CENT SOIXANTE ET ONZIÈME JOURNÉE.
Vendredi 4 juillet 1946.
Audience du matin.
Docteur Sauter ?
Je vous en prie, Monsieur le Président.
Le Tribunal a reçu votre lettre du 17 juin de cette année signée de l’accusé Funk.
Oui.
Le Tribunal va en prendre connaissance. Si vous voulez la lire, elle sera versée au dossier. Voulez-vous la lire maintenant ?
Oui, Monsieur le Président, mais pour l’instant je ne l’ai pas sous les yeux.
Je vais vous faire remettre ma copie... Mais il est vrai qu’elle est en anglais. Le Tribunal aimerait que vous lisiez cette lettre à 14 heures.
Je vous remercie.
Les mêmes remarques s’appliquent à la lettre du Dr Exner du 23 juin 1946 pour l’accusé Jodl. Le Tribunal estime que cette lettre devrait être signée aussi par l’accusé et lue à 14 heures par le Dr Exner. Je donne maintenant la parole au Dr Jahrreiss.
Monsieur le Président, Messieurs les juges. La grande idée juridique maîtresse de ce Procès se rapporte à la guerre interdite par le Droit international, à la rupture de la paix considérée comme haute trahison à l’ordre mondial. Elle laisse dans l’ombre tous les autres points de Droit.
Les quatre représentants principaux de l’Accusation ont exposé ce problème dans leurs exposés introductifs tantôt comme le problème central, tantôt comme le problème de base de leurs explications, et non sans différences dans leurs conceptions.
C’est à la Défense désormais d’examiner la question. C’est moi qui, parmi les défenseurs, ait été chargé de cet examen. Certes, chaque défenseur a la faculté de juger dans quelle mesure il peut renoncer dans sa plaidoirie à émettre ses vues personnelles sur la question de la rupture de la paix, mais j’ai des raisons de croire que l’on fera usage de cette faculté dans la mesure où se réalise l’intention des défenseurs d’obtenir par mon exposé une simplification technique appréciable dans la phase actuelle du Procès.
Je ne m’occupe ici que de la question juridique. Il ne m’appartient pas d’apprécier les preuves. Je ne traite que la question du Droit en vigueur, non pas la question du Droit que l’on pourrait ou devrait exiger au nom de la morale ou du progrès humain.
J’ai à m’acquitter d’une tâche purement scientifique. La science ne recherche pas autre chose que la vérité, car elle sait que son but ne pourra jamais être complètement atteint et que le chemin qui y mène est, par suite, infini.
Je remercie M. le Secrétaire général du Tribunal d’avoir mis à ma disposition les documents décisifs et une très importante bibliographie. Sans cette aide courtoise, dans l’état actuel des choses en Allemagne, mon travail n’aurait pu être mené à bien.
Les œuvres littéraires auxquelles il m’a été permis d’accéder sont en majorité des œuvres nées aux États-Unis, mais, selon mes connaissances de la riche littérature spécialisée française et anglaise que j’ai étudiée au cours des vingt-cinq dernières années, — la langue russe m’est malheureusement étrangère — je crois pouvoir affirmer qu’aucune pensée essentielle n’a été laissée de côté, car en aucun pays du monde la discussion de notre question, qui est précisément devenue la question de l’Humanité, n’a été menée d’une manière plus complète et plus fondamentale qu’aux États-Unis.
Ce fait m’a permis également de renoncer à utiliser les livres scientifiques nés dans les pays alors soumis au Reich allemand. De cette manière, j’évite que naisse seulement le soupçon d’une argumentation pro domo.
Étant donné le peu de temps mis à ma disposition pour cet exposé et étant donné, d’autre part, l’étendue et la complexité des problèmes qu’il me faut traiter, il ne m’est pas possible de donner ici lecture des documents ou des passages de livres que j’utilise. Je ne citerai que quelques passages. Une autre façon de procéder romprait d’ailleurs le fil de mon exposé pour l’auditeur. C’est pourquoi je fournis au Tribunal, sous forme d’annexé à mon exposé juridique, les documents et les références. Ainsi ce que je vais dire pourra être plus tard rapidement vérifié.
Le Statut menace les individus de sanctions pour rupture de la paix entre les États, et le Tribunal considère, semble-t-il, le Statut comme le fondement incontestable de toute considération juridique. C’est-à-dire que le Tribunal ne se préoccupe pas de savoir si le Statut, dans son ensemble ou dans ses dispositions particulières, est attaquable du point de vue juridique, question qui pourtant reste posée. S’il en est ainsi, à quoi bon alors discuter ici sur les grandes questions juridiques fondamentales ?
M. le Procureur Général britannique a même pris pour thème central de son discours l’examen du rapport existant, dans la question qui nous occupe, entre le Statut et le Droit international en vigueur. Il a justifié la nécessité de son exposé de la façon suivante : ce Procès a pour but de servir l’Humanité, et le Procès ne pourra s’acquitter de cette tâche que si le Statut peut subsister devant le Droit international, c’est-à-dire si les sanctions prises contre des individus pour la rupture de la paix entre les États sont fondées sur le Droit international en vigueur. Il faut en effet éclaircir le point de savoir si certaines dispositions du Statut ont instauré un Droit nouveau, donc un Droit à effet rétroactif.
Il ne s’agit pas d’entreprendre ici cet éclaircissement dans le but d’épargner du travail aux historiens. Ils examineront cette donnée de fait comme toutes les autres de ce Procès, selon les règles de la science libre, peut-être au cours d’un travail de plusieurs années, certainement sans qu’il soit imposé une limite à leurs questions et, si possible, avec l’appui d’un matériel de documents et de témoignages incomparablement plus fourni.
Cet éclaircissement est indispensable simplement parce que le jugement porté sur le juste et l’injuste en dépend ou peut en dépendre, et précisément si l’on considère le Statut comme inattaquable du point de vue juridique.
Supposons donc que le Statut ne formule pas un Droit pénal déjà en vigueur, mais qu’il instaure un Droit pénal nouveau. Que cela signifie-t-il pour le jugement ? N’est-ce pas important en matière de culpabilité ? Peut-être la loi postérieure, celle par exemple qui punit la guerre d’agression, n’était-elle pas encore ancrée dans la conscience des hommes au moment où l’acte fut commis, ou n’était-elle même pas encore préparée ? Alors l’accusé ne peut en rien être coupable pour avoir été conscient de l’illégalité de son comportement, ni coupable devant lui-même ni coupable devant les autres. Ou peut-être la loi pénale postérieure a-t-elle été promulguée à un moment où justement une nouvelle conscience du devoir-était en train de se former, mais demeurait encore obscure ou n’était pas générale. Dans ce cas, il se peut que l’accusé ne soit pas coupable dans la mesure où il n’était pas conscient de ce que son action avait de contraire à son devoir.
Dans tous les cas, selon la conception continentale du Droit européen, le fait de n’être pas conscient de ce tort est une circonstance que le Tribunal ne doit pas négliger.
Le point de savoir, maintenant, si le Droit pénal exposé par le Statut est un Droit pénal postérieur ne fait aucune difficulté si les dispositions du Statut sont sans équivoque et si le Droit international jusqu’ici en vigueur est indiscuté. Mais qu’advient-il quand nous nous trouvons en présence de prescriptions dont le sens n’est pas clair ou quand la conception du Droit international est discutée ?
Prenons le premier cas : une disposition du Statut. Elle a plusieurs sens et nécessite donc des interprétations. Selon l’une des interprétations qui peut être motivée, la disposition apparaît comme une loi ex post facto. Selon une autre interprétation qui peut tout aussi bien être justifiée, ce n’est pas le cas.
Prenons le second cas : la prescription est claire ou a été rendue claire par l’interprétation du Tribunal, mais le Droit international a dès opinions différentes en ce qui concerne l’état actuel du Droit. Il n’est pas certain que nous ne soyons pas en présence d’une loi ex post facto.
Dans les deux cas il faut admettre que l’accusé n’était pas conscient de ce que son comportement avait de contraire aux normes. J’ai l’intention de faire ressortir combien ces considérations sont nécessaires dans ce Procès.
Je commence maintenant mon examen.
Les positions qu’ont finalement adoptées Messieurs les Procureurs Généraux anglais et français sont fondamentalement différentes. M. le représentant du Ministère Public britannique a argumenté, si je l’ai bien compris, de la manière suivante : Premièrement : le droit pour les États de faire librement la guerre a été écarté en partie par le Pacte de la Société des Nations et plus tard, systématiquement, par le Pacte Briand-Kellogg qui a gardé aujourd’hui encore sa valeur inchangée de noyau de la paix mondiale. La guerre ainsi interdite est une infraction punissable dans et envers la communauté des États, et est punissable l’individu qui a agi en qualité de responsable.
Deuxièmement : l’action pénale contre des individus pour rupture de la paix est, il est vrai, de caractère nouveau, mais non seulement elle est exigée par la morale, mais elle est aussi depuis longtemps et simplement la suite logique du nouvel état du Droit. Le Statut ne pose le Droit qu’en apparence et, si j’ai bien compris M. le représentant du Ministère Public britannique, il veut dire : Depuis la conclusion du Pacte de Paris, il y a dans le problème qui nous occupe un ordre juridique clair porté par une conscience juridique commune au monde entier. Depuis 1927, les États-Unis ont négocié, d’abord avec la France, et puis avec les autres grandes puissances, sauf l’Union Soviétique, enfin avec quelques puissances secondaires, au sujet de la conclusion d’un traité qui devait débarrasser le monde de la guerre. Ce que le Gouvernement de Washington désirait obtenir, le secrétaire d’État Kellogg l’a déclaré avec une éloquence mémorable : Les puissances devraient renoncer à la guerre comme instrument de politique nationale et ce, sans définition juridique, dans un sens pratique, d’une façon simple et sans artifice, sans équivoque et sans restriction (Note du secrétaire d’Etat Kellogg à l’ambassadeur français en date du 27 février 1928 ), conditions sans lesquelles on ne parviendrait pas au but cherché : écarter la guerre en tant qu’institution, c’est-à-dire en tant qu’institution du Droit international (Note du Gouvernement des Etats-Unis aux Gouvernements de Grande-Bretagne, Allemagne, Italie et Japon en date du 13 avril 1928).
Quand les négociations furent terminées, Artistide Briand, le second des deux hommes d’État à l’initiative desquels est dû ce que l’on appelle couramment en Allemagne « le pacte de la mise hors la loi de la guerre », a déclaré à Paris au moment de la signature (Le discours du ministre français des Affaires étrangères est reproduit dans Département d’Etat, Traité pour la renonciation à la guerre. Imprimerie du Gouvernement des Etats-Unis. L’extrait se trouve à la page 309 ) :
« Considérée jadis comme de Droit divin et demeurée dans l’éthique internationale comme une prérogative de la souveraineté, une pareille guerre est enfin dépouillée juridiquement de ce qui constituait son plus grave danger, sa légalité. Appelée désormais illégalité, elle est soumise au régime conventionnel d’une véritable mise hors la loi. »
D’après l’opinion des deux éminents hommes d’État, le Pacte de Paris signifiait une modification radicale de l’ordre mondial si tous ou presque tous les États du monde, et en particulier toutes les grandes puissances, signaient ce traité ou y adhéraient par la suite comme cela s’est produit. La modification était la suivante : jusqu’au Pacte Briand-Kellogg, la guerre était une institution du Droit international. A dater du Pacte Briand-Kellogg, la guerre était considérée comme une haute trahison envers le Droit international.
Cette conception a été partagée par de nombreux politiciens et savants du monde entier. Elle constitue la solide notion de base du commentaire du Pacte de la Société des Nations, commentaire d’un caractère unique par lequel Jean Ray a influé bien au delà des frontières de la France sur les praticiens et les théoriciens de l’idée de protection contre la guerre (Commentaire du Pacte de la SDN selon la politique et la jurisprudence des organes de la Société. Paris 1930. (Voir en particulier page 73 et suivantes.) Puis, dans les suppléments de 1931-1935 : premier supplément au commentaire du Pacte (1931), page 13 et suivantes ; deuxième supplément (1932), page 17 et suivantes ; troisième supplément (1933), pages 18, 39 ; quatrième supplément (1935), pages 19, 99 ). Elle est aussi la notion de base de l’accusation de Nuremberg.
La diplomatie et la science du Droit international se sont retrouvées, après la première guerre mondiale, et à vrai dire après un moment de terreur surmonté d’une façon singulièrement rapide, dans leur vieille ornière. A la crainte de tous ceux qui voulaient voir tirer de la catastrophe toutes ces conséquences, l’Humanité a eu à ce moment-là une grande vision de la paix du monde, ainsi que l’a appelée le sénateur Bruce au cours des discussions au Sénat sur la ratification du Pacte de Paris (Congress. Rec. Proceed. and Deb. of the 2nd Sess of the 70th Congr. of thé U.S., vol. LXX, Part. 2, page 1333 (Grand vision of world peace).
Je sais combien sont controversées la personnalité et l’œuvre de Woodrow Wilson, mais plus nous prenons de recul plus il devient évident qu’en utilisant heureusement ses travaux préliminaires propres et ceux des autres (Cf. Baker, Ray Stannard, Woodrow Wilson and World Settlement, New-York 1922, en entier ) il a, en définitive, fait preuve de conceptions tout simplement géniales et les a communiquées à ses contemporains, conceptions qui sont aujourd’hui aussi justes qu’alors et que l’on peut résumer au mieux de la manière suivante : On doit établir un renouveau. La chaîne tragique des guerres et des périodes qui ne sont que des armistices et que l’on appelle « paix » doit être rompue. Une bonne fois l’Humanité doit reconnaître et vouloir transformer une guerre en une paix véritable et bonne en elle-même en observant des principes juridiques déterminés, sans tenir compte de la victoire ou de la défaite, et cette paix, bonne en elle-même, doit être maintenue par une communauté organisée des États et être bien maintenue.
