CENT SOIXANTE-TREIZIÈME JOURNÉE.
Lundi 8 juillet 1946.

Audience du matin.

L’HUISSIER AUDIENCIER

Je dois informer le Tribunal que l’accusé Fritzsche n’assistera pas à l’audience.

Dr HORN

Avec la permission du Tribunal, je continuerai à la page 34 de ma plaidoirie. Les pages anglaises correspondent aux pages allemandes.

Avant la tentative de réglementation générale du concept de l’agression et des sanctions contre l’agresseur, les alliances politiques étaient déterminantes pour obliger les partis à marcher à la guerre. Afin d’améliorer cette situation peu satisfaisante et anar-chique, les États-Unis prirent l’initiative par une série d’accords individuels conclus par le secrétaire d’État Bryan, de convenir de délais d’attente qui devaient faire traîner le déclenchement des hostilités et pendant lesquelles les passions pouvaient se calmer.

Le statut de la Société des Nations se saisit de ce point de vue, mais avança d’un pas décisif, en fixant une procédure dans laquelle il laissa constater la justification ou la non-justification de la guerre par les organes de la Société. On décidait si, suivant le statut, la guerre était permise ou non. Le but visé par cette procédure réglée était d’atteindre le perturbateur de l’ordre international. Mais celui-ci ne devait pas être nécessairement le même que l’agresseur. Celui des États qui, en accord avec les décisions des membres de la Société des Nations, se lançait dans la guerre, agissait avec autorisation, même s’il procédait aux premiers actes d’hostilité et était ainsi, au sens militaire, l’agresseur. Il en résulte, que la distinction entre agresseur et agressé ne suffisait pas pour garantir l’équilibre équitable des relations internationales.

Bien que ces dispositions du statut et la procédure appliquée sur leurs bases démontrent que la différenciation entre le juste et l’injuste, l’autorisé et le non autorisé, l’agresseur et l’agressé n’était pas évidente, on poursuivit les efforts permettant de stigmatiser sous le concept d’agresseur celui qui contrevenait à l’ordre international. Étant donné que la définition se brisait sur les difficultés énumérées à l’instant, on essaya de faire d’un concept de Droit, que l’on ne pouvait pas saisir, une décision politique des organes de la Société des Nations, appelés à la garantie de l’ordre international. C’est ainsi qu’on procéda au moment du projet d’un pacte d’assistance mutuelle qui fut rédigé par ordre de l’assemblée de la Société des Nations en 1923. Le procès-verbal de Genève, qui devait compléter les lacunes du statut sur le règlement d’un conflit, remit également au conseil de la Société des Nations le soin de fixer qui avait violé l’accord et, par conséquent, quel était l’agresseur. Toutes les autres tentatives, énumérées par M. le représentant du Ministère Public britannique, sur la mise hors la loi de la guerre et le règlement des controverses, sont restées des projets, à l’exception du Pacte Kellogg.

C’est à cet état de choses qu’on pourrait attribuer le fait qu’on reprit à la Conférence du désarmement l’idée de la définition juridique de l’agresseur. De cette manière, on fut amené en 1933 à la rédaction de la définition par le comité des questions de sécurité de la commission générale de la Conférence du désarmement, dirigé par le grec Politis. En raison de l’échec de cette conférence, la définition fit la même année, lors des pourparlers de Londres, l’objet d’une série d’accords isolés. Seule grande puissance, l’Union Soviétique participa à ces entretiens et c’est sur son initiative que la définition fut ramenée à la Conférence du désarmement. Cette définition, M. le Procureur Général américain l’a faite sienne et a établi sur elle l’Accusation de crime contre la Paix devant ce Tribunal. Elle ne représente rien d’autre qu’une proposition du Ministère Public dans le cadre du Statut, qui ne dit rien de précis au sujet du concept de la guerre d’agression. Il faut faire ressortir que M. le Juge Jackson ne peut se référer à ce sujet au Droit international universellement reconnu.

Le rapport de la commission en 1933 ne fut pas l’objet d’un traité commun, comme on l’avait projeté, mais il fut admis, par un certain nombre de parties isolées seulement, dans des traités qui ne liaient que les signataires. Pratiquement, il ne s’agissait que de conventions d’une série d’États groupés autour de l’Union Soviétique. La définition ne fut acceptée par aucune autre puissance. La Grande-Bretagne, en particulier, s’en écarta, quoique les conventions individuelles énumérées fussent justement conclues à Londres. Pour la rédaction d’un principe de Droit international d’une signification aussi étendue pour la réforme des relations internationales, il eût fallu la participation des grandes puissances.

En dehors de cette considération juridique, l’exposé de MM. les représentants des Ministères Publics britannique et américain montre que le projet n’est pas plus satisfaisant du point de vue positif. Dans la question importante du point 4 de la définition, le Ministère Public britannique s’écarte du Ministère Public américain. La vieille opposition d’intérêts entre la mare liberum et la mare clausum a, du côté du Ministère Public, conduit Sir Hartiey Shawcross à ne pas mentionner le blocus des côtes et des ports d’un État comme un acte d’agression. Même si la définition de 1933 offre des bases appréciables pour la détermination de l’agresseur, on est bien obligé de constater qu’une définition juridique formelle montre l’impossibilité de tenir compte de tous les cas de la réalité politique. Lors de la tentative de nouvelle organisation du monde, on revint manifestement, dans la Charte des Nations Unies, en reconnaissant cette vérité, à l’idée d’une décision par un organe international, sans vouloir faire tenir ses décisions dans le lit de Procuste d’une définition rigide. La Charte de paix de San Francisco stipule en son chapitre VII, article 39 :

« Le Conseil de sécurité établira si l’on est en présence d’un acte menaçant la paix du monde et sa sécurité ou d’une rupture de la paix ou d’une agression brutale, et fera des propositions ou décidera des mesures à prendre pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité du monde. »

En 1939, il n’existait ni définition reconnue de l’agresseur, ni organisme appelé à déterminer cet agresseur.

La Société des Nations aboutit à un échec complet dans la solution des conflits. Cela se manifesta extérieurement du seul fait que trois grandes puissances s’en étaient retirées. L’attitude de l’Union Soviétique dans la question finnoise montre combien était encore peu écoutée, sur le plan international, l’ombre de la Société des Nations. L’Union Soviétique ne tint aucun compte de la décision de la Société des Nations prise à l’occasion de ce conflit et ne considéra, à l’égard de la Finlande, que ses propres intérêts.

S’il faut maintenant, après cet exposé, soumettre une proposition au Tribunal au sujet de la définition de l’agression contenue dans l’article 6, a du Statut, je dois avouer que cette qualification ne peut être rattachée à aucune définition reconnue en Droit international. Il ne reste peut-être rien d’autre à faire que partir du principe d’après lequel on la fait dépendre de l’expérience des États et de la tradition de la diplomatie.

Étant donné la conception qui régnait en 1939, l’ouverture des hostilités, quelles que soient les circonstances qui l’ont déterminée, n’a pas été juridiquement appréciée. Le pacte Kellogg et les négociations qui s’ensuivirent n’ont pas pu éviter cet état de choses né à la faveur d’une évolution de plusieurs centaines d’années. Il faut le regretter profondément, mais on ne peut pas ignorer la réalité. Que cette manière de voir ait été en accord avec la conception, en matière de Droit international, des principales puissances signataires du Statut au moment où éclata le conflit, c’est ce qui ressort du fait que des spécialistes du Droit International universellement réputés adoptèrent le point de vue selon lequel, en cas d’échec du Pacte Kellogg et du système de sécurité collective, la conception juridique traditionnelle de la guerre était restée en vigueur. (Oppenheim-Lauterpach, International Law, 5e édition, page 154.)

M. von Ribbentrop eût-il dû, en 1939, être d’avis que ses actes, mesurés selon les normes du jeu diplomatique traditionnel, seraient considérés comme un crime punissable sur le plan international ?

J’ai déjà signalé le fait que les frontières à l’Est, telles qu’elles avaient été tracées, étaient généralement considérées, et par M. von Ribbentrop également, comme impossibles à maintenir à la longue et qu’elles devaient être révisées en conséquence.

La Conférence de Versailles, en satisfaisant aux revendications polonaises par la création d’un nouvel État polonais, suscita des problèmes qui, au cours de la période qui s’est écoulée entre les guerres mondiales, ne purent être résolus par aucune collaboration internationale. On ne put jamais obtenir une garantie de ces frontières dans le cadre d’un système de pactes européens. Dans le cadre des traités de Locarno, les intérêts contradictoires des puissances intéressées empêchèrent d’arriver à une garantie des frontières orientales créées par Versailles, garantie qui put par contre être obtenue pour les frontières occidentales. Tout ce qui a été mis sur pied au prix d’efforts infinis est représenté par la conclusion de traités d’arbitrage, liés au système de Locarno, entre l’Allemagne et la Pologne et entre l’Allemagne et la Tchécoslovaquie. Ils ne comportaient aucune garantie de frontières, mais simplement une procédure de solution de conflits. J’y reviendrai quand seront évoquées les différentes ruptures de traités reprochées à M. von Ribbentrop.

Après que Hitler eût également manifesté, en quittant la Conférence du désarmement et la Société des Nations, sa méfiance à l’égard de la sécurité collective, il passa au système des accords bilatéraux. Il fut clairement établi, lors des négociations qui ont précédé l’entente entre la Pologne et l’Allemagne de 1934, qu’un règlement des problèmes, dans l’esprit du traité, devait intervenir entre les deux États. Il ne faut pas méconnaître, ici, le fait que seuls des moyens pacifiques étaient prévus pour ce règlement et qu’un pacte de non-agression fut conclu pour une durée de dix ans. Le fait que Hitler ait cru sincèrement à la solution possible de ce problème, ou qu’il ait conçu l’espoir de provoquer, à la faveur de l’évolution des événements, un changement de l’état de choses intenable à l’Est, n’a aucune importance en ce qui concerne le jugement de l’attitude de M. von Ribbentrop. Il n’a pas pris l’initiative de cet acte, mais s’est trouvé en présence de la convention comme d’une réalité politique transposée dans le Droit. L’expérience des compromis d’intérêt entre les États nous apprend que les accords n’ont de consistance que s’ils tiennent compte de la réalité politique. Si cela n’est pas le cas, les faits dépassent la volonté primitive des parties contractantes. Un grand homme d’État du XIXe siècle a exprimé cette vérité sous la forme suivante : « L’élément constitué par l’intérêt politique est la doublure indispensable des traités écrits ».

La question orientale ne fut donc pas écartée par l’accord de 1934, mais continua à peser sur les relations internationales. Ainsi qu’il ressort de l’audition des preuves, il devint, au cours de l’évolution politique, de plus en plus évident qu’il faudrait tôt ou tard, s’efforcer d’arriver d’une manière quelconque à une solution. Le Statut de la Ville libre de Dantzig, en contradiction avec les réalités ethnologiques, culturelles et économiques, ainsi que l’isolement de la Prusse orientale par la création d’un Corridor, avaient fourni matière à conflits que nombre d’hommes d’État craignaient, dès l’époque de Versailles, de voir éclater un jour.

La déclaration de garantie anglaise donnée à la Pologne le 31 mars 1939, et qui fut consolidée le 25 août 1939 sous forme de traité d’assistance mutuelle, était tout indiquée, lors de l’apparition de la possibilité d’un conflit avec cet État, pour détourner d’avance les Polonais d’une révision raisonnable, aussi modeste fût-elle.

Cette déclaration de garantie montre une fois de plus à quel point l’Angleterre a tiré, du point de vue de la politique positive, la conséquence de la décadence de la sécurité collective et combien peu de confiance elle avait dans l’effet pratique de la condamnation morale de la guerre par le Pacte Kellogg.

M. von Ribbentrop était donc obligé de tirer de la conduite de la Grande-Bretagne la conclusion que l’attitude du Gouvernement polonais, de la part duquel l’Allemagne pouvait attendre de la bienveillance, se raidirait dès lors au point de devenir complètement intransigeante. Le développement des événements des mois suivants prouva que cette prévision était fondée.

C’est surtout l’entrée de l’URSS dans le conflit qui indique que le danger qui approchait se réaliserait dans le cadre des principes habituels de la politique et des intérêts des États. L’URSS, elle aussi, avait, de ce fait, quitté le terrain du système de la sécurité collective. Elle considérait le conflit naissant exclusivement du point de vue des intérêts russes. Durant cet état de choses, M. von Ribbentrop s’efforça de localiser tout au moins le conflit menaçant, dans le cas où il ne pourrait pas l’éviter. Il pouvait espérer à juste titre que ses efforts en ce sens seraient couronnés de succès, car les deux puissances intéressées en premier lieu en Europe orientale — l’URSS et l’Allemagne — avaient conclu, avant le déclenchement du conflit armé un pacte de non-agression et d’amitié, et s’étaient mises encore d’accord en même temps au moyen d’une convention secrète sur le sort futur du territoire polonais et des États baltes. Mais le mécanisme du Pacte d’assistance fut néanmoins déclenché de ce fait ; le conflit local de l’Europe orientale devint une conflagration universelle. Si l’on veut avec le Ministère Public apprécier en Droit ces événements, on ne peut le faire sans tenir compte de l’URSS du point de vue de la participation.

Le conflit de l’Europe orientale s’est étendu, par suite de la participation de l’Angleterre et de la France, pour devenir européen et ensuite, par la force des choses, mondial. L’entrée en guerre de ces puissances eut lieu dans les formes prévues par la troisième Convention de La Haye sur l’ouverture des hostilités, c’est-à-dire par un ultimatum avec déclaration de guerre sous conditions.

