CENT SOIXANTE-TREIZIÈME JOURNÉE.
Lundi 8 juillet 1946.
Audience de l’après-midi.
L’accusé a déclaré qu’il accepte comme preuve l’exposé objectif et par conséquent réel de l’accusation générale (et non de chaque cas particulier) eu égard au droit procédural qui domine ce Procès. Il serait insensé, malgré la possibilité de réfuter plusieurs documents ou des faits particuliers, d’ébranler l’accusation dans son ensemble. C’est pourquoi je m’en tiendrai surtout aux éléments subjectifs et à la conspiration, je traiterai seulement les faits isolés, qui le réclament à cause de leur signification particulière pour la participation personnelle de l’accusé Keitel.
La disproportion entre les faits et le sort de l’accusé est si criante que l’accusé Keitel, s’il ne le faisait déjà par obligation de conscience, devrait le désirer en partant de la considération qu’une telle attitude l’exposerait au soupçon de vouloir ici lutter pour sa vie. Or, l’accusé a déjà montré, en citant ses preuves, qu’il ne lutte pas pour sa tête, mais pour sauver la face.
L’accusé fait partie des gens que la mort d’Adolf Hitler a poussés sous les feux de la rampe de l’actualité. Depuis 1938, il était dans son entourage immédiat et l’accompagnait presque toujours. Il voit bien ce que cela signifie dans le Procès. L’Accusation a maintes fois affirmé que les inculpés voulaient se décharger sur les morts de leur propre responsabilité. Si ce Procès vise à obtenir une image aussi exacte que possible des faits accomplis et des connexions existantes, il n’est pas correct de discréditer par avance le nom de ces morts qui sont — l’Accusation le sait bien — les principaux coupables. Cela s’applique, en particulier, à l’accusé Keitel dont la position, l’influence et les actions ne peuvent être exactement jugées qu’à la lumière qu’apportent la personne d’Adolf Hitler et ses rapports avec Keitel.
Comme il ressort déjà du réquisitoire de Justice Jackson, il s’agit ici d’une accusation portée contre le système national-socialiste. L’accusation, divisée en 21 points particuliers, est effectivement dirigée globalement contre ce système. Les accusés particuliers ne sont, en quelque sorte, que les formes symboliques des pouvoirs étatiques dominés par ce système : le Parti, le Gouvernement et la Wehrmacht. Si je comprends bien Justice Jackson, il va plus loin encore. Il dit :
« Au-dessus des forces personnelles se trouvent les forces anonymes et impersonnelles dont l’opposition constitue une grande partie de l’histoire de l’Humanité... Quelles sont les forces réelles qui combattent en face de vous ? »
Ainsi, Messieurs les juges, se trouve posé le problème qui ne peut être passé sous silence au cours de ce Procès, un problème auquel M. de Menthon, également, a fait allusion : la valeur et l’influence des forces agissantes de la destinée. Le destin et la faute ne sont pas deux pôles dont les rayons d’action s’excluent réciproquement ; ce sont des rayons d’action qui se croisent, de sorte qu’il existe des sphères de vie et d’activité dans lesquelles agissent les deux forces motrices qui animent le monde. Il n’est possible que d’indiquer en quelques mots les forces objectives qui agissent sur le destin, c’est-à-dire qui doivent être considérées pour chaque accusé comme indépendantes de sa volonté : l’appartenance raciale, les événements historiques, les opinions traditionnelles et le milieu. Je serai donc obligé d’insister sur ces bases, dans la mesure où cela entre en ligne de compte pour l’accusé Keifel en sa qualité d’homme et de représentant d’un groupement accusé, parce que c’est le seul moyen de tracer un tableau exact de la part de responsabilité assumée par l’accusé dans les événements.
Je tiens aussi à déclarer que tout ce que je présenterai le sera en plein accord avec l’accusé Keitel et pour autant que les points de vue et les faits présentés à la décharge de l’accusé peuvent contribuer à l’éclaircissement des faits et permettent de répondre à la question de savoir comment on a pu en arriver là. Il ne voudrait pas voir diminuer la situation qu’il occupait et le rôle qu’il a joué dans ce drame, mais il voudrait empêcher que son portrait moral soit défiguré. L’accusé a déclaré, lorsqu’il était encore considéré comme témoin, qu’il était heureux que ce Procès lui fournisse l’occasion de rendre des comptes devant l’opinion publique mondiale et devant le peuple allemand sur ce qu’il a fait et sur la raison qui l’a poussé à le faire. Il veut contribuer à sauvegarder la vérité historique des événements. Je considère de mon devoir de faire connaître cette façon de voir de l’accusé Keitel, parce qu’une telle conception m’a facilité considérablement la conduite de la défense. Le principe suivant était et reste clair aux yeux de l’accusé Keitel : quand on se représente les conséquences effroyables et les monstruosités — sans poser la question de responsabilité — qui ont été commises, sans aucun doute, par des Allemands et dont il faut incontestablement attribuer la cause aux ordres et instructions reçus, ordres et instructions auxquels Keitel était mêlé d’une manière ou d’une autre, on se sent coupable, sans chercher à savoir s’il s’agit d’un crime dans le sens légal ou d’un sentiment tragique, de se savoir lié par le destin aux causes et ainsi aux conséquences qui en résultent.
Le Ministère Public a prétendu que les accusés s’étaient tous mis à un moment donné d’accord avec le parti nazi pour élaborer un plan dont ils savaient qu’il ne pouvait être réalisé que par le déclenchement d’une guerre en Europe. En ce qui concerne l’accusé Keitel, on prétend qu’il a pris une part active à cette conspiration depuis 1933. Le Ministère Public, pour étayer sa thèse, a exposé : a) Que le programme national-socialiste en soi, c’est-à-dire suivant la lettre et l’esprit, ne pouvait être réalisé que par l’emploi de la force ; b) Que l’accusé Keitel l’avait reconnu ou aurait dû le reconnaître ; c) Qu’il avait, en connaissance de cause, conjointement avec les autres, en particulier avec ses coaccusés, préparé et établi des plans de guerres d’agression.
A ce sujet, je voudrais d’abord attirer l’attention du Tribunal sur la partie fondamentale du réquisitoire de Justice Jackson, dans laquelle il traitait du programme du Parti. Il énumère une série de points du programme, dont il dit : « Naturellement, c’étaient là des buts qui étaient, du point de vue légal, inattaquables ». A un autre endroit, il dit : « Je ne critique pas cette politique, je souhaite qu’elle soit reconnue d’une manière générale. Cette critique favorable se trouve limitée par une réserve : aussi longtemps que ces buts pourront être atteints sans guerre d’agression ».
Il en résulte que le Ministère Public lui-même n’admet pas que le texte et le sens du programme du Parti permettaient à l’homme normal de reconnaître que ces buts de la politique du Parti ne pouvaient être réalisés que par l’emploi de la violence.
Je ne voudrais pas répéter ce qui a été dit à ce sujet dans les dépositions particulières des accusés, mais ce que M. Schacht a dit à ce sujet me paraît particulièrement convaincant. Il termine son appréciation critique des points principaux du programme du Parti par les mots suivants :
« Tel est l’essentiel du contenu du programme du parti national-socialiste, et je n’y peux rien trouver de criminel. »
Je cite précisément cette déposition, car elle démontre comment ce programme et son but connu ont agi sur un homme que l’on peut dépeindre comme intelligent, réaliste, exempt de mouvements sentimentaux en matière politique, ayant de larges vues en économie et d’un jugement sûr. Si cette personnalité n’a pas reconnu que les buts du Parti devaient être réalisés par l’emploi de la force, comment le soldat Keitel devait-il en venir à une telle conclusion ?
Keitel était officier d’activé. Comme tel, il ne pouvait être membre du Parti. Toute activité politique ou de politique de parti était interdite aux officiers. Le commandement de la Wehrmacht veillait à la tenir à l’écart de l’influence de la politique du Parti. C’était vrai aussi bien avant 1933 que par la suite. Hitler lui-même approuvait ce principe en reconnaissant clairement que le temps n’était pas encore venu d’introduire la politique chez les officiera et encore moins chez les généraux. Ces officiers de haut grade avaient, par tradition et conception professionnelle, des tendances nationales, comme on avait coutume de le dire ; ils se réjouirent des points nationaux mis en avant par Hitler dans son programme, contents de la participation de la Wehrmacht, et se mirent sans hésitation aux côtés du Gouvernement dirigé par Hitler, lorsque ce Gouvernement proclama la lutte contre le Traité de Versailles, particulièrement contre ses clauses politico-militaires.
Il n’existait pas d’accord et surtout pas de communauté de buts politiques dépassant ces revendications. Les généraux, dont Keitel, ne pensèrent pas autrement que des millions d’Allemands qui n’étaient ni membres du Parti, ni ses ennemis, mais qui considéraient les buts nationaux comme naturels.
Naturellement, il ne faut pas méconnaître qu’il y a dans ce soutien de la partie du programme qui comportait des buts nationaux une différence entre des millions d’Allemands sans influence et des généraux commandant la Wehrmacht. On ne peut passer sous silence que la réalisation de ces buts nationaux portait en elle la menace d’une guerre. Mais les choses semblent s’être passées ainsi : les généraux ne voyaient pas ce danger de guerre dans le fait que Hitler aurait voulu réaliser ces buts nationaux par une guerre d’agression, mais plutôt dans le fait que cette réalisation déclencherait des sanctions de la part des anciennes Puissances ennemies. La pensée d’une réalisation militaire et agressive était étrangère aux généraux pour les raisons impérieuses qui tenaient à l’impuissance militaire. Je traiterai plus tard ce problème qui est étroitement lié au réarmement. Ce qui, seul, importe essentiellement ici, c’est que les sphères auxquelles appartenait l’accusé Keitel entre 1933 et 1938 : 1. N’avaient rien à voir avec le programme du Parti ; 2. N’avaient aucune relation avec les milieux du Parti ; 3. Approuvaient une partie du programme du Parti parce qu’elle répondait à leur attitude nationale ; 4. Ne pensaient pas à une réalisation de ces points nationaux par une guerre d’agression parce que les perspectives militaires étaient nulles.
On pourrait objecter que, si les généraux ne pensaient pas à une guerre d’agression, ils avaient reconnu ou bien pu reconnaître que Hitler avait l’intention de faire, sinon tout de suite, tout au moins à bref délai, une guerre d’agression.
Le Ministère Public croit pouvoir supposer que Keitel était au courant depuis 1933. L’argument du Ministère Public consistant a assimiler cette connaissance à celle du programme national-socialiste est réfuté ; il en est de même pour le livre Mein Kampf, même si l’on suppose que l’intéressé l’avait eu en sa possession. Il ne peut donc s’agir que de savoir si Keitel avait, pour d’autres causes, connaissance d’une intention agressive de Hitler. Une telle connaissance venant de Hitler lui-même est exclue jusqu’en 1938, étant donné que Keitel a parlé avec lui pour la première fois en janvier 1938.
Les discours tenus par Hitler et par les autres chefs du Parti avant cette date tendent indiscutablement au maintien de la paix. Rétrospectivement, on peut voir là un camouflage de propagande d’une intention contraire. Si c’était le cas, ce camouflage aurait alors trompé avec succès, non seulement des millions d’Allemands, mais aussi l’étranger dont l’attitude était en partie critique, en partie hostile, à l’égard du national-socialisme. Keitel crut aux protestations de pacifisme, il vit leur sincérité dans les propositions officielles de désarmement et dans les accords avec l’Angleterre et la Pologne. Il y crut d’autant plus que comme il a déjà été dit une guerre d’agression lui paraissait forcément impossible.
L’accusé von Neurath a également déclaré à plusieurs reprises que toutes les informations et les connaissances qu’il avait recueillies sur la politique de Hitler, jusqu’au 5 novembre 1937, justifièrent sa ferme conviction que Hitler ne voulait pas réaliser ses buts politiques par la force ou par des guerres d’agression. C’est seulement par le discours du 5 novembre 1937 que cette conviction fut ébranlée chez M. von Neurath.
Dans le système de preuves de la défense du Dr Schacht, auquel je me suis référé, on cite les faits qui indiquent une contradiction entre l’attitude antérieure des Puissances victorieuses et la thèse défendue sur cette question par le Ministère Public.
Par leurs relations officielles et autres, malgré la connaissance supposée de toutes les circonstances que l’on reproche à l’accusé, les Puissances victorieuses ont manifesté qu’elles ne croyaient pas à l’intention de Hitler, ou bien qu’elles n’avaient pas reconnu cette intention de réaliser ses buts par une guerre d’agression.
Le Ministère Public reproche maintenant à l’accusé d’avoir connu ou d’avoir été obligé de connaître une telle intention de Hitler. Ce n’est pas convaincant, et je laisse au Tribunal le soin de juger qui, en tenant compte de toutes les possibilités, était le mieux placé pour se renseigner sur les intentions véritables de Hitler. Je crois que l’accusé Keitel a le droit de revendiquer pour lui la même bonne foi et la même ignorance, à moins que d’autres circonstances ne prouvent qu’il était au courant, ou sa propre participation. Parmi ces autres circonstances, peuvent entrer en ligne de compte, pour la période de 1933 à 1938, l’activité de Keitel dans le domaine du réarmement et son activité au comité de la Défense du Reich.
L’accusation de réarmement illicite contient deux faits qui ont été joints par le Ministère Public : 1. Le réarmement secret en tournant les clauses du Traité de Versailles ; 2. Le réarmement dans le but d’établir des plans de guerres d’agression.
Cependant, pour juger ces faits, il faut les disjoindre nettement, car ils sont différents dans leurs motifs et dans leurs effets et doivent être, aussi, appréciés juridiquement de points de vue différents.
L’époque entre 1933 et 1938 est la période grosse de conséquences pour la destinée, la période du développement et de la transformation. Les forces de l’ordre établi luttent avec les forces nouvelles qui n’ont pas encore pris une forme définitive. Tout est fermentation. Le but reste obscur. Il est camouflé par la reprise de tendances nationales existantes. L’exploitation de ces dernières par une propagande habile donne une base psychologique aux buts recherchés par les nouveaux détenteurs de la puissance, sans que les intéressés s’en aperçoivent. C’est là que résident le problème de la direction de la Wehrmacht et celui de l’accusé Keitel à cette époque, que je veux examiner maintenant.
Ce problème ne peut être résolu sans que nous prenions en considération, comme elle le mérite, la situation de l’Allemagne au point de vue militaire. Un autre facteur intervient pour juger le colonel Keitel de l’époque : comment cette situation influait-elle sur le domaine spécial auquel il appartenait. Keitel a ressenti le Traité de Versailles, particulièrement dans ses clauses militaires, comme une humiliation pour l’Allemagne. Il a considéré comme son devoir envers son pays de collaborer à l’abolition de cet état de choses. Il était convaincu que le Traité de Versailles devait être révisé un jour en raison de ses clauses militaires et territoriales impossibles. La chose lui apparut comme un commandement de la justice et aussi de la raison, si l’on voulait maintenir une paix durable dans le monde. Du fait de cette conviction, il se crut en droit, comme soldat et Allemand, dans les emplois qu’il occupait à cette époque, d’interpréter mot à mot les clauses militaires du Traité de Versailles, même si c’était en contradiction avec le but d’une clause. Il le justifia à ses propres yeux par le fait que les clauses limitaient lés possibilités de développement d’une façon insupportable : une défense efficace ne pouvait s’accommoder de ces données insuffisantes.
Sans y participer lui-même, il ne crut pas que l’Allemagne avait tort, dans les conditions données, de construire des sous-marins en Finlande, non pour elle-même, mais dans le but d’acquérir de l’expérience et d’instruire des spécialistes, il en fut de même lorsque l’Allemagne entretint des bureaux de construction à Amsterdam, afin d’observer les progrès de l’aéronautique et de les utiliser, sans que des avions fussent pour autant construits.
Une déclaration symptomatique de ce que pensait alors l’Allemagne démocratique, sans considération de rang ou de parti, est celle que le Dr Brüning donnait le 15 février 1932, à l’occasion de la réunion de la Conférence du désarmement, et qui a été radiodiffusée par tous les émetteurs des États-Unis. J’en citerai quelques phrases :
« Dans leurs formes extérieures, les luttes politiques internes de l’Allemagne sont très violentes : cette acuité ne doit pas faire perdre de vue que, malgré beaucoup de divisions, il y a aussi sans conteste des liens communs. Des opinions communes règnent dans le peuple allemand sur les deux questions décisives de la politique extérieure du moment, la question du désarmement et celle des réparations. Le peuple allemand en entier réclame l’égalité des droits et l’égalité de la sécurité. Chaque Gouvernement allemand devra défendre ces exigences. Si la lutte des partis sur la voie que doit suivre notre politique est peut-être plus âpre aujourd’hui en Allemagne que dans beaucoup d’autres pays, c’est une conséquence de la grande misère qui pèse sur l’Allemagne et qui remue jusque dans ses tréfonds le moral du peuple. »
Je me réfère également sur ce point à la déposition du 22 juin 1946 de l’accusé von Neurath. Ces paroles de Brüning prouvent qu’il existait une exigence qui était celle du peuple entier, sans distinction de partis : l’exigence de l’égalité des droits et de l’égalité de la sécurité. On peut objecter qu’une exigence, même si elle est celle du peuple entier, ne donne pas encore le droit de violer des clauses ou de les tourner. En principe, oui. Mais ici les choses n’étaient pas si simples. Je ne veux pas m’appuyer sur le droit fondamental de tous les États, suivant lequel chaque peuple peut se mettre en un certain état de défense. Même si l’on ne veut pas reconnaître un tel droit fondamental, on comprendra peut-être la détresse qui existe réellement si un Etat est si limité dans son potentiel militaire que non seulement il est livré à une attaque militaire de chacun de ses voisins, mais qu’il est aussi condamné politiquement à l’impuissance. Au cours de la production des preuves, le Tribunal a eu l’occasion de reconnaître que cela s’appliquait à la situation du Reich allemand en 1933.
J’attire votre attention sur les phrases contenues dans le rapport de Marshall qui a été présenté devant le Tribunal. Ce soldat remarquable résume ainsi l’expérience d’une vie consacrée à la patrie et à l’Armée, sur le chapitre « réarmement » :
« La nature a tendance à négliger les faibles. La loi de la survivance des plus forts est universellement connue... » Je continue : « Le monde ne prend pas au sérieux les désirs des faibles. La faiblesse est une trop grande tentation pour les forts ». Et enfin : « II me semble que nous devons, avant tout, redresser le tragique malentendu qui consiste à croire qu’une politique de sécurité est une politique de guerre ».
Le meilleur témoin de l’accusé Keitel, dans cette question si importante, est le livre du général A.C. Temperley ; The Whispering Gallery of Europe , qu’Antony Eden, ministre anglais des Affaires étrangères, a préfacé d’une façon amicale et approbatrice.
Docteur Nelte, est-ce qu’il ne vous serait pas possible de passer sur la lecture de ces extraits du livre du général Temperley ? Il y a un grand nombre de longs extraits de ce livre.
J’avais l’intention de demander au Tribunal s’il désirait prendre connaissance de ces citations.
Cet ouvrage a un poids particulier du fait que Temperley l’a rédigé et jugé avec le recul de l’année 1938.
Les révélations de Temperley qui, à la Conférence de l’armement, a assisté aux pourparlers officiels et’ aux entretiens dans les coulisses, sont bouleversantes, parce qu’il met en lumière ce conflit tragique. Je suis forcé d’employer ce mot fatal et primaire : fatal parce que les thèses soutenues par les représentants de chacun des Etats, nées des circonstances nationales et des conceptions traditionnelles se sont avérées insurmontables et se sont trouvées à l’origine de la confusion dont nous avons subi les dernières conséquences.
Temperley écrit :
1. (Page 50.) -Les Français avaient étudié le désarmement de façon beaucoup plus approfondie que toute autre nation, et plusieurs des meilleurs représentants de leur État-Major et de leur Amirauté ont étudié le problème pendant de longs mois...
Pour définir leur problème dans les grandes lignes, leur but consistait à désarmer eux-mêmes aussi peu que possible bien qu’Us fussent la plus forte puissance du monde, tout en maintenant rigoureusement l’Allemagne dans l’état de désarmement, conformément aux conditions du traité de paix...
(Page 71.) Dans mon rapport, je n’ai épargné ni les Français, ni nous-mêmes. Nous avions commis de graves erreurs, mais je suis arrivé à la conviction qu’en fait, les Français n’ont jamais songé à désarmer réellement...Certes, M. Paul Boncour était de bonne foi et travaillait de façon intensive en vue de parvenir au succès, mais les pressions exercées par l’État-Major général français sur le Gouvernement étaient trop fortes.
2. (Page 126.) Stresemann connaissait parfaitement son peuple. C’était une course avec le temps. Combien de temps parviendrait-il à maintenir son peuple dans une atmosphère de bonne volonté dans la collaboration, sans lui montrer de résultats tangibles sous forme de bonne volonté des Alliés ? Le Gouvernement allié aurait-il dû donner plus vite et plus volontiers ce qu’il était disposé à donner ? Ce geste aurait-il évité la catastrophe ?... Sans aucun doute, l’Histoire répondra à cette question. Je ne sais pas ce que sera cette réponse, mais il me semble certain que la période la plus importante, celle où l’Allemagne s’est détournée du chemin de la paix, se situe à l’époque de la collaboration, entre 1929 et 1930. Une politique moins inflexible à l’égard des réparations, de la reconstruction économique, et des concessions dans l’application des traités, aurait-elle permis d’éviter l’hitlérisme et toutes ses conséquences ? Qui sait ?... Le professeur Arnold Toynbee écrit dans sa Review of International Affairs , 1930 : « ... pour l’observateur étranger qui visitait l’Allemagne à cette époque, c’était un spectacle terrible et singulier que de voir toute une nation — une dus plus grandes et des plus civilisées du monde — engagée dans une lutte héroïque contre le destin, déjà à moitié paralysée dans une lutte titanesque avec la conviction que ses pas étalent déjà guidés de façon Irrésistible dans la voie de la destruction.
(Pages 128 et 129.) Le peuple allemand avait perdu l’espoir... Les Français avaient toujours déclaré que l’Allemagne garderait une apparence de modération aussi longtemps que la Rhénanie serait occupée, et lorsque cette situation changerait, la vérité se ferait jour...
Cela s’est révélé une prévision exacte, mais c’était plutôt un concours de circonstances et l’expression de la volonté d’un peuple qui en est à son dernier souffle qu’un dessein préconçu... »
3. (Page-151.) J’étais présent à la séance et j’ai été saisi de la position prise par la Délégation française et par celle de la Petite Entente. Elles croyaient qu’elles tenaient financièrement l’Allemagne à la gorge et que sa ruine complète n’était qu’une question de semaines. Notre ministre des Affaires étrangères reconnut la situation. Mais après un entretien avec Henderson, je me demande s’il avait vraiment mesuré l’abîme qui s’ouvrait devant nous.
Peut-être une seule citation intéressera le Tribunal, dans laquelle Temperley dit, page 38, paragraphe 4 :
« Je mentionne également les états-majors, car il n’y a pas de plus grande illusion que celle de croire qu’ils ont, dans leur ensemble, un esprit guerrier. Je connais bien les états-majors de nombreux pays et je n’en ai jamais connu un seul qui ait glorifié la guerre ou qui l’ait souhaitée. Ils en savaient trop pour cela. Ils s’efforçaient d’être forts, parce qu’ils croyaient que la puissance des armements pouvait éviter la guerre. »
A rencontre des pacifistes sanguinaires qui décrient les armes modernes, mais désirent immédiatement leur apparition sur le champ de bataille quand il s’agit de résister à des agresseurs... Cela mène à la conclusion que ce ne sont pas les armements qui sont la raison principale des guerres. L’histoire de 192G-1931 n’est pas celle d’une course au réarmement mais celle d’une aggravation progressive de la situation internationale en raison du chaos économique et politique qui, de son côté, rendait le désarmement impossible et le réarmement inévitable...
(Page 222.) Les Allemands renouvelèrent en effet la tactique qu’ils avalent employée avec succès à l’époque napoléonienne pour tourner les traités. On se demandait pourtant quelle autre nation raisonnable n’aurait pas fait le maximum dans les mêmes circonstances pour tourner un traité qui leur avait été octroyé par la force des baïonnettes...
(Page 232.) La prise du pouvoir par Hitler amena, au cours des six mois suivants, le retour de l’Allemagne, l’insuccès de Hoover et des plans français, et un changement total de l’atmosphère. Combien c’était terrible pour la paix du monde ! D’autres Puissances, particulièrement la France, peuvent s’imputer à elles seules la faute d’avoir attiré ces conséquences. Nous aurions dû exercer une plus grande pression sur les Français et faire de plus grands efforts pour maintenir à la tête de l’Allemagne un Gouvernement modéré.
(Page 256.)... ils sentaient qu’ils étaient toujours traités en proscrits.
Je vous prie d’apprécier comme il convient les opinions du général anglais qui avaient, comme je l’ai déjà dit, l’approbation du ministre des Affaires étrangères, M. Anthony Eden.
A ce propos, je me réfère aux documents déposés par l’avocat du Dr Schacht (livre de documents Schacht no 3, document no 12) et aux déclarations de Paul Boncour, Henderson, Briand, Cecil, déposées et acceptées par le Tribunal, ainsi qu’à l’ouvrage, du vicomte Rothermere : Avertissements et prophéties.
Eu égard aux faits présentés, le Tribunal aura à décider si l’accusé Keitel a violé d’une façon coupable dans le sens de l’accusation les clauses militaires du Traité de Versailles. Des accusations précises n’ont pas été présentées sur ce point.
Il est indiscutable qu’à partir de 1933 un réarmement a eu lieu dans le Reich. L’accusé Keitel l’a reconnu et a déclaré que dans les postes qu’il occupa jusqu’au 30 septembre 1934, et à partir du 1er octobre 1935, conformément aux fonctions qui lui incombaient, il avait participé à ce réarmement. Comme tout ce que font les Allemands, le réarmement aussi a été particulièrement étudié et organisé. Le Ministère Public a réuni pour cela des preuves à l’appui, en particulier le document PS-2353 et les procès-verbaux des séances du Comité de Défense du Reich.
Dans l’exposé des preuves, l’aperçu général de la période de 1933 à 1938 n’a pas été clairement exprimé. Le Ministère Public a édifié rétrospectivement sa documentation et a tiré une conclusion des conséquences des guerres sur le motif du réarmement. En même temps qu’il résultait du fait non discutable et non discuté que ce réarmement n’avait pas été l’œuvre d’un homme, mais qu’il s’agissait d’un plan général en vue de guerres d’agression.
En quoi consiste l’indice déterminant d’un armement militaire ou de toute autre préparation en prévision d’une guerre, dont on puisse déduire que ces mesures ont un caractère agressif, c’est-à-dire sont prises en vue d’une guerre d’agression ? De l’armement en soi, rien ne peut en principe être déduit, en faveur de cette prétendue intention, et même elle peut, que dis-je, elle doit avoir, lors d’une préparation à la sécurité et à la défense, exactement la même apparence que lors d’une guerre d’agression.
Il faudra donc, si l’intention de réarmer devait être déterminée d’après un plan, faire une distinction entre : a) Armement et mesures à prendre dans le cas où la nécessité d’une mobilisation se ferait sentir, afin d’être à tout moment prêt à la défense ; b) Et réarmement et mesures qui dépassent à tel point en quantité et en qualité le volume du point a) qu’il est aisé, pour celui que cela concerne, de déceler les intentions du gouvernement politique de commencer une guerre, où la question politique de savoir s’il s’agit d’une guerre agressive, d’une guerre défensive ou d’une guerre préventive n’entre pas en considération.
Il s’agira donc en dernier lieu de savoir à ce propos si l’intention de préparer une guerre d’agression a été exprimée d’une façon ou d’une autre, ou bien si ces mesures, dans leur nature et dans leur étendue, exigent la conclusion absolue que, dans ce cas, on a préparé une guerre d’agression.
On jette un regard en arrière et on représente les événements comme la suite logique d’un développement méthodiquement préparé. En réalité, non seulement les intentions et les plans à longue échéance de Hitler, mais aussi la connaissance et le soutien approbateur des cercles qui collaboraient avec lui, sont associés à une suite d’événements réels qui paraît objectivement renfermer une certaine causalité. Il est indiscutable que la capacité économique nationale qui, dans son ensemble, doit être considérée comme armement pour une guerre éventuelle, mènera un jour à un point que l’on doit considérer comme décisif en la matière : quand le réarmement, c’est-à-dire l’état de l’ensemble des industries de guerre, dépassera-t-il la capacité d’un armement défensif ?
Au cours de ces réflexions, il faut considérer que l’accusé Keitel, en particulier, n’a pas dans ses fonctions militaires qui ont précédé sa nomination de chef de l’OKW, le 4 février 1938, été placé dans une situation lui permettant de prendre des décisions. Quel est donc le rôle qu’a joué à cette époque l’accusé Keitel : a) Dans le domaine du réarmement matériel et des effectifs ; b) Dans le domaine du réarmement considéré au point de vue administratif et, comme le prétendent les procureurs, au point de vue militaire et politique qui a été traité à propos du Comité de Défense du Reich ?
Je laisse les pages 43 à 46, qui traitent de l’évolution historique des principes de l’organisation, et je vous demanderai d’en tenir compte lors de la rédaction de votre jugement.
Le réarmement en matériel et effectifs.
Lorsque l’accusé Keitel devint, le 1er octobre 1935, chef du bureau de l’Armée sous les ordres du ministre de la Guerre, von Blomberg, il existait une section de l’économie de la Défense, dirigée par le colonel Thomas, Ce dernier était le conseiller technique adéquat, désigné par Blomberg pour l’organisation. Cette section de l’économie de Défense plus tard État-Major de l’économie de Défense devait, en tant que service ministériel, représenter le ministre de la Guerre auprès des milieux compétents et responsables de l’économie et, plus tard aussi, auprès du délégué général à l’économie, créé en 1935. Lorsque le maréchal Keitel devint chef du bureau de l’Armée, le ministre de la Guerre von Blomberg était un général directement en relation avec Thomas.
Pour jeter la lumière sur la participation de Keitel au développement de l’organisation du réarmement pendant cette période, je dois entrer dans les détails suivants : Le développement historique.
1. La situation initiale en 1933 (pour la période 1933 à 1938) était la suivante : Toutes les bases de production manquent, conséquence de la destruction des industries d’armement, conformément au Traité de Versailles. D’où : aucune capacité de construction, aucun matériel, aucun bureau de construction, aucune expérience.
Le premier stade du réarmement était donc : le rétablissement des conditions de fabrication, l’installation et la transformation d’usines.
2. Facteurs fondamentaux conditionnant le départ de la construction d’armements : a) Les différentes branches de la Wehrmacht, représentées par leurs offices d’armement qui, en tant que clients des usines, sont gênés par leurs moyens budgétaires et leur dépendance du budget annuel.
Conséquences : Subvention aux firmes, à défaut de contrats à long terme et de possibilité de calculer à l’avance.
b) L’Office économique de l’Armée (WWA) à l’OKW comme centre organisateur et représentant des possibilités de production (usines) agissant par l’intermédiaire des Inspections militaires économiques (plus tard inspections d’armement) et en tant qu’échelon territorial intermédiaire dans la région militaire dont il est l’échelon exécutif.
Tâches de cette organisation (occupée par la Wehrmacht) :
1. Renseigner les différentes branches de la Wehrmacht sur les usines, et recommander certaines de celles-ci à celles-là.
2. Etablir un équilibre entre les commandes et les capacités de fourniture.
3. Prévoir la répartition de matières premières, de machines et de main-d’œuvre.
4. Encourager la construction et le rendement des usines.
5. Protéger les usines contre les investissements sans résultats, le danger aérien, l’espionnage, etc.
c) Le délégué général à l’Economie (GBW) depuis l’automne 1939 : En tant qu’organisateur proprement dit de toute l’économie allemande en vue de son emploi en cas de guerre et de sa conduite pendant une guerre.
Tâches en temps de paix : (sous forme de préparatifs seulement)
1. Etablir les statistiques des différentes branches de l’industrie et de l’économie (capacité d’armement en liaison avec l’OKW et l’Office économique de l’Armée, dirigé par Thomas).
2. Pourvoir à l’approvisionnement et au stockage de matières premières qui ne peuvent être obtenues que par la vole de l’importation.
3. Rendre des devises disponibles pour financer les importations.
4. Financer la reconstruction métropolitaine.
5. Organiser et adapter à l’économie de guerre toute l’économie, et développer l’industrie d’armement proprement dite.
6. Tâche identique à celle fixée au paragraphe b), 3 et 4, en collaboration avec l’Office économique de la Wehrmacht à l’OKW.
Puis on établit, mais prévue et rendue efficace dans le seul cas de mobilisation, la subordination des ministères suivants : a) Ministère de l’Economie ; b) Ministère du Ravitaillement ; c) Ministère du Travail ; d) Ministère des Finances (devises, achat de matières premières) ; e) Ministère des Eaux et Forêts.
C’est pourquoi : participation à titre d’observateur d’un représentant du délégué général de la Wehrmacht au Comité de la Défense du Reich, depuis décembre 1935. Après que le Dr Schacht eût quitté le ministère de l’Economie, le délégué général de la Wehrmacht n’était encore qu’une fiction, car les pleins pouvoirs passèrent au Plan de quatre ans (Göring).
Ce n’est qu’après qu’on eût élargi la compétence du ministère de l’Armement et des Munitions, en août 1943, et qu’on en eut tait un ministère de l’Armement et de la Production de guerre, que l’on revint en temps de guerre à l’instauration, déjà projetée au début, d’un délégué général de la Wehrmacht nanti de pleins pouvoirs, subordonné organiquement au Plan de quatre ans, mais en réalité jouissant des pleins pouvoirs du Führer (à cause de l’échec du Plan de quatre ans).
3. Dans les cadres d’une collaboration du délégué général de la Wehrmacht et du Bureau économique de la Wehrmacht à l’OKW a été créé le plan de mobilisation d’armement, sous la direction du général Thomas.
Ce plan de mobilisation d’armement devait prendre note : a) Des besoins en main-d’œuvre ; b) Des besoins en matières premières ; c) Du matériel machines (machines spéciales pour la fabrication d’armes, etc.).
Je continue à la page 47 : La guerre moderne a pour condition, non pas tant l’exploitation et l’organisation des forces humaines d’un pays pour les verser dans des formations militaires, mais elle est manifestement un problème de capacité industrielle et de son application convenable peur se procurer toutes les matières premières nécessaires. Ce processus doit précéder obligatoirement tout réarmement et exige des moyens financiers et, encore davantage, du temps (fabrication des machines nécessaires).
L’Allemagne n’était pas en possession des ressources nécessaires à un réarmement effectif au moment où elle déclarait l’égalité de ses droits militaires qui lui avait été enlevés par le désarmement réalisé et reconnu.
Pour équiper matériellement la seule Armée du temps de paix annoncée au monde par la déclaration de la liberté d’armement de 1935, en armes et stocks divers, particulièrement en munitions, avait tout d’abord établi et prévu dix, puis sept à huit ans, ainsi que cela a été confirmé de divers côtés à ce Procès. Cela deviendra compréhensible si l’on considère que les États-Unis eux-mêmes, avec leurs moyens illimités on qui échappaient aux conséquences des hostilités, avaient eu besoin de quatre à cinq années pour leur transformation industrielle et leur réarmement. Il en ressort qu’un réarmement prévu dans un cadre dépassant les limites d’un armement défensif, ne peut être atteint que pas à pas par les pays qui, comme l’Allemagne en 1934, ne disposaient pas d’armements.