Ce maintien et ce bon maintien ne sont possibles que si les plus fréquentes raisons de guerre sont écartées, notamment le surarmement, les accords secrets et la rigidité mortelle des statu quo par suite du manque de perspicacité des détenteurs actuels.
L’Humanité n’a pas suivi cette voie et l’on ne doit pas être étonné si, parmi ceux qui dans le cas des vainqueurs ou des vaincus ont combattu les Traités de Versailles, Saint-Germain, Trianon, Neuilly et Sèvres, se sont également trouvés ceux qui ont tenté d’obtenir une paix véritable et durable.
Lorsque les Gouvernements de l’Union sud-africaine et du Canada, dans leur réponse du 16 juillet 1937 au secrétaire d’État Hull au sujet des principes qu’ils avaient émis pour le maintien de la paix, caractérisèrent en des termes extrêmement sévères les modifications aux traités injustes imposés aux adversaires comme la condition indispensable d’une véritable pacification du monde, ils faisaient leur un des principes de base du grand Président américain (Cf. Kuhn, Arthur K., Observations of Foreign Governments upon Secre-tary Hull’s Principles of Enduring Peace (AJ. vol. 32 [1938], p. 101-106) II annexe, 510 vol., p. 146, par. 5, 5 a, 6. Voir aussi Wilson Woodrow, Guerre et paix. Messages présidentiels. Adresses et documents officiels 1917-1924 (édité chez Ray Stannard Baker et William E. Dodd), New-York 1927 ). L’Humanité n’a pas suivi Wilson. Même pour les membres de la Société des Nations, la guerre n’était interdite que dans des cas particuliers, mais elle demeurait le moyen normal de règlement des conflits. Voici ce que dit encore Jean Ray en 1930 (Commentaire p. 74 ) :
« La Société des Nations ne s’est pas avérée l’instrument directeur de la véritable organisation de paix, pas même comme frein suffisant contre un recul complet dans l’ancien état de choses, car en fait le monde a complètement reculé ».
C’est le fait déterminant absolu dans notre question de Droit. Avant le début de la seconde guerre mondiale, tout le système de sécurité collective, même sous la forme modeste qu’il avait revêtue à l’origine, avait échoué (En ce qui concerne le fait incontestable de l’effondrement et de la culpabilité des Grandes Puissances, voir les amères déductions de Fenwick peu avant la deuxième guerre mondiale (International Law and Lawless notions, AJ. vol. 33 (1939)), p. 743-745), et cet échec avait été reconnu et déclaré par les trois puissances soit expressément, soit par une façon d’agir adéquate, et cela à bon droit.
La Grande-Bretagne l’a expressément déclaré au début de la guerre vis-à-vis de la Société des Nations. Je veux le montrer immédiatement. L’Union Soviétique a traité le conflit germano-polonais simplement d’après la formule du Droit international classique sur la debellatio. Je vais l’exposer aussi. Les États-Unis ont affirmé leur stricte neutralité. J’expliquerai plus tard les conséquences de cette déclaration. Le système de la sécurité collective a été beaucoup contesté. Il ne peut être indifférent également pour la question fondamentale de ce Procès de la conscience juridique du monde que ce système ait paru, à tort ou à raison, à un juriste remarquable du Droit international tel que l’Américain Edwin Borchard (1938) comme l’ennemi de la paix et comme l’oeuvre hystérique de notre époque (Neutrality and Unneutrality (AJ. vol. 32 [1938] p. 778 et suivantes) et l’effondrement peut avoir eu différentes causes. Le complet effondrement a été certifié par les trois puissances occidentales citées au début de 1939, et non pas à la suite de la guerre germano-polonaise.
I. Le 7 septembre 1939, le ministère des Affaires étrangères britannique a déclaré au Secrétaire général de la Société des Nations (Voir le mémorandum sur la signature par le Gouvernement de Sa Majesté du Royaume-Uni de la Clause facultative » du Statut de la Cour permanente de Justice internationale (Cmd 3452, divers n° 12 (1929)) :
« Le Gouvernement britannique s’est engagé, le 5 février 1930, à étudier devant la Cour internationale permanente de La Haye toute plainte dirigée contre l’Angleterre, c’est-à-dire également à s’occuper des plaintes que formuleraient d’autres États relativement à la conduite de l’Angleterre, conduite par laquelle elle aurait pu, au cours d’une guerre, contrevenir au Droit International. Le Gouvernement britannique a accepté ce règlement parce qu’il comptait que l’organisme de sécurité collective créé par les statuts de la Société des Nations et le Pacte de Paris fonctionnerait. Si en effet c’est le cas, comme l’Angleterre bien entendu ne fera pas de guerre défendue, son adversaire sera de ce fait l’agresseur. Un conflit entre l’Angleterre et ceux des États restés fidèles au mécanisme de sécurité ne pourra absolument pas résulter des agissements de forces navales britanniques (C’est le même courant d’idées que Brierly a développé dans S o m e implications of the Pact of Paris. (Br. YB 1929.)).
La confiance du Gouvernement britannique a toutefois été déçue. Depuis la réunion de la Société des Nations en 1938, le doute n’est plus possible que le mécanisme de sécurité ne pourrait plus fonctionner. Il s’est plutôt complètement effondré. Une série de membres avaient déjà déclaré leur stricte neutralité dès avant le début de la guerre. Tout le mécanisme prévu pour le maintien de la paix s’est disloqué.
Je montrerai encore combien les constatations du Gouvernement britannique étaient exactes. En outre, le Président du Conseil des ministres britannique, Neville Chamberlain, avait déjà proclamé aux Communes le 22 février 1938, c’est-à-dire avant le rattachement de Autriche, la complète incapacité du système de sécurité collective. Il disait (Part. Deb. H.C., vol. 332, col. 226 et suivantes ) :
« Au moment des dernières élections, on pouvait encore espérer que la Société des Nations amènerait la sécurité collective. Je l’ai cru moi-même. Maintenant je ne le crois pas. Bien plus, si je ne me trompe pas — et je suis persuadé que j’ai raison dans mon affirmation que la Société des Nations, dans sa forme actuelle, est incapable d’assurer à qui que ce soit la sécurité collective — alors je dis que nous ne devons pas tenter de nous abuser nous-mêmes et — ceci est encore plus important — nous ne devons pas essayer de tromper des petits États faibles, pour qu’ils ne pensent pas que la Société des Nations peut les protéger contre des agressions et pour qu’ils prennent leurs dispositions en conséquence. Nous savons que cela, nous ne pouvons l’attendre. »
La Société des Nations a été « neutralisée », suivant le terme employé par Noël Baker plus tard aux Communes. (Part. Deb. H.C., vol. 353, n° 198, vol. 1178 (21 novembre 1939).
II. Eu égard à ce qui a été justement posé en fait par le Gouvernement britannique dans sa note du 7 septembre 1939 à la Société des Nations, il n’y a rien de surprenant à ce que l’Union Soviétique traite le conflit germano-polonais selon les vieilles règles de la division des forces. Dans le traité de délimitation de frontières et d’amitié du 28 septembre 1939 et dans la déclaration commune faite avec le Gouvernement du Reich le même jour (Cf. plaidoirie de Jahrreiss, annexes n° 35 et 36 ), le Gouvernement de Moscou se montre en faveur de la debellatio de la Pologne, c’est-à-dire de la suppression du Gouvernement et de l’Armée de la Pologne. Il n’est pas question du Pacte de Paris ou du Statut de la Société des Nations. L’Union Soviétique enregistre l’élimination par la force de l’appareil d’État polonais et en tire les conséquences qui lui semblent logiques, d’accord avec le Gouvernement du Reich sur le fait que la nouvelle réglementation du nouvel état de choses est l’affaire de deux empires exclusivement.
Il est donc parfaitement logique que l’Union Soviétique, lors du conflit avec la Finlande dans l’hiver 1939-1940, se soit placée sur le terrain du Droit international classique. Elle passa outre à la réaction de la Société des Nations lorsque celle-ci, sans se soucier de la mise en œuvre du système des sanctions, établit, par l’application purement apparente d’un article des statuts qui avait été conçu d’une tout autre manière, que l’Union Soviétique s’était elle-même exclue de la Société des Nations comme agresseur (Résolutions de l’Assemblée et du Conseil du 14 décembre 1939 ). Le rapport du Conseil fédéral suisse à l’Assemblée fédérale du 30 janvier 1940 tente d’aider la Société des Nations, qui a perdu contact avec la réalité politique, à sauver la face.
III. Le Président des États-Unis a constaté, le 5 septembre 1939, que l’état de guerre règne entre de nombreux États avec lesquels l’Union vit en paix et amitié, nommément entre l’Allemagne d’une part et l’Angleterre, la France, la Pologne, les Indes et deux des dominions britanniques d’autre part. Chacun dans l’Union est tenu à la plus stricte observation des prescriptions de la neutralité.
Aux États-Unis, dès l’époque des négociations préalables, on a su que l’Europe et surtout l’Angleterre et la France considéraient comme l’intérêt essentiel du pacte de non-recours à la guerre le fait que les États-Unis interviendraient en cas grave. Le ministre des Affaires étrangères britannique l’avait déclaré le 30 août 1928, c’est-à-dire quatre semaines avant la signature du pacte. Au cours des débats du Sénat américain au sujet de la ratification du traité, le sénateur Moses en particulier a expressément attiré l’attention sur ce point (Congress Rec. Proceed and Deb. of the 2nd Session of the 70th Congress of the U.S., Vol. LXX, Part. 2. Voir aussi p. 1169-1199) Ellery C. Shotwell, Responsability of the U.S. in Regard to International Coopération for thé Prévention ot Agression (AJ., vol. 26, 1932, p. 113).
Le sénateur Borah affirme en ces jours qu’on ne pouvait concevoir la possibilité pour les États-Unis de rester tranquillement en spectateurs (Voir aussi à cet égard Brierly J. L. Some Implications ot the Pact of Paris (Br. YB 1929). Il pense qu’une violation de la neutralité est impossible (App. II, Partie p. ,127, passages 10 et 12). L’Anglais Me Nair a exprimé à son tour la même Idée en 1936. Collective Security (Br. YB)).
Après les échecs retentissants de la politique de sécurité collective dans les cas de la Mandchourie et de l’Abyssinie, le monde avait compris le discours de « Quarantaine » du Président Roosevelt du 5 octobre 1937 et les avertissements « Arrêtez Hitler » du même Président avant et après Munich, comme l’annonce que l’Union agirait à la prochaine occasion. La déclaration de neutralité du 5 septembre 1939 ne pouvait donc que signifier que les États-Unis, suivant en cela l’Angleterre et l’Union Soviétique, considéraient comme un fait l’échec du système de sécurité collective.
Cette déclaration de neutralité a été assez généralement ressentie comme le coup fatal pour le système. Le Gouvernement de Washington pourrait repousser un pareil reproche comme injustifié, car le système était déjà mort depuis des années, si tant est qu’il ait jamais réellement existé. Mais beaucoup de personnes se sont rendu compte du fait qu’il n’existait pas en tout cas, lorsque les a frappées la lumière crue de la déclaration de neutralité américaine.
Le 1er septembre 1939, on avait depuis longtemps décidé des essais qui avaient été entrepris depuis la première guerre mondiale, pour remplacer l’« ordre mondial anarchiste » du Droit international classique par un ordre de paix meilleur et véritable, c’est-à-dire pour faire éclore un règlement général dans le monde des États, d’après lequel il y aurait des guerres interdites et des guerres non interdites. Ces tentatives s’étaient écroulées selon l’avis des plus grandes puissances du moment. Les plus grandes puissances militaires se sont jetées les unes sur les autres dans la lutte, de toutes leurs forces. Pour les partisans de la conception matérialiste de l’Histoire, c’était la deuxième phase d’une évolution qui se déroulait dans un ordre juridique inexorable et au cours de laquelle l’Histoire passait avec une indifférence souveraine, sans tenir compte des constructions diplomatico-juridiques.
La majorité des juristes de Droit international dans le monde a également établi que dans le Droit international généralement en vigueur, il n’existe pas de distinction entre les guerres interdites ou non interdites. Hans Kelsen l’a exposé, après une vérification minutieuse de la littérature, en 1942, dans son ouvrage Droit et Paix dans les relations internationales. Lui-même appartient à la minorité qui veut maintenir la différence juridique entre des guerres justes et injustes. Sa constatation est d’autant plus importante.
Mais nous devons maintenant nous demander : est-ce qu’il est bon de parler de l’échec du système de la sécurité collective ? Cela laisse supposer qu’un tel système a existé une fois. Peut-on vraiment l’affirmer ? C’est une question de la plus grande importance pour ce Procès du fait que l’accusation de violation de la Paix est basée sur l’existence d’une conscience juridique mondiale.
Devant nous se lève la tragédie du Pacte Briand-Kellogg, cette tragédie dont nous avons tous tant souffert, nous tous qui débordions de joie à la conclusion du Pacte et qui, plus tard, après une première période de dépression, avons salué la doctrine Stimson comme un pas qui aurait dû être fait depuis longtemps et qui était indispensable pour une paix véritable, comme un signe encourageant d’une nouvelle ascension.