M. le juge Jackson, au cours de l’audience du 19 mars 1946, a précisé en passant l’Accusation, en déclarant qu’en ce qui concerne l’extension de la guerre provoquée par les puissances occidentales, il ne s’agissait pas, de la part de l’Allemagne, d’un acte d’agression punissable. Cette appréciation est en harmonie avec ses déclarations générales sur le concept d’agression. S’il voulait les pousser jusqu’à leurs dernières conséquences, il devrait logiquement dénoncer la Grande-Bretagne et la France comme les agresseurs de l’Allemagne, puisqu’elles ont, par l’ultimatum, amené l’état de guerre.

Je crois me trouver d’accord avec le Ministère Public en exprimant la supposition que ce résultat ne répondrait pas à sa façon de voir. Le Ministère Public a présenté ses preuves de telle façon qu’il pénètre dans l’arrière-plan politique et historique de la guerre. Il ne s’est donc pas contenté de s’appuyer sur la définition juridique formelle ou sur quelques-uns de ses critères. Il confirme ainsi la conclusion que j’ai exposée devant le Tribunal, à savoir que la définition proposée par le Ministère Public n’est pas une base se prêtant à la qualification du concept indéterminable d’agression.

Je puis, comme conséquence des événements relatifs au déclenchement de la guerre, constater que le Pacte Kellogg et le concept d’agression, qui sont les colonnes de l’Accusation, ne la soutiennent pas. Le Pacte Kellogg n’avait de contenu juridiquement tangible ni pour les États, ni encore moins pour les individus. La tentative faite après coup, pour lui donner vie par une notion formelle de l’agression, échoua devant les réalités politiques.

M. von Ribbentrop participa si peu à l’extension du conflit aux pays Scandinaves qu’on ne peut guère la lui imputer comme une action personnelle. Comme l’ont établi « beyond doubt » les interrogatoires des témoins, le Grand-Amiral Raeder et le maréchal Keitel, M. von Ribbentrop n’eut pour la première fois connaissance de cette entreprise qu’exactement trente-six heures avant sa réalisation. Son concours consista en tout et pour tout dans la rédaction de notes qui lui furent dictées dans leur teneur et dans leur forme. En ce qui concerne les faits, c’est-à-dire la violation imminente de la neutralité Scandinave par les forces armées des Puissances occidentales, il dut se borner aux informations qui lui furent transmises. Comme l’a montré l’exposé des preuves, et, comme je l’établirais dans mes développements juridiques ultérieurs, il n’était pas, en tant que ministre des Affaires étrangères, compétent pour cette vérification et ne disposait d’aucun moyen effectif de la faire faire. En supposant que ces informations étaient exactes, il pouvait admettre à bon droit que le Reich allemand agissait, dans les opérations qu’il projetait, conformément au Droit international. Je laisse l’exposé détaillé de cette question juridique à mon confrère, le Dr Siemers, qui la connaît à fond, son client le Grand-Amiral Raeder ayant soumis à Hitler une grande partie des renseignements sur les hostilités et le projet allemand d’occupation des pays Scandinaves.

Dans le cas Belgique-Pays-Bas, il a été établi, lors de l’exposé des preuves, que le maintien sans restriction de la neutralité des territoires belge et néerlandais ne pouvait pas être garanti par ces puissances. Dès avant la guerre, il existait entre les États-Majors généraux des puissances occidentales et ceux des deux pays neutres, des conventions et des échanges suivis de constatations sur les dispositions à prendre et l’occupation en cas de conflit avec l’Allemagne. Des plans détaillés sur la marche des troupes et l’établissement de positions, établis sous la direction d’officiers des puissances occidentales détachés dans ces pays, devaient préparer l’arrivée des troupes alliées. Ces plans ne s’étendaient pas seulement à une collaboration des armées intéressées, mais aussi au concours de certaines autorités civiles en vue d’assurer le ravitaillement et la progression des Alliés. Chose essentielle, ces préparatifs n’étaient pas faits uniquement en vue de la défensive, mais également en vue de l’offensive. Pour cette raison, la Belgique et les Pays-Bas ne pouvaient ou ne voulaient pas non plus se défendre contre le survol constant par des escadrilles de combat britanniques qui avaient pour objectif immédiat la destruction de la Ruhr, le talon d’Achille de l’industrie de guerre allemande. Ce territoire était également l’objectif principal des Alliés dans le cas d’une offensive sur terre.

Ces intentions, ainsi que la préparation très intensive de mesures offensives de la part des puissances occidentales, furent constatées de manière irrécusable par des services d’information. La disposition des forces offensives entraîna l’inclusion de l’espace belgo-hollandais dans la zone des opérations. Ces nouvelles furent communiquées d’une façon suivie à M. von Ribbentrop par Hitler ou ses délégués, comme on l’a déjà rapporté à propos du cas des conflits précédents. Ici aussi, M. von Ribbentrop était obligé de se fier à la véracité de ces nouvelles sans avoir ni le droit ni le devoir de les contrôler. Lui aussi acquit ainsi la conviction que pour détourner le danger mortel — une attaque de la Ruhr par les Alliés — des mesures préventives étaient nécessaires. Partant de ces considérations, et en raison de l’ampleur qu’avaient prise les opérations militaires modernes, on ne pouvait faire tout simplement exception pour le Luxembourg.

A propos de ce procédé, le Ministère Public met à la charge de la politique étrangère de l’Allemagne, et par conséquent de M. von Ribbentrop, d’avoir envahi le Luxembourg, en violation de la cinquième Convention de La Haye concernant les droits et les devoirs des puissances et des personnes neutres en cas de guerre sur terre. Il ne voit pas, à ce propos, qu’il ne s’agit pas, dans cette Convention, de l’intervention d’un neutre dans une guerre entre d’autres puissances, mais uniquement des droits et des devoirs des neutres et des belligérants aussi longtemps que l’état de neutralité existe. Le Ministère Public a commis l’erreur de donner son interprétation erronée, comme je l’ai démontré, du Pacte Kellogg, à la Convention conclue vingt ans plus tôt. Il est tout à fait hors de doute qu’au temps de la deuxième Conférence de paix de La Haye, le déclenchement d’une guerre était un fait historique auquel le Droit ne touchait pas. Toutes les conventions concernant le droit de la guerre, donc particulièrement la réglementation de la guerre continentale et les conventions de neutralité dans la guerre terrestre et maritime, sont basées sur le fait d’un état de guerre existant et réglant par conséquent le jus in bello et non le jus ad bellum . Par cette constatation, le renvoi du Ministère Public à la cinquième Convention de la Haye tombe dans tous les cas d’extension de la guerre à des neutres qui ont ratifié cette Convention.

Il est au surplus tout à fait douteux que le traité de Locarno puisse être invoqué à propos de l’entrée de la Belgique dans la guerre. Le système de Locarno s’était effondré en 1935 lorsque l’Allemagne se retira, comme l’exposera le défenseur du baron von Neurath. Toutes les tentatives pour amener à une nouvelle entente qui devait le remplacer partirent du fait que la situation effective créée par l’Allemagne devait être le point de départ d’un nouvel accord. Cela ressort surtout des projets établis par l’Angleterre et la France en vue du nouvel accord envisagé. On ne réussit pas à s’entendre. Les pourparlers, détaillés et traînants, montrent cependant nettement que les clauses de Locarno n’étaient plus considérées comme valables par aucun des signataires du pacte. Au contraire, les puissances occidentales passèrent à la discussion des effets que pouvaient encore avoir les obligations de garantie des frontières occidentales après que l’Allemagne se fût retirée. Sans tenir compte du jugement qu’on porte sur l’attitude de l’Allemagne en 1935, il reste à constater que le système du traité était devenu caduc. En 1940, il n’y avait donc plus d’engagements de la part de l’Allemagne résultant du Pacte de l’Ouest en 1925.

Je parlerai plus tard, au cours des considérations générales sur l’obligation du Reich de régler pacifiquement les différends, des traités d’arbitrage et des compromis conclus avec la Belgique, la Pologne et la Tchécoslovaquie dans le cadre du Traité de Locarno. En ce qui concerne le Luxembourg, le Ministère Public lui-même n’a pas pris en considération la déclaration de neutralité de ce pays. Il est parti, selon toute évidence, de l’idée que le Reich allemand avait été forcé par le Traité de Versailles de renoncer à ses droits stipulés dans la Convention de Londres de 1867.

Lorsque le Gouvernement yougoslave donna son adhésion au Pacte Tripartite le 24 mars 1941, M. von Ribbentrop ne pouvait pas supposer, d’après les renseignements en sa possession, que, peu de jours après cette adhésion, l’Allemagne serait obligée, pour des raisons politiques, d’intervenir militairement dans les Balkans. Cette situation fut amenée par le changement de gouvernement à Belgrade réalisé par un coup de force. La réaction, à la suite de l’adhésion au Pacte Tripartite, du Gouvernement Stoyadinovitch, eut pour résultat un nouveau revirement politique sous la direction de Simovitch qui avait pour but une étroite collaboration avec les puissances occidentales, contrairement à l’idée du Pacte Tripartite. En considération de la situation incertaine à l’intérieur de la Yougoslavie, qui se transformait en danger pour le Reich par la mobilisation de l’Armée yougoslave et par sa concentration à la frontière allemande, Hitler se décida soudainement à des opérations militaires dans les Balkans. Il prit cette décision à l’insu de M. von Ribbentrop, dans le but d’éliminer un grave danger qui menaçait l’allié italien. Il ressort de manière irrécusable de la déposition du général Jodl, que M. von Ribbentrop s’était efforcé sérieusement, après la décision de Hitler et le putsch de Simovitch, d’obtenir qu’on lui permît d’épuiser tous les moyens diplomatiques avant le déclenchement des opérations militaires. Le général Jodl a confirmé ici qu’on avait opposé aux tentatives de M. von Ribbentrop un refus si catégorique, qu’étant donné le caractère de Hitler et les méthodes qui régnaient, toute influence sur celui-ci était exclue.

Une localisation du conflit entre l’Italie et la Grèce n’était plus possible, étant donné le fait que déjà, à partir du 4 mars 1941, de fortes unités anglaises avançaient vers le Nord en provenance de la Grèce méridionale. Quoique ce conflit eût débuté en automne 1940, contrairement aux désirs de l’Allemagne, Hitler ne pouvait admettre, étant donné la situation militaire générale, la perspective d’une défaite imminente de son allié italien.

Lorsque M. von Ribbentrop signa le 23 août 1939, à Moscou, les traités conclus entre l’Allemagne et l’Union Soviétique, y compris le pacte secret sur le partage de la Pologne et l’abandon des Pays baltes à la Russie, on arriva en premier lieu à éliminer de la sphère internationale des éléments de danger représentés par les oppositions idéologiques en partie très vives, entre le national-socialisme et le bolchevisme. Ce système d’accords, qui fut complété au cours du mois suivant, avait influencé favorablement l’opinion de vastes milieux du peuple allemand à l’égard de la politique étrangère de Hitler, milieux qui avaient fait preuve d’inquiétude à cause des oppositions idéologiques. Depuis le contrat de réassurance conclu avec la Russie par Bismarck, on était généralement persuadé, en Allemagne, que l’entretien de relations amicales avec la Russie devait toujours être le but de notre politique étrangère.

M. von Ribbentrop aperçut, à l’époque, dans ces accords, un soutien puissant de la politique étrangère allemande, précisément pour les raisons traditionnelles mentionnées plus haut. En raison de cette conviction, il invita le commissaire aux Affaires étrangères de l’Union Soviétique, M. Molotov, à deux reprises à Berlin, pendant l’hiver 1940, pour discuter de certaines questions, qui avaient surgi entre temps. Malheureusement le deuxième entretien ne donna pas les résultats escomptés.

Les résultats de cet entretien et des renseignements secrets éveillèrent chez Hitler de sérieuses préoccupations quant à l’attitude future de l’Union Soviétique vis-à-vis de l’Allemagne. Hitler voyait particulièrement dans l’attitude de la Russie dans les Pays baltes, ainsi que dans l’entrée des Soviets en Bessarabie et en Bukovine, des actions susceptibles de mettre en danger les intérêts allemands dans les pays-frontières de l’Est et dans les régions pétrolifères de Roumanie. En outre, il voyait dans l’attitude de l’URSS une possibilité pour ce pays d’imposer son influence en Bulgarie. Il put apercevoir une justification de sa méfiance dans la conclusion du Pacte d’amitié du 5 avril 1941 avec la Yougoslavie, qui fut conclu à un moment où la Yougoslavie menaçait, après son changement de Gouvernement, de passer dans le camp des puissances occidentales.

Malgré ces scrupules dont Hitler fit part aussi à maintes reprises à M. von Ribbentrop, l’accusé s’efforça d’éviter les situations tendues. Le Tribunal m’a permis de présenter un affidavit dans lequel on affirme que M. von Ribbentrop a encore essayé, en décembre 1940, au cours d’un long entretien, de décider Hitler à lui donner pleins pouvoirs pour faire entrer la Russie dans le Pacte Tripartite. Cette pièce justificative confirme qu’après cet entretien, M. von Ribbentrop pouvait penser que cette démarche aboutirait grâce à l’assentiment de Hitler. Toutefois, dans la suite, Hitler se raccrocha toujours de nouveau à ses craintes ; les nouvelles concernant les événements militaires au delà de la frontière de l’Est, qui lui étaient transmises par son service personnel de renseignements, ne firent que les renforcer. Au printemps de 1941, M. von Ribbentrop essaya de faire venir l’ambassadeur à Moscou et l’un de ses subordonnés à Berchtesgaden, chez Hitler. Les deux diplomates ne furent pas reçus. C’était l’échec des possibilités d’action de M. von Ribbentrop dans le cadre de sa position par rapport au régime. Il pensa aussi alors qu’il ne pouvait plus ignorer les documents qui lui étaient présentés.

