CENT SOIXANTE-DOUZIÈME JOURNÉE.
Vendredi 5 juillet 1946.

Audience de l’après-midi.

Dr STAHMER

J’en arrive maintenant à une conclusion : Si après cela, nous considérons la personnalité et la vie de l’accusé Göring, les points suivants restent déterminants pour apprécier ses actes.

Pourvu, dès son enfance, d’une bonne instruction et d’une bonne éducation, il reçut son empreinte décisive alors qu’il était jeune officier et pilote de guerre pendant la première guerre mondiale au cours de laquelle il se comporta brillamment et obtint la distinction militaire la plus élevée, l’ordre « Pour le Mérite ». Il vécut l’effondrement de l’effort de guerre allemand qu’il considéra comme la conséquence d’une trahison à l’intérieur de l’Allemagne..

Après la chute de l’Empire, le peuple voulait se donner, sur une base démocratique, une nouvelle constitution et espérait remonter la pente par son application et sa persévérance. La confiance dans la perspicacité des Puissances victorieuses d’alors, et particulièrement dans les Quatorze points de Wilson, y a joué un rôle. Quand, plus tard, le Traité de Versailles amena des désillusions, la démocratie de Weimar tomba dans une crise difficile dont elle ne devait plus se remettre. Elle forma, avec la crise économique mondiale qui était venue s’y ajouter, un facteur capital dans les circonstances qui ont permis à Hitler de prendre le pouvoir. Tout d’abord, « la lutte contre Versailles » lui facilita l’accession à la direction du Parti. Göring, dans sa déposition, a décrit comment, dès sa première rencontre avec Hitler, il se trouva d’accord avec lui dans la conviction qu’il n’y avait rien à attendre par des protestations écrites. L’impuissance de la démocratie allemande devint alors évidente aux yeux du monde entier. Göring, ainsi que Hitler, était persuadé que l’Allemagne deviendrait une victime infaillible du bolchevisme révolutionnaire international si l’on ne réussissait pas à éveiller contre lui suffisamment de forces défensives en raffermissant la confiance de l’Allemagne en elle-même. Il allait de soi qu’elles devaient se manifester puissamment aussi contre les Puissances de Versailles. A côté de cela, Hitler partait sans conteste du point de vue que l’Allemagne était liée à l’Occident sur une base culturelle, économique et politique. Il croyait que le danger bolchevique dirigé tout d’abord contre l’Allemagne menacerait par la suite également les pays occidentaux. C’est pourquoi il croyait pouvoir trouver peu à peu approbation et soutien s’il engageait une lutte idéologique contre l’Est.

Toute sa politique, jusqu’à l’effondrement effectif, ne peut s’expliquer que par cette idée fondamentale. Si, aujourd’hui encore, on peut avec raison la condamner dès l’abord pour sa faillite, on ne saurait cependant nier que bon nombre de facteurs de son développement parlaient visiblement en sa faveur. C’est ainsi que Hitler réussit à entraîner une partie toujours croissante des Allemands à sa suite.

Göring croyait fermement que le salut ne pouvait venir que de Hitler. Il reconnaissait en lui le chef populaire qui savait exercer son influence et diriger les masses et dont la volonté fascinante ne se laissait rebuter par aucun obstacle. Il comprit qu’un tel homme, qui avait certes un talent forcené de démagogue, pouvait seul s’affirmer sous une constitution démocratique. C’est pourquoi il se rangea à ses côtés.

Parce que Göring était un Allemand honnête qui n’aimait que sa patrie, il ne pensa nullement à utiliser Hitler comme instrument de sa propre ascension. Bien davantage, il prit sur lui dès l’abord de reconnaître en lui l’homme unique qui devait prendre des décisions, c’est-à-dire le « Führer », et de se contenter lui-même d’un rôle secondaire. C’est pourquoi il n’hésita pas, lui, le célèbre capitaine aviateur titulaire de l’ordre « Pour le Mérite », à prêter le serment de fidélité à ce Hitler encore inconnu, un serment qui devait être valable pour toute la vie et qui le fut.

Il est tragique qu’une lutte telle que la menèrent en commun Göring et Hitler ait pu être aussi profondément méconnue qu’on ait cru dès le début devoir la stigmatiser comme une conspiration pour exécuter des crimes. Son but était d’abord de libérer l’Allemagne des chaînes du Traité de Versailles. Le Gouvernement de Weimar avait cependant tenté à plusieurs reprises d’obtenir une libération des conditions particulièrement lourdes de ce Traité. Jamais l’Allemagne n’avait pu réussir avec ses demandes de révision. Dans la voie des négociations, on n’avançait pas plus. Le Droit international ne semblait-il pas être un instrument entre les mains des vainqueurs de Versailles pour maintenir définitivement l’Allemagne à terre ? La Force primait-elle une fois pour toutes le Droit dans le monde ? Et les Allemands n’obtiendraient-ils quelque chose qu’en prenant le courage de frapper violemment une bonne fois du poing sur la table ?

De telles réflexions paraissent tout à fait compréhensibles dans la situation du moment. En déduire une preuve de la conspiration prétendue par le Ministère Public serait une erreur totale.

Effectivement, après 1933, l’évolution semblait donner entièrement raison à Hitler. Par ses méthodes, il a atteint en se jouant le multiple de ce que — il faut le reconnaître — le Gouvernement de Weimar aurait pu obtenir s’il était resté au pouvoir.

Le fait pour l’étranger de conclure non seulement des pactes avec Hitler, comme l’accord naval en 1935 et l’accord de Munich en septembre 1938, mais aussi d’assister jusqu’à la fin aux congrès du Parti, permettait au peuple allemand de conclure que Hitler avait justement choisi la bonne voie pour arriver à la compréhension des peuples.

Cette impression et ce jugement étaient parfaitement justifiés à l’automne 1938. Si Hitler s’en était tenu loyalement à l’accord de Munich, il aurait probablement enlevé les arguments des mains de la politique d’arrêt dirigée contre lui. Non seulement la paix eût été maintenue, mais Hitler aurait également pu récolter en paix les fruits de la politique intérieure et extérieure qu’il avait développée jusque là et qui étaient reconnue par toutes les puissances.

Au fond, on discute aujourd’hui pour savoir si l’on doit le charger seul de l’évolution ultérieure et de ses conséquences catastrophiques, ou si quelqu’un d’autre pourrait être rendu responsable avec lui. Tous les Allemands qui ont suivi Hitler à un moment donné ou d’une façon quelconque sont accusés. Car ainsi que le disent le Ministère Public et surtout ceux qui, à priori, n’attendaient rien de bon de lui et qui, dès le début, n’admettaient pas la légitimité de son Gouvernement, « il était à prévoir que cela finirait ainsi ! » Quiconque l’a soutenu à un moment donné et d’une manière quelconque s’est donc rendu complice.

Il faut reprocher à cette accusation d’établir sur les tristes résultats que l’on contemple en regardant en arrière, une contrainte qui devrait annihiler non seulement toute croyance dans la liberté, mais également dans l’intelligence humaine. Il est évident que Hitler n’a lui-même pas voulu la fin qui se présente aujourd’hui. Il a déclaré assez souvent publiquement qu’il ne souhaitait pas les lauriers de la guerre, mais qu’il voulait consacrer le reste de sa vie à une reconstruction pacifique. D’un point de vue véritablement objectif, on ne peut que lui reprocher de ne pas avoir limité ses buts quand il ne pouvait plus croire à la possibilité de les atteindre par des moyens pacifiques et humains. Si l’on ne comprend, par ces moyens, que ceux-là seuls qui renonçaient à la violence sous quelque forme que ce soit, il n’aurait pas eu besoin de poursuivre son propre chemin et de rechercher une nouvelle solution. Il faut reconnaître qu’il a quelque peu joué avec le pouvoir, tant que ce jeu n’a pas dégénéré. Faute d’autres points de repère, on ne peut mesurer cette dégénérescence qu’aux conséquences que sa politique a réellement entraînées. Il n’a certainement ni voulu ni prévu les conséquences néfastes. Il faut certes lui faire grief de n’avoir pas tiré la leçon de ses échecs et de s’être laissé entraîner à des écarts toujours plus grands. Mais dans quelle mesure peut-on et doit-on imputer également ses fautes aux gens de son entourage ?

Pour celui qui n’a pas rejeté, dès le début, comme illégales les méthodes de Hitler et, par conséquent, sa personne, il était très difficile de reconnaître à quel moment la politique qu’il poursuivait cessait d’être justifiée dans ses applications, et devenait par conséquent criminelle. Cette délimitation, du point de vue du Droit allemand, diffère d’ailleurs très largement de celle établie par les autres pays ou même par le monde entier. Ainsi ces derniers ne se sont guère intéressés, par exemple, au maintien de la Constitution de Weimar et aux droits fondamentaux qu’elle accordait aux Allemands. La violation de cette constitution n’a donc incité aucun pays, jusqu’à la seconde guerre mondiale, à intervenir auprès du Gouvernement allemand. Par contre, les Allemands se sont vus contraints, après le commencement des hostilités, de faire passer les intérêts allemands après leur sympathie pour les ressortissants d’autres pays et, en particulier, des pays adverses. Chacun pensait agir suffisamment en empêchant des rigueurs inutiles dans son propre domaine. S’élever contre les ordres émanant de l’autorité suprême allemande, se dresser contre eux, eût apparu non seulement comme une action totalement insensée et partant inutile, mais en outre, presque jusqu’à l’amer dénouement, comme une infraction à la loi allemande, donc comme une faute punissable. On ne peut donc faire de reproche pour l’absence de résistance aux ordres que si l’on arrivait à ériger en devoir légal l’infraction à la légalité formelle, commise sans égard aux résultats pratiques et immédiats, uniquement pour le principe, c’est-à-dire l’attitude révolutionnaire.