Les États-Unis avaient en vue, en 1927 et en 1928, un but élevé, comme je l’ai déjà dit. A la Société des Nations, on ne s’était attaqué au problème qu’à contre-cœur et avec des demi-mesures et, par là, on a peut-être plus nui à la véritable cause de la Paix qu’on ne l’a servie. Le Protocole de Genève avait échoué. Kellogg voulait dépasser toutes les difficultés que contenait ce problème et entraîner le monde au delà du point mort avec une résolution insouciante. Le traité publié avec ses deux articles, avec la renonciation à la guerre et avec le devoir de conciliation sembla remplir le désir d’une humanité qui voulait voir enfin l’acte libérateur.
Mais les difficultés que l’on voulait surmonter sont fondées en partie. Aucune prescription d’un législateur quelconque ne put jamais les écarter complètement. En effet, même si l’on avait pour elles des critères sans équivoque, lequel parmi les égarés aurait, en cas de litige, l’autorité de décision ? Mais on n’a même pas de critères infaillibles de l’agression et de la défense (Comparer avec : Eagleton, Clyde, An attempt to deflne Agression (International Conciliation n° 264, 1930), Cuten, A. La notion de guerre permise, Paris 1931. Wright, Quincy, The Concept of Agression in International Law (AJ., vol. 29, 1935, p. 395 et suiv.)
Cela vaut tant pour le concept dit politique qui, à un certain point de vue, est le naturel, que pour le ou les divers concepts d’agression et de défense.
Mais ce ne sont pas les seules difficultés auxquelles, lors des pourparlers préliminaires du Pacte, le Gouvernement français fit explicitement et implicitement allusion (Note du Gouvernement des Etats-Unis aux Gouvernements de Grande-Bretagne, d’Allemagne, d’Italie et du Japon en date du 13 avril 1928 ; projet de traité du Gouvernement français en date du 20 avril 1928 ; note du sous-secrétaire d’Etat britannique aux Affaires étrangères en date du 19 mai 1928 à l’ambassadeur américain ; note du Gouvernement des U.S.A. aux neuf négociateurs en date du 23 juin 1928 ; note du secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères en date du 18 juillet 1928 ; note du Commissaire des Affaires étrangères soviétique à l’ambassadeur français en date du 31 août 1928 ) et à vrai dire avec le plein droit de quelqu’un qui connaît l’Europe et son très ancien héritage historique, de même que le Gouvernement américain connaît l’Amérique et son Histoire toute différente. Même si quelqu’un avait la possibilité de sauter par-dessus son ombre, l’ombre des Européens est tellement plus longue.
Lorsque le monde prit connaissance de l’échange de notes des négociations préliminaires avec toutes leurs définitions, interprétations, restrictions, réserves, on vit manifestement à quel point différaient, derrière un seul texte, les opinions des Gouvernements. On vit la critique non déguisée et même amère du Gouvernement soviétique devant le refus des Etats occidentaux de désarmer et de créer ainsi les conditions indispensables d’une politique efficace d’apaisement devant les incertitudes du traité (Note du Commissaire du Peuple aux Affaires étrangères en date du 31 août 1928 ), mais surtout devant la célèbre restriction anglaise de la main libre dans certaines régions du monde, réserve qui est fréquemment désignée sous le nom de doctrine britannique de Monroe ou doctrine de Chamberlain (The right of self-défense... is inhérent in every sovereign state and is impllcit in every treaty. Every nation . . . alone is competent to décide whether circumstances require recourse to war in self-defense ». Comparer aussi Kellogg, F., Thé war prévention policy of the U.S. (AJ., vol. 22, 1928, p. 261 et suiv.), et l’on savait qu’en réalité il n’existait derrière les signatures qu’une entente de forme et qu’il n’y avait pas deux États pour interpréter de la même façon ce traité. Sur un seul point il y eut une entente complète. La guerre défensive est autorisée comme un Droit inaliénable de chaque État. Sans ce Droit, il n’y a pas de souveraineté et chaque État est seul juge pour savoir s’il fait en l’espèce une guerre défensive.
Aucun État du monde n’était prêt à admettre une juridiction étrangère sur le point de savoir si ses décisions sur cette question d’existence étaient ou non justifiées. Kellogg avait déclaré dans la note du 25 juin 1928 aux neuf États qui prenaient part aux négociations (2 ) : « ... Le droit de défense est un élément essentiel de la souveraineté et est admis a priori dans chaque traité. Chaque État est seul appelé à décider si la situation est telle qu’il doive, pour des motifs de défense, en arriver à la guerre. »
Les amis de la paix étaient cruellement déçus. Que voulait dire un tel traité ? Ils n’ont eu que trop raison. Bientôt après ils entendirent parler avec une tristesse plus grande encore du déroulement de la discussion au Sénat américain. La ratification fut obtenue par 85 voix contre une et quelques abstentions. Mais s’il n’y avait déjà derrière les signatures des États contractants aucune union effective, à plus forte raison encore moins derrière le résultat de vote du Sénat de cette puissance mondiale, dont les idées et les manifestations guidaient le monde.
Les discussions au Sénat, qui resteront toujours remarquables à cause de leur profond sérieux et de leur niveau élevé, ont montré, comme plusieurs sénateurs l’ont exprimé, que les avis des sénateurs oscillaient entre deux pôles absolument éloignés. Pour les uns, le traité représentait précisément l’avènement d’un temps nouveau ; pour les autres, un sentiment sans valeur ou tout au plus un geste faible ou amical, un motif de propagande, une sorte de baiser international, pour d’autres encore, un bouillon de culture propice pour toutes les guerres à venir, un mouvement d’hypocrisie, même la légalisation de la guerre ou même la légalisation de l’hégémonie mondiale de l’Angleterre, la garantie de l’injuste statu quo de Versailles pour la France et l’Angleterre.
Plus fortement encore que la note russe, quelques sénateurs critiquèrent l’imprécision complète des clauses du traité. Et si l’on prend au mot la déclaration de Kellogg sur le droit de défense, déclaration dont la volonté des États signataires avait fait une partie intégrante du traité, alors quelle guerre interdisait-on ? (Congress Rec. proceed and Deb. of the 2nd Session, of the 70th Congress of the U.S., Vol. LXX, Part. 2 (Jan. 5, 1929, to Jan. 26, 1929, p. 1169 et suiv.) Washington 1929).
Il y eut au Sénat des mots d’une ironie amère.
Avec ce Pacte de Paris on n’avait absolument rien gagné si toutes les choses restaient telles qu’elles étaient lors de la conclusion. L’opinion du grand juriste international Philip Marshall Brown était que le pacte avait, par son inefficacité, apporté au monde, sans le savoir, l’avorton redoutable de la « guerre non déclarée » (International Lawlessness (AJ., vol. 32, 1938, p. 775). Ceux qui avaient combattu, les Allemands comme les non-Allemands, le Traité de Versailles, en croyant voir en lui un obstacle au progrès et ceux, Allemands et non-Allemands, qui avaient adressé à la Société des Nations la critique qu’elle nuirait au désir de progrès plutôt qu’elle le favorisait, s’étaient tous réjouis vainement, à la fin d’août 1928. Le pas décisif n’était pas fait.
Mais avant tout un point n’avait pas été considéré, un point qui ne se suffit pas à lui tout seul, mais qui est indispensable si l’on veut créer une véritable garantie de paix, un point dont la nécessité est reconnue par l’opinion unanime de ceux qui font état dans leurs calculs d’êtres humains : la création d’une procédure par laquelle la communauté des États puisse changer, même contre la volonté des possédants, une situation devenue intenable, afin que la vie reçoive la soupape qu’elle doit avoir, si l’on ne veut pas qu’elle accède à l’air libre par une explosion.
De même qu’un État ne peut éviter les révolutions que par une bonne législation et par l’adaptation faite en temps voulu de l’ordre aux changements de la vie, il en est de même pour la communauté des États. Wilson avait pensé précisément à ce principe de base, comme nous l’avons vu. Un des grands spécialistes anglais du Droit international, un des partisans enthousiastes, sans réserves et d’avant-garde du Pacte de Paris, Mac Nair, en a aussi tenu compte lorsqu’il a voulu en 1936 voir établir à côté de la puissance collective la révision pacifique et faite en commun des situations devenues dangereuses (Collective Security (Br. YB, 1936, p. 150 et suiv.).
Les juristes internationaux américains Borchard (Neutrality and Unneutrality (A.J., vol. 32, 1938, p. 778 et suiv.) et Fenwick (International Law and Lawless Nations (A.J., vol. 33, 1939, p. 743 à 745) en ont tenu compte dans leurs avertissements au sujet de la situation internationale peu de temps avant la seconde guerre mondiale. Le Gouvernement allemand avait du reste attiré l’attention sur ce problème qui éclipsait tous les autres (Voir aussi Scelle Georges, Théorie juridique de la révision des traités, Paris 1936 ; en outre ; Kunz Joseph, The problem of Revision in International Law (« peaceful change ») A.J., vol., 33,1939, p. 33-35. ), dans la note envoyée par Stresemann à l’ambassadeur américain le 27 avril 1928, lorsqu’il accepte sans restrictions la proposition de Kellogg.
Le problème de la « révision collective » n’a pas été sérieusement pris en considération même plus tard. Cela n’est pas étonnant, d’abord parce qu’une telle institution suppose que, par son essence même, un État renonce à sa souveraineté. Et peut-on penser à une telle renonciation à notre époque ? Moins que jamais, pense avec mélancolie Philip Brown (International Lawlessness (A.J., vol. 32, 1938, p. 775).
C’est pourquoi on ne peut pas imaginer avoir fait un pas effectif dans la question de savoir comment éloigner la guerre en Droit.
Le Gouvernement des États-Unis et la Société des Nations ont agi souvent pour donner satisfaction aux exigences des nations malgré cette situation impossible. Ils ont essayé de donner par la suite au pacte un contenu précis et « des dents ». La science du Droit international a fourni pour cela des suggestions et des vérifications. Nous devons esquisser cela aussi d’une façon brève, bien que cette tentative soit restée sans aucun succès, parce que c’est précisément ici qu’on peut trouver les raisons profondes de l’accusation dans la mesure où elle emploie des arguments juridiques et non pas politiques ou moraux.
Tout d’abord le Pacte de Paris, lorsqu’il interdit l’agression, part incontestablement d’une conception politique de l’agression. Il est tout simplement incompréhensible. Shotwell et Brierly, entre autres, ont immédiatement essayé d’y remédier en faisant dériver (Brierly, Some Implications of the Pact of Paris (Br. YB,1929, p. 206 et suiv.), un concept juridique de l’agression de l’article II du Traité qui préconise les bons procédés. Nous pouvons laisser sans réponse la question de savoir si l’on doit appliquer cette interprétation du traité. Pratiquement, on n’y gagne rien. On ne fait que substituer une difficulté à une autre. La situation n’est pas plus claire. Les arrangements à l’amiable supposent une bonne volonté réciproque, mais comment faire quand elle manque à l’une des parties et que peut-on encore appeler bon procédé ? Qu’est-ce qui ne peut plus être considéré comme tel ? Dans sa note du 31 août 1928 dont nous avons parié, concernant le Pacte Briand-Kellogg qui venait d’être signé, le Gouvernement russe avait tout à fait raison lorsqu’il posait cette question.
Par la suite, les autres tentatives d’aide voulurent faire découler logiquement une constitution mondiale entièrement nouvelle de ce pacte absolument imprécis. Ces tentatives sont liées aux noms du secrétaire d’État américain Stimson et au travail de la Conférence de « l’Association de Droit international » à Budapest en 1934 (Le célèbre « Article de Budapest », International Law Association : Briand-Kellogg Pact of Paris, London 1934, (p. 63 et suiv.).
Pour le comprendre, il faut partir du point de vue que le Pacte Briand-Kellogg a apporté dans un véritable sens juridique une renonciation explicite et sans réserve à la guerre. Le droit de faire la guerre à sa guise n’existe donc plus. La guerre menée à l’encontre de cette interdiction est une infraction à l’ordre international et la question suivante se pose immédiatement devant nous : est-ce que la position juridique des États illégalement agresseurs peut être la même que celle des États illégalement attaqués ? Si l’on répond par la négative, comme par exemple M. Jean Ray (8 mars 1930. Voir Rutgers, Recueil des Cours (Académie de Droit international), vol. 38, p. 47 f. Budapester Artikel 7 (Annexe I, Pièce 23, p. 79). Joseph Kunz, « Plus de loi de la guerre » (Revue générale de Droit international public, 1934). Cohn, Néo-Neutralité (1939), l’influent commentateur français du Statut de la SDN, n’est-ce pas là se débarrasser des principes les plus essentiels du Droit international classique ?
1° Le Droit international relatif à la guerre qui découle du principe de la liberté de faire la guerre, du caractère de duel de la guerre et, en tout cas, de l’égalité juridique des puissances belligérantes, est-il valable pour juger les actes des belligérants à l’égard les uns des autres ?
2° Doit-il y avoir encore une neutralité dans une telle guerre ?
3° Si l’agresseur est victorieux, le résultat de la guerre peut-il être juridiquement bon, en particulier lorsqu’il se concrétise dans un traité imposé, ou bien la communauté internationale ne doit-elle pas faire perdre au vainqueur les fruits de la victoire par un refus de la reconnaissance ? Devrait-il y avoir une action coercitive commune contre l’agresseur ?