Comme le général Jodl l’a déclaré, il était persuadé — et avec lui tous les commandants en chef qui participèrent au début de la campagne de Russie — que l’on s’était heurté à un déploiement offensif en plein développement. Une preuve de ce fait en est donnée, entre autres, par les cartes que l’on trouva et qui se rapportaient à des régions débordant la limite des zones d’influence germano-russes. Peut-on réellement admettre que cette attitude de l’Union Soviétique était conforme au Pacte de non-agression ?

A peu près à ce moment-là, l’extension de la guerre européenne commença à prendre les contours sans cesse plus menaçants d’un conflit mondial. Les États-Unis d’Amérique étaient entrés dans la guerre avec une loi de neutralité par laquelle ils n’étaient pas soumis naguère à des règles bien définies en vue d’un conflit éventuel. Le mécanisme de la loi de neutralité fut mis en marche par une proclamation du Président. Cette dernière définissait en même temps la zone dangereuse à l’intérieur de laquelle les navires américains ne pouvaient compter sur la protection de leur Gouvernement.

Cette attitude prise au début de la guerre confirme que les États-Unis, instigateurs du Pacte Kellogg, ne pensaient pas que le droit de neutralité traditionnel dût subir de ce fait une quelconque modification. Les États-Unis s’écartèrent pourtant de plus en plus de la ligne initiale, à mesure que la guerre européenne s’étendait et s’aggravait, sans que matière à conflit leur fût fournie de la part de l’Allemagne.

Après les expériences de la première guerre mondiale, l’opinion générale allemande et celle de M. von Ribbentrop également étaient bien arrêtées ; il fallait à tout prix empêcher les États-Unis d’intervenir. Cependant, depuis le discours de quarantaine tenu en 1937 par le Président Roosevelt, de forts contrastes ne cessaient d’apparaître plus visiblement dans les raisonnements idéologiques et politiques de l’opinion mondiale. La situation fut aggravée par les événements de novembre 1938 en Allemagne ; ils causèrent le rappel à Washington, pour un rapport de service, de l’ambassadeur à Berlin, et celui ci ne reprit pas son poste. Si, malgré cela, la politique de neutralité continua d’être préparée par des actes de législation et entra en vigueur au début de la guerre, la politique étrangère allemande, et donc M. von Ribbentrop, pouvait conclure que les divergences de vues existant au sujet de la forme politique intérieure de l’État ne transformeraient pas l’attitude de neutralité des États-Unis.

C’est dans cet espoir que, depuis le début de la guerre, non seulement on avait évité tout ce qui eût pu indisposer les États-Unis mais qu’on avait accepté en silence toute une série de mesures prises par eux au détriment de l’Allemagne et incompatibles avec la stricte neutralité.

L’opinion mondiale fut mise au courant de la conformité des buts politiques de la neutre Amérique et de la Grande-Bretagne belligérante, lorsque les dirigeants des deux États proclamèrent en août 1941 que la Charte de l’Atlantique était le programme de l’ordre nouveau pour une vie commune des peuples. Cette Charte revêtait un caractère visiblement hostile aux Puissances de l’Axe et ne leur laissait aucun doute sur le fait que les États-Unis avaient pris parti pour le côté adverse.

Vinrent ensuite les incidents navals qui doivent être portés au compte de l’aide matérielle des États-Unis à la Grande-Bretagne ; cela ressort de l’examen des preuves.

En occupant l’Islande et le Groenland au cours de l’été et de l’automne 1941, les États-Unis soulagèrent l’Empire britannique, alors engagé dans une âpre lutte, du souci de la protection de ses lignes de communication les plus importantes. Il s’agissait d’une intervention militaire avant même que la guerre n’eût éclaté officiellement. Ce qu’on a appelé « l’ordre de tirer », donné par le Président, créa une situation dangereuse qui pouvait causer d’un jour à l’autre le déclenchement d’un conflit armé. Donc, plusieurs mois déjà avant le 11 décembre 1941, les États-Unis avaient pris des mesures auxquelles on a l’habitude de ne recourir qu’en temps de guerre. Le déclenchement des hostilités n’était qu’un maillon d’une chaîne d’événements se tenant tous les uns les autres, et pas même peut-être le plus important. Il fut provoqué par l’attaque japonaise sur Pearl-Harbour que l’Allemagne ne pouvait ni déclencher ni prévoir, comme l’a montré l’examen des preuves.

D’après la définition formelle de l’agression, la déclaration de guerre est un des critères qui déterminent quel est l’agresseur. Comme je l’ai déjà exposé à propos de l’extension de la guerre, ce critère seul, sans l’arrière-plan matériel, n’est pas l’indice exclusif d’une agression. En réponse aux nombreuses infractions à la neutralité commises par les États-Unis et qui déjà représentaient des actes de guerre, l’Allemagne aurait déjà eu le droit de réagir depuis longtemps. Que ce droit ait été exercé après avertissement préalable, c’est-à-dire ici après une déclaration de guerre ou non, peu importe.

J’ai parlé jusqu’à présent des agressions exposées par le Ministère Public, et effectuées depuis la campagne de Pologne jusqu’à l’entrée en guerre des États-Unis. Il reste maintenant à prendre position vis-à-vis des traités conclus par l’Allemagne et qui prévoyaient un règlement pacifique des différends politiques.

On n’accuse pas seulement M. von Ribbentrop d’avoir pris part à des opérations d’agression, mais encore d’avoir négligé de mettre en mouvement le mécanisme de ces traités avant qu’on en arrive au conflit armé. Le Ministère Public en conclut, puisque le règlement pacifique prévu par les traités n’a pas eu lieu, qu’on peut pénalement attribuer cette omission à M. von Ribbentrop. Une telle conception pourrait cependant constituer une erreur juridique.

Si nous adoptons ; tout d’abord le point de vue du Ministère Public, nous voyons que même dans ce domaine, ses conclusions ne sauraient se défendre. Même si un seul ministre était responsable pénalement de la non-application d’un traité, il faudrait aussi que le Ministère Public demandât si ce ministre était en mesure d’obtenir, par son intervention, un effet juridiquement important. Selon un principe, immanent par sa nature à tous les systèmes de Droit pénal du monde, un accusé n’est punissable pour une omission que s’il était effectivement en mesure d’agir et s’il était obligé, en Droit, de le faire. Je montrerai au cours de mon exposé sur la conspiration combien la possibilité effective de M. von Ribbentrop d’exercer une influence était faible. Ce qui est décisif, c’est que juridiquement il n’était pas en mesure de faire aux puissances étrangères des déclarations engageant l’Allemagne, si le chef de l’État ne le chargeait pas d’en faire. Hitler était, en tant que chef de l’État, le représentant du Reich du point de vue du Droit international. Lui seul était à même de faire à l’étranger des déclarations engageant l’Allemagne. Toutes les autres personnes n’étaient en mesure d’engager l’État allemand avec effet de Droit que sur autorisation du chef de l’État, à moins que le contrat considéré ne contînt expressément autre chose.

Le fait que le ministre des Affaires étrangères n’a pas le pouvoir d’engager lui-même l’État vis-à-vis de l’étranger ne caractérise pas uniquement l’État totalitaire allemand. C’est au contraire une règle générale des relations internationales, que seul l’organisme autorisé à représenter l’État est à même d’agir pour lui. La différence entre la Constitution allemande et les constitutions démocratiques réside uniquement dans le fait que, dans ces dernières, le ministre des Affaires étrangères a plus d’influence à l’intérieur, sur la formation de la volonté du chef de l’État. L’accusé n’aurait donc pu arriver à aucun effet de Droit s’il avait essayé de s’emparer, de son propre chef et contre la volonté du Führer, des possibilités d’aplanir les difficultés, prévues dans les nombreux traités d’arbitrage et d’entente. Hitler seul aurait pu déclencher cette sorte de procédure. L’accusé n’aurait pu le faire que sur ses ordres. Il n’avait même pas le droit d’être entendu comme conseil lorsque Hitler ne tenait pas compte de lui. Ces points de vue sont valables, par exemple, pour les traités suivants invoqués par le Ministère Public : Convention pour le règlement pacifique des différends internationaux de 1899 et 1907, Traité d’arbitrage de 1929 entre l’Allemagne et le Luxembourg. Il faut mentionner, en outre, que ces traités ne prévoient nullement une solution obligatoire des différends politiques.

En ce qui concerne les traités d’arbitrage et d’entente avec la Pologne, la Tchécoslovaquie et la Belgique, qui furent conclus en liaison avec le Pacte de Locarno, on admet de plus — abstraction faite des considérations juridiques précitées — le point de vue qu’ils constituent un tout politique avec le Pacte de l’Ouest. Ne serait-ce que matériellement, cette idée est déjà exprimée par le fait que ces accords et le Pacte de Locarno forment ensemble le début du protocole final commun des Puissances présentes à la Conférence de Locarno. C’est pourquoi on pourrait soulever la question de savoir si les traités d’entente partagent le sort du traité principal, c’est-à-dire du Pacte de l’Ouest.

Je voudrais faire remarquer tout particulièrement que la procédure prévue par ces traités se termine au cas où l’on n’arrive pas à s’entendre, au conseil de la Société des Nations qui, au moment du Pacte de l’Ouest comptait, ou devait compter en permanence — cela vaut pour l’Allemagne — les quatre grandes Puissances intéressées. L’Italie et l’Allemagne ayant quitté la Société des Nations, la ’base politique sur laquelle reposaient les traités d’arbitrage était ébranlée dans ses principes fondamentaux. Les Puissances s’étaient d’ailleurs regroupées de telle sorte qu’une partie des grandes Puissances de Locarno, à savoir la Grande-Bretagne et la France, s’étaient déjà engagées à l’avance envers la Pologne en 1939, pour le cas où surgirait un différend.

En ce qui concerne les traités d’arbitrage et d’entente de 1926 avec le Danemark et les Pays-Bas, je me permets de remarquer que l’application de la procédure que ces traités prévoyaient n’entrait même pas en ligne de compte, puisqu’il n’y avait pas de différends entre l’Allemagne et ces pays. Les mesures allemandes étaient au contraire dirigées contre les adversaires belligérants, dont on voulait prévenir l’occupation de ces pays par leurs soins.

Le Ministère Public parle en outre d’une série de promesses que Hitler avait faites aux États avec lesquels l’Allemagne est entrée en guerre par la suite. Comme M. von Ribbentrop n’a pas fait ces promesses lui-même, mais qu’il s’agissait de déclarations du Führer, il ne saurait être question de sa participation que s’il avait conseillé Hitler dans ce sens. Or l’exposé des preuves n’a fourni aucun argument en ce sens. Une grande partie de ces prétendues promesses est contenue dans des discours faits par Hitler soit devant le public allemand, soit au cours de grandes réunions, soit devant le Reichstag. On peut se demander jusqu’à quel point de telles déclarations, qui s’adressaient avant tout au public allemand, peuvent avoir des effets engageant l’État dans le domaine du Droit international.

Alors que j’ai parlé jusqu’ici des événements qui ont mené au déchaînement de la guerre et à son extension, je passe maintenant au second grand chef d’Accusation qui traite des crimes commis pendant la guerre.

Le Statut punit dans l’article 6, b les violations des lois et usages de la guerre. Il explique ce concept en énumérant une série d’exemples comme la déportation, les fusillades d’otages, etc. Mais ces exemples n’épuisent pas le concept. Nous sommes donc amenés comme dans l’article 6, a à proposer au Tribunal une qualification qu’il peut prendre comme base si bon lui semble.

En admettant cette manière de voir, je me trouve d’accord avec le Ministère Public français au sujet de la procédure qu’il a proposée. Il a soutenu la thèse selon laquelle il lui serait permis de donner des qualifications non limitatives des actes punissables du Statut. Il est équitable de reconnaître à la Défense ce que le Ministère Public considère comme juste pour lui-même.

L’emploi de l’expression « Lois et usages de la guerre », comme l’énumération des exemples, donne à penser que le Statut voulait viser les violations du classique jus in bello. Je définis donc les crimes de guerre comme des violations du Droit coutumier obligatoire établi par les traités entre les États belligérants ou généralement reconnus sans stipulations contractuelles. En ce qui concerne les faits individuels qui tombent sous le concept global de crimes de guerre, il faut rechercher chaque fois en particulier s’ils doivent être considérés comme tels d’après les lois traditionnelles qui régissent les luttes armées entre les États. Tandis qu’en général le Droit international classique ne rendait que l’État responsable en tant qu’entité, il a toujours existé dans le droit de la guerre une exception admettant l’intervention contre les personnes agissant individuellement. Dans quelle mesure cette responsabilité du particulier peut aussi, après la guerre, recevoir la sanction d’une poursuite pénale, c’est là un point qui a été l’objet de nombreuses discussions. La pratique dominante des États va pouvoir être fixée dans le sens que celui des belligérants qui a été lésé par un crime de guerre peut poursuivre le coupable, même après la guerre, pour lui faire rendre des comptes. Si plusieurs États qui ont combattu côte à côte dans la guerre forment un tribunal commun contre les criminels de guerre de l’adversaire vaincu, ils possèdent la compétence réunie de tous les États formant le Tribunal ou ayant adhéré à son Statut.

Si l’on parle de la responsabilité pénale de l’individu pour des crimes qui ont été commis pendant la guerre contre l’adversaire, qui siège par la suite pour le juger, on pense en premier lieu aux anciens membres des forces combattantes. Déjà, à Versailles, des difficultés se sont élevées pour juger la question de savoir dans quelle mesure on pouvait rendre les commandants militaires responsables. La pensée d’exercer des poursuites pénales contre un ministre n’est encore jamais apparue. Même à Versailles, la Commission des criminels de guerre ne s’occupait de la question de la responsabilité des personnalités non militaires qu’à un point de vue politique. Elle distinguait nettement entre, d’une part, les crimes de guerre qui devaient être jugés devant le Tribunal allié et, d’autre part, la responsabilité de la déclaration de guerre, pour la recherche et le jugement de laquelle une cour internationale politique particulière devait être instituée.

Les concepts traditionnels ne permettent donc pas de rendre un ministre responsable de violations du jus in bello . Le Ministère Public ne peut atteindre ce résultat que par le détour de la conspiration. Si l’on suit l’interprétation qui est donnée à ce concept, le ministre des Affaires étrangères du Reich devrait par exemple être rendu responsable de l’anéantissement du village d’Oradour. Il devrait donc comparaître pour répondre de faits qui n’ont pas le moindre rapport avec la politique extérieure du Reich et ne sont que des actions isolées de services quelconques. Comme l’ont démontré les preuves, le ministre des Affaires étrangères du Reich était non seulement incompétent en ce qui concerne la conduite de la guerre, mais encore il n’avait réellement pas le moindre pouvoir de s’opposer aux mesures militaires ou de les favoriser.

Si l’on voulait également considérer les différents ministres comme une association de conjurés en ce qui concerne les crimes de guerre, il faudrait qu’on pût prouver que les organismes militaires compétents pour la conduite de la guerre ont agi d’accord avec les ministres ou, tout au moins, après les en avoir informés.

Englober tous les organismes de commandement et tous les ministres dans une seule et même volonté cherchant à perpétrer des actes criminels qui ne peuvent qu’inspirer du dégoût à tout honnête homme, c’est là, de la part du Ministère Public, une idée aussi étrangère à la réalité que postérieure aux faits en cause. L’unité d’action qui n’existait pas encore au moment où elle est sensée être intervenue est maintenant seulement admise comme un concept. Les faits doivent, par la suite, s’adapter au concept. Il est évident qu’une procédure ne peut pas reposer sur une telle méthode.

M. von Ribbentrop ne peut donc pas être condamné, sans distinction, pour tous les crimes de guerre qui ont été commis du côté allemand au cours de cette guerre. Une telle responsabilité serait véritablement grotesque. Il ne pourrait au contraire être rendu responsable que d’actes isolés à la condition qu’il ait participé à un acte déterminé et concret.

Le Ministère Public a reproché à M. von Ribbentrop d’avoir, conformément aux déclarations faites par le général Lahousen, donné des instructions à l’amiral Canaris pour incendier des villages ukrainiens et tuer les Juifs qui y vivaient. Je remarque d’abord qu’un ministre des Affaires étrangères ne peut donner d’instructions d’aucune sorte à un organisme militaire. Il eût été absurde d’ailleurs de donner des instructions pour l’incendie de villages ukrainiens. Les Ukrainiens soutenaient les Allemands dans leur lutte contre les Polonais. Personne ne croira que M. von Ribbentrop a conseillé, à ce moment, la destruction de notre allié. Mon client soutient, en outre, qu’il n’a été nullement question, au cours de cette conférence, d’anéantir des Juifs, ce qui n’avait, d’ailleurs, aucun rapport avec la question traitée.

Je prie le Tribunal, lors de sa décision sur les crimes de guerre et les crimes contre l’Humanité imputés à M. von Ribbentrop, de tenir compte de l’attitude générale de l’accusé à l’égard des questions humanitaires. M. von Ribbentrop a, comme l’a prouvé sans équivoque l’exposé des preuves, sauvé la vie à 10.000 prisonniers de guerre alliés par une intervention personnelle très énergique. Il a, comme je le montrerai plus loin dans le cadre de la conspiration, obtenu que des prisonniers de guerre anglais soient délivrés de leurs liens et il est intervenu en faveur du maintien de la Convention de Genève. Il s’est élevé contre la marque au fer rouge des prisonniers de guerre russes. Dans ces exemples, le Tribunal peut voir son opinion profonde en ce qui concerne les questions d’humanité. Cette échelle me semble également indiquée pour déterminer son attitude à l’égard des questions humanitaires auxquelles il n’a pas participé activement.

On a, en outre, imputé comme crime de guerre à M. von Ribbentrop son opinion sur le traitement des aviateurs terroristes. Mon client conteste tout comme l’accusé Göring que l’entretien au château de Klessheim, mentionné dans le document PS-735, ait eu lieu. Je voudrais faire ressortir que le général Warlimont qui a écrit ce mémoire n’a pas pris part à cet entretien. Les propos imputés dans ce document à M. von Ribbentrop sont d’ailleurs en contradiction avec son attitude générale à l’égard de cette question. Le secrétaire d’État Steengracht a déclaré ici que M. von Ribbentrop, après la publication dans Dus Reich du fameux article sur la justice du lynch, a aussitôt élevé une vive protestation.

D’autres témoignages concernant la question des aviateurs terroristes, les déclarations des témoins Jodl et Keitel, prouvent que non seulement le ministère des Affaires étrangères, mais encore M. von Ribbentrop personnellement, sont intervenus pour le maintien du principe de la Convention de Genève, que M. von Ribbentrop, avec d’autres personnalités dirigeantes, s’est efforcé d’obtenir de Hitler, même pendant sa période la plus radicale, le maintien des derniers principes humanitaires. Malgré tout ce qui est arrivé, il faut considérer comme un succès qu’à la suite de cette intervention la Convention n’ait pas été dénoncée. A ce sujet, et justement en ce qui concerne le cas des aviateurs terroristes, il ne faut jamais oublier qu’il s’agit, en ce qui concerne ce qu’on a appelé les attaques terroristes, d’une forme de bombardement qui représente indiscutablement un crime de guerre, quand ces attaques sont dirigées indifféremment contre des villes sans que l’on se borne à viser des usines d’armement ou des objectifs militaires. Au sujet de la réaction en Allemagne contre la conduite de la guerre aérienne des Puissances de l’Ouest, il faut tenir compte du fait que les attaques dirigées contre la population civile sont, suivant les concepts établis et transmis, défendues au cours d’un conflit armé entre deux États. Cette idée n’est pas seulement exprimée dans la Convention de La Haye relative à la guerre sur terre, mais encore elle fait l’objet d’une clause spéciale d’un caractère international général et obligatoire qui ne s’applique pas seulement aux théâtres de la guerre sur terre. Suivant cette conception, la réglementation de la guerre aérienne de La Haye de 1923 permettait, certes, l’attaque aérienne contre des objectifs militaires situés dans des localités non défendues, mais ne permettait pas le bombardement de centres d’habitations de la population civile. Bien que la réglementation de La Haye n’ait pas été ratifiée, elle a depuis été respectée dans la pratique par les belligérants et reconnue comme Droit coutumier.

Cette question devint particulièrement d’actualité après que la suprématie aérienne absolue fut acquise par les Alliés et que les attaques en rase-mottes se multiplièrent, au cours desquelles on utilisait les armes de bord contre la population civile. C’est seulement l’apparition de ces faits qui provoque le débat de savoir si, devant des méthodes de guerre indiscutablement contraires au Droit international, il était opportun de maintenir, dans sa substance, la Convention de Genève. Ces considérations et réflexions ont amené l’élaboration des documents qui ont fait l’objet de cet examen et au sujet desquels l’exposé des preuves a démontré qu’il s’agissait là seulement de projets et non de décisions. Ils ne peuvent pas constituer la base d’un jugement, étant donné qu’un État doit être naturellement assez libre pour que ses services compétents donnent leur avis sur cette question.

Avec la permission du Tribunal, j’ai exposé quel fut le rôle de M. von Ribbentrop avant la guerre, à la déclaration de guerre et au cours de la guerre. Le Ministère Public rend tous les accusés responsables des crimes évoqués et ici il se sert de l’idée de complot pour fonder le principe de responsabilité solidaire. Si l’on tirait les conséquences de cette accusation sans limites, chacun des accusés devrait s’expliquer sur tous les détails de l’Accusation. L’impossibilité patente qu’il y a à retenir si longtemps l’attention du Tribunal montre déjà combien fragile est le point de départ du Ministère Public.

Je dois donc me contenter d’examiner la participation à un complot uniquement du point de vue de la position de fait et de droit du ministre des Affaires étrangères du IIIe Reich. Le Statut et le Ministère Public entendent par conspiration une forme de participation à une action punissable. Cette sorte d’infraction était, jusqu’à présent, inconnue en Droit allemand et européen ; elle n’existe que dans le Droit anglo-saxon. Cette école juridique entend par conspiration la participation à une action répréhensible caractérisée par une entente préalable à l’exécution d’un crime. Une autre condition pour qu’il y ait conspiration, c’est que le plan élaboré en commun doit avoir pour conséquence qu’un véritable délit soit commis.

Le Statut part aussi de cette forme de participation à une infraction lorsqu’il rend punissables tous les actes énumérés à l’article 6 en prenant comme base l’existence d’une conspiration ou d’un plan élaboré en commun en tant que forme spéciale de participation à ces crimes. Dans l’article 6, a, le Statut stipule encore une forme spéciale de conspiration lorsqu’il rend punissable la participation à un plan élaboré en commun ou à une conspiration en vue d’une guerre d’agression ou d’une guerre commise en violation de traités internationaux.

Par plan commun, le Statut et le Ministère Public entendent quelque chose qui dépasse le cadre de la conspiration. M. le juge Jackson a reconnu lui-même ici que l’on a dépassé la conception que le Droit anglo-saxon a de la conspiration punissable et que l’on a créé un concept qui n’était pas encore passé dans le Droit. Ces deux sortes de conspiration fondent une responsabilité pour toute action commise par une personne quelconque dans l’exécution de ces deux sortes de conspiration.

Pour donner aux membres de cette prétendue conspiration l’apparence de former une unité, le Ministère Public se sert de la notion de piraterie. Les conspirateurs sont tous embarqués sur un navire de pirates qui, au défi des lois, commit des vols au détriment de toutes les nations et est mis, pour cette raison, hors la loi. Quiconque punit cet équipage contribue à rétablir le Droit.

A première vue, ce tableau a quelque chose de séduisant. Si on l’examine de plus près cependant, on s’aperçoit qu’il s’agit là d’un slogan qui veut confondre la communauté que représente l’équipage d’un navire, et qui est liée à ce navire, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, avec la communauté que créent les circonstances infiniment plus complexes de l’organisation d’un État moderne. Selon la conception indiscutable et reconnue par tous de la répression de la piraterie en haute mer, les navires de toutes les nations sont compétents pour attaquer un vaisseau pirate qu’ils rencontrent. Le Droit pénal de presque tous les pays contient des dispositions expresses à cet égard. Ce qui différencie cette infraction des autres infractions dont la répression s’applique, dans chaque pays, aux nationaux comme aux étrangers, la traite des blanches et la fabrication de fausse monnaie par exemple, c’est le fait que cette justice est exercée en haute mer. On peut avoir l’impression erronée qu’il s’agit là d’un crime commis dans le domaine soumis au Droit international. Ce n’est cependant pas le cas. La piraterie est un délit de Droit commun dont le Droit international autorise la répression non seulement dans les eaux territoriales mais aussi en haute mer, domaine de toutes les nations. La base de cette conception a déjà été posée aux États-Unis au début du siècle dernier par la sentence du juge Marschall.

Les actions reprochées à M. von Ribbentrop ont été commises à une époque où le Reich allemand et ses adversaires se sont rencontrés, en temps de paix d’abord, pendant la guerre ensuite, sur le plan des relations internationales. Un exemple tiré du Droit pénal interne n’est donc pas propre à donner une idée de la conspiration ourdie par l’ensemble d’un appareil étatique. De plus, c’est une arme qui se retourne contre celui qui l’emploie. Tout d’abord l’entité État, qui d’après les principes du Droit international est seule titulaire de droits et de devoirs, disparaît, et ce sont les individus qui se tiennent derrière elle et agissent en son nom, qui sont poursuivis. Mais comme un petit nombre seulement de personnes a participé directement aux actions poursuivies, on réunit alors les nombreux individus en question dans un tout artificiel afin de pouvoir les rendre responsables de faits qu’ils n’ont pas commis personnellement,

C’est là que les juristes doivent faire œuvre de critiques. D’après notre conception du Droit, et aussi d’après celle qu’en ont tous les États civilisés, la responsabilité pénale est conditionnée par un petit nombre seulement de principes divergents. Ainsi, d’après le Droit européen, une action répréhensible ne peut être imputée qu’à celui qui a contribué volontairement ou par négligence à l’exécution d’un acte déterminé. Selon une conception générale, le coupable doit reconnaître le plan auquel il est sensé avoir contribué, il doit avoir prévu les actes accomplis et les avoir approuvés. La participation sous forme de conspiration n’était, jusqu’à présent, reconnue comme infraction que par un cercle restreint de juristes. Elle n’est donc familière qu’à une partie de la législation des États qui conduisent ce Procès ou qui s’y sont ralliés. Elle était complètement inconnue à M. von Ribbentrop au moment de son activité politique. Cette forme de participation élargit le cercle de l’attitude condamnable, beaucoup plus que M. von Ribbentrop ne l’estimait au temps de son activité dans le domaine de la politique extérieure.