Les conséquences d’une semblable conception sont si erronées qu’il est impossible de les envisager sérieusement. Car, jusqu’à présent, le Droit international a reposé avant tout sur le principe de la souveraineté illimitée de l’État. Aucun État n’était disposé à soumettre des questions vitales au jugement d’autres États, soit que ceux-ci constituassent une considérable majorité, soit qu’il s’agit d’un État quelconque érigé en tribunal indépendant. Et maintenant, on voudrait que chaque citoyen d’un de ces États souverains ne soit pas seulement autorisé, mais ait encore le devoir envers les autres pays et envers l’Humanité, de s’élever contre l’appareil légal de son propre pays parce que celui-ci est contraire aux droits de l’homme et de l’Humanité ? Une telle hypothèse, si l’on en considère l’effet rétroactif, porte son propre jugement. Elle placerait l’autonomie de l’individu plus haut encore que la souveraineté de l’État. Ainsi, la force individuelle de l’homme ne serait pas seulement infiniment surestimée, mais cela aboutirait encore à la rupture des dernières entraves de l’ordre traditionnel, c’est-à-dire qu’elle mènerait à l’anarchie. Göring, précisément, représentait l’opposé d’une telle façon de penser. De même que d’autres s’engageaient dans la guerre pour combattre la guerre comme telle, lui s’est fait révolutionnaire pour remettre en honneur l’idéal de fidélité. C’est pourquoi il est demeuré aux côtés du Führer qu’il s’était choisi, longtemps après s’être aliéné la confiance de ce dernier et même après avoir été condamné à mort par Hitler. Il est resté malgré tout fidèle, jusqu’à ce jour, en ne cessant de justifier Hitler à ses propres yeux. Ce fait peut paraître incompréhensible à bien des gens ; beaucoup y verront plutôt une faiblesse qu’une force. Mais l’homme tout entier apparaît dans cette fidélité. On a fait de Göring, dans la presse, le type d’un homme des derniers temps de la Renaissance. Cette comparaison est assez juste. Malgré sa culture élevée, sa haute intelligence, sa conduite a été moins inspirée par des considérations rationnelles que par les sentiments de son cœur ardent. Un tel homme se manifeste nécessairement de façon avant tout subjective. Il conçoit le monde qui l’entoure et les autres hommes non seulement avec sang-froid et objectivité, mais comme des grandeurs fixes dont il faut tenir compte. Il apprécie bien plus l’effet qu’ils produisent sur lui, l’approbation ou le refus qu’ils provoquent, si bien qu’en définitive c’est sur sa réaction personnelle qu’il base l’ensemble de ses jugements. Il s’est toujours efforcé, comme cela ressort des explications données par le Generaloberstabsrichter, Dr Lehmann, de rester équitable et de tenir compte des objections qu’on lui soumettait. Il s’est toujours tenu en dehors des préjugés doctrinaires. Avec une objectivité de soldat, il a cherché la vérité propre à chaque cas. Les décisions qu’il prenait en raison de ses attributions judiciaires, aussi bien que son attitude sociale, attestée par le général Bodenschatz, montrent qu’il avait la plus haute conscience morale de ses responsabilités. Son attitude à l’égard de tous les attentats à l’honneur de la femme prouve son caractère chevaleresque. Mais pour cela il ne s’inspire pas d’un dogme quelconque mais de son jugement spontané ; ce qui compte pour lui, ce n’est donc pas l’esprit mais la vie même. C’est à ce contact qu’il acquiert ses idées et les valeurs qui déterminent sa conduite.

C’est pourquoi le Führer et le serment de fidélité qu’il lui avait prêté signifiaient tout pour Göring et emplissaient sa vie. L’ambassadeur Henderson avait bien compris Göring lorsqu’il écrivait à son sujet :

« Il était entièrement dévoué au service de son maître et je n’ai jamais vu de fidélité ni de soumission plus grandes que celles qu’il avait vouées à Hitler. Il était considéré comme la seconde puissance du pays et il m’a toujours fait entendre qu’il était le successeur naturel de Hitler en qualité de Führer. Les hommes qui occupent un poste de second ont souvent tendance à souligner leur propre importance. Dans tous les entretiens sans contrainte que j’ai eus avec Göring, il n’a jamais parlé de lui-même ou du rôle considérable qu’il avait joué dans la révolution nazie. Hitler avait tout fait ; toute confiance n’était que confiance en Hitler ; toute décision venait de Hitler, et lui-même n’était rien. »

Ce jugement vaut encore aujourd’hui. Mais sa fidélité devait lui être fatale. Un monde s’est écroulé devant lui. Certes, il a reconnu plus d’une erreur passée. Mais il n’a pas manifesté le repentir que bien des gens aimeraient voir en lui. Ainsi, il reste fidèle contre lui-même. C’est sur ce détail que je terminerai son portrait.

A une époque qui, encore menacée de chaos, cherche des bases solides de vie, il ne faudrait pas que soit méconnue la valeur positive d’une telle fidélité.

LE PRÉSIDENT

Docteur Seidl, comme je l’apprends, la traduction de votre plaidoirie n’est pas encore parvenue ? C’est bien cela ?

Dr SEIDL

J’en ai déjà parlé hier avec M. le Secrétaire général et lui ai dit pourquoi il m’a été impossible de traduire ma plaidoirie ; mais j’ai remis le texte allemand aux interprètes et on m’a dit que ce texte allemand était d’une grande utilité pour la traduction.

LE PRÉSIDENT

Le Tribunal vous a déjà fait remarquer, il y a plusieurs jours, qu’il lui était très désagréable de ne pas avoir un exemplaire de votre plaidoirie sous les yeux. Si vous proposez de la prononcer maintenant, il fera de son mieux, mais le fait de ne pas avoir de traduction préalable complique énormément notre tâche.

Dr SEIDL

Je demanderai, pour l’accusé Frank, que les traductions me soient remises le plus rapidement possible.

LE PRÉSIDENT

Très bien. Vous pouvez commencer.

Dr SEIDL

Monsieur le Président, Messieurs les juges. Lorsqu’on 1918, les armées allemandes, après un combat héroïque de plus de quatre ans, ont déposé les armes, elles faisaient pleine confiance aux assertions que le président Wilson avait renouvelées au cours de l’année 1918. Dans le discours du Congrès du 8 janvier 1918, le Président des États-Unis d’Amérique avait déclaré en quatorze points les conditions des traités de paix...

LE PRÉSIDENT

Docteur Seidl, le Tribunal a déjà donné à entendre, comme vous devez en être informé, que ces quatorze points et la question de savoir si le Traité de Versailles était juste ou non ne sont pas des questions pertinentes. Nous ne sommes pas décidés à en entendre parler. On vous l’a dit au préalable, et beaucoup de documents qui traitaient de ce sujet ont été refusés.

Dr SEIDL

Monsieur le Président, je n’ai pas l’intention de prendre position sur la question de savoir si le Traité de Versailles est justifié ou non. Il s’agit pour moi de la chose suivante ; le Ministère Public a présenté le Traité de Versailles comme preuve. Il a placé le Traité de Versailles au point central de l’Accusation, surtout en ce qui concerne le chef n° 1. Mes recherches ont porté sur le point de savoir : premièrement, si le Traité de Versailles a été fait de manière valable et, deuxièmement...

LE PRÉSIDENT

J’ai parlé seulement des injustices du Traité de Versailles, mais la question de savoir si le Traité de Versailles est un document juridique valable ou non est encore moins pertinente. Nous ne nous proposons pas de vous écouter prétendre que le Traité de Versailles n’est pas un document légal. Il y a beaucoup d’autres questions qui intéressent directement votre client et que vous pourriez nous expliquer maintenant. Le Traité de Versailles n’en est pas une.

Dr SEIDL

Monsieur le Président, je ne peux pas laisser le Tribunal dans l’incertitude sur le fait que le Traité de Versailles et les conséquences qu’il a entraînées sont en rapport étroit avec la prise du pouvoir par le national-socialisme. Ce fut l’une des conséquences du Traité de Versailles, et ma plaidoirie porte en partie sur ce point. Il serait pour moi...

LE PRÉSIDENT

Docteur Seidl, je vous ai déjà dit que le Tribunal ne vous entendra pas parler du Traité de Versailles pour savoir si c’était un document légal ou non, ou pour savoir s’il était juste ou injuste. Nous ne vous entendrons pas sur ce sujet.

Dr SEIDL

Dois-je inférer du point de vue du Tribunal qu’il ne m’est pas permis de parler des conséquences du Traité de Versailles, et tout particulièrement des conséquences qu’il a entraînées sur l’accroissement du parti national-socialiste et la prise du pouvoir par Adolf Hitler et les accusés ?

LE PRÉSIDENT

Le Traité de Versailles est un fait historique et le Tribunal ne peut vous empêcher de vous y référer en tant que fait historique. Mais vous n’aurez pas la parole pour nous parler de son caractère juste ou injuste, pour savoir s’il a été signé par l’Allemagne et s’il a une valeur juridique. Comme vous ne nous avez pas encore présenté votre plaidoirie, nous ne savons pas ce que vous allez dire. Mais nous ne voulons plus entendre ces arguments.

Dr SEIDL

Je commence à la page 6 du manuscrit allemand, su deuxième paragraphe : C’est ainsi que la lutte pour la révision du diktat de paix de Versailles commença au moment même de sa signature. Dans le programme de la NSDAP d’Adolf Hitler, cette lutte contre le diktat de Versailles et sa révision était, entre toutes les autres, une des exigences qui prenait la plus grande place. C’était la pensée directrice sur laquelle s’appuyait l’activité de politique intérieure du Parti ; après la prise du pouvoir, ce fut le principe de toutes les discussions et décisions de politique extérieure.

Un des premiers compagnons de lutte d’Adolf Hitler fut l’accusé Rudolf Hess. Ainsi que Hitler, Rudolf Hess avait combattu sur le front lors de la première guerre mondiale. Il partit en qualité de volontaire au début de la guerre et parvint au grade de lieutenant d’infanterie quand il fut blessé en Roumanie. La blessure qu’il reçut au front le rendit incapable de servir dans l’infanterie. Il s’engagea dans l’aviation. Après l’armistice, il prit encore part à certaines luttes de corps francs et, au cours de l’année 1919, après la conclusion du Traité de paix de Versailles, il lui fallut reconnaître que les vainqueurs ne désiraient pas une paix de justice et d’égalité des intérêts car, ainsi que l’on pouvait s’y attendre, les conditions de paix de Versailles et tout particulièrement la charge des réparations se faisaient lourdement sentir sur l’Économie allemande...

LE PRÉSIDENT

Docteur Seidl, il vous est peut-être très difficile de retirer de votre plaidoirie les passages qui ont trait aux sujets que je vous ai indiqués. Essayez loyalement de le faire, car si vous persistez à aborder les questions de l’injustice ou de l’illégalité du Traité de Versailles, le Tribunal se verra dans l’obligation de mettre un terme à vos explications et de passer à un autre accusé.

Dr SEIDL

Monsieur le Président, ce que je viens de dire ne concerne pas la légalité et la justice, mais c’est une question qui intéresse les conséquences et qui est en rapport avec les premières recherches que j’ai faites. Si le Ministère Public a démontré, pendant des semaines, au moyen de ses documents, comment le parti national-socialiste a pris de l’extension, comment le nombre de ses députés s’est rapidement accru, il me faut encore...

LE PRÉSIDENT

Docteur Seidl, ce sont des faits qui peuvent être démontrés par le Ministère Public. Vous discutez maintenant pour nous dire que certaines clauses du Traité de Versailles étaient injustes. C’est là une question d’argumentation que le Tribunal n’est pas disposé à entendre. Vous n’établissez pas des faits, vous discutez.

Dr SEIDL

Bien entendu, c’est une question d’argumentation...

LE PRÉSIDENT

Je vous ai dit que c’était de l’argumentation que nous n’étions pas disposés à entendre. Si vous ne voulez pas comprendre ce que je vous dis, vous serez obligé de suspendre votre plaidoirie. Vous le comprenez ?

Dr SEIDL

Je passe à la page 8 : Lorsqu’on 1925, le Parti fut fondé, Rudolf Hess fut à nouveau l’un des premiers...

Il est impossible, Monsieur le Président, de poursuivre ma plaidoirie étant donné que toutes mes explications se rapportent à l’activité de l’accusé Hess jusqu’à la prise du pouvoir. Il me faut pouvoir prouver, et je le ferai, que la pensée directrice de toute son activité tendait, dans le Parti et dans le peuple allemand, à se dresser pour obtenir une révision des conditions insupportables du Traité de Versailles. Cette question a été celle de tout le mouvement national-socialiste jusqu’en 1933.

LE PRESIDENT

Si vous pouvez vous limiter à citer des faits indiquant ce que votre client a dit ou fait, nous n’avons aucune objection. Mais si vous voulez argumenter sur le fait que le Traité de Versailles était illégal ou injuste, le Tribunal ne vous entendra pas.

Dr SEIDL

Je continuerai et je vous prie, Monsieur le Président, étant donné que je ne connais pas exactement les limites, de bien vouloir m’interrompre si j’aborde un sujet qui ne paraît pas conforme aux vues du Tribunal...

LE PRÉSIDENT

Docteur Seidi, vous connaissez parfaitement bien les limites qui ont été établies par le Tribunal il y a plusieurs semaines au sujet de la justice ou de l’injustice du Traité de Versailles. De nombreux documents ont été refusés parce qu’ils s’occupaient de ces questions de justice ou d’injustice du Traité de Versailles. Vous devez le savoir.

Dr SEIDL

Je prie alors le Tribunal de bien vouloir me dire s’il m’autorise à donner des détails sur le fait que les conséquences économiques et le chômage qui en est résulté sont dus aux prescriptions du Traité de Versailles qui touchaient aux réparations et au refus des Puissances victorieuses de modifier ultérieurement cette politique de réparations.

LE PRÉSIDENT

Vous pouvez parfaitement dire quelles étaient les conditions qui existaient en Allemagne. Ce sont là des faits.

Dr SEIDL

Je reprends à nouveau à la page 8 : Lorsqu’on 1925, le Parti fut fondé...

LE PRÉSIDENT

Docteur Seidl, le Tribunal connaît parfaitement bien ce genre d’argument. Nous ne perdons pas de vue ces arguments. Nous les connaissons, nous ne voulons pas les entendre répéter tout le temps et nous considérons qu’ils sont sans valeur. Ne pouvez-vous en venir à d’autres parties de votre plaidoirie qui auraient de l’importance pour l’accusé Hess ? Comme je l’ai déjà dit, il y a beaucoup de choses qui ont été prouvées par le Ministère Public et auxquelles la Défense doit répondre. C’est sur ces sujets-là que nous aimerions vous entendre.

Dr SEIDL

Je commence donc à la page 10, au paragraphe 2 : Si donc, lors des élections au Reichstag du 14 septembre 1930, le parti national-socialiste a remporté une grande victoire électorale et n’a pas eu moins de cent sept députés dans le nouveau Reichstag, ce n’est pas, en dernier lieu, une conséquence de la crise économique d’alors, de l’immense chômage, du règlement, contre toute raison économique, des réparations par le Traité de Versailles et du refus des puissances victorieuses, malgré les avertissements les plus pressants, de bien vouloir réviser ce traité. Il était parfaitement exact...

LE PRÉSIDENT

Docteur Seidl, savez-vous que vous continuez à prétendre que le Traité de Versailles n’était pas juste et que les puissances victorieuses n’ont pas reconnu les exigences justifiées de l’Allemagne, etc. ? Si vous ne pouvez pas adapter votre plaidoirie aux conditions que j’ai fixées, nous serons dans l’obligation de vous demander de la rédiger à nouveau.

Dr SEIDL

Je passe à la page 11, deuxième paragraphe... Non, je passe à la page 12 : Lorsque le peuple allemand eut désarmé, conformément au Traité de Versailles, il pouvait s’attendre avec raison à ce que les puissances victorieuses...

LE PRESIDENT

Un instant, Docteur Seidl.

Docteur Seidl, comme vous ne semblez pas capable de refaire votre plaidoirie au fur et à mesure que vous la prononcez afin de satisfaire aux exigences du Tribunal, le Tribunal vous retire la parole et abordera le cas de l’accusé suivant. Vous aurez l’occasion de refaire votre plaidoirie et, avant de la présenter ici, vous la ferez traduire. Le Tribunal ne veut pas vous entendre à l’heure actuelle parce que vous vous occupez de questions sans importance. Si elles étaient d’une quelconque utilité pour les accusations portées contre l’accusé, nous les entendrions. Mais, selon l’avis du Tribunal, elles ne sont aucunement pertinentes pour les accusations portées contre votre client et le Tribunal ne veut pas vous entendre en ce moment. La justice et l’injustice du Traité de Versailles n’ont rien à voir avec les guerres d’agression allemandes. Cela n’a rien à voir avec les crimes de guerre reprochés aux accusés ; ce n’est donc pas pertinent et nous nous proposons de ne pas vous entendre maintenant. Comme vous n’êtes pas présentement en mesure de refaire votre plaidoirie, toute facilité vous sera donnée pour la reprendre. Après quoi, vous la soumettrez à la traduction et nous la lirez.

Nous passons maintenant au cas de l’accusé von Ribbentrop. Docteur Horn, vous êtes prêt à commencer votre plaidoirie maintenant ?

Dr HORN

Oui, Monsieur le Président, mais j’apprends à l’instant qu’on est allé chercher les traductions. Me permettrez-vous de commencer avant qu’elles ne soient là ?

LE PRÉSIDENT

Je crois que vous pourriez commencer en attendant, que les traductions viennent. Nous pourrions prendre des notes.

Dr HORN

Monsieur le Président, Messieurs les juges.

Tous les grands bouleversements de l’Histoire mondiale, et tout particulièrement dans l’Europe moderne, ont été en même temps des guerres et des révolutions.

C’est au milieu d’un bouleversement de ce genre que nous nous trouvons. Il n’est nullement encore terminé. Il est presque impossible d’en choisir quelques événements isolés pour les soumettre à une appréciation juridique, et ce serait s’exposer au danger d’un jugement prématuré. Ne nous y trompons pas : nous ne jugeons pas ici une crise locale dont les causes se limitent à une certaine partie de l’Europe. Nous devons nous former une opinion sur une catastrophe qui touche aux racines les plus profondes de notre civilisation.

L’Accusation a jugé très sévèrement certains événements nationaux et internationaux. L’Allemagne a tout intérêt à ce que l’idée du Droit se développe, si elle conduit par son application générale à l’amélioration de la morale internationale. A ce Tribunal incombe le devoir sacré, non seulement de juger certains accusés et de découvrir les causes de la catastrophe actuelle, mais encore de créer des normes qui doivent devenir valables pour tous. Il ne faut pas créer un Droit qui ne soit applicable qu’aux faibles, car on s’exposerait au danger de voir l’État s’efforcer à nouveau d’augmenter sa force de résistance et de rendre la guerre encore plus inexorable que celle que nous jugeons ici.

Me basant sur ces théories, je me permets de soumettre au Tribunal le cas que je défends. M. von Ribbentrop est considéré comme le principal responsable, parmi les conspirateurs, du côté politique et diplomatique, d’une prétendue conspiration dont le but aurait été la préparation et la conduite de guerres d’agression. Mon devoir consiste tout d’abord à constater, à la lumière des preuves fournies, quand il y a agression dans le sens du Droit international et dans quels cas on a mené des guerres d’agression.

La guerre d’agression ne se limite pas à la définition formelle et juridique proposé par MM. les Procureurs américain et britannique, mais elle suppose avant tout des conditions réelles. Seule, la connaissance de ces prémisses permet de prendre une position qui puisse servir de base à la décision du Tribunal. C’est pourquoi je remets à plus tard l’explication de la possibilité de l’agression et de la guerre d’agression, jusqu’à ce que j’aie présenté les pièces justificatives au Tribunal, après avoir exposé la politique extérieure allemande et le rôle qu’y a joué M. von Ribbentrop.

Comme le Tribunal envisage de considérer les choses du point de vue pénal, j’examine en particulier dans quelle mesure l’influence de M. von Ribbentrop a entravé ou favorisé les décisions en matière de politique extérieure pendant la période de son activité politique.

Le premier pas de M. von Ribbentrop dans le monde de la conciliation des intérêts et, par suite, du jeu des forces internationales, a été accompli heureusement lorsqu’il a mené à bien, en 1935, la conclusion du traité naval entre l’Allemagne et l’Angleterre. Les circonstances dans lesquelles ce traité a été mené à bien sont aussi riches de conclusions pour les problèmes politiques de cette année-là que caractéristiques pour juger la personne de von Ribbentrop et sa politique ultérieure. Ce traité, comme le savent les cercles initiés, a été mené à bien en excluant la diplomatie allemande officielle. L’ancien ambassadeur d’Allemagne à Londres, von Hösch, et la Wilhelmstrasse considéraient le projet avec le plus grand scepticisme. Tous deux, Hösch et la Wilhelmstrasse, ne croyaient pas que l’Angleterre penchât à conclure un traité de cette nature qui contredisait les dispositions de la cinquième partie du Traité de Versailles, comme son attitude antérieure dans les différentes conférences du désarmement. Ils ne croyaient pas non plus qu’un tel traité vit le jour quelques semaines après que le conseil de la Société des Nations eût qualifié le rétablissement de la souveraineté militaire de l’Allemagne comme une faute contre les obligations de l’Allemagne, et que l’Angleterre, la France et l’Italie se fussent réunies à Stresa pour faire face à ce pas de l’Allemagne. Ils ne croyaient pas du tout qu’un manœuvrier de coulisse du genre de M. von Ribbentrop réussirait la négociation d’un traité posant des principes d’une importance aussi considérable. Les conséquences de la conclusion du traité ont été à la fois instructives et d’une grande portée. Le crédit de M. von Ribbentrop, qui était sorti du Parti, augmenta auprès de Hitler. Les rapports de M. von Ribbentrop avec la diplomatie conservatrice ne cessèrent pas d’en devenir plus difficiles. On se défiait de cet ambassadeur en titre qui avait su gagner la confiance de Hitler sans que son activité eût pu être contrôlée par le ministère des Affaires étrangères.

Hitler commença, à partir de la conclusion du traité naval, à voir dans M. von Ribbentrop l’homme qui pouvait l’aider d’une manière décisive dans la réalisation de son vœu le plus cher, — et l’on peut bien dire aussi de celui du peuple allemand — la conclusion, d’une alliance politique générale avec l’Angleterre. La propension à réaliser ces intentions tenait à une raison aussi réelle qu’idéale. Les motifs réels se résument dans la brève constatation que le malheur de notre nation et de toute l’Europe provient du fait que l’Allemagne et l’Angleterre n’ont jamais été en état de se comprendre mutuellement malgré de sérieuses tentatives des deux pays durant les cinquante dernières années. Et à la base des mobiles idéologiques de Hitler, se trouvait sa prédilection indéniable pour certaines institutions qui avaient fait leurs preuves et concernaient la structure interne de l’Empire britannique.

Au point de vue politique, l’accord naval représentait la première notable rupture de la politique de Versailles, sanctionnée par l’Angleterre qui avait enfin reçu l’approbation de la France. Ainsi, après maintes années de négociations des plus stériles, on était arrivé à une première limitation des armements pratiquement applicable. Grâce à tous ces facteurs, on avait créé une atmosphère politique favorable. L’accord naval et ses conséquences ont dû aussi être la cause qui a déterminé Hitler, l’année suivante, à nommer après la mort de Hösch M. von Ribbentrop ambassadeur à la Cour de Saint-James.

Aussi rapidement M. von Ribbentrop avait-il réussi à conclure l’accord naval, aussi peu de succès eut-il avec une offre générale d’alliance avec l’Angleterre. La faute doit-elle en être imputée à la diplomatie de M. von Ribbentrop ou bien à la divergence fondamentale des sphères d’intérêts ?

Celui qui connaît la psychologie anglo-saxonne sait qu’il n’est pas à conseiller de submerger ces gens immédiatement sous une avalanche de propositions ou de demandes. Si l’on peut précisément, du côté allemand, reconnaître de prime abord beaucoup de points communs avec les Anglais, on s’apercevra, lors de relations plus étroites, qu’il existe malgré tout des divergences profondes. Chacun d’eux prend racine dans un sol différent. Leur terrain spirituel est alimenté par des sources différentes. Les différences entre leurs convictions et leurs mentalités seront d’autant plus grandes que l’Allemand et l’Anglais descendront plus profondément en eux-mêmes. Par contre, plus l’Anglais ou le Français étudiera la nature de l’autre, plus il trouvera de traits communs. Ces traits communs entre Anglais et Français se sont encore accentués au cours des cinquante dernières années à la suite d’intérêts politiques communs. Au cours de l’Histoire des temps modernes, l’Angleterre a toujours ressenti le besoin d’une alliance avec une puissance militaire continentale. Elle a cherché et trouvé à satisfaire ses intérêts tantôt à Vienne, tantôt à Berlin et, depuis le début du XXe siècle, à Paris.

A l’époque de l’activité de M. von Ribbentrop en qualité d’ambassadeur, les intérêts britanniques ne firent dévier aucunement cette ligne de conduite. A cela s’ajoute l’attitude de principe anglaise selon laquelle la Grande-Bretagne ne désirait pas se lier sur le continent. De la Tamise, on assistait aux complications couvant sous la surface du continent. A cela vient s’ajouter que des hommes en vue du Foreign Office pensaient encore beaucoup trop à la manière politique de la fin du XIXe siècle et du début du XXe et que cette manière de penser prévoyait, dans le passé comme dans l’avenir, de s’appuyer sur la France.

Peu nombreuses étaient les voix qui préconisaient une liaison plus étroite avec l’Allemagne, et leur poids politique était inférieur à celui de l’opposition. A ces faits s’ajoutèrent les difficultés créées à M. von Ribbentrop par la participation de l’Allemagne au Comité de non-intervention qui se tenait à l’époque à Londres, dans le but de tenir les puissances à l’écart de la guerre civile espagnole.

Le Ministère Public a soulevé la question de savoir comment M. von Ribbentrop considérait, lors de son départ de l’ambassade de Londres, la situation des relations germano-anglaises. La meilleure réponse nous est donnée par le document TC-75, qui contient l’opinion de M. von Ribbentrop sur la situation, ainsi que sur les possibilités futures des relations germano-anglaises. M. von Ribbentrop part du principe que l’Allemagne ne veut pas se considérer comme liée au statu quo en vigueur en Europe centrale. Il est convaincu que la réalisation de tels buts politiques de politique étrangère amènerait forcément l’Allemagne et l’Angleterre « dans des camps opposés ». Pour ce cas, il conseille de tendre vers une constellation d’alliances, vague d’abord, avec des puissances ayant les mêmes intérêts, l’Italie et le Japon. Il espère, par cette politique, lier d’une part l’Angleterre aux points névralgiques de son Empire et laisser, d’autre part, subsister la possibilité d’une entente avec l’Allemagne.

M. von Ribbentrop considère ensuite la question autrichienne et celle des Sudètes. D’après sa conviction d’alors, l’Angleterre ne donnerait pas son approbation à la modification du statu, quo dans ces deux questions, mais pourrait être obligée par la force des choses de tolérer une solution de ces questions.

Une modification du statu quo à l’Est, par contre, en portant atteinte à des intérêts vitaux français, fera toujours de l’Angleterre un adversaire de l’Allemagne dans un tel différend. M. von Ribbentrop défendit cette conception non seulement en 1938 lorsque ce document fut écrit, mais contrairement aux assertions de l’Accusation il a aussi, avant et lors du déclenchement de la deuxième guerre mondiale, prévenu Hitler de ce danger.

Ce document démontre aussi indiscutablement que M. von Ribbentrop n’a pas dépeint à Hitler, comme on l’a prétendu ici, les Anglais comme un peuple dégénéré, mais il est dit clairement dans ce document que l’Angleterre serait un adversaire dur et redoutable lors de la poursuite des intérêts allemands dans l’espace du Centre européen.

Ces conceptions, exposées dans le document TC-75, sur la situation politique extérieure allemande de l’époque, ont dû certainement concorder avec les conceptions de Hitler au point qu’au cours de la crise Fritsch, M. von Ribbentrop prit le ministère des Affaires étrangères à la place de M. von Neurath, démissionnaire.

D’après les dépositions de M. von Ribbentrop, Hitler l’a prié, lors de son entrée en fonctions, de l’assister dans la recherche de la solution de quatre problèmes. Il s’agissait des questions autrichiennes, des Sudètes, de Memel, ainsi que de celle de Dantzig et du Corridor. Comme les témoignages l’ont prouvé, ce n’était pas une entente secrète qui avait eu lieu entre les deux hommes d’État.

Le programme du Parti contient, dans son troisième point, l’exigence d’une révision des traités de Paix de 1919. Hitler, dans une série de discours, a toujours fait remarquer la nécessité de la réalisation de ces exigences allemandes. Le maréchal Göring a déclaré ici qu’il avait exposé en novembre 1937 à Lord Halifax le caractère impérieux de la solution de ces questions et qu’il avait ajouté que ces questions faisaient partie intégrante de la politique extérieure allemande. Il a aussi exposé nettement ces buts à M. Bonnet, ministre français des Affaires étrangères. M. von Ribbentrop prêta donc Son appui de principe à des buts qui étaient connus et qui, par la force des choses, avaient surgi du dynamisme existant alors dans l’espace central européen par suite du renforcement du Reich.

J’exposerai, à propos des explications que je donnerai sur la participation à la conspiration qui est mise à la charge de mon client, dans quelle mesure M. von Ribbentrop a joui, pour la solution des ces questions, de la liberté de négociations. Je me contente de déclarer ici que l’exposé des preuves a démontré que le rassemblement des pouvoirs décisifs en matière de politique étrangère était réalisé entre les mains de Hitler au moment de la démission du baron von Neurath. M. von Neurath fut le dernier ministre des Affaires étrangères qui, sous le régime national-socialiste, ait pu, en tant que ministre des Affaires étrangères, conserver au début une influence décisive en politique extérieure, influence qu’il devait, avec le temps et du fait du renforcement de la puissance du régime, abandonner de plus en plus au profit des aspirations totalitaires de Hitler.

Avec M. von Ribbentrop, c’est un homme que Hitler s’était choisi selon son propre goût qui devenait ministre des Affaires étrangères.

A côté de toutes les formes de Droit public et de compétence, le fait de gouverner dépend sans aucun doute des relations purement personnelles des gouvernants entre eux. Partant de ce point de vue, il est nécessaire, pour la compréhension de certains actes et de l’Histoire, de jeter un coup d’œil sur les relations de Hitler avec M. von Ribbentrop.

M. von Ribbentrop, qui jouissait d’une bonne situation dans le camp national, vit en Hitler et dans son parti des aspirations qui correspondaient à ses conceptions et à ses sentiments. Les opinions de M. von Ribbentrop sur les pays étrangers qu’il avait visités éveillèrent l’intérêt de Hitler. La personnalité de Hitler et ses opinions politiques firent naître en M. von Ribbentrop une sorte de fidèle obéissance dont la dernière explication pourrait peut-être se trouver dans les effets de la puissance de suggestion et de l’hypnose. Nous ne voulons pas nous dissimuler qu’énormément de gens des deux côtés de la frontière, et non seulement M. von Ribbentrop, ont été les victimes de cet effet. Ce qui, en cette salle, doit être considéré sous les formes du Droit, ne trouve en définitive sa dernière explication que du point de vue de l’action des masses et de la psychologie, sans parler des formes pathologiques de ces phénomènes. Cette tâche doit être laissée aux branches scientifiques compétentes.

En tant qu’avocat, et c’est seulement comme tel que j’ai à prendre en considération les témoignages produits, je me permets, avec le consentement du Tribunal, d’exposer tout d’abord, après avoir expliqué cet état de choses, le rôle de M. von Ribbentrop dans la prétendue conspiration qui avait pour but des guerres d’agression et des actions agressives, en violation des traités.

Lorsque M. von Ribbentrop fut prié par Hitler de prendre part à l’entretien avec le Chancelier fédéral et son ministre des Affaires étrangères, les 12 et 13 février 1938, à Berchtesgaden, il n’était alors ministre des Affaires étrangères que depuis dix jours. Le résultat des preuves a démontré précisément que les questions se rapportant à l’Autriche étaient exclusivement du domaine de Hitler. L’ambassadeur d’alors, M. von Papen, fit un rapport direct au Chef suprême de l’État. M. von Ribbentrop n’avait aucune espèce d’influence sur l’activité du Parti en Autriche, pas plus d’ailleurs que dans les territoires du Sud-Est. Mon client prétend n’avoir eu. connaissance de l’activité qui régnait dans ce pays que très rarement et de façon non officielle.

L’ancien ministre des Affaires étrangères d’Autriche, le Dr Guido Schmidt, a déclaré ici même que M. von Ribbentrop n’a pas pris part à l’entretien décisif de Berchtesgaden entre Hitler et Schuschnigg. Lors des autres entretiens, il ne s’est pas comporté dans le style d’alors de Hitler, et n’a pas produit sur le témoin l’impression d’un homme informé, ce qui s’explique par l’activité qu’il avait exercée jusqu’alors à Londres et par sa toute récente nomination de ministre des Affaires étrangères.

Le Ministère Public a tiré de l’attitude irréprochable de M. von Ribbentrop la conclusion qu’il ne s’était agi ici que d’une manœuvre convenue entre Hitler et lui. Il voit surtout systématiquement dans la conduite de M. von Ribbentrop un signe typique de ce qu’il appelle « double talk ». Les dates et les faits indiscutables concernant M. von Ribbentrop, l’impression que s’est fait le témoin Schmidt, mes constatations sur la fonction de ministre de M. von Ribbentrop, son ignorance des plans relatifs à la Norvège et au Danemark et d’autres faits absolument prouvés, ne doivent-ils pas soulever la question de savoir si M. von Ribbentrop n’a pas été mêlé aux questions de politique extérieure moins que ne le prétend le Ministère Public ?

Il n’a eu aucune participation décisive dans l’affaire de l’Anschluss, ainsi qu’il ressort des preuves irréfutables qui ont été recueillies. Pour lui, l’Autriche était un pays mutilé par Saint-Germain, un pays incapable de vivre suivant des principes sains et qui, autrefois, dans un grand empire, avait parcouru avec l’Allemagne un chemin commun dans l’Histoire. Ce n’étaient pas seulement les nationaux-socialistes qui avaient éveillé en Autriche la pensée de l’Anschluss. Depuis la grande révolution démocratique allemande de 1848, cette pensée avait fermenté dans l’élément allemand de la monarchie des Habsbourg. Après l’écroulement de cette monarchie, elle a toujours été soutenue pour des raisons idéologiques et réelles par la social-démocratie. Elle voyait précisément un peu dans l’État de Weimar son fils spirituel. La situation économique critique résultant de l’écroulement des États danubiens, en tant qu’unité économique de l’époque d’après guerre, nourrissait l’idée de l’Anschluss au Reich qui lui paraissait favorable au point de vue économique. Sur ce terrain de la pensée de l’Anschluss, les nationaux-socialistes pouvaient continuer à bâtir. Lorsque l’Autriche ne fut plus appuyée par l’Italie en raison de son rapprochement avec l’Allemagne à la suite du conflit d’Ethiopie, les premiers jalons en vue de l’Anschluss étaient déjà posés. Les autres motifs qui contribuèrent au rattachement de l’Autriche et à sa justification seront expliqués par mon confrère, le Dr Steinbauer.

Le maréchal Gôring a déclaré ici que l’Anschluss, dans la forme étroite où il a été exprimé dans la loi relative à l’Anschluss du 13 mars 1938 qui a aussi été signée par M. von Ribbentrop, ne répondait pas seulement aux vues de Hitler, mais avait été réalisé par lui.

Comme autres violations de traités concernant la question autrichienne, le Ministère Public cite les violations de l’article 80 du Traité de Versailles et de l’article correspondant du Traité de Saint-Germain, ainsi que la violation du traité germano-autrichien du 11 juillet 1936.

LE PRÉSIDENT

Si. je comprends bien la traduction, vous avez dit que « l’Anschluss ne correspondait pas seulement aux intentions de Hitler, mais avait été réalisé par lui ». C’est-à-dire par Göring, n’est-ce pas ?

Dr HORN

Oui, ce détail a été oublié, Monsieur le Président.

LE PRÉSIDENT

Très bien. Continuez.

Dr HORN

On pourrait mentionner comme justification de ces infractions aux traités que ces décisions représentaient déjà une violation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes qui est à la base des traités de paix. Le résultat des élections après l’Anschluss confirme en tout cas d’une manière non équivoque la position prise alors par l’Autriche. On pourrait en outre justifier ces violations de traités par la clause rebus sic stantibus. On pourrait se reporter aux déclarations du sous-secrétaire d’État à la Chambre des Communes, M. Butler, qui, après l’Anschluss, constate après information que l’Angleterre ne s’était chargée d’aucune garantie spéciale pour l’indépendance de l’Autriche assurée par le Traité de Saint-Germain.

Ces appréciations juridiques seraient à peine conformes à la réalité. Le Droit positif reste toujours en deçà de l’idéal de la justice. Cela n’est pas seulement vrai pour le Droit interne de l’État, mais l’est aussi pour le Droit international. Si les traités n’offrent pas de possibilités d’amendement, l’évolution démontre que l’Histoire, dans ses révolutions, les dépasse pour les reconstituer ensuite sur une nouvelle base.

La participation à un tel événement peut-elle être appréciée au point de vue juridique ? C’est bien discutable. Quant aux points de vue universels de l’adaptation du Droit à la violence des faits, j’y reviendrai plus tard.

Un Anglais a dit : « Nous devons regarder en face ce fait indéniable que l’Europe centrale est habitée par un bloc presque compact de 80.000.000 d’hommes qui forment un peuple aux dons éminents, parfaitement organisé, et qui a une haute conscience de lui-même. La majorité de ce peuple a le désir violent et apparemment indéracinable d’être groupée en un État unique ».

Le rattachement de l’Autriche et les théories raciales du national-socialisme avaient mis en mouvement ce bloc démantelé artificiellement par le Traité de paix de 1919. Aucun observateur attentif ne pouvait se refuser à reconnaître les répercussions de l’Anschluss sur les États voisins.

Je n’ai pas l’intention de prendre le temps du Tribunal en exposant dans le détail les efforts qui se sont fait jour pour arriver au rattachement des différents groupes du peuple allemand dans les États voisins. Ces faits, qui sont déjà devenus historiques, sont parfaitement connus. Je dois seulement rechercher ici s’il s’agit d’un plan conçu au préalable par un individu ou un groupe de personnes, ou si ce n’est pas plutôt une force accumulée longtemps et artificiellement qui a aidé à réaliser les buts que Hitler avait assignés à M. von Ribbentrop lors de son entrée en fonctions.

Le rattachement de l’Autriche a été, pour le parti allemand des Sudètes, le signal du mouvement en faveur de leur rattachement au Reich.

Le Ministère Public a reproché à M. von Ribbentrop d’avoir été mêlé, en sa qualité de ministre des Affaires étrangères, à la mise en scène des difficultés réalisée par l’Allemand des Sudètes Henlein. Il lui reproche encore d’avoir engagé le parti allemand des Sudètes à étendre progressivement ses exigences au lieu d’entrer dans le Gouvernement tchécoslovaque, et d’avoir ainsi empêché de résoudre la question d’ensemble, sans que le Gouvernement allemand se fût signalé par une intervention directe. Le contraire est précisément établi par le document PS-3060 présente par le Ministère Public. M. von Ribbentrop savait sans doute que les aspirations des Allemands des Sudètes à l’Anschluss étaient exigées par le Parti. Mais il n’exerçait aucune influence sur la politique du Parti et ne la connaissait pas en détail. En raison des difficultés causées par les aspirations séparatrices des Allemands des Sudètes et de leur politique en partie incontrôlable vis-à-vis du Gouvernement tchèque, M. von Ribbentrop s’est vu amené à s’occuper de la réalisation des buts des Allemands des Sudètes dans le cadre d’une politique défendable.

LE PRÉSIDENT

Docteur Horn, je crois qu’il serait opportun de suspendre l’audience.