Nous constatons que la doctrine juridique n’a pas tiré toutes ses déductions ; quant à l’usage international, après quelques velléités isolées, il n’a abouti sur aucun point à quelque chose de positif.
1° La validité du Droit international dans une guerre, sans égard aux origines de la guerre, n’a, jusqu’à présent, été discutée par aucun État. Les doutes émis à ce sujet ont été élevés sans équivoque. Je fais allusion ici à la résolution n° 3 de la SDN du 4 octobre 1921 et au rapport du onzième comité de la SDN concernant l’adaptation du Statut au Pacte de Paris (Commentaire p. 371 ).
L’agresseur a, pendant la guerre, les mêmes droits et les mêmes obligations que le camp attaqué, ceux qui découlent du Droit international. M. le Procureur Général français me semble s’écarter de cette ligne sans vouloir cependant tirer pleinement toutes les conséquences qui en découlent, mais dans la pratique internationale je ne vois plus nulle trace de tendance à s’écarter des voies suivies jusqu’alors.
2° On a essayé de nier le devoir de neutralité et d’attribuer finalement aux États hors du conflit un droit de non-neutralité et même le droit de combattre par les armes les États agresseurs. Quelques hommes d’État et quelques savants ont également pris parti avec la même ardeur pour la négligence, et même le mépris du droit de neutralité. De même que d’autres hommes d’État et savants se sont prononcés pour son inébranlable conservation (Le délégué péruvien Corne.) o (1929) à la Commission de l’Assemblée de la SDN (Assemblée 1929, C. III, J.O., page 201) : Il n’y a plus de neutralité ! Stimson, le Pacte de Paris, 8 août 1932. Pacte de Rio de Janeiro du 10 octobre 1933. Déclaration de Hull sur la loi de neutralité du 17 janvier 1936
Discours du ministre des Affaires étrangères suédois Sandler, le 6 décembre 1937.
3 octobre 1939 : déclaration du Panama — échange de noms des 21 républiques américaines avec l’Angleterre, la France et l’Allemagne (23 décembre 1939 ; 14 janvier, 23 janvier, 14 février 1940) repose entièrement sur le droit classique de la neutralité.
Les articles de Budapest.
Bibliographie : Œuvres et travaux de : d’Astroy B. 1938 ; Baty M-, 1939 ; Bonn M.J., 1936-1937 ; Borchard E.M., 1936, 1937, 1938, 1941 ; Brierly J.L., 1929, 1932 ; Brown Ph. M., 1936, 1939 ; Buell, 1936 ; Cohn, 1939 ; Deschamps, 1930 ;
Eagleton, Clyde, 1937 ; Fenwick Charles G., 1934, 1935, 1939 ; Fischer Williams, Sir John, 1935, 1936 ; Garner, James Wilford, 1936, 1938 ; Hambro Edward, 193S ; Hyde C.C., 1937, 1941 ; Jessup P.C., 1932, 1935, 1936 ; Lauterpacht, 1935, 1940 ; Mandelstam, 1934 ; Miller David Hunter, 1928 ; Mac Nair, 1936 ; Polltls N., 1929, 1935 ; Bappard W.E., 1935. 1937 ; Schindier D., 1938 ; Stimson H., 1932 ; Stowell Ellery C., 1932 ; Tenekides C.G., 1939 ; Whitton J.B., 1927, 1932 ; Wright Quincy, 1940).
Plus il devint clair que tout le système de sécurité collective ne fonctionnait pas dans les cas particuliers, c’est-à-dire quand ils auraient eu le droit d’intervenir contre une grande puissance, plus l’idée de neutralité s’est affirmée avec une force nouvelle. Le complet discrédit de la SDN et du système du Pacte Briand-Kellogg au cours du conflit d’Abyssinie ont contribué là aussi à remettre le Droit international à la place qu’il aurait occupée précédemment. La Suisse a déclaré, en 1935, sa neutralité sans restriction (Réserves de la Délégation suisse (M. Motta) du 10 octobre 1935) , la Belgique, le Danemark, la Finlande le Luxembourg, la Norvège, la Hollande et la Suède la suivirent avec leur déclaration de Copenhague en date du 24 juillet 1938 (Udenrigspolitlske Meddelelser, quatrième année, n° 4-5, p. 122 et suiv. ; c f. plaidoirie de Jahrreiss, Annexe n° 30) ; la faillite de la SDN a été la cause qui a été aussi ouvertement mentionnée.
3° La pensée de la politique de la non-reconnaissance a la signification suivante : les États ne participant pas au conflit doivent se comporter comme membres de la communauté des États et s’ériger en protecteurs devant l’ordre de la communauté en refusant au vainqueur, quand il a été l’agresseur, la reconnaissance des fruits de sa victoire. La situation de fait ne doit pas, même en apparence, devenir une situation de droit. Ainsi l’agresseur est frustré de ses droits, et l’un des principaux attraits de la guerre est ainsi éliminé. Une telle politique de non-reconnaissance ne suffit certainement pas à garantir en elle-même seule un système de sécurité, mais elle est un accessoire indispensable d’un tel ordre ; il ne peut y avoir là-dessus de discussion. Le représentant brésilien Braga s’est acquis le mérite d’avoir, lors de la seconde assemblée plénière, en 1921, préconisé une telle politique des membres de la SDN sous le nom de blocus juridique universel (Actes de la 2e Ass., séance des commissions, I., p. 396 et suiv).
Le représentant finlandais Procope expliqua en 1930 en ce sens devant l’assemblée plénière l’article 10 du Statut (Actes de la 9e Ass., p. 75 ). Des notes du secrétaire d’État américain Stimson, du 7 janvier 1932, adressées à la Chine et au Japon, donnèrent à cette pensée un écho mondial (Dept. of State, Press Releases, Jan. S, 1932, p. 41 ). On appelle couramment leur contenu « la doctrine de Stimson ». La SDN accepta la doctrine de Stimson le 11 mars 1932, comme résolution de l’assemblée (Actes de l’Ass. extr. (J.O., Suppl. spécial, n° 101, p. 87).
Cette pensée revient comme point principal dans le Pacte de Rio-de-Janeiro du 10 octobre 1933 et dans les articles de Budapest du 10 septembre 1934, comme noyau de la question. Le conflit entre l’Italie et l’Abyssinie en 1935-1936 devint une grande mise à l’épreuve (Jean Ray, quatrième suppl. du Commentaire, 1935, p. 10 : « Un homme d’Etat a dit un jour en parlant de l’article 16, que s’il s’appliquait, il ne s’appliquerait sans doute qu’une fois. On peut dire la même chose de tout le mécanisme qui doit taire obstacle à la guerre. Comparer aussi Fischer, Williams, Sir John, Sanctions prévues par le Covenant (Annuaire britannique 1936) et Mac Nair, Arnold D ). On décida de l’existence ou de la non-existence du système de la sécurité collective : la SDN désigna alors une grande puissance comme agresseur et infligea des sanctions économiques, mais recula devant les mesures militaires coercitives pour s’efforcer de trouver enfin, après la victoire da l’Italie, (surtout dans la dix-huitième Assemblée plénière), une réponse à la question : comment la Société rayerait, sans trahir ouvertement des Statuts, le membre attaqué, la petite puissance abyssinienne de la liste des États existants et la reconnaîtrait comme faisant partie de l’Empire italien.
Les États-Unis non plus ne firent pas valoir la doctrine de Stimson, mais se tinrent strictement neutres (En ce qui concerne la doctrine Stimson et le cas de l’Abyssmie, comparer les œuvres et thèses de Borchard. 1933 ; Fischer Williams, 1936 ; Mac Nair, 1933 ;Sharp. 1934 ; Stimson, 1932 ; Wild, 1932 ; Wright, 1932, 1933 ) (En ce qui concerne le système de la sécurité collective, comparer avec la littérature concernant la situation juridique Internationale en général :Brierly, 1932 ; Bourquin, 1934 ; Brouckere, 1934 ; Cuten, 1931 ; Descamp, 1930 ; Eagleton, 1930, 1937, 1938 ; Elbe, 1939 ; Fenwick, 1932, 1934, 1935, 1939 ; Fischer Williams, 1932, 1933, 1935, 1936 ; Giraud, 1934 ; Garner, 1936 ; Graham, 1929, 1934 ; H111, 1932 ;Hyde, 1941 ; Jessup, 1935 ; Mandelstam, 1934 ; Polltis, 1929 ; Ritgers, 1931 ; Shotwell, 1928 ; Wickersham, 1928, 1929 ; Whitton, 1932 ; Wright, 1942 ). Il faut savoir tout cela ; il faut savoir aussi qu’en date du 20 février 1935 le Gouvernement britannique s’écarta poliment mais fermement des explications logiques par la voie de son Lord Chancelier Viscount Sankey (Déb. Pari. H.L., 5e sér., vol. 95, col. 1007, 1043 ) et honora le vieil adage : « Ce qui est de droit ne vient pas de la logique, mais de l’Histoire » (Lauterpacht, The pact of Paris and thé Budapest Articles of interprétation (Transactions of thé Grotius Society), XX. 1935, p. 178, tire les conclusions du fait que les Etats pouvaient accepter ou refuser ce qui a été logiquement conclu en tant que Droit. Jessup remarque que les Etats n’ont pas accepté les articles de Budapest (Neutrality, its History, Economies and Law, vol. IV. IV To-day and To-Morrow, 1936).
Lors d’une occasion ultérieure, lorsque le secrétaire d’État Cordell Hull, le 16 juillet 1937, fit à toutes les puissances un exposé des principes américains de la politique (Comparer A. J., vol. 31, 1937, p. 680-693. ), le Gouvernement portugais attira l’attention sur le penchant abstrait et généralisateur de certains juristes qui l’avertirent du danger de la recherche d’une formule unique, ainsi que de l’étude insuffisante des données historiques (Comparer les explications approbatrices de Kuhn Arthur K., Observations of Foreign Governments upon Secretary Hull’s Principles of Enduring Peace (A. J., vol. 32, 1938, p. 101-106).
Nous constatons qu’au moins plusieurs années avant 1939 il n’y avait plus, dans la réalité de la vie internationale, une réglementation juridique, internationale efficace concernant la guerre prohibée. Les hommes d’États dirigeants et les peuples avaient pleine conscience de l’inexistence de cette réglementation générale. C’est bien la raison profonde pour laquelle on foula toujours plus fort et plus avant le chemin de la réglementation spéciale du Droit des gens.
Deux États, en connaissance de leur situation historique particulière, conclurent alors des traités en vue d’assurer la paix entre eux.
Pendant la seconde guerre mondiale, le Gouvernement des États-Unis décidait d’aider la Grande-Bretagne : l’Angleterre reçut des contre-torpilleurs et elle reçut plus tard l’aide prêt et bail.
La cessation de la neutralité constituée par ces secours fut reconnue dans son essence par l’opinion américaine, déplorée par les uns, saluée par les autres, tantôt critiquée, tantôt défendue ; de plein droit, les défenseurs de ces mesures devant l’opinion américaine, surtout Stimson et Cordell Hull, n’ont pas du tout tenté de les justifier comme conformes à la neutralité. Ils se rapportèrent davantage au Pacte de Paris dans son interprétation par les articles de Budapest (Fr. Wright in A.J., vol 34, 1940, p. 680 et suiv. Il faut mentionner avant tout le discours de Stimson du 6 janvier 1941 ). C’eût été, ainsi que nous l’avons déjà vu dès 1935, une erreur juridique d’après la conception incontestablement exacte des sources du droit des gens du vicomte Sankey, comme nous l’avons déjà vu. Après l’évolution des faits depuis la victoire italienne sur l’Abyssinie, de telles discussions se déroulèrent tout à fait en dehors de la réalité politique. Elles servirent à débattre des questions intérieures américaines et n’eurent aucune importance directe pour le Droit international. Si elles avaient eu lieu entre les États, elles auraient pu servir tout au plus à la création juridique.
Mais faut-il, en vérité, affirmer ou même prouver maintenant que de telles discussions n’auraient pu créer pendant la lutte gigantesque un Droit que l’on avait en vain recherché pendant la paix, en des tentatives aussi nombreuses qu’utopiques ? Dans cette salle se heurtent plusieurs conceptions juridiques, en partie très différentes. Cela donne lieu à certaines divergences d’opinions indiscutables. Mais aucune manière de penser juridique, dans tout le monde et dans tous les temps, depuis le temps le plus ancien jusqu’au plus récent, n’a pu et ne peut produire des arguments qui contredisent l’essence du Droit, comme un ordre devenu historique dans la vie humaine en commun. Si plusieurs Gouvernements acceptent des articles sur le contenu desquels leurs opinions diffèrent, que ces articles restent ensuite lettre morte dans l’action pratique de ces Gouvernements, on ne peut s’en étonner après une telle origine. Si des logiciens interprètent alors ces articles et si les Gouvernements les repoussent en pratique ouvertement ou tacitement, il faut se limiter à l’appréciation juridique voulue, aussi encourageant que soit, politiquement ou moralement, le but poursuivi.
Mais quittons des yeux la réalité de ces années qui ont suivi le conflit italo-abyssin. Admettons donc en un temps qu’il y ait eu un pacte général, un pacte non équivoque accepté et appliqué par les parties contractantes dans une entente profonde et objective. Le Droit international aurait-il fait un crime pour les individus d’avoir rompu un tel pacte ? Non. Pas même le crime de l’État, et bien moins encore celui des particuliers.