Mais même si l’on devait, d’après le Statut, accepter cette forme de participation comme fondement juridique, ni le poste officiel de ministre des Affaires étrangères occupé par M. von Ribbentrop, ni les actes particuliers qu’il a entrepris en raison de cette activité ne serait propres à le faire apparaître comme le membre d’une conjuration. Le cas von Ribbentrop montre en particulier que par l’introduction de la notion de conspiration on embrouille des responsabilités, qu’on ne pourrait accorder, en raison des fonctions, des charges officielles et de l’opinion personnelle des différents conspirateurs.

Pour atteindre tout de même son but, le Ministère Public s’empare d’une quantité toute arbitraire d’actions et de personnalités sans unité naturelle et, la plupart du temps, sans rapports, pour en faire artificiellement et après coup un tout. Si l’on voulait suivre le Statut et le Ministère Public, il en résulterait, contrairement à la réalité et à l’esprit de justice, que bien qu’il eût été personnellement et positivement lavé de toute ingérence dans les affaires concernant les territoires occupés de l’Est, à la suite du résultat irrécusable des preuves, M. von Ribbentrop devrait être rendu responsable de tous les crimes de guerre et crimes contre l’Humanité commis dans l’Est, tandis que l’accusé Streicher, par exemple, serait responsable de la politique extérieure malgré l’étroitesse de son champ d’action. L’affirmation de la conspiration visant à commettre des crimes de guerre et des crimes contre l’Humanité mènerait pratiquement au fait suivant : M. von Ribbentrop, par exemple, et le ministère des Affaires étrangères seraient responsables des crimes de guerre et des crimes contre l’Humanité bien que les témoignages concluent justement à un effort constant de ces autorités pour maintenir la conduite de la guerre dans les règles dictées par le Droit international et pour maintenir la Convention de Genève, même en combattant Hitler de la façon la plus acharnée.

La conjuration en vue de commettre des crimes de guerre et des crimes contre l’Humanité ne peut se rapporter qu’à des atteintes concrètes au droit de la guerre, soit à des actions individuelles comme l’exécution des officiers aviateurs anglais évadés, soit à des mesures précises contraires au droit de la guerre. En tout cas, l’union des conjurés doit se rapporter à un fait précis ou à des groupes précis de faits semblables. Il n’est pas possible qu’un accusé soit rendu responsable d’actions qu’il n’a pas approuvées lui-même ou qu’il s’est efforcé d’empêcher.

A ce sujet, je pense qu’on sera d’accord avec le Ministère Publie si l’on établit qu’il ne peut tout simplement pas exister de conspiration destinée à violer les lois et usages de la guerre ; cette idée est si discutée et si peu délimitée dans la pratique politique et dans la science du Droit International que les actes isolés qui peuvent, au cours d’une guerre, être désignés comme crimes de guerre, ne pouvaient absolument pas être prévus dans les plans des conjurés. On ne peut pas non plus négliger le fait que l’évolution des moyens et des méthodes de combat a également modifié le contenu de l’idée de crime de guerre. Il n’y a donc conspiration que lorsque sont commis des crimes déterminés ou de même nature. On ne peut donc pas rendre responsable chacun des prétendus conjurés de toutes les actions qu’un jugement objectif doit, après coup, considérer comme crimes de guerre. En particulier, cela ne correspondrait pas à l’intention d’atteindre les coupables, si, sur la seule base de l’idée générale et artificielle de conspiration, on condamnait les accusés même pour les crimes qu’ils s’étaient efforcés d’empêcher par tous les moyens.

LE PRÉSIDENT

Je crois qu’il est temps de suspendre.

(L’audience est suspendue.)
Dr HORN

Avec la permission du Tribunal, je poursuis ma plaidoirie à la page 79.

Ce point de vue auquel j’ai fait allusion est exact en ce qui concerne M. von Ribbentrop : non seulement la conduite militaire de la guerre n’était pas de son ressort, mais encore, comme l’a prouvé l’exposé des preuves, il en avait été formellement exclu par des ordres répétés de Hitler. Les crimes de guerre ne touchaient à ses attributions que dans la mesure où ils pouvaient mener à des négociations avec les Puissances étrangères. Par ailleurs, l’initiative prise par M. von Ribbentrop auprès de Hitler pour empêcher l’exécution de 10.000 prisonniers de guerre alliés après la terrible attaque aérienne sur Dresde prouve que, ayant eu connaissance d’un crime de guerre qui était sur le point d’être commis, il a fait tout ce qui était en son pouvoir et a usé de son influencé. Ces considérations et le résultat de l’examen des preuves montrent combien il serait injustifié, en se plaçant au point de vue du Ministère Public de rendre, par exemple, un ministre des Affaires étrangères, dont les compétences sont limitées, responsable de crimes de guerre et de crimes contre l’Humanité, d’autant plus qu’il a été établi d’une manière incontestable qu’il était exclu de toute influence sur la conduite de la guerre.

Je m’occuperai maintenant, avec la permission du Tribunal, de la conspiration qui concerne le projet et la préparation de guerres d’agression et les ruptures de traités. Dans le cadre de cette conspiration, l’accusé devrait manifestement, étant donné son rôle de ministre des Affaires étrangères et les situations qu’il avait occupées précédemment à l’intérieur du service diplomatique, être tenu pour responsable.

Cette sorte de conspiration a manifestement trait à toutes les actions et projets qui ont un rapport quelconque avec la guerre, sa préparation ; l’ouverture des hostilités et leur déroulement. Étant donné que les actions isolées, englobées dans cet amas énorme de tant de notions, ne relèvent pas en elles-mêmes du Droit pénal et n’ont, jusqu’à présent, jamais été envisagées comme un crime « d’ouverture des hostilités », cette sorte de conspiration ne comporte pas d’élément qu’on puisse retenir en application de l’un quelconque des systèmes de Droit pénal du monde. Il ne me reste donc plus qu’à examiner cet ensemble au point de vue de la situation de ministre de M. von Ribbentrop, et de ses rapports avec le Reich qui a mené les différentes guerres.

M. von Ribbentrop occupait, depuis le 4 février 1938, le poste de ministre des Affaires étrangères du Reich. Comme l’a montré l’exposé des preuves, M. von Ribbentrop fut appelé à ce poste le 4 février 1938, au moment où la direction effective de la politique extérieure était passée aux mains de Hitler, étant donné sa double qualité de Chancelier et de Chef suprême de l’État. Comme Hitler l’a formellement déclaré dans son discours du 19 juillet 1940 à l’Opéra Kroll, discours que j’ai déposé sous forme de document, M. von Ribbentrop était à ce moment-là déjà, et depuis plusieurs années, dans l’obligation de mener la politique extérieure suivant les directives politiques de Hitler ; M. von Ribbentrop ne possédait donc pas les attributions qui sont liées à l’état de ministre dans les constitutions des États modernes. Il ne les possédait ni en fait, comme le montre le discours qui vient d’être cité, ni en Droit ; cela ressort de l’examen du Droit constitutionnel du IIIe Reich.

D’après le Droit constitutionnel qui s’est développé au cours du XIXe siècle et au début du XXe siècle dans les États modernes, les attributions du ministre des Affaires étrangères ressortissent au pouvoir exécutif. Le ministre des Affaires étrangères doit, en collaboration avec le président du conseil, mener la politique extérieure, sous sa propre responsabilité. Cette responsabilité est portée, dans une démocratie parlementaire, devant la représentation nationale, et dans une constitution monarchique ou présidentielle, devant le Chef de l’État. La valeur de cette responsabilité a uniquement une signification politique. Elle a pour conséquence que le ministre qui n’a plus la confiance du parlement ou du Chef de l’État doit se démettre de ses fonctions. La plupart des constitutions prévoient en outre l’accusation d’un ministre par la représentation nationale pour atteintes aux devoirs de sa charge. Même quand la décision est rendue par une juridiction constitutionnelle après une procédure pénale, le ministre n’est pas puni, mais seule, son activité est déclarée coupable.

Dans la constitution allemande de la République de Weimar, les deux possibilités avaient été prévues pour engager la responsabilité des ministres. L’accusation d’un ministre n’a d’ailleurs jamais été réalisée pratiquement.

Dans le Droit public du IIIe Reich, une modification fondamentale a été introduite en cette matière. Le Parlement fut engagé, quelque temps avant l’arrivée de Hitler au pouvoir, à approuver, en raison des difficultés intérieures, une loi de pleins pouvoirs étendus. Le peuple allemand et ses représentants s’attendaient à ce moment que cette loi ne servît qu’à redresser certaines situations particulièrement difficiles, pour une période transitoire. Cette loi devint pourtant la base d’une transformation complète de la constitution. La possibilité d’une responsabilité parlementaire disparut. Elle se transforma en responsabilité devant le Führer et Chancelier du Reich, en la personne duquel reposaient désormais les pouvoirs abandonnés par le Parlement. Il n’y avait désormais qu’une responsabilité, celle envers le Chef de l’État. En plus de cette remise de pouvoir parlementaire, toutes les fonctions dérivées de l’autorité étatique se concentrèrent dans une mesure sans cesse accrue en la personne de Hitler. La traditionnelle séparation des pouvoirs, résultat d’une lutte constitutionnelle de plus de cent ans, fut minée par la réunion de tous les moyens de gouvernement et devint caduque. Les pouvoirs furent concentrés entre les mains du Führer qui les confia à son tour à ses délégués. L’enseignement du Droit public du IIIe Reich qualifia cette mesure de passage de la séparation réelle des pouvoirs à la séparation fonctionnelle des pouvoirs.

Par suite de cette transformation, chaque ministre agissait non plus sous sa propre responsabilité, mais seulement en vertu de la mission impartie par le Chef de l’État. Ce qui était vrai pour chaque ministre pris en particulier l’était aussi pour l’ancien cabinet du Reich. Il n’avait plus aucune influence sur la conduite de l’État mais était une idée d’ensemble des différentes administrations techniquement distinctes. A mesure que les tâches politiques incombant normalement à l’ensemble des ministres — donc au cabinet — disparaissaient, les tâches du conseil des ministres se résolvaient d’elles-mêmes sous la pression des faits. C’est pourquoi il ne se réunit jamais dans la période de von Ribbentrop, ainsi que l’a établi l’examen des preuves. Le titre de ministre lui-même ne signifiait plus direction d’un secteur particulier de l’administration, mais devint un titre exprimant un rang.

Par suite de cette évolution, le ministère des Affaires étrangères n’avait plus le droit de déterminer les lignes fondamentales de la politique extérieure. L’audition des preuves a mis également ce fait en lumière sous la forme des discours et déclarations de Hitler, dans lesquels il prétendait, par exemple, après l’occupation de la Rhénanie et l’annexion de l’Autriche, qu’il avait pris ces grandes décisions comme il les appelait, de sa propre initiative et contre la volonté de ses conseillers, en invoquant sa responsabilité devant le peuple allemand et l’Histoire. Du point de vue du Droit constitutionnel, cela signifiait qu’aucun ministre n’avait la possibilité de s’opposer aux décisions. Toujours au même point de vue, il n’avait pas non plus le pouvoir de vérifier la légalité de la décision du Führer. Car la réunion, qui vient d’être décrite, de toutes les fonctions du pouvoir étatique en la personne de Hitler avait pour conséquence qu’il possédait aussi bien le pouvoir législatif que la direction de l’exécutif. On ne prévoyait plus une forme quelconque dans le IIIe Reich pour l’acte législatif. Il n’y avait non plus aucun critère selon lequel il eût été possible de déduire du contenu de la décision du Führer s’il agissait en sa qualité de législateur ou en tant que titulaire du pouvoir exécutif. Le concept de la loi matérielle, bien établi en Allemagne comme dans tous les Etats continentaux jusqu’à la prise du pouvoir par le nazisme, fut complètement vidé de sa substance. Les instructions de détail elles-mêmes étaient présentées sous forme de loi. Dans les constitutions de tous les États, il est interdit aux autorités chargées de l’application des lois d’en discuter le fond. Cela vaut même pour l’administration de la Justice, donc, à plus forte raison pour les services administratifs. L’application d’une loi élaborée selon le mode prévu par la constitution ne peut être refusée par aucun service dans l’État. L’examen des tribunaux eux-mêmes se borne à établir si les règles de forme prescrites par la constitution ont été observées. C’est également le cas en Grande Bretagne et aux États-Unis, où les règlements pris par le pouvoir exécutif sont dans tous les cas soumis à un examen de fond, au contraire des lois votées par le Parlement.

Selon le Droit constitutionnel du IIIe Reich, un seul organisme était compétent pour toutes les manifestations de la volonté de l’État : le Führer. En quelle qualité celui-ci agissait-il ? C’est ce que l’éclipsé des notions de Droit constitutionnel ne permettait pas, bien souvent, de discerner. L’enseignement de Droit constitutionnel du IIIe Reich se réduisit en conséquence à une théologie des déclarations du Führer. Les vieilles distinctions disparuent complètement de la pensée ministérielle. La seule question qui pût être soulevée dans le Droit constitutionnel du IIIe Reich était de savoir si la volonté du Führer était exprimée sous forme assez concrète pour représenter la volonté de l’État. A l’origine de cette pratique constitutionnelle se trouvait également, et pour une part non négligeable, la transposition de la pensée pseudo-militaire sur le plan politique. Les principes d’obéissance et de discipline furent transposés en un domaine où leur règle’ ne se justifiait en aucune façon.