(L’audience est suspendue.)
Dr HORN

Les accords de Munich amenèrent d’abord un calme éphémère dans la situation de la politique extérieure. Ce n’est que par la démarche faite par Hitler pendant la visite de Hacha à Berlin et dont la forme inusitée surprit totalement M. von Ribbentrop, ainsi que par les événements qui lui furent liés, que cette situation se compliqua de nouveau.

Comme l’a indiqué le maréchal Göring, c’est à rencontre de tous les avertissements que Hitler s’est décidé, après la séparation de la Slovaquie, à créer le Protectorat de Bohême-Moravie. Il serait certainement difficile, en se basant sur les éléments que nous possédons, d’établir les motifs profonds de cette démarche de Hitler. D’après la déposition de l’accusé Göring, ils étaient inspirés par la crainte qu’éprouvait toujours Hitler qu’une alliance entre le corps des officiers tchèques et la Russie apportât une nouvelle complication dans la situation des territoires du Sud-Est. C’est cette idée, ainsi que les raisons stratégiques et historiques qui en résultaient, qui durent amener Hitler à cette démarche du 13 mars 1939, qui causa une telle surprise, même pour M. von Ribbentrop.

Cette résolution, qui ne s’explique que par le penchant de Hitler pour les décisions en coup de théâtre, entraîna un changement complet dans la position allemande en matière de politique étrangère.

M. von Ribbentrop a, à cette époque, exposé à Hitler quelle serait, devant cette démarche, la réaction probable des puissances occidentales, et en particulier de l’Angleterre. Les conséquences apparurent d’ailleurs immédiatement à l’occasion de l’affaire de Dantzig et du Corridor, entamée depuis octobre 1938. Alors que jusque là les Polonais n’avaient pas refusé de négocier à ce sujet, en raison de la politique pratiquée par l’Allemagne depuis 1934 et du retour à la Pologne du territoire d’Olsa, la réaction se fit jour dès la fin du mois de mars à propos de l’institution du Protectorat. L’Angleterre voyait dans l’établissement du Protectorat une rupture de l’accord de Munich et engagea des conversations avec une série d’États. Au même moment, le ministre Beck, au lieu de retourner à Berlin, partit pour Londres et en revint avec l’assurance que l’Angleterre interviendrait contre toute modification du statu quo à l’Est. Cette déclaration avait également été faite à la Chambre des Communes après un entretien préliminaire avec le Gouvernement français. Le 26 mars 1939, l’ambassadeur polonais Lipski se présenta à la Wilhelmstrasse et déclara à M. von Ribbentrop que toute poursuite des projets de révision envers la Pologne — et en particulier de ceux qui avaient trait au retour de Dantzig au Reich — signifierait la guerre.

Ainsi, la question polonaise était devenue une question européenne. M. von Ribbentrop déclara à ce moment-là à l’ambassadeur polonais que l’Allemagne ne pouvait se contenter d’une telle décision.

Seuls, le rattachement pur et simple de Dantzig au Reich et une communication jouissant de l’exterritorialité avec la Prusse orientale pouvaient mener à un assainissement définitif. J’ai soumis au Tribunal, sous forme de document, une vue générale du déroulement de la crise polonaise à partir de ce moment. Je peux donc poser comme connu le cours réel des événements, même s’ils ont trait au rattachement du territoire de Memel qui revint au Reich à la suite d’un traité avec la Lituanie. Je me borne, pour ne pas gaspiller inutilement le temps du Tribunal, à relever les faits propres à éclairer le rôle de M. von Ribbentrop.

Le Ministère Public reproche à M. von Ribbentrop d’avoir, pendant la crise des Sudètes et l’institution du Protectorat de Bohême-Moravie, endormi la Pologne en lui témoignant faussement des sentiments amicaux. Pour réfuter cette affirmation, je me permettrai d’insister sur le fait que les rapports entre l’Allemagne et la Pologne, depuis l’entente de 1934, étaient bons et même amicaux, et que cette attitude fut naturellement rendue plus favorable encore par le fait que la Pologne devait à la politique extérieure allemande l’acquisition du territoire d’Olsa. Elle avait donc tous les motifs d’exprimer de son côté des sentiments amicaux à l’égard de l’Allemagne, sans que cela nécessitât une attitude trompeuse de la part de M. von Ribbentrop. Comme l’a prouvé la déposition des témoins, M. von Ribbentrop a continué à poursuivre cette politique amicale envers la Pologne même après le démembrement de la Tchécoslovaquie, car il n’y avait aucune raison de s’écarter de l’attitude prise jusqu’alors.

Le Ministère Public reproche d’autre part à M. von Ribbentrop d’avoir su qu’au printemps 1939, Hitler avait déjà pris la décision de faire la guerre à la Pologne et que Dantzig n’aurait fait que servir de prétexte à ce conflit. Il le déduit des documents USA-27 et USA-30. Il s’agit des célèbres discours de Hitler du 23 mai et du 22 août 1939. Je me permettrai tout d’abord de rappeler que M. von Ribbentrop n’était pas présent à ces conversations destinées aux militaires.

On a parlé ici en détail de toute une série de documents-clés. Je ne mentionne que les plus connus, comme par exemple le document Hossbach, les deux documents Schmundt et les discours mentionnés plus haut. Toute une série de déclarations au sujet de ces documents ont fait l’objet de démonstrations. Des personnes connaissant Hitler ont avancé qu’elles avaient été habituées de sa part à des idées extravagantes qui se manifestaient sous la forme de conférences surprenantes répétées de temps à autre, et qu’en raison de son caractère ils ne les avaient pas prises au sérieux. On peut aussi opposer à ces documents toute une série de discours dans lesquels Hitler a prétendu le contraire. On objectera à cela que Hitler, à ce moment-là, poursuivait un but précis, lié à ces déclarations. C’est certainement exact. Mais ce qui est également exact, c’est que les rares documents-clés, parmi ceux qui ont été produits comme preuve de l’offensive allemande, portent en eux de telles contradictions quant aux intentions offensives que l’on a voulu en tirer, qu’un critique les jugeant rétrospectivement peut, de toute manière, y reconnaître des intentions de cette sorte. Le contenu de ces documents n’a d’ailleurs été connu, conformément au secret rigoureusement prescrit, que des personnes qui avaient pris part aux conversations. Cela revient à dire que M. von Ribbentrop n’en a eu connaissance qu’ici, dans cette salle d’audience.

Les directives de politique extérieure qui lui ont été données autrefois par Hitler s’appliquaient seulement au retour de Dantzig au Reich et à la création d’une route soumise à l’exterritorialité à travers le Corridor, pour établir une liaison directe par terre avec la Prusse orientale. Ces intentions — comme le Tribunal s’en souviendra — Hitler les avait représentées comme dignes d’intérêt à Ribbentrop lors de sa nomination de ministre des Affaires étrangères. Ces exigences étaient aussi bien justifiées par l’Histoire qu’était inévitable, même dans ce cas, la solution des annexions précédentes de territoires habités par des Allemands. Le statut de la ville purement allemande de Dantzig avait été établi par le Traité de Versailles dans le but de créer un État polonais et avait donné naissance à des frictions permanentes entre l’Allemagne et la Pologne. La Pologne avait obtenu cette solution à Versailles en donnant comme motif qu’elle avait besoin d’un accès à la mer. C’est pour ces mêmes raisons que le Corridor avait été créé malgré toutes les conditions ethnologiques. Déjà, dans son mémorandum, Clemenceau avait attiré l’attention sur les dangers de cette création artificielle et notamment sur le fait que les peuples qui seraient unis dans ce territoire avaient été séparés par de longues années d’implacable inimitié. Il n’était pas difficile de prévoir, comme conséquence de ce fait, qu’il n’y avait pas que de continuelles réclamations concernant des atteintes polonaises à la convention sur les minorités pour occuper la Société des Nations et la Cour internationale de Justice de La Haye. C’est à la même cause que sont dues les mesures d’expropriation de propriétés allemandes qui ont été effectuées sur une grande échelle et ont porté sur plus de 1.000.000 d’hectares, ainsi que l’expulsion de plus de 1.000.000 d’Allemands, qui eut lieu durant ces vingt années. Ce n’est pas pour rien qu’en parlant du problème du Corridor de Dantzig, Lord d’Abernon l’appela le « magasin à poudre de l’Europe ». Si maintenant une solution était apportée à ces questions sous forme de reconnaissance des exigences polonaises sur le maintien d’un débouché vers la mer, c’est que ces aspirations étaient aussi raisonnables qu’historiquement fondées.

L’exposé des preuves n’a pu en rien démontrer que, dans cette affaire, il s’est agi d’un prétexte que M. von Ribbentrop eût dû connaître. Il n’a pu être prouvé que M. von Ribbentrop fût au courant des intentions de Hitler qui dépassaient de beaucoup ces exigences.

Il n’a pas davantage été prouvé que M. von Ribbentrop, avant le 1er septembre 1939, comme le Ministère Public l’a également affirmé, eût fait tout ce qu’il pouvait pour éviter le maintien de la paix avec la Pologne, bien qu’il sût qu’une guerre avec la Pologne eût entraîné la Grande-Bretagne et la France dans le conflit. Le Ministère Public s’appuie, pour cette affirmation, sur le document TC-73. 11 s’agit d’un rapport que l’ambassadeur polonais à Berlin, Lipski, adressa au ministre des Affaires étrangères de son pays. Le document ne contient absolument rien qui puisse motiver cette affirmation. C’est pour cela que je ne croîs pas en outre que Lipski, après le résultat obtenu par l’audition des témoins, puisse être considéré comme un témoin particulièrement classique.

Je crois pouvoir rappeler que c’était Lipski qui, au stade décisif des négociations qui ont précédé la guerre, déclara qu’il n’avait pas le moindre motif de s’intéresser à des notes et à des propositions allemandes. Il connaissait exactement, dit-il, la situation de l’Allemagne à cette époque, après les cinq années et demie qu’il y avait passées comme ambassadeur. Il était persuadé qu’en cas de guerre des désordres éclateraient en Allemagne et que l’Armée polonaise marcherait victorieusement sur Berlin.

