CENT SOIXANTE-DOUZIÈME JOURNÉE.
Vendredi 5 juillet 1946.

Audience du matin.

LE PRÉSIDENT

Docteur Stahmer ?

Dr STAHMER

Je continue : en second lieu, s’il y avait eu une conspiration en vue de commettre des crimes de guerre, la guerre aurait été faite dès le début avec une absence totale de scrupules et au mépris des lois de la guerre. C’est l’inverse qui s’est produit. Précisément dans les premières années de la guerre, chose incontestée, le droit des gens a été, en gros, respecté de part et d’autre.

LE PRÉSIDENT

Docteur Stahmer, le Tribunal estime que vous étiez un peu plus avancé dans votre plaidoirie.

Dr STAHMER

C’est exact, j’étais un peu plus avancé. Mais j’ai repris au chiffre 2 afin de retrouver l’enchaînement. Si le Tribunal le désire je puis reprendre au point où j’en étais resté hier. Précisément au début, on s’est efforcé de mener le combat d’une manière correcte et chevaleresque. Si la preuve en est nécessaire, il suffit de jeter un regard sur les instructions données par l’OKW, sur la conduite des troupes en Norvège, en Belgique, en Hollande. En outre, chaque soldat, à son entrée en campagne, recevait, avec son livret militaire, une note contenant les « Dix commandements du soldat allemand en temps de guerre ». Le Feldmarschall Milch en a ici donné lecture, dans son livret militaire. Tous obligeaient le soldat à se conduire loyalement et conformément au Droit international. Il serait invraisemblable qu’une bande de conspirateurs placés à la tête de l’État, et ayant conçu le plan de mener une guerre sans aucun égard au Droit et à la morale, envoyât ses soldats en campagne, munis d’un ordre écrit détaillé leur prescrivant le contraire.

Je crois que, si le Ministère Public pense que ces vingt-deux hommes ont conspiré, et conspiré contre la Paix, les lois de la guerre et de l’Humanité, il est complètement dans l’erreur.

Que le soin soit laissé aux défenseurs de chacun des accusés de montrer dans quelle mesure leurs clients ont pris part à la prétendue conspiration. Je viens de rappeler que Göring était le second personnage de l’État ; au cours du Procès, le Ministère Public s’est réclamé également et à plusieurs reprises de cette situation privilégiée de Göring pour essayer d’en déduire des charges particulières contre l’accusé, en prétendant que Göring, grâce à cette position spéciale, était au courant de tous les événements — même les plus secrets — et qu’il aurait eu la possibilité d’intervenir de lui-même pour modifier le cours des affaires dans le Gouvernement. Cette façon de voir est erronée et repose sur l’ignorance de ce qu’était réellement la position de Göring.

Elle signifie que Göring était, par le rang, le deuxième de l’État. Ce rang résultait du fait que Hitler, à l’automne 1934, par testament et par décret secret, avait fait de Göring son successeur à l’intérieur du Gouvernement. En 1935 et 1936, cette succession fut confirmée par une loi du Reich, contresignée par tous les ministres, mais ne fut pas publiée. Le 1er septembre 1939, Hitler fit connaître cette loi au Reichstag et apprit ainsi au peuple allemand que Göring était désigné comme son successeur. Il n’en résultait une représentation du Führer par Göring au Gouvernement que dans le cas où Hitler eût été empêché pour maladie ou pour absence du territoire allemand ; ainsi, cela se produisit quand, en mars 1938, Hitler séjourna pendant quelques jours en Autriche.

Pendant la présence de Hitler — par conséquent aussi longtemps que Hitler exerça ses fonctions lui-même — cette représentation n’entraîna aucune attribution particulière pour Göring. A cette époque, sa compétence était limitée aux ressorts qui lui étaient immédiatement subordonnées, et il n’était pas qualifié pour donner à d’autres ressorts des instructions de service, quelles qu’elles fussent. Il s’ensuit que Göring, en tant que deuxième personnage de l’État, ne pouvait ni abroger, ni modifier, ni compléter les ordres de Hitler ; il ne pouvait pas donner d’ordres à des services qui ne lui étaient pas directement subordonnés. Il n’avait pas la possibilité de donner, aux fins d’exécution, des instructions à un ressort différent du sien, qu’il s’agît d’un service du Parti, de la Police, de l’Armée de terre ou de la Marine, et d’intervenir dans les manifestations de leur autorité.

Cette position de deuxième personnage dans l’État ne peut donc pas être retenue comme une charge particulière contre Göring ; d’autre part, elle ne saurait pas servir de base à l’hypothèse d’une conspiration. L’accusé Göring n’a jamais pris part à l’élaboration ou à l’exécution d’un plan concerté ou d’une conspiration qui aurait eu pour objet les crimes mentionnés dans l’Acte d’accusation. Ainsi que je viens de le souligner plus haut, la participation à une telle conspiration suppose tout d’abord l’existence d’un plan concerté et l’intention unanime des accusés d’accomplir les crimes qui leur sont imputés. Ces conditions n’existent pas pour Göring ; on sera obligé d’admettre l’inverse ; Göring voulait certes supprimer les conséquences ’du Traité de Versailles et rendre à l’Allemagne sa position de grande puissance, mais, ce but, il croyait pouvoir l’atteindre sinon avec les moyens de la SDN, du moins par des voies uniquement politiques. Le réarmement ne devait servir qu’à donner plus de force à la voix de l’Allemagne, car Göring, comme Hitler, voyait dans l’insuccès de la politique extérieure du Gouvernement de Weimar, qui n’avait pas même été capable de réaliser, après, 1918, sous la forme, certes modeste, d’une union douanière austro-allemande, le droit que réclamaient les Allemands de disposer d’eux-mêmes, la conséquence d’un manque de la puissance nécessaire pour imposer le respect de l’Allemagne. Göring espérait, soutenu en cela par les étonnants succès remportés par Hitler à ses débuts, qu’une Armée allemande forte rendrait possible, par sa seule existence, la réalisation pacifique des desseins allemands, pour autant que ces desseins se tenaient dans certaines limites. En politique, un État ne peut avoir voix au chapitre et ne peut se faire entendre que s’il a derrière lui une Armée puissante qui inspire le respect aux autres États.

Ainsi le chef de l’État-Major américain Marshall a déclaré récemment, dans son deuxième rapport annuel : « Le monde ne considère pas sérieusement le désir des faibles ; la faiblesse est pour les forts une trop forte tentation ». Ce n’est pas pour une guerre d’agression que l’on a armé ; même le Plan de quatre ans, dont le dessein et le but ont été clairement énoncés par l’accusé lui-même et le témoin Körner, ne devait pas préparer une guerre d’agression.

Les maréchaux Milch et Kesseiring ont ’déclaré, d’un commun accord, que la Luftwaffe, créée lors du réarmement, n’était qu’une aviation défensive !, qui ne convenait pas à une guerre d’agression et qui, de ce fait, avait été désignée par eux sous le nom de Luftwaffe du risque. Un réarmement si modeste ne permet pas de supposer des intentions agressives.

Après tout, il est clair que Göring ne voulait pas la guerre. Par toute son attitude, il a été un adversaire de la guerre. Il a fait connaître également à l’extérieur, et très nettement, lors de conversations avec ’des diplomates étrangers et dans ses discours officiels, chaque fois qu’il en avait l’occasion, ses opinions contraires à la guerre.

En ce qui concerne les idées de Göring sur la guerre, le témoignage le plus digne de foi est celui du général Bodenschatz qui, depuis la première guerre mondiale, s’est tenu en contact particulièrement étroit avec lui et était parfaitement renseigné sur l’opinion de Göring sur la guerre, du fait des nombreuses conversations qu’il avait eues avec lui. Bodenschatz affirme que Göring lui a maintes fois déclaré qu’il connaissait les horreurs de la guerre, grâce à la première guerre mondiale, et qu’il aspirait à une solution pacifique de tous les conflits, afin d’épargner, autant que possible, au peuple allemand les horreurs de la guerre. Une guerre, d’après Göring, était toujours une chose incertaine et risquée, et il n’était pas possible d’imposer une deuxième. guerre à la génération qui avait déjà subi les horreurs d’une grande guerre mondiale et ses tristes conséquences. Le Generalfeldmarschall Mildi sait aussi, par des conversations qu’il eut avec l’accusé Göring, que celui-ci était opposé à une guerre, qu’il n’était déjà pas d’accord avec l’occupation de la Rhénanie, et qu’il avait en vain déconseillé à Hitler d’entreprendre une guerre contre la Russie.

Publiquement, l’accusé Göring a souvent fait ressortir, lors de ses nombreux discours, à partir de l’année 1933, combien le maintien de la paix lui tenait à cœur et que le réarmement n’avait été entrepris que pour rendre l’Allemagne forte à l’extérieur et lui donner ainsi la possibilité de jouer de nouveau un rôle politique. Sa volonté sérieuse et sincère de paix ressort de la façon la plus nette du discours qu’il a prononcé au début de juillet 1938 à Karinhall, en présence de tous les Gauleiter du Reich allemand. Dans ce discours, il souligna énergiquement que la politique extérieure de l’Allemagne devait être dirigée de telle façon que, sous aucun prétexte, elle ne conduisît à une guerre. La génération actuelle gardait dans son sang la défaite d’une guerre mondiale. Une déclaration de guerre donnerait un choc au peuple allemand. Devant cette assemblée, qui se composait uniquement des plus hauts chefs du Parti, Göring n’avait pas la moindre raison de cacher le fond de sa pensée. C’est ce qui fait de ce discours une preuve précieuse et sincère du véritable désir de paix de Göring.

Il importait à l’accusé Göring de maintenir la bonne entente avec l’Angleterre ; c’est ce qui ressort de son attitude au cours de son entretien avec Lord Halifax en novembre 1937 à Karinhall, pendant lequel Göring fit connaître à Lord Halifax, en toute franchise, les buts de la politique extérieure allemande :

a) Rattachement de l’Autriche et du Pays des Sudètes à l’Allemagne ; b) Retour de Dantzig à l’Allemagne avec solution raisonnable de la question du Corridor.

Il fait connaître qu’il ne désire pas la guerre pour cela et qu’il espère que l’Angleterre pourra contribuer à une solution pacifique.

