CENT SOIXANTE-TROISIÈME JOURNÉE.
Mardi 25 juin 1946.

Audience du matin.

(L’accusé von Neurath est à la barre des témoins.)
Dr OTTO NELTE (avocat de l’accusé Keitel)

Monsieur le Président, je voudrais faire savoir au Tribunal que le manuscrit de ma plaidoirie sera dactylographié pour moitié demain et pour l’autre moitié samedi. Malheureusement, il ne m’est personnellement pas possible d’en faire établir plus de huit exemplaires, dont six destinés aux interprètes pour les aider dans leur tâche difficile. Il ne m’est malheureusement pas possible de mettre à la disposition du Tribunal un plus grand nombre d’exemplaires, car je ne possède pas d’appareil à polycopier. J’espère que le Tribunal comprendra qu’après la déclaration faite vendredi par M. le Procureur Général américain, je ne peux pas solliciter l’aide technique du Ministère Public pour ma plaidoirie.

Je voudrais vous demander de déclarer si le Tribunal tient à recevoir la traduction de ma plaidoirie afin d’en accélérer l’exposition. Dans ce cas, je prie le Tribunal de bien vouloir prendre les dispositions nécessaires ; je suis prêt, quant à moi, à mettre mon manuscrit à la disposition du Tribunal sous les conditions que vous avez annoncées, Monsieur le Président. Dans la mesure où je suis bien informé, je crois que mon cas vaut pour mes autres collègues, du moins pour la plupart d’entre eux. Il me semble que pour gagner du temps et pour réduire les délais qui ont été impartis pour l’exposé des plaidoiries, il serait utile de résoudre cette question.

LE PRÉSIDENT (Lord Justice Sir Geoffroy Lawrence)

Docteur Nelte, si vous vouliez me remettre le manuscrit dont vous venez de parler, le Tribunal prendra les dispositions nécessaires pour qu’il soit traduit dans les différentes langues. Je crois que, de cette manière, il sera tenu compte de votre point de vue.

Dr NELTE

Oui.

LE PRÉSIDENT

Le Tribunal a une déclaration à faire à ce sujet Je vais en donner lecture.

« Revenant sur la discussion qui a eu lieu le 13 juin 1946 sur le temps qui peut être accordé aux avocats pour prononcer leurs plaidoiries, le Tribunal a soumis la question à un nouvel examen.

« Quand les avocats ont indiqué le temps dont ils avaient besoin, le Tribunal a remarqué que certains des accusés demandaient plus de temps que les autres et qu’à cet effet ils s’étaient entendus entre eux. Le Tribunal estime que les temps proposés sont beaucoup trop longs et que des restrictions volontaires doivent être apportées.

« Sauf en ce qui concerne quelques-uns des accusés dont les cas ont une portée très vaste, le Tribunal estime qu’une demi-journée pour chaque accusé est largement suffisante pour présenter sa défense. Le Tribunal espère que les avocats concentreront leurs arguments et s’en tiendront à ce délai. Le Tribunal, toutefois, n’autorisera les avocats d’aucun des accusés à traiter de questions étrangères au sujet ou à parler plus d’une demi-journée dans aucun cas. Quatre heures seront accordées au commencement pour la discussion de questions générales de droit et de faits, et les avocats devront coopérer dans l’élaboration de leurs plaidoiries de façon à éviter des répétitions inutiles. »

On me dit qu’une partie de la déclaration que je suis en train de faire a été déformée dans certaines traductions, et je vais la relire :

« Sauf en ce qui concerne quelques-uns des accusés dont les cas ont une portée très vaste, le Tribunal estime qu’une demi-journée pour chaque accusé est largement suffisante pour présenter sa défense. Le Tribunal espère que les avocats concentreront leurs arguments et s’en tiendront à ce délai. Le Tribunal, toutefois, n’autorisera les avocats d’aucun des accusés à traiter de questions étrangères au sujet ou à parler plus d’une demi-journée dans aucun cas. Quatre heures seront accordées au commencement pour la discussion de questions générales de droit et de faits, et les avocats devront coopérer dans l’élaboration de leurs plaidoiries de façon à éviter des répétitions inutiles. »

Comme il a déjà été dit, le Tribunal désirerait qu’une traduction de chaque plaidoirie, en français, en russe, en anglais, soit déposée au début de chaque plaidoirie. Les avocats pourront en faire assurer la traduction eux-mêmes s’ils le désirent, mais s’ils soumettent des copies de leur plaidoirie à la section de la traduction le plus rapidement possible, et en tout cas moins de trois jours avant que la plaidoirie ne soit prononcée, les traductions seront faites pour eux sans que le contenu en soit révélé. C’est tout.

Docteur von Lüdinghausen, vous avez la parole.

Dr OTTO VON LÜDINGHAUSEN (avocat de l’accusé von Neurath)

Nous en étions restés hier à l’examen de certains points de l’Accusation et je voudrais poursuivre et vous poser la question suivante : Monsieur von Neurath, le Ministère Public vous fait grief de ce que, dans le Protectorat, les Allemands avaient une situation privilégiée par rapport aux Tchèques, et prétend que vous en seriez responsable. Pourriez-vous nous donner votre point de vue sur cette question ?

ACCUSÉ VON NEURATH

La situation des Allemands dans le Protectorat n’était pas une situation privilégiée faite d’avantages matériels par rapport aux Tchèques ; c’était en réalité une situation toute différente. Les Allemands étaient devenus citoyens du Reich et avaient donc obtenu les droits de citoyens du Reich, par exemple le droit de vote au Reichstag. Ce droit de vote n’avait pas été accordé aux Tchèques, ce qui est compréhensible, étant donné la différence existant entre la nation tchèque et la nation allemande. Aucun privilège effectif n’a jamais été lié à la situation des Allemands dans le Protectorat. Bien entendu, les milieux chauvins et les cercles nationaux allemands aspiraient à obtenir ces privilèges, mais je m’y suis toujours opposé de la façon la plus rigoureuse, et j’ai empêché que ces aspirations ne se transforment en des réalités effectives. Je voudrais cependant insister ici une fois de plus sur le. fait qu’en aucune façon le peuple tchèque n’éprouvait un sentiment d’infériorité vis-à-vis du peuple allemand. Il s’agissait, en fait, d’un autre peuple qui, sur le plan politique et culturel, devait être traité conformément à ses caractères propres. C’est également la raison pour laquelle fut maintenue ce qu’on a appelé l’autonomie tchèque, qui ne signifiait pas autre chose que la séparation des deux nationalités, afin d’assurer aux Tchèques leur vie autonome. Il est bien évident que cette autonomie ne devait pas dépasser le cadre des nécessités existant pour l’ensemble du Reich, particulièrement pendant la guerre.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Je voudrais maintenant analyser différents points du réquisitoire tchèque, ou plutôt du rapport tchèque, qui est à la base de l’Accusation. Il y est dit, notamment, que toute liberté de presse aurait été restreinte. Est-ce exact, et quel a été le rôle de M. von Gregory en ce qui concerne le traitement réservé à la presse ?

ACCUSÉ VON NEURATH

M. von Gregory était attaché de presse à la légation allemande à Prague ; il était subordonné au ministère de la Propagande. Il devint chef de mon service de presse et entra ainsi dans mon administration. Son rôle était de contrôler la presse tchécoslovaque selon les directives du ministère de la Propagande à Berlin. La presse tchèque n’était évidemment pas libre, pas plus que la presse allemande. Le contrôle du tirage et d’autres mesures telles que les dispositions de la censure, étaient les mêmes en Tchécoslovaquie et en Allemagne.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Le rapport d’accusation tchécoslovaque vous fait grief, en outre, de ce que dans de nombreuxcas les autorités locales de l’administration tchèque ont été dissoutes et ensuite partiellement pourvues de fonctionnaires et de conseillers municipaux qui étaient des Allemands ou des collaborationnistes tchèques. Est-ce exact ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Il s’agissait là de communes à minorité allemande importante, comme il s’en trouvait surtout en Moravie. Le fait que les Allemands y fussent représentés au conseil municipal me paraît parfaitement normal. A Prague, par exemple, il y avait un maire tchèque et un adjoint allemand. Il semble qu’il n’y ait rien à objecter à cela. Quand, dans certaines villes ou dans certaines circonscriptions, les ambitions des Allemands à collaborer à l’administration locale ne paraissaient pas justifiées par leur force numérique, je suis intervenu et m’y suis toujours opposé. Quant aux administrations communales des régions purement tchèques, telles que l’Ouest de la Bohême, il n’y avait, en fait, aucun représentant allemand. D’autre part, il y avait des îlots linguistiques, tels que la région d’Iglau, où les Allemands dominaient nettement par le nombre et, par conséquent, par l’influence.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Le rapport d’accusation tchèque vous reproche d’avoir germanisé l’administration tchèque de cette façon, et en instituant les Oberlandräte. Il cite à ce propos une déclaration que vous auriez faite à l’ancien Président de la Bohême, M. Bienert, déclaration dans laquelle vous disiez qu’ « en deux ans, tout devrait être digéré ».

ACCUSÉ VON NEURATH

Je ne me souviens vraiment pas d’avoir fait une pareille déclaration ; je ne m’imagine pas avoir pu la formuler. Il s’agit, sur ce point, d’une adaptation de l’administration tchèque à l’administration allemande. Les Oberlandräte n’ont pas été institués par moi, mais par le Gouvernement du Reich, à titre d’organismes de contrôle, en vertu de l’ordonnance du 1er septembre 1939, sur la structure des administrations allemandes et de la Police de sûreté. Quand les Oberlandräte venaient me faire leur rapport, j’ai toujours insisté auprès d’eux, avec autorité, sur le fait qu’ils n’avaient pas à administrer eux-mêmes, mais simplement à contrôler. Les méthodes d’administration tchèque — leur disais-je — sont, dans bien des cas, meilleures que les méthodes allemandes.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

A ce propos, je voudrais me référer au document qui porte le numéro 149 dans mon livre de documents ; c’est le texte de l’ordonnance sur la structure de l’administration et la Police de sûreté allemande, du 1er septembre 1939 ; aux paragraphes 5 et 6 de ce texte sont prévues l’institution et les fonctions de ces Oberlandräte. Il semble qu’il soit superflu d’en donner lecture.

L’accusation tchèque contient en outre une déclaration de M. Bienert selon laquelle vous lui auriez dit, sur la question de la coordination de l’administration tchèque, à peu près ceci : « Cela devra être exécuté avec une extrême rigueur, puisque aussi bien nous sommes en guerre ». D’autre part, Bienert déclare dans sa déposition que le but de cette mesure, c’est-à-dire la coordination des administrations tchèque et allemande, devait avoir pour but d’assurer pendant la guerre un Hinterland paisible à l’Allemagne. Que pouvez-vous déclarer à ce sujet ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Il est possible que j’aie dit quelque chose de ce genre à Bienert ; je ne m’en souviens pas aujourd’hui, mais il va sans dire que dans le domaine de l’administration comme dans tous les autres domaines, le Protectorat se trouvait, lui aussi, sous le signe des nécessités de la guerre. Les restrictions de l’autonomie dans l’administration régionale tchèque ne doivent être comprises que selon ce critère. Que je me sois efforcé de maintenir le calme dans le pays dans l’intérêt du Reich et donc de la communauté, on peut difficilement m’en faire grief. Au reste, je dois observer que l’introduction de restrictions à l’autonomie se trouvait déjà contenue expressément dans le décret sur l’institution du Protectorat.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

A ce propos, je me réfère au document n° 144 du tome 5 de mon livre de documents ; c’est le texte du décret du Führer et Chancelier du Reich sur le Protectorat de Bohême et Moravie, du 16 mars 1939, à l’article 11 duquel est déjà stipulé le droit pour le Reich de faire assurer par sa propre administration certaines branches de l’administration du Protectorat.