D’après la déposition du témoin Dahlerus, c’est justement Lipski qui, au cours de la conversation décisive tenue à l’ambassade de Pologne, éveilla chez les Suédois l’impression que la Pologne sabotait toute possibilité de négociation.

Les résultats de l’exposé des preuves s’opposent aussi aux affirmations précitées du Ministère Public. Il en est ainsi du fait que M. von Ribbentrop, après avoir pris connaissance de la signature du Pacte de garantie anglo-polonais a, par son intervention, incité Hitler à rapporter l’ordre de marche donné à la Wehrmacht, parce que les puissances occidentales seraient entraînées, d’après lui, dans un conflit avec la Pologne. Cette opinion coïncide également avec la conclusion que M. von Ribbentrop avait tirée de l’appréciation de la situation européenne dans le document TC-75 dont on a déjà parlé.

L’ambassadeur Schmidt a déclaré ici que c’est M. von Ribbentrop qui l’a adressé, le 25 août 1939, à Sir Nevile Henderson, après l’entrevue Hitler-Henderson, avec le communiqué verbal présenté sous le numéro TC-72/69, qui résumait le contenu des propositions de Hitler. M. von Ribbentrop y joignait la demande instante d’intéresser vivement le Gouvernement britannique à la proposition de Hitler. Sir Nevile Henderson ne pouvait s’empêcher de désigner, conformément au Livre Bleu anglais, ces propositions comme absolument raisonnables et de bonne foi. Elles ne représentaient d’ailleurs pas les habituelles propositions de Hitler, mais des « propositions de la Société des Nations.

Celui qui étudie les négociations des journées suivantes, lourdes de conséquences, ne pourra, pas nier que, du côté allemand, tout a été fait pour que des négociations fussent au moins engagées sur une base pratique. La partie adverse ne l’a pas permis, car on était décidé à agir cette fois-ci. Les bons offices de l’Angleterre se terminèrent avec la rupture de cette médiation, sans qu’on eût pu faire asseoir la Pologne à la table des négociations.

On a élevé contre M. von Ribbentrop le reproche qu’il avait pratiquement fait échouer l’objet de la dernière conversation décisive avec l’ambassadeur britannique Henderson en lisant les propositions allemandes à la Pologne rapidement et d’une manière si contraire aux usages diplomatiques et aux coutumes internationales que Sir Nevile Henderson ne les avait pas comprises et, pour cette raison, n’avait pu les transmettre. L’ambassadeur Schmidt, qui servait d’interprète, était présent à cet entretien décisif. Il a déclaré ici, sous la foi du serment, que cette affirmation est inexacte. On peut tenir pour imprudent l’ordre de Hitler de ne faire connaître qu’en substance le mémorandum à Sir Nevile Henderson. Le fait est, cependant, que non seulement M. von Ribbentrop a lu à l’ambassadeur britannique le contenu intégral du mémorandum à un rythme normal, mais qu’aussi, grâce à la présence de l’interprète, Sir Nevile Henderson a eu la possibilité de prendre connaissance de tout son contenu et même de se faire donner des explications à son sujet. D’ailleurs, il fut communiqué dans la même nuit, sur l’initiative du maréchal Göring, à l’ambassade d’Angleterre, par dictée faite au conseiller d’ambassade Forbes. Le Gouvernement britannique eût donc été en mesure de mettre à exécution les bons offices qu’il avait offerts pour engager des pourparlers sur la base de propositions concrètes.

On pourra douter avec raison, sur la base des faits exposés ici, qu’il soit exact de prétendre que l’accusé a tout fait pour éviter la paix avec la Pologne.

J’ai commencé ma plaidoirie en déclarant qu’il n’était pas possible de se livrer à des considérations juridiques sur la guerre d’agression sans connaître les circonstances qui ont conduit à un conflit armé. Avant de juger, du point de vue du Droit, le conflit avec la Pologne, qu’il me soit permis de faire encore quelques remarques sur les causes de cette guerre.

L’époque comprise entre les deux guerres mondiales est caractérisée par les réactions réciproques des puissances satisfaites et des puissances non satisfaites. Il semble que ce soit une loi inexorable qu’après de grandes secousses guerrières les États victorieux tendent à faire revivre le plus possible les conditions et la mentalité de la période d’avant-guerre, alors que les vaincus sont obligés de trouver de nouveaux moyens et de nouvelles méthodes pour échapper aux conséquences de la défaite. C’est ainsi que les guerres napoléoniennes ont conduit à la Sainte Alliance qui a tenté, sous la conduite de Metternich, d’ignorer, sous le signe de la légitimité, les conséquences de la Révolution française.

Là où la Sainte Alliance n’a pas réussi, la SDN, elle aussi, a échoué. Créée dans une atmosphère de foi ardente dans le progrès humain, elle devint rapidement un instrument entre les mains des États repus. Chaque tentative pour renforcer l’autorité de la SDN revenait à édifier un nouveau bastion pour la défense du statu quo. Enveloppée dans de belles phrases juridiques, la politique de force a été poursuivie. L’obsession de la sécurité enleva bientôt à cet être nouvellement créé tout souffle de fraîcheur et de vie et, naturellement, jamais on ne trouva de cette façon une solution aux problèmes qu’a soulevés la première guerre mondiale. Dans les relations internationales, une opposition de plus en plus violente se fit jour entre les intérêts des puissances conservatrices satisfaites du statu quo, et ceux des puissances révolutionnaires qui cherchaient à le modifier. Cela ne pouvait être, dans de telles conditions, qu’une question de temps. La formation de ces fronts n’a dépendu que de la force de l’esprit révolutionnaire qui a pris corps par opposition à l’esprit de suffisance politique et à la nostalgie du passé. C’est dans ce sol fertile qu’ont germé les doctrines complexes, obscures et parfois sans homogénéité du national-socialisme, du fascisme et du bolchevisme. Ce n’est pas tellement dans leur programme que résidait leur force, mais du fait qu’elles offraient à leurs adhérents quelque chose de neuf et ne leur proposaient pas un idéal dont le passé avait consacré la ruine.

Les crises économiques de l’après-guerre, les controverses sur les réparations et l’occupation de la Ruhr, l’incapacité où se trouvaient les gouvernements démocratiques d’obtenir auprès des autres démocraties une aide pour leur population en détresse, tout cela a forcé les esprits à essayer des doctrines qui n’avaient pas encore fait leurs preuves. A côté de l’élaboration d’un programme social, cette révolution, telle que nous l’avons vécue en Allemagne après 1933, ne pouvait conduire qu’à écarter le traité de paix de 1919, exemple classique de l’échec, pour comprendre le caractère révolutionnaire d’une crise mondiale. Pour cet esprit révolutionnaire, ces tâches n’étaient pas des questions de Droit, elles étaient des doctrines, au même titre que le maintien du statu quo à tout prix, même au prix d’une nouvelle guerre mondiale, avait été depuis longtemps érigé en doctrine par les puissances repues.

Seuls, ceux qui ne restent pas aveugles devant ces évidences peuvent juger les crises politiques des dix dernières années. Une révolution ne comporte qu’une seule alternative : ou bien elle se heurte à une si faible résistance qu’avec le temps des tendances conservatrices se font jour et que se forme un amalgame avec l’ordre ancien, ou bien les forces adverses sont si puissantes que la révolution se brise finalement en abusant de ses propres méthodes. C’est le deuxième chemin qu’a pris le national-socialisme dont les débuts furent si pacifiques et, dans une certaine mesure, si respectueux de la tradition. Mais il ne put échapper aux lois historiques, les buts à atteindre étaient trop éloignés pour une génération, l’essence révolutionnaire était trop forte. Les succès initiaux ont ébloui les esprits, mais ils ont empêché aussi toute critique des méthodes et des buts.

La réunion de tous les groupes allemands d’une certaine importance en Europe centrale aurait très probablement été réalisée si, à la fin — j’entends au moment de l’instauration du Protectorat de Bohême-Moravie et au moment où l’on s’occupait de la question du Corridor et Dantzig — on n’avait pas exagéré le rythme révolutionnaire et ses méthodes en se basant sur les succès précédents. Aucune personne jugeant sainement ne contestera qu’il était légitime de chercher à résoudre le problème du Corridor de Dantzig, si épineux qu’il fût.

Le Ministère Public prétend que Dantzig n’était en réalité qu’un prétexte. Envisagé en 1939, ce fait demande à peine d’être prouvé. Mais il est certain que pour la partie adverse également, il s’agissait d’autre chose que du maintien du statu. quo en Europe orientale. Le national-socialisme, et avec lui le Reich allemand plus puissant, étaient devenus aux yeux des autres États un tel danger que l’on était fermement décidé, après Prague, à faire un « test case » de tout nouvel empiétement de l’Allemagne où qu’il se produisît.

J’ai déjà dit que l’évolution révolutionnaire en Europe centrale avait, en première ligne, des causes économiques contenues en germe, déjà, dans les dispositions de Versailles. On imposait en effet à l’Allemagne une paix dont les clauses économiques — on le savait très bien — ne pouvaient pas être remplies par les vaincus.

LE PRÉSIDENT

Docteur Horn. Compte tenu des raisons que j’ai déjà données, le Tribunal estime que cette phrase est inadmissible.

Dr HORN

Il ne s’agit pas du Traité de Versailles, mais je voulais insister sur ses effets, qui sont totalement connus. D’ailleurs, j’en ai déjà terminé et je n’ai plus rien à dire à ce sujet.

LE PRÉSIDENT

Poursuivez, Docteur Horn.

Dr HORN

On a beaucoup parlé à ce sujet de l’expression d’« espace vital ». Je suis convaincu que ce terme n’aurait jamais été érigé en programme politique si, au lieu d’étrangler l’Allemagne économiquement, on lui avait ouvert les marchés mondiaux. En coupant systématiquement l’Allemagne des sources mondiales de matières premières — tout cela dans l’intérêt de la sécurité — on encourageait la tendance à l’autarcie, conséquence inévitable d’un isolement des marchés mondiaux, et on préparait ainsi un sol fertile à l’idée d’espace vital par des mesures économiques de plus en plus sévères.