La rencontre de Munich, à l’automne 1938, a eu lieu sur sa proposition ; la conclusion de l’accord de Munich lui revient entièrement. Lorsque, après l’occupation du reste de la Tchécoslovaquie, qui eut lieu en mars 1939, les relations avec l’Angleterre furent considérablement aggravées, l’Angleterre s’étant montrée très irritée de l’attitude de Hitler, qui constituait une rupture des accords de Munich, Göring fit des efforts considérables pour rétablir des relations normales ; pour atteindre ses buts, il provoqua la rencontre, décrite par le témoin Dalherus, avec des industriels anglais au début du mois d’août 1939 à Sönke-Nissen-Koog. Dans une allocution, il fit remarquer qu’en aucun cas une guerre contre l’Angleterre ne devait avoir lieu. Il pria les intéressés de faire tout ce qui était en leur pouvoir pour rétablir de bonnes relations avec l’Angleterre. Lorsque, après l’allocution de Hitler, maintes fois citée ici, aux Oberbefehlshaber de la Wehrmacht, qui eut lieu le 22 août 1939, le danger d’une guerre devint toujours plus menaçant, Göring rappela aussitôt à lui — c’est-à-dire dès le lendemain — le témoin Dalherus qui se trouvait en Suède, et tenta d’arriver, sous sa propre responsabilité, sans s’occuper du ministère des Affaires étrangères, a une entente avec l’Angleterre pour éviter la guerre.

On a élevé à ce propos une objection : Göring aurait laissé Dalherus dans le doute sur ses véritables intentions. Son effort n’aurait pas eu pour but le maintien de la paix, mais uniquement d’amener l’Angleterre à refuser aux Polonais l’assistance promise par un accord et de séparer ainsi l’Angleterre de la Pologne, afin que l’Allemagne, après cette séparation, pût exercer une pression sur la Pologne pour lui faire accepter les exigences allemandes ou attaquer ensuite la Pologne et réaliser sans aucun risque son plan à l’égard de la Pologne. Les doutes émis au sujet de sa véritable volonté de paix sont injustifiés. L’intention qu’on lui prête était loin de la pensée de Göring. Si cette objection est fondée sur le fait que Göring n’a informé le témoin Dalherus ni du contenu de l’allocution du Führer du 23 mai 1939, ni du discours de Hitler du 22 août 1939, alors elle est sans aucune valeur et ne peut être d’aucune utilité. Göring, sous aucun prétexte, ne pouvait porter à la connaissance d’un tiers, et encore bien moins à celle d’un étranger, ces allocutions particulièrement secrètes, sans s’exposer à être accusé de haute trahison ou d’atteinte à la sûreté de l’État. Ces allocutions étaient d’ailleurs sans importance pour la mission dont avait été chargé le témoin, étant donné surtout qu’il produisit cette situation particulière que Göring, après que les efforts fournis par les diplomates eussent atteint un point mort, n’eut plus, comme ultime ratio, d’autre parti à prendre que de faire intervenir ses relations personnelles, son influence personnelle et son autorité personnelle.

L’activité de Dalherus consistait à faire reprendre un cours normal, grâce à une attitude conséquente de l’Angleterre, à la situation politique extérieure qui avait subi une tension menaçante à la suite du différend germano-polonais qui était connu également du témoin.

Göring n’avait pas l’intention de séparer l’Angleterre de la Pologne ; cela ressort nettement du fait que Göring fit transmettre avant tout à l’ambassadeur anglais à Berlin, Henderson, la teneur de la note qui contenait les propositions faites par l’Allemagne à la Pologne, et qui sont qualifiées par Henderson de propositions modérées, et qu’en conséquence il espérait arriver à des négociations directes avec la Pologne. Mais la Pologne ne voulait manifestement pas d’une entente avec l’Allemagne. Certains détails en sont le témoignage.

Le malentendu avec la Pologne durait depuis près d’un an. Pourquoi la Pologne ne demanda-t-elle pas une solution arbitrale fondée sur le traité d’arbitrage conclu ? Pourquoi la Pologne n’a-t-elle pas fait appel à la Société des Nations ? De toute évidence, la Pologne ne voulait pas d’une sentence arbitrale pour Dantzig et le Corridor.

Ce qui parle encore plus clairement contre la volonté d’entente de la Pologne, ce sont les paroles, rapportées par le témoin Dalherus, de l’ambassadeur polonais Lipski au conseiller d’ambassade Forbes. Lipksi estimait qu’il ne pouvait s’intéresser à une note ou à une proposition quelconque de la part de l’Allemagne ; il était convaincu qu’en cas de guerre il y aurait aussitôt un soulèvement en Allemagne et que l’Armée polonaise ferait son entrée triomphale dans Berlin. Cette attitude incompréhensive de refus de la Pologne trouve ostensiblement son explication dans le fait que, par la garantie donnée par l’Angleterre, elle se sentait trop forte et trop sûre d’elle. L’allusion au soulèvement imminent laisse supposer que la Pologne était informée des plans du groupe Canaris qui voulait provoquer un soulèvement. Il ne saurait donc être question d’une attitude équivoque ou d’un double Jeu de la part de Göring.

La ferme volonté de l’accusé Göring de maintenir la paix et de rétablir de bonnes relations avec l’Angleterre est explicitement reconnue par l’ambassadeur Henderson qui, par suite de sa parfaite connaissance de l’Allemagne et de ses relations avec les chefs de ce pays, porte un jugement très exact également sur Göring. Je rappelle à ce sujet son livre Failure of a Mission dans lequel il dit textuellement, page 83 :

« Je voudrais ici exprimer ma conviction profonde : s’il avait dépendu de lui, le Feldmarschall n’aurait pas joué le jeu de la guerre comme Hitler le fit en 1939. Comme on l’expliquera plus tard, Göring se tenait fermement, en septembre 1938, du côté de la paix. »

Lord Halifax également ne doutait pas non plus, d’après les explications qu’il avait reçues, que les efforts de Göring pour éviter la guerre ne fussent sincères. Le fait que Göring, après la déclaration de guerre qu’il avait essayé de prévenir par tous les moyens à sa disposition, mais qu’il n’avait pu empêcher, eût mis toutes forces en œuvre, en sa qualité de Commandant suprême de la Luftwaffe, pour donner la victoire à l’Allemagne, ce fait seul ne s’oppose, pas à la sincérité de sa volonté d’empêcher la guerre. A partir de ce moment, il ne connaissait plus que son devoir de soldat envers sa patrie.

Hitler, à divers moments, s’est adressé aux chefs suprêmes de la Wehrmacht, par exemple en novembre 1937, le 23 mai 1939 et le 22 août 1939. Sur l’importance et le but de ces allocutions, l’accusé Göring, lors de son interrogatoire personnel, a donné des explications détaillées. Quant à la question de savoir si sa présence à ces allocutions peut être considérée comme participation à une conspiration dans le sens de l’Accusation, il est important de savoir que Hitler, dans ces occasions, n’a fait qu’exprimer unilatéralement son opinion personnelle sur les questions militaires ou politiques. Les intéressés n’ont été mis au courant que des possibilités du ’développement politique sur lesquelles comptait Hitler. Les intéressés n’ont jamais été interrogés sur leur opinion. La possibilité ne leur était pas non plus donnée de prendre une attitude critique en face des opinions de Hitler. Hitler ne demandait pas à ses généraux de comprendre ses ordres, il leur demandait simplement d’obéir à ses ordres.

Sa façon autoritaire de conduire l’État était exclusivement corforme à l’axiome : Sic volo sic jubeo, stet pro ratione voluntas, qu’il suivit jusque dans ses dernières conséquences. La rigidité avec laquelle Hitler suivait cet axiome est mise en évidence par le fait qu’après la conférence du 23 mai 1939 — ainsi que le rapporte Milch dans ses déclarations — il avait interdit aux intéressés toute discussion à ce sujet, même entre eux.

D’après les conférences dont il est question ci-dessus, il n’a pas été possible aux intéressés de conclure et ils ne l’ont pas fait d’ailleurs, si Hitler était fermement décidé à entreprendre une guerre d’agression. Ce fait est confirmé à l’unanimité par tous les témoins qui étaient présents à ces allocutions. A cette époque, Hitler n’envisageait effectivement pas encore une guerre. A ce propos, la déposition du témoin Milch est édifiante. Lorsque, dans les mois qui suivirent le discours du 23 mai, ce témoin fit à plusieurs reprises allusion, dans des rapports personnels à Hitler, au fait que l’aviation de bombardement n’était pas prête à entrer en action et que la Luftwaffe ne disposait guère de réserves de bombes, Hitler refusa de donner un ordre pour la fabrication de bombes en faisant remarquer que cette fabrication n’était pas nécessaire et était superflue. Hitler maintint son refus, bien que Milch eût attiré son attention sur ce fait que la fabrication de ces bombes exigerait plusieurs mois : ce n’est que le 20 octobre 1939 que Hitler promulgua un ordre à cet effet.

Les explications que Hitler donnait en présence des chefs de l’Armée peuvent s’appliquer par son caractère et son habitude de développer souvent des idées politiques sans penser à leur application concrète. Sa politique pratique découlait à tout moment des nécessités de l’évolution de la vie.

On reproche à l’accusé d’avoir pillé, sans aucun égard, les territoires occupés par l’Allemagne et d’avoir, de ce fait, porté atteinte à la Convention de La Haye sur la guerre sur terre. Ce reproche n’est pas justifié.

Lors de son interrogatoire, l’accusé Göring a exposé, d’une manière précise, les raisons tout à fait dignes de retenir l’attention, pour lesquelles les dispositions de la Convention de La Haye sur la guerre sur terre, de 1899 ou 1907, ne sont pas applicables à une guerre moderne, car lors du début de la deuxième guerre mondiale, elles étaient, par certains côtés, devenues insuffisantes et caduques. A l’époque de leur établissement, la guerre aérienne, la guerre économique et la guerre par la propagande étaient inconnues. La guerre totale était également inconnue qui met au service de la guerre le peuple tout entier et l’ensemble de l’économie de la nation. Notamment, la guerre économique n’avait été nullement envisagée. Par suite de cette lacune, il n’y a pour la guerre économique aucun Droit international valable et incontestable. C’est pourquoi, à la guerre économique, s’applique la vieille sentence de Hugo Grotius suivant laquelle, en temps de guerre, est permis quod ad finem belli necessarium est. Naturellement, ce principe n’est valable qu’en cas où nul règlement prévu par un traité n’y aurait apporté une dérogation expresse.