Premier stade
Création de moyens industriels et de fourniture de matières premières pour la fabrication des besoins de guerre.
Deuxième stade
Distribution de commandes à l’industrie d’armement pour le premier équipement des effectifs du temps de paix de la Wehrmacht et l’exécution de ces fournitures dans le cadre du budget annuel.
Troisième stade. Production des stocks de munitions et d’armes pour l’équipement de l’Armée de guerre et le ravitaillement nécessaire au cours des hostilités. Ce seront les effectifs du temps de paix qui se développeront en cas de guerre en une armée mobile, adaptée aux capacités personnelles d’un peuple.
Quand on pense que l’Allemagne ne disposait en 1934 d’aucune arme moderne, d’aucun sous-marin et d’aucun avion militaire, on peut croire que chaque soldat capable de jugement devait supposer qu’on ne pouvait penser à une guerre, encore bien moins à une guerre d’agression, dans les conditions données.
Les tâches qui incombaient par conséquent à l’accusé Keitel, comme chef de l’État-Major du Wehrmachtsamt, doivent être considérées uniquement comme des tâches de préparation et d’organisation. Bien entendu, Keitel porte toute la responsabilité du général Thomas qui était le chef de l’État-Major de l’Économie. Les détails techniques et l’ampleur de l’activité apparaissent dans le document PS-2353 qui est exact dans l’essentiel, quoique Thomas veuille prétendre maintenant dans sa déclaration adjointe à cette œuvre historique, qu’il a modifié ses notes originales de façon à ce que leur présentation fût plus conforme aux idées de Hitler pour le cas où il aurait été arrêté. Cela ne correspond pas à la réalité. Ce que Thomas a écrit prouve, selon l’opinion de l’accusé Keitel, que l’« armement de guerre » sous forme de mobilisation de la capacité industrielle et de sa modification en vue d’une économie de guerre, ne commença qu’au début d’octobre 1939. Cela démontre, en outre, que les accusés qui ont été mêlés à la question d’armement, particulièrement le Dr Schacht jusqu’en 1937, sont d’accord pour dire que des guerres d’agression à cette époque n’étaient visiblement pas désirées et que, dans l’état de l’armement du moment, elles devaient apparaître comme impossibles.
Le réarmement se présente de la même façon en ce qui concerne les effectifs. Il ressort de la présentation des preuves que, jusqu’au printemps 1938, vingt-sept divisions de paix seulement étaient à peine équipées et que dix à douze divisions de réserve seulement étaient en préparation. Au delà de cette limite, la Wehrmacht ne disposait pas de stocks d’armements et d’équipements. S’il a tout de même été possible de mettre en ligne, à l’automne 1938, une armée de quarante divisions en vue d’une attaque de la Tchécoslovaquie, en renonçant à une mobilisation et en ayant à l’Ouest une défense insuffisante des frontières, ce fut là le potentiel de guerre le plus élevé.
Dans de telles conditions, et en connaissant la situation de l’armement et le potentiel de guerre des États voisins, unis entre eux par des alliances et des pactes d’assistance, aucun général de la vieille école ne pouvait penser à provoquer la guerre. Le fait que déjà, un an plus tard, en 1939, la situation de l’armement allemand était sensiblement meilleure, doit être attribué en premier lieu à la circonstance que la Tchécoslovaquie était occupée. Enfin, il faut indiquer que, pendant cette période, il n’existait pas de plan stratégique pour une agression quelconque. Le général Jodl a expliqué au banc des témoins qu’en 1935, quand il est entré au Wehrmachtsamt, il n’existait aucun plan, ni rien de semblable, à l’exception d’un projet prévu pour le cas de troubles intérieurs. Le cas de l’occupation de la zone démilitarisée de la Rhénanie n’était pas projeté ; il fut improvisé par Hitler. Les Instructions de juin 1937 pour le déplacement de l’Armée et le combat étaient des instructions générales en vue de complications militaires éventuelles. Pour être complet, il faut que j’indique encore le document EC-194. C’est un ordre du général von Blomberg, Commandant en chef de la Wehrmacht, qui avait pour objet les reconnaissances aériennes et la surveillance des mouvements de sous-marins pendant l’occupation de la Rhénanie. Keitel a signé cet ordre, et l’a transmis. C’est le seul document qui date de cette période.
La Reichswehr avait un effectif fixé à 100.000 hommes ; il était établi par le Traité de Versailles. Il est incontestable que ce chiffre, par rapport à l’étendue du Reich, à ses frontières, sa défense et à la situation isolée de la Prusse Orientale, était absolument insuffisant pour donner, en cas d’attaque, un sentiment de sécurité intérieure et de possibilité de défense extérieure, sentiment que tout peuple et tout pays considère à juste titre comme un droit fondamental. Devant cet état d’infériorité créé par la clause militaire du Traité de Versailles, on se demanda — même avant 1933 — comment on pouvait y remédier sans avoir recours aux effectifs proprement dits.
La question fut examinée et on établit qu’au cas d’une mobilisation, une partie des tâches seraient assumées par les ministères civils. Il s’agissait de tâches d’ordre purement défensif et qui ne peuvent avoir le moindre caractère offensif, de tâches qui touchaient à la défense du territoire, et principalement aux points suivants — je vais vous en donner connaissance sans les lire l’une après l’autre — . Ce sont des tâches qui ne peuvent avoir qu’un caractère défensif :
1. Protection frontalière par le renforcement du service des douanes ;
2. Protection postale par les agents des Postes (bureaux de renfort) ;
3. Protection ferroviaire par le personnel de la Beichsbahn ;
4. Établissement de câbles en remplacement des lignes télégraphiques aériennes ;
5. Construction de ponts au-dessus des voles ferrées et suppression des passages à niveau sur les routes importantes ;
6. Aménagement de défenses frontalières à l’Est, position OderWarthe, position de Poméranie, position sur l’Oder (expropriation des terrains) ;
7. Amélioration de la voie de mer vers la Prusse Orientale et du transit ferroviaire à travers le Corridor ;
8. Fortifications en Prusse Orientale ;
9. Renforcement de la défense frontalière en Prusse Orientale ;
10. Préparation par la Beichsbahn de rampes de chargement carrossables ;
11. Renforcement du service douanier des côtes ;
12. Achèvement par les Postes du réseau radiophonique (postes émetteurs et récepteurs renforcés) ;
13. Occupation de postes permanents d’information militaire par les employés des Postes ;
14. Cessation pour l’Armée de toutes mutations de soldats pour des services qui peuvent être accomplis aussi bien par du personnel civil ;
15. Protection des lieux de franchissement des frontières par les autorités locales (Landrate) ;
16. Réquisition des automobiles, etc.
L’organisme qui devait délibérer sur ces tâches et leur accomplissement fut, jusqu’en 1933, le Comité des rapporteurs, composé des rapporteurs des différents ministères civils qui, après ratification du ministère de l’Intérieur (ministère Severing à la fin de 1933), se réunissaient pour conférer au ministère du Reich. Le ministre de la Défense du Reich avait chargé Keitel, qui était alors colonel, de diriger ces réunions. Voici en quoi elles consistaient : les rapporteurs devaient recevoir et examiner les vœux du ministère de la Défense du Reich, qui touchaient les tâches déjà mentionnées, que les différents ministres devaient assumer en cas de mobilisation. Cette coopération avait fonctionné, du temps du ministère Severing, sans aucun heurt et dans le sens d’une satisfaction donnée aussi complètement que possible aux vœux du ministre de la Défense du Reich ; il en fut de même après le 30 janvier 1933. La compétence et la composition ne changèrent pas. Lorsque, le 4 avril 1933, un Conseil de Défense du Reich fut créé par décision du nouveau Gouvernement Hitler, le Comité demeura, changeant seulement de nom : le Comité des rapporteurs devint le Comité de Défense du Reich ; ni son ressort ni sa compétence ne changèrent, mais ses attributions grandirent à mesure que la situation évolua, surtout à partir du moment où fut instauré le service militaire obligatoire. Tout comme avant, le Comité de Défense du Reich était le centre d’examen des tâches intéressant la défense nationale et qui, ressortissant au secteur civil, étaient préparées par les ministères civils et même en partie assumées par eux. A ce sujet, il faut montrer très clairement au Ministère Public que la position de Keitel ne s’est pas modifiée, elle non plus, après le 4 avril 1933, et qu’en particulier il n’est pas devenu membre du Conseil de Défense du Reich.
Le Conseil de Défense du Reich, qui a tenu une grande place dans les exposés du Ministère Public, peut être considéré, après l’exposé des preuves, comme une création factice. Je reviendrai plus tard sur la période qui a suivi 1938. De toute façon, le Ministère Public n’a pas pu prouver que le Conseil de Défense du Reich avait siégé au cours de cette période. Les procès-verbaux invoqués concernaient sans exception les sessions du Comité de Défense du Reich dont les membres faisaient leurs rapports à leurs ministères respectifs qui avaient loisir, à leur tour, dans le cadre du cabinet, de donner la forme requise définie aux suggestions et projets discutés au comité. C’est pourquoi il n’y a pas eu, en fait, de sessions du Conseil de Défense du Reich, qui avait pourtant une existence juridique formelle. C’est pourquoi des témoins ont pu dire à bon droit que le Conseil de Défense du Reich n’avait existé que sur le papier.
Keitel demeura jusqu’au 30 septembre 1933 au ministère de la Guerre en qualité de colonel et de chef de section, et plus tard, à partir d’octobre 1935, en qualité de général de brigade (chef du bureau militaire du ministère de la Guerre), et de membre du Comité de Défense du Reich. Il n’a donc pas été au ministère de la Guerre entre le 30 septembre 1933 et le 30 septembre 1935 ; par suite, il n’a rempli aucune fonction en rapport avec ce point de l’accusation. Au cours de cette période, il n’a pas pris part non plus aux sessions du Comité de Défense du Reich, dont le Ministère Public a présenté les procès-verbaux comme particulièrement lourds de preuves. La session du 22 mai 1935, qui était la deuxième du comité de Travail des rapporteurs, fut la dernière à laquelle Keitel prit part avant sa mutation dans une unité. La première réunion après son affectation au ministère de la Guerre eut lieu le 6 décembre 1935 ; c’est la onzième session du Comité de Défense du Reich. Bien que l’on ne doive pas tenir compte de ces procès-verbaux dans la recherche de la culpabilité de Keitel, non plus qu’on ne doive tenir compte des travaux du Comité de Défense du Reich de la troisième à la dixième session, pendant deux années, j’en fais cependant l’objet de mon exposé, parce que l’activité du Comité de Défense du Reich ressort de ces procès-verbaux. Seule, la connaissance de ces procès-verbaux explique pourquoi une institution existant dans tous les États sous telle ou telle forme, et servant à des fins de défense nationale reconnues légitimes par tous les États, a été présentée comme un argument frappant dans l’établissement de la preuve du caractère agressif des plans et des mesures préparatoires. Les procès-verbaux des sessions du Comité de Défense du Reich de 1933, 1934 et 1935, donnent à ces travaux l’aspect d’une préparation à l’éventualité d’une guerre. Mais ils font également apparaître qu’il s’agit de travaux préparatoires destinés à renforcer la défense nationale en cas de mobilisation. Si la situation politique est mentionnée à deux reprises, ces indications révèlent la préoccupation de sanctions militaires de la part des États voisins. On cite à ce propos le cas de l’Abyssinie, qui a abouti à des sanctions contre l’Italie. Tout découle de l’intention de remédier à l’état d’impuissance militaire, qui rendait impossible la protection des frontières ouvertes du Reich. Les consignes de silence sans cesse renouvellées s’expliquent uniquement, à la lumière dés circonstances, par la crainte que la divulgation de ces mesures, malgré leur caractère défensif, ne déclenche des mesures préventives de la part des Puissances victorieuses. Le bien-fondé de ces craintes ressort de l’attitude intransigeante de certains États après le désarmement total de l’Allemagne. Cette question est importante pour expliquer l’attitude de Keitel, car il affirme que l’on a eu tort de conclure, en partant des consignes de secret données par l’Allemagne, que ce secret était l’indice d’une mauvaise conscience et que cette mauvaise conscience prouvait que l’Allemagne savait qu’elle agissait à rencontre du droit. Le Comité de Défense du Reich n’a jamais pris aucune décision ; il constituait un organisme consultatif pour des buts de défense nationale, dans la mesure où le secteur civil pouvait être affecté par une mobilisation. Il n’a jamais tenu de conseils qui auraient pu avoir trait au réarmement en effectifs ou en matériel ou à la préparation de plan d’agression.
Dans un certain cas, le Ministère Public a essayé de prouver que le Comité de Défense du Reich s’était occupé de projets d’agression. Je ne lirai pas le passage suivant, il s’agit de la libération du Rhin dont Göring a parlé dans ses déclarations.
Il s’est référé au document EC-465, procès-verbal de la session du 26 juin 1934 du Comité de Défense du Reich, dans lequel il est question de la participation à des préparatifs de mobilisation.
Il est dit au paragraphe c) de ce procès-verbal : Préparatifs pour le nettoyage du Rhin.
Le Ministère Public a conclu de cette expression que le Comité de Défense du Reich s’était préoccupé, dès le 26 juin 1934, de la -libération de la Rhénanie. Le témoin, maréchal Göring, a souligné au cours de sa déposition que selon le libellé non équivoque du texte allemand, il s’agissait ici du nettoyage technique du Rhin, fleuve, et non point d’une affaire stratégique ou politique. Je cite cette erreur évidente du Ministère Public, qui n’a pu se produire qu’à la suite d’une grossière faute de traduction, parce qu’elle a conduit le Ministère Public à interprétation erronée des attributions du Comité de Défense du Reich, et qu’il s’agit ici d’un cas unique qui s’est présenté en cette occurrence.
Le caractère réel de l’activité du Comité de Défense du Reich ressort avec simplicité et clarté du Livre de mobilisation de l’administration civile (documents PS-1639 et PS-1639 a). Il s’agit du résultat des conférences de tous les rapporteurs du Comité de Défense, et il fait pendant au plan de mobilisation de la Wehrmacht ainsi qu’à celui de l’armement. L’ensemble de ces trois plans de mobilisation constitue la base de votre décision. Ils vous permettront de vous rendre compte si le Ministère Public a raison d’affirmer qu’ils forment en ensemble de plans visant à des buts agressifs, ou si c’est l’accusé Keitel qui a raison lorsqu’il dit dans sa déposition :
« Ce qui a été débattu et préparé ici, c’est ce que tout pays est en droit de faire et ce que tous les services responsables sont tenus de faire s’ils ne veulent pas manquer à leur premier devoir, celui d’assurer la défense de leur patrie. »
La décision du 4 février 1938 fut lourde de conséquences aussi bien pour Keitel, qui était général à l’époque, que pour l’Armée allemande. Pour Keitel, parce qu’il ne pouvait pas encore porter de jugement sur le service nouvellement créé sous le titre de Haut Commandement de l’Armée (Oberkommando der Wehrmacht). Pour l’Armée, parce qu’elle perdit ce jour-là son indépendance relative.
Hitler supprima la dernière barrière entre lui et l’Armée — le peuple en armes — par la suppression du Commandant en chef de l’Armée et du ministre de la Guerre du Reich, responsable aux termes de la Constitution. Cette décision d’une importance vraiment capitale devint fatale pour Keitel et le peuple allemand, sans qu’ils s’en rendissent compte au moment où elle était prise. En jetant un regard en arrière, on peut voir facilement que ce fut une faute de ne pas l’avoir reconnu. A l’époque, tous ceux qui n’étaient pas des sceptiques et des pessimistes par principe devaient faire dépendre leur jugement de l’évolution des choses et de la personnalité de ceux qui avaient pris cette décision. Or, ni l’une ni l’autre de ces deux choses n’étaient bien évidentes le 4 février 1938.
En ce qui concerne l’accusé Keitel qui, à l’époque, ne connaissait pas Hitler personnellement et qui ne lui parla d’homme à homme, pour la première fois, que lors des entretiens préalables à cette décision, ce n’était pas une décision personnelle. Hitler le chargea des fonctions nouvellement créées de chef du Haut Commandement de l’Armée. Keitel accepta. Même en ne tenant pas compte des sentiments humains nattés par une ascension si brillante en apparence, il n’y avait pas de raison valable pour l’ancien chef de l’office militaire auprès du ministère de la Guerre du Reich, de refuser cette offre, d’autant plus que von Blomberg l’avait faite lui-même. Keitel ne pouvait voir comment Hitler entendait ces fonctions.
Je passe à la page suivante.
Le décret conférait à Keitel un titre magnifique : chef du Haut Commandement de l’Armée ; la base historique, c’est la suppression de l’autorité sur l’armée tout entière qui, jusqu’au 4 février 1938, reposait entre les mains du Feldmarschall von Blomberg et qui, à partir de ce jour, fut assumée par Hitler lui-même. En même temps, Hitler supprima le ministère de la Guerre responsable qui, jusque là, était également dirigé par le Feldmarschall von Blomberg.