L’accusation tchèque se réfère d’autre part à une déclaration de l’ancien ministre tchécoslovaque Havelka sur la persécution des légionnaires tchèques de la première guerre mondiale, dans la mesure où ils exerçaient des fonctions publiques. Que pouvez-vous nous dire de cette question des légionnaires ?

ACCUSÉ VON NEURATH

La légion tchécoslovaque avait été fondée en Russie pendant la première guerre mondiale. Elle était composée en partie de volontaires, en partie de restes de régiments tchèques qui avaient appartenus à l’ancienne Armée austro-hongroise et avaient été faits prisonniers par les Russes. Ces légionnaires tchèques jouissaient, après la fondation de la république tchécoslovaque, d’une situation particulière. Ils étaient, pour une part, pleins de ressentiments chauvins envers le Reich allemand, et cela depuis le temps des luttes des nationalités, de sorte que la mentalité des légionnaires était devenue, en Bohême, une sorte de slogan et pouvait, dans une époque d’incertitude politique, représenter un certain danger pour la politique. Cette situation de faveur dont jouissaient les légionnaires fut, dans le Protectorat, combattue dans une large mesure par les Tchèques eux-mêmes. Aussi Frank s’efforça-t-il particulièrement d’éliminer les anciens légionnaires des services officiels. Mais cela n’eut lieu que dans certains cas particulièrement flagrants, et seulement dans la mesure où ces légionnaires étaient à l’époque entrés volontairement dans cette légion tchèque, c’est-à-dire n’avaient pas appartenu à l’ancienne Armée austro-hongroise. J’ai, dès l’origine, opéré cette distinction qui peut en quelque sorte être comparée à celle que l’on fait aujourd’hui en Allemagne entre les membres volontaires des SS et les membres des Waffen SS.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

L’accusation tchèque vous reproche d’avoir soutenu l’organisation fasciste tchèque « Vlayka », et elle s’appuie pour cette accusation sur un mémorandum que vous auriez rédigé vous-même à la suite d’une conférence avec le Président Hacha, le 26 mars 1940. Aux termes de ce mémorandum, vous auriez dit à Hacha que les qualités morales et personnelles des chefs du mouvement « Vlayka » vous étaient suffisamment connues, mais que, néanmoins, force vous était de constater que cette organisation était la seule qui se fût positivement déclarée en faveur du Reich allemand et de la collaboration avec celui-ci. Qu’avez-vous à dire à ce sujet ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Le mouvement « Vlayka » représentait ce qu’on a appelé en France les collaborationnistes. Il travaillait en vue d’une collaboration germano-tchèque et cela bien avant l’institution du Protectorat. Mais ses chefs étaient, selon moi, des personnalités essentiellement douteuses, comme je l’ai exprimé dans les paroles que vous venez de citer et que j’ai adressées au Président Hacha. Ils injuriaient et menaçaient entre autres le Président Hacha et les membres du Gouvernement tchèque. Le secrétaire d’État Frank connaissait ces gens depuis longtemps et voulait les soutenir en raison du fait qu’ils avaient déjà collaboré avec lui. Je m’y suis refusé, de même que j’ai toujours refusé de les recevoir quand ils me demandaient audience. En revanche, il est fort possible que Frank les ait soutenus avec des fonds qui lui auraient été remis par Hitler sans que je le sache et avec l’obligation de ne pas m’en parler.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Quelle était votre attitude à l’égard de la dissolution des partis politiques et des syndicats ?

ACCUSÉ VON NEURATH

C’était, de même que le contrôle de la presse, une nécessité issue du système politique du Reich. Néanmoins, grâce à la démarche du Président Hacha et en dépit des mesures prises du côté allemand, aucun pays n’a été atteint aussi peu par les malheurs de la guerre que le Protectorat. Le peuple tchèque, seul de tous les peuples de l’Europe centrale et orientale, a pu conserver sa substance nationale, culturelle et économique d’une façon presque totale.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

J’en viens maintenant à un point de l’accusation qui a trait à une prétendue oppression culturelle. Que pouvez-vous dire de l’administration de l’instruction publique en Tchécoslovaquie ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Les universités tchèques et les autres établissements d’enseignement supérieur ont, comme je l’ai mentionné tout à l’heure, été fermés en novembre 1939 par ordre de Hitler. A la demande du Gouvernement du Protectorat et notamment du Président Hacha, je me suis efforcé à de nombreuses reprises et directement auprès de Hitler d’en obtenir la réouverture. Mais étant donné la situation prédominante qu’avait M. Himmler, je n’ai obtenu aucun succès. La fermeture des universités eut pour conséquence naturelle qu’un grand nombre de jeunes hommes qui auraient pu faire leurs études s’orientèrent vers des travaux manuels. La fermeture des établissements d’enseignement supérieur eut nécessairement des effets sur les établissements d’enseignement secondaire. Celui-ci était déjà très encombré depuis la cession du pays des Sudètes en automne 1938, car les intellectuels tchèques avaient tous quitté cette région pour le pays de langue tchèque, c’est-à-dire pour ce qui allait devenir le Protectorat. La jeunesse des lycées n’avait donc plus, ou guère plus, de débouchés. C’est à peu près le même phénomène que celui qui se présente actuellement en Allemagne. Je n’ai aucune connaissance de la fermeture des écoles primaires tchèques ou d’un effort méthodique en vue d’enlever ou de limiter à la jeunesse tchèque ses libertés culturelles ou ses possibilités d’instruction.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Avez-vous personnellement approuvé la décision de Hitler de fermer les établissements d’enseignement supérieur en Tchécoslovaquie ?

LE PRÉSIDENT

Le témoin vient de dire qu’il avait essayé d’intervenir et de se soustraire aux ordres de Hitler.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Si cela suffit au Tribunal, je n’insisterai pas sur cette question.

LE PRÉSIDENT

Ne pensez-vous pas que cela soit suffisant ?

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Je voulais qu’il précise son attitude, mais si le Tribunal se déclare satisfait et si l’attitude de mon client est claire sur cette question, je passe à une autre question.

LE PRÉSIDENT

Il ne pourrait pas l’expliquer mieux en le disant deux fois.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Oui, pourvu que... mais cela suffit.

Témoin, avez-vous connaissance d’un prétendu plan, mentionné dans le rapport tchèque, destiné à transformer le peuple tchèque en une masse ouvrière et à lui ravir son élite spirituelle ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Non, seul un fou aurait pu faire une telle déclaration.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Le rapport d’accusation tchèque prétend que votre administration, avec votre acceptation et votre approbation, aurait procédé à la désagrégation et au pillage des instituts de recherche scientifique en Tchécoslovaquie. Page 58 du texte allemand, page 55 de l’édition anglaise du rapport URSS-60, il est dit :

« Les Allemands occupèrent tous les établissements d’instruction supérieure et les instituts scientifiques. Ils s’emparèrent aussitôt des instruments et des appareils de valeur, ainsi que des installations scientifiques dans les instituts qu’ils venaient d’occuper. Les bibliothèques scientifiques furent systématiquement et méthodiquement pillées. Des livres et des films scientifiques furent lacérés ou emportés. Les archives du Sénat académique, la plus haute autorité universitaire, furent lacérées ou brûlées, les fichiers détruits et leur contenu jeté à tous les vents. »

Que pouvez-vous dire à ce sujet ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Je puis simplement dire qu’en ce qui me concerne, les pillages et la destruction tels qu’on vient de les décrire, je n’en ai eu connaissance ni à Prague, ni ailleurs. Les établissements d’enseignement supérieur tchèques ont, comme les universités, été fermés en 1939 sur l’ordre de Hitler. Les immeubles et les installations de l’université tchèque de Prague ont, dans la mesure où je suis bien informé, été en partie mis à la disposition de l’université allemande qui avait été, à un moment donné, fermée par les Tchèques puisqu’ils ne pouvaient plus être utilisés après la fermeture des universités tchèques.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Savez-vous quelque chose...

LE PRÉSIDENT

Je n’ai pas compris cette réponse. J’ai compris : « Les bâtiments et les installations ont en partie été mis à la disposition des universités allemandes qui avaient été fermées par les Tchèques ».

ACCUSÉ VON NEURATH

A Prague. La plus vieille université allemande se trouvait à Prague ; les Tchèques l’avaient fermée après la dernière guerre et, après la fondation du Protectorat, on l’avait rouverte ; c’est, autant que je sache, à cette université allemande qu’une partie de ces installations et de ces immeubles furent affectés à l’époque.

LE PRÉSIDENT

Continuez.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

D’une façon générale, savez-vous quelque chose sur l’enlèvement d’oeuvres d’art, de collections, d’installations scientifiques ou autres ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Le seul cas dont j’ai eu connaissance concerne l’enlèvement de vieux Gobelins d’une grande valeur historique, du Palais Maltese à Prague. Ils furent emportés par un membre du ministère des Affaires étrangères sur un prétendu ordre du chef du Protocole et cela une nuit, en secret, sans que moi-même ou mon administration en ayons eu connaissance. Dès que j’en ai eu connaissance, je me suis efforcé auprès du ministère des Affaires étrangères d’en obtenir la restitution immédiate. Je ne sais pas si cela a été fait : c’était en 1941 et, sur ces entrefaites, j’ai quitté Prague.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Je me permets...

ACCUSÉ VON NEURATH

Je n’ai jamais eu connaissance d’autres incidents. Au reste, j’avais donné l’interdiction formelle de transférer des oeuvres d’art du Protectorat vers le Reich.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

A ce propos, je me permets de produire un extrait de la déposition de l’ancien secrétaire d’État Frank, en date du 10 juin 1945. C’est le numéro 154 du tome 5 de mon livre de documents, et je prie le Tribunal d’en prendre connaissance. (Au témoin.) Monsieur von Neurath, qu’est-il advenu des meubles et des œuvres d’art qui appartenaient au trésor artistique tchèque et qui ont servi à installer le Palais Czernin que vous habitiez à Prague ?

ACCUSÉ VON NEURATH

C’était l’ancienne résidence du ministre des Affaires étrangères tchèque. Les objets que contenait cet appartement, parmi lesquels il en était de grande valeur, appartenaient à l’État tchèque. Étant donné qu’il n’existait pas d’inventaire de ces objets et de ces meubles, j’ai, avant d’emménager en octobre 1939 et en présence du directeur tchèque de l’administration des châteaux et du professeur Strecki, historien d’art tchèque, fait procéder à un inventaire détaillé. Un exemplaire de cet inventaire fut gardé par mes services et un autre remis à l’administration des châteaux. Après mon départ de Prague à l’automne 1941, j’ai donné l’ordre à mon ancien intendant de dresser un procès-verbal en présence des deux personnalités qui avaient assisté à la rédaction de l’inventaire, procès-verbal qui mentionnait la présence de tous les objets figurant à l’inventaire.

LE PRÉSIDENT

Je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’entrer dans les détails de cet inventaire, mais je voudrais vous demander quelque chose. Si j’ai bien compris la traduction, cet inventaire a été dressé en automne 1938. Est-ce exact ?

ACCUSÉ VON NEURATH

1939, Monsieur le Président. Je voulais mentionner simplement qu’il va sans dire que je n’ai rien enlevé de tous ces objets.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Un autre point du rapport d’accusation tchèque porte sur la saisie de ce qu’on appelait les « maisons de Masaryk » dans diverses villes, et sur la destruction de monuments de Masaryk et d’autres personnalités de l’Histoire tchèque. Que savez-vous de cela ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Sous mon administration, certaines de ces maisons ont été fermées par la Police, car elles étaient des centres d’excitation anti-allemande. Quant à la destruction de monuments de Masaryk ou d’autres monuments nationaux tchèques, je les avais interdites expressément. En outre, j’ai expressément autorisé le dépôt de couronnes sur la tombe de Masaryk, à Lanyi, que Frank avait interdit. D’ailleurs, cette cérémonie eut lieu avec une grande affluence.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

On prétend encore que la littérature tchèque aurait été opprimée dans une très forte mesure.

ACCUSÉ VON NEURATH

L’impression et la diffusion d’une littérature tchèque anti-allemande étaient évidemment interdites, de même que la diffusion d’oeuvres anglaises et françaises était interdite dans tout le Reich pendant la guerre. Au reste, ces questions étaient traitées sur des directives directes du ministère de la Propagande. Mais sous mon administration, il existait encore beaucoup de maisons d’éditions et de librairies tchèques où les ouvrages d’auteurs tchèques étaient imprimés et diffusés dans une très large mesure. Le choix de livres tchèques de toute espèce était certainement plus grand que le choix de livres allemands.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Mais peut-on parler effectivement d’une oppression de la culture tchèque, des théâtres, des cinémas, etc. ; peut-on en parler comme le fait l’Accusation ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Il ne peut pas être question d’une restriction de l’autonomie culturelle tchèque, en dehors de la question des universités. A Prague, un grand nombre de théâtres tchèques de toutes sortes était ouvert, notamment l’Opéra, purement tchèque, et plusieurs scènes de comédie. Il n’y avait, par contre, qu’un seul théâtre allemand qui jouât quotidiennement. Constamment, on jouait de nombreux opéras et de nombreuses pièces de théâtre en langue tchèque. Il en était de même pour la musique. La célèbre philharmonie tchèque de Prague jouait surtout de la musique tchèque et était absolument libre du choix de ses programmes.

LE PRÉSIDENT

Docteur Lüdinghausen, nous n’avons pas besoin de tous ces détails. L’accusé a dit que les théâtres et les cinémas étaient autorisés et qu’il n’y avait qu’un théâtre allemand. Nous n’avons pas besoin de plus de détails.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Je ne le faisais que pour répondre à un point particulièrement détaillé de l’Acte d’accusation. Qu’en était-il de l’industrie des films ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Il en était de même ; elle était même particulièrement active.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Je passerai maintenant à la prétendue oppression de la liberté religieuse qui vous est reprochée par l’accusation tchèque. Le rapport de l’Accusation parle ici d’une vague d’oppression des Églises, qui aurait commencé avec l’occupation de la Tchécoslovaquie par les troupes allemandes. Qu’en est-il exactement ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Il ne peut être question d’une persécution méthodique des Églises. La population était absolument libre dans l’exercice de sa religion ; je n’aurais en aucune façon toléré de limitations de ce genre. L’ancien sous-secrétaire d’État von Burgsdorff a déjà déposé ici sur ce point. Que dans des cas isolés certains pèlerinages ou certaines processions aient été interdits par la Police, c’est possible, encore que je ne m’en souvienne pas exactement, mais cela a pu se faire pour la raison que certains pèlerinages, qui comptaient parfois plusieurs milliers de participants, ont été utilisés pour des manifestations de caractère politique où des discours anti-allemands furent prononcés. Je sais que cela s’était produit à plusieurs reprises. Qu’un certain nombre d’ecclésiastiques aient été arrêtés, cela notamment au cours de l’opération qui eut lieu au début de la guerre et qu’on a mentionnée, c’est exact. Ces arrestations n’ont pas été faites parce qu’il s’agissait d’ecclésiastiques, mais parce qu’il s’agissait d’adversaires politiques actifs ou de suspects sur le plan politique. Précisément dans de tels cas, je suis intervenu avec une insistance particulière en faveur de leur libération. Mes rapports personnels avec l’archevêque de Prague étaient absolument corrects et amicaux. Je me souviens parfaitement que lui et l’archevêque d’Olmütz m’ont remercié de mes interventions en faveur de l’Église.

J’ai empêché toute mesure contre l’exercice de leur culte par les Juifs ; jusqu’à mon départ, en automne 1941, toutes les synagogues sont restées ouvertes.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

En liaison avec ce dernier point, je voudrais vous poser une question quant à la situation des Juifs dans le Protectorat. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?

ACCUSÉ VON NEURATH

La situation juridique des Juifs dut, sur l’ordre de Berlin, être adaptée à celle qu’ils avaient dans le Reich. Des directives à cet égard m’avaient été données dès avril 1939. Par toutes sortes de questions posées à Berlin je me suis efforcé, et j’ai d’ailleurs réussi, à retarder la mise en vigueur de ces lois jusqu’en juin 1939, afin de donner aux Juifs la possibilité de se préparer aux menaces de l’application de ces lois. Les lois qu’on a appelées les lois de Nuremberg furent également appliquées par la suite dans le Protectorat : les Juifs se trouvaient exclus des postes officiels et de tous les postes dirigeants de l’Économie. Mais il n’y eut pas d’arrestations massives ; il n’y eut pas non plus, sauf dans certains cas isolés, d’excès commis contre les Juifs. Le camp de Theresienstadt n’a été installé que bien après mon départ. De même, j’ai empêché l’installation de camps de concentration dans le Protectorat.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

L’accusation tchèque vous fait un grief personnel d’avoir appliqué des mesures anti-juives. Elle prétend que vous avez d’abord chargé le Gouvernement tchèque, c’est-à-dire le Gouvernement autonome, de l’application des lois anti-juives, et qu’après le refus du président du conseil Elias, vous auriez vous-même pris ces mesures.

ACCUSÉ VON NEURATH

Comme je viens de le mentionner, l’introduction des lois anti-juives a eu lieu à la suite d’instructions directes de Hitler ou des services compétents de Berlin.

LE PRÉSIDENT

Docteur von Lüdinghausen, pourquoi voulez-vous revenir sur cette question ? L’accusé a déclaré qu’il avait réussi à faire remettre l’application de ces lois jusqu’à juin 1939, après quoi les lois de Nuremberg ont été introduites. Il nous a ensuite indiqué les différentes modifications qu’il dit y avoir apportées. Et maintenant, vous lui donnez lecture du rapport tchèque et vous voulez le faire revenir sur tous ces points. Il est 11 h. 15 maintenant.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Considérons donc cette question comme réglée par cette première réponse. Nous ne parlons pas non plus de la saisie des biens.

Monsieur von Neurath, l’accusation tchèque vous reproche également la dissolution des associations chrétiennes de jeunes gens et de jeunes filles, YMCA et YWCA, et la saisie des biens de ces organisations au profit d’organisations allemandes.

ACCUSÉ VON NEURATH

Je dois avouer que je n’ai aucun souvenir de cette saisie. Si la saisie et la dissolution ont eu lieu avant mon départ, il s’agit tout au plus d’une mesure de police.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

L’accusation tchèque parle en outre de l’anéantissement de la vie économique tchèque et du pillage systématique des réserves de matières premières tchèques, et vous en fait un grief personnel. Qu’en est-il exactement ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Au moment de l’institution du Protectorat, l’Économie tchèque s’incorpora en quelque sorte automatiquement à l’ensemble de l’Économie allemande. L’exportation pour laquelle l’industrie tchèque avait travaillé d’une façon très importante fut supprimée pour le temps de guerre, c’est-à-dire que cette exportation se transforma en une exportation vers le Reich. L’industrie lourde tchécoslovaque, notamment les usines Skoda, et l’industrie des armes, devinrent à proprement parler une industrie de guerre et furent utilisées par le délégué au Plan de quatre ans pour renforcer l’industrie d’armement allemande.

Au début de mon administration, je me suis efforcé d’éviter l’achat de tous les produits en provenance du Protectorat, ce qui aurait été nuisible aux intérêts de la population. Un moyen efficace consistait à maintenir la barrière douanière vers le Reich.

Après d’âpres combats avec les services économiques de Berlin, j’obtins le maintien d’une frontière douanière qui avait déjà été supprimée par le décret du 16 mars 1939, jusqu’en octobre 1940, soit un an et demi après la création du Protectorat. Je crois qu’on me reproche également de m’être rendu responsable de l’enlèvement de matières premières. A ce propos, je puis dire simplement que seule l’administration du délégué au Plan de quatre ans était responsable de telles mesures.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

A ce propos, je me réfère au décret du 16 mars 1939 qui a déjà été présenté. C’est le document 144 de mon livre de documents, tome 5, et je voudrais attirer l’attention du Tribunal sur les articles 9 et 10 ou plutôt 9, seulement l’article 9 de ce document. (Au témoin.) On vous accuse, en outre, du fait qu’en ce qui concerne la question des rapports de la Couronne et du Mark, un rapport de 10 à 1 aurait été déterminé, favorisant ainsi l’exploitation de la Tchécoslovaquie. Est-ce que vous êtes responsable de l’introduction de ce cours de change ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Non ; dans le décret sur la création du Protectorat du 16 mars 1939 auquel je n’ai participé en aucune façon, il était déjà stipulé que le taux des changes serait déterminé par le Gouvernement du Reich. Autant que je sache, ce cours du change était déjà pratiqué en bourse et dans le public avant l’incorporation du pays des Sudètes au Reich, et à plus forte-raison par la suite. Il fallait bien fixer un cours officiel et cela a été fait par ce décret, pris par les autorités de Berlin.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

A ce propos, je voudrais me référer au document que je viens de citer, le décret du 16 mars 1939. C’est le document 144 de mon livre de documents, tome 5. J’insiste sur l’article 10 où il est dit : « Le Gouvernement du Reich déterminera le rapport entre les deux monnaies » (la monnaie tchécoslovaque et la monnaie allemande). (Au témoin.) On vous reproche, en outre, dans ce rapport d’accusation tchèque le fait que des voies ferrées du réseau tchèque aient été enlevées et transférées en Allemagne. En savez-vous quelque chose ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Je n’en sais rien, et cela me semble absolument erroné. Je sais seulement qu’en 1940 il y eut entre la Reichsbahn et les chemins de fer de l’État tchèque des pourparlers au sujet de la cession de wagons de chemins de fer et de locomotives, à titre de prêt et contre rétribution. Ces pourparlers ont eu lieu, mais la condition préalable était, ici aussi, que ces wagons et ces locomotives fussent disponibles et que leur cession ne compromit pas les transports à l’intérieur du Protectorat. D’ailleurs, les chemins de fer dans le Protectorat n’étaient pas de mon ressort, mais dépendaient directement du ministère des Transports à Berlin.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

A ce propos, je me réfère à l’article 8 du décret qui vient d’être mentionné sous le numéro 144 de mon livre de documents, tome 5. (Au témoin.) On prétend encore que le Commissaire du Reich a fait interrompre par la Banque nationale à Prague tous les paiements à l’étranger, et qu’il a fait saisir toutes les réserves d’or et de devises de cette banque. Avez-vous été impliqué dans ces événements ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Absolument pas. Le Commissaire du Reich pour la Banque nationale de Prague était nommé directement par la Reichsbank à Berlin, ou peut-être même par le ministère des Finances, et c’est de là qu’il recevait des directives.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Le rapport tchèque prétend, en outre, que vous êtes responsable, ou que tout au moins vous partagez la responsabilité, d’un prétendu dépouillement des banques et des entreprises industrielles tchèques par l’Économie allemande.