On peut], à propos de cette situation de Droit en vigueur, faire les remarques suivantes : jusqu’au début de la première guerre mondiale, pour autant toutefois qu’il s’agissait de la guerre sur terre, il était incontesté, en Droit international, que la guerre ne devait pas atteindre les rapports de Droit privé entre les ressortissants des nations belligérantes, que la propriété privée était essentiellement inviolable, que la guerre ne devait être menée que par les armes, et que la population civile ne devait pas en subir les conséquences. Cette façon de mener la guerre subit un profond changement lors de l’ouverture des hostilités de la première guerre mondiale lorsque l’Angleterre, dans le domaine de la guerre sur mer, mit en pratique sa conception de la guerre d’un peuple contre un autre peuple. A cette époque, les puissances ennemies en vinrent à paralyser toutes les forces du peuple allemand en lui coupant toute importation de matières premières nécessaires et tout arrivage ’de denrées alimentaires, au mépris de toutes les règles établies par le Droit régissant la guerre sur mer et par le droit de neutralité. Cette nouvelle conduite de la guerre correspondait à la conception anglo-saxonne à laquelle la France se rallia au début de la première guerre mondiale : la guerre devait être menée non seulement contre les troupes combattantes, mais contre toute la population ennemie. Le ressortissant d’un pays ennemi est l’ennemi de l’Angleterre, son bien est un bien ennemi qui est soumis à l’emprise de la force de l’État anglais. C’est pourquoi la guerre sur mer ne fut pas seulement menée contre les forces combattantes, mais fut étendue aux paisibles ressortissants de l’adversaire. Ce but fut atteint par le blocus total appliqué par l’Angleterre. Les Conventions de La Haye n’avaient pas prévu le blocus total, tel qu’il fut exécuté par l’Angleterre ; par ce blocus, tout ravitaillement, à travers les pays neutres, fut rendu impossible à l’Allemagne. Dans ces conditions, cette guerre économique qui, au cours de la seconde guerre mondiale, a été menée par les États ennemis contre l’Allemagne d’une manière identique, ne constitue pas une forme autorisée de la conduite de la guerre, mais une violation des pactes en vigueur. Dans ces conditions, il ne peut être reproché à l’Allemagne d’avoir appliqué à la guerre sur terre les méthodes employées par l’Angleterre dans la guerre sur mer.

Cette situation conduit aux considérations suivantes : La Convention de La Haye relative à la guerre sur terre ne s’appliquait, comme son nom l’indique, qu’à la guerre sur terre. Elle consacrait le principe de la protection de la propriété privée. Dans la guerre sur mer, au contraire, la propriété privée est sans protection. La Convention de La Haye peut-elle, avec ces restrictions, s’appliquer à une guerre combinée sur terre et sur mer ? Serait-il équitable qu’on vous saisît sur mer des marchandises, tandis que vous n’auriez pas le droit de toucher sur terre aux mêmes marchandises appartenant à celui qui vous les saisissait sur mer ? D’après le Droit international en vigueur, subsiste, avant comme après, le principe que la propriété privée est inviolable en temps de guerre. Il n’est fait d’échec à ce principe que dans la mesure où la Convention de La Haye sur la guerre sur terre permet certaines atteintes à la propriété privée qui peuvent être provoquées par la situation critique dans laquelle un État se trouve, atteintes qui ne sont alors justifiées qu’aussi longtemps qu’elles apparaissent nécessaires à la conservation de l’État.

Dans cet ordre d’idées, certaines actions sont autorisées pendant la guerre qui, autrement, ne seraient pas en accord avec les lois de la guerre et sont donc contraires au Droit international. La situation économique de l’Allemagne ’devint désastreuse du fait que les chefs militaires ennemis passèrent outre au droit de la guerre sur mer en vigueur à cette époque.

Si les puissances ennemies avaient respecté ce droit maritime, l’Allemagne eût pu alors se ravitailler par l’intermédiaire des neutres. Il ne s’en serait pas suivi, pendant la guerre, de situation économique critique si le blocus de l’Allemagne n’avait pas été mené par des moyens contraires au Droit international. Si les puissances ennemies n’ont pas observé les conditions du blocus en vigueur, peuvent-elles exiger de l’Allemagne qu’elle se limite aux règles de réquisition de la Convention de La Haye ?

Les agissements des puissances ennemies ont mis l’Allemagne en état de crise. Il y a état de crise selon le Droit international et selon les règles admises, lorsqu’il existe pour l’État un danger immédiat ou futur auquel on ne peut parer et qui menace gravement les intérêts vitaux, de même que l’indépendance et l’existence de l’État. Quand donc les intérêts vitaux d’un État sont menacés de cette manière, la nation se trouve en état de crise ; il en résulte au point de vue juridique que l’État n’agit pas contrairement au Droit lorsqu’il viole le Droit international pour parer au danger menaçant.

Les agissements des puissances ennemies avaient fortement mis la situation économique de l’Allemagne en danger pendant la deuxième guerre mondiale. Le blocus total avait isolé complètement l’Allemagne des pays neutres ; de cette façon, un ravitaillement suffisant en matières premières nécessaires pour la conduite de la guerre et en vivres nécessaires pour la population civile n’était plus possible. C’est pourquoi l’Allemagne, pour sauver sa propre économie qui, autrement, se serait effondrée, fut obligée d’utiliser pour ses propres besoins les réserves de matières premières, de vivres et de tous objets nécessaires pour continuer la guerre, qui se trouvaient ’dans les territoires ennemis occupés, tout en tenant compte des intérêts de la population des territoires occupés. Ont été observés en cela les principes établis par le préambule de l’accord du 18 octobre 1907 sur les lois et coutumes de la guerre sur terre, principes nés des usages des peuples civilisés, des lois de l’Humanité et des exigences de la conscience universelle. S’il avait fallu renoncer à utiliser les ressources des pays occupés, il aurait fallu renoncer aussi à l’indépendance et à l’existence de l’État et se rendre sans conditions. La crise qui oblige une nation à se rendre en temps de guerre est la crise la plus grande et la plus profonde qui puisse se produire dans la vie d’un État.

Il est exact que l’état de crise ne peut couvrir que les agissements nécessaires pour parer au danger par ailleurs inévitable. Les limites sont naturellement élastiques et, dans certains cas, il peut être difficile de constater qu’il y a vraiment état de crise. Il faudra qu’à ce sujet le Tribunal tienne compte, en faveur de l’accusé, des circonstances spéciales et de la situation pas toujours très claire du temps de guerre. Il n’est pas prouvé que l’accusé ait intentionnellement ou par négligence dépassé ces limites. Il appartient au Tribunal de décider si l’accusé peut être rendu personnellement responsable d’un abus qu’il a commis, avec intention ou par négligence, en sa seule qualité de délégué du Führer ou si, dans ces cas, il n’existe qu’une responsabilité de l’État. Nous sommes d’avis qu’il ne s’agit ici que d’une infraction du Droit international qui ne justifie pas une responsabilité personnelle.

La situation est très particulière pour le théâtre oriental d’opérations, car il n’existait pas d’économie privée en Russie, mais seulement une économie d’État strictement réglée par l’autorité centrale. La situation juridique en général y était telle que la propriété de l’État ennemi pouvait être considérée comme butin de guerre. Du reste, on avait mis sur pied une réglementation particulièrement soigneuse qui a été couchée par écrit dans un dossier appelé « dossier vert ». Les prescriptions contenues dans ce « dossier vert » ne visaient pas, comme l’a affirmé le Ministère Public, au pillage et à l’anéantissement de la population. Elles avaient au contraire pour objet la mobilisation économique et le maintien de l’économie, le recensement et l’utilisation rationnelle des réserves et des moyens de transports dans les territoires à occuper du fait de la guerre, où il fallait particulièrement prévoir des destructions de grande envergure, étant donnée l’attitude des Russes ; le document ne contient aucun ordre ou remarque imposant à certains groupes de la population des charges qui n’étaient pas justifiées par les conditions de la guerre. Cette instruction pour laquelle l’accusé Göring a pris sur lui toute responsabilité ne donne lieu à aucun reproche.

Dans tout cela, il faut considérer ce qui suit : il s’est agi d’une guerre dont les auteurs de la Convention de La Haye sur la guerre sur terre étaient loin de s’imaginer la gravité, l’envergure, la durée et la totalité, et ne pouvaient p’as même se les imaginer. Ce fut une guerre où on lutta pour l’existence ou l’anéantissement des peuples. Ce fut une guerre où toutes les valeurs furent changées. Ainsi, l’accusé avait une réelle conception des faits lorsqu’il se référait à l’adage : « Dang une lutte à mort, il n’y a, en fin de compte, pas de légalité ».

Comme conséquence de l’état de nécessité, on pourra justifier aussi la déportation en Allemagne des travailleurs des territoires occupés.

L’accusé, au cours de sa déposition, a expliqué d’une manière détaillée pour quelles raisons il jugea cette mesure nécessaire. Par ailleurs, le défenseur de l’accusé Sauckel, le Dr Servatius, traitera ce sujet plus amplement. Je peux donc m’abstenir de plus amples explications.

En ce qui concerne le reproche de pillage de trésors d’art, l’accusé a donné un compte rendu explicite des faits ; je m’y réfère pour justifier l’attitude de l’accusé. J’ajoute la remarque suivante : le maréchal Göring ne s’est jamais occupé directement de la mise en sécurité des trésors d’art en Pologne. Il n’a rien prélevé de ces trésors d’art pour sa propre collection. Dans ce cas, on ne saurait donc reprocher quoi que ce soit à l’accusé.

En France, les objets d’art de propriété juive furent saisis momentanément sur ordre du Führer, au profit du Reich. Il s’agissait de biens sans propriétaires, ceux-ci ayant quitté le pays. Des objets ainsi confisqués, Göring reçut une part minime, avec l’autorisation expresse du Führer, non pas pour lui personnellement, mais bien pour la galerie qu’il devait créer. Göring avait d’ailleurs l’intention de remettre à cette même galerie les objets d’art qu’il avait déjà en sa possession. Il voulait acquérir ces objets à un prix que devaient fixer les experts français ; le montant devait être distribué aux familles des victimes françaises de la guerre.

La situation juridique était en conséquence la suivante : les objets étaient confisqués au profit du Reich, par décret du Führer. Par la confiscation, les anciens propriétaires perdaient leur droit de propriété, ce droit étant dévolu au Reich. Göring acquit du Reich, le nouveau propriétaire des objets, ceux qui lui avaient été laissés. Le Reich y voyait en fait une action anticipant sur le traité de paix à conclure à la fin de la guerre, où tous les comptes auraient été réglés. Cette action a été contredite par les événements. Il s’agit d’un cas analogue à celui constitué par les confiscations et expropriations qui ont lieu actuellement en Allemagne par anticipation sur le traité de paix à intervenir. Il reste à savoir si le Reich était juridiquement compétent pour saisir et acquérir la propriété de ces objets. Il n’est pas nécessaire de trouver une solution à cette question, parce que Göring était de bonne foi lors de l’acquisition, puisqu’il fit expressément remarquer, lors de sa déposition, qu’il croyait être autorisé à acquérir ces objets du fait qu’ils avaient été confisqués par décret du Führer. Il ne saurait donc être question de pillage, étant donné la façon dont se présente la situation. En tous les cas, les achats d’objets faits au cours de transactions commerciales normales sont hors de cause, puisque lesdits objets ont été volontairement offerts à l’accusé et que les vendeurs n’ont été que trop heureux de les céder, étant donné qu’ils en recevaient un bon prix. Il en est de même pour les objets que l’accusé a acquis par la voie d’un échange volontaire, car les deux parties contractantes jouissaient d’une égalité de droits absolue.

