. Il était évident que de tels agissements, et particulièrement pendant la guerre, ne pouvaient pas être tolérés. A ce propos, le rapport souligne que les premières mesures politiques ou policières étaient modérées. Je suis convaincu que dans aucun autre pays de tels mouvements clandestins n’auraient pas été traités autrement ; en de tels cas de trahison indubitable ou de sabotage, il m’était absolument impossible d’intervenir en faveur des responsables et le Gouvernement tchèque l’a d’ailleurs très bien compris.
Le rapport tchèque parle également d’exécutions sommaires. Est-ce que de telles exécutions ont eu lieu pendant que vous étiez en fonctions ?
Non, à l’exception des neuf étudiants déjà mentionnés, je ne sais rien au sujet d’exécutions sommaires pendant l’exercice de mes fonctions.
A l’exception de son activité funeste en sa qualité de chef supérieur des SS et de la Police, Frank, qui était votre secrétaire d’État, est-il également intervenu dans la politique et l’administration du Protectorat, et avez-vous étroite-ment collaboré avec lui dans ces domaines ?
Frank représentait d’une manière unilatérale et radicale les intérêts allemands ; en sa qualité d’allemand des Sudètes, il haïssait les Tchèques. J’ai toujours essayé d’atténuer ses tendances, mais comme il était mon représentant, il s’ingérait pratiquement dans la politique générale et l’administration.
Quels étaient vos rapports personnels avec Frank ?
Très mauvais, dès le début, en raison de son attitude trop radicale. D’ailleurs, j’ai remarqué très rapidement que très souvent il ne me disait pas la vérité.
Quels étaient vos rapports de service et vos rapports personnels avec le Président Hacha et le Gouvernement tchèque ?
Dans l’ensemble, ces rapports étaient bons. Le Gouvernement tchèque était convaincu, à ce moment-là, que mes intentions étaient celles d’un homme qui voulait traiter équitablement le peuple tchèque, et que je voulais faire tout ce qui était en mon pouvoir pour les réaliser. D’un autre côté, j’ai compris et reconnu à tous points de vue ses aspirations, qui tendaient à défendre les intérêts de son peuple. Mes rapports personnels avec le Président Hacha étaient très bons, je crois pouvoir le dire ; et je me suis toujours efforcé de faciliter à M. Hacha l’exercice de ses fonctions qui étaient très pénibles, car je savais que lui aussi, en acceptant le poste de président et en restant en fonctions, faisait un très lourd sacrifice personnel. Les membres du Gouvernement ont toujours, comme lui, été invités par mes soins à toutes les manifestations qui ne portaient pas un caractère spécifiquement allemand, et ils ont toujours été traités conformément à leur rang.
Et quelles étaient les méthodes de travail de vos services à Prague ? Est-ce qu’ils étaient absolument autonomes dans leur action, ou bien étaient-ils liés par les instructions de Berlin ?
Ce que j’ai à dire à ce propos est extrêmement fastidieux. Les principes de la politique et aussi de l’administration de notre ressort étaient établis à Berlin, même dans la mesure où ils concernaient le Protectorat, par Hitler lui-même ou les ministres compétents. J’étais chargé de la surveillance de l’exécution et de l’application de ces principes dans le Protectorat, compte tenu des circonstances particulières qui découlaient de la structure ethnique, économique et culturelle du pays.
Il est évident que le Protectorat, qui était situé au centre du Reich, ne pouvait pas, en temps de guerre, être traité comme un corps autonome, mais devait être intégré dans l’ensemble total. Ainsi que je l’ai mentionné déjà, les différents services qui composaient mon administration avaient été créés par les services de Berlin. Les fonctionnaires de mes services étaient donc déjà liés en fait, à leur ministère d’origine, même si, plus tard, ils se trouvaient sous mes ordres formels. Les différents chefs de service recevaient directement leurs instructions de Berlin et de leurs ministères compétents. Ils les présentaient alors au sous-secrétaire d’État Burgsdorff qui était chef de l’administration, ou lorsqu’il agissait de questions fondamentales, à moi-même par l’intermédiaire de ce dernier. C’est de cette façon que l’on discutait l’exécution de ces mesures dans le Protectorat, et on prenait une décision après en avoir conféré avec les ministres tchèques. C’est ainsi que naissaient les instructions et les dispositions de détail décrétées par mes soins ou par mon adjoint. Très souvent, il ne s’agissait que de l’introduction de prescriptions juridiques et administratives qui existaient déjà dans le Reich ou qui venaient d’être promulguées. En outre, une série d’ordonnances qui concernaient le Protectorat ont été directement publiées par les ministères compétents de Berlin. Le ministre de l’Intérieur du Reich constituait l’organisme central habilité à promulguer de telles prescriptions légales.