D’après le Droit international en vigueur, il n’en aurait pas été autrement avec la rupture d’un tel pacte qu’avec une autre atteinte à ce Droit. L’État qui rompt ses engagements commettrait un délit contre le Droit international, mais non une action condamnable (Fisctier Williams insiste aussi là-dessus dans Sanctions under the Covenant (Br. YB, 1936, p. 130 et suiv. Livre II, chap. 48, surtout p. 136). Kelsen également dans Collective and Individual Responsibility, 1943, p. 531.
On a tenté, à l’occasion, de conclure des mots « délit, crime international et condamnation de la guerre », à un Droit criminel international pour ce qui intéresse notre cas. De telles conclusions partent d’hypothèses inexactes (Fischer Williams prévient à juste titre contre les fausses Interprétations de l’expression « crime international » dans Sanctions under the Covenant (Br. YB, 1936, p. 130 et suiv.) ). Tous les juristes savent que toute action illégale peut s’appeler « délit » et non pas seulement celles qui sont punissables, et le mot « crime » est employé également tout à fait en dehors de la sphère juridique. Dans notre cas, précisément, lors-qu’en 1927 l’Assemblée de la SDN, sur la proposition polonaise, déclara la guerre « crime international », le rapporteur polonais établit expressément que cette déclaration n’était pas, à proprement parler, un instrument juridique, mais un acte de portée morale et éducatrice (Actes de l’Assemblée 1927, p. 153 (voir Jean Ray, Commentaire, pages 74-75).
La tentative faite pour organiser juridiquement un système universel de sécurité collective a échoué, et cela ne signifie pas que les nombreux accords bilatéraux, dont le rôle est de supprimer les guerres d’agression entre deux partenaires, soient devenus inapplicables. On devra peut-être examiner si les parties contractantes ont fait de l’existence ou de la continuation de l’existence d’un appareil général de sécurité collective, une condition préalable de la validité de l’accord.
Pour les assurances unilatérales de non-agression, les mêmes constatations sont valables que pour les actes bilatéraux. On a conclu beaucoup de pactes de non-agression bilatéraux et donné beaucoup d’assurances unilatérales. C’est soit le concept politique d’agression, soit le concept juridique, ou même plusieurs concepts juridiques assemblés qui décident de la justice ou de l’injustice. Le Reich allemand, lui aussi, a conclu toute une série de traités de ce genre. Ils ont été pris comme base par l’Accusation ; il faudrait voir si tous ces traités étaient encore en vigueur au moment de l’action ; pour cette recherche, il faut s’en remettre à la Défense ; mais si le Reich allemand, dans ce cas particulier, a perpétré une agression en dépit d’un pacte de non-agression encore valable, il a commis un délit de Droit international et doit en répondre d’après les règles du Droit international sur les délits de Droit international.
Mais le Reich seul, non l’individu, même s’il était le chef suprême de l’État. D’après le Droit international en vigueur, c’est absolument indubitable. Il n’est pas nécessaire d’en parler d’une façon générale ; en effet, jusqu’à des périodes tout à fait récentes, pour les conflits mandchourien ou italo-abyssin, ou encore russo-finlandais, il n’a jamais été question même de la possibilité de poursuivre pénalement les hommes qui, du côté japonais, italien et soviétique étaient compétents dans les questions relatives aux plans, à la préparation, à l’ouverture et à la conduite des hostilités ou qui, simplement, avaient pris une part quelconque à ces événements. Et, si l’on n’a pas porté d’accusation, ce n’est pas parce qu’on n’a pas été, de façon paradoxale, jusqu’au bout des déductions, mais cela ne s’est pas produit parce que cela ne pourra pas se produire, aussi longtemps que la souveraineté des États sera le principe organisateur de tout l’ordre international.
L’audience est suspendue.
C’est l’un ou l’autre (1 Exact : Pischer Williams, Sanctions under the Covenant (Br. YB 1935) ). S’il fallait en arriver à ce que des hommes ayant participé à la conception, à l’organisation, à la déclaration et à l’exécution d’une guerre interdite par le Droit international soient traduits devant un tribunal criminel, alors les décisions sur les ultimes questions de l’existence de l’État seraient soumises à un contrôle superétatique. On pourrait encore appeler ces États des États souverains, mais ils ne le seraient plus. Kelsen répète à plusieurs reprises la phrase suivante dans l’article qu’il a écrit après la conférence de Moscou du 1er novembre 1943 : « À l’occasion d’une violation de la Paix, il n’existe pas de culpabilité individuelle sur la base du Droit international universel en vigueur, et elle ne peut exister à cause de la souveraineté » (Collective and Individual Responsibility, p. 534, 538, 539, 540, 543 ).
En tout cas, l’État a acquis pour les Européens, au cours des quatre derniers siècles, et surtout à cause de la pénétration de plus en plus forte de l’idée de l’État national, le rang d’une suprapersonnalité.
Évidemment, les actes de l’État sont des actions d’hommes ; mais ce sont précisément des actes d’État, actes de l’État réalisés par ses organes et non des actes privés de M. MUller ou de M. Schmidt.
Ce que l’Accusation fait quand elle veut voir condamner juridiquement des hommes isolés au nom de la communauté basée sur le Droit international pour avoir pris des décisions au sujet de la guerre et de la paix, deviendra dans la perspective de l’histoire européenne un rabaissement de l’État au niveau de personne privée, et même une destruction de l’État dans son essence. Une telle accusation, de la justification morale de laquelle je n’ai pas à traiter, une telle accusation est, comme nous l’avons déjà montré, inconciliable avec la nature de la souveraineté et avec le sentiment de la plupart des Européens. Sans aucun doute il semble que les Européens ne sont pas les seuls à sentir ainsi. Les représentants américains s’élevèrent à la Commission des dommages de guerre en 1919, à Paris, de la manière la plus sévère, contre la condamnation juridique de l’empereur d’Allemagne, justement à cause de l’incompatibilité d’une telle procédure avec la souveraineté de l’État (Scott, James Brown, font valoir le grand mérite que les délégués américains ont acquis dans la lutte pour le Droit (dans Houseseymour what really happened at Paris-New-York, 1921). Williams E.T. The conflict between autocracy and democracy (A.J., vol. 32, 1938, p. 663 et suiv., p. 664).
Kelsen, Hans, Collective and Individual Responsibility, p. 541. Voir aussi Borchard, Edwin, Neutrality and Unneutrality (A.J., vol. 32, 1938,p. 778 et suiv.)
On ne peut reconnaître avec plus de vigueur l’idée de la souveraineté que ne l’a fait Kellogg, huit ans plus tard, pendant les négociations du Pacte de Paris, quand il déclara : « Chaque État est son unique juge pour sa conduite dans la question de son existence ».
Certaines époques divinisent la souveraineté de l’État ; certaines autres la maudissent ; certaines autres la divinisent et la maudissent tout ensemble ; ainsi, notre époque. Peut-être sommes-nous dans une période de transition ; peut-être une transformation des valeurs a-t-elle lieu ; peut-être la communauté mondiale devient-elle la valeur politique la plus haute à la place des États séparés, ainsi qu’il en était jusqu’à maintenant ? Peut-être en arriverons-nous au point où le déchaînement d’une guerre condamnable moralement et aussi juridiquement apparaîtra au sentiment de justice universelle comme une haute trahison contre la communauté mondiale ? Peut-être en arriverons-nous au point qu’un Gouvernement qui déchaînera une guerre pareille sera livré à l’étranger, devra même être livré, sans que l’on puisse parler juridiquement de haute trahison ? Aujourd’hui, les peuples, dans leur majorité et encore moins dans leur unanimité, ne défendent nulle part ce point de vue.
La condamnation d’individus pour la communauté basée sur le Droit international pour rupture de la paix entre les États ne pourra par conséquent être ordonnée que si l’on abandonne les principes en vigueur du Droit international et les idéaux fermement enracinés depuis des siècles dans le sentiment de la vie des peuples européens, pour qui l’État, leur propre État souverain, est une base indispensable de la libre personnalité.
L’Accusation détruit en pensée l’État allemand pour une période où il était debout, dans toute sa force, et agissait par ses organes.
Elle est obligée de le faire si elle veut atteindre des individus pour rupture de la paix internationale. Elle est obligée de transformer les accusés en personnes privées ; mais, à ce moment-là, elle réunit les accusés dans une conspiration — pour ainsi dire sur un terrain privé à l’aide d’une conception de Droit pénal puisée dans le Droit anglo-saxon et qui nous est étrangère ; elle en fait l’infrastructure d’organisations et de groupements de millions d’hommes qui doivent être déclarés criminels, et elle laisse apparaître par là une grandeur supra-personelle.
Dans la mesure où tout cela est étayé par les prescriptions du Statut, ce dernier établit des principes nouveaux, si l’on prend pour étalon le Droit international en vigueur, avec M. le Procureur Général britannique. Ce qui, venant de l’Europe, a embrassé, en fin de compte, le monde entier, et s’appelle « Droit international », est par son essence un Droit de coordination, d’association de puissances souveraines. Si nous comparons les règlements de ce Statut avec ce Droit, nous sommes obligés de dire : les principes de ce Statut nient les bases de ce Droit ; ils anticipent sur le Droit d’un État mondial. Ils sont révolutionnaires. Peut-être l’avenir leur appartient-il dans les espoirs et les désirs des peuples. Le juriste, et je n’ai le droit de parler qu’en cette qualité ici, est obligé de constater qu’ils sont nouveaux, nouveaux au point de tout bouleverser. Le droit de la guerre et de la paix n’avait pour eux aucune place, ne pouvait pas avoir de place. Ce sont donc des lois pénales à effet rétroactif.
Si je l’ai bien compris, M. le Procureur Général français, dans son discours si humain et si profondément poignant, a reconnu la souveraineté des États et a reconnu justement qu’il y a un abîme infranchissable entre le Statut et le Droit international en vigueur, si le Statut exige que des individus soient condamnés pour rupture de la paix entre les États. Il déplace par conséquent le procès du plan du Droit international sur celui du Droit public ; il eût pu se produire que les pouvoirs publics allemands eussent, après la guerre, réglé leur compte aux hommes responsables du déclenchement de la guerre. Étant donné que toute la vie du peuple allemand est aujourd’hui paralysée, ce sont les puissances étrangères qui détiennent le pouvoir territorial en Allemagne par une collaboration contractuelle qui régleront ce compte.
Le Statut a fixé les normes qui doivent diriger le Tribunal dans son examen et sa décision. On n’est pas obligé de vérifier ici si cette conception est juste ou non ; même si elle était juste, notre problème n’en serait pas modifié : en partant de cette position et non moins qu’au point de vue de Droit international, nous devons savoir jusqu’à quel degré le Statut a promulgué des lois pénales à effet rétroactif. En dehors du Droit international qui était valable pour l’Allemagne et avait été refondu dans le Droit territorial, ainsi qu’on a l’habitude de le dire, nous devons mesurer les prescriptions du Statut également avec le Droit pénal territorial qui était applicable aux accusés à l’époque de leur activité. Dès l’abord, il est possible qu’un État, membre de la communauté des États, soit plus cosmopolite dans son Droit pénal que le Droit international de l’époque. Une norme du Statut, nouvelle par rapport au Droit international en vigueur, pourrait correspondre à une loi territoriale existante et elle ne serait plus une loi pénale rétroactive.
Comment était donc traitée dans le Droit pénal territorial, auquel étaient soumis les accusés au moment de la préparation et du déclenchement de la guerre, la rupture de la paix entre les États, et particulièrement la rupture des pactes de non-agression ?
Il se peut que, dans un État, ce soient les individus qui ont préparé ou déclaré, ou dirigé une guerre, malgré les obligations internationales incombant à cet État, qui soient menacés de sanctions (Kelsen estime qu’un Ëtat pareil n’existe pas (Collective and Individual Responsability . . ., p. 543) ; ce ne serait certainement pas pratique. Ce règlement intérieur est également subordonné à l’issue de la guerre. Un Gouvernement victorieux n’est pas menacé d’être jugé. En cas de défaite, par contre, c’est la défaite qui donne la mesure du règlement. Dans tous les cas, les prescriptions de ce Statut sur la peine pour rupture de paix entre États, sont nouvelles au point de vue Droit pénal territorial auquel les accusés étaient soumis à l’époque de l’action. Si l’on ne comprend pas la phrase nulla poeno sine lege comme elle est interprétés sur le continent européen, car la loi dans le sens de lex est une norme fixée par l’État et une loi publique, et si l’on adopte la conception qui est particulière aux juristes anglais, ainsi que je le vois — c’est-à-dire la conception que la loi, dans le sens de lex, peut être une norme de la morale, des bonnes mœurs — il nous reste à poser encore une question : les accusés, anciens ministres, chefs militaires, dirigeants de l’économie, chefs des hautes administrations, ont-ils éprouvé ou pu éprouver que leur conduite soumise maintenant au châtiment par une loi rétroactive était contraire à leur devoir ?
La réponse à cette question ne peut être donnée que par un coup d’œil sur l’essence de l’ordre allemand au moment de l’action.
Le Reich allemand était intégré dans la communauté des États, dans la forme et avec la constitution qu’il avait eues au cours des siècles. C’est le cas également pour chaque membre de la communauté des États. Les États-Unis et l’Empire britannique, l’Union des Républiques soviétiques et la République française, le Brésil et la Suisse se trouvent être membres de la famille de Droit international, avec l’organisation nationale qu’ils ont pour le moment. Aussi l’Accusation a-t-elle, à juste titre, tenté de comprendre par la pensée cette forme concrète du Reich. Sans un tel essai, personne ne peut en effet arriver à formuler un jugement sur ce qui est juste ou injuste dans ce Procès. Au demeurant, beaucoup de questions morales, soulevées ici, me semblent exiger un tel effort. Je crains toutefois qu’avec l’image, qui a été dessinée par l’Accusation, on ne puisse se rapprocher aussi près de la vérité qu’il serait possible, malgré l’aspect compliqué des faits.