Je passe maintenant au reproche de l’exécution des cinquante officiers anglais aviateurs évadés du camp de Sagan. L’Acte d’accusation s’exprime ainsi :

« Cinquante officiers de la RAF, évadés en mars 1944 du Stalag Luft III à Sagan, ont été assassinés après avoir été repris ». Il s’agit des faits suivants, à la lumière des explications ultérieures du Ministère Public : dans la nuit du 24 au 25 mars 1944, soixante-seize officiers de la RAF se sont évadés du camp de prisonniers du Stalag Luft III à Sagan. Cinquante de ces officiers ont été fusillés par le service de Sécurité, après leur capture.

Les faits suivants sont à examiner : qui ordonna cette exécution ? Le Reichsmarschall Göring participa-t-il d’une manière quelconque à ces événements ? Participa-t-il surtout à la promulgation de l’ordre d’exécution de ces cinquante aviateurs ? Approuva-t-il cette mesure, bien qu’elle constituât une flagrante violation de l’article 50 de la Convention de Genève sur le traitement des prisonniers de guerre ?

Le Ministère Public prétend que l’accusé Göring a collaboré à cet ordre. Il se réfère, entre autres, aux rapports faits au cours de leur captivité en Angleterre par le général Westhoff et le conseiller Wielen. L’interrogatoire de ces témoins devant ce Tribunal, ainsi que l’exposé des preuves fait ici même avec le plus grand soin ont prouvé entre temps que les déclarations antérieures de Westhoff et de Wielen étaient inexactes et que l’affirmation de la présence de Göring à la discussion sur la situation et de sa connaissance de l’ordre d’exécution reposait sur des présomptions basées sur le fait qu’il s’agissait d’un camp de prisonniers des forces ’de l’Air. L’exposé des preuves a établi les faits suivants : lors de la discussion de la situation, le 25 mars 1944, Himmler annonça au Führer la fuite de soixante^seize officiers. Hitler fit à ce sujet de graves reproches au Generalfeldmarschall Keitel. Il voyait dans ce fait une grave menace pour la sécurité publique, parce que les officiers évadés pouvaient aider les 6.000.000 d’étrangers qui se trouvaient en Allemagne, lors de l’organisation d’un soulèvement armé. Hitler donna alors son ordre : les prisonniers resteront chez Himmler. Keitel refusa expressément ’de remettre à Himmler les quinze officiers repris et ramenés dans le camp par la Wehrmacht ; aucun mal n’a été fait à ces officiers. Hitler n’a pas ordonné, en présence de Keitel, lors de la discussion sur la situation, l’exécution des prisonniers qui devaient rester chez Himmler. Ni Jodl, ni Keitel, ne s’attendaient d’ailleurs à une telle mesure. Jodl supposait que les prisonniers évadés devaient être envoyés pour un certain temps dans un camp de concentration. Le Reichsmarschall Göring n’était pas présent à cette discussion, ainsi que Keitel et Jodl l’ont certifié tous deux au cours de leur déposition. Il ne peut donc absolument pas être exact que Keitel ait dit, lors d’un entretien avec le général Westhoff, que le Reichsmarschall Göring lui avait fait, lors de la discussion sur la situation, des reproches pour l’évasion des prisonniers. Le général Koller a déclaré dans sa déposition que le général Korten lui avait assuré, lors d’un entretien téléphonique à la fin de mars ou au début d’avril 1944, que la Luftwaffe — c’est-à-dire le Reichsmarschall et lui, Korten — n’avait pas pris part à cet ordre et n’en avait été informée qu’ultérieurement. En outre, Koller certifie que le Reichsmarschall avait été très ému lorsqu’il avait appris cette exécution.

Ces déclarations sont tout à fait conformes à celles du maréchal Göring qui, à l’époque de l’examen de la situation chez Hitler, se trouvait en congé. Le fait de la fuite lui a seulement été rapporté au téléphone par son aide de camp. C’est seulement après son retour de permission, à Pâques 1944, qu’il apprit par son chef d’État-Major Korten le fait que des exécutions de prisonniers avaient eu lieu. Cette dernière nouvelle contraria violemment le maréchal Göring, car il condamnait le fait en lui-même et craignait, en plus, des représailles pour ses propres aviateurs.

Sur sa demande, Himmler expliqua alors l’exécution au Reichsmarschall Göring en lui disant qu’un ordre en ce sens lui avait été donné par Hitler. Cet entretien explique comment l’exécution avait été possible et comment le fait pouvait être resté inconnu de la Wehrmacht. Hitler donna, en l’absence de Keitel et de Jodl, l’ordre d’exécution à Himmler qui, à l’insu de la Wehrmacht, transmit l’ordre au service principal de la sécurité du Reich (RSHA) et, d’après la déposition de Kaltenbrunner, directement à Müller ou à Nebe.

Non seulement le maréchal Göring fit de graves reproches à Himmler pour avoir exécuté l’ordre sans le prévenir, mais encore il éleva, lors d’un entretien ultérieur avec Hitler, une violente protestation contre cette mesure. Il y eut, à ce sujet, une violente discussion entre Göring et Hitler. Comme Göring condamnait ces faits de la manière la plus énergique, il demanda peu de temps après la prise en charge des camps de prisonniers par le Haut Commandement de la Wehrmacht. A une question, le maréchal Keitel a déclaré au cours de sa déposition qu’il avait reçu, quelques semaines après ces événements, une lettre du Generalquartiermeister de la Luftwaffe dans laquelle la Luftwaffe demandait la prise en charge de ses camps par le Haut Commandement de la Wehrmacht. Le résultat de l’exposé des preuves, dans lequel sont rectifiées la première déclaration, divergente en bien des points, des témoins Westhoff et Wielen, ainsi que la déclaration antérieure du 10 novembre 1945 de Keitel, justifie l’affirmation que le maréchal Göring ne participa en aucune manière à cette affaire, qu’il la condamna, après en avoir eu connaissance, de la manière la plus énergique et qu’il ne saurait donc être reconnu coupable de cet ordre extrêmement regrettable et condamnable qu’il avait été incapable d’empêcher.

Le Ministère Public s’est ensuite occupé de la justice du lynch, qui avait été exercée en 1944, dans certains cas isolés, par la population allemande sur des aviateurs ennemis abattus. Les accusés, en particulier le maréchal Göring, sont tenus pour responsables de ces incidents. Le reproche d’après lequel l’accusé Göring ou la Wehrmacht aurait participé d’une manière quelconque à ces faits ou aurait suscité des ordres ou des prescriptions dans ce sens, ou aurait seulement approuvé une telle manière d’agir, apparaît comme entièrement insoutenable. Dans ce domaine, l’exposé des preuves a complètement éclairci les faits, et cela en faveur de l’accusé.

Pour justifier les reproches qu’il adresse au maréchal Göring, le Ministère Public se réfère en premier lieu à un procès-verbal du 19 mai 1944 qui concerne ce qu’on a appelé « La discussion des chasseurs », qui a eu lieu les 15 et 16 mai 1944 sous la direction de l’accusé. Sous le chiffre 20 de ce manuscrit, on a noté une déclaration de l’accusé disant qu’il proposait au Führer que les aviateurs terroristes ennemis fussent immédiatement fusillés sur place. L’accusé conteste de la façon la plus énergique avoir fait une déclaration semblable, et il indique à juste titre les circonstances suivantes qui s’opposent à une telle déclaration : la réunion en question dura deux jours. De nombreuses questions techniques et d’organisation y furent discutées. La question prévue sous le chiffre 20 n’avait pas le moindre rapport avec l’objet des discussions et se trouvait donc en dehors du cadre de ces pourparlers. L’observation se trouve au milieu de sujets qui traitent de questions nettement différentes et elle devient incompréhensible par rapport à elles. Connaissant l’opinion du Führer, Göring aurait du reste pu, sans plus, s’il l’avait approuvé et voulu, donner lui-même un tel ordre. Ce qui est décisif, c’est que la déclaration en question se trouve en opposition très nette avec l’attitude générale de l’accusé. Il était toujours de l’avis que l’aviateur ennemi abattu était son camarade et qu’il devait être traité en camarade, fait que j’ai également souligné par ailleurs. Il s’est défendu également, en toute franchise, contre la conception de Hitler sur la question du traitement des aviateurs terroristes, et il ne s’est pas caché vis-à-vis de lui de sa conception nettement différente. Étant donné l’attitude constante et le comportement conséquent de l’accusé, il est absolument exclu qu’il ait subitement recommandé à Hitler de donner cet ordre, mentionné ci-dessus, à rencontre des aviateurs terroristes, qu’il a combattu de toute son énergie et dont il a essayé par tous les moyens d’éviter l’exécution, dès qu’il en eut connaissance. Il a d’ailleurs réussi effectivement à en éviter l’exécution. Si l’on a effectivement parlé des aviateurs terroristes lors des audiences de ce Tribunal, c’est uniquement dans le sens que le Führer avait proposé une telle mesure.

Au sujet de ce procès-verbal, il convient, toutefois, de faire les observations de principe suivantes ; il s’agit de notes résumées émanant d’un jeune officier ; elles portent sur des pourparlers, d’une durée de deux jours, au cours desquels on a beaucoup parlé et discuté à tort et à travers. L’expérience qui a été faite dans bien d’autres cas a enseigné que de telles notes sont souvent peu dignes de foi, qu’elles sont rédigées parfois de manière à donner un sens tout à fait opposé à la vérité. Leurs rédacteurs, notamment lorsque plusieurs partenaires sont en présence et que ces derniers discutent à tort et à travers, ne peuvent pas suivre la marche des discussions et ne donnent de ce fait qu’un compte rendu inexact, en confondent même quelquefois les personnes. De tels faits expliquent beaucoup d’erreurs matérielles, de même que l’insuffisance et le manque d’exactitude de tels procès-verbaux. Le procès-verbal n’a jamais été présenté à l’accusé ; il n’a, par conséquent, pas eu la possibilité de l’examiner quant à son contenu, ni d’en rectifier les erreurs qui s’y trouvaient. De telles notes, qui ont vu le jour dans les conditions qui viennent d’être indiquées et qui ne furent pas soumises aux intéressés aux fins de révision et d’accord, sont sans valeur pour servir de preuves. Elles ne peuvent pas servir isolément comme moyen de preuve suffisant pour charger ni surtout pour convaincre un accusé. Elles ne peuvent, par conséquent, être utilisées en défaveur des intéressés que dans le cas où les faits contestés sont confirmés par d’autres moyens de preuve étrangers à ce procès-verbal. En l’espèce, il n’est pas prouvé que Gôring ait effectivement tenu le propos rapporté sous le chiffre 20 et qu’il soit intervenu en ce sens auprès de Hitler.

La note du 21 mai (document PS-731), que l’on met également à la charge de l’accusé, ne peut pas renforcer cette affirmation. La mention : « Le général Korten fait connaître après l’exposé du Reichsmarschall... » n’a pas la signification — ainsi que l’accusé l’expose de façon irréfutable — que le Reichsmarschall aurait fait à Hitler une conférence sur la question, mais elle signifie uniquement que Korten a fait un exposé en ce sens au Reichsmarschall et que Korten a informé ce dernier de l’ordre du Führer.

Le reste de l’enquête a indubitablement démontré que Göring s’opposait à un traitement particulier des aviateurs ennemis abattus et à l’ordre de Hitler.

Le témoin colonel Bernd von Brauchitsch a fait remarquer lors de son interrogatoire du 12 mars 1946, que les pertes de la population civile augmentèrent brusquement au printemps 1944 à la suite d’attaques des aviateurs ennemis avec les armes de bord.

Ces attaques d’aviateurs ennemis était dirigées, à l’intérieur du territoire national, contre des civils qui travaillaient dans. les champs, contre des voies de chemins de fer secondaires sans aucune importance militaire, ainsi que contre des piétons et des cyclistes. Il y avait là une violation flagrante des dispositions de La Haye relatives à la guerre sur terre, qui interdisent toute action militaire contre la population pacifique et toute attaque ou bombardement de villes, villages, habitations ou bâtiments non défendus. Cette action, évidemment contraire au Droit international, a incité Hitler, selon le témoin von Brauchitsch, à prévoir, outre des dispositions d’ordre défensif, des mesures dirigées contre ces aviateurs eux-mêmes. Autant que le témoin le savait, Hitler a préconisé à cette occasion les mesures les plus rigoureuses ; on devait laisser libre cours au lynchage.

Cette attitude de Hitler à l’égard des violations du Droit international commises par les aviateurs ennemis ne trouva cependant pas l’approbation de la Wehrmacht, notamment celle du maréchal Göring et de son chef d’État-Major, le général Korten. Ces derniers condamnaient certes, de la façon la plus rigoureuse, les attaques aériennes ennemies dirigées exclusivement contre la population civile sans défense. Ils étaient toutefois opposés à ce que les aviateurs abattus fussent livrés sans protection au lynchage de la population indignée, et ne voyaient pas dans ces mesures un moyen approprié de combattre cette action contraire au Droit international.

C’est dans le même sens que s’est prononcé le général Koller au cours de sa déposition. Ce témoin a informé, au début de juin 1944, le général Korten que Hitler avait eu l’intention de donner l’ordre de livrer les aviateurs terroristes à la fureur populaire.

Au cours d’entretiens répétés, le témoin Koller et le général Korten sont tombés d’accord sur la conclusion que la façon de voir du Führer devait être repoussée. Ils ont bien considéré comme des actes cruels les attaques directes effectuées à basse altitude par les aviateurs ennemis contre des civils isolés, des femmes et des enfants, des attroupements de civils, des classes et des écoles maternelles en promenade, des paysans travaillant dans les champs, ainsi que’ les attaques d’hôpitaux et de trains de voyageurs appartenant au trafic régulier, mais pour tous deux, l’ordre projeté par le Führer ne représentait pas un procédé acceptable ni une solution de ce problème difficile. Ils estimaient qu’un ordre semblable était contraire aux conceptions militaires, aux dispositions de la loi de la guerre et au Droit international, et qu’il pourrait donner lieu à de nombreux abus qui porteraient préjudice tant aux équipages ennemis qu’aux équipages nationaux. Enfin, les répercussions d’un tel ordre pouvaient également nuire au moral des équipages allemands. Toutes ces considérations Incitèrent la Wehrmacht à repousser cette exigence de Hitler, et la Wehrmacht fit tous ses efforts pour entraver cette conception de Hitler qu’elle n’approuvait pas. Le témoin von Brauchitsch a déclaré à ce sujet de façon digne de foi que la Wehrmacht se mit alors à chercher une échappatoire, et qu’il fut décidé à cet effet de simuler devant l’autorité supérieure des mesures qui ne seraient pas exécutées.

Le témoin Brauchitsch fut chargé par le Reichsmarschall Göring de parler avec l’OKW de la définition des aviateurs terroristes. Au cours des conversations qui eurent lieu et dans la correspondance qui fut alors échangée, on étudia les cas qui constituaient une infraction au Droit international et devaient être considérés comme des actions criminelles. Cette mise au point était destinée à empêcher le lynchage. Cette correspondance, qui s’étendit sur une période assez longue, montre que le service en question avait tendance à faire traîner l’affaire le plus possible.

C’est à bon droit que le témoin Koller souligne que cet échange de correspondance présente toutes les caractéristiques d’une « lutte pour gagner du temps", c’est-à-dire que tous les intéressés répugnaient à prendre une décision ou bien s’efforçaient de la retarder le plus possible.

La note marginale du document D-785 : « Pas de réponse du Commandant en chef de la Luftwaffe » incite particulièrement à conclure que le Reichsmarschall entendait intentionnellement faire traîner la chose en longueur. Le maréchal Göring a, en outre, ainsi qu’il ressort clairement de la lettre du 19 juin 1944, manifesté l’opinion qu’il considérait également comme absolument nécessaire en tout cas une procédure judiciaire contre les aviateurs terroristes. Quand il est dit dans un document ultérieur du 26 juin 1944 : « Le Reichsmarschall approuve la définition communiquée des aviateurs terroristes et la procédure proposée », cet accord se réfère exclusivement à la procédure de publicité envisagée à l’alinéa final de la lettre du 15 juin 1944, à propos de laquelle l’approbation du maréchal Göring était indispensable. Le fait que le Reichsmarschall ait conversé jusqu’à la fin de la guerre le point de vue traditionnel des aviateurs, selon lequel les aviateurs ennemis, dès qu’ils sont abattus, doivent être considérés et traités comme des camarades, est non seulement proclamé expressément par le maréchal Milch dans sa déposition, mais aussi souligné par le général Koller de la façon suivante : Abstraction faite d’expressions occasionnelles de mécontentement, l’attitude du Beichsmarschall a toujours été correcte et chevaleresque, conformément à sa tradition d’aviateur qu’il avait conservée depuis la première guerre mondiale et qu’il avait souvent soulignée. Les paroles dures prononcées peut-être une fois, à la faveur d’une irritation légitime provoquée par les énormes difficultés de la défense aérienne et sous la pression du Führer, furent rapidement oubliées. Et le témoin ne connaît aucun cas « dans lequel une mauvaise humeur brusque de ce genre ait conduit le Reichsmarschall à des mesures incorrectes ou cruelles contre les membres de l’aviation ennemie ».

L’attitude de l’ensemble de la Luftwaffe a été également toujours correcte et humaine. Combattre chevaleresquement était un point d’honneur pour les aviateurs allemands. La Luftwafle et l’accusé Göring s’en sont tenus à cette conception, bien que les attaques de l’adversaire avec les armes de bord contre les équipages allemands descendant en parachute aient causé, ainsi que le signale expressément Koller, une grande amertume dans les effectifs de l’aviation et que quelques têtes chaudes aient préconisé les mêmes mesures à titre de représailles.

Le meilleur témoignage de la camaraderie exemplaire manifestée par la Luftwafle même à l’égard d’un ennemi qui ne respectait pas les règles du droit de la guerre, est fourni clairement par la déposition du témoin Koller sur l’activité du service de sauvetage maritime de la Luttwaffe qui portait secours aux Allemands et aux adversaires sans distinction, et ne se laissa pas détourner, par les attaques contraires au Droit International, de ses efforts en vue de venir en aide à l’ami comme à l’ennemi en détresse. Il faut constater entre autres choses encore : La Wehrmacht et l’accusé Göring ont refusé, à l’égard des aviateurs terroristes, le lynchage ainsi que tout procédé en désaccord avec les dispositions légales et n’ont donné aucun ordre aux troupes qui leur étaient subordonnées ; la Luftwaffe ou l’Armée de terre n’ont jamais non plus fusillé ou remis au Service de sécurité des aviateurs ennemis.

Le Ministère Public reproche à l’accusé Göring d’avoir, aussitôt après le 30 janvier 1933, à la faveur de ses fonctions de ministre de l’Intérieur de Prusse et, bientôt après, de Premier ministre de Prusse, instauré en Prusse un régime de terreur pour réprimer toute opposition au programme nazi. Pour l’exécution de ses plans, il se serait servi de la Police prussienne à laquelle il aurait ordonné, dès février 1933, pour la protection du nouveau régime, une intervention sans ménagements contre tous les adversaires politiques, sans considération des suites possibles.

Il aurait, pour la sauvegarde du pouvoir, organisé la Gestapo si redoutée, et créé des camps de concentration dès le printemps 1933.

Sur ces reproches, il faut faire les remarques suivantes : cette façon d’agir allait de soi et ne peut être mise à la charge de l’accusé, et il eût manqué gravement aux devoirs de sa charge s’il n’avait lutté de toutes ses forces pour la sauvegarde du nouveau gouvernement et pris toutes précautions imaginables pour rendre impossible a priori toute attaque contre le nouveau gouvernement. Pour atteindre ce but, les institutions de police venaient en première ligne.

Il reste seulement à examiner si l’on peut reprocher à l’accusé les moyens dont il a jugé l’emploi nécessaire. Il faut répondre négativement à cette question et cela en raison des considérations suivantes : la Police est dans tout Etat l’instrument du pouvoir politique intérieur ; elle a, dans chaque État, la tâche de soutenir le Gouvernement, de le protéger à tous égards et de mettre hors d’état de nuire, au besoin par la force des armes, ceux qui troublent la paix et compromettent le Droit. L’accusé avait chargé la Police placée sous ses ordres des mêmes tâches et l’avait, dans le discours mentionné par le Ministère Public, sommée d’agir énergiquement et d’accomplir son devoir consciencieusement. On ne peut comprendre dans quelle mesure une telle exigence de faire son devoir ne doit pas être permise.

Au cours de son interrogatoire, l’accusé Göring a exposé en détail pour quelle raison et selon quelles directives il avait jugé nécessaire d’entreprendre une réorganisation de la Police et l’avait effectivement entreprise. Ces directives ne peuvent être blâmées en aucune manière. A ce propos, il faut rappeler que, selon les principes du Droit international en vigueur, un État souverain a la faculté de régler son organisation politique intérieure comme bon lui semble. Or, il s’agit exclusivement, en ce qui concerne la réorganisation de la Police, d’une affaire d’État intérieure. On ne peut prétendre que des règles de Droit international universellement reconnues aient été violées à cette occasion.