Monsieur le Président, à ce propos, je me réfère aux documents suivants contenus dans mon livre de documents n° 5. Ce sont les documents 145, ordonnances du Führer et Chancelier du Reich sur le Protectorat de Bohême et de Moravie, à propos du décret du 22 mars 1939. Ensuite, le numéro 146, extraits de l’ordonnance fondamentale sur le Protectorat et sur l’échange de marchandises avec le Protectorat, en date du 28 mars 1939. Ensuite, le numéro 147, ordonnance sur l’exercice de la justice pénale dans le Protectorat du Reich, en date du 14 avril 1939. Puis le numéro 148, ordonnance sur le droit de juridiction dans le Protectorat, en date du 7 juin 1939. Par ailleurs, je me réfère, ici encore au document n° 149 qui a déjà été présenté, sur l’établissement de l’administration et sur la Police allemande de sûreté. Je me permets de faire remarquer que tous ces documents n’ont pas été signés par le Protecteur du Reich mais par les ministres du Reich compétents et, en partie aussi, par Göring, en sa qualité de président du Conseil de la Défense du Reich. Le texte juridique de base qui fixe les pouvoirs du Protecteur du Reich est un décret du Führer et Chancelier du Reich sur le Protectorat de Bohême et de Moravie, du 16 mars 1939, signé de Hitler, Frick…
Un instant. Vous pourriez peut-être demander à l’accusé ce qu’il avait à faire avec ces décrets du Reichsführer et de l’accusé Göring ?
Non, Monsieur le Président, je voulais justement montrer qu’il n’avait rien à faire avec ces décrets, mais qu’il était uniquement chargé de leur exécution. Je veux dire qu’il avait la charge de surveiller l’exécution de ces décrets qui étaient promulgués par les autorités du Reich. Je voulais uniquement démontrer que toutes ces ordonnances n’émanaient pas de lui, mais du Reichsführer.
Est-ce exact, accusé ?
Oui. Je me permets de remarquer que tout ce que j’avais à faire consistait à veiller à leur promulgation dans le Protectorat et à m’assurer, par la surveillance de mes services, qu’elles étaient exécutées.
Mais quelle était l’autonomie du Protectorat à rencontre de toutes ces prescriptions ?
La portée de cette autonomie n’était pas clairement circonscrite. En principe, le Protectorat était autonome et il était administré par des autorités et des fonctionnaires tchèques. Mais avec le temps, cette autonomie a été considérablement limitée comme le prévoyait le décret que vous venez de citer. L’introduction de ces limitations dépendait pratiquement du Gouvernement du Reich et résultait partiellement de la tendance générale à la centralisation que manifestait Berlin ; mais elle était rendue nécessaire également en raison de l’évolution politique générale, du fait de la guerre, et à la suite aussi de ce qu’on appelait la conduite de la guerre totale. Je me suis constamment opposé à ces limitations, lorsqu’elles étaient incompatibles, à mon avis, avec les nécessités vitales du Protectorat et de la population.
Monsieur le Président, je me réfère à l’article 3 de l’ordonnance déjà citée, c’est-à-dire au décret du Führer et Chancelier du Reich, sur le Protectorat de Bohême et de Moravie qui constitue le numéro 144 de mon livre de documents n0 5. En voici la teneur :
« 1. Le Protectorat de Bohême et Moravie est autonome et s’administre lui-même.
2. Il exerce ses droits de souveraineté dans le cadre du Protectorat, en accord avec les intérêts politiques militaires et économiques du Reich.