Le Dr Lammers déclare au sujet de l’origine du décret du Führer du 4 février 1938 (tome 11, page 35) ; Le Führer m’a dit que le ministre de la Guerre von Blomberg démissionnait et qu’à cette occasion il effectuerait certains changements dans le Gouvernement du Reich, et qu’en particulier le ministre des Affaires étrangères von Neurath allait démissionner aussi. Dans le commandement en chef de l’Armée, il y aurait égaiement un changement. A la suite de cela, le Führer donna l’ordre d’élaborer un décret concernant la direction de la Wehrmacht. J’étais chargé de cela, en collaboration avec la direction de la Wehrmacht au ministère de la Guerre. Le Führer me donna la directive suivante :
« A l’avenir je ne veux plus de ministre de la Guerre ; à l’avenir « je ne veux plus non plus de Commandant en chef de la Wehrmacht entre moi — Chef suprême — et les commandants en chef « des différentes armes de la Wehrmacht. »
L’ordonnance fut élaborée suivant ces directives et institua tout d’abord le Commandement en chef de la Wehrmacht comme état-major militaire directement subordonné aux ordres du Führer. Le Führer ne désirait pas de service autonome le séparant des commandants en chefs des différentes armes de la Wehrmacht. Pour cette raison, le général d’artillerie Keitel, nommé alors chef de l’OKW, n’avait aucun pouvoir de commandement sur les différentes armes. Un tel pouvoir, déjà pour des raisons d’autorité, ne pouvait même pas être envisagé.
Le Feldmarschall von Blomberg a déclaré, dans l’affidavit que j’ai présenté : A la question 24 :« Au cours de notre dernier entretien, Hitler signifia qu’il ne nommerait sans doute pas de successeur à mon poste et qu’il serait ainsi pratiquement le Commandant en chef de l’Armée allemande... »
« II demanda qu’on lui fit une proposition pour la nomination d’un chef de bureau, qui serait chargé des affaires courantes sous ses ordres et sa responsabilité.
Je nommai Keitel qui avait très bien rempli ces fonctions sous mes ordres.
Réponse à la question 27 : J’ai proposé Keitel comme chef de bureau et je croyais l’avoir mis à la bonne place.
« A ce poste, il n’était pas conseiller militaire de Hitler ; je ne sais pas si ce dernier lui a demandé conseil et dans quelle mesure. A mon avis, la responsabilité de Keitel n’était pas engagée de ce fait. »
Question 29. — « Hitler n’avait-il pas l’intention de faire de Keitel un instrument dont les qualités d’organisation et la puissance de travail lui semblaient précieuses pour exécuter ses décisions et ses ordres ? »
Réponse
« Je réponds à cette question nettement par l’affirmative. A l’origine, l’intention bien arrêtée de Hitler était d’avoir à sa disposition nullement un conseiller, mais un organisme subordonné qui eût en outre une responsabilité quelconque. »
Le Tribunal connaît le décret sur la direction de l’Armée, en date du 4 février 1938. Je n’ai donc pas besoin d’en donner lecture. En ce qui concerne la position de l’accusé Keitel et les questions concernant sa compétence et sa responsabilité, il ressort de ce décret et des preuves fournies que :
1. Hitler ne voulait pas de ministère de la Guerre responsable et ne voulait pas qu’un autre que lui exerçât l’autorité suprême sur l’Armée tout entière. Il réunissait en lui-même les deux institutions, en déclarant à propos de l’autorité suprême qu’il l’exercerait désormais directement et personnellement, de même que les fonctions du ministère de la Guerre, que Keitel devait diriger sous ses ordres.
2. Hitler créa donc un état-major militaire pour son programme militaire et technique. Il le désigna sous le nom de Haut Commandement de l’Armée (OKW). Ce Haut Commandement de l’Armée n’était donc autre chose que la chancellerie militaire du Führer et Commandant suprême. Des chancelleries de ce genre existaient déjà : la Chancellerie du Reich, la chancellerie présidentielle, la chancellerie du Parti. L’accusé Keitel fut nommé chef de cette chancellerie militaire, avec le tire de « chef de l’État-Major du Haut Commandement de l’Armée » (en abrégé : chef OKW).
3. Il en découle que l’OKW ne devait pas constituer un service intermédiaire entre le Commandant en chef de la Wehrmacht, d’une part, et les diverses armes, de l’autre. La conception contraire du Ministère Public, qui est représentée par un graphique, repose sur un jugement erroné. Il n’y avait plus, entre le Commandant suprême et les trois commandants en chef de l’Armée de terre, de la Marine et de l’Armée de l’air, d’organisme intermédiaire disposant de pouvoirs propres, tels qu’il en avait existé avant le 4 février 1938. L’OKW, dont le chef d’État-Major était l’accusé Keitel, ne constituait pas un service ou une autorité militaire indépendante mais, d’une façon tout à fait exclusive, l’état-major militaire technique de Hitler et son service ministériel de guerre. L’OKW n’avait pas de pouvoirs autonomes quelconques, ni la faculté d’émettre des ordres, ni une autorité de commandement. Il ne pouvait donc, en tant qu’OKW, donner de lui-même aucun ordre ; et toutes les ordonnances, décrète, directives ou ordres émis par l’OKW étaient en réalité des actes relevant de la seule volonté du Commandant suprême de la Wehrmacht. Les hauts commandants des trois armes composant la Wehrmacht ont toujours su parfaitement qu’il n’y avait entre eux et le Commandement suprême aucun organisme intermédiaire. Et ils n’ont jamais non plus considéré ou reconnu l’OKW comme tel, ce qui est confirmé par les affidavits sous serment des accusés, les Grands-Amiraux Dönitz et Raeder, ainsi que par le témoignage du maréchal Göring et du Dr Lammers. La conception selon laquelle l’OKW et l’accusé Keitel, comme chef de l’OKW, auraient eu la faculté de vendre des dispositions de leur propre autorité ou de donner des ordres est erronée. Toute relation de service orale ou écrite avec d’autres services ou autorités militaires, qui dépassait un simple échange de vues, était soumise à la décision souveraine et personnelle du Commandant suprême. L’OKW n’était que l’État-Major de travail du Commandant suprême.
4. Si, par conséquent, les documents émis par le Commandant suprême ou l’OKW sont revêtus de la signature ou portent les initiales de l’accusé Keitel (ou d’un chef de service ou d’un chef de section de l’OKW), on ne peut en déduire qu’un pouvoir de commandement autonome ait existé. Il ne sagit, dans tous ces cas, que de la transmission, ou de la communication aux fins d’information, des ordres du Commandant suprême lui-même. En raison des multiples tâches incombant à Hitler en ses qualités de Chef de l’État, de Chancelier du Reich, de Führer du Parti et de Commandant suprême de la Wehrmacht, il était impossible de toujours recourir à sa propre signature, à moins qu’il ne s’agît d’affaires de signification particulièrement grave ou présentant une importance de principe. Il est à noter qu’il fallait dans tous les cas provoquer la décision personnelle ou l’accord de Hitler.
Si, étant donné cette situation, le Ministère Public pense que l’accusé Keitel a, du fait de la signature de documents ou de la présence de ses initiales, une co-responsabilité dans le contenu matériel des documents, ce fait ne saurait être admis. Ce serait faire preuve de formalisme juridique que de déduire la responsabilité de l’accusé Keitel en sa qualité de chef de la chancellerie militaire, de la transmission ou de la signature d’ordres, ordonnances, et autres documents, quand cette responsabilité ne peut être attribuée qu’à celui qui donne ou provoque l’ordre en vertu de son pouvoir de commandement. Une responsabilité matérielle à cet égard ne pourrait être encourue par l’accusé Keitel que s’il était prouvé qu’il a provoqué et participé volontairement à l’élaboration de ces ordres ou ordonnances...
Docteur Nelte, il serait temps de suspendre l’audience.
Messieurs, la Défense a présenté une requête au Ministère Public français tendant à obtenir communication de certains documents. Cette requête se divise en deux parties. La première partie concerne un incident Scapini surgi à propos de la publication d’un document au cours de mon propre exposé. Je puis communiquer à la Défense la réponse que le Gouvernement français fait à sa requête. Le Gouvernement français a trouvé dans les archives laissées par les autorités allemandes la réponse faite à la protestation élevée lors du massacre de prisonniers français. C’est d’ailleurs une réponse purement dilatoire. Les autorités allemandes répondent que la Commission d’armistice n’est pas compétente, que la demande doit être faite par l’ambassade Scapini. J’ai communiqué ce document à la Défense ; je pense que, de ce côté, l’incident est clos.
La deuxième partie de la requête de la Défense concerne une énonciation de mon collègue, M. Edgar Faure, qui, commençant son exposé, indique au Tribunal qu’il avait examiné environ 2.500 documents dont il n’avait retenu que 200. Je ne puis naturellement pas répondre pour M. Edgar Faure. Je sais seulement que la Délégation française n’a que 800 documents au total dans ses archives et les a entièrement soumis au Tribunal et à la Défense. Je pense donc qu’il s’agit simplement d’une image oratoire et que mon collègue a seulement voulu faire allusion à des lettres de transmission sans aucune importance.
En tout cas, j’ai dit tout à l’heure au Dr Nette que je tenais toutes les archives de la Délégation ouvertes et qu’il pourrait constater que nous n’avions pas plus de documents que nous n’en avions publiés.
D’autre part, les demandes que nous avons adressées à Paris pour nous faire envoyer Ses documents complémentaires qui, peut-être, auraient pu être oubliés, sont toutes restées sans résultats. Nous en concluons donc que nous avons ici tous les documents dont nous pouvions disposer dans ce Procès.
Monsieur le Président, je suis reconnaissant à la Délégation française de l’explication qu’elle a donnée ici sur les plaintes que j’ai présentées ce matin. Si j’avais reçu cette explication quelques jours plus tôt seulement, nous n’en serions pas venus à l’incident de ce matin. Je le regrette infiniment.
Je poursuis à la page 64 : Pour rendre aussi claire que possible cette question décisive pour l’accusé Keitel, je voudrais encore signaler ceci : les instructions qui avaient une importance fondamentale pour la préparation des entreprises militaires sont des ordres d’opérations que le Commandant suprême transmettait ès-qualité aux commandants en chef des trois armes de la Wehrmacht. Avant que ces instructions ne soient transmises, Hitler avait, avec le service compétent de l’OKW, avec l’accusé Keitel également, des entretiens sur le côté militaire et technique des ordres en question. Les instructions ne tenaient pas compte de ce qu’avaient pu dire ses différents collaborateurs et représentaient la volonté souveraine du Commandant suprême. Elles ne s’adressaient pas à l’OKW, mais aux commandants en chef des trois armes de la Wehrmacht, auxquelles elles étaient remises par l’OKW. Les trois armes de la Wehrmacht, de leur côté, diffusaient leurs ordres de détail pour l’exécution de l’instruction générale reçue. A cet égard non plus, je ne me reporterai pas à la disposition du Statut, selon laquelle l’exécution d’un ordre ne saurait constituer une excuse absolutoire, car il ne s’agissait pas d’un ordre de l’OKW aux trois armes de la Wehrmacht, mais de la transmission de cette manifestation de volonté du Commandant suprême. L’ordre adressé à l’OKW, si l’on veut le qualifier ainsi, visait dans tous les cas la mise au point de manifestations de volonté quelconques du Commandant suprême et l’acte purement extérieur de la transmission de cette manifestation de volonté entérinée sans possibilité de discussion.
Il faut admettre que le Ministère Public n’a pas conçu avec exactitude cette situation de l’accusé Keitel, influencé qu’il était peut-être par le rang de Feldmarschall de l’accusé. Ce rang n’avait aucun rapport avec les pouvoirs de commandement réels de l’accusé dans le domaine militaire. On est toujours enclin à se représenter, quand on parle de Generalfeldmarschall, un commandant militaire. Mais, comme nous l’avons vu, l’accusé Keitel n’avait ni la faculté de donner des ordres, ni un pouvoir de commandement quelconque. Le Feldmarschall von Blomberg, dont le Ministère Public a soumis le témoignage au Tribunal, qualifie l’accusé Keitel de chef de bureau. Cette qualification est matériellement exacte. Un chef de bureau doit veiller à ce que les affaires soient réglées vite et bien par les spécialistes compétents de ce bureau. Mais il n’a aucune part dans les actes de volonté décisifs que son supérieur, en l’espèce le Commandant suprême de la Wehrmacht, juge bon de manifester. Si cela vaut en général, cela vaut également ici en particulier. On sait que Hitler ne prenait pas conseil auprès de Keitel en matière de décisions militaires. C’est ce qu’a montré le déroulement des preuves, en particulier le témoignage du général Jodl.
L’accusé Keitel a, dans l’affidavit n° 8, qualifié le travail de l’OKW de coordination dans l’État et la Wehrmacht ; il a ainsi mis son activité en lumière. L’affidavit donne une idée du travail difficile et ingrat de l’accusé. Il consistait principalement en une coordination des désirs et des besoins des différentes armes ’de la Wehrmacht. Il comportait, en outre, l’aplanissement des divergences possibles et la lutte contre l’attitude hostile de Hitler à l’égard de toute solution régulière qui avait été adoptée par un service compétent. Il y a, dans chaque branche de la Wehrmacht, des intérêts qui divergent de ceux des autres branches et auxquels il ne peut être satisfait sur le plan commun. Souvent même, ces intérêts s’opposent. C’est le cas particulièrement du remplacement des effectifs, mais aussi de la fourniture de tout ce qui est nécessaire à la conduite de la guerre spécialisée. L’OKW était le point d’interrogation de toutes ces divergences de vues techniques et personnelles. Si l’on veut apprécier à sa juste valeur le fait incontestable que l’accusé Keitel a été attaqué presque de tous côtés et personnellement mal jugé, il faudra bien constater que ce fait a été la conséquence fatale de l’entrecroisement des oppositions de fait et des divergences de vues personnelles que Keitel tentait de résoudre par voie de coordination ou de médiation, c’est-à-dire, dans presque tous les cas, moyennant des concessions réciproques. Il n’est pas besoin d’une expérience particulière de la vie pour savoir que l’arbitre objectif récolte toujours l’ingratitude des deux parties.
Il en va de même des nombreux services qui, gratifiés de pleins pouvoirs spéciaux officiels ou dirigés par des personnalités appartenant la plupart du temps au Parti, bénéficiaient des sympathies et de la confiance particulière de Hitler. Il faut se représenter ces contradictions et ces chevauchements d’intérêts pour apprécier à sa juste valeur la charge de travail qui pesait sur Keitel et la signification de ces fonctions. La connaissance des conditions particulières du commandement de la Wehrmacht dans ses rapports avec le secteur politique était rendue difficile par le fait que, depuis le 4 février 1938, Hitler avait réuni dans sa personne les fonctions de Commandant suprême de la Wehrmacht, de ministre de la Guerre du Reich et de Chef suprême de l’État, Depuis le 4 février 1938, il existait donc, entre la direction politique et le Commandement suprême de la Wehrmacht, un accord dû à l’unité de personne. Il est facile de penser — et l’Accusation n’y a pas manqué — que le chef de l’État-Major militaire de Hitler était lié si étroitement à Hitler qui était son supérieur qu’il devait également porter la responsabilité de la situation politique, sinon comme auteur, du moins sous une forme quelconque telle qu’elle est prévue par l’article 6 du Statut. Cette conception est erronée. Il n’est pas besoin pour cela d’invoquer la hiérarchie de l’État totalitaire, ni le caractère impératif de l’ordre du Führer. La hiérarchie militaire est plus ancienne que l’idéologie nationale-socialiste ; il faut de toutes façons dire, et vous devez en tenir compte, que l’introduction du principe absolu du chef dans la Wehrmacht signifie l’élimination définitive de toutes les aspirations que l’on peut peut-être considérer dans un certain sens comme démocratiques, et qui pouvaient s’opposer aux visées électorales de Hitler. Je me réfère pour cela à l’affidavit Keitel, livre de documents 2, n° 9, OKW et État-Major général. L’application rigide du principe du chef renforça — si l’on juge rétrospectivement — le principe sain de la discipline militaire jusqu’à aboutir peu à peu à un militarisme exacerbé. Ce fait trouva, entre autres, son expression dans l’interdiction de toute critique dirigée de bas en haut. Je mentionne à ce propos le discours de Hitler à l’opéra Kroll en 1936 ou 1937, la note irrégulière de 1938 (déclaration du général Winter), portant interdiction des offres de démission des généraux et élimination du Commandant en chef de la Wehrmacht et du ministère de la Guerre.
Il ne peut pas et ne doit pas être contesté que l’accusé Keitel était partisan sans réserve du principe du chef dans la direction de la Wehrmacht, et que l’étude intitulée « Fondements de l’organisation de l’Armée allemande », document L-211, doit être considérée comme sa profession de foi sur la conduite d’une guerre à venir, mais sans qu’à ce moment une guerre réelle eût été prévue ou eût servi de prétexte à cette étude. Que signifie cela pour l’accusé Keitel ? Celui qui admet l’opportunité du principe du chef au point de vue militaire doit aussi conformer ses actes à ce principe. Le professeur Jahrreiss a démontré que le principe du chef, comme tout autre système politique, n’est ni bon ni mauvais d’une manière absolue, mais que tout dépend de la manière dont il est appliqué et des méthodes de réalisation.
Keitel est un soldat et il approuve le principe du chef dans le domaine qu’il connaît. D’après ce principe, la responsabilité est portée d’une façon absolue par celui qui a les attributions du commandement. Tandis que dans le domaine civil, pour lequel il était également valable, le principe du chef s’épuisa en détails superficiels et, en fait, y apporta très peu de changements, il agit d’une façon beaucoup plus ferme et plus visible dans le domaine militaire, et particulièrement dans les rapports entre le Commandant en chef et son chef d’État-Major général. Autrefois, les chefs d’État-Major généraux étaient matériellement responsables des ordres qu’ils donnaient ; ils ne sont plus maintenant que les adjoints, en matière d’opération,, du Commandant en chef. Ils étaient, suivant la terminologie employée, des collaborateurs, des conseillers dans le domaine de la stratégie et des opérations, pour lequel des officiers avaient été particulièrement instruits. Keitel n’était — et c’est établi — ni commandant en chef ni chef d’État-Major général. Il était chef de la chancellerie militaire de Hitler, soldat et administrateur, et s’occupait de tâches relevant du ministère de la Guerre ; il était donc ministre, comme dit le Ministère Public.