ACCUSÉ VON NEURATH

Les banques allemandes et, en partie, l’industrie allemande, avaient un intérêt très net à prendre pied dans l’Économie du Protectorat. Cela était déjà le cas longtemps avant la création du Protectorat, d’ailleurs. Il va de soi que les grandes banques allemandes profitèrent de l’occasion pour acquérir des paquets d’actions tchèques et, de cette façon, la majorité de deux banques tchèques avec leurs intérêts industriels passa, selon un procédé économique absolument équitable, entre des mains allemandes. En ce qui concerne l’Union Bank mentionnée, je crois, dans le rapport de l’accusation tchèque, banque qui a été reprise par la Deutsche Bank, je sais par hasard que cette initiative n’a pas été prise du côté allemand, mais l’Union Bank même. Mais ni moi ni mon administration n’avons favorisé le développement de cet état de choses. D’ailleurs, toutes ces entreprises avaient des directeurs généraux tchèques, et il était très rare qu’on y vît des fonctionnaires allemands. La grande majorité de toutes les entreprises commerciales restait purement tchèque.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Et qu’en était-il des prétendues mesures de contrainte dont l’Accusation prétend qu’elles ont été exercées sur l’agriculture tchèque ? Pouvez-vous nous dire quelque chose sur ce point, sur votre attitude à cet égard et sur les mesures que vous avez prises ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Ce chapitre fait partie de la question qui a déjà été mentionnée des plans de germanisation établis par le Parti et les SS.

L’instrument de cette politique de colonisation allemande devait être l’administration tchèque de l’agriculture (Bodenamt). C’était une administration purement tchèque qui subsistait de l’ancienne réforme agraire tchécoslovaque. A la tête de cette administration, fut placé par les soins de M. Himmler un chef SS qui en était le directeur provisoire.

LE PRÉSIDENT

Le Tribunal ne désire pas connaître les détails de cette affaire. Le rapport tchèque semble prétendre qu’on ait appliqué des mesures de contrainte à l’agriculture. L’accusé dit que c’est le Parti et les SS qu’il faut en rendre responsables, si tant est que l’accusation soit fondée, mais qu’il n’avait rien à voir avec cette question. Quel intérêt y a-t-il à ce qu’il nous donne les détails de l’histoire de l’agriculture en Tchécoslovaquie ? Le Tribunal...

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Témoin, je voudrais simplement dire ceci : vous avez réussi, après une lutte opiniâtre, à reprendre possession de ce Bodenamt auquel les nationaux-socialistes avaient imprimé leur politique. Je tenais à ce que ce fait fût signalé.

Monsieur le Président, je voudrais faire observer ceci : j’ai dit hier que mon interrogatoire durerait encore une heure, mais après la fin de l’audience, j’ai trouvé un nouveau livre de documents du Ministère Public qui m’a forcé à examiner en détail un certain nombre de questions. C’est pour cette raison, que je ne pouvais pas prévoir, qu’il me faudra un peu plus de temps.

LE PRÉSIDENT

Le Tribunal n’a pas du tout parlé de la question de temps. Mais pourquoi vous occupez-vous de ces questions de... Je ne sais pas ce que signifie ce mot en « Amt », et quel est son rapport avec l’agriculture. Pourquoi traitez-vous de cette question ? L’accusé a dit qu’il n’avait rien à faire avec cela.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Si, Monsieur le Président, parce qu’on a essayé de réaliser ces projets d’ordre agricole au moyen du Bodenamt.

LE PRÉSIDENT

S’il en est ainsi, laissez-le s’expliquer. Je croyais qu’il avait dit que c’étaient les SS et le Parti.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Oui, mais au moyen du Bodenamt, et l’accusé s’y est opposé. (Au témoin.) Voulez-vous nous en parler brièvement, Monsieur von Neurath.

ACCUSÉ VON NEURATH

Je crois qu’après la déclaration de M. le Président, il n’est pas nécessaire que j’insiste. En fait, je n’ai pas eu affaire directement avec cette administration, j’ai simplement réussi à faire éloigner de cette administration son chef qui appartenait aux SS et qui était indésirable.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Au cours de la période où vous avez été Protecteur du Reich, y a-t-il eu des déportations forcées d’ouvriers pour le Reich ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Non. Là aussi, je serai bref. Il n’y eut pas de travail forcé tant que je restai dans le Protectorat. Le Gouvernement du Protectorat avait pris une ordonnance pour l’emploi des jeunes gens à des travaux urgents dans le Protectorat. Mais il n’y eut pas, sous mon administration, de déportations d’ouvriers vers le Reich. Par contre, de nombreux jeunes gens se sont présentés volontairement pour travailler en Allemagne parce que les conditions de travail et les salaires y étaient meilleurs à ce moment que dans le Protectorat.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Une dernière question : dans quelles circonstances avez-vous quitté vos fonctions de Protecteur du Reich ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Je voudrais dire d’abord pourquoi je suis resté aussi longtemps malgré ces incidents et toutes ces difficultés. La raison en était que j’étais convaincu, comme je le suis encore aujourd’hui, que je devais rester aussi longtemps que je pouvais concilier mon séjour à Prague avec ma conscience, afin d’empêcher que ce pays confié à l’Allemagne tombât définitivement sous la domination des SS. Tout ce qui s’est abattu sur le pays après mon départ en 1941, j’ai réussi effectivement à l’empêcher par ma présence, et encore que les effets de mon activité aient été limités, je crois néanmoins que ma présence là-bas n’a pas seulement rendu service à mon pays, mais aussi et précisément au peuple tchèque. Aujourd’hui, dans des circonstances analogues, je n’agirais pas autrement.

Je crois d’ailleurs que précisément en temps de guerre, il ne m’était permis d’abandonner un poste aussi délicat et aussi lourd de responsabilité qu’à la dernière extrémité : l’équipage d’un navire ne rentre pas sous le pont et ne met pas ses mains sur les genoux quand le bateau est en péril. Que je n’aie pas réalisé les vœux des Tchèques dans leur totalité, cela va de soi pour quiconque a jamais été forcé de faire de la politique pratiquement et pas seulement en théorie.

Je crois donc qu’en persistant à demeurer à mon poste j’ai empêché bien des maux qui se sont abattus après mon départ sur le peuple tchèque. Cette opinion était d’ailleurs celle d’une grande partie de la population tchèque, comme j’ai pu m’en apercevoir aux nombreuses lettres qui me sont parvenues après mon départ.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Quelles ont été les causes de votre départ ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Le 23 septembre 1941, j’ai reçu un appel téléphonique de Hitler ; il me convoquait immédiatement à son Quartier Général. Là, il me déclara que j’étais trop modéré envers les Tchèques, que cela ne pouvait pas durer. Il avait résolu de prendre à l’avenir des mesures très rigoureuses contre le mouvement de résistance tchèque et, à cette fin, d’envoyer à Prague le fameux Obergruppenführer Heydrich. De toutes mes forces j’ai essayé de le détourner de son intention, mais sans succès. J’ai alors offert ma démission à Hitler, car je ne voulais en aucune façon prendre sous ma responsabilité l’activité de Heydrich à Prague. Hitler refusa mais me donna l’autorisation de prendre un congé. Je pris l’avion pour Prague et le lendemain je rentrais chez moi. A l’heure même où je quittai Prague, M. Heydrich y arrivait. De chez moi, j’écrivis à Hitler et le priai encore une fois d’accepter ma démission immédiate. Comme je ne recevais, malgré mon insistance, aucune réponse, je renouvelai encore ma demande et déclarai en même temps que je ne retournerais en aucun cas à Prague, que j’avais dissous mon bureau et que je me refusais à assumer plus longtemps les fonctions de Protecteur du Reich. Je ne fus effectivement relevé de mon poste qu’en août 1943.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Je voudrais terminer mon interrogatoire de l’accusé von Neurath par une brève citation d’un passage de l’Acte d’accusation tchèque.

LE PRÉSIDENT

Un moment. Votre mise en congé fut-elle publiée ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Oui.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Je voulais précisément citer ce qui en est dit dans le rapport de l’accusation tchèque :

« Lorsque enfin, dans la seconde moitié du mois de septembre, les comités clandestins tchèques en révolte entreprirent, avec l’aide de la BBC, le boycottage de la presse contrôlée par les Allemands, les autorités allemandes saisirent l’occasion pour frapper un coup sévère contre le peuple tchécoslovaque. Le 27 septembre 1941, la radio de Prague annonça la nouvelle suivante : « Le ministre du Reich, baron von Neurath, Protecteur de Bohême-Moravie, a jugé nécessaire de demander au Führer de lui accorder un congé de longue durée pour le rétablissement de sa santé gravement atteinte ».

Il est dit ensuite :

« Dans ces conditions, le Führer a fait droit à sa requête et a confié au SS-Obergruppenführer Heydrich, pour la durée de la maladie du ministre du Reich von Neurath, le poste de Protecteur de Bohême-Moravie. »

Ceci termine mon interrogatoire, Monsieur le Président.

LE PRÉSIDENT

De septembre 1941 en octobre 1943, avez-vous vécu sur vos terres ou qu’avez-vous fait d’autre ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Oui, Monsieur le Président.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

Mon interrogatoire est terminé.

LE PRÉSIDENT

L’audience est levée.

(L’audience est suspendue.)
LE PRÉSIDENT

D’autres membres de la Défense ont-ils des questions à poser au témoin ?

Dr EGON KUBUSCHOK (avocat de l’accusé von Papen, avocat du Gouvernement du Reich)

Avez-vous connaissance du fait que M. von Papen, immédiatement après que l’Allemagne eût quitté la SDN, suivit Hitler à Munich pour l’inciter à rester à la SDN ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Oui, je le sais ; c’est moi-même qui le lui ai demandé.

Dr KUBUSCHOK

M. von Papen, alors qu’il était vice-chancelier en 1933-1934, a-t-il protesté contre les actes d’hostilité de l’Allemagne vis-à-vis de l’Autriche, tels que la « barrière des 1.000 Mark » ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Oui. Lui, d’autres ministres, et bien entendu moi-même, nous n’avons cessé de le faire.

Dr KUBUSCHOK

Hitler vous a-t-il dit que cette attitude de Papen dans la question autrichienne l’avait incité à confier à von Papen sa mission à Vienne, après l’assassinat de Dollfuss ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Oui, Hitler m’en a parlé.

Dr KUBUSCHOK

Hitler vous a-t-il dit pour quelle raison il avait envoyé à Papen sa lettre du 26 juillet 1934, dans laquelle il faisait connaître son envoi en mission en Autriche ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Oui. Cela s’est passé de la façon suivante : lorsque Hitler me fit part de son intention d’envoyer Papen à Vienne, je lui répliquai que pour lui assurer une influence là-bas il était nécessaire, après les événements du 30 juin, de mettre au clair les relations Hitler-von Papen, et cela publiquement. C’est vraisemblablement à la suite de cela qu’a été écrite la lettre qu’on a lue ici.

Dr KUBUSCHOK

En 1937 vous avez fait au Gouvernement autrichien une visite au cours de laquelle il y eut des manifestations. Ces manifestations vous ont-elles surpris, ainsi que M. von Papen ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Ces manifestations ont été pour moi une surprise complète, notamment en raison de leur grande importance. Elles ne m’étaient absolument pas agréables, car elles jetaient une ombre sur mes entretiens avec M. von Schuschnigg.

Dr KUBUSCHOK

Une dernière question : avant la formation du cabinet Schleicher, une réunion du cabinet eut lieu le 2 décembre 1932. La veille, M. von Papen avait été chargé par Hindenburg de congédier le parlement et de former un nouveau Gouvernement. Est-il exact que Papen en ait référé au cabinet et que Schleicher, en sa qualité de ministre de la Reichswehr, lui ait déclaré que cela conduirait à la guerre civile et que les forces de la Wehrmacht étaient trop faibles pour y faire face ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Oui, je me souviens parfaitement de cet événement. Nous étions tous un peu surpris de cette déclaration de Schleicher, mais elle était si fondée qu’il nous fallut bien admettre qu’elle était juste.

Dr KUBUSCHOK

Je vous remercie. Je n’ai plus d’autres questions à poser.

LE PRÉSIDENT

D’autres avocats ont-ils des questions à poser ? (Pas de réponse.) Le Ministère Public ?

SIR DAVID MAXWELL-FYFE (Procureur Général adjoint britannique)

Aviez-vous connaissance du fait que, dans la seconde moitié de 1932, période sur laquelle le Dr Kubuschok vient de vous interroger, le Président von Hindenburg, l’accusé von Papen et le général von Schleicher ont longuement discuté de la meilleure conduite à tenir envers le parti nazi ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Non, je l’ai déjà dit, je n’étais pas du tout au courant, je ne savais absolument rien de tous ces pourparlers.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je voudrais préciser que je ne prétends pas que vous ayez participé à ces négociations. Mais ne saviez-vous pas que cette question de la conduite à tenir à l’égard du parti nazi a causé de graves préoccupations au Président von Hindenburg, à von Papen et à von Schleicher ? A votre avis, c’était bien un problème urgent, n’est-ce pas ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Oui, je le savais.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je le répète, accusé : ne croyez pas que je suggère que vous ayez pris part à ces négociations. Je ferai la lumière sur toutes mes affirmations. Vous saviez cependant que le Président von Hindenburg, von Papen et le général von Schleicher pensaient qu’en fin de compte la meilleure solution était de former un gouvernement avec Hitler comme chancelier, bien encadré par les éléments conservateurs, et collaborant étroitement avec ceux-ci. C’était bien le plan qu’ils avaient finalement décidé d’adopter ? Vous saviez au moins cela, je pense ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Ce n’était pas tout à fait cela. A l’époque dont vous parlez, il était simplement question de devoir faire entrer le parti nazi au Gouvernement.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Mais plus tard, lorsque le parti nazi entra au Gouvernement le 30 janvier 1933, le plan était de bien l’encadrer par des éléments conservateurs. C’était bien l’idée du Président von Hindenburg, n’est-ce pas ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Oui.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Et vous étiez un de ces éléments stables et conservateurs, si je vous ai bien compris ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Oui. Il a été clairement exposé ici que le Président von Hindenburg désirait particulièrement que j’en fasse partie.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Afin que le Gouvernement de Hitler soit considéré comme un gouvernement pacifique et respectable. Est-ce que je m’exprime bien ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Oui, et surtout afin d’éviter que le mouvement révolutionnaire de Hitler ne fasse trop prévaloir ses méthodes dans le Gouvernement.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Accusé ! Vous avez déclaré ici que jusqu’à ce moment-là vous aviez été diplomate. Lorsque vous êtes devenu ministre, n’aviez-vous pas pensé que vous alliez détenir une part de responsabilité pour le maintien du caractère pacifique et respectable de ce Gouvernement ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Certes, mais la question était de savoir quels étaient les moyens en mon pouvoir pour y parvenir.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je ne veux pas pénétrer trop avant dans vos réflexions, mais je voudrais simplement éclaircir le point suivant : vous saviez, en tant que ministre des Affaires étrangères et en tant que personnalité bien connue dans tous les Gouvernements d’Europe, que l’on considérerait dans toute l’Europe votre présence au Gouvernement comme le signe que vous approuviez les actes de ce Gouvernement et que vous en acceptiez les responsabilités. Est-ce juste ?

ACCUSÉ VON NEURATH

J’en doute beaucoup ; on l’a peut-être espéré.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Parlons-en donc. Étiez-vous vraiment, jusqu’en novembre 1937, convaincu des intentions pacifiques et du caractère respectable du Gouvernement ?

ACCUSÉ VON NEURATH

J’étais convaincu des intentions pacifiques du Gouvernement, je l’ai déjà dit. Quant aux méthodes...

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Et l’honorabilité de ce Gouvernement ? Par honorabilité, je veux dire ce que l’on entend généralement par un Gouvernement qui, dans la mesure du possible, rend le peuple heureux et content. En étiez-vous convaincu ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Je n’étais absolument pas d’accord avec ses méthodes, notamment en ce qui concerne la politique intérieure.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Voyons cela un instant. Étiez-vous au courant de la « terreur brune » du mois de mars 1933, six semaines environ après la formation du Gouvernement ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Je n’étais au courant que du boycottage des Juifs.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Vous souvenez-vous de l’affidavit du consul américain M. Geist, document PS-1759 (USA-420), qui a été déposé ici comme preuve ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Puis-je le voir ?

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je ne voulais que vous le rappeler. C’est un long affidavit et je ne veux que vous faire observer un ou deux points. M. Geist y donne de nombreux détails sur le traitement réservé aux Juifs, les insultes, les coups et les injures. Cela se passait déjà au mois de mars 1933.

Étiez-vous au courant ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Je connais ces événements ; je ne connais pas cet affidavit, je ne l’ai jamais vu, mais je connais ces événements par les plaintes qu’ont élevées des représentants diplomatiques étrangers, et afin de faire cesser ces agissements, je me suis adressé à plusieurs reprises à Hitler et je lui ai demandé de faire en sorte que cela finisse. Mais je ne connais pas les détails.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Laissons de côté cet affidavit pour un moment. En votre qualité de ministre des Affaires étrangères, vous deviez certainement recevoir des comptes rendus ou des résumés de tout ce qui paraissait dans la presse étrangère. Vous avez bien reçu de tels rapports, n’est-ce pas ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Oui, certainement. Mais si j’ai eu connaissance de toutes ces affaires, je n’en sais rien.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Prenons un exemple. Vous avez été ambassadeur à la Cour de Saint-James de 1930 à 1932 si je me souviens bien, n’est-ce pas ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Oui.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Et vous saviez — que vous en approuviez la teneur ou non — que le Times de Londres et le Manchester Guardian sont en Angleterre des journaux qui ont une très grande influence ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Oui, oui.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Avez-vous su qu’en avril 1933 ces deux journaux étaient remplis des rapports les plus affreux sur les mauvais traitements infligés aux Juifs, aux sociaux-démocrates ou aux communistes en Allemagne ?

ACCUSÉ VON NEURATH

C’est bien possible, je ne sais plus aujourd’hui. Mais ce sont précisément les cas dont j’ai parlé à Hitler en attirant son attention sur l’effet produit à l’étranger.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Précisons donc ce que publiaient ces journaux. Dès le 12 avril 1933, le Manchester Guardian disait : « En se donnant la peine de pénétrer un peu plus loin que la surface qui peut paraître calme à qui observe de l’extérieur, on trouve dans chaque ville, dans chaque village, de tels exemples de barbarie commise par les « chemises brunes » que l’époque actuelle ne peut fournir aucun parallèle ». Puis, les « chemises brunes » sont décrites comme l’instrument « d’une terreur à la fois gratuite et systématique ; gratuite parce qu’à la différence d’une terreur révolutionnaire, elle n’est imposée par aucune nécessité extérieure et systématique parce qu’elle fait partie intégrante du régime hitlérien ».

Saviez-vous que ces textes, ainsi que d’autres, paraissaient dans des journaux britanniques responsables ?

Monsieur le Président, c’est le document D-911, une collection d’extraits qui, avec l’affidavit de M. Wurm, est déposée sous le numéro GB-512. (Au témoin.) Saviez-vous que cette méthode était systématiquement appliquée comme faisant partie intégrante du régime hitlérien ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Certainement pas dans ce sens-là.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Saviez-vous que le journal britannique, le Manchester Guardian, écrivait : « Un conservateur allemand éminent qui est en contact étroit avec les membres nationalistes du Gouvernement et qui sympathise avec la droite plutôt qu’avec la gauche, a évalué le nombre des victimes à 20.000 au mois d’avril. »

Saviez-vous que ce chiffre était si élevé ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Non, et je ne le crois pas non plus.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Voyons alors ce que disait la presse allemande. Le 24 avril 1933, le Times citait le Hamburger Fremdenblatt qui, invoquant des sources officielles, disait que 18.000 communistes étaient internés dans le Reich et que sur les 10.000 internés de Prusse il y avait beaucoup d’intellectuels et d’autres. Le Hamburger Freindenblatt, qui a derrière lui une longue carrière dans la presse, aurait-il fait erreur en citant des sources officielles sous votre Gouvernement, en avril 1933 ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Je ne le sais pas, mais je sais qu’on fait de graves erreurs avec les chiffres, toujours.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Accusé, voici un chiffre qui a figuré dans un journal sérieux de Hambourg. C’est un chiffre officiel cité à nouveau dans le Times, le journal le plus important d’Angleterre. Cela n’était-il pas suffisamment sérieux pour que vous souleviez la question devant le cabinet ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Je regrette, mais, même en portant un grand respect aux journaux — et au journal londonien — je dois dire qu’ils ne disent pas toujours la vérité.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Non. C’est là une observation tout à fait pertinente. Les journaux, comme tout le monde, peuvent être mal informés, mais lorsque vous receviez de tous côtés de tels rapports sur des événements effroyables, des chiffres très élevés, n’avez-vous pas jugé nécessaire, vous qui étiez un des éléments les plus considérés de ce Gouvernement, de soulever cette question devant le cabinet afin de savoir si c’était vrai ou non ?

ACCUSÉ VON NEURATH

D’où savez-vous seulement que je ne l’ai pas fait ?

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

C’est ce que je vous demande. Avez-vous soulevé cette question et quel a été le résultat, si yous l’avez fait ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Je vous ai déjà dit tout à l’heure que j’ai parlé de ces événements à Hitler, non pas au cabinet, mais toujours à Hitler.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Ce n’est pas ce que je vous ai demandé, accusé. Ce que je vous ai demandé, c’est pourquoi vous n’avez pas soulevé cette question devant le cabinet. Il y avait un cabinet dans lequel figuraient des éléments conservateurs afin que ce cabinet semble respectable. Pourquoi n’avez-vous pas soulevé cette question devant le cabinet et essayé d’obtenir l’appui de von Papen, de Hugenberg et de tous les autres conservateurs du cabinet dont nous avons entendu parler ? Pourquoi n’avez-vous pas soulevé cette question ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Pour la simple raison qu’il me paraissait plus efficace d’en parler directement à Hitler.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Voulez-vous dire au Tribunal qu’au mois d’avril 1933, deux mois après la formation du cabinet, vous ne pensiez pas qu’il valût la peine de soulever une question devant le cabinet du Reich ? Deux mois après que Hitler ait pris le pouvoir, le cabinet était-il déjà influencé par le « Führerprinzip » à tel point que vous ne pouviez plus soulever cette question ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Je répète, — et, après tout, je suis seul en mesure d’en juger — que je considérais des représentations faites directement à Hitler comme plus efficaces.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Bien. Je ne suppose pas que vous fussiez intéressé à cette question, mais étiez-vous au courant de l’internement dans les camps de concentration des personnes que j’ai énumérées à l’accusé von Papen : M. von Ossietzki, M. Mühsam, le Dr Hermann Dunker, ou d’autres écrivains, hommes de loi, hommes politiques de gauche ? Saviez-vous qu’ils avaient été internés en camp de concentration et qu’ils n’en sont jamais revenus ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Non.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Vous ne le saviez absolument pas ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Non.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

En tout cas, vous saviez, comme le montrent vos documents, lorsque vous vous êtes rendu à Londres au mois de juin, comment était disposée l’opinion étrangère envers l’Allemagne à la suite du traitement infligé aux Juifs et aux partis de l’opposition. Vous le saviez lorsque vous vous êtes rendu à la Conférence économique mondiale au mois de juin ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Oui, et je l’ai dit dans le rapport qui a été lu ici.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Vous prétendez que votre réaction a été d’aller voir Hitler et de protester. Voyons ce que les documents dont nous disposons disent de votre activité. Prenons d’abord le mois d’avril. Voulez-vous regarder le document D-794. (Le Document est remis au témoin.)

Monsieur le Président, c’est dans le livre de documents 12 (a), à la huitième page. Ce sera le numéro GB-513. (Au témoin.) C’est une lettre que vous avez adressée à Hitler le 2 avril 1933 :

« L’ambassadeur d’Italie m’a téléphoné hier soir et m’a dit que Mussolini s’était déclaré prêt à démentir, par l’intermédiaire des représentations diplomatiques italiennes à l’étranger, toutes les nouvelles déformées par la propagande et relatives à la persécution des Juifs en Allemagne. J’ai remercié M. Cerutti en votre nom et je lui ai dit que nous accepterions volontiers son offre. Je tiens ce geste amical de Mussolini pour assez important pour le porter à votre connaissance. »

Que pensiez-vous qui ait été « déformé par la propagande » ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Voudriez-vous lire ceci, je vous prie. Il y est dit : « Les nouvelles déformées par la propagande ». Voilà précisément de quoi il s’agit.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

C’est justement cela qui m’intéresse, accusé. Que pensiez-vous qui ait été déformé ? Comment pouviez-vous savoir si ces nouvelles avaient été déformées ou non ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Aujourd’hui, je ne puis vraiment plus vous le dire.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Vous saviez que des Juifs avaient été battus, tués, séparés de leur famille et mis dans des camps de concentration, que leurs biens avaient été détruits et qu’on commençait à les vendre à vil prix. Vous étiez au courant de tout cela, n’est-ce pas ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Non, à ce moment-là, certainement pas. Battus, oui, je l’ai entendu dire, mais aucun Juif n’avait été assassiné à cette époque-là ; une fois tout au plus, dans un cas isolé.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Vous voyez cependant que le Times et le Manchester Guardian de l’époque donnent des exemples caractéristiques d’assassinats de Juifs. Il est impossible que vous n’ayez pas vu, que vous n’ayez pas lu ce que disait la presse étrangère. Pourquoi pensiez-vous que c’était déformé ? Quelles recherches avez-vous faites pour découvrir si c’était déformé ou non ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Qui, qui, qui, qui... me donnait des... renseignements sur, sur, sur... ces assassinats ?

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Mais je vous dis bien que cela figurait dans la presse étrangère ; je vous ai donné deux exemples de la presse de mon propre pays, et manifestement, d’après ce que dit M. Mussolini, cela devait aussi figurer dans la presse d’autres pays. Vous avez dû savoir ce qu’on y écrivait. Quelles recherches avez-vous faites pour savoir si c’était vrai ou non ?

ACCUSÉ VON NEURATH

J’ai agi par la seule voie qui m’était accessible les autorités de police compétentes.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Avez-vous demandé à Himmler ou à l’accusé Göring ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Certainement pas.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Comment ? Vous avez demandé à Himmler ou à l’accusé Göring ? Pourquoi pas ? Pourquoi pas ? C’était pourtant lui qui était le chef et qui a inventé les camps de concentration et la Gestapo à ce moment-là. C’était un homme assez qualifié pour vous renseigner.

ACCUSÉ VON NEURATH

L’homme qui aurait pu me donner des renseignements était le chef, le représentant supérieur des autorités de police, et personnellement, il m’était absolument...

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Avez-vous demandé à l’accusé Frick ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Je ne lui ai certainement pas demandé personnellement.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Eh bien...

ACCUSÉ VON NEURATH

Personnellement, sûrement pas.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je voudrais vous faire observer que je ne veux pas perdre de temps. Pourquoi ne vous êtes-vous pas donné la peine de demander à Göring ou à Frick ou à tous ceux qui auraient pu, je pense, vous donner des renseignements exacts ? Voulez-vous regarder le document PS-3893. (Le document est remis au témoin.)

C’est à la page 120 du livre de documents 12 (a), Monsieur le Président ; je le dépose sous le numéro GB-514. Le Völkischer Beobachter du 17 septembre 1933 cite une de vos déclarations au sujet de la question juive :

« Le ministre ne doute absolument pas que les bavardages stupides de l’étranger à propos d’affaires purement intérieures à l’Allemagne, telles que la question juive, ne tarderont pas à cesser quand on aura reconnu que l’épuration nécessaire de la vie publique doit entraîner quelques rigueurs provisoires dans certains cas isolés, mais qu’elle ne sert qu’à établir plus fermement l’autorité de la justice et de la loi en Allemagne. »

Était-ce là, au mois de septembre 1933, votre point de vue sur les menées dirigées contre les Juifs, contre les sympathisants de la gauche, pensiez-vous qu’il s’agissait d’une « épuration nécessaire de la vie publique » qui entraînerait « des cas isolés de rigueur », mais que néanmoins ceci établirait « plus fermement l’autorité de la justice et de la loi en Allemagne » ? Était-ce votre avis ?

ACCUSÉ VON NEURATH

J’ai dit, au cours... au cours... avant-hier, je crois, au sujet de la question juive et de mon attitude à ce sujet, qu’étant donné l’envahissement de la vie publique allemande par les Juifs après la dernière guerre, je tenais leur élimination ou leur limitation pour absolument justifiée. Voilà à quoi cela se rapporte.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

C’est donc exact. Je veux dire que vous maintenez ce que vous avez dit le 17 septembre 1933, c’est-à-dire que vous considériez le traitement des Juifs en 1933 comme une « épuration nécessaire de la vie publique » en Allemagne ? Devons-nous comprendre que votre opinion d’alors est la même aujourd’hui, que vous n’en n’avez pas changé ? Est-ce exact ?

ACCUSÉ VON NEURATH

C’est exactement mon opinion, aujourd’hui encore, seulement, on aurait dû l’appliquer avec d’autres méthodes.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Très bien. N’en discutons pas plus longuement. Dois-je comprendre que vous connaissiez et que vous approuviez l’anéantissement de l’opposition politique ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Non, cela n’est pas...

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Alors, traitons de cette question par étapes. Avez-vous considéré comme justifiée, à l’époque, l’interdiction du parti communiste ?

ACCUSÉ VON NEURATH

A cette époque, certainement, car vous avez bien entendu dire, n’est-ce pas, que nous nous trouvions devant une guerre civile.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Très bien. Vous étiez donc d’accord sur ce point ? Étiez-vous d’accord sur la dissolution et l’interdiction des syndicats ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Non.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Qu’avez-vous fait pour protester contre l’anéantissement des syndicats ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Ceci ressortissait à un domaine... Ce domaine ne me concernait pas. J’étais ministre des Affaires étrangères et non pas ministre de l’Intérieur.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Bien ; encore une fois, je ne veux pas discuter avec vous. Vous considériez comme parfaitement normal pour un ministre des Affaires étrangères de rester et d’apporter votre soutien et votre autorité à un Gouvernement qui faisait quelque chose que vous ne pouviez approuver, par exemple anéantir les syndicats. Est-ce cela que nous devons comprendre ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Oui. Avez-vous jamais vu un ministre...

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Et qu’en était-il...

ACCUSÉ VON NEURATH

Je voudrais dire quelque chose : avez-vous jamais entendu dire qu’un ministre ait quitté un Gouvernement parce qu’il n’était pas d’accord sur une question isolée ?

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Tout ministre d’un cabinet pour lequel j’aurais le moindre respect aurait quitté le cabinet si celui-ci avait pris des mesures qu’il ne pouvait pas approuver moralement, et j’ai cru comprendre que vous aviez désapprouvé moralement la dissolution des syndicats. Si j’ai tort, rectifiez. Si vous ne désapprouviez pas, dites-le.

ACCUSÉ VON NEURATH

Je ne trouvais pas cela immoral ; c’était une mesure politique, mais pas une mesure immorale.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Prenons alors le point n° 3. Le parti social-démocrate était un parti qui avait participé, dans une mesure considérable, au gouvernement de l’Allemagne et de la Prusse pendant toutes les années qui ont suivi la guerre. Pensiez-vous qu’il était juste, moralement, de déclarer ce parti illégal et de l’empêcher de participer à l’avenir au gouvernement du pays ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Non, certainement pas. Mais je ne sais pas non plus...

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Tirons cela au clair. Pensiez-vous que c’était juste ou non ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Je viens de vous dire non, mais je ne sais pas si vous...