Parallèlement à la renonciation à la traditionnelle séparation des pouvoirs, il faut encore signaler un fait justement caractéristique de la manière dont cette despotia sui generis vient à rencontre de toute conspiration ou de tout plan concerté.

L’audition des preuves ne démontre l’existence d’aucun organe quelconque de conseil ou de contrôle du Chef de l’État. Ni le cabinet, ni le Conseil de la défense du Reich, ni aucune autre commission consultative n’ont eu une influence quelconque sur les décisions de Hitler. Les documents-clés et les déclarations des témoins ne mentionnent que des monologues de Hitler devant un auditoire croissant. Tout ce qui a l’apparence d’un conseil est, en réalité, un ordre reçu. L’audition des preuves a suffisamment établi que les tentatives faites pour influencer Hitler aboutissaient tout au plus à des réactions imprévisibles.

M. von Ribbentrop, et plus d’un parmi les autres accusés, possédaient sans doute un pouvoir appréciable dans leur propre sphère, dans la mesure où elle n’intéressait pas Hitler. Une part quelconque dans les grandes décisions sur la guerre et la paix, l’armistice, les offres de paix, etc, leur était absolument refusée.

Les fonctions de ministre des Affaires étrangères, telles que celles de M. von Ribbentrop, ne permettaient pas le jeu d’un esprit indépendant. M. von Ribbentrop en a également, ainsi que l’a dit ici le secrétaire d’État Steengracht, fait l’expérience. Il a déclaré, en s’en allant, que Hitler pouvait se servir tout au plus d’un secrétaire dans le domaine de la politique extérieure, mais non d’un ministre des Affaires étrangères.

Ce développement de la pratique constitutionnelle et gouvernementale est difficilement conciliable avec l’idée de plans communs et d’une conspiration commune. La conspiration exigeait, comme nous l’avons vu, une similitude ou une concordance de buts à l’occasion de laquelle les participants forment librement leur volonté. La pratique politique du IIIe Reich ne connaissait que les acclamations.

J’ai basé les faits que j’ai examinés jusqu’alors sur le Droit pénal matériel prévu à l’article 6. Je ne voudrais cependant pas terminer ma plaidoirie sans attirer l’attention du Tribunal sur les rapports qui existent entre la politique et le Droit.

L’essence de la politique, c’est, et ce sera toujours dans la vie des États souverains, la sauvegarde des intérêts du peuple. Pour que cette conception de la politique ne dégénère pas en manque total de scrupules, la vie internationale a créé la conception de l’équilibre des intérêts et la diplomatie pour les représenter. C’est cette dernière qui a contribué en grande partie à la détermination des principes touchant les relations internationales, et partant, du Droit international. L’existence parallèle de nombreux États, qui se présentaient avec des droits égaux, est cause de l’imperfection de l’ordre juridique international. Leur talon d’Achille était l’absence d’une force supérieure qui eût été en mesure d’imposer la valeur de l’ordre juridique, de la même façon que l’autorité publique peut le faire à l’intérieur de l’État. Par conséquent, on a toujours attribué, au libre jeu des forces dans la sphère internationale, un espace infiniment plus grand. Les hommes d’État sont tenus de défendre les intérêts de leurs peuples. Si leur politique échoue, les États pour lesquels ils agissent en supportent les conséquences. Eux-mêmes sont jugés par l’Histoire. Juridiquement, ils n’étaient cependant responsables qu’au point de vue national d’une action que l’étranger a reprochée à l’État comme un délit contre le Droit international. L’État étranger auquel l’action envisagée a porté préjudice ne pouvait pas, en principe, s’en prendre à la personne isolée qui a agi. La cloison que le Droit international a établie entre les personnes qui agissent individuellement et les puissances étrangères, par respect pour la souveraineté de l’État, n’a été supprimée que dans le cas exceptionnel des crimes de guerre dont j’ai parlé.

Telle était, en tous cas, au début de la deuxième guerre mondiale, la conception du Droit international que toutes les tentatives contraires n’ont pu ébranler.

M. le Procureur Général français justifie l’accusation portée contre les dirigeants de l’ancien régime en disant qu’il n’y a plus de Gouvernement allemand pour exercer cette activité judiciaire. Avec tout le respect dû à cette argumentation adroite, l’observateur critique ne peut s’empêcher de voir que cette logique rigoureuse a succombé à de fausses conclusions. La défaite totale de l’Armée allemande et l’occupation du territoire allemand tout entier ont mis fin à toute résistance organisée dirigée par le Gouvernement. Les grandes Puissances victorieuses qui représentent ce Tribunal ont conquis par la force effective le droit de décider du sort de l’Allemagne, selon le Droit international. Elles auraient pu démembrer l’Allemagne. Elles ont choisi une autre voie. Par la déclaration de Berlin du 5 juin 1945, elles ont assumé « le pouvoir suprême en Allemagne, le Commandement suprême de l’Armée et de tous les Gouvernements ou autorités de l’État, des communes et des localités ». Cela définit bien leurs intentions. La déclaration insiste expressément sur le fait que le transfert des pouvoirs ne signifie pas l’annexion de l’Allemagne. L’exercice des droits assumés a été transmis à un conseil de contrôle composé des Commandants en chef des quatre zones d’occupation. Depuis la déclaration de Berlin, l’Allemagne se trouve dans une période de transition qui dure encore. Les quatre Puissances ont conclu de nouveaux accords à la Conférence de Postdam de juillet 1945 au sujet desquels nous avons été informés par le communiqué du 2 août 1945. L’accord sur la création d’un conseil des ministres des Affaires étrangères conclu à Postdam confie à ce conseil la préparation d’un règlement de la paix qui doit être accepté par le Gouvernement allemand, lorsqu’un Gouvernement propre à ce but aura été créé. Dans un second accord, des dispositions ont été prises sur l’Allemagne sous le contrôle allié.

Il ressort de ces principes que l’Allemagne doit être maintenue comme État, qu’elle est soumise à un contrôle allié et que l’édification d’un Gouvernement allemand est envisagée. Ce Gouvernement doit accepter sous peu les conditions de paix. Il faudra donc qu’il s’agisse d’un Gouvernement qui soit capable de prendre des engagements qui seront ceux d’un partenaire habilité au point de vue du Droit international à l’égard de puissances étrangères. Les vainqueurs ont donc exercé leur droit de disposition que la conquête leur a donné, en ce sens qu’ils ne veulent pas détruire l’État allemand. Pendant la période de transition, ils exercent eux-mêmes les fonctions du Gouvernement allemand qui, actuellement, n’existe pas. Nous sommes, de ce fait, autorisés à nous servir de la déclaration de Potsdam comme point d’appui pour apprécier la situation juridique de l’Allemagne.

L’État allemand n’a donc pas disparu. Il serait par conséquent juridiquement faux, et cela nous vaudrait en outre le reproche de manquer de compréhension historique, de considérer comme quelque chose de nouveau l’État dont la direction par son Gouvernement propre est envisagée. L’Allemagne est chargée de responsabilités résultant de son passé. Cela n’est possible que si l’on considère l’État, dont la responsabilité a été créée par son attitude, et celui qui doit s’en porter garant, comme la même personnalité juridique.

Les pouvoirs de l’État allemand en matière de Droit international ne s’expriment pas pour le moment par l’activité d’organismes propres, mais cet État allemand n’a pas disparu de la sphère de l’ordre juridique international.

Étant donné que, de ce fait, les principes élémentaires de M. de Menthon deviennent caducs, on ne peut admettre l’argumentation finale. La compétence des Puissances victorieuses sur les ressortissants allemands pour leurs actes qui se rattachent à la politique ne peut donc être sur le terrain du Droit international tel qu’il existait jusqu’à présent. Le Statut abandonne, de ce fait, l’ordre juridique international. En outre, il se met en contradiction avec les principes fondamentaux du Droit pénal. Si M. le représentant du Ministère Public français est d’avis que le Tribunal assume la compétence judiciaire pénale de l’État allemand qui, d’après sa conception, n’existe pas actuellement, il doit donc, en toute logique, appliquer le principe nullum crimen sine lege qui vaut pour le Droit pénal existant en Allemagne. Un fait ne pourrait donc faire l’objet d’une sanction que s’il était punissable aux yeux du Droit allemand au moment où il a été commis. Ce n’est pas le cas ; ni pour la responsabilité pénale personnelle à propos de la violation des traités et des engagements internationaux, ni pour la participation à la conjuration et au plan concerté. C’est en le reconnaissant que le conseil de contrôle pour l’Allemagne, dans sa proclamation n°  3, a décidé d’introduire à nouveau l’application de deux principes de Droit public dans le système du Droit pénal allemand, principes dont le régime hitlérien s’était écarté : l’interdiction de la rétroactivité et de l’analogie.

Les conceptions pénales et politiques du Statut déterminent de nouvelles normes juridiques qui doivent être conçues comme noyau de l’ordre juridique mondial. A l’époque où les faits incriminés se sont déroulés, M. von Ribbentrop ne savait pas qu’il existât un tel ordre juridique mondial.

On pourra ne tenir compte de la nécessité de la qualification préalable de l’infraction que dans les cas peu nombreux où la cruauté de l’action est si évidente qu’il ne peut y avoir de doute sur son caractère punissable. Cela pourrait s’appliquer à des faits qui ne sont pas punissables uniquement en raison de l’amoralité anormale de certaines mesures du régime hitlérien dans l’Allemagne de ces dernières années.

J’ai, jusqu’à maintenant, procédé à l’examen des preuves suivant le point de vue du Droit international en vigueur et du Statut que vous avez souligné une fois encore, Monsieur le Président, lors de l’audience du 20 juin 1946, comme constituant les bases juridiques de cette procédure. Jusqu’ici, les dispositions du Droit international n’ont pu résoudre les problèmes qui doivent être résolus. C’est du fait de cette insuffisance qu’est née la seconde guerre mondiale.

La catastrophe, que cette réglementation n’a pas pu empêcher, ne peut pas encore être appréciée aujourd’hui dans ses conséquences. Éviter sa répétition à l’avenir est le grand but de l’Humanité qui est la base de la Convention de Londres du 8 août 1945. Que l’on n’ait pas encore pu l’atteindre, c’est ce que démontre avec une clarté effrayante le fait que le jour où le Statut de ce Tribunal était proclamé comme expression du Droit nouveau, la guerre éclatait entre l’Union Soviétique et le Japon. L’Union Soviétique avait promis son déclenchement à ses alliés six mois’ auparavant. Comme motif, on invoqua, entre autres, que la Russie avait à régler un vieux compte avec ce pays. Il s’agit donc ici d’un cas typique d’attaque non provoquée.

J’ai exposé que l’agression et l’agresseur ne peuvent faire l’objet d’une définition générale s’appliquant à toutes les circonstances de la réalité. Cet organisme supérieur de l’Humanité ne doit pas avoir seulement une autorité réelle, mais il doit avoir également une autorité morale. On doit pouvoir mettre dans son jugement impartial une entière confiance. Il doit y avoir un aréopage au-dessus des parties en conflit devant lequel les parties comparaissent seulement pour rechercher le Droit et non pas pour y siéger comme juges.

Nous sommes dans une période de transition entre l’ancien Droit, sous la domination duquel sont nées les ruines qui nous entourent, et un Droit mondial nouveau qui se dessine, mais n’est pas encore affirmé effectivement et moralement. C’est une mission difficile qui dépasse presque les forces humaines, en cette période du passé et du devenir, que de peser les actes que l’ancien ministre des Affaires étrangères von Ribbentrop a accomplis, sa participation aux événements, les limites de son insuffisance et sa culpabilité personnelle, et de les apprécier au point de vue pénal.

LE PRÉSIDENT

Je donne la parole au Dr Nelte, avocat de l’accusé Keitel.

Dr NELTE

« Nous devons aborder notre tâche avec tant de réflexion intérieure et de probité intellectuelle, que ce Procès puisse être considéré un jour par la postérité comme ayant comblé l’aspiration humaine à la justice. »

Ces paroles prononcées par Justice Jackson dans son réquisitoire principal doivent être un leitmotiv pour tous ceux auxquels est échue la noble tâche de contribuer à la recherche de la vérité dans ce Procès. Que cette vérité ne puisse être absolue, les représentants du Ministère Public, Justice Jackson et M. Dubost l’ont exprimé. L’Accusation ne vise pas à découvrir une image universelle sur le plan historique, et encore moins sur le plan évolutif, de cette époque si courte et pourtant si lourde de tragique signification ; mais elle vise à établir si et dans quelle mesure les accusés ici présents ont participé aux événements qui ont eu leurs répercussions dans le monde entier et ont causé tant d’indicibles malheurs, surtout dans le peuple allemand.

Le Ministère Public a déclaré un jour au cours des débats, par son représentant autorisé, que sa tâche consistait à exposer les documents à la charge des accusés, et rien que ces documents. Il a ainsi défini, par opposition au principe de l’accusation objective qui commande la procédure criminelle allemande, sa conception absolument unilatérale de l’Accusation qui fait un devoir à la Défense...

LE PRÉSIDENT

J’ai déjà corrigé cette erreur que vous commettez lors d’une plaidoirie de l’un de vos confrères. Ce n’est pas l’usage du Ministère Public de cacher les preuves qui pourraient se présenter en faveur des accusés.

Dr NELTE

Je crains de n’avoir pas compris.

LE PRÉSIDENT

Je disais que j’avais rectifié ce point de vue erroné que vous exprimez dans ce passage de votre plaidoirie et qui vous fait prétendre que le Ministère Public aurait eu pour habitude de vous cacher tout moyen de preuve en faveur des accusés qui eût pu parvenir à sa connaissance.

Dr NELTE

Monsieur le Président, M. Justice Jackson a déclaré ici : « Nous ne pouvons pas servir deux maîtres », en répondant à notre prétention qui exigeait, conformément au Droit pénal allemand, que le Ministère Public eût également à présenter des preuves à décharge. Ce que je déclare ici ne constitue pas un reproche que j’adresse au Ministère Public. Au contraire, si l’on se place au point de vue du Ministère Public, on peut dire qu’il a fait tout ce qui était en son pouvoir ; mais nous voulions simplement, en tant que défenseurs, expliquer notre point de vue...

LE PRÉSIDENT

La seule raison pour laquelle je vous ai interrompu, c’est que cette phrase semble présenter ce fait comme une attitude délibérée du Ministère Public. Dans le second paragraphe, la deuxième phrase dit que, par opposition au principe de l’accusation objective qui commande la procédure criminelle allemande, la conception absolument unilatérale du Ministère Public...

Dr NELTE

« Unilatérale », Monsieur le Président. Contrairement aux principes qui régissent le Droit pénal allemand, le Ministère Public a défini sa conception unilatérale de l’Accusation qui fait un devoir à la Défense d’exposer toutes les circonstances et considérations indispensables à une application objective du Droit.

LE PRÉSIDENT

Fort bien ; poursuivez. Il se peut que ce malentendu soit simplement dû à une différence de traduction.

Dr NELTE

Il est, pour cela, nécessaire d’expliquer d’abord certaines notions nécessaires à la reconnaissance d’une responsabilité et d’une faute. Pour autant qu’il s’agisse ici de notions de Droit international et de Droit constitutionnel, elles ont été examinées et exposées par M. le professeur Jahrreiss.

Je voudrais faire quelques remarques fondamentales à propos du domaine du soldat. On a mentionné ici à maintes reprises les notions de métier des armes, d’obéissance, de loyauté, d’accomplissement du devoir et d’amour de la partie. Je crois que le monde entier considère que ce sont là de bonnes notions pour n’importe quel individu. Mais on pourra aussi dire que ces notions prêtent à quelque équivoque. C’est ainsi que s’opposent le noble métier des armes et le militarisme, l’accomplissement naturel du devoir et une méprisable obéissance de cadavre, l’impératif catégorique de l’accomplissement du devoir et le sentiment outré de la responsabilité, enfin, un amour profond de la patrie et le chauvinisme.

Nous voyons que toutes ces notions peuvent parcourir l’échelle du bien et du mal. L’origine et le sens profond de ces notions sont partout les mêmes, mais les formes que leur ont données la tradition et l’éducation, et partant leurs effets, sont très différents. Mais qui, dans ce cas, doit faire la distinction et décider si le sentiment relève encore du domaine du bien ou s’il a déjà atteint la sphère du mal ? Nous vivons tous dans un monde dont les efforts se sont orientés au cours des siècles vers la création d’un certain ordre. L’ordre est bien, lui aussi, une notion relative, mais c’est la définition des rapports des hommes entre eux qui, en tenant compte du caractère propre à chaque pays, garantit une vie de communauté la meilleure possible.

Cela est vrai de l’État et l’est des rapports des peuples entre eux. Mais à qui appartient-il dans cet ordre même de déterminer ce qui est juste et ce qui ne l’est pas ? L’unité de mesure d’après ce que nous venons de dire, ne pourrait être fournie que par l’État, donc par la nation. Le rapprochement des États dans les relations mondiales, ainsi que la civilisation qui se répandait de plus en plus, ont fait que les différentes notions de nationalités se sont égalisées en dépit de maintes différenciations. Il faut avouer que certaines doctrines nationales-socialistes et leurs méthodes d’application ont porté à cette égalisation un coup fatal. Néanmoins, le principe n’en reste pas moins inattaquable : l’unité de mesure du juste et de l’injuste doit être déterminée d’un point die vue national, et si l’on veut que l’ordre soit durable, une seule chose est souhaitable : assimiler les unes aux autres les nations et les notions fondamentalement nationales. C’est à cela que tend l’organisation universelle.

Or, si l’unité de mesure nationale, c’est-à-dire le jugement de valeur nationale sur le bien et le mal, sur le juste et l’injuste, était jusqu’à présent bien établie, les notions elles-mêmes n’ont jamais perdu leur relativité, en particulier lorsque des contrastes nationaux existent pour d’autres raisons. Un exemple convaincant en est le jugement porté sur le mouvement de résistance. Tous les pays célèbrent comme la plus haute expression du patriotisme le fait de risquer sa vie pour la patrie. Pourtant, il ressort de la Convention de La Haye relative à la guerre sur terre qu’un tel mouvement de résistance est interdit. Nous avons ici un exemple manifeste de la contradiction qui existe entre les appréciations éthiques et les appréciations juridiques. Cela prouve qu’il n’y a pas de notions absolument fixes du bien et du mal, du juste et de l’injuste, et qu’au-dessus de tout Droit écrit, il y a des lois non écrites qui acquittent le coupable pour avoir obéi à des lois supérieures. Mais ces lois supérieures sont également subjectives et nationales, donc collectivement subjectives. L’appréciation humaine du bien ou du juste peut se baser sur un Droit supérieur réel, sur une idée supérieure vraie, mais elle peut aussi se développer à partir d’une croyance faussée, à partir d’une idée inexacte. Qui voudrait ou pourrait décider si une croyance ou une idée était juste ou non ? L’Histoire enseigne que la plupart du temps l’idée couronnée de succès est considérée comme juste, en quelque sorte parce que ce serait là le jugement de Dieu. Je ne saurais dire si c’est toujours exact. Mais, l’important est de savoir si les hommes dont on doit apprécier la culpabilité ont agi avec des intentions pures, mus par une telle idée, une telle croyance. Si le jugement de Dieu a établi la fausseté de cette croyance, la question se pose toujours de savoir si les hommes, pour des raisons compréhensibles ou inexplicables, étaient autorisés à croire que cette idée était bonne.

Cette question est un problème qui ne se rapporte pas seulement à l’accusé Keitel mais bien à tout le peuple allemand. D’après l’exposé du Ministère Public français, les accusés de ce Procès ne sont pas les seuls vrais coupables ; tout le peuple allemand l’est aussi. La portée de cette thèse est immense. Si le Tribunal — ne serait-ce que dans ses attendus — devait arriver au résultat que tout le peuple allemand est coupable, alors tout Allemand sera marqué pour un temps indéfini du signe de Caïn qui doit finalement conduire à l’extermination du peuple allemand et à sa dissolution.

On a déclaré — de la part la plus autorisée — qu’on n’a pas l’intention d’accuser tout le peuple allemand. Par la capitulation sans conditions, nous sommes livrés à la grâce et à la disgrâce des Puissances victorieuses. Mais il est dit que le jugement de ce Tribunal doit être juste. Ici, dans cette enceinte, le leitmotiv ne doit pas être grâce ou disgrâce, mais justice. Justice, ne veut pas dire indulgence. Mais un jugement ne sera juste que s’il tient compte de toutes les circonstances qui entourent la manière d’agir et l’attitude de l’accusé. Pour ce qui est arrivé, et qui forme l’objet de cette accusation, il n’y a pas d’excuse. Je ne peux qu’essayer de donner une analyse. La peine, le malheur qui sont tombés sur l’Humanité sont si grands que des paroles ne peuvent l’exprimer.

Précisément, le peuple allemand, après avoir appris quelle Catastrophe a touché les peuples de l’Ouest et de l’Est et les Juifs, a pour les victimes une pitié mêlée d’effroi. Le peuple allemand sait ce que signifie ce malheur, car il est battu comme aucun autre peuple, non seulement au point de vue militaire, mais par les terribles conséquences des attaques aériennes, par la perte de millions de ses jeunes hommes au front, par les évacuations et les fuites dans la neige et la glace. Nous savons donc ce que c’est que d’être dans le malheur et que devoir y rester. Mais alors que les autres peuples peuvent considérer cette souffrance et ce malheur comme du passé et que, protégés par l’ordre de l’État, ils ont l’espoir réconfortant de retrouver une existence ordonnée et un avenir heureux, l’ombre du désespoir pèse encore sur ce peuple-là. Le jugement de ce Tribunal éterniserait ce désespoir s’il confirmait la culpabilité de tout le peuple allemand. Le peuple allemand n’attend pas pour lui un acquittement ; il n’attend pas qu’on déploie sur tout ce qui est arrive le manteau de la charité chrétienne et de l’oubli. Tous les Allemands, jusqu’au dernier, sont prêts à supporter les conséquences. Ils veulent les accepter comme leur destin et tout faire afin de contribuer à la suppression de ces conséquences. Mais ils espèrent aussi que les âmes et les cœurs du reste de l’Humanité ne sont pas si endurcis que la tension, que dis-je, la rupture, entre ce peuple et le reste de l’Humanité doive subsister.

Votre tâche, Messieurs les juges, est immensément lourde. Nous ne parlons pas seulement un langage différent, nous sentons tous avec l’âme die notre patrie. Beaucoup de ce qui est arrivé, dans ce pays, vous semblera incroyable. Les sentiments du peuple allemand dans ses différentes catégories ne sont pas vos sentiments. L’un des points les plus essentiels, particulièrement dans le cas des soldats, ne semble être l’opinion qu’on a sur ce que l’on entend par liberté. L’idéal de la liberté a aussi été proclamé dans ce pays. Nous savons tous que l’anarchie est la conception extrême de la liberté. Aucun État ne souhaite l’anarchie parce que cela signifie sa propre fin. Si donc tous les États sont d’accord sur le fait que la conception absolue de la liberté ne vaut jamais la peine d’être recherchée et ne peut être approuvée, il en résulte forcément la relativité du concept de liberté. Aucun concept n’a donné lieu à autant d’abus que celui de liberté, et malgré cela, tout système politique proclame que la liberté est le plus grand de tous les biens.

Je ne veux nullement dire par là que la vraie solution était la conception de la liberté telle que l’avait proclamée le national-socialisme. Ce que je veux dire, c’est uniquement ceci : le national-socialisme aussi connaissait la conception de la liberté et il montrait au peuple, par la propagande, que sa conception était la vraie. Cela lui était d’autant plus facile qu’étant données les conséquences du Traité de Versailles, l’Allemagne ne pouvait effectivement pas émettre la prétention d’être réellement libre. Les restrictions apportées à sa souveraineté étaient si fortes, si visibles, que le national-socialisme avait beau jeu lorsqu’il proclama la lutte pour la liberté de la patrie. Aussi longtemps que, dans le monde, la patrie sera reconnue comme le plus grand bien. terrestre, il faudra comprendre les efforts faits pour conserver ce bien, et on ne pourra pas les désapprouver, même lorsqu’il s’agit d’un adversaire. On pourra avoir différentes conceptions des méthodes à employer pour réaliser ces désirs et sur le point de savoir comment on doit atteindre cette liberté. Or, ce n’est pas l’individu qui en décide, mais celui ou ceux qui détiennent le pouvoir dans l’État.

Tout être humain veut avoir un appui dans la vie et doit l’avoir s’il ne veut pas désespérer ou sombrer dans l’anarchie. L’ordre dans l’État est, à côté de l’ordre moral, l’appui solide de la base de son existence qui lui assure le sentiment de la sécurité de son existence et de l’exercice de sa profession. C’est le besoin profond d’ordre qu’ont tous les hommes civilisés, qui trouve son achèvement dans les institutions de l’État. Le citoyen, à son tour, doit avoir dans l’État la confiance, que ce dernier, c’est-à-dire, ses organismes, gardent l’ordre et le Droit. Mais il ne s’agit pas de savoir quel parti fournissait les gardiens des principes inviolables. C’est justement là que s’exprime la confiance de l’ensemble du peuple, lorsqu’il remet la direction à la majorité du moment. Le national-socialisme a sans aucun doute cherché et réussi à éveiller dans de larges sphères du peuple allemand la croyance que ses efforts étaient ceux de la majorité du peuple. Il s’est procuré ainsi l’alibi de la légalité.

Le commandement de la Wehrmacht, en dehors de toute considération militaire, ainsi que l’ont proclamé ici tous les généraux et amiraux, a cru à la légalité du Gouvernement de Hitler. Il s’est considéré comme l’instrument du Gouvernement légal tout comme il l’a fait lorsque l’Empereur, Ebert et von Hindenburg étaient les représentants de l’Allemagne.

Comme tous les sentiments naturels, comme toutes les manières d’exprimer son sentiment, le sentiment de l’amour de la patrie et de la conception du devoir militaire porte en lui-même la tendance à l’exagération, et ainsi à la dégénérescence, lorsque des circonstances extérieures créent pour cela une pré-condition favorable. Nous avons vu l’idée saine de l’amour de la patrie se transformer en chauvinisme national, et, en regardant en arrière, nous pouvons constater comment une saine conception de l’état militaire s’est développée par des influences étrangères dans le sens d’une forme d’expression militariste.

Tous ces développements ne se font pas par bonds saccadés, ce qui les rendrait facilement reconnaissables et réglables. Les mobiles ne sont pas en général apparents. Ils sont comme un poison qui agit lentement et sournoisement et dont l’effet éclate un jour die manière effrayante. On n’a pas besoin de preuves spéciales pour démontrer qu’un des aspects du soldat, dont l’esprit est orienté vers une guerre possible, est fait d’une dureté qui, en s’augmentant, devient de la brutalité. On trouve chez des généraux célèbres et non exclusivement allemands, l’opinion que la guerre brutale est souvent la plus clémente parce qu’elle mène à une fin rapide. C’est ce que veut, bien entendu, tout chef d’armée. Quand la guerre a écarté les modérations du temps de paix, il reste la brutalité. Ainsi se découvrent le motif de la guerre totale et la source du terrible malheur qui en est résulté.