L’Accusation se base sur l’idée d’une conjuration ayant pour but de conquérir le monde et réunissant quelques douzaines de criminels. A voir les choses de cette façon, l’État allemand devient simplement une ombre ou un instrument. Mais cet État existait depuis longtemps ; personne ne pouvait ne pas tenir compte du poids immense de son Histoire. Une infinité de choses dans son Histoire, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur surtout, ont rendu possible ou facilité à Hitler l’accession au pouvoir ; une infinité de choses de cette Histoire ont guidé Hitler dans le choix de ses buts et de ses moyens, l’ont poussé, limité ou freiné, et ont contribué au succès ou à l’échec de ses mesures et de ses entreprises.
L’Accusation a certainement insisté à juste titre sur le principe du chef. En effet, le principe du chef a été, aux yeux du peuple allemand, et mieux encore pour son oreille, de même que pour l’opinion publique du monde, du point de vue de l’organisation, le principe qui a dirigé le développement de la constitution du Reich depuis 1933. Il est vrai que cela n’a jamais été très clair. Ce principe a, de plus, beaucoup modifié sa nature au cours des années. Dans la vie des hommes, diriger et dominer sont, à la base, des notions qui s’opposent. Il y a une façon de diriger les hommes dont je voudrais dire qu’elle est sans âme, purement mécanique, et il y en a une autre qui consiste dans le fait de marcher le premier à titre d’exemple et d’être suivi librement par les autres, de les conduire comme on pourrait appeler cette façon de faire. La langue elle-même rend souvent difficile la différenciation de ces deux méthodes de conduite des hommes, foncièrement différentes. En Allemagne, peut-être du fait qu’on désigne occasionnellement l’action de diriger comme une domination par vocation ou qu’on emploie quelquefois le mot de « dominer » à la place du mot « diriger ». En outre, la différenciation est rendue plus difficile par le fait qu’entre les mêmes hommes, tantôt c’est le fait de diriger, tantôt celui de dominer qui devient effectif, ou par cet autre qu’on emploie des formules, qui devaient être réservées à l’action pour exprimer la domination ou bien inversement des formules qui se rapportent au fait de dominer pour l’action de diriger. N’importe quel État se trouvait, se trouve et se trouvera devant la question de savoir comment il peut allier ces deux méthodes, de façon à ce qu’elles se complètent, se servent et se contrôlent. Les deux méthodes apparaissent toujours et partout. Il n’a encore jamais et nulle part existé de souverain vraiment grand qui n’eût pas été en même temps un chef. Mais même des petits souverains sont soumis à cette nécessité et le régime de Hitler a, en tout cas, apporté au début une synthèse des deux méthodes, qui avait tout au moins l’apparence d’une incroyable capacité de rendement. Ce n’est peut-être pas à tort qu’on a attribué à cette synthèse beaucoup de ces choses que le monde a admirées, tantôt en les approuvant, tantôt, et le plus souvent, en les désapprouvant, comme le résultat d’une mobilisation inouïe, comme un rassemblement et un accroissement des forces d’une nation.
Cette synthèse particulière de l’action de gouverner et de commander a trouvé son expression la plus forte en la personne de Hitler lui-même, dans ses actes de chef, peut-être aussi dans ses discours et dans ses actes de commandement. A cette époque, les actes de Hitler concernant le Gouvernement et le commandement sont devenus les « moteurs » de la vie politique allemande. Il s’agit avant toute autre chose de rendre justice à ce phénomène. Il est de signification proprement décisive, lorsqu’on veut porter un jugement sur l’immensité des faits qui vous ont été soumis. Aussi, malgré toute la prudence qui va de soi pour un homme qui a une formation scientifique, et qui lui commande une méfiance presque insurmontable contre toute tentative de comprendre réellement et de tirer la conclusion d’événements qui se sont passés il y a si peu de temps, on peut peut-être risquer l’affirmation suivante : au cours des années, Hitler a de plus en plus préféré l’ordre aux actes de gouvernement et il a finalement mis cette façon de faire tellement en évidence que c’est l’ordre et non plus l’action de diriger qui est devenu le fait réellement décisif. Hitler, l’homme du peuple, est devenu de plus en plus le dictateur. Ses discours, qui finissaient par fatiguer même ses partisans les plus fervents, tant par les répétitions qu’ils contenaient que par le fait que Hitler criait plus fort qu’eux, sont devenus plus rares, tandis que la machine à faire les lois tournait de plus en plus vite. La postérité reconnaîtra peut-être jusqu’à quel point le grand changement qui s’est fait jour dans l’attitude du peuple allemand envers Hitler avant la guerre déjà est la cause ou l’effet de cette transformation.
Tandis que Hitler, pour une question de prestige, insistait afin qu’on ne l’appelât plus « Führer et Chancelier », mais uniquement « Führer », la direction des affaires de l’État prenait un chemin diamétralement opposé : l’action de diriger disparut de plus en plus et il ne resta plus que la pure domination. L’ordre du Führer devint l’élément central de l’État allemand.
Dans la hiérarchie publique, ce développement donna plutôt un accroissement qu’une diminution de la puissance de Hitler. Dans leur grande majorité, les fonctionnaires et les officiers n’avaient rien vu d’autre, derrière la direction organisée, qu’un appareil de domination nouvellement étiqueté et si possible encore plus bureaucratique qui venait s’ajouter à la « machine bureaucratique » déjà existante. Lorsque l’ordre de Hitler devint l’alpha et l’oméga, ils se sentirent pour ainsi dire à nouveau sur la voie habituelle. L’angoissant et l’énigmatique avaient disparu. Ils étaient revenus dans leur monde de la subordination. Toutefois, ce développement a donné à l’ordre du Führer un certain nimbe, même chez eux ; on ne pouvait pas contredire les ordres du Führer ; on pouvait, tout au plus, élever des objections ; si le Führer maintenait son ordre, la chose était réglée. Son ordre était tout autre chose que celui d’un fonctionnaire quelconque de la hiérarchie placé au-dessous de lui.
Nous arrivons ainsi à la question fondamentale de ce Procès : quelle était la valeur de l’ordre du Führer dans le système gouvernemental allemand ? Appartenait-il à ce genre d’ordres qui ont été écartés par le Statut de ce Tribunal comme excuses absolutoires ?
Il est plus difficile pour un juriste élevé dans les usages de l’État basé sur le Droit que pour tout autre homme de voir l’effritement, lent d’abord, puis de plus en plus rapide, de ce qui constituait l’État basé sur le Droit ; car jamais le juriste n’a pu s’habituer à l’ordre nouveau. Il en est toujours resté à moitié étranger, mais c’est justement pour cette raison qu’il connaît aussi mieux que quiconque les particularités de cet ordre nouveau. Il faut donc essayer de les rendre compréhensibles.
Les ordres émanant de l’État, qu’ils établissent des normes ou qu’ils décident de cas isolés, peuvent toujours être évalués par rapport à la loi existante, écrite ou non écrite de cet État, et aussi par rapport aux normes du Droit international, de la morale et de la religion. Quelqu’un, et ne fût-ce que la propre conscience de celui qui ordonne, demande toujours : celui qui ordonne a-t-il ordonné quelque chose qu’il n’était pas en droit de faire ? Ou bien : a-t-il conçu et promulgué son ordre par une procédure irrégulière ? Or, un problème inévitable se pose pour chaque régime dans le fait suivant : doit-il ou peut-il réserver aux membres de sa hiérarchie, à ses fonctionnaires et à ses officiers le droit, o,u leur imposer même le devoir d’examiner, en toutes circonstances, un ordre qui exige d’eux l’obéissance, afin de savoir s’il tient lieu de droit et pouvoir, suivant le cas, décider s’ils doivent obéir ou refuser leur obéissance ?
Aucun régime qui ait surgi jusqu’ici dans l’Histoire n’a répondu par l’affirmative à cette question. Ce droit n’a toujours été réservé qu’à certains membres de la hiérarchie, et encore, dans certaines limites seulement. Ce fut par exemple le cas, lors de la constitution extrêmement démocratique du Reich allemand sous la République de Weimar ou l’est actuellement sous le régime d’occupation des quatre grandes puissances en Allemagne.
Du moment qu’un tel droit d’examen n’est pas réservé aux membres de la hiérarchie, tout ordre donné tient lieu de droit. Tout Droit public, même celui des États modernes, connaît des actes gouvernementaux qui sont à respecter par les autorités, même si ces actes présentent des défauts. Certaines normes établies, certaines décisions prises dans des cas isolés ayant acquis force de loi sont valables même si celui qui ordonne a dépassé sa compétence ou s’est trompé dans la forme.
Ne serait-ce que parce qu’en se référant à un ordre encore supérieur, on arrive à toucher à la limite, il faut qu’il y ait dans tout régime des ordres qui engagent, dans tous les cas, les membres de la hiérarchie. Ces ordres sont donc le Droit pour les fonctionnaires, même si des personnes étrangères remarquent que ces ordres ont des vices de fond ou de forme par rapport au Droit traditionnel de cet État ou à des normes extra-étatiques. Dans des démocraties directes, par exemple, l’ordre donné par voie, de vote populaire est tout simplement une norme valable ou une disposition qui engage. Rousseau savait combien la volonté de tous pouvait s’opposer à ce qui est juste, mais il n’a pas méconnu que les ordres de cette volonté de tous devaient être observés.
Dans une démocratie indirecte, les décisions d’un congrès, d’une assemblée nationale ou d’un parlement peuvent avoir le même pouvoir.
Dans la démocratie à la fois directe et indirecte de la Constitution de Weimar du Reich allemand, les lois décidées et édictées par le Reichstag à une majorité modifiant la Constitution représentaient, en tout cas, le Droit pour tous les fonctionnaires, même pour les tribunaux indépendants. Il en était ainsi, même si le législateur, par ces lois, commettait sciemment ou inconsciemment des infractions aux normes ne relevant pas de l’État, telles que des normes ecclésiastiques ou des normes juridiques internationales. Dans ce dernier cas, le Reich s’était rendu coupable d’une injustice au point de vue du Droit international ; le Reich n’avait pas prêté attention au fait de savoir si sa législation était conforme ou non au Droit international. Il aurait, pour cette raison, conformément aux prescriptions du Droit international, répondu de ses délits relevant du Droit international. Mais aussi longtemps que la loi en question n’a pas été abrogée suivant les normes du Droit constitutionnel allemand, elle doit être observée par tous les représentants de la hiérarchie, Aucun fonctionnaire n’aurait le droit, à plus forte raison le devoir, d’examiner sa légitimité dans le but de s’y conformer ou non, suivant le résultat de cet examen. Il n’en va pas autrement dans tous les États du monde. Cela n’a jamais été et ne pourra jamais être autrement. Chaque État en a fait l’expérience. Chaque État a fait l’expérience que ses derniers ordres, ses ordres suprêmes engageant la hiérarchie, si l’ordre social doit, d’une façon générale, exister, se trouvent à l’occasion en contradiction avec des normes étrangères à l’État, avec le droit divin, avec le droit naturel et avec le droit de la raison. De bons Gouvernements s’efforcent d’éviter ce genre de conflits. A la douleur, voire au désespoir de beaucoup d’Allemands, Hitler provoqua fréquemment de tels conflits et des conflits sérieux. Pour cette raison déjà sa façon de gouverner n’était pas une bonne forme de Gouvernement, bien qu’elle eût donné pendant quelques années, sur certains plans, de bons résultats. Il faut dire dès maintenant que ces conflits n’ont jamais, du moins pas immédiatement, atteint tout le peuple ou toute la hiérarchie ; les intéressés n’étaient que partiellement atteints au profond d’eux-mêmes, beaucoup n’étaient qu’effleurés. Je ne parle pas de ces conflits qui sont restés ignorés de la plus grande majorité du peuple et de la hiérarchie, et je ne parie pas non plus des ordres par lesquels Hitler s’est montré dans des cas particuliers non seulement inhumain, mais s’est placé tout simplement en dehors de l’humain. Cette question est purement académique : la puissance de Hitler aurait-t-elle pu s’enraciner aussi fortement ou aurait-elle pu subsister si ces actes inhumains avaient été connus par une plus grande partie du peuple ou par la hiérarchie ? Ils ne l’étaient justement pas.
Mais dans un État où toute la puissance des décisions suprêmes est concentrée dans la main d’un seul homme, les ordres de ce seul homme engagent tout simplement toute la hiérarchie. Ce seul homme est son souverain, il est pour elle legibus solutus, comme l’a d’abord exposé — d’après ce que je vois — avec autant de finesse que d’éloquence la science politique française. Le monde ne se trouve pas pour la première fois devant une telle apparition. Dans les temps anciens elle semblait normale. Dans le monde moderne, dans un monde de constitutions appliquant la séparation des pouvoirs contrôlés par le peuple, la monocratie absolue apparaît comme fausse dans ses principes. Et même si ce n’est pas le cas aujourd’hui, un jour le monde saura que l’immense majorité des Allemands sensés n’a jamais pensé autrement sur ce point que la plupart des hommes sensés des autres peuples d’Europe et d’ailleurs. Néanmoins, sous la pression d’événements qu’aucun homme ne peut complètement embrasser du regard et encore moins dominer à volonté, de telles constitutions monocratiques absolues peuvent voir le jour.