3. Ces droits de souveraineté sont exercés par ses organismes et services propres et par ses propres fonctionnaires. »
Qu’en était-il des services de la Wehrmacht dans le Protectorat ? Aviez-vous à faire avec ces services ?
Non, ces services dépendaient d’un délégué spécial de la Wehrmacht, qui était chargé de m’informer des questions militaires fondamentales.
Je voudrais passer maintenant à certains points de détail mentionnés dans le rapport tchèque URSS-60 et qu’on vous reproche. Dans quelle mesure étiez-vous compétent pour l’exercice de la justice répressive dans le Protectorat ? En particulier, aviez-vous à confirmer les condamnations à mort prononcées contre des Tchèques ?
La justice rendue par les tribunaux répressifs allemands et les tribunaux tchèques ne dépendait pas de moi mais du ministère de la Justice du Reich, à Berlin. Je n’avais qu’un droit de décision dans les recours en grâce qui m’étaient présentés, à propos des jugements rendus dans le Protectorat par les tribunaux allemands, par le premier président de la cour d’appel. Dans certaines conditions, il s’agissait aussi de Tchèques. Mais cela ne concernait pas des délits de caractère politique. Les procès politiques qui intéressaient des Tchèques étaient, pour autant que je m’en souvienne, de la compétence du Volksgerichtshof à Berlin, lorsqu’il s’agissait de haute trahison. Et, si je suis bien renseigné, on appliquait lors de ces débats les mêmes principes que pour les Allemands.
Aviez-vous le droit de grâce lorsque le Volksgerichtshof condamnait des Tchèques ?
Non, je n’avais aucune possibilité d’exercer une influence et aucun droit de grâce.
Avez-vous su quelque chose de l’activité des tribunaux d’exception, pendant la durée de l’exercice de vos fonctions ?
Non, je ne peux pas me souvenir que des tribunaux d’exception aient fonctionné pendant la durée de ma présence. A mon avis, il ne peut s’agir que de tribunaux allemands chargés de poursuivre certains délits, comme par exemple des délits en matière de radiodiffusion, tels qu’ils avaient été prévus dans le Reich au début de la guerre. Mais ces tribunaux ne dépendaient pas de moi ; ils dépendaient directement du ministre de la Justice du Reich. C’était lui qui nommait les magistrats et leur donnait les instructions, et les magistrats lui rendaient compte directement. Je n’avais aucune possibilité d’influence dans ce domaine.
En ce qui concerne l’activité de ces tribunaux d’exception, j’aimerais vous lire une phrase du rapport tchécoslovaque URSS-60. Elle se trouve à la page 106 du texte allemand et à la page 92 du texte anglais ; elle traite des lois et ordonnances qui doivent être appliquées par ces tribunaux. Je cite :
« Un grand nombre de ces lois et ordonnances violent des principes qui sont considérés comme inaliénables par tous les peuples civilisés. »
Est-ce exact ?
Oui, sur ce point, je suis entièrement d’accord avec l’accusation formulée par les Tchèques. Toutefois, je voudrais admettre que ce principe s’est largement atténué chez les peuples civilisés au cours de la dernière évolution.
Je voudrais maintenant avoir des renseignements sur les plans prétendus de germanisation des régions tchèques du Protectorat. Vous nous avez déclaré jusqu’ici qu’au moment où vous êtes entré en fonctions, vous ne saviez rien de tels plans de germanisation. Quels ont été les services qui, plus tard, vous ont présenté cet ensemble de problèmes ?
Ces plans provenaient en partie de cercles allemands des Sudètes, mais surtout d’organisations de Himmler, et également du Gauleiter du Bas-Danube.