La tâche de la Défense est lourde dans ce Procès. Le peuple allemand regarde Nuremberg, divisé lui-même à ce propos. Les uns regardent notre tâche avec scepticisme, parce qu’ils voient dans la Défense des accusés une faveur pour des gens considérés par eux comme des criminels de guerre et croient que leurs défenseurs veulent soustraire ces accusés à un juste châtiment. Les autres considèrent ce Procès comme un procès spectaculaire auquel les défenseurs participent comme figurants pour lui donner une apparence de procédure régulière. Aux yeux de ces Allemands, nous nous rendons coupables d’aide apportée à l’ennemi.

Nous n’avons aucune raison de nous justifier, car nous accomplissons, en participant à ce Procès, un devoir conforme aux règles de notre profession, dont l’importance n’a pas besoin de justification. Cette participation consiste à collaborer pour établir la vérité dont la portée et les conséquences échappent encore à notre peuple, et à rechercher les motifs et la réponse à la question de savoir comment on a pu en arriver là.

Seule, la claire connaissance des causes, des forces et des hommes qui nous ont menés au malheur qui s’est abattu sur l’univers créera, pour l’avenir de notre peuple, la possibilité de retrouver le chemin vers le reste du monde.

Le devoir de ce Tribunal ne consiste pas à établir les raisons politiques,, économiques ou métaphysiques de cette seconde guerre mondiale, ni a examiner le développement ’général des événements, mais exclusivement à décider si les accusés ont eu une part et quelle part ils ont eue dans les faits dont les Puissances victorieuses ont fait l’objet de ce Procès. La tâche de la Défense doit consister, dans le cadre de sa collaboration à la recherche de la vérité, à vérifier si et quels arguments de Droit et de fait peuvent être présentés en faveur des accusés. Il faut ajouter que, si compréhensif que soit le Tribunal en matière de présentation des preuves, les possibilités réelles de produire des preuves à décharge en faveur des accusés, ont été très limitées. Justice Jackson a dit dans son exposé...

LE PRÉSIDENT

Vous semblez revenir à d’autres attaques sur la manière dont ce Procès a été conduit ; il ne vous appartient pas de formuler des critiques de ce genre ; vous êtes là pour faire la plaidoirie de l’accusé Keitel. En outre, je dois constater que vous continuez à vous plaindre du fait que certains documents ne vous auraient pas été communiqués, et vous faites allusion à des discussions sur ce sujet qui auraient eu lieu en février 1946. A ce moment, j’avais exprimé l’opinion, au nom du Tribunal, que le Ministère Public français pouvait vous donner toute possibilité d’examiner ces documents. De février jusqu’à juillet, vous n’avez présenté aucune requête au Tribunal ni n’avez formulé aucune plainte auprès de lui établissant que ce n’avait pas été fait. Et maintenant vous affirmez dans votre plaidoirie n’avoir pas vu ces documents bien que j’eusse, en février, exprimé au nom du Tribunal, l’opinion que vous pouviez être autorisé à les examiner. Il me semble que c’est une pure perte de temps que d’exprimer ce genre de plainte, après tant de mois, en dehors du fait que vous avez déjà consacré tout le temps de la lecture de ces onze pages de votre plaidoirie sans en venir à un fait qui intéresse réellement le cas de l’accusé Keitel.

Dr NELTE

Je crois que vous avez dit en février au Ministère Public de bien vouloir mettre ces documents à ma disposition. Malheureusement, le Ministère Public n’a pas mis ces documents a ma disposition.

LE PRÉSIDENT

Pourquoi ne vous êtes-vous pas à nouveau adressé au Tribunal ? Vous saviez parfaitement bien que j’avais exprimé mon point de vue au nom du Tribunal tout entier et si vous aviez une plainte à formuler, il vous était loisible de vous adresser au Tribunal, surtout depuis février. Il me semble que vous formulez là une plainte vraiment futile.

Dr NELTE

J’espère, Monsieur le Président, que, malgré cela, le Tribunal tiendra compte des faits que j’expose dans ma plaidoirie. Je vous rappellerai que je suis revenu une fois sur cette question. Il en a été question lors de l’audience du 1er février, et le 11 février, je me suis adressé à la Délégation française.

LE PRÉSIDENT

C’est ce que je viens de vous dire, Docteur Nelte. Je viens de vous l’expliquer.

Dr NELTE

Et le Ministère Public français ne me les a pas donnés.

LE PRÉSIDENT

Pourquoi ne vous êtes-vous pas adressé à nouveau au Tribunal, si vous aviez une plainte à formuler ? J’ai dit et répète encore une fois que cette plainte que vous adressez maintenant après de si longs mois est quelque peu futile et constitue un essai de créer des préventions. J’aimerais que vous me donniez une explication.

Dr NELTE

Monsieur le Président, j’essaye de vous expliquer que je ne suis enclin en rien à me plaindre du Ministère Public, si je me rends compte que le Ministère Public ne veut m’apporter aucune aide. Je n’ai pas eu pour habitude de me plaindre auprès d’une autorité supérieure, au cours de toute ma vie, Monsieur le Président, et n’entends pas le faire aujourd’hui.

LE PRÉSIDENT

Docteur Nelte, il me semble que c’est là une remarque toute à fait inopportune et déplacée de la part d’un avocat conscient de ses responsabilités. Comme je l’ai dit, une plainte de ce genre constitue de votre part une simple tentative pour créer une prévention contre le Ministère Public français et contre la conduite de ce Procès.

Dr NELTE

Monsieur le Président, à mon avis, je voulais simplement montrer combien il nous a été difficile d’obtenir et de présenter des documents à décharge.

LE PRÉSIDENT

Peut-être pourrez-vous en venir maintenant à des faits qu’il importe vraiment que le Tribunal considère.

Dr NELTE

Je passe à la page 15, alinéa 3, où je parle des documents. C’est la preuve par documents qui l’emporte devant le Tribunal. Les témoins interviennent, par contre, au second plan. L’examen de ces documents au point de vue de leur possibilité d’utilisation et de leur force probante n’en présente qu’une plus grande importance.

Le Ministère Public a, dans ses moyens de preuve, présenté une grandie quantité de documents officiels qui sont admis comme preuve, conformément à l’article 21 du Statut. J’avais l’intention de démontrer, à l’aide d’une série de ces documents, la force probante extrêmement relative de ces rapports. Mais je veux me limiter à quelques explications essentielles à ce sujet avec l’espoir, Messieurs les juges, qu’en examinant ce genre de preuve vous prendrez ces remarques en considération.

Ces nombreux rapports officiels présentés contiennent des constatations qui s’appuient en grande partie sur des déclarations de témoins. Ces déclarations de témoins ne sont pas toujours reproduites sous forme de procès-verbal, mais comme des rapports résumés. Je ne veux pas contester que ces déclarations dé témoins sont reproduites dans les rapports telles qu’elles ont été faites dans la réalité. Mais je ne commets aucune injustice à l’égard de témoins inconnus du Tribunal et difficiles à apprécier, faute d’une impression personnelle, si je dis qu’il s’agit là très souvent de témoignages très subjectifs. Il y a une série de documents dans lesquels la chose est nettement perceptible, et même certains, où la haine se donne libre cours. Je puis comprendre la haine de ces hommes qui ont été durement atteints. Les souffrances qu’ils ont endurées ont été si grandes qu’on ne peut pas attendre d’eux d’objectivité. Mais j’ai aussi bien le droit de dire que des sentiments personnels de cette nature ne permettent pas de considérer les déclarations de ces gens durement éprouvés comme une base propre à découvrir la vérité effective. Je pense à la formule du serment si souvent entendue ici dans la bouche des témoins : « Jurez de parler sans haine et sans crainte... » Or, ces rapports officiels contiennent souvent non seulement des constatations de fait, mais aussi des conclusions et des jugements ; et c’est en quoi ces rapports officiels ne peuvent être admis comme preuves. Les jugements vont en partie jusqu’à dépasser le cadre des véritables intéressés et à faire des reproches à des services comme le Haut Commandement de l’Armée et Keitel, sans que les documents eux-mêmes montrent sur quoi sont basées les conclusions qu’on en a tirées. Dans la mesure où il s’agit de l’accusation portée contre un individu, contre l’accusé Keitel, le document produit à l’appui doit montrer des faits concrets concernant la responsabilité, ou tout au moins un rapport de cause à effet. Avant tout, il ne peut suffire pour considérer la responsabilité de l’accusé Keitel comme prouvée, de constater dans des rapports les crimes commis par des soldats et des officiers de l’Armée de terre ou de la Wehrmacht pour déduire de ce fait seul la responsabilité de l’accusé Keitel, en sa qualité de chef de l’État-Major du Haut Commandement de l’Armée.

En outre, on s’est souvent trompé dans ces rapports sur la désignation des services de l’Armée, et on les a confondus par exemple, lorsqu’on fait de l’accusé Keitel le Commandant en chef de l’Armée et qu’on parle de l’OKW à la place de l’OKH. Il n’est plus possible de déterminer jusqu’à quel point il s’agit d’une conception erronée du Ministère Public ou d’une mauvaise traduction. J’ai remis deux affidavits pour expliquer de façon très claire au Tribunal la question de l’échelle hiérarchique et des compétences, afin qu’il puisse étudier la responsabilité de l’accusé Keitel : a) l’échelle hiérarchique des ordres à l’Est (livre de documents 2, K-10) ; b) « le développement des conditions en France entre 1940 et 1945 et les compétences militaires » (livre de documents II, K-13). Ce dernier affidavit a été signé également par l’accusé Jodl. Je me réfère à ces affidavits sans en lire d’extraits.

Je voudrais enfin attirer l’attention du Tribunal sur d’autres faits susceptibles de porter préjudice à la valeur probante des documents soumis par le Ministère Public et acceptés par vous, dans le cas où les documents ne sont pas signés, où l’on ne peut constater qu’il s’agit de copies de lettres qui, effectivement, ont été expédiées. Je me réfère à l’exemple du document PS-081 soumis par le Ministère Public à la charge de Keitel en ce qui concerne le traitement des prisonniers de guerre. Le contenu constitue un document inouï. Keitel ne se souvient pas d’avoir vu et d’avoir eu connaissance des détails de ce rapport. D’après l’apparence extérieure, on doit regarder ce document comme le brouillon d’un rapport non expédié, car : a) il ne porte nu signature ni l’initiale usuelle des copies ; b) si cette lettre avait été expédiée, elle devrait avoir un numéro d’enregistrement ; c) la lettre n’a pas été trouvée chez le destinataire.

Dans des cas pareils, la connaissance du destinataire, l’accusé Keitel, et l’omission criminelle de mesures appropriées ne peuvent être considérées comme prouvées.

L’Acte d’accusation n’a pas besoin d’être repris, non plus que les charges particulières de l’exposé des charges, car, à l’exception de la question des Juifs, de la persécution des Églises, aucune accusation élevée par le Ministère Public n’est épargnée à Keitel. Je voudrais seulement attirer l’attention sur les faits suivants :

1) L’accusation générale dirigée contre Keitel ne concernait que l’époque de 1938 ; 2) Keitel est désigné dans cette accusation comme chef de la Direction suprême de l’Armée de terre de la Wehrmacht. D’après l’exposé des preuves du Ministère Public, Keitel est accusé également pour la période partant de 1933. Il est vrai que les Ministères Publics américain, anglais et français semblent avoir abandonné l’affirmation selon laquelle Keitel aurait été chef de la Direction suprême de l’Armée de terre de la Wehrmacht. En conséquence, l’accusation contre Keitel se trouve subdivisée chronologiquement en deux périodes : de 1933 au 4 février 1938 et du 4 février 1938 jusqu’à la fin.

Je continue à la page 21, dernier alinéa : Ainsi, Keitel est accusé non seulement comme membre de la conspiration, mais encore pour avoir personnellement participé à tous les crimes de l’Accusation. A cette vaste accusation correspond aussi la place que le Ministère Public a consacrée à l’accusé dans ses explications. Le nom d’aucun accusé n’a été si souvent mentionné par le Ministère Public que celui de Keitel. Nous avons sans cesse entendu les paroles « ordre de Keitel », « décret de, Keitel », « ordre de l’OKW », « directives de l’OKW » en liaison avec le nom de Keitel, chef de l’OKW depuis le 4 février 1938.

De ce qui précède, se dégage le chef principal d’accusation : le poste occupé par l’accusé Keitel depuis le 4 février 1938. Mais il s’en dégage aussi le cadre de la justification. Il ne peut s’agir ici d’étudier les faits particuliers qui ressortent en dernier lieu des prétendus ordres de Keitel ou prescriptions du Haut Commandement de la Wehrmacht. Mais il faut rechercher dans quelle mesure l’accusé y est intéressé, quelle position il occupait et s’il a pris part, et quelle part, au plan et à l’exécution de ces ordres et prescriptions. Enfin, et surtout, si cette participation a été une cause et si elle est coupable dans le sens du Droit applicable au cas présent.

Il semble important d’attirer par avance l’attention sur quelques points significatifs pour l’examen du cas et pour son appréciation.

LE PRÉSIDENT

Je crois qu’il serait temps de suspendre.

(L’audience est suspendue jusqu’à 14 heures.)