Ainsi, Staline a raison lorsqu’il dit :

« Il serait faux de penser que la deuxième guerre mondiale a eu pour causes les fautes de tel ou tel homme d’État, bien que sans aucun doute ces fautes aient été commises. En réalité, la guerre a été l’aboutissement inévitable de l’évolution de l’économie internationale et des forces politiques, sur la base de la forme moderne du capitalisme monopolitique. » ( Discours de Staline la veille des élections de février 1946).

Comme le professeur Jahrreiss l’a déjà prouvé largement dans ses explications de principe au sujet de l’importance juridique et réelle du Pacte Kellogg, la Défense ne peut admettre l’importance que le Ministère Public attribue à ce programme de prévention de la guerre. ( M. le juge Jackson essaye, à ce propos, de se référer à l’article 4 de la Constitution de Weimar de 1919. D’après lui, les règles de Droit international universellement reconnues font partie intégrante du Droit allemand. En raison des divergences que les grandes puissances manifestent dans l’appréciation juridique du Pacte Kellogg, on ne peut leur donner, comme le fait l’explication du Ministère Public, la valeur de Droit allemand. Cf. Jurisprudence civile allemande, tome 103, page 276, Anschütz, « La constitution du Reich », 10e édition, pages 58 et suivantes.)

Quoique la guerre eût déjà été déclarée antérieurement un crime international, en particulier à la huitième assemblée de la Société des Nations de 1927, on était quand même d’accord au moment des discussions antérieures (ce qui a été prouvé par les documents présentés au Tribunal) qu’il ne pouvait pas s’agir, au sujet de cette déclaration, d’un crime susceptible d’être conçu dans un sens juridique. Il s’agit plutôt de l’expression du désir d’éviter à l’avenir des catastrophes universelles de l’étendue de la première guerre mondiale. D’ailleurs, les États-Unis et l’URSS ne participaient pas à la résolution de la Société des Nations de 1927.

Toutes les autres intentions d’une mise de la guerre hors la loi, qui se placent dans la période entre la première et la deuxième guerre mondiale, sont restées des projets, comme M. le Procureur Général britannique a été obligé de l’admettre, parce que la politique pratique ne pouvait pas suivre ces postulats moraux.

De tous ces essais — et ils sont nombreux — il ressort que le problème de la définition repose sur la difficulté de condenser un fait politique, dépendant d’innombrables facteurs, dans un concept légal, qui couvre les cas multiples de la pratique. L’insuccès de la rédaction d’une définition utilisable pour le Droit international amena, au lieu de la formation de caractéristiques générales, applicables à chaque cas individuel, à la définition de l’agresseur par la décision d’un organe planant au-dessus des parties en lutte. La question de la définition de l’agresseur devint ainsi celle du quis judicavit, c’est-à-dire de savoir « qui définit l’agresseur ». De cette décision résulte alors, comme nouvelle difficulté, le problème : que se produit-il contre l’agresseur ?

Avant de tenter de donner une définition générale du concept de l’agression et des sanctions contre l’agresseur, les alliances politiques étaient déterminantes pour obliger les partis à marcher à la guerre. Afin d’améliorer cette situation peu satisfaisante et anarchique les États-Unis ont, dans une série...

LE PRÉSIDENT

Est-ce que ces questions n’ont pas été traitées déjà par le Dr Jahrreiss ?

Dr HORN

Monsieur le Président, je me suis efforcé d’exclure ce que le professeur Jahrreiss a déjà exposé. Le professeur Jahrreiss s’est contenté de faire porter ses explications sur le Pacte Kellogg. Je ne traite moi-même que de questions qui se rapportent aux guerres d’agression.

LE PRÉSIDENT

Le Tribunal n’a accordé le droit d’un avocat supplémentaire qu’en tenant compte du fait que les autres avocats ne parleraient pas des mêmes questions juridiques. Vous ne vous êtes pas servi des termes mêmes du professeur Jahrreiss ; je ne l’attendais pas de vous, mais je ne peux pas permettre que vous continuiez à discuter les mêmes questions.

Dr HORN

Monsieur le Président, il a été convenu que tout avocat avait l’autorisation de prendre une autre position au sujet du même problème. Monsieur le Président, le professeur Jahrreiss s’est contenté du Pacte Briand-Kellogg et de ses conséquences. Moi-même, je parle de la guerre d’agression et, comme M. le Président l’a souligné l’autre jour...

LE PRÉSIDENT

Docteur Horn, il faut tenir compte du fait que le Tribunal va entendre vingt fois des discussions portant sur des questions juridiques générales, et la Défense ne peut tout de même pas croire que le Tribunal va écouter vingt fois des arguments portant sur des questions générales. Il a déjà entendu le Dr Jahrreiss. La seule raison pour laquelle le Tribunal vous a fait venir, c’est pour que vous parliez de questions qui n’ont pas été traitées et examinées par les autres avocats.

Dr HORN

Monsieur le Président, puis-je souligner encore une fois...

LE PRÉSIDENT

Le Tribunal se retire.

(L’audience est suspendue.)
Dr RUDOLF DIX (avocat de l’accusé Schacht)

Monsieur le Président, puis-je demander au Tribunal l’autorisation de faire une déclaration très brève sur le problème qui l’occupe et qui a une importance générale et fondamentale pour tous les défenseurs.

Puis-je rappeler que l’initiative et la proposition de faire traiter par le professeur Jahrreiss certains sujets de Droit émanant de la Défense, et que cette demande avait pour motif exclusif de tenir compte du désir du Tribunal de raccourcir les débats. Je dois donc prier le Tribunal que cette proposition qu’il a acceptée ne devienne pas notre propre tombe, en argumentant d’une façon trop sévère sur cette décision. Je n’ai pas cette décision sous les yeux, mais je ne désire pas non plus en parler. Je désire simplement dire que le Dr Jahrreiss devait parler, et a parlé, de deux sujets de nature très générale : la sanction individuelle de la guerre d’agression, nulla pœna sine lege, et la nature juridique de l’ordre du Führer. Il ne voulait traiter que ces deux sujets et n’a parlé que de ces deux sujets. Mais cette procédure soulève toute une autre série de problèmes juridiques d’ordre général qui touchent plus ou moins d’autres accusés. Je ne rappelle que la « conspiration », le fait de l’établissement de cette conspiration, les diverses questions de Droit international, les otages, les travail forcé, les questions touchant à la guerre navale et autres problèmes. Il y a donc une foule de questions générales et notamment, en premier lieu, celle que mon très honoré confrère, le Dr Horn, a traitée et au sujet de laquelle il a été arrêté, la question : « Qu’est une guerre d’agression ? » Il y a les plus grandes différences de principe entre une guerre d’agression politique, militaire, juridique ou autre. Le Dr Jahrreiss n’a rien dit à ce sujet et ne devait rien en dire. Et ne m’en veuillez pas ; mais si je l’ai bien compris, c’est le point de départ de tout son exposé. Je ne voudrais donc pas discuter ou tirer une conclusion, mais je prie le Tribunal de ne pas nous mettre dans la situation, pour abréger, de ne pas présenter un certain nombre de questions, dont le professeur Jahrreiss a déjà traité, et de ne pas même pouvoir les défendre. Il ne faudrait pas que certains sujets d’importance capitale nous soient retirés, dont le professeur Jahrreiss n’a même pas parlé.

Encore une fois, il serait possible également, et là je crois que je trouverai votre accord, Messieurs, qu’on soit d’une opinion bien différente de celle du professeur Jahrreiss. Ce n’est pas la mienne, le ne veux pas le contredire, mais du point de vue théorique, cela serait possible parce que, dans une question capitale, il est possible que le prédécesseur traite la question dans un sens qu’un autre défenseur trouvera incompatible avec les intérêts qu’il défend. Serait-il, dans ce cas, obligé de se taire sur ce point ? Ce ne peut être l’intention du Tribunal.

Je me résume : L’exposé du Dr Jahrreiss devait abréger les débats. Restons-en là, mais — et je crois qu’aucun de ces Messieurs n’est d’un autre avis — je vous demanderai de ne pas être aussi formels si l’un d’entre nous déclare : « Je dois exposer ce point », si le Dr Jahrreiss ne l’a pas traité ou l’a traité dans un sens qu’il est impossible d’approuver. Je vous demanderai donc de donner à la Défense l’autorisation de le faire et de ne pas lui barrer la route d’une façon aussi formelle dès qu’une question de Droit est abordée.

LE PRÉSIDENT

Le Tribunal a délibéré sur ce point et se rend compte, évidemment, de toutes les difficultés qui peuvent s’élever du fait des divergences d’opinions entre les avocats à propos des questions qui ont été traitées par le Dr Jahrreiss.

Le Tribunal l’a prévu quand il a décidé que le Dr Jahrreiss traiterait des questions de Droit découlant de l’Acte d’accusation et du Statut, et communes à tous les accusés. Le Tribunal avait le désir qu’il traitât de toutes les questions communes à tous les accusés ; si aucune divergence de vues ne survenait, les autres accusés se déclaraient prêts à adopter son argumentation. Mais le Tribunal estime que les questions juridiques peuvent, dans une certaine mesure, être très variées et difficiles à traiter, et que la seule règle qu’il soit possible d’appliquer dans ce cas est d’éviter la répétition des mêmes choses par les divers avocats. Le Tribunal pense que la Défense comprend la nécessité d’une telle règle. Il ne peut être dans l’intérêt de la rapidité du Procès que les mêmes questions soient examinées à différentes reprises, et le Tribunal fait remarquer aux avocats que la répétition de questions générales ne tend qu’à détourner l’attention du Tribunal des questions propres à chaque accusé et des clients qu’ils représentent. C’est pourquoi le Tribunal espère que les avocats essaieront de collaborer en ce sens et de se limiter aux questions de principe qui, à leur avis, méritent d’être soumises à bon droit au Tribunal, c’est-à-dire aux arguments que les avocats précédents, tels le Dr Jahrreiss ou d’autres, n’ont pas encore développés.

C’est tout ce que j’ai à dire pour l’instant. Étant donné qu’il est près de 17 heures, l’audience est levée.

(L’audience sera reprise le 8 ’juillet 1946, à 10 heures.)