Il ne faudrait pas, dans ce Procès, s’appuyer sur des distinctions qui se révèlent purement formelles, quand les fonctions effectivement remplies offrent une image différente. C’est particulièrement important dans le cas de Keitel. Il faut établir ce qu’il était en fait, et comment il a agi en réalité. La situation ambiguë créée par le décret du 4 février 1938 a provoqué une interprétation erronée des fonctions de Keitel. On doit partir du point suivant : Hitler a dissous le ministère de la Guerre parce qu’il ne voulait plus de ministre de la Guerre. Bien qu’il eût transmis, le 4 février 1938, aux diverses armes de la Wehrmacht, un nombre important d’attributions jusque là dévolues au ministère de la Guerre, une série de ces attributions restait à l’OKW, qui devait en assumer l’administration. Or, pour tenir compte du resserrement étroit et intentionnel des fonctions qui portaient sur la conduite de la guerre, Keitel ne pouvait agir sans limites et de son plein gré, mais il devait exposer les exigences de la Wehrmacht et les accorder avec les tâches des autres ministres.
Il ne peut et il ne doit pas être contesté que cette centralisation des tâches dans la personne de Hitler n’était pratiquement pas viable. Il incombait donc à l’État-Major de travail de Hitler, dont Keitel était le chef, un vaste labeur de préparation et de réalisation. Par conséquent aussi une responsabilité. Pourtant, ce travail ne portait pas sur des questions importantes, ni surtout sur des questions de principe. C’était naturellement une affaire de jugement de savoir dans quelle mesure l’accusé Keitel appréciait l’importance et la nature des affaires qu’il soumettait ultérieurement. Mais, comme les témoignages l’ont prouvé, Keitel était dans les cas douteux plus enclin à soumettre ces cas, après un examen consciencieux, qu’à les trancher lui-même. Devant les sources d’informations impénétrables dont disposait Hitler, Keitel ne pouvait jamais savoir si ce dernier n’apprenait pas par ses aides de camp, par Himmler, par Bormann, ou de quelque autre manière, ce qui lui paraissait important. Pour éviter ensuite des discussions inévitables avec Hitler, qui, méfiant vis-à-vis de tous, cachait sans cesse son jeu, Keitel, inquiet, s’efforçait de ne pas s’exposer au reproche de négligence. Un exemple caractéristique en est l’évasion massive du camp de Sagan des quatre-vingts officiers de la RAF.
En ce qui concerne cette situation, il est facile de constater que Keitel, qui assumait les dernières attributions ministérielles dévolues à l’OKW, n’occupait pas de poste ministériel. Il était, là aussi, un chef de bureau, directeur de la chancellerie militaire ; c’était un poste de chef de cabinet d’un ministre ou de secrétaire d’État. A ce sujet, j’attire l’attention sur le témoignage du Dr Lammers, que j’ai déjà cité, et sur les affidavits des Grands-Amiraux Raeder et Dönitz, que j’ai déjà maintes fois mentionnés ici.
Il se dégage du texte du décret du Führer du 4 février 1938 que Hitler voulait clairement exprimer ces intentions. S’il n’avait pas eu la ferme volonté d’exclure un tiers d’une fonction responsable et éventuellement gênante dans les hautes sphères militaires, il eût au moins autorisé Keitel à prendre part aux séances du cabinet. Dans le décret du Führer qui accordait la dignité de ministre du Reich aux commandants en chef de l’Armée et de la Marine, ainsi qu’à Keitel, il est expressément mentionné que, seuls, les deux commandants en chef ont le droit de participer aux séances du cabinet. Le fait que ces deux dispositions sont inclues dans le même texte est un argument a contrario convaincant. Il prouve que Hitler ne désirait pas laisser à son chef d’État-Major de l’OKW la possibilité d’exposer au cabinet une conception personnelle et des doutes éventuels. En donnant à l’accusé Keitel la dignité de ministre, Hitler voulait lui permettre de traiter directement avec les différents ministres. Si Keitel n’avait pas eu rang de ministre, il aurait dû se borner à discuter avec les secrétaires d’État et autres personnes de même importance, ce qui l’aurait gêné pour accomplir les ordres et les missions du Führer. C’est donc une erreur de l’Accusation d’avoir fait de Keitel un ministre du Reich, fût-il sans portefeuille. Il n’était pas ministre ; il n’était pas membre du Gouvernement. Le secrétaire d’État Stuckart a cité dans un document présenté par le Ministère Public tous les membres du Gouvernement, Keitel ne s’y trouve pas ; il est seulement désigné, dans ce document, comme détenteur d’une haute charge.
Ainsi, l’Accusation ne limite pas seulement le Gouvernement du Reich aux membres du cabinet ; elle considère encore d’autres organismes qu’elle regarde comme des parties intégrantes de ce Gouvernement, il semblerait, par conséquent, que l’Accusation considère comme sans importance une structure juridique conforme au Droit public allemand. D’après l’appendice de l’Acte d’accusation général, le Gouvernement du Reich se compose, selon le Ministère Public :
1. Des membres du cabinet ordinaire après le 30 janvier 1933, date à laquelle Hitler devint Chancelier de la République allemande. Le terme « cabinet ordinaire », qui est employé ici, désigne les ministres du Reich, c’est-à-dire les chefs des départements du Gouvernement central ; les ministres sans portefeuille, les ministres d’État agissant comme ministres du Reich et les autres fonctionnaires habilités à prendre part aux réunions de ce cabinet.
2. Des membres du Conseil des ministres pour la défense du Reich.
3. Des membres du Conseil de cabinet secret.
Sans préjudice de la responsabilité personnelle de chacun des accusés, le Tribunal devra vérifier si la notion de Gouvernement du Reich, telle que la définit le Ministère Public, est exacte, c’est-à-dire pratiquement si la classification des groupes faite par l’Accusation correspond vraiment à la notion de « Gouvernement du Reich ». En tout cas, on ne peut pas se contenter d’admettre comme exacte l’affirmation du Ministère Public sur ce point. Je pense que mon confrère, le Dr Kubuschok, en parlera lorsqu’il traitera de l’organisation du Gouvernement du Reich.
Docteur Nelte, le Tribunal pense que vous vous étendez trop longuement sur la question de savoir quelle était la fonction exacte de Keitel.
Je crois, Monsieur le Président, que le Ministère Public, lui aussi, a pris beaucoup de temps pour établir quelle était, à son avis, la position occupée par le Feldmarschall Keitel. Il n’est pas accusé en sa qualité de Feldmarschall, mais comme chef de l’OKW.
Si le Ministère Public l’a fait, je dois avouer que je l’ai oublié pour l’instant. Mais il me semble, et c’est l’avis du Tribunal, de façon générale, que vous prenez vraiment trop de temps pour cette question. Vous avez d’autres points à traiter qui présentent une grande importance pour l’accusé. Vous parlez depuis des heures et un grand nombre de pages ont été consacrées à la définition de la situation qu’occupait Keitel. Vous pourriez abréger.
Je vais m’efforcer de le faire. J’ai donc montré que l’accusé Keitel ne faisait pas partie du groupe 1, c’est-à-dire qu’il n’était pas ministre.
Il n’était ni directeur d’un service du Gouvernement central, ni ministre du Reich sans portefeuille, ni ministre d’État faisant fonction de ministre du Reich, ni fonctionnaire ayant qualité pour prendre part aux réunions du cabinet.
L’audition des preuves a démontré que, malgré le décret du Führer du 4 février 1938, il n’y a jamais eu de Conseil de cabinet secret, qu’il n’a jamais été constitué, qu’il n’a jamais tenu de réunions et qu’aucun des intéressés n’a reçu de nomination. Il est démontré que l’accusé n’a jamais été membre du Conseil de cabinet secret.
Il est exact que Keitel était membre du Conseil des ministres pour la défense du Reich. Le Dr Lammers, dans sa déposition, a affirmé que la nomination de Keitel au conseil des ministres pour la défense du Reich n’avait rien changé à sa situation officielle et qu’en particulier il n’était pas devenu ministre. L’accusé Frick déclare, dans son affidavit du 25 novembre 1.945, que Keitel remplissait au conseil des ministres pour la défense du Reich le rôle d’un agent de liaison.
Quoique Keitel ne tût pas compris dans les membres du Gouvernement du Reich, le Ministère Public a mentionné sa qualité de membre d’un prétendu triumvirat et de membre du Conseil de Défense du Reich. Je crois pouvoir, d’après le résultat de l’exposé des preuves, réfuter ces points. Il est avéré qu’il n’a jamais existé de triumvirat au sens d’organisme gouvernemental, et que le Conseil de Défense du Reich n’a jamais siégé après la loi secrète de Défense du Reich de 1938, et qu’en tout cas il n’a pas délibéré ni pris de décision.
Pour établir clairement la responsabilité et la compétence de l’accusé Keitel, il est indispensable d’étudier la notion d’OKW. Je vous demande de ne pas considérer ce développement comme une analyse théorique et, par là, superflue. Ce sont justement l’assertion globale et fondamentale de l’Accusation…
Docteur Nelte, puis-je vous demander ce que vous avez fait d’autre que d’analyser la notion d’OKW ?
Jusqu’ici, j’ai étudié la fonction de Keitel en tant que chef de l’OKW. Je voulais, par les explications qui figurent aux pages 74 et suivantes, vous montrer que l’OKW, dont le Ministère Public et d’autres personnes ont parlé, est un terme à trois significations différentes. Si vous le permettez, Monsieur le Président, je présenterai ces explications par écrit et, si vous voulez bien les considérer comme déposées, je suis disposé à passer à la page 77. En tout cas, il me semble que c’est une partie importante de l’explication de ce que l’on entend par OKW. D’autant plus importante que ce terme ne s’applique pas intégralement à Keitel. Puis-je le faire ?
Pour établir clairement la responsabilité et la compétence de l’accusé Keitel, il est indispensable d’étudier la notion d’OKW. Je vous demande de ne pas considérer ce développement comme une analyse théorique et, par là, superflue. Ce sont justement l’assertion globale et fondamentale de l’Accusation et la mise au point du Ministère Public français, qui tend à préciser les fonctions occupées par chaque accusé par rapport aux chefs d’accusation qui lui sont reprochés, qui me font un devoir d’éclaircir une erreur du Ministère Public. Cette erreur est d’autant plus excusable que, non seulement à l’étranger, mais dans beaucoup de milieux du pays, et même de la Wehrmacht, on ne savait pas ce que signifiait le terme OKW. Il représentait pour le peuple la haute direction de la Wehrmacht, sans qu’on se donnât la peine de chercher ce qui pouvait se trouver derrière ces trois mots Oberkommando der Wehrmacht.. c’est conforme à la loi d’inertie qui domine la vie sociale des hommes, à la manie presque maladive d’abréger- les termes désignant les services de l’Armée. Comme, de plus, le communiqué quotidien de l’OKW et toutes les diffusions officielles qui se rapportaient aux événements de la guerre commençaient par ces mots Le Haut Commandement de l’Armée communique..., ces mots imprégnaient les esprits comme l’idée que l’OKW était le Commandement suprême de l’Armée. Cette conception serait exacte si l’on avait traduit le terme OKW non par Haut Commandement de la Wehrmacht, mais par Commandant de la Wehrmacht.. C’était en la personne de Hitler, en sa qualité de Commandant suprême de la Wehrmacht, que se concentrait ce que tout le monde se représentait sous la forme OKW : le service central, le service des plans et le service qui diffusait les ordres. A ce point de vue, l’OKW s’identifiait avec Hitler en sa qualité de Commandant suprême de la Wehrmacht, suivant la désignation officielle.
Si l’on fait abstraction de la désignation de Commandant suprême de la Wehrmacht conforme au principe du chef en vigueur, et si l’on veut désigner le service du Commandant suprême, il faut avoir recours au terme de Haut Commandement de la Wehrmacht. Ce service comprend le Commandant suprême, donc Hitler, ses adjoints, son Etat-major. Le décret du Führer du 4 février 1938 qui porte le titre : Décret sur la direction de la Wehrmacht a eu pour conséquence, en raison de la façon malheureuse et obscure dont il avait été formulé, une erreur fatale pour l’accusé Keitel : le -chef de l’OKW, mentionné par le décret du 4 février 193S cité ci-dessus, serait aussi le chef du Commandement suprême de la Wehrmacht. En réalité, il découle de ce décret que. chef de l’OKW doit signifier chef de l’Etat-major de l’OKW, c’est-à-dire chef de la chancellerie de Hitler, lorsque ce dernier exerce ses fonctions de Commandant suprême de l’Armée. Mais, depuis lors, quand on parlait et quand on parle encore de l’OKW, tout le monde pense à Keitel, sans examiner s’il s’agit de l’OKW, Commandant suprême de la Wehrmacht, de l’OKW, service du Commandant suprême de la Wehrmacht ou de l’OKW, Etat-major du service du Commandant suprême de la Wehrmacht.
Le Ministère Public ne tait aucune différence, de même que les services allemands ne connaissaient pas exactement les différences ou tout au moins n’y prenaient pas garde. Il s’agissait pour eux, comme il s’agit maintenant pour le Ministère Public, d’Intéresser la responsabilité de l’OKW à tout ce qui avait trait à l’Armée ou à ses ressortissants. De là à impliquer la responsabilité personnelle de Keitel en raison de son titre de chef de l’OKW, il n’y a qu’un pas. Le jugement des Allemands et celui des étrangers, qui n’était pas basé sur une considération de Droit public, était influencé par le souvenir de la première guerre mondiale. Les rapports que Hitler entretenait avec Keitel rappelaient ceux de l’Empereur avec von Hindenburg. Cette comparaison a eu pour l’accusé Keitel des conséquences qui se manifestent dans ce Procès. Sans scrupule pour les différences fondamentales qui existent entre von Hindenburg, chef du Grand Etat-major général, qui a subsisté jusqu’en 1918, et Keitel, chef du cabinet militaire de Hitler, sans connaître la compétence exacte de Keitel et ses possibilités d’action sur les projets et les dispositions adoptées par Hitler que lui conféraient les fonctions qu’il assumait, on a établi des comparaisons qui ont pris une tournure désagréable pour Keitel. Après la catastrophe, lorsque Keitel assuma le rôle, encore comparable du point de vue extérieur, de représenter la Wehrmacht, et lorsqu’il dut, conformément aux ordres reçus, signer la capitulation sans conditions, cette comparaison évidemment tourna encore à son désavantage. Les hommes ne demandent pas qui est compétent lorsque les choses vont mal : ils cherchent un coupable, qui est condamné sur les apparences. Et il importe, pour comprendre l’intérêt considérable qu’on attache, dans ce Procès, à la personnalité de Keitel, de se reporter en partie au fait qu’après la mort de Hitler Keitel est apparu sur la scène publique.
Pour voir clairement le rôle que Keitel a joué en réalité et la part qui lui revient dans le déroulement de l’ensemble des événements, je veux, après avoir déterminé la compétence réglementaire qui était la sienne, rechercher son influence dans la détermination et l’application des mesures prises et dont les conséquences fournissent la matière de ce Procès. La vie quotidienne nous a appris à ne pas attacher trop d’importance à ce qu’un homme doit être dans une fonction déterminée, mais plutôt à ce qu’il en fait grâce à sa personnalité. Je crois pouvoir dire qu’au cours de ce Procès aucune des personnalités des accusés n’a été appréciée aussi différemment et de façon aussi contradictoire que celle de l’accusé Keitel.
Ce qui est capital pour la responsabilité matérielle de Keitel, c’est sa position réelle dans le jeu des forces qui entouraient Hitler et auquel il prenait part, son influence effective dans ce cercle et, en conséquence, la totalité des circonstances qui ont pu influer sur Hitler et son entourage dans le domaine militaire. Je parlerai de cet ensemble fondamental à propos des accusations que le Ministère Public a élevées à l’occasion du contre-interrogatoire du Dr Gisevius, contre Keitel et d’autres accusés. Le témoignage du Dr Gisevius a eu une importance décisive pour l’accusé Keitel, du fait de l’interrogatoire étendu de Justice Jackson et des réponses données par le témoin. Si les déclarations du Dr Gisevius étaient exactes, ces déclarations qu’il a le plus souvent exprimées sous forme de jugements de valeur, l’accusé Keitel n’aurait pas dit la vérité dans l’exposé de ses preuves. L’importance de cette circonstance apparaît clairement quand on considère que le fait de n’accorder, aucun crédit à l’accusé détruit toute sa défense qui repose, avant tout, sur des éléments subjectifs. Ce fait et l’importance que le témoignage du témoin Gisevius présente aussi pour d’autres accusés, m’imposent de ne rien négliger pour éclaircir la contradiction qui existe entre la déposition de Keitel et les déclarations du témoin Gisevius.
C’est un fait d’expérience que les meilleurs témoins sont ceux qui sont morts, parce que la reproduction de leurs prétendues déclarations ne peut être Contredite directement. Un autre groupe de témoignages presque irréfutables est représenté par les témoignages basés sur des informations. Dans le témoignage de Gisevius, les deux possibilités sont combinées, du fait qu’il fonde son témoignage sur des informations provenant de témoins pour la plupart décédés. Justice Jackson s’est servi du Dr Gisevius comme d’un témoin capital pour l’attaque d’ensemble qu’il a dirigé contre l’accusé Keitel. Après la clôture de l’exposé des preuves contre Keitel, il n’a pas exposé un fait isolé, mais il a exposé toute l’accusation et un jugement d’ensemble sur l’activité de Keitel. Le contre-interrogatoire se rapportait d’abord, autant que possible, à la démonstration de l’inexactitude objective des faits basés sur les informations émanant de certaines personnes et ensuite à la démonstration de l’inadmissibilité de ces informations. Je rappelle les paroles que l’accusé Keitel a prononcées sous serment au banc des témoins à la fin de mon interrogatoire :
« On peut me reprocher l’erreur et l’égarement, on peut me reprocher une fausse attitude ou de la faiblesse envers le Führer Adolf Hitler, mais on ne doit pas dire de moi que j’étais lâche, que je n’ai pas respecté la vérité et que j’ai manqué de fidélité. »
Je résume ainsi brièvement les accusations contre l’accusé Keitel telles qu’elles découlent de l’interrogatoire du Ministère Public :
1. Keitel a tracé un cercle impénétrable autour de Hitler pour que celui-ci n’apprenne rien.
2. Keitel n’a pas communiqué à Hitler les rapports que lui présentait Canaris, quand ils révélaient des cruautés, des crimes, etc., ou bien il a donné l’ordre de les modifier.