En ce qui concerne le problème de ces prétendus efforts en faveur d’une germanisation, je voudrais vous présenter un rapport du commandant militaire allemand du Protectorat, le général Friderici, qu’il a adressé à l’OKW, le 15 octobre 1940. Il s’agit là d’un document qui a déjà été présenté par le Ministère Public, sous le numéro PS-862 (URSS-313). Il concerne les explications sur les principes de la politique appliquée dans le Protectorat, que le secrétaire d’État Frank a données à l’occasion d’un entretien avec vos services. Frank y mentionne un mémoire dans lequel le Protecteur du Reich prend position, après un examen très détaillé de ces différents projets par ses innombrables services, et il fait alors état de trois solutions possibles de la question d’une germanisation éventuelle du territoire tchèque. Vous connaissez certainement ce mémoire et je crois, en conséquence, ne pas devoir le lire. Que savez-vous de ce mémoire ? A-t-il été rédigé par vos soins et qu’avez-vous à dire en général à ce sujet ?
Ce mémoire se rapporte aux essais que je viens de mentionner, qui avaient été entrepris par les différents services du Parti, en vue d’une émigration éventuelle des Tchèques. J’ai fait front dès le début contre ce plan insensé et irréalisable. Frank, qui était d’accord avec moi sur ce point, a rédigé sur mes instructions ce mémoire qui vient d’être mentionné et qui repoussait les mesures radicales des SS et du Parti en reconnaissant que ce qu’on a appelé l’assimilation progressive constituait la seule solution possible. Quant à moi, je voulais tout simplement faire traîner l’affaire en longueur et déjouer les plans des SS. Mais comme ces plans d’émigration avaient déjà été présentés à Hitler par Himmler, il me fallait recevoir de celui-là une instruction impérative pour les considérer comme lettre morte. C’est la raison pour laquelle il me fallait, pour des raisons d’ordre tactique, une proposition quelconque. C’est pourquoi j’ai fait cette proposition d’assimilation, car cela permettait, en fait, de renvoyer l’affaire aux calendes grecques. Pour éviter les contre-attaques des SS et de Himmler, j’ai fait un rapport personnel à Hitler et lui demandant des instructions directes qu’il m’a d’ailleurs envoyées. L’affaire était ainsi enterrée et d’ailleurs il n’en a plus été question. La phrase qui est mentionnée dans ce mémoire, et selon laquelle la germanisation devait être, pendant des années encore, assumée par les services du Protectorat, montre justement que les SS ne pouvaient plus intervenir dans cette affaire. Le Protecteur du Reich devait être seul compétent, et le Protecteur du Reich ne faisait rien. C’est ce qu’indique la phrase suivante du général Friderici, qui était opposé à toute mesure radicale et aux chimères : « Il n’en découle pas de conséquence spéciale pour la Wehrmacht, étant donné qu’il s’en était toujours tenu à cette attitude... » Si Frank a dit d’après ce rapport : « Les éléments qui s’opposent à la germanisation projetée doivent être saisis avec énergie et être exclus », cela représente sa façon de formuler les choses. Mais, pratiquement, on n’a pas entrepris la moindre action en vue de cette assimilation.
Monsieur le Président, je vous prie de me permettre de citer à ce propos la déclaration sous serment de la baronne Ritter que j’ai déjà mentionnée. C’est le numéro 3 de mon livre de documents n° 1. Je voudrais lire quelques phrases qui se trouvent à la page 18 de mon livre de documents. Il y est dit :
« Dans une lettre, Neurath s’est exprimé de la façon suivante sur les projets de germanisation ou d’assimilation progressive des Tchèques : « Abstraction faite du point de vue rationnel, j’ai le cœur serré en pensant aux gens qui doivent émigrer. Mais je crois avoir trouvé maintenant un moyen de détourner le malheur. Tout est gagné si on réussit à gagner du temps et souvent on oublie ce qu’on remet au lendemain. »
Monsieur le Président, si je puis me permettre ici de formuler une suggestion, je vous demanderai de m’autoriser à m’arrêter ici, parce que j’en ai terminé avec ce chapitre de la germanisation.
Combien de temps croyez-vous utiliser encore ? Vous avez déjà employé une journée et demie ?
Oui, mais en raison du manque de détails concrets et de substance de l’accusation contenue dans le rapport tchèque, je me vois obligé de mentionner chaque point de détail qui y est mentionné. J’ai encore une vingtaine de questions à poser.
Combien de temps croyez-vous devoir y consacrer ?
Une heure.
Nous espérons que vous terminerez en une heure.
Je l’espère, Monsieur le Président.
L’audience est levée.