C’est ainsi que cela s’est passé en Allemagne depuis le début de 1933. Voilà ce que devint peu à peu la République parlementaire de Weimar qui se transforma sous Hindenburg en république présidentielle, par un processus qui, d’une part, activa l’évolution par des actes gouvernementaux qui s’appuyaient sur des formes légales et en étaient enregistrés dans les codes de l’État et qui, d’autre part, créa tout simplement des normes suivant les habitudes admises. La loi du Reich du 24 mars 1933, qui institua la loi gouvernementale du Reich et supprima ainsi pratiquement la séparation traditionnelle des pouvoirs, a été votée avec une majorité suffisante pour modifier la constitution, d’après le procès-verbal de la séance du Reichstag. On a cependant douté de la régularité du vote de cette loi, sous prétexte que la police avait empêché une partie des députés d’assister à la séance, et que les députés présents avaient été intimidés, de sorte que la loi n’avait été votée qu’avec une majorité suffisante fictive. On a même dit qu’aucun Reichstag, même si tous les députés avaient été présents et avaient voté à l’unanimité, n’aurait pu supprimer le principe fondamental de la constitution qu’est la séparation des pouvoirs, car aucune constitution ne peut autoriser son suicide. Nous n’avons pas besoin de le vérifier ; l’introduction de la loi gouvernementale a été tellement consolidée par la pratique indiscutée que seule une jurisprudence formelle absolument étrangère aux réalités peut essayer d’appliquer des paragraphes contre la vie et d’ignorer l’évolution constitutionnelle accomplie. Et pour la même raison on commet une erreur lorsqu’on ne prend pas en considération comment la loi gouvernementale, c’est-à-dire la loi du Cabinet, a pris ensuite, par l’habitude, l’une des différentes formes de la législation du Führer. A la base de tout ordre d’État et de tout ordre en général se trouve l’habitude. Après que Hitler fût devenu le chef de l’État, la pratique mena rapidement au fait que toute compétence lui fut reconnue tant par ses services que par le peuple tout entier, d’une façon incontestable et incontestée. En tout cas, le résultat de cette évolution fut le suivant : Hitler devint le rédacteur suprême des normes et des ordres. Il le devint pour une bonne part sous l’impression des succès étonnants ou de ce qu’on considérait comme succès en Allemagne et à l’étranger, tout au moins pendant la guerre. Peut-être aussi, et bien qu’avec de grandes différences entre le Nord, le Sud, l’Ouest et l’Est, le peuple allemand se soumet-il avec une facilité particulière à la puissance effective, peut-être est-il tout particulièrement habitué à l’idée d’autorité. De cette manière, tout le processus aura pu être facilité. La seule chose qui n’est pas tout à fait claire est l’attitude de Hitler vis-à-vis des décisions judiciaires. En effet, même dans l’Allemagne hitlérienne, on n’a pu étouffer l’idée que la justice devait nécessairement être exercée par des tribunaux indépendants, tout au moins pour les affaires concernant la masse du peuple dans sa vie quotidienne. Il y eut, même parmi les plus hauts fonctionnaires du Parti — plusieurs discours du Reichsrechtsführer de l’époque, l’accusé Frank, qui ont été présentés au Tribunal l’ont prouvé — une résistance, sans grand succès il est vrai, lorsque la justice, en matière d’affaires civiles et d’affaires pénales de Droit commun, dût être soumise au sic volo sic jubeo d’un seul homme. Mais, en dehors de la justice finalement chancelante elle aussi, la monocratie fut absolue. La déclaration pompeuse du Reichstag du 26 avril 1942 sur la situation juridique de Hitler ne fut en réalité qu’une simple constatation de ce qui était depuis longtemps devenu la pratique.
L’ordre du Führer était la loi longtemps déjà avant cette deuxième guerre mondiale.
Pendant ce régime, le Reich allemand a été traité par les autres États en partenaire, et cela dans tout le domaine de la politique. Je ne veux pas, à ce propos, insister tellement sur les faits, si impressionnants pour le peuple et si fatals pour toute opposition, des Jeux Olympiques de 1936, au sujet d’une manifestation à laquelle Hitler ne put forcer les délégations des nations étrangères à assister, comme il le fit pour les Allemands qu’il envoya au Congrès du Parti à Nuremberg. Je voudrais plutôt faire remarquer que les Gouvernements des plus puissants pays du monde ont considéré la parole de cet homme « tout puissant » comme la décision finale et sans appel valable pour tout Allemand, et qu’ils ont appuyé leurs décisions en ce qui concerne les questions les plus importantes sur le fait que les ordres donnés par Hitler passaient pour être sans appel. Pour ne citer que les cas les plus marquants, on s’est appuyé sur ce fait lorsque le Premier ministre anglais, Neville Chamberlain, montre le fameux « papier de paix » à son atterrissage à Croydon après la conférence de Munich. On s’est encore appuyé sur ce fait lorsqu’on est entré en campagne contre le Reich parce qu’il représentait le despotisme barbare d’un seul homme.
Jamais encore un régime d’État n’a plu à tous ceux qui vivent sous lui ou qui ressentent ses effets à l’étranger. Le régime de l’État allemand du temps de Hitler a déplu en Allemagne et à l’étranger à un nombre toujours croissant de gens. Mais cela ne change rien au fait qu’il a été en vigueur. Non en dernier ressort à cause de la reconnaissance par l’étranger et de l’efficacité qui a fait faire à un Premier ministre anglais, pendant les temps critiques, la constatation devenue fameuse dans le monde entier, que les démocraties mettaient toujours deux ans de plus que les Gouvernements totalitaires pour atteindre un but déterminé. Il n’y a que celui qui a vécu frissonnant et comme réprouvé par son propre peuple, au sein d’une masse aveuglément confiante adorant cet homme comme un infaillible, pour savoir combien était profondément ancrée la puissance de Hitler dans l’immense foule anonyme qui n’attendait de lui que le bien et le juste. Les gens ne le connaissaient pas personnellement, il était pour eux ce que la propagande en faisait, mais il l’était si absolument que tous ceux qui le voyaient de près et qui le voyaient sous un autre jour savaient très bien : la rébellion est tout à fait inutile et ne se pare aucunement aux yeux des contemporains de l’auréole du martyre.
Ne serait-ce pas, par conséquent, introduire une contradiction interne dans les débats que de poser à la base des idées maîtresses de ce Procès ces deux affirmations à la fois ?
1. Le Reich était le despotisme exercé par ce seul homme et, par là même, un danger mondial.
2. Chaque fonctionnaire avait le droit, voire le devoir, d’apprécier les ordres de cet homme et, selon le résultat de cet examen, d’y obéir ou de les rejeter.
Les fonctionnaires n’avaient ni le droit ni le devoir d’apprécier la légalité des ordres du monocrate. Ces ordres ne pouvaient en aucune façon être illégaux pour eux, avec une exception — d’ailleurs, et si l’on y songe bien, purement apparente — dont il sera traité plus tard, avec l’exception donc de ces cas où le monocrate se plaçait, selon le jugement de valeur indiscutable de notre temps, en dehors de tout ordre humain, où une véritable question de Droit ou d’échec au Droit ne se posait absolument pas et où une véritable appréciation ne pouvait donc être susceptible d’intervenir. Leurs considérations, même sur ce qu’il était bon de faire ou d’écarter, étaient soumises en dernier ressort à la volonté de Hitler. L’ordre du Führer tranchait toute discussion. Et c’est pourquoi, quelque fonctionnaire de la hiérarchie qui se réclame d’un ordre du Führer n’entend pas ainsi exciper d’une excuse absolutoire pour un acte contraire au Droit, mais conteste au contraire l’affirmation selon laquelle son comportement est contraire au Droit ; car l’ordre auquel il a obéi est inattaquable du point de vue du Droit.
Quiconque saisit cela peut seul comprendre les durs combats intérieurs qu’ont soutenu en ces années tant de fonctionnaires allemands tantôt pour l’un, tantôt pour l’autre des décrets ou décisions de Hitler. Il ne s’agissait pas pour eux, en pareil cas, d’un conflit entre le Droit et l’absence de Droit, les conceptions portant sur la légalité perdaient toute signification. C’était pour eux une question de légitimité : le Droit humain et le Droit divin s’opposaient de plus en plus et d’une façon plus permanente.
C’est pourquoi, quels que soient les ordres que le Statut entend écarter comme excuse absolutoire, peut-il viser ainsi l’ordre du Führer ? Ce dernier peut-il tomber sous le coup de cette prescription ? Est-ce qu’on ne peut prendre cet ordre pour ce qu’il était dans le système intérieur allemand une fois instauré, dans cet ordre expressément ou tacitement reconnu par la communauté des États ? L’arrivée au pouvoir de Hitler a, dès le début, déplu à beaucoup d’Allemands, et pour nombre d’entre eux qui l’avaient d’abord accueillie favorablement ; parce qu’ils aspiraient à des décisions claires et rapides, elle est devenue plus tard un sujet d’horreur. Mais cela ne change rien à la question que je pose : les hommes qui ont, de leur gré ou non, accompli, en vertu de cet ordre établi, leur devoir dans la hiérarchie, ne doivent-ils pas ressentir comme une injustice qui leur est faite la condamnation en raison d’un acte ou d’une abstention ordonnés par le Führer ?
Une communauté d’États pourrait fort bien se refuser à admettre ou à tolérer parmi ses membres des États à constitution despotique. Pourtant cela n’a pas été le cas jusqu’à présent. S’il doit en être autrement à l’avenir, il faut que les États non despotiques prennent les dispositions nécessaires pour éviter que l’un des membres de la famille des États devienne despotique ou qu’un État despotique entre dans le cercle de famille. On reconnaît aujourd’hui de plus en plus ouvertement que c’est là le point décisif dans notre affaire. Il faut que des circonstances tout à fait particulières aient régné pour qu’un peuple moderne ait accepté d’être régi despotiquement, fût-il aussi enclin, à l’obéissance que le peuple allemand. Mais dès qu’il existe de telles circonstances, il n’y a plus de moyen de résister qui puisse être opposé de l’intérieur. Seul le monde extérieur peut alors y aider. Mais si ce monde a, au lieu de cela, reconnu l’ordre instauré, on ne voit pas d’où doit venir à l’intérieur une résistance qui soit vouée à quelque chance de succès. En faisant allusion aux circonstances particulières et à l’acceptation du reste du monde, nous attirons l’attention sur des faits pour l’existence desquels, dans notre cas par exemple, aucun Allemand n’a été responsable, et qu’on ne peut cependant négliger si l’on recherche comment cela a été possible.
Mais il faut encore attirer l’attention sur certains autres faits dont la connaissance est essentielle pour comprendre que la monocratie absolue de Hitler ait pu atteindre des proportions aussi monstrueuses. Hitler s’est adjugé toute la puissance des ordres suprêmes, des ordres indiscutables, des ordres s’imposant d’une manière absolue à la détermination des règles et à l’administration. Directement sous lui se trouvait un pouvoir étatique articulé en une profusion, dont on peut encore à peine avoir une idée, de ressorts de compétence. Ces ressorts n’étaient d’ailleurs pas toujours délimités l’un par rapport à l’autre. On ne peut l’éviter dans les États modernes, surtout dans les grands États de l’âge de la technique. Mais le penchant à surestimer les questions de compétence n’est certes pas moindre en Allemagne que dans un autre pays. C’est ce qui a favorisé l’établissement de barrières entre les différents ressorts. Chaque ressort veillait jalousement à ce qu’aucun autre ne s’introduisît dans son jardin. Il flairait partout des tendances expansionnistes d’autres ressorts ; étant donné l’énorme profusion des tâches que l’État dit totalitaire avait accumulées à sa charge, les doubles et triples compétences ne pouvaient être évitées. Les luttes de ressorts étaient fatales. Si une conjuration doit avoir existé, comme le suppose l’Accusation, les conjurés se sont avérés remarquablement incapables en tant qu’organisateurs. Au lieu de renforcer leur union et de se serrer les coudes, ils se sont mutuellement combattus. C’est là plutôt le contraire d’une conspiration. L’histoire de la jalousie et de la méfiance entre les puissants dirigés par Hitler reste encore à écrire. Et maintenant représentez-vous que l’on s’entourait toujours davantage de cachotteries d’un ressort à l’autre et à l’intérieur des ressorts mêmes ; de ressort à ressort et, à l’intérieur des ressorts, d’échelon à échelon, ainsi qu’à chaque échelon, il y avait toujours plus d’occasions d’« affaires secrètes ». Jamais il n’y a eu en Allemagne de « vie publique », c’est-à-dire de vie non privée, comme il y en eut sous Hitler ; mais jamais la vie publique ne fut aussi cachée au peuple, et avant tout aux membres isolés de la hiérarchie elle-même, qu’elle le fut sous Hitler.
Une volonté supérieure et unique était tout simplement indispensable du point de vue technique. Elle fut le bras de levier de l’ensemble. Un fonctionnaire qui se heurtait, en donnant des ordres, aux scrupules ou même à la résistance d’autres fonctionnaires, n’avait qu’à se référer à un ordre du Führer pour avoir jeu gagné. C’est pourquoi de nombreux, de très nombreux Allemands parmi ceux qui considéraient le régime hitlérien comme insupportable, et même le haïssaient comme la peste, étaient fort soucieux à l’idée que cet homme pût se retirer de la scène : qu’adviendrait-il en effet si ce bras de levier disparaissait ? C’était un cercle diabolique.