3. Keitel disposait d’une influence considérable sur l’OKW et l’Armée.
4. Keitel menaça ses subordonnés, s’ils faisaient des réflexions de caractère politique, de ne pas les protéger, voire même de les livrer à la Gestapo.
Le Dr Gisevius dit au cours de sa déposition ’que Keitel n’avait aucune influence sur Hitler. Il décharge Hitler en expliquant que Keitel avait créé un cercle autour de Hitler pour que ce dernier n’apprît rien. Les Ministères Publics anglais et américain ont fait de Keitel un officier d’État-Major puissant qui a exercé une grande influence sur Hitler ; le Ministère Public français a fait de lui un instrument complaisant de Hitler ; les généraux allemands l’ont dépeint comme un homme qui disait oui à tout et qui ne pouvait rien faire admettre. Et maintenant, dans la déposition du Dr Gisevius, Keitel est élevé au rang de véritable acteur et de préposé de Hitler, qui lui cachait tout le mauvais, ne lui présentait que ce qui lui plaisait, à lui Keitel, et ne laissait approcher personne de Hitler. Seul, celui qui ne connaissait pas l’entourage de Hitler peut dire que Keitel défendait qu’on s’approchât de lui. Avant la guerre, Keitel avait son bureau à Berlin, Bendierstrasse, tandis que Hitler était installé à la Wilhelmstrasse. Pendant la semaine, Keitel ne venait qu’une fois au rapport ou sur un ordre spécial. Pendant cette période, il a été absolument impossible à Keitel, en raison des circonstances locales, d’exercer une influence sur la facilité d’aborder le Führer. C’était également impossible quand Hitler était pendant des semaines au Berghof, près de Berchtesgaden, car Keitel restait à Berlin.
Avec le commencement des opérations, Keitel se transporta avec Jodl et l’État-Major d’opérations au Quartier Général du Führer. Ici aussi, ils avaient des résidences séparées. Keitel ne se tenait pas dans l’antichambre de Hitler, mais dans d’autres bâtiments ou baraques. Il venait chaque fois avec le général Jodl à l’examen de la situation à laquelle assistaient, en dehors de Hitler, environ quinze ou vingt officiers des trois armes de la Wehrmacht ; en dehors des discussions sur la situation, il n’y avait aucun contact facilité par la disposition des lieux. Quand Hitler désirait quelque chose de Keitel, il le faisait appeler. A Berlin, il y avait un contact personnel et local plus étroit entre Hitler, ses officiers d’ordonnance, le chef de la chancellerie du Parti, le chef de la chancellerie présidentielle et le chef de la Chancellerie du Reich. Non seulement Keitel ne pouvait pas déterminer qui pouvait approcher Hitler, mais il n’avait non plus aucune possibilité d’empêcher quelqu’un de se rendre chez lui.
Les sources de renseignements de Hitler étaient, pour chaque département, le chef compétent. Quelquefois, comme je l’ai dit, il était difficile de se rendre compte où Hitler prenait ses renseignements.
Gisevius ne connaissait pas ces conditions pour les avoir vécues lui-même, puisqu’il n’a jamais été dans le voisinage de Keitel qui ne l’a jamais vu ni ne lui a parlé et dont il ne connaissait pas le nom. S’il a donné ici un jugement, il n’a pu l’étayer que sur les communications faites par Canaris, Thomas et Oster. Le général Jodl a été entendu sur ce point. Il est certainement le meilleur témoin là-dessus, car il vivait, comme Keitel, au voisinage immédiat de Hitler ; il possède ainsi une expérience personnelle. Il a dit à ce sujet :
« Malheureusement, Hitler ne pouvait pas être isolé ; de nombreuses sources de renseignements allaient directement chez lui. »
Sur ma demande, et sur l’initiative du Tribunal, Jodl a confirmé globalement que les déclarations de Keitel étaient exactes et que celles du témoin Gisevius sur ce point étaient des expressions générales. Les amiraux Raeder et Dönitz ont confirmé que la prétention du témoin Gisevius était inexacte, suivant laquelle Keitel aurait pu tenir éloignés de Hitler les commandants en chef des trois armes de la Wehrmacht. Si ce n’avait pas été le cas, la voie qui allait des branches de la Wehrmacht à Hitler eût été libre à tous moments. L’examen des preuves a aussi permis de constater qu’en dehors de Jodl, chef de l’État-Major d’opérations, Canaris avait aussi entrée libre chez Hitler. C’est ainsi que l’accusation du témoin Gisevius reprochant à Keitel d’avoir formé un cercle autour de Hitler est erronée.
Utilisation des comptes rendus : le témoin Gisevius a déclaré que Canaris avait soumis à Keitel des rapports sur les atrocités commises à la suite de déportations, d’extermination de Juifs, des camps de concentration, des persécutions religieuses et des assassinats de débiles mentaux. Keitel aurait caché ces rapports au Führer. Il en aurait été de même des rapports du général Thomas, chef du service de l’Économie de guerre, qui avaient pour but de renseigner Hitler sur le potentiel de guerre des adversaires et de l’amener à la raison.
En ce qui concerne les rapports de l’amiral Canaris, il -faut dire que celui-ci, en tant que chef du service d’espionnage et de contre-espionnage faisait naturellement de façon courante des rapports qui concernaient la conduite de la guerre, y compris la conduite économique. On prétend maintenant ici que des rapports ont été faits sur des domaines qui n’étaient de la compétence ni du service de contre-espionnage ni de l’OKW. Il a été démontré que Hitler veillait attentivement à ce que chacun de ses collaborateurs se limitât à son domaine d’activité ; en particulier, il était interdit aux services de l’Armée de s’occuper d’affaires politiques. Keitel a déclaré sous la foi du serment qu’il n’avait rien connu des atrocités et en particulier de l’extermination des Juifs et des camps de concentration. En même temps, nous rencontrons une contradiction inconciliable dans l’affirmation du témoin Gisevius selon laquelle Canaris avait présenté à l’accusé Keitel des rapports sur les questions que nous venons de mentionner. On peut affirmer que des rapports de toute nature ont été transmis à Keitel, sans avoir à craindre qu’une contradiction puisse en résulter. On le peut tout particulièrement si l’on n’a pas à craindre que ces rapports soient retrouvés un jour. Car s’ils n’ont pas été transmis, ils ne peuvent pas non plus être retrouvés, parce qu’ils n’existent pas. Maintenant, Gisevius a déclaré qu’il avait, dès le début, rassemblé des documents qui contenaient des preuves à charge. N’est-il pas étonnant, dans ces conditions, qu’aucun de ces rapports n’ait été produit jusqu’ici ? Dans la mesure où ils existaient à l’OKW, ils ont été utilisés par le Ministère Public au cours de l’exposé des preuves. Est-il suffisant, dans ces conditions, qu’un témoin déclare qu’il sait par des tiers que de tels rapports ont été présentés à Keitel ?
Du fait de sa situation particulière qui le menait continuellement à l’étranger avec les missions personnelles et secrètes de Hitler, Canaris avait accès en tous temps auprès de Hitler. Il aurait donc eu la possibilité de rencontrer directement Hitler s’il avait eu de pénibles scrupules de conscience, comme Gisevius l’a déclaré. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ?
Gisevius, qui a formulé en général des inculpations d’ensemble et des jugements de valeur, a donné dans un seul passage de ses déclarations des indications positives qui permettent un examen objectif. Je cite :
« Je crois que je dois encore mentionner deux exemples qui me paraissent caractériser particulièrement la situation : on a d’abord cherché par tous les moyens à amener le Feldmarschall Keitel à mettre Hitler en garde contre l’entrée en Hollande et en Belgique et à lui faire savoir, c’est-à-dire à Hitler, que les informations présentées par Keitel sur la prétendue violation de la neutralité de la Hollande et de la Belgique étaient fausses. Le contre-espionnage se devait, certes, de fabriquer ces rapports incriminant les Belges et les Hollandais. Mais l’amiral Canaris s’est refusé, à l’époque, à les signer. Je demande qu’en examine la chose. Il a dit à plusieurs reprises à Keitel que ce rapport, dont on attribuait la rédaction à l’OKW, était faux. C’est le seul cas où M. Keitel n’a pas transmis à Hitler ce qu’il devait lui transmettre. »
J’ai présenté ici au général Jodl, à la barre des témoins, le document PS-790 qui se rapporte au passage du Livre Blanc concernant les violations de la neutralité de la Hollande et de la Belgique. Jodl a dit littéralement, et je cite :
« Je comprends la question et je voudrais très brièvement rétablir les faits tels qu’ils étaient réellement, dans la mesure où la nausée ne m’étouffe pas. J’étais présent lorsque Canaris est venu avec cette note de conférence à la Chancellerie du Reich pour voir le Feldmarschall Keitel et lui présenter le projet de Livre Blanc du ministère des Affaires étrangères. Le Feldmarschall Keitel a alors parcouru ce livre, mais il a avant tout, écouté les remarques essentielles suivantes que Canaris a faites à la demande du ministère des Affaires étrangères : les nouvelles étaient peut-être encore susceptibles d’amélioration ; il devait confirmer qu’une action militaire était absolument nécessaire contre la Hollande et la Belgique et il manquait encore, comme il est dit ici, une dernière violation effective et éclatante de la neutralité. Avant que Canaris eût dit un mot, le Feldmarschall Keitel jeta le livre sur la table et dit : « C’est inadmissible ; comment puis-je venir à assumer ici une responsabilité pour une décision politique ? Le Livre Blanc contient mot pour mot, vraies et exactes les nouvelles que vous-même, Canaris, m’avez apportées ». Là-dessus, Canaris répondit : « Je suis tout à fait du même avis. J’estime aussi qu’il est tout à fait superflu de faire signer ce document par la Wehrmacht. Les nouvelles que nous avons ici sont, dans leur ensemble, tout à fait suffisantes pour établir les violations de la neutralité qui ont été commises en Hollande et en Belgique ». Et il a déconseillé au Feldmarschall Keitel de le signer. La chose s’est passée ainsi. Le Feldmarschall a ensuite pris le livre et je ne sais pas ce qui s’est passé par la suite... »
Keitel n’a pas signé le Livre Blanc. Il résulte ainsi de ce seul cas qui pouvait être examiné à fond la preuve évidente de l’inexactitude des déclarations de Gisevius.
D’après les déclarations du témoin Gisevius, Keitel a exercé une influence énorme sur l’OKW et l’Armée. Ces mots, sortant de la bouche d’un homme qui n’avait aucune sorte de contact avec Keitel, ne sont qu’une phrase dépourvue de toute indication de faits concrets. Ils sont contredits par les déclarations du maréchal Göring et des amiraux Dönitz et Raeder. Jodl a dit de cette affirmation que c’était une manière de parler. Dans la mesure où le témoin parle de l’influence énorme exercée sur l’OKW, il faut se demander ce qu’il pense en réalité. Naturellement, Keitel avait à l’OKW, en sa qualité de chef de l’État-Major, l’influence inhérente au poste qu’il occupait et dont j’ai déjà parlé. J’exposerai plus loin quels étaient ses rapports avec ses subordonnés. Il importe, avant tout, de savoir si Keitel a exercé sur les événements une influence déterminante et coupable. Cette influence ne pouvait s’exercer que sur Hitler ou sur les différentes armes de la Wehrmacht. Gisevius lui-même a confirmé ici qu’il n’exerçait pas d’influence déterminée sur les branches de la Wehrmacht, et cela ressort également de l’exposé des preuves. On a reproché d’une façon particulièrement blessante à l’adresse de l’accusé Keitel :
« Au lieu de protéger les officiers placés sous ses ordres en s’interposant en leur faveur, de les avoir menacés de les livrer à la Gestapo. » Contrairement à cela, il a été établi qu’au cours des années précédant 1944, aucun chef de service de l’OKW n’a été limogé et, qu’en outre, jusqu’au 20 juillet 1944, jour de l’attentat et du transfert à Himmler du commandement de l’Armée de l’intérieur, aucun officier de l’OKW n’a été livré à la Police. L’amiral Dönitz a confirmé que les différentes branches de la Wehrmacht et l’OKW se sont efforcées scrupuleusement de maintenir le privilège de la Wehrmacht à rencontre de la Police.
Le Tribunal a pu constater comment le général Jodl a parlé de ses rapports avec l’accusé Keitel. Je crois que cette remarque a un poids particulier, et non pas seulement parce que Keitel a entretenu, pendant les longues années de leur collaboration, des relations amicales et de bonne camaraderie avec le général Jodl qui était son subordonné. Aussi naturel que cela puisse paraître, à première vue, cela l’est beaucoup moins quand on considère que Jodl, bien que placé sous les ordres de Keitel, devint de plus en plus le seul conseiller de Hitler en matière de stratégie. Le général Jodl a exposé ici de manière convaincante ce que cela signifiait dans une guerre où prédominaient les tâches relevant des opérations. Le fait que Keitel ait accepté sans jalousie et en reconnaissant sans réserve la supériorité de son subordonné Jodl dans ce domaine dénote un trait de son caractère qui réfute les informations d’origine douteuse du témoin Gisevius, Incompatible avec la déclaration du témoin Gisevius est également le fait, établi depuis, que Keitel entretenait avec Canaris, qui était un de ses chefs de service subordonnés, des relations amicales et de bonne camaraderie. A ce sujet, il faut insister sur un fait qui n’a pas été révélé par Keitel et qui a été, sans son consentement, attesté par Jodl : après l’arrestation de Canaris, Keitel a secouru et aidé sa famille. Je ne le signale que pour réfuter efficacement le reproche personnel, qui est peut-être le plus grave qu’on ait adressé à Keitel, de s’être indignement comporté dans ses fonctions de chef à l’égard de ses subordonnés et d’avoir abusé de sa situation, qui était particulièrement influente dans le domaine militaire, pour les menacer d’employer la violence. Conformément au témoignage de Gisevius, l’amiral Canaris a, en réalité, joué un double jeu : non seulement au point de vue du service, mais également à l’égard le l’accusé Keitel, en exploitant l’amitié que celui-ci lui témoignait, tandis que, dans le cercle de ses relations, il parlait de lui avec haine.
Dans cet ordre d’idées, il faut se reporter enfin à la déclaration du témoin von Buttlar-Brandenfels dont il ressort que Keitel traitait toujours avec bienveillance les officiers de l’État-Major d’opérations de la Wehrmacht. Le témoin parle d’un différend qui l’a opposé, ainsi que le lieutenant-colonel von Ziervogel, à Himmler, et dans lequel Keitel, à qui cet incident avait été rapporté, intervint énergiquement par lettre auprès de Himmler en faveur de ses subordonnés. L’affidavit de l’amiral Bûrkner, auquel je me réfère, témoigne également que l’attitude de Keitel était toujours bienveillante à l’égard de ses subordonnés. Pour mettre les- choses au point, il faut dire que Keitel avait quelquefois de bonnes raisons de parler énergiquement à ses chefs de service et de section.
Je démontre maintenant qu’en principe les officiers ne devaient pas s’occuper de politique ; ce n’est que lorsque la situation devint grave que les informations politiques firent l’objet de leurs discussions. A ce propos, j’indique que Keitel a effectivement et clairement pris position, conformément à son attitude de principe qui voulait que les soldats, au cours de la guerre, fissent preuve de fidélité et d’obéissance. Si Keitel apprenait quelque chose sur leur compte, il ne manquait pas de le leur rappeler.
Le Dr Gisevius a dit ici qu’il était rigoureusement interdit aux officiers de s’occuper de questions politiques. L’accusé Keitel a déclaré que Hitler avait plusieurs fois exprimé son désir de ne pas voir les hommes politiques s’occuper de questions militaires parce qu’ils n’y comprenaient rien, ni les généraux faire de la politique, parce qu’ils n’y comprenaient rien non plus.
La position de principe de Hitler sur ce point est exprimée par l’ordonnance de 1936 ou de l’hiver 1936-1937 par laquelle tout commentaire politique était interdit à la Wehrmacht.
Non seulement Hitler voulait, en exécution logique de son ordre n° 1, une complète séparation des différents domaines, mais il voulait encore qu’un ressort ne fût pas informé de ce qui se passait dans un autre. Il était donc logique que Hitler interdît sévèrement aux officiers toute discussion sur des questions politiques et que l’accusé Keitel, en exécution de cet ordre, qu’il estimait personnellement juste, invitât ses officiers, quand l’occasion s’en présentait, à éviter ces discussions. Il est clair qu’il ne s’agit pas ici de discussions académiques de problèmes politiques, mais d’une attitude hostile susceptible de se manifester à rencontre du Commandant suprême de la Wehrmacht. Aussi longtemps qu’on fut en période de succès, cela ne se produisit jamais. Après Stalingrad, on put entendre des réflexions, que Keitel attribuait à des natures faibles.
Conformément à sa conviction que le soldat en guerre devait montrer sa fidélité naturelle et sans phrases à l’égard de son peuple et de son pays, représentés par le chef de l’État et le Commandant suprême de la Wehrmacht, tout particulièrement quand des revers se produisaient, Keitel était réellement sans ménagements quand il s’agissait de condamner ces opinions. Il ne voulait pas non plus donner l’impression qu’il était d’un autre avis que son chef ou qu’il avait personnellement des craintes.
Keitel le manifesta en paroles, ce qui ne veut pas dire que c’était un camouflage et que cela ne correspondait pas à ses convictions, mais cela signifie que le ton quelquefois rude et cassant que l’accusé Keitel employait pour parler à ses officiers n’a jamais — pas une seule fois — amené la punition ou le rappel à l’ordre d’un officier. Le Dr Gisevius voulait probablement faire ressortir que Keitel a traité ses subordonnés à l’OKW d’une façon moralement odieuse.
Lui-même n’a pas connu l’accusé Keitel personnellement ; il ne peut donc rien dire qu’il ait observé lui-même et se trouve réduit aux Informations de ces officiers qui se trouvaient en contradiction absolue avec le Feldmarschall Keitel, sans que cette opposition se fût jamais manifestée. On n’a, à aucun moment, pressenti Keitel pour se joindre à la conjuration. C’est naturel, étant donné que les conjurés qui connaissaient son caractère et ses sentiments de soldat ne pouvaient pas escompter un succès. Comme, d’autre part, Keitel ne se doutait absolument de rien — ce qui ne demande aucune preuve — on peut retracer le tableau suivant : Keitel ignorait tout de cette activité de conspirateurs ; il traitait cette opposition, qui lui apparaissait sous forme de réflexions objectives ou de remarques personnelles, comme une question de service, en supérieur bienveillant qui hurle, comme nous le disons, mais qui n’est pas méchant et dont les subordonnés disent : "Il aboie mais ne mord pas". A l’inverse, les prétendus conspirateurs devaient voir un ennemi dans toute personne qui n’avait pas de compréhension pour le propre but qu’ils poursuivaient. Toute action et toute parole étaient pesées dans la balance de précision et jugées avec la loupe de la critique. Etant donné que chaque conspirateur espère le succès de son activité qui vise à provoquer la chute, il lui faut accumuler des preuves pour le règlement de comptes à venir. C’est une tâche particulièrement facile pour un futur ministre de l’Intérieur et de la Police.
Une appréciation objective des faits prouvés par l’exposé des preuves montre que les accusations formulées dans la déposition de Gisevius sont fausses. Le tableau ne serait pas complet si on n’éclairait pas la personnalité de Gisevius à la lumière de ses propres déclarations. Ce jugement comporte deux éléments :
1. La carrière et la situation du témoin et 2. Le degré de confiance qu’on peut apporter à ses rapports. J’ai indiqué en détails à la page 92 quelles étaient les fonctions occupées par Gisevius ; en particulier, je n’ai rien relevé qui, à mon point de vue, pourrait peut-être le charger, étant donné qu’il a déclaré ici tout ce que vous avez entendu. Je n’ai fait que constater objectivement ce qui suit : a) II s’est soustrait à ses devoirs militaires au moyen de faux papiers, mis à sa disposition par Oster ; b) Il a toujours vécu en Allemagne depuis 1933 sans que sa liberté eût été entravée et il a occupé un poste de fonctionnaire jusqu’au 20 juillet 1944 ; c) II était fonctionnaire du Reich et fut payé, exception faite de la période de congé s’étendant du milieu de l’année 1937 jusqu’au début de 1939 ; d) Depuis 1943, il était en Suisse en qualité de vice-consul du Reich au consulat général de Zurich où il était agent de renseignements de Canaris et était naturellement payé pour ce travail. En même temps, il était en rapport avec le service de renseignements ennemi ; e) Il a été au courant, depuis qu’il appartenait à la Gestapo en 1933, de tous les effroyables événements et savait quelles conséquences pouvaient en résulter pour le peuple allemand ; f) Une circonstance particulière qui met en lumière ce témoin est le conseil ou la suggestion qu’il donna au technicien financier expérimenté qu’est le Dr Schacht : il devait laisser venir l’inflation pour arriver, par ce moyen, à saisir le gouvernail. Cette suggestion ne laisse subsister que deux possibilités : une complète ignorance de l’importance économique d’une inflation et de ses conséquences sur le plan social ou un manque de scrupules inconcevable qui ne tient aucun compte des travailleurs particulièrement menacés par l’inflation. Une inflation sciemment déclenchée ne peut être considérée que comme un crime contre la collectivité. Schacht y a vu une catastrophe. Et sa réponse a été la suivante :
« Vous voulez la catastrophe ; je veux quant à moi l’éviter ».
Pour se faire une opinion sur la créance qu’on peut accorder à la déposition du témoin Gisevius devant ce Tribunal, il faut que je me reporte au livre qu’il a écrit : Bis zum bitteren Ende, qui a été déposé. Car ce livre constitue également une chronique du témoin. Errare humanum est ; mais quand, en 1945, après l’effondrement de l’Allemagne, paraît un livre relatant des faits et des événements d’une portée historique et morale ou qui relèvent même du Droit pénal et qui, entre temps, se sont révélés faux, l’erreur devient alors impardonnable et le fait de se référer à des informations fausses, sans excuse.
Parmi les nombreuses inexactitudes contenues dans ce livre, je ne voudrais citer que celles constatées devant ce Tribunal au cours de l’interrogatoire par le Dr Kubuschok de l’accusé von Papen.
1. Le Dr Gisevius prétend clans son livre que von Papen, malgré les événements du 30 juin 1934, n’a pas démissionné. Or, il est établi que von Papen a démissionné, mais que l’annonce officielle de ce geste n’avait été prévue que pour une date ultérieure.
2. Le Dr Gisevius a, en outre, prétendu que von Papen était présent à la séance du cabinet qu’il décrit dans tous ses détails et au cours de laquelle a été promulguée la loi suivant laquelle les mesures prises à l’occasion du 30 juin 1934 devaient être considérées comme nécessaires à la sécurité de l’Etat. En fait, von Papen n’a pas assisté à cette réunion.
3. Le Dr Gisevius a affirmé finalement que von Papen s’est rendu chez von Hindenburg, mais qu’il n’a pas suffisamment protesté contre les mesures. Le fait est que les essais de von Papen pour rendre visite à von Hindenburg ont échoué, de sorte qu’il n’a pas pu le voir.
4. Le Dr Gisevius a dû reconnaître également comme fondée sur une information erronée, l’affirmation contenue dans son livre au terme de laquelle von Papen avait assisté à la séance du Reichstag au cours de laquelle furent approuvées les mesures du 30 juin.
On ne dira pas qu’on fait un reproche injustifié lorsqu’on estime qu’une telle description des faits donne à réfléchir et que son auteur ne peut pas être considéré comme une personne de confiance.
Il est difficile, en ma qualité d’avocat allemand, de traiter ce problème sans passion. La déposition de Gisevius révèle toute la tragédie du peuple allemand ; elle est pour moi une preuve de la faiblesse et de la décadence de certains milieux allemands, qui jouaient avec l’idée de coup d’État et de haute trahison, sans être affectés dans le tréfond de leur âme par la détresse du peuple. C’était un groupement de futurs ministres et de généraux, sans appui dans la grande masse de notre peuple, dans le monde ouvrier, comme le ministre du Reich Severing l’a souligné ici très nettement.
A propos de l’audition du témoin Gisevius, Justice Jackson a employé le mot de mouvement de résistance. Nous avons souvent entendu parler, au cours de ce Procès, d’hommes et de femmes courageux qui ont lutté, qui ont souffert et qui sont morts pour leur patrie. Ils étaient nos ennemis. Mais quiconque s’efforce de juger ces choses objectivement ne se refusera pas à reconnaître leur héroïsme. Mais où trouvons-nous cet héroïsme dans l’entourage de Gisevius ? Lorsqu’on lit son livre Bis zum bitteren Ende, lorsqu’on l’a entendu ici, on recherche en vain l’homme prêt à se sacrifier. Même l’action tardive d’un Stauffenberg manque d’héroïsme, parce qu’elle ne comportait pas la résolution de se sacrifier soi-même. Gisevius parle continuellement pendant la période qui va jusqu’en 1938, alors qu’il aurait été temps encore d’arrêter avec chance de succès la roue du destin, de discussions et de pourparlers, mais tous ces hommes voulaient que ce fussent les autres, c’est-à-dire les généraux, qui agissent. Lorsqu’on tient compte de la connaissance que Gisevius et ses amis avaient de toutes choses du fait de son appartenance à la Gestapo, lorsqu’on prend en considération que ces hommes n’étaient pas sans savoir le grand danger dans lequel se trouvait le peuple, la décision d’agir ne pouvait pas faire le moindre doute pour des hommes remplis de patriotisme, ainsi que les membres du groupe en question prétendent l’être. Mais qu’ont-ils fait ? Lorsque les chefs de l’Armée hésitaient ou se dérobaient, ils ne songeaient aucunement à agir eux-mêmes, mais se tournaient vers l’étranger.
On aura de la compréhension pour les Allemands qui ont été traités de façon exorbitante ou qui ont été exclus du Gouvernement, surtout lorsqu’ils n’avaient pas les moyens de passer à l’action directe. Mais le groupe Gisevius disposait de ces moyens et de ces possibilités. Il comprenait des hommes qui occupaient les postes-clefs les plus influents, des hommes à l’OKW et dans l’entourage le plus proche de Hitler. Des hommes qui avaient la possibilité de voir Hitler ainsi que ses mauvais conseillers. Aucun d’eux n’a eu le courage d’agir, alors qu’il en aurait encore été temps. Au lieu de cela, qu’ont-ils tait ? Ils sont restés en fonction, ont efficacement collaboré, de sorte qu’ont pu se commettre des crimes tels que ceux qui font l’objet de la présente procédure.
Je ne voudrais pas laisser de doute sur le fait que la conjuration en elle-même n’a aucune importance pour la question que j’ai à traiter ici et qui concerne le crédit à accorder à ces personnes. Celui qui conspire pour des motifs purs, qui risque sa vie en connaissance du danger qui menace son pays, est non seulement un homme propre, mais il mérite la reconnaissance de la patrie. Si Gisevius et ses amis, qui par suite de leur situation étaient renseignés sur toutes les horreurs que la majeure partie des Allemands n’ont apprises que par le présent Procès, avaient servi le pays d’une façon désintéressée et en sacrifiant éventuellement leur vie, nous aurions peut-être, avec le monde, fait l’économie de beaucoup de malheurs et de peines. Le Grand-Amiral Dönitz, qui connaissait bien l’amiral Canaris, disait : « L’amiral Canaris était, du temps où il faisait partie de la Marine de guerre, un officier qui ne jouissait que de peu de confiance. Il était tout à fait différent de nous. Nous disions qu’il avait « sept âmes dans la poitrine ».
Le Dr Gisevius lui-même dit, à propos de Canaris, à la page 319 de son ouvrage Bis zum bitteren Ende :
« C’est l’ancien capitaine de corvette Canaris qui prit la succession. C’était un homme très intelligent et plus rusé que Himmler et Heydrich réunis. »
Sur les pages suivantes, j’ai donné l’analyse dey personnages désignés par Gisevius comme informateurs principaux. Je ne voudrais plus revenir sur ces détails : il s’agit de Canaris, Thomas et Nebe. Voilà un abrégé des pages 96 à 103 : concernant Canaris, il me reste à dire qu’il vivait en relations étroites et les plus amicales avec Himmler, Heydrich et la Gestapo, bien qu’il fût son ennemi déclaré. Thomas qui, également, dès le début, aurait été membre du groupe, a été un excellent officier d’État-Major et un travailleur infatigable à l’État-Major de l’Économie de l’Armée sous les ordres de Keitel et, plus tard, au bureau de l’Économie d’armement à l’OKW. Vous connaissez son œuvre (PS-2353). Cet homme était l’esprit et le moteur du réarmement qu’il jugeait nécessaire, de même que Keitel et d’autres, et qu’il poussait énergiquement. Il a également organisé le plan « Barbarossa-Oldenburg » et dirigé, sous le Plan de quatre ans, l’Etat-major économique de l’entreprise Oldenburg. Je n’ai pas besoin d’expliquer ici les effets de cette entreprise.
Le général Thomas, selon les apparences les plus convaincantes, employait toutes ses forces pour la conduite économique de la guerre ; après avoir quitté le secteur Speer, il ne fut pas congédié, mais détaché par Keitel au service des archives pour y écrire l’ouvrage qui forme le chef d’Accusation principal du réarmement (PS-2353). Si ce que le Dr Gisevius a dit de Thomas est vrai, ce dernier a joué, depuis 1933, le double jeu. C’était un opportuniste et non un homme qu’on peut croire capable de renseignements objectifs.
La figure de Canaris est presque mystique. Il, faut sans doute qu’il en soit ainsi de la part d’hommes qui s’occupent de choses qui ne supportent pas la grande lumière du jour. Sa position était d’une grande importance pour toute la conduite de la guerre. Il est évident que des hommes de ce genre doivent avoir au plus haut point la confiance des chefs, aussi bien en ce qui concerne la politique qu’en ce qui concerne la direction de la guerre. On peut se rendre compte, d’après le degré de confiance dont jouit quelqu’un, si l’on peut se fier à lui. Il jouissait aussi de la confiance de l’accusé Keitel, avec lequel il avait des relations d’amitié et de camaraderie. Le fait est prouvé. Ce n’étaient pas seulement des relations de chef à subordonné. Jodl a déclaré que Keitel avait une confiance trop aveugle. Peut-on concevoir que de tels rapports aient subsisté pendant des années entières si Keitel avait donné aux prétendus rapports de Canaris la suite qui a été indiquée ici par le témoin Gisevius, ou si Gisevius avait reçu de la part de Keitel un ordre de meurtre, ainsi que Lahousen veut le faire croire dans les affaires des généraux Weygand et Giraud ?
Or, si Canaris jouissait d’une si grande confiance auprès de Hitler et de Keitel, tout en collaborant d’une façon déterminante dans le groupe Gisevius, c’est que son caractère doit être considéré non seulement comme double, mais encore comme peu sûr et peu digne de foi.
On peut montrer de la compréhension pour un homme qui étale passagèrement un tel caractère double, si c’est dans un but plus élevé, pour servir sa patrie, pour la libérer d’un tyran. Mais on cherche vainement ici un but semblable qu’on aurait tenté d’atteindre sérieusement, une action qui ferait apparaître ce qui est illégal à la lumière d’un droit moral supérieur. Canaris croyait satisfaire à son devoir révolutionnaire en émettant des doutes et des critiques sévères au milieu de ses amis et de ses confidents. Il attendait, comme d’autres, l’action des généraux — milieu dont, en sa qualité d’amiral, il estimait sans doute ne pas faire partie — tandis qu’il recherchait personnellement la confiance de Hitler et de Keitel. Il tolérait — car c’est ainsi qu’on peut le supposer d’après les déclarations du témoin Gisevius — que ses confidents entrassent en relations avec l’étranger.
Quand Canaris disait-il la vérité ? Il s’empêtrait par la force des choses dans le mensonge. N’était-il pas obligé de dire à ses confidents quelque chose qui ressemblât à une action au sens où l’entendait le groupe ? N’était-il pas obligé de rendre compte également de ce qu’il voulait avoir dit à Keitel ? C’est l’image typique d’un conjuré de salon, ultra-raffiné et très intelligent, qui était protégé par le caractère obscur de son activité, qui était incontrôlable dans une large mesure, mais auquel manquait la volonté d’agir. Keitel avait une telle confiance et une telle sympathie pour Canaris qu’il ne tenait aucun compte des différents avertissements de Jodl et qu’il maintint sa confiance à Canaris, même au delà du 20 juillet 1944. Bien que Canaris eût été l’ennemi déclaré de la Gestapo, il collabora avec Himmler et Heydrich d’une façon étroite et étonnamment amicale, mais il ne le fit sûrement pas par conviction ; il y avait là une certaine concurrence. Himmler possédait un service de renseignements, qui se limita au début à l’intérieur, mais qui s’étendit ensuite pas à pas à l’étranger. L’accusé Kaltenbrunner a tait des déclarations sur ce point. Cette concurrence comportait en elle la possibilité de frictions qui, en tenant compte de la soif de pouvoir de Himmler, également connue de Canaris, pouvait facilement avoir pour résultat le passage de toute la section contre-espionnage sous les ordres du RSHA. Canaris se vit personnellement en danger et crut qu’il en était de même du cercle des conjurés. C’est pourquoi il fit quelque chose de très habile : il organisa une collaboration qui eut pour conséquence de le faire protéger par Himmler dans différentes affaires douteuses. La collaboration donna pendant longtemps un bon résultat, jusqu’à, ce que l’affaire Oster x et l’affaire « Ankara » fournissent l’occasion au Service des nouvelles à l’étranger du BSHA, qui avait été organisé entre temps par Kaltenbrunner, de discréditer le contre-espionnage à l’OKW, au point que Hitler ordonna la suppression de la section de contre-espionnage.
Ce qui semble avoir de l’importance à ce propos, c’est le fait de la propre collaboration de Himmler et de Canaris et la conséquence qui en résulte obligatoirement que Canaris n’a jamais pu présenter un rapport qui aurait gravement chargé Himmler et son organisation. Car si Canaris avait présenté un tel écrit à Keitel, ce dernier aurait dû ou bien soumettre ce rapport à Hitler, ou bien se renseigner auprès de Himmler ou du RSHA. Dans les deux cas, Himmler en aurait eu connaissance. La conséquence aurait été claire : la collaboration se serait muée en hostilité et l’hostilité de Himmler aurait été un grand danger pour Canaris et son entourage.
Je croîs que la logique pressante de ce raisonnement est plus forte qu’un reportage du témoin Gisevius, qui se réfère à de prétendues indications de Canaris. C’est le tableau changeant du caractère d’un homme que l’on peut juger comme on le veut, mais dont on ne peut dire ni qu’il ait été un conspirateur, ni qu’il puisse prétendre à un crédit quelconque.
Pour juger du caractère et, par là, du crédit du général Thomas, il est important de voir les documents suivants : PS-2353, EC-271, EC-271.
I. Le document PS-2353 ayant pour titre : Partie A. Travaux économiques intéressant, la défense et l’armement jusqu’au début de la mobilisation, en 1939 a été présenté par l’Accusation comme preuve du réarmement. Il contient cette preuve qui n’est pas contestée par l’accusé Keitel.
Lorsqu’il a été fait prisonnier, Thomas a fourni une explication de cet ouvrage en disant qu’il avait, après le 20 juillet 1S44, remanié son mémoire sur la reconstruction de l’économie de l’Armés, dont la situation était considérée comme très critique, de telle façon qu’il pût, en cas de besoin, servir à sa défense, c’est-à-dire s’il faisait l’objet d’une poursuite devant un tribunal allemand. Cette explication a été jointe au document PS-2353. On se trouve devant cette alternative : ou bien le mémoire PS-2353 n’est pas véridique et il ne peut pas être présenté comme preuve par le Ministère Public, ou bien il est véridique, et la créance à accorder à ce témoin indirect, en tant que source d’information du Dr Gisevius, est mise en question.
Dans l’ensemble, le mémoire est véridique. Mais il est exact également que Thomas a collaboré sans réserves, non seulement au réarmement, mais encore à l’organisation Oldenburg... c’est-à-dire à la guerre économique contre l’URSS. Je renvoie au document USA-141 (Conversation du 29 avril 1941). But de la rencontre : intégration de l’entreprise Barbarossa-Oldenburg dans la réorganisation du secteur économique. Il y est dit : Celui-ci le Reichsmarschall — a délégué cette tâche à un bureau de direction économique, sous les ordres du chef du service économique de l’armement (Thomas).
Pour cette tâche, le général Thomas était donc adjoint au Reichsmarschall, qui était considéré comme directeur général de cette entreprise. Comme l’expose l’affidavit de Keitel (livre de documents n° 2, document n° K-11), Thomas a conçu, préparé et dirigé toute la réorganisation de cette entreprise.
Est-ce compatible avec les affirmations de Gisevius et de Thomas lui-même sur l’hostilité fondamentale à la guerre et les convictions anti-hitlériennes ? Il était évident que la tâche que Thomas se chargeait alors de mener à bonne fin était inconciliable avec le Droit international actuel. A aucun moment il n’a protesté contre sa nomination à cette fonction. Mais le point de vue du général Thomas se déduit aussi du document EC-270, présenté par le Ministère Public le 6 mal 1946. C’est le projet d’une lettre de l’Etat-Major économique de l’Armée (dont le chef était le général Thomas), du 27 avril 1938, adressée à la section L (défense territoriale à l’Etat-Major d’opérations de la Wehrmacht) et qui n’est pas signée par Keitel. Il s’agit, dans cet écrit, d’une épreuve de force entre le délégué général Funk et Göring en tant que directeur du Plan de quatre ans. On peut déduire du document EC-271 que le général Thomas cherchait à placer toute l’économie de guerre sous l’autorité de l’OKW, c’est-à-dire de l’Etat-Major économique de l’Armée qu’il dirigeait lui-même. Sous le camouflage d’une interprétation du décret du 4 février 1938 sur la direction de la Wehrmacht, il voulait empêcher que Funk tût placé sous les ordres du Feldmarschall Göring, qui était alors directeur du Plan de quatre ans, mais 11 voulait en même temps empêcher que le délégué général à l’Economie devint autonome. On devait (page 5 du document, dernier paragraphe de la lettre) « établir nettement que le délégué général à l’Economie doit, pour toutes les questions relatives au ravitaillement de l’Armée, agir conformément aux Instructions de l’OKW.
Ce plan ne réussit pas ; Keitel lui-même ne l’approuva pas. Mais on déduit du document EC-270, si l’on considère les numéros 1 à 9 (pages 2 à 4) que les efforts du général Thomas tendaient à ériger son service en un Etat-major économique général au sein de l’OKW. Thomas poursuivait ce plan depuis des années déjà, en opposition avec Keitel et Jodl. Le document EC-270 porte à la fin les initiales du général Thomas.
Voilà l’homme qui veut avoir combattu la guerre et les méthodes qu’il dépeint comme pernicieuses et contraires au Droit international, et qui n’est qu’un opportuniste menant un double jeu.
L’accusé Keitel reconnaît que Thomas a présenté des rapports qui indiquaient la situation précaire en matières premières ; il avait exprimé ses doutes sur la suffisance des armements pour mener une guerre. Mais les mêmes doutes étaient partagés avec les généraux, particulièrement par Keitel. Le général Jodl a confirmé que ces rapports ont été présentés à Hitler par Thomas ; ce qui réfute encore sur ce point le témoignage du Dr Gisevius.
C’est encore pire pour l’ami Nebe, et j’attire votre attention page 103. Le témoin Gisevius a indiqué que Nebe était l’un de ses amis les plus intimes qui avait les mêmes idées que lui.
Selon le Dr Gisevius, Nebe était depuis 1933 lié d’amitié avec lui et parfaitement au courant de ses opinions. Il est resté au service de sécurité du Reich (RSHA) dont il a souvent été parlé ici, jusqu’au 20 juillet 1944. Il dirigeait en 1944 le Quartier Général du service spécial destiné à éviter les évasions des prisonniers de guerre. C’est ce qui ressort du document présenté par le Ministère Public sous le numéro URSS-413.
Pour caractériser ce témoin dont le Dr Gisevius prétend avoir obtenu, après sa démission de la Gestapo, d’importantes informations, il faut indiquer que Nebe est resté au service de sécurité du Reich de 1933 jusqu’en 1944, manifestement à la satisfaction de ses supérieurs Himmler, Heydrich et Kaltenbrunner, car autrement il ne serait pas resté en fonctions aussi longtemps et ne serait pas devenu général de la Police et SS-Gruppenführer. Tandis qu’il exerçait depuis onze ans ses fonctions d’après les méthodes bien connues de la Gestapo, et plus tard de la Police criminelle, subordonnée à Himmler, il est présenté par Gisevius comme son ami et son confident. On pourrait peut-être croire qu’il avait dans ses fonctions prévu des malheurs et empêché des transmissions d’ordres. Le document URSS-413, déjà cité, établit que Nebe ne l’a pas fait. Dans la déposition que Wielen a faite sur ce point, il est question du cas épouvantable des cinquante aviateurs de la RAF évadés auquel participa Nebe, général de la Police et ami du Dr Gisevius.
Wielen déclare à ce sujet :
« A cette époque, j’ai reçu un jour vers midi un ordre télégraphique du général Nebe m’enjoignant de me rendre immédiatement à Berlin pour être mis au courant d’un ordre secret. Lorsque j’arrivai le soir même à Berlin, je me présentai chez le général Nebe dans son bureau au Wendischen Markt 5-7. Je lui fis un rapport sommaire sur l’état de cette affaire à l’époque. Il me montra alors un ordre reçu par télétype et signé par le Dr Kaltenbrunner, prévoyant que, sur ordre formel et personnel du Führer, plus de la moitié des officiers évadés de Sagan devaient être fusillés après leur arrestation.
« Le général Nebe parut lui-même épouvanté par cet ordre ; il était très soucieux ; j’ai appris plus tard qu’il ne s’était pas couché de toute la nuit, mais qu’il l’avait passée sur un divan de son bureau. J’étais moi-même également bouleversé par la terrible démarche qui devait être faite et je m’opposai à son exécution. Je dis que c’était Contraire aux lois de la guerre, que cela provoquerait d’inévitables représailles sur nos propres officiers prisonniers de guerre dans les camps anglais, et que je refusais nettement d’assumer une responsabilité quelconque. Le général Nebe me répondit que je n’avais, dans ce cas, à supporter aucune responsabilité, car la Police d’État allait agir en toute indépendance et, enfin, que les ordres du Führer devaient être exécutés sans protestation.
Nebe ajouta encore que pour ma part, j’étais tenu naturellement à observer la plus grande discrétion et qu’il m’avait montré l’ordre original pour que je ne fisse aucune difficulté à la Police d’Etat.
Tout commentaire semble superflu. La personnalité de Nebe est ainsi caractérisée. La foi qu’on peut avoir en un homme est une qualité inséparable de sa personnalité. Les informations d’un homme qui a joué pendant plus de dix ans un double jeu aussi affreux que celui de Nebe ne peuvent prétendre à la vérité.
Je crois que cette analyse des dépositions du témoin Gisevius et des hommes de son groupe me donne le droit de déclarer que les accusations portées contre l’inculpé Keitel par le témoin ne peuvent être une base appropriée pour la présentation des preuves de l’Accusation suivant laquelle : 1° L’accusé Keitel aurait créé un cercle autour de Hitler ; 2° Son influence sur l’OKW et sur la Wehrmacht aurait été énorme ; 3° Il n’aurait pas présenté a Hitler des rapports concernant des atrocités et des crimes ; 4e Il n’aurait pas protégé ses subordonnés et les aurait même menacés de la Gestapo.
Il est juste, au contraire, de prétendre que la position effective de Keitel, aussi importante qu’elle puisse paraître du dehors, n’était ni décisive ni déterminante, tant en ce qui concerne l’activité générale qu’en ce qui concerne les décisions importantes et fondamentales de Hitler. On pourra comprendre la véritable importance de cette activité si on dit qu’elle était immense, parce qu’elle dépassait physiquement et moralement la force d’un homme ; parce qu’elle posait constamment à l’accusé un dilemme entre sa conception militaire et la volonté inflexible de Hitler, auquel il était fidèle, trop fidèle même. Physiquement, parce que cette activité était inextricable ; car elle n’était pas claire et délimitée, mais consistait en des compromis perpétuels, à propos de différends matériels, en des médiations à propos de susceptibilités personnelles, à se défendre contre les empiétements des divers services entre eux ou vis-à-vis de l’OKW, à louvoyer quand Hitler voulait donner des ordres exagérés dans ses réactions explosives qui suivaient les mauvaises nouvelles, à régler toutes les questions désagréables dont Hitler ne voulait pas s’occuper personnellement.
C’était une activité profondément désespérante, qui ne trouvait qu’une bien faible compensation dans une position brillante dans l’entourage immédiat du Chef suprême de l’État, dans la participation décorative à tous les événements que l’on nomme Histoire universelle, dans l’emploi représentatif du titre de Feldmarschall.
Keitel était-il un général politique ? Keitel est accusé d’avoir participé aux projets, aux préparatifs et à la provocation en vue de guerres d’agression, en violant des assurances et des traités internationaux.
L’accusé a déposé sur ce point à la barre des témoins. Je reviendrai à un autre moment sur la question de savoir s’il a eu connaissance, s’il s’est aperçu d’une intention agressive. L’accusé Keitel a exposé les faits.
Dans la mesure où il s’agit de la légitimation et de l’application des mesures stratégiques, le défenseur du général Jodl en traitera.
Je ne voudrais, quant à moi, ne citer ici qu’un événement qui a pris au cours de ce Procès une importance historique, et pour l’accusé Keitel une importance personnelle : l’entretien entre Hitler et von Schuschnigg à l’Obersalzberg, le 12 février 1938. C’était l’éclair, le signe qui aurait dû faire reconnaître l’approche de l’orage. Keitel, chef du Haut Commandement de l’Armée depuis une semaine, sans contact, jusque-là, avec les événements de la haute politique, ne reconnut pas les signes précurseurs de la tempête. Hitler qui, après le revirement du 4 février 1938, s’était aussitôt rendu à l’Obersalzberg, convoqua Keitel pour la première fois, sans en préciser les raisons. Celui-ci vint sans savoir ce que Hitler voulait ou ce qui devait se passer à l’Obersalzberg. Ce n’est que dans le courant de la journée qu’il se rendit compte que sa présence pourrait avoir un rapport avec celle de Schuschnigg et avec la discussion de la question autrichienne. Il n’a jamais pris part à des entretiens, en particulier avec von Schuschnigg ou le Dr Schmidt, comme les témoignages l’ont mentionné. Mais il se rendit compte que sa présence, ainsi que celle des généraux von Reichenau et Sperrie, devaient avoir une importance pour les entretiens avec Schuschnigg car, bien que Hitler ne lui eût pas du tout parlé de questions militaires, il se convainquit que les représentants du Haut Commandement de l’Armée (OKW), de l’Armée de terre et de l’Aviation avaient été convoqués pour faire miroiter devant Schuschnigg la force armée du Reich. Hitler avait, par conséquent, l’intention de se servir des représentants de l’Armée comme d’un moyen de pression pour réaliser ses projets politiques ; ces représentants eux-mêmes n’en savaient rien et ne reconnurent cette intention que plus tard.
Or, le Ministère Public se base sur cette réunion à l’Obersalzberg pour accuser Keitel d’avoir été un général politique. Le Ministère Public a cité, en outre, comme événements symptomatiques, les entretiens de Hitler avec Hacha et Tiso auxquels l’accusé Keitel a également assisté. L’exposé de ces preuves ne semble pas convaincant si l’on veut en déduire que Keitel a participé activement aussi aux entretiens politiques. Lorsque l’accusé Keitel assistait à des visites importantes d’État et à des entretiens avec les hommes d’État étrangers, il ne prenait pas part aux pourparlers ; il était simplement présent. Hitler aimait à faire paraître Keitel en sa compagnie, en tant que représentant de l’Armée. C’est ainsi que Keitel se rendit aussi à Godesberg, lors de la visite du Premier Ministre Chamberlain, à Munich, le 30 septembre 1938, et qu’il assista à la visite de Molotov en novembre 1940. Il assista également aux entrevues de Hitler avec le maréchal Pétain, le général Franco, le roi Boris, le régent Horthy et Mussolini. Mais ces fonctions de Keitel ne peuvent suffire pour faire de lui un général qui ait activement participé à l’évolution de la politique.
Comme l’atteste l’amiral Bürkner, le fait pour Keitel de prendre soin de ne pas se mêler des affaires du ministère des Affaires étrangères et d’avoir donné l’ordre à des officiers de ne pas s’occuper de questions de politique extérieure montre combien cette affirmation est peu justifiée. Le chef du Haut Commandement de l’Armée était tenu à l’écart de la politique intérieure du fait de la suppression du ministère de la Guerre du Reich, dont on a déjà parlé, et de la suppression envisagée, puis réalisée, de la représentation politique de l’Armée au cabinet.
Il est évident et il a déjà été exposé que les fonctions de l’accusé Keitel comme chef du Haut Commandement de l’Armée le faisaient et devaient, sur une plus large échelle pendant la guerre, le faire entrer en contact avec tous les ministères et toutes les hautes administrations et négocier avec eux en tant que représentant du Haut Commandement de l’Armée, c’est-à-dire de Hitler. Mais cela ne fit pas de Keitel un politicien, c’est-à-dire un homme qui conseillait et influençait le Gouvernement. Étant donné ses hautes fonctions, il travaillait naturellement à atteindre les buts fixes. C’est en ce sens qu’il est également responsable, mais non comme général politique.
Monsieur le Président, j’aborde maintenant un autre grand chapitre. Dois-je en commencer la lecture ?
Continuez à lire jusqu’à ce qu’il soit 17 heures.
Keitel a repoussé la pensée de la guerre contre la Russie. Ce fait est concrétisé dans le mémorandum rédigé par le Feldmarschall Keitel, qui a été discuté avec von Ribbentrop et remis à Hitler. D’après ses déclarations faites sous la foi du serment, ses raisons étaient les suivantes : a) des considérations militaires ; b) le Pacte germano-soviétique de non-agression du 23 août 1939. Bien qu’il l’eût présenté personnellement, le mémorandum n’eut aucun succès. Comme pour toute question stratégique, Hitler a écarté la conception de Keitel qu’il n’estimait pas convaincante.
De ce fait, et à la suite du refus brutal de Hitler, Keitel demanda à être relevé et muté. C’est un fait que le Reichsmarschall Göring a confirmé au cours de son interrogatoire. Hitler refusa, en critiquant violemment la manière des généraux qui consistait à demander à être relevés ou à offrir leur démission lorsqu’il n’approuvait pas leurs points de vue ou projets. La décision de Keitel était prise. Il resta à son poste, fit son service et accomplit son devoir en s’acquittant des travaux qui lui incombaient dans le cadre des préparatifs nouveaux. Ici aussi, conformément à sa conception du service, Keitel n’a pas manifesté extérieurement, après la décision prise par Hitler, son attitude foncièrement hostile à la guerre de Russie.
Ce cas est typique à différents points de vue de Keitel et de son appréciation par d’autres. Nous savons — sa chose est prouvée par l’examen des preuves — que d’autres généraux étaient hostiles aussi à une guerre avec l’Union soviétique. Hitler dissipa également leurs inquiétudes. Ils ont, eux aussi, accepté la décision du Chef suprême de la Wehrmacht, continué leur service et exécuté les ordres qui leur étaient donnés. Mais une différence essentielle subsista : ces autres généraux retournèrent, après l’entretien, à leurs Quartiers : Généraux. Ils y parlèrent avec les officiers de leur entourage de la décision prise par Hitler. Bien entendu, on la discuta, mais on agit en s’y conformant. Étant donné que, conformément à ses conceptions militaires que j’ai déjà exposées, le Feldmarschall Keitel n’a pas manifesté aux généraux qui venaient au Quartier Général du Führer sa propre hostilité à cette décision, cela donna naturellement l’impression qu’il était entièrement d’accord avec Hitler et ne renforça en rien les scrupules des différents services de la Wehrmacht.
Docteur Nelte, je crois que vous pouvez vous en tenir là.