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Qu’avez-vous fait pour protester contre cela ? Qu’avez-vous fait pour protester contre la dissolution du parti social-démocrate ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Je pouvais tout au plus exprimer mes objections à cette dissolution.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

A qui avez-vous formulé vos objections à la dissolution du parti social-démocrate ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Toujours à Hitler.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Jamais vous n’avez formulé d’objections à la dissolution des partis d’opposition ? Jamais vous n’avez protesté contre cette mesure devant le cabinet, n’est-ce pas ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Je ne me souviens vraiment pas si cette question a été discutée au cabinet ; je l’ignore.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Très bien. Passons à un autre point ; toujours en 1933, car je voudrais que vous ayez présent à l’esprit ce qui s’est passé en 1933. Saviez-vous qu’après que vous ayez annoncé que l’Allemagne quittait la Conférence du Désarmement et la Société des Nations, des ordres ont été donnés en vue des préparatifs militaires, afin de faire face aux possibilités de guerre qui pouvaient résulter de cet acte ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Non, en 1932... en 1933 je n’en savais rien.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Oui, en 1933. C’est le document C-140 (USA-51). Cela commença le 25 octobre 1933. Accusé, vous étiez alors ministre des Affaires étrangères. Prétendez-vous dire au Tribunal que ni Hitler, ni le maréchal von Blomberg — je crois qu’il était ministre de la Guerre (Reichswehrminister) — aucun ne vous a dit qu’à la suite de cela « il faudrait faire des préparatifs au cas où des sanctions, y compris des sanctions militaires, seraient appliquées à l’Allemagne ». Aucun de ces messieurs ne vous a dit que cela pouvait être le résultat de la politique étrangère que vous aviez adoptée ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Non ; et d’ailleurs aucune action n’était à craindre.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Bien. Vous serez d’accord avec moi, je pense, pour dire qu’il est plutôt étrange de ne pas informer le ministre des Affaires étrangères des conséquences possibles de la politique sur les préparatifs militaires à faire. Il est plutôt étrange, sous quelque forme de Gouvernement que ce soit, qu’il soit autoritaire ou démocratique ou ce que vous voudrez, de ne pas dire au ministre des Affaires étrangères quelles sont les mesures à prendre dans le domaine militaire pour se conformer à sa politique ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Si un danger nous menaçait à la suite de notre départ de la Société des Nations et de la Conférence du Désarmement, c’était moi qui pouvais en décider, c’est-à-dire que c’est moi qui pouvais décider si des conséquences étaient à craindre. Les militaires avaient leurs opinions particulières, et il y a certainement dû y avoir des pourparlers à l’État-Major Général, mais cela, je ne le sais pas ; du moins, je n’en ai pas eu connaissance.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je voudrais résumer l’année 1933 rapidement. Dois-je comprendre que jusqu’à la fin de 1933 et malgré les faits que je viens de vous exposer, vous étiez absolument convaincu de la respectabilité du Gouvernement et de ses intentions pacifiques ? Est-ce exact ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Oui.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Passons à 1934. Vous vous souvenez de votre conversation avec M. Dodd, l’ambassadeur des États-Unis ? Vous l’avez mentionnée à votre premier livre de documents, page 54. Elle eut lieu le 28 mai 1934 et, de toute évidence, M. Dodd vous avait rapporté ce qu’il avait dit à Hitler à propos de la manière dont les Américains essayaient de contrôler les profits abusifs de la haute finance. Puis il dit que vous étiez très heureux qu’il eût informé Hitler, et M. Dodd ajouta que « le chancelier n’était pas d’accord avec moi ». Ensuite, il dit : « Von Neurath resta un instant silencieux après que j’eus fait cette remarque. Il était clair qu’il pensait exactement comme moi. Il me demanda de dire à Washington que ces excès étaient contraires aux intentions du Gouvernement allemand, mais que lui-même ne pouvait pas fournir de garanties quant à Hitler ».

Que vouliez-vous dire par « que les excès contre les Juifs étaient contraires aux intentions du Gouvernement allemand » ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Je voulais dire par là que les membres du cabinet étaient en majorité contre ces méthodes ; d’ailleurs, je puis ajouter que j’avais prié M. Dodd, afin de donner plus de poids à mes protestations auprès de Hitler, de se rendre personnellement auprès de lui ; c’est moi qui l’y ai conduit.

SIB DAVID MAXWELL-FYFE

Mais ne saviez-vous pas, en mai 1934, que le Gouvernement allemand jetait les bases d’un antisémitisme virulent et systématique ? Ne le saviez-vous pas ?

ACCUSÉ VON NEURATH

La propagande antisémite m’était surtout connue par les discours de M. Goebbels.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Passons à un sujet un peu plus concret. Aviez-vous des raisons de ne pas aimer le général von Schleicher ou le général von Bredow ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Non.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Quel fut sur vous l’effet de l’assassinat de ces deux messieurs et de Madame von Schleicher au cours de l’épuration sanglante du 30 juin 1934 ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Il est à peine besoin que je réponde : il va de soi que j’en fus profondément indigné. Mais j’ai déjà dit dernièrement que malheureusement, lors de telles révolutions, il y a toujours des innocents qui souffrent.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Bien. Mais tirons cela au clair. Vous avez dit l’autre jour au Tribunal que vous pensiez, et que vous aviez des raisons de croire, qu’il y avait au sein des SA un mouvement mené par Röhm et Ernst, gens que vous considériez comme indésirables. Quelles raisons aviez-vous de supposer que le général von Schleicher et que le général von Bredow avaient participé à cette conspiration ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Je n’avais aucune raison et, aujourd’hui encore, je ne crois toujours pas qu’ils aient comploté.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Avez-vous entendu parler de la façon malheureuse dont M. von Papen a perdu plusieurs secrétaires à ce moment ? Vous vous en souvenez, n’est-ce pas ?

ACCUSÉ VON NEURATH

C’est exactement la même chose.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Savez-vous que M. von Bose et M. Jung furent tués, von Tschirschky arrêté, ainsi que deux autres messieurs ? En avez-vous entendu parler ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Oui, par M. von Papen.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Considériez-vous l’épuration sanglante du 30 juin comme étant simplement un des éléments de « l’épuration nécessaire de la vie publique » ?

ACCUSÉ VON NEURATH

De la façon dont elle a été exécutée, avec tous les excès et tous les assassinats de gens innocents, certainement pas.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Pourquoi avez-vous continué à participer à un Gouvernement qui utilisait l’assassinat comme instrument d’action politique ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Je viens de le dire pour la seconde fois, de telles révolutions ne se passent malheureusement pas sans excès.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Considérons une autre de vos expériences de 1934. Vous étiez au courant des activités terroristes qui se poursuivaient en Autriche au cours des mois de mai et de juin 1934. Par activités terroristes — pour ne laisser subsister aucun doute — je veux dire provoquer des explosions dans les bâtiments publics autrichiens, les chemins de fer, etc. Je veux parler d’attentats à la dynamite, c’est-à-dire de quelque chose de bien précis. Vous saviez très bien que cette activité terroriste se poursuivait aux mois de mai et juin 1934 en Autriche, n’est-ce pas ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Oui, j’en ai entendu parler, et je m’y suis toujours opposé car je savais que c’était le fait des nazis et je voudrais le souligner encore une fois, surtout des nazis autrichiens.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Quelle était la situation de M. Köpke dans votre ministère, le 31 mai 1934 ?

ACCUSÉ VON NEURATH

II était directeur ministériel.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Directeur ministériel ? C’est un poste qui comporte certaines responsabilités, n’est-ce pas ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Oui.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Vous souvenez-vous que M. Köpke vous a fait un compte rendu le 31 mai 1934 sur la visite du baron Wächter ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Non, je ne m’en souviens pas.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Réfléchissez un peu ; le baron von Wächter fut, six semaines plus tard, un des chefs du putsch contre Dollfuss, le 25 juillet. Ne vous souvenez-vous pas que M. Köpke vous a fait un rapport et que vous l’avez fait parvenir à Hitler ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Non, je ne m’en souviens pas.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je vais rafraîchir votre mémoire si vous ne vous en souvenez pas. Voulez-vous regarder le document D-868, que je dépose sous le numéro GB-515. Je vais le lire, mais regardez de près les signatures. Si vous voulez regarder en haut vous verrez, je crois, sur l’original, que vos propres initiales y figurent et qu’à la gauche il y a une annotation : « Le Chancelier du Reich a été informé le 6/6 », c’est-à-dire le 6 juin. Lammers, le Dr Lammers, y a apposé son initiale « L ». Ensuite, au-dessous, vous verrez une note : « Reçu du Chancelier du Reich le 6 juin », avec également, je crois, l’initiale de Lammers. Et de l’autre côté, vous verrez une annotation qui porte avec certitude l’initiale de Lammers : « Habicht vient aujourd’hui . .. L. 6/6 ». Ce mémorandum revient de la Chancellerie du Reich au ministère des Affaires étrangères le même jour.

Voyons maintenant quel était ce rapport que vous receviez d’Autriche et faisiez parvenir à Hitler. Nous passerons, à moins que vous n’y teniez, sur la description de l’apparence vive et jeune du baron von Wächter, au premier paragraphe. Mais plus loin, on lit :

« Ses déclarations étaient manifestement faites en parfaite conscience de sa grave responsabilité. Son jugement sur les choses et les personnalités considérées était clair et net. M. von Wächter m’a brossé un tableau de la situation en Autriche qui semble, par endroits, plus sombre et plus sérieux que nous n’avions pu le voir jusqu’ici. L’extrémisme des nationaux-socialistes en Autriche ne cesse de se développer. Les actes de terrorisme se multiplient ; sans même chercher à savoir par qui sont perpétrés les attentats et autres actes de terrorisme individuels, de tels actes causent une nouvelle vague d’extrémisme et d’actions désespérées. Comme M. von Wächter l’a fait remarquer à maintes reprises avec tristesse, le commandement manque d’unité. Les SA font ce qu’ils veulent et ce qui leur semble nécessaire. La direction politique prend, de son côté, des mesures qui sont parfois tout à fait opposées. Ainsi, l’opération terroriste dont le résultat a été la destruction des lignes de chemin de fer menant à Vienne, n’a pas été exécutée par des marxistes mais par les SA autrichiens, et contre le désir des chefs politiques qui, à son avis, n’ont participé en aucune façon à l’opération elle-même ou à ses préparatifs. Telle serait la situation générale. En détail, dans les provinces et les cercles, la confusion serait, si possible, encore plus grande. »

Puis il dit que le principal foyer de troubles est la Carinthie où les conditions sont les pires. Il dit ensuite :

« M. von Wächter pense qu’il faut améliorer rapidement la situation, et cela en centralisant toutes les forces qui agissent dans l’intérêt du national-socialisme en Autriche même et à l’extérieur. Les questions personnelles ne doivent pas entrer en ligne de compte. Seul, le Führer peut être appelé à décider en la matière. Wächter est personnellement tout à fait d’accord avec M. Habicht. Autant qu’il le sache, M. Habicht a déjà réussi à avoir une brève conversation aujourd’hui même avec le Chancelier du Reich. »

Restons-en là pour l’instant. M. Habicht a été nommé, à peu près à ce moment-là, attaché de presse à l’ambassade d’Allemagne à Vienne. La nomination de M. Habicht comme attaché de presse ne pouvait-elle pas se faire uniquement par vous, ou tout au moins avec votre consentement ? N’était-ce pas de votre compétence ?

ACCUSÉ VON NEURATH

M. Habicht était « Landesleiter » (chef territorial) pour l’Autriche à Munich et j’ignore si et quand il est allé à Vienne comme attaché de presse.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Il s’est rendu à Vienne comme attaché de presse à la fin de mai 1934, vous pouvez m’en croire ; et ce que je voudrais savoir, c’est si c’est sur votre ordre ou avec votre approbation qu’il a été nommé à ce poste qui lui assurait l’immunité diplomatique en Autriche pour ses complots.

ACCUSÉ VON NEURATH

Si M. Habicht était réellement là-bas, cela s’est fait sans que je le sache et sans mon consentement. Cela a vraisemblablement été fait par le ministère de la Propagande dont dépendaient ces gens de la presse.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Vous serez d’accord avec moi, accusé, pour dire que ce document est plutôt désagréable. Il ne décrit pas une situation particulièrement plaisante. Je vous rappelle qu’il vous était adressé par votre directeur ministériel qu’il passa ensuite au Führer, et qu’il revint du Dr Lammers avec une annotation : « Habicht vient aujourd’hui... »

ACCUSÉ VON NEURATH

Au Führer ?

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Oui, oui.

ACCUSÉ VON NEURATH

Monsieur le Procureur, j’attire votre attention sur le fait qu’il n’est toujours question ici que des nazis autrichiens et je n’avais rien à voir avec eux.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Ce que je veux vous faire voir, c’est que le document, qui émane du ministère des Affaires étrangères, est allé à la Chancellerie du Reich et en est revenu le 6 juin, portant l’annotation du Dr Lammers disant : « Habicht vient aujourd’hui. » Vous deviez donc être parfaitement renseigné sur Habicht le 6 juin. Cela ressort de ce rapport.

ACCUSÉ VON NEURATH

Absolument pas. Cette note de Lammers veut dire que Habicht est venu voir le Chancelier du Reich, et j’ai envoyé ce rapport de mon directeur ministériel au Chancelier du Reich afin de le mettre au courant de ce qui se passait en Autriche. Voilà la raison.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Mais, souvenez-vous du témoignage de M. von Papen, il y a quelques jours ; lorsque je lui ai demandé qui étaient les personnalités du Reich allemand qui ont influencé le putsch du mois de juillet 1934 en Autriche, il a réfléchi longuement et a fini par déclarer que la seule personne dont il se souvenait comme ayant pu influencer le putsch était ce même M. Habicht.

ACCUSÉ VON NEURATH

Oui.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Ce que, je vous reproche, — et je m’y tiens parce que je veux tirer ce point au clair — c’est que vous saviez le 6 juin que M. Habicht était cette « personnalité du Reich » qui, d’après l’accusé von Papen, organisait la révolution en Autriche.

ACCUSÉ VON NEURATH

Mais comment pouvez-vous supposer cela ? M. Habicht n’est jamais venu me voir, il est allé chez le chancelier.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Vous avez vu ce rapport ; c’est un rapport de votre directeur ministériel. Je viens de lire ce que pensait von Wächter.

ACCUSÉ VON NEURATH

Il n’y a là pas un mot sur M. Habicht.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je viens pourtant de vous le lire. Je vous rappelle : « Seul, le Führer peut être appelé à décider en la matière. Wächter est personnellement tout à fait d’accord avec M. Habicht ».

En d’autres termes, ce que Wächter exposait au ministère des Affaires étrangères, c’étaient les intentions de Habicht aussi bien que les siennes propres.

ACCUSÉ VON NEURATH

Oui, tout cela y est dit en effet. Tous ces actes de terrorisme et tous les troubles décrits ici, je les ai donc portés à la connaissance du chancelier.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Regardez maintenant ce que dit ce rapport, au bas de la page :

« Mais comme il ne s’était rien passé entre temps et que, d’autre part, les contre-mesures du Gouvernement autrichien sont devenues de jour en jour plus brutales et plus violentes, les éléments extrémistes se sont remis à l’action en prétendant que le chancelier n’avait donné cet ordre que pour des raisons de tactique, que, dans son for intérieur, il était absolument d’accord avec tous les actes de bravoure de l’opposition et que son seul but politique était d’affaiblir le système détesté de Dollfuss de la façon la moins voyante possible. C’est avec cet argument que l’on opère aujourd’hui. »

Écoutez ensuite les suggestions qu’il vous fait et qui constituent le plus pressant avertissement qu’un ministre des Affaires étrangères ait jamais reçu devant des troubles :

« Au cours des discussions, on bute toujours sur cette idée qui subsiste toujours. Il faut y porter remède dans les moindres délais et rétablir l’unité de commandement, sinon, — et c’est là-dessus que M. von Wächter clôt son impressionnant exposé — il pourrait d’un jour à l’autre se produire un désastre qui aurait des conséquences terribles en politique étrangère non seulement pour l’Autriche, mais avant tout pour l’Allemagne. »

Ensuite, — c’est vraiment dramatique — au milieu de la conversation, M. von Wächter reçoit un message téléphonique lui disant qu’il ferait mieux de ne pas retourner à Vienne, car il serait arrêté à son arrivée. Six semaines après, il exécutait le putsch, et le Chancelier Dollfuss était assassiné. Vous rappelez-vous maintenant ? Au début de juin 1934, n’avez-vous pas pressenti qu’il y avait le plus grand danger pour qu’un soulèvement et des troubles se produisent en Autriche ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Certainement, c’est justement pourquoi j’ai envoyé ce rapport au chancelier. Je ne pouvais pas, moi, intervenir en Autriche.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Peut-être pourrez-vous me dire, puisque l’accusé von Papen n’a pu répondre à ma question, qui, à votre idée, étaient les autres personnalités du Reich allemand qui ont soutenu le putsch contre Dollfuss en Autriche ? Vous dites que ce n’était pas vous. Quelles étaient, à votre avis, ces personnalités que von Papen a mentionnées comme étant derrière ce putsch ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Je n’en connais absolument aucune. Je ne connaissais que Habicht comme personnalité, et cela parce que j’avais protesté auprès de Hitler contre son travail d’agitation. Autrement, je ne connaissais aucun Allemand du Reich. C’étaient tous des nazis autrichiens, qui ont été cités de nombreuses fois ici, mais que je ne connaissais pas.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Ce n’est pas d’eux que je parle. Je parle des personnalités allemandes que l’accusé von Papen à mentionnées, et j’aimerais beaucoup savoir qui elles étaient. Êtes-vous du même avis que von Papen, c’est-à-dire que le seul dont vous puissiez vous souvenir est l’attaché de presse Habicht ? Ne pouvez-vous pas être plus utile au Tribunal en la matière ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Je vous ai déjà dit, et cela devrait suffire : je n’en connais aucun.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Pensez-vous que votre ministre, le Dr Rieth, ignorait tout de ces questions, en dépit de ce que M. Messersmith a dit à ce sujet ? Croyez-vous qu’il ignorait tout du putsch ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Je ne peux pas dire dans quelle mesure M. Rieth en était informé. Mais vous savez qu’étant donné la façon ostensible dont il a agi par la suite, je l’ai immédiatement rappelé. Du reste, j’avais de tout temps interdit aux ministres de se mêler de ces affaires.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Vous ne doutez pas que le Dr Rieth ait été au courant de ce putsch avant qu’il n’éclatât ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Au contraire, j’ai de fortes raisons de croire qu’il n’était pas au courant. Je ne le crois pas, car cela ne correspond pas à sa personnalité.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Vous saviez en tout cas que le 25 juillet les nazis autrichiens avaient fait ce putsch et avaient assassiné Dollfuss.

ACCUSÉ VON NEURATH

Ce n’est pas exactement un secret.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Oui, je sais. Beaucoup de ces choses n’étaient pas des secrets. Ce qui m’intéresse, c’est ce que vous saviez... quand vous avez découvert.. .

ACCUSÉ VON NEURATH

Après, oui.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Cela ne vous a-t-il pas donné des scrupules à rester dans un Gouvernement qui avait étendu sa politique de meurtre à l’étranger, par l’intermédiaire des éléments du Parti en Autriche ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Si j’avais été responsable de chacun des assassins allemands qui agissaient à l’étranger, j’aurais eu beaucoup à faire, vraisemblablement.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Mais vous saviez, Monsieur von Neurath, — et je vais vous en rappeler la raison dans un moment — que la NSDAP autrichienne était en rapports étroits avec Hitler et agissait sous ses ordres pendant tout le temps que Hitler était à la tête de votre Gouvernement ? Vous le saviez parfaitement, n’est-ce pas ?

ACCUSÉ VON NEURATH

II était le chef de la NSDAP. Il est normal qu’ils aient collaboré.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Oui, mais il y a une autre question...

ACCUSÉ VON NEURATH

Oui, mais je voudrais encore dire quelque chose. J’ai toujours protesté auprès de Hitler, avec M. von Papen, contre cette activité de M. Habicht.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Nous en reparlerons dans un instant. Je voudrais d’abord éclaircir un point. Ceci est-il en accord avec votre mémoire : j’ai lu tous les rapports de l’accusé von Papen ; et à part trois rapports personnels, dont deux parlent de M. von Tschirschky et le troisième d’une insulte de Hitler et qui n’a aucune portée politique, nous avons vingt-huit rapports. Dix-neuf d’entre eux sont désignés comme étant des copies destinées au ministère des Affaires étrangères. Vous souvenez-vous que trois sur quatre des rapports de von Papen vous étaient adressés afin que vous en preniez connaissance ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Je ne puis plus vous le dire aujourd’hui.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Vous avez parfaitement raison, Monsieur von Neurath. Vous ne pouvez plus savoir combien de ces rapports vous sont parvenus, mais ce que vous pouvez dire c’est que vous avez vu un nombre considérable de rapports de von Papen. Je crois qu’il y en a dix-neuf. Vous pouvez m’en croire, dix-neuf de ces rapports sont marqués : « A été présenté au ministère des Affaires étrangères ».

ACCUSÉ VON NEURATH

Je vous crois sans peine, mais il reste à savoir combien de ces rapports m’ont été soumis, car je ne voyais pas un à un tous les rapports des ambassadeurs ou des ministres à l’étranger. Je me serais noyé dans le papier.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Je suis tout à fait d’accord, mais ce que je vous demandais, c’est si vous receviez ceux de M. von Papen, dont la situation était assez particulière et qui s’occupait d’un problème délicat. Avez-vous reçu un nombre considérable de rapports de von Papen adressés à Hitler et qui vous aient été communiqués ?

ACCUSÉ VON NEURATH

Je ne puis dire qu’une chose, c’est que j’ai reçu des rapports isolés, mais certainement pas tous. Je ne peux pas en dire davantage aujourd’hui.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Monsieur le Président, ne serait-il pas temps de suspendre l’audience ?

LE PRÉSIDENT

L’audience est suspendue.

(L’audience est suspendue jusqu’à 14 heures.)