Je répète qu’un ordre du Führer avait caractère d’obligation et même d’obligation juridique pour celui auquel il était adressé, même lorsque sa teneur était contraire au Droit international ou aux autres valeurs établies.
Mais n’y avait-il donc aucune limite ? Les premiers temps toutefois, c’est-à-dire juste au moment de la prise de pouvoir, au moment de la formation pas à pas de l’ordre de domination monocratique, les partisans de Hitler dans le peuple ont vu dans leur Führer un homme proche du peuple, un chef d’État désintéressé, ayant des sentiments d’une justesse et des pensées d’une clarté presque surhumaines ; ils ont eu toute confiance en lui et n’ont eu qu’une crainte : trouverait-il pour le seconder des hommes qu’il fallait et saurait-il toujours ce qu’ils feraient ? C’est à cet Hitler-là que l’on a donné cette extraordinaire somme de pouvoirs, ces pleins pouvoirs illimités qui impliquaient, comme dans tout État, également des ordres sévères. Cependant jamais, au grand jamais, ils n’avaient été envisagés comme autorisant des actes inhumains. Voilà la limite. Mais cette limite n’a jamais, ni nulle part, été clairement établie. Le peuple allemand est aujourd’hui écartelé dans ses opinions, ses sentiments, ses intentions. Mais sur un point, à quelques exceptions près, il pourrait être unanime : s’il était accusateur, il n’établirait pas cette limite avec plus d’indulgence que d’autres peuples ne l’ont fait pour leur propres hommes. Au delà de cette limite, les ordres de Hitler n’étaient pas source de Droit. Cependant, n’oublions pas que cette limite non seulement a été brouillée de par la nature des choses, mais encore suit en temps de paix et en temps de guerre des tracés différents, car la guerre renverse tant de valeurs, cette guerre qui incite les hommes de toute nation, précisément à notre époque, à engager leur honneur dans des actes devant lesquels ils frémiraient en d’autres circonstances. Et la décision de faire la guerre ne ressortit pas, en elle-même, malgré ses conséquences monstrueuses, au domaine situé au delà la limite. Chez aucun des peuples de la terre.
Hitler lui-même, par rapport à ses subordonnés, n’a pas reconnu toutefois cette limite à l’inhumanité, de l’extra-humanité, comme une limite de l’obéissance ; et s’élever là contre aurait constitué ici aussi un crime capital aux yeux de l’absolument puissant et à l’égard des décisions de celui qui disposait d’un appareil auquel on ne pouvait opposer de résistance. Que devait faire celui qui recevait un ordre émanant de ce domaine situé au delà des limites ? Terrible situation ! On ne peut exiger dans un tel conflit la réponse de la tragédie grecque, la réponse d’Antigone. Il serait hors du siècle de l’attendre ou même de l’exiger comme la normale.
Avant d’en arriver à la question particulière de savoir qui, dans le Reich, décidait de la guerre et de la paix, il y a encore un mot à dire sur les formes adoptées par Hitler dans ses ordres.
Les ordres de Hitler ne sont que des décisions de cet homme seul, qu’elles aient été prises oralement ou par écrit et, dans ce dernier cas, habillées plus ou moins cérémonieusement.
Il y a des ordres de Hitler que l’on doit sans plus considérer comme tels. On les appelle « décrets », comme le décret sur la création du Protectorat de Bohême-Moravie, en date du 16 mars 1939, ou « ordonnance », comme l’ordonnance concernant l’exécution du Plan de quatre ans, en date du 19 octobre 1936, ou « instruction », comme les résolutions stratégiques mentionnées si souvent dans ce Procès, ou simplement « décision » ou « ordre ». Souvent ils portent au bas le seul nom de Hitler ; de temps à autre, nous y trouvons également la signature d’un ou de plusieurs hauts ou très hauts fonctionnaires civils ou militaires. Mais ce serait une erreur fondamentale de croire qu’il se soit agi ici d’une contre-signature au sens du Droit constitutionnel moderne et démocratique des États régis par une constitution ou un parlement, d’une contre^signature qui rende responsable devant le parlement ou devant une juridiction d’État ; les ordres de Hitler étaient ses ordres et rien que ses ordres. C’était un champion bien trop fanatique du principe de l’homme unique, c’est-à-dire du principe selon lequel toute décision doit être prise par un homme et un seul, pour admettre — précisément au sujet de ses décisions — que quelque chose d’autre fût possible. Nous ne faisons ici aucune allusion à l’opinion qu’il avait de lui-même. Quel qu’ait pu être le sens plus ou moins décoratif de ces contre-signatures, on n’a jamais mis en doute que les ordres du Führer n’étaient que sa décision et celle de personne d’autre.
On doit faire une observation particulière pour ces lois publiées comme lois du Cabinet du Reich ou lois du Reichstag. Quand Hitler signait une loi du Cabinet du Reich, c’était, du point de vue de la forme, l’expédition d’une décision du Cabinet. Mais en vérité il s’est produit une évolution au terme de laquelle les lois du Cabinet du Reich, elles aussi, n’étaient plus que des décisions de Hitler, qui avait auparavant fourni à une partie des ministres l’occasion d’exposer la position prise par leurs services. Et quand Hitler signait une loi qui, d’après sa formule liminaire, avait été décrétée par le Reichstag, ce n’était à nouveau du point de vue de la forme qu’une expédition. Mais c’était en réalité une décision de Hitler. Le Reichstag allemand n’a plus été, à partir de novembre 1933 au plus tard, un parlement, mais une assemblée prête à acclamer les déclarations et les décisions de Hitler. Ces scènes où l’on légiférait sont exactement apparues à beaucoup de gens, dans le pays et à l’étranger, comme une tentative de ridiculiser par la caricature les formes démocratiques de législation : personne, ni dans le pays ni à l’étranger, ne les a conçues comme des événements où une assemblée de plusieurs centaines d’hommes prenait une décision après avoir pesé le pour et le contre.
Mais il y à aussi des ordres de Hitler non signés de lui et qui pourtant constituent aussi ses ordres. Ils sont rédigés par un ministre ou quelque haut fonctionnaire qui débute ainsi : « Le Führer a prescrit » ou « Le Führer a ordonné ». Nous n’avons pas devant nous un ordre du signataire, mais une information du signataire sur un ordre oralement communiqué par Hitler. Ainsi, les ordres de Hitler, Chef suprême de la Wehrmacht, ont souvent revêtu cet aspect d’information.
Finalement, il y a des ordres de Hitler que l’opinion publique ne peut reconnaître comme tels que si elle est au courant du Droit public. Quand le Haut Commandement de l’Armée donne un ordre, c’est toujours un ordre de Hitler. L’OKW, c’était Hitler lui-même avec son État-Major de travail. Le pouvoir de donner des ordres à l’extérieur était dévolu à Hitler seul.
Dans mes explications sur l’organisation du pouvoir dans le Reich hitlérien, j’ai déjà traité la question de savoir qui était compétent pour les décisions en dernier ressort, pour les décisions essentielles de cet État, en particulier pour décider de la paix ou de la guerre. Kelsen a dit, dans son important traité écrit en 1943 dont j’ai déjà fait mention (Kelsen, Collective and Individual Besponsibillty, p. 546 .), « probablement le Führer seul ». Nous devons dire : « très certainement lui seul ».
Sous le régime de la Constitution de Weimar, seul était compétent le législateur du Reich. Car, d’après l’article 45, il fallait une loi du Reich pour déclarer la guerre ou conclure la paix. Et cette loi ne pouvait être promulguée que par le Reichstag ou par un vote du peuple allemand. Ni le Président du Reich, donc le Chef suprême de l’État, ni le Gouvernement du Reich n’étaient compétents. Tout au plus pouvaient-ils, en agissant dans leur ressort — par exemple le Président du Reich en tant que Commandant suprême de la Wehrmacht — créer un état de fait tel que le législateur ne fût plus libre dans ses décisions ; problème qui, comme on le sait, s’est trouvé posé aux États-Unis à propos des rapports entre le Président et le Congrès, et que pour cela on a sérieusement discuté, tandis qu’il ne s’est pas posé pour l’Allemagne de la Constitution de Weimar. Mais si un jour le pouvoir législatif avait décidé, par une loi, de faire la guerre, le Président du Reich et toute la hiérarchie de l’État, la Wehrmacht en tête, auraient été liés par cette décision sans aucun droit d’examen ou d’opposition, et cela même si tous les juristes de Droit international du monde avaient trouvé cette loi contraire au Droit international. La démocratie de Weimar n’eût, pas plus qu’un autre État, supporté que les chefs militaires, en tant que tels, examinassent les décisions des chefs politiques qui touchaient à la guerre, et refusassent dans certains cas l’obéissance. Les moyens d’action militaire doivent être à la disposition de la direction politique d’un État. Autrement, ce ne sont plus des moyens d’action. Il en a toujours été ainsi. Il doit bien en être ainsi, si l’on veut instituer réellement entre les États le devoir d’assistance contre l’agresseur.
J’ai déjà décrit comment, par une progression par échelons, qui s’appuyait sur les formes légales, Hitler avait remplacé tous les hommes au pouvoir du temps de Weimar et qu’il réunissait en lui toutes les principales compétences. Ses ordres étaient des lois.
Il peut arriver dans un État que celui qui, juridiquement, est seul compétent pour décider de la paix et de la guerre, ne soif pratiquement pas ou pas seul l’élément décisif. Mais quand, dans un État, sont réunies la compétence juridique d’un seul et la prédominance pratique d’un seul, alors c’est l’Allemagne hitlérienne. Et si, pour une question quelconque, Hitler a un jour seulement pris conseil d’un tiers, il ne l’a pas fait dans la question de la guerre ou de la paix. Il était le maître qui décidait de la guerre et de la paix entre le Reich et les autres États. Et lui seul.
Je conclus : Des condamnations pénales contre les individus pour rupture de la paix entre États seraient quelque chose d’absolument nouveau dans le Droit, quelque chose de révolutionnaire, que nous examinions les choses du point de vue de Messieurs les représentants du Ministère Public français ou britannique.
Des condamnations pénales contre les individus pour rupture de la paix entre États supposent d’autres dispositions juridiques que celles qui existaient au moment où ont été commis les actes qui sont portés devant ce Tribunal.
La question de la responsabilité juridique — et je n’ai affaire qu’à elle — est ainsi posée dans toute son importance. Car aucun des accusés n’avait la possibilité de se faire du monde une seule des deux conceptions juridiques dont partent Messieurs les représentants du Ministère Public.
Docteur Sauter, pourrions-nous employer le temps qui nous reste jusqu’à 13 heures pour aborder la question de votre lettre, si vous l’avez ici. Le Dr Exner a peut-être également la sienne ?
L’accusé Walter Funk a été entendu ici comme témoin sous la foi du serment. Après son interrogatoire, il a déclaré que, sur un point, sa déclaration n’était pas tout à fait exacte, et il m’a demandé de rectifier sa déclaration sur ce point, car il n’avait pas la possibilité de le faire lui-même. Le 17 juin 1946, j’ai adressé à M. le Président du Tribunal Militaire International la lettre suivante, signée par le défenseur, le Dr Sauter et par l’accusé Funk. Puis-je lire le texte de cette lettre ?
« Objet : affaire Walter Funk. Rectification d’une déclaration du témoin.
« L’accusé Walter Funk a, lors de son contre-interrogatoire, déclaré le 7 mai qu’il n’avait appris que par le vice-président Puhl l’existence d’un dépôt des SS à la Reichsbank. Le témoin Emil Puhl, lors de son interrogatoire, a déclaré que c’est Funk qui aurait eu tout d’abord un entretien avec le Reichsführer SS Himmler et qu’il l’aurait ensuite informé, lui, Puhl, du dépôt à effecteur. A la suite des déclarations du témoin Puhl, l’accusé Funk a eu la conviction que, sur ce point, la déclaration du témoin Emil Puhl était exacte et, en réfléchissant plus longtemps, l’accusé Funk a cru se rappeler que c’était lui, Funk, qui avait d’abord été informé par le Reichsführer SS Himmler de la création d’un dépôt pour les SS, dont il aurait fait part à son tour au vice-président Puhl. L’indication de l’accusé Funk au cours de son contre-interrogatoire repose sur une erreur de mémoire causée par le fait qu’il a été très surpris et fortement ébranlé par cette question du Ministère Public. Immédiatement après l’interrogatoire du témoin Puhl, Funk m’a informé de son erreur de mémoire et m’a prié de rectifier ses indications objectivement fausses sur ce point, n’en ayant plus la possibilité.
« Je donne donc suite à la demande de l’accusé Funk et me permets d’informer Monsieur le Président du véritable état des faits. L’accusé Funk donne son accord à cette rectification en contresignant la présente requête. »
Suivent les deux signatures : Walter Funk et Dr Fritz Sauter. Voilà le contenu de la lettre que j’ai adressée le 17 juin 1946 à Monsieur le Président pour rectifier la déclaration du témoin Funk.
Je vous remercie, Docteur Sauter. Docteur Exner, avez-vous votre lettre pour la lire ?
Monsieur le Président, je suis allé chez M. le Secrétaire général qui m’a promis de me la remettre à 1 h. 30. Je ne l’ai pas encore reçue. Je regrette de ne pouvoir être, pour l’instant, en mesure de donner suite à la requête de Monsieur le Président.
Je pense que vous l’aurez à 2 heures.