Il y a eu une Police politique en Prusse également avant la prise du pouvoir. C’était, avant le 30- janvier 1933, la section I-a de la Police, qui comptait au nombre de ses tâches la surveillance des adversaires politiques et la lutte contre leurs menées, en particulier pour les nationaux-socialistes et les communistes. Une police de ce genre ayant le même rayon d’action était encore nécessaire après la prise du pouvoir pour assurer le nouvel État contre les attaques redoutées, surtout de la part du puissant parti communiste. Pour faire apparaître sans équivoque que ce service de la Police n’avait à s’occuper exclusivement que de la sauvegarde de l’État contre ses ennemis, elle reçut le nom de Gestapo « Police secrète d’État ». Tant que l’accusé Göring eut la direction de la Police, c’est-à-dire en fait jusqu’en 1934 seulement, car la direction en fut transférée à Himmler à partir de ce moment-là, elle s’est tenue strictement dans le cadre des tâches indiquées et n’a pas outrepassé ses pouvoirs ; il ne s’est pas produit d’empiétements dignes d’être signalés. L’exposé des preuves n’a d’ailleurs rien révélé à la charge de l’accusé Göring pour cette époque. Si, à une époque ultérieure, la Gestapo a autre-passé ses pouvoirs et commis des actes illégaux, l’accusé n’en a pas eu connaissance et ne l’a pas approuvé. On ne peut le rendre responsable ni de quelconques fautes qui lui sont restées inconnues, ni des erreurs de ses successeurs.

Mais un témoin qui a lourdement chargé l’accusé est intervenu, et c’est le Dr Gisevius.

L’accusé refuse par principe de considérer ce témoin et d’accepter sa déclaration. Il veut simplement faire remarquer que sa déclaration est fausse dans tous les points qui l’accablent. La force probatoire de sa déclaration dépend de l’appréciation du crédit que l’on peut prêter à ce témoin. Mon confrère, le Dr Nelte, ayant pris sur lui l’examen approfondi de cette question, je puis, pour éviter des redites, me dispenser d’explications supplémentaires.

La prise du pouvoir par le parti nazi se heurta naturellement à une résistance ; les partis de gauche, surtout, n’étaient pas satisfaits de la situation créée par cette prise du pouvoir. Les adversaires n’étaient nullement faibles, ni sous le rapport du nombre, ni sous le rapport des moyens mis à leur disposition. Pour cette raison, les nouveaux maîtres redoutaient de voir de sérieux dangers menacer la stabilité de leur pouvoir, dans la mesure où les partis qui leur étaient opposés étaient à même de continuer à exercer librement leur activité ; ils devaient donc se prémunir à temps contre ces dangers. Pour stabiliser leur propre pouvoir et étouffer dans l’œuf tout germe de trouble, l’accusé Göring a jugé nécessaire, pour le motif de la raison d’État, de faire arrêter brusquement les chefs et fonctionnaires communistes du Parti et des groupements qui lui étaient affiliés. L’accusé a exposé lui-même les motifs qui l’ont amené à agir ainsi. La mesure prise par lui pour écarter le danger et assurer la sécurité de l’État était devenue, dans cette période troublée, une nécessité. Puisqu’il s’agissait d’une mesure préventive, la condition de la détention provisoire n’était pas l’existence ou la préparation visible d’une action répréhensible et hostile à l’État. Il suffisait, pour être appréhendé — puisqu’il s’agissait justement d’un acte politique de légitime défense de l’État — d’appartenir au groupe indiqué et d’y avoir exercé jusqu’alors une activité réelle. Ces considérations conduisirent, très peu de temps après la prise de pouvoir, à l’aménagement des camps de concentration dont le nombre se montait à deux au moment où l’accusé Göring avait la direction de la Police.

Dans ces camps devaient être transférées provisoirement des personnes dont on n’était pas sûr politiquement, les personnes dangereuses pour la sécurité du nouvel État, et cela jusqu’à leur adaptation à la nouvelle situation politique ou bien jusqu’à ce que la puissance de l’État fût suffisamment affermie pour qu’elles ne pussent plus représenter un danger pour ce nouvel État.

Cet aménagement s’appuyait en Droit sur l’ordonnance du Président du Reich en date du 28 février 1933 sur la protection du peuple et de l’Etat. Cette ordonnance avait été promulguée par le Président von Hindenburg sur la base du deuxième paragraphe de l’article 48 de la Constitution du Reich, afin de parer aux actes de violence communistes, dangereux pour la sécurité de l’État ; sa promulgation est donc irréprochable du point de vue constitutionnel. Par cette ordonnance, certains droits fondamentaux de la constitution cessèrent d’être en vigueur jusqu’à nouvel ordre et, entre autres, des restrictions à la liberté individuelle furent instituées.

L’édification et l’utilisation des camps de concentration étalent basées, dans la pensée qui était alors celle de l’accusé, sur la conviction révolutionnaire du mouvement vainqueur selon laquelle lui seul découvrait la vérité historique, lui seul personnifiait le droit chemin, et tout ce qui s’opposait à lut était injuste. Il n’y avait pas à discuter de la conception politique juste sur la base d’arguments logiques, comme on le fait dans un libéralisme idéologiquement neutre ; il s’agissait seulement d’instaurer, dans sa totalité, un ordre conçu dans la foi et considéré comme une vérité historique nécessaire.

Celui donc qui n’était pas pris par le mouvement, et même s’y opposait en le freinant, devait être éliminé comme ennemi de l’ordre véritable. Dans ces conditions, il ne pouvait être puni selon la procédure habituelle pour avoir contrevenu à telle ou telle prescription relative à l’ordre, mais du point de vue du Gouvernement national-socialiste, il se plaçait en dehors de la communauté populaire nouvellement fondée, en dehors de toutes les bases sur lesquelles l’ordre juridique lui-même venait d’être édifié. Pour ces raisons, il devait être éliminé. Il ne s’agissait donc pas d’une mesure punitive mais bien d’un acte d’épuration politique chargé d’intolérance idéologique. C’est pourquoi l’on refusait à celui que de telles mesures atteignaient l’examen des documents de police par le tribunal ou par la voie administrative. Celui qui se plaçait hors de la communauté populaire n’avait aucun droit aux garanties juridiques qui assuraient l’ordre populaire au citoyen. Mais était seulement citoyen celui qui se réclamait de cette communauté populaire. On se basait, pour traiter les ennemis du peuple, sur les principes juridiques et les points de vue de la raison d’État.

Précisément parce qu’il s’agissait d’une action d’utilité politique, l’accusé Göring pouvait, dans certains cas, décider sous sa propre responsabilité qu’il n’était pas nécessaire de prolonger la détention, ou s’entremettre personnellement pour faire libérer certains individus qui ne représentaient aucun danger pour la sûreté de l’Stat. Il ne s’agit pas ici en effet d’enfreindre un principe juridique en accordant une grâce, non plus que de reconnaître une injustice dont auraient été victimes, en général, les autres intéressés, mais d’agir du point de vue de l’utilité qui pouvait conditionner éventuellement une autre décision.

Ces principes du traitement d’éléments incapables de se soumettre à un ordre politique général ne sont pas le fait du seul national-socialisme ; ils dominent aussi complètement la politique des Etats victorieux à l’égard de la population allemande qui leur est soumise. Celui qui ne se soumet pas à l’ordre démocratique nouveau en train de s’instaurer en Allemagne, celui dont on se croit en droit d’attendre un refus systématique à l’acception de la démocratie en raison de son attachement antérieur au national-socialisme, celui-là est interné. Alors qu’au début de la guerre il y avait dans l’Allemagne nazie, comme l’a prouvé le document B-129 du Ministère Public, 21.000 hommes enfermés dans les camps de concentration, il y a, à l’heure actuelle, dans la zone américaine, selon un rapport officiel des autorités d’occupation, plus de 300.000 nazis et militaristes enfermés dans des camps d’internement. Une résolution du conseil des Lander de la zone américaine d’occupation, récemment Intervenue, fournit la confirmation du fait que de tels actes d’épuration politique ne constituent pas des actes juridiques, mais qu’ils sont d’ordre politique. Les camps de travail dans lesquels se trouvent des nazis condamnés aux travaux forcés en raison de leur adhésion au parti nazi ne doivent pas être, d’après cette résolution, subordonnés à l’administration de la justice, étant donné qu’il s’agit d’établissements étrangers à la justice.

Les raisons de l’accusé Göring n’étaient nullement différentes lorsqu’il organisait les camps de concentration et formulait les lois sur la Police secrète d’État. Elles représentaient un moyen d’épurer et de fortifier la jeune communauté populaire dans le sens où il l’entendait. Il ne poursuivait pas, ce faisant, un anéantissement définitif de ses adversaires politiques mais, après un certain temps de rééducation, il avait la magnanimité de s’entremettre pour leur libération et libéra 5.000 détenus environ à Noël en 1933, et 2.000 en septembre 1934. Des inconvénients, des erreurs étaient inévitables ; il l’a reconnu dans son livre qu’il a écrit en 1934 pour les Anglais :

Aufbau. einer nation, et il y porta énergiquement remède. C’est ainsi qu’il voulut entendre personnellement le chef communiste Thaelmann lui exposer ses doléances au sujet des camps de concentration et qu’il prit les mesures nécessaires pour les faire cesser. Il supprima ce qu’on appelait « les camps sauvages » de Stettin et de Bresiau, il punit le Gauleiter de Poméranie qui avait installé ce camp à son insu et contre sa volonté, et fit juger par les tribunaux les coupables des camps sauvages de concentration en raison des abus qui y avaient été commis.

Cette attitude de l’accusé Göring montre qu’il n’a jamais songé à la destruction physique des internés.

Lorsque le Ministère Public constate qu’il s’agit là de la réalisation d’une conspiration qui s’était fixé comme but les crimes contre l’Humanité, cette conception ne tient pas compte de la réalité de la vie politique de ces années. Une telle conspiration n’existait pas, l’accusé n’avait pas l’intention de commettre des crimes contre les principes de l’Humanité et il n’en a pas commis. Co-responsable de la politique du Gouvernement allemand, il se croyait obligé de protéger ce Gouvernement contre des éléments dangereux et d’aider ainsi l’ordre vital du national-socialisme à se maintenir. Loin de voir un crime dans ces mesures, il les considérait au contraire comme le moyen inévitable de renforcer l’ordre politique comme base de tout droit.

En 1936, la direction de la Police et, en même temps, des camps de concentration ; passa de l’accusé au Reichsführer SS, Heinrich Himmler. Ce qu’il advint par la suite des camps de concentration, et surtout leur évolution pendant la guerre en un lieu de souffrance et de destruction toujours plus épouvantable, le fait qu’ils ont conduit à la destruction de gens innombrables, — soit avec intention, soit à cause du chaos toujours croissant de la guerre — pour devenir finalement, au cours des journées qui précédèrent la défaite, une fosse commune, on ne peut le reprocher à l’accusé.

Naturellement, il savait qu’il existait encore des camps de concentration, que le nombre des internés s’était accru par suite des tensions de la guerre et qu’il comprenait aussi des étrangers puisque la machine de guerre s’était étendue à toute l’Europe, mais il ne connaissait pas les incidents affreux que le Procès a dévoilés. Il ne savait rien des expériences impardonnables entreprises sur les internés en dépit de toute science véritable. La déposition du maréchal Milch a montré que la Luftwaffe ne s’intéressait pas à ces expériences et que l’accusé lui-même n’a rien su de précis sur ces événements.

En tout cas, l’institution des camps de concentration proprement dits n’avait rien à voir avec l’anéantissement des Juifs qui eut lieu ultérieurement et qui, visiblement né du cerveau de Heydrich et de celui de Himmler et gardé absolument secret, se révéla après la défaite sous les horreurs d’Auschwitz et de Maidanek.

J’en arrive ainsi à la question juive.

L’accusé Göring a nettement fait connaître son opinion sur la question juive lorsqu’il a déposé comme témoin ; il a, en outre, exposé dans les détails les raisons qui ont incité le parti national-socialiste et, après la prise du pouvoir, l’État, à adopter une attitude hostile à l’égard des Juifs.

On reproche à l’accusé d’avoir proclamé en 1935 les lois de Nuremberg qui devaient servir à sauvegarder la pureté de la race et d’avoir, en 1938 et 1939, promulgué, en tant que délégué général au Plan de quatre ans, des ordonnances qui excluaient les Juifs de l’activité économique. On lui reproche par ailleurs une série de lois qui signifiaient un empiétement unilatéral grave sur les droits des Juifs. Les motifs juridiques de ce reproche ne sont pas tout à fait clairs. Car il s’agit d’un problème purement national, à savoir le règlement de la situation juridique de nationaux allemands ; l’Allemagne pouvait, en tant qu’État souverain, régler librement ce problème selon la conception juridique internationale reconnue à l’époque. Même si ces empiétements étaient pénibles et si les droits civiques étaient extrêmement limités, ils ne constituaient cependant pas un crime contre l’Humanité.

Des dispositions légales de ce genre, qui limitent les droits d’une certaine race ou d’un certain milieu de citoyens, ont été prises par d’autres États sans que l’on n’ait jamais pensé critiquer ces mesures ou que des États étrangers se soient cru obligés d’intervenir. Le maréchal Göring a toujours repoussé toute action illégale ou brutale contre les Juifs. C’est ce que prouve nettement son attitude à l’égard de l’action contre les Juifs, provoquée par Goebbels dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938, dont il n’eut connaissance qu’après son accomplissement et qu’il condamna très sévèrement. Il fit des objections sérieuses à ce sujet à Goebbels et à Hitler. Nous avons à ce sujet les indications exactes des témoins Bodenschatz et Kömer. La déposition du Dr Uiberreither montre combien Göring désapprouvait cette action. Quelques semaines après cet incident, l’accusé convoqua tous les Gauleiter à Berlin et critiqua sévèrement dans une allocution cette action brutale, inconciliable avec la dignité de la nation, qui avait fait grand tort à la réputation dont jouissait l’Allemagne à l’étranger.

Le fait que l’accusé n’était pas un raciste fanatique ressort de cette déclaration : « C’est à moi de décider qui est Juif ». Il a été suffisamment établi qu’il est venu en aide à de nombreux Juifs.

Ce n’est qu’à la fin de la guerre qu’il eut connaissance de la destruction biologique des Juifs. Il n’aurait jamais approuvé une telle mesure et s’y serait opposé de toutes ses forces. Il était, en effet, trop habile politicien pour ne pas voir les dangers immenses et inutiles qu’une telle action destructrice, brutale et indigne, représentait forcément pour le peuple allemand.

Göring avait déjà prouvé, par son discours précité aux Gauleiter, qu’il ne voulait pas s’aliéner le monde entier et l’opinion publique à cause du traitement infligé aux Juifs. C’est pourquoi il ne saurait être question que Göring eût approuvé une telle entreprise ou qu’il y eût participé d’une manière quelconque. Il est compréhensible que l’on dise à l’accusé qu’en tant que second dans l’État il aurait dû être au courant de ces mesures atroces. De plus, il n’est pas étonnant que l’on ne fasse pas entièrement confiance à l’accusé lorsqu’il déclare qu’il ne savait rien de ces abus. Malgré ces doutes, l’accusé persiste à dire qu’il n’avait pas connaissance de ces faits.

Cette ignorance de l’accusé, que seul celui qui connaît bien la situation en Allemagne peut comprendre pleinement, s’explique par le fait qui peut seul donner la solution du problème : comme l’a dit le général Jodl au cours de sa déposition, Himmier savait garder secrètes ses actions de façon magistrale, il savait effacer toutes les traces de ses atrocités et il savait tromper le monde et même son entourage immédiat et celui de Hitler.

J’attire à ce sujet l’attention sur la déposition du témoin Höss qui confirme les instructions de Himmler ordonnant que le secret absolu soit gardé vis-à-vis de tout le monde.

La question suivante peut se poser ici : l’accusé n’était-il pas juridiquement obligé de faire une enquête sur ce qu’étaient devenus ces Juifs que l’on croyait évacués et ne devait-il pas s’assurer de leur sort ? Et quelle est la procédure à suivre s’il a omis par négligence de faire ces enquêtes et s’il a, par là, négligé de remplir l’obligation de droit d’agir que lui imposait sa situation ? La décision, en ce qui concerne cette question extrêmement compliquée de droit et d’action, peut rester en suspens parce que Göring, même en étant second dans l’État, ne pouvait empêcher des mesures exécutées par Himmler et ordonnées ou en tout cas approuvées par Hitler.

Monsieur le Président, hier j’ai déjà dit que j’avais encore à traiter l’affaire de Katyn et j’ai l’intention de le faire maintenant avait d’arriver à mes conclusions. Malheureusement, je n’ai pas pu fournir de traductions car cette question a été traitée ces jours derniers seulement. Ma démonstration ne sera pas longue ; les interprètes ont une copie en allemand et j’espère ainsi pouvoir entamer mes explications sur ce point.

L’affaire de Katyn, pour laquelle il y a quelques jours des preuves ont été apportées, nécessite des détails. Pour sa démonstration, le Ministère Public soviétique s’est appuyé sur le résultat d’une enquête mentionnée dans le document URSS-54. De tous les documents réunis, il tire la conclusion suivante : Premièrement, des prisonniers de guerre polonais qui se trouvaient dans les trois camps à l’ouest de Smolensk y étaient encore après la prise de Smolensk par les Allemands en septembre 1941.

Deuxièmement, dans la forêt de Katyn, les autorités d’occupation allemandes ont procédé à des exécutions en masse à l’automne 1941 des prisonniers polonais provenant des camps sus-indiqués.

Troisièmement, les massacres en masse des prisonniers polonais dans la forêt de Katyn furent menés par une autorité militaire allemande camouflée sous le nom d’État-Major du bataillon de génie 537, commandée par le lieutenant-colonel Ahrens et ses collaborateurs, le lieutenant Rex et le sous-lieutenant Hodt.

Reste à savoir si le Ministère Public a prouvé ces accusations. Il faut répondre par la négative. Le contenu du document ne permet pas d’arriver à cette conclusion. Cette accusation est dirigée contre une certaine unité militaire et certains officiers nommément désignés. Comme date de ce forfait, on indique l’automne, septembre 1941 ; comme lieu, la forêt de Katyn. Devant une présentation aussi limitée des faits, il était du devoir de la Défense d’exposer que ces constatations ne résistent pas à un examen sérieux.

Tout d’abord, pour les personnes désignées. Le colonel Ahrens — on pensait sans doute au lieutenant-colonel Ahrens — ne peut en être l’auteur car les faits se sont passés en septembre 1941 et Ahrens n’a commandé le régiment 537 qu’à partir de la fin novembre 1941. Ce n’est qu’à ce moment qu’il se rendit à Katyn ; auparavant, il n’était jamais allé sur le front de l’Est. Avant Ahrens, c’est le colonel Bedenck qui commandait le régiment. Celui-ci vint à Katyn en août 1941 avec l’État-Major du régiment. Déjà, avant Bedenck, c’est le lieutenant Hodt qui, en juillet 1941, immédiatement après la prise de Smolensk, logea dans le petit château sur le Dniepr avec un commando préparatoire du régiment 537 et y resta jusqu’à l’arrivée de l’État-Major du régiment, auquel il n’appartenait pas encore à cette époque. Il ne fut muté à cet état-major qu’en décembre 1941 et, à partir de cette époque, il habita dans ce petit château. Des faits susceptibles de charger Bedenck et Hodt ne ressortent pas des documents qui ont été les auteurs de ces faits.

Les faits suivants parlent contre la participation de l’unité 537 ou d’une autre unité militaire à ce forfait. Les prisonniers polonais seraient tombés entre les mains des Allemands dans les trois camps en question, à l’ouest de Smolensk ; ils seraient ainsi devenus prisonniers de guerre allemands. Leur capture aurait dû être communiquée au groupe d’armées du Centre. Une telle information, d’après la déclaration du témoin Eichborn, n’a pas été transmise. Étant donné le grand nombre des prisonniers, il est exclu qu’une telle information eût pu être oubliée. En outre, la prise de 11.000 officiers polonais ne pouvait être nullement cachée au groupe d’armées. Le groupe d’armées, comme vous le voyez dans la déclaration du général Oberhäuser, n’a jamais eu connaissance de ces faits. On doit déduire des indications des deux témoins Eichborn et Oberhäuser, qu’au moment de la prise de Smolensk par les Allemands des officiers polonais ne pouvaient pas se trouver dans ces camps. Les témoins qui auraient encore vu les officiers dans ces camps après ce moment n’ont pas été interrogés par la commission russe. L’employé de chemins de fer interrogé à ce sujet ne sait rien par ses propres observations. Et ces 11.000 prisonniers auraient alors été amenés de leur camp à Katyn. Le transport d’un si grand nombre de prisonniers polonais ne pouvait être caché à la population russe, même si le transport se faisait en secret. Des exécutions d’une telle importance ne pouvaient non plus être tenues secrètes à la population russe. Même si la forêt était interdite, il y avait tout de même une route qui était libre à la circulation, et la population russe s’en servait journellement. Ce qui se passait dans la forêt de Katyn, on pouvait le voir et l’observer de la route. A proximité immédiate du petit château sur le Dniepr se trouvaient certaines fermes isolées restées habitées pendant tout le temps de l’occupation allemande et qui, journellement, avaient des contacts avec l’État-Major du régiment. Il n’y a aucune indication ou déclaration certaine au sujet du transport ou des exécutions. Aussi, les Allemands n’auraient-ils jamais choisi pour une telle exécution en niasse un endroit comme celui où on a retrouvé les fosses. Cet endroit, en raison de sa situation entre la route principale et le Quartier Général du régiment, était absolument impropre à un tel crime. Il y avait beaucoup de circulation, comme je l’ai déjà dit, non seulement sur la route proche, mais également directement à côté des fosses : c’était la voie de communication avec le Quartier Général du régiment. Des soldats auraient donc pu aussi observer ces faits. Pour l’exécution de ce crime, les troupes choisies étaient particulièrement contre-indiquées : une unité technique telle qu’un régiment de transmissions ne semble pas apte à un semblable travail.

Il est exact que les témoins Eichborn et Oberhäuser ont pris leurs quartiers près du lieu du forfait le 25 septembre 1941 seulement. Ils ne peuvent donc communiquer leurs propres observations qu’à partir de cette date, tandis qu’à partir de la fin juillet il y avait le commando préparatoire et, à partir du mois d’août, l’État-Major du régiment qui se trouvait dans le château. Mais il est complètement exclu que pendant ce laps de temps d’environ six semaines, on eût pu accomplir ce crime. Le nombre restreint de gens dont on disposait étaient surchargés de tâches militaires et, pendant ce court laps de temps, il leur eût été impossible de fusiller 11.000 prisonniers et de se débarrasser en outre des cadavres. D’après les indications du Ministère Public, des prisonniers russes auraient aidé à enterrer les cadavres. Cela n’est pas prouvé. Personne, parmi la population, n’a jamais vu de tels prisonniers. En tout cas, les traces du crime ne pouvaient disparaître si rapidement, et l’endroit ne pouvait être rendu si rapidement méconnaissable sans que les témoins Oberhäuser et Eichborn, lors de leurs fréquents déplacements à Smolensk, n’eussent trouvé d’indices suspects. La déclaration du témoin entendu ici est insuffisante : il a simplement entendu parler de ces exécutions par un certain Menschagin que l’on ne peut plus retrouver. Le témoin n’a pas fait d’observations personnelles. Lui-même n’a jamais vu de Polonais. Des étudiants lui ont raconté qu’ils avaient vu des Polonais, sans pouvoir indiquer ni leur nombre, ni leur lieu de résidence ; une déclaration aussi pauvre à tous égards est sans valeur. La déclaration des deux médecins entendus ici à la barre ne suffit pas non plus pour étayer une accusation.

Dans le cadre des preuves autorisées par le Tribunal, il n’aurait pas été possible d’amener l’éclaircissement de toutes les questions médicales qui étaient décisives pour les constatations des experts. C’est pourquoi la Défense s’est abstenue de demander un expert médical susceptible d’apporter une décharge aux accusés. Mais il ne faut pas oublier que l’expertise faite à la demande du Gouvernement allemand l’a été par douze membres d’une commission réunissant les représentants de la médecine légale d’universités européennes, tandis que l’expertise à laquelle se réfère le Ministère Public a été faite exclusivement par des experts russes. La première expertise a donc un poids plus grand puisqu’elle provient d’experts absolument non politiques. Le témoin, professeur Markov, le jour de son interrogatoire, ne s’en est plus tenu à l’expertise figurant au procès-verbal du 30 avril 1943. A cette époque déjà il prétendait avoir considéré comme fausse l’indication donnée par le cadavre qu’il avait autopsié lui-même, et selon laquelle les exécutions avaient eu lieu pendant les mois de mars et avril 1940. Il y a des doutes graves au sujet de ce témoignage. Le témoin n’a pas pu donner de déclarations précises sur le fait qu’étant donnée son attitude, il n’a pas immédiatement protesté contre la -forme du procès-verbal du 30 avril 1943 et refusé de le signer. Pourquoi ultérieurement...

LE PRÉSIDENT

Docteur Stahmer, vous savez naturellement que vous n’avez pas déposé à titre de preuve ce rapport de la commission allemande. Autant que je le comprenne, vous avez fait exprès de ne pas présenter ce rapport de la commission allemande et vous...

Dr STAHMER

C’est une erreur, Monsieur le Président. Je ne me suis pas abstenu, mais on n’a pas permis que je produise le Livre Blanc. On a permis que je produise le rapport du 30 avril 1943, mais je ne pouvais pas le remettre tout de suite parce qu’il se trouvait dans le Livre Blanc et que je devais en faire faire des copies. On est en train de faire ces copies. Je les remettrai. Mais j’ai donné des extraits du procès-verbal, et cela avec l’accord exprès du Tribunal.

LE PRÉSIDENT

Je sais que vous l’avez fait ; mais si vous voulez le déposer, il n’y a aucune objection de notre côté ; j’avais compris que vous ne déposiez que les extraits que vous aviez lus au témoin. Je crois qu’on vous l’a demandé lorsque vous avez contre-interrogé les témoins. C’est ainsi que je l’ai compris. Mais si vous dites que vous l’avez compris autrement et que vous voulez déposer ce rapport en entier, le Tribunal prendra cela en considération, si ce n’est déjà fait.

Vous dites que le Tribunal vous a déjà autorisé à déposer ce rapport en entier ?

Dr STAHMER

Monsieur le Président, j’ai malheureusement...

LE PRÉSIDENT

Docteur Stahmer, ce que vous désirez déposer, c’est la fin de ce compte rendu ou le procès-verbal ? Le nom que vous lui donnez importe peu. C’est bien cela ? D’après ce que je comprends, ce document n’est pas très long ?

Dr STAHMER

Non, Monsieur le Président ; je me permets de l’expliquer encore une fois. Malheureusement, je n’ai pas encore reçu le procès-verbal d’audience, et je ne sais pas ce qui y figure. Mais, d’autre part, je me rappelle — et cela m’a été confirmé par mes confrères — que j’ai été autorisé à produire tout le rapport de la commission. J’ai, avec l’autorisation du Tribunal, donné quelques extraits, non seulement de la conclusion, mais du rapport entier et j’ai dit, avec l’accord du Tribunal, que je produirais le procès-verbal en entier.

LE PRÉSIDENT

Je ne comprends pas bien ce que vous voulez dire lorsque vous parlez du rapport en entier ou du procès-verbal.

Dr STAHMER

Monsieur le Président, je puis encore une fois m’expliquer. Il s’agissait d’un procès-verbal assez long qui décrivait le résultat de l’examen et renfermait tous les faits. Ce procès-verbal se terminait par une conclusion commune. Il se compose donc, comme je viens de le dire, d’un exposé des faits et des motifs. Il contient d’abord un long exposé des faits où l’on rapporte ce que les experts ont vu, ce qu’ils ont entendu sur les lieux de la population russe, comment était constituée la fosse, et les autopsies auxquelles il a été procédé. Tout cela, je l’ai lu dans le procès-verbal, avec l’accord du Tribunal.

Monsieur le Président, puis-je encore faire une remarque ? Je me souviens parfaitement des faits, Monsieur le Président. Vous m’avez d’abord demandé si j’avais une copie de ce procès-verbal. Je vous ai répondu : « Non, j’ai seulement le Livre Blanc entre les mains », et je l’ai montré au témoin. J’ai alors proposé d’interroger d’abord l’autre témoin, afin qu’il me soit possible de faire faire immédiatement des copies de ce procès-verbal. Vous avez alors dit, Monsieur le Président, que l’on ne devait pas procéder ainsi, que je devais reprendre ce Livre et produire la copie ultérieurement.

LE PRÉSIDENT

Le Tribunal consultera le procès-verbal d’audience et verra exactement ce qui s’est passé à ce sujet.

Dr STAHMER

Comme je vous l’ai dit, je n’ai pas encore vu moi-même ce procès-verbal, mais si cette mention ne figure pas dans le procès-verbal, c’est que le procès-verbal n’est pas complet. Je suis tout à fait affirmatif en disant que l’affaire s’est passée de cette façon.

LE PRÉSIDENT

Continuez, je vous prie.

Dr STAHMER

La déclaration du témoin donne de sérieux doutes ; le témoin n’a pas pu dire précisément pourquoi il n’a pas immédiatement protesté contre la forme du procès-verbal du 30 avril 1943, pourquoi il n’a pas refusé de le signer et pourquoi plus tard, tout au moins, en face des ’autres experts, il n’a pas exprimé sa véritable conviction scientifique. C’est ainsi que l’expertise allemande ne peut nullement perdre de sa signification ou être infirmée, puisque les onze autres experts ont donné leur accord pour les constatations contenues dans ce rapport.

Étant donné ce fait, il n’est pas nécessaire d’exposer les raisons de détail qui prouvent l’exactitude de l’expertise du 30 avril 1943, reproduite dans le Livre Blanc allemand. La date déterminée par les experts russes pour la fusillade, l’automne 1941, ne peut être exacte étant donné les vêtements d’hiver que portaient les cadavres, comme le témoin Markov l’a constaté sur le cadavre qu’il a lui-même autopsié. Le fait que dans les tombes on ait trouvé des munitions de revolver d’une fabrication allemande ne permet pas de conclure que les fusillades ont été exécutées par les Allemands. Dans le Livre Blanc, il est précisément indiqué que l’usine allemande qui avait fabriqué ces munitions en avait livré en grand nombre à beaucoup d’autres pays, notamment dans l’Est.

En conclusion, ce Procès doit déterminer si les 11.000 officiers polonais n’ont été fusillés qu’après la prise de Smolensk par les Allemands, de telle façon que la chose n’ait pu être perpétrée que par les Allemands. Cette preuve n’a pu être fournie par le Ministère Public : par conséquent, cette accusation reste exclue.

Monsieur le Président, j’en viens maintenant à mes dernières explications, à ma conclusion. Je suppose que je n’en aurai pas fini en dix minutes. Il serait utile que je parle d’une façon continue ou bien je prolongerai l’audience au delà d’une heure, ou le Tribunal suspendra l’audience maintenant, si je puis me permettre cette suggestion. Dois-je parler maintenant ?

LE PRÉSIDENT

Si vous pouvez terminer en dix minutes, nous allons continuer jusqu’à ce que vous ayez terminé.

Dr STAHMER

Je n’aurai pas terminé tout à fait en dix minutes. Et je tiens à ajouter que je ne voudrais pas interrompre ma conclusion,

LE PRÉSIDENT

Nous ferons ce que vous voulez. Nous pouvons lever l’audience maintenant si vous le désirez. Il fait très chaud aujourd’hui et, si vous le préférez, nous lèverons l’audience maintenant.

Dr STAHMER

J’aimerais qu’on suspende maintenant, je suis incommodé par la chaleur.

LE PRÉSIDENT

Très bien.

(L’audience est suspendue jusqu’à 14 heures.)