CENT SOIXANTE-QUATORZIÈME JOURNÉE.
Mardi 9 juillet 1946.

Audience du matin.

L’HUISSIER AUDIENCIER (Colonel Charles W. Mays)

Plaise au Tribunal. Les accusés Hess et Fritzsche n’assisteront pas à l’audience.

LE PRÉSIDENT (Lord Justice Sir Geoffroy Lawrence)

Je lirai d’abord une décision du Tribunal :

1. Les requêtes intéressant les témoins des organisations qui doivent être entendus en audience publique conformément au paragraphe 5 de la décision du Tribunal du 13 mars 1946, doivent être adressées au Secrétaire général le plus rapidement possible et, au plus tard, le 20 juillet.

2. Le Tribunal estime, devant la multitude des preuves qui ont déjà été apportées et l’étendue des débats, que seuls quelques témoins doivent être cités pour chacune des organisations. J’en ai terminé.

Dr OTTO NELTE (avocat de l’accusé Keitel)

Monsieur le Président, Messieurs, j’ai traité hier en dernier lieu le problème Keitel et la campagne de Russie. Je rappelle ici ce qu’a déclaré l’accusé Keitel à la barre des témoins sur les prétendus ordres d’inspiration idéologique.

« Je connaissais leur contenu. Malgré le refus intérieur que je leur opposais, je les ai transmis sans me laisser déconcerter par leurs graves conséquences éventuelles ».

Je voulais rappeler ces paroles pour faire comprendre ce que j’ai à dire maintenant de leur portée.

C’est ainsi que se forma avec le temps l’opinion qui a été répandue dans toute l’Armée que le Feldmarschall Keitel disait toujours oui à tout, qu’il était un instrument de Hitler et qu’il trahissait les intérêts de la Wehrmacht. Ces généraux n’ont pas vu le fait, qui d’ailleurs ne les intéressait pas, que cet homme se trouvait tous les jours en lutte constante avec Hitler et les forces qui l’influençaient.

Ce tableau qui, comme on l’a exposé ici d’une façon approfondie, n’est absolument pas exact pour Keitel, particulièrement dans le domaine des opérations stratégiques (plans et exécution), est devenu une caricature qui a conservé son effet jusque dans ce Procès. Peut-être pas sans la faute de l’accusé Keitel. On ne peut pas contester, en principe, le bien-fondé de sa conception du service : elle a été confirmée ici par un témoin, l’amiral Schulte-Mönting, qui a donné les mêmes explications pour le Grand-Amiral Raeder. Il ne peut y avoir aucun doute que les autres amiraux et généraux avaient, en principe, le même point de vue : dans le domaine militaire, il est impossible de critiquer devant des subordonnés la décision d’un supérieur exprimée par un ordre, même si l’on a soi-même élevé des objections contre cet ordre. On pourra dire que tout principe doit être raisonnablement interprété et appliqué, que toute rigueur exagérée dans l’application d’un bon principe entraîne sa dévaluation. Dans le cas de Keitel, cette objection touche au problème de sa responsabilité et de sa culpabilité en général.

Est-ce que le fait de ne pas discerner le point où la rigueur d’un principe, juste en soi, devient exagérée et compromet par là même les biens, pour la protection desquels il a été établi, constitue une faute ? Dans le cas de Keitel, nous devons prendre en considération cette phrase essentielle en considérant le domaine militaire. Les idées et les conceptions de l’accusé dans ce domaine étaient les suivantes : il est incontesté que, pour toute armée, le principe de l’obéissance est nécessaire ; on peut dire que l’obéissance qui est, dans la vie civile, une vertu, et, de ce fait, plus ou moins stable dans son application, doit être l’élément essentiel du caractère militaire. Parce que, sans ce principe d’obéissance, le but qui doit être atteint par la Wehrmacht ne pourrait l’être. La sécurité du pays, la protection de la nation, la conservation des plus grands biens nationaux exigent une appréciation particulièrement élevée du principe de l’obéissance. Il en résulte la nécessité de maintenir le principe de l’obéissance en tant qu’instrument national de la Wehrmacht. Mais ce que le général exige du soldat, parce que c’est indispensable, doit être également valable pour lui-même. D’où la nécessité du principe de l’obéissance.

Or, il serait dangereux de relâcher un ordre ou même un principe essentiel en signalant d’avance des exagérations et en les prenant en considération. Un tel relâchement serait le fondement de décisions individuelles et serait laissé à l’appréciation de l’individu. Il peut y avoir des cas où la décision dépend vraiment de la situation de fait, ou doit en être rendue dépendante. En principe, un tel relâchement conduirait à la dévalorisation, même à l’abolition du principe. Pour prévenir ce danger et écarter toute hésitation sur sa signification absolue, on a fait du principe de l’obéissance militaire une « obéissance absolue » garantie par le serment au drapeau. Cela aussi s’applique au général comme au simple soldat.

L’accusé Keitel n’a pas seulement été élevé dans ces idées. En 1938, après les trente-sept années de sa carrière militaire, au cours de laquelle se place la première guerre mondiale, il était arrivé à la conviction que le principe de l’obéissance était la base la plus solide de la Wehrmacht et, ainsi, de la sécurité du pays.

Profondément pénétré de l’importance de son rôle, il a, suivant ce principe, servi l’Empereur, Ebert et von Hindenburg. Mais tandis que ces derniers lui apparaissaient dans une certaine mesure comme des formes impersonnelles et symboliques représentant l’État et que Hitler, à partir de 1934, semblait d’abord au début avoir à ses yeux le même caractère, c’est-à-dire également sans contact personnel, malgré l’énoncé de son nom dans le texte du serment au drapeau, et au seul titre de représentant de l’État, Keitel devait, en 1938, comme chef de l’OKW, entrer dans l’entourage immédiat et dans la sphère d’activité personnelle de Hitler. Il semble important pour l’évolution ultérieure de l’accusé et pour le jugement à porter sur lui d’avoir présent à l’esprit qu’il était, avec sa conception du devoir militaire que j’ai déjà expliquée et dont le sentiment était chez lui particulièrement développé et, avec son sens profond de l’obéissance militaire, dès lors exposé aux influences immédiates de la personnalité de Hitler. Je suis enclin à admettre que lors des entretiens préliminaires avec Keitel qui déterminèrent l’ordonnance du Führer du 4 février 1938, ce dernier a clairement reconnu que l’accusé était une personnalité telle qu’il l’avait imaginé dans ses calculs : un homme sur lequel il pouvait compter en tout temps comme soldat, qui lui était dévoué, avec une fidélité militaire convaincue, qui pouvait dignement représenter dans son entourage la Wehrmacht, et qui, d’après ce qu’il avait pu remarquer jusque là, d’après un rapport du Feldmarschall von Blomberg, possédait une puissance de travail extraordinaire dans le domaine de l’organisation. Que Hitler ait, par la suite, fortement influencé cet homme qui l’admirait sincèrement et qu’il l’ait complètement subjugué, c’est là un fait que Keitel lui-même a reconnu.

Il ne faut pas le perdre de vue si l’on veut comprendre comment il se fait que Keitel ait exécuté et transmis des ordres de Hitler qui étaient incompatibles avec la conception traditionnelle d’un officier allemand, comme par exemple les ordres C-50 et PS-447 présentés par le Ministère Public soviétique. Hitler a su, en utilisant le dévouement pour l’Allemagne, naturel à tous les généraux, camoufler les buts politiques du Parti sous le prétexte de la défense d’intérêts nationaux et présenter le combat imminent avec l’Union Soviétique comme un conflit inéluctable, et, en outre, comme une guerre défensive imposée par des nouvelles positives et dans laquelle il s’agissait de l’existence ou de la disparition de l’Allemagne. Hitler posait ainsi la question du destin. Le général Jodl a affirmé dans son témoignage que, malgré cela, la conscience du vieil officier subsistait chez Keitel, car, à différentes reprises, il présenta, il est vrai sans succès, des objections contre les projets d’ordre. L’accusé Keitel a ouvertement déclaré, lors de l’interrogatoire de M. le représentant du Ministère Public américain, qu’il avait eu conscience du caractère criminel de ces ordres, mais avait cru ne pas pouvoir se soustraire aux directives du Chef suprême de l’Armée et du Chef de l’État dont le dernier mot devant toutes les objections était 1s suivant : « Je ne sais pas pourquoi vous vous faites des idées et vous vous hérissez ; vous n’avez pourtant pas de responsabilité. C’est moi seul qui l’assume devant le peuple allemand ».

Voilà l’analyse de la conduite de Keitel à l’égard de ce qu’on appelle les ordres de Hitler d’inspiration idéologique.

Le dernier espoir de Keitel, d’ailleurs fondé dans beaucoup de cas, était que les chefs supérieurs et subalternes n’exécuteraient pas, ou alors avec mesure, ces ordres sévères et même inhumains, dans le cadre de leur appréciation et de leur responsabilité. Keitel n’avait, dans sa position, que le choix entre la désobéissance militaire, en refusant de transmettre les ordres, et l’exécution de l’ordre de les transmettre. J’examinerai à un autre propos la question de savoir s’il aurait pu ou dû faire quelque chose. Il s’agit ici d’établir clairement comment Keitel est arrivé à transmettre des ordres qui, incontestablement allaient à rencontre des lois de la guerre et de l’humanité, et comment il n’a pas su reconnaître la limite où devait s’arrêter le devoir strict du soldat. C’est par son devoir d’obéissance, sa fidélité jurée au Chef suprême et par le fait que dans les ordres du Chef de l’État il voyait un dégagement de sa propre responsabilité.

Tous les militaires qui comparaissent ici comme accusés ou comme témoins se sont réclamés du devoir de fidélité. Tous, même lorsqu’ils se sont rendu compte, tôt ou tard, que Hitler les avait entraînés, avec la Wehrmacht, dans son jeu égoïste de risque, ont considéré que le serment qu’ils avaient prêté l’avait été à leur pays, et cru qu’ils avaient toujours à accomplir leur devoir dans des circonstances qui, d’après ce que nous savons des désastres qui les ont suivies, doivent paraître, incompréhensibles pour eux et pour nous. Non seulement des soldats comme Raeder, Dönitz et Jodl et même Paulus ont conservé leur situation et sont restés à leurs postes, mais nous avons entendu la même chose de la part d’autres accusés. Les dépositions des accusés Speer et Jodl ont été émouvantes sur ce point. Il y aura lieu d’examiner si ces faits déchargent l’accusé Keitel d’une responsabilité pénale. Keitel ne conteste pas qu’il soit chargé d’une lourde responsabilité morale. Il a reconnu que quiconque a joué dans ce drame effroyable un rôle, si petit qu’il fût, ne peut se sentir dégagé de la faute morale à laquelle il a participé.

Si pourtant j’attire l’attention sur le point de vue du droit, c’est le fait de Justice Jackson qui s’est réclamé dans son réquisitoire du droit comme seul fondement de votre décision, du Droit international, du droit des différents États et du droit que les Puissances victorieuses ont inscrit dans le Statut. Je ne retiens pas ici le fait que l’accusé Keitel ait reconnu que les ordres de Hitler étaient contraires au Droit international. Le Statut a disposé qu’un soldat ne peut invoquer pour son excuse l’ordre d’un supérieur ou d’un Gouvernement. Je vous ai prié au début de mon exposé de bien vous demander si, indépendamment des dispositions du Statut, le principe selon lequel le critère permettant de distinguer ce qui est juste de ce qui ne l’est pas...

LE PRÉSIDENT

Docteur Nelte, je m’aperçois que dans les quelques pages qui suivent vous passez au domaine de la métaphysique. Ne pensez-vous pas que c’est une partie que vous pour-liez omettre, en laissant au Tribunal le soin de la lire ? Vous devez vous souvenir que vous avez commencé votre plaidoirie hier avant la suspension de midi et vous avez encore plus de soixante-dix pages à lire.

Dr NELTE

Je me suis limité et j’aurai terminé à midi.

LE PRÉSIDENT

Très bien. Estimez-vous nécessaire de lire ces passages qui touchent à la métaphysique ?

Dr NELTE

Je veux démontrer dans ces pages que ce ne sont justement pas des forces métaphysiques et que l’individu ne peut pas se libérer en faisant appel à des forces métaphysiques.

Oui, je reprendrai à la page 121 étant donné que j’ai parlé tout à l’heure du caractère de Hitler. Je me permettrai peut-être de commencer au bas de la page 120...

LE PRÉSIDENT

Très bien, mais vous dites au Tribunal que vous avez abrégé votre plaidoirie, et je crois que vous avez commencé hier à midi et quart ? Continuez comme vous l’entendrez, mais faites de votre mieux pour réduire. Passez à la page 120.

Dr NELTE

Le représentant du Ministère Public français, M. de Menthon, a parlé de l’entreprise « démoniaque » de Hitler et prononcé ainsi un mot qui devait forcément tomber dans un débat consacré à l’examen d’événements qui constituent l’arrière-plan de ce Procès. Il est naturel que des hommes pensants s’efforcent de mettre en lumière les causes dernières d’événements qui ont si profondément marqué le destin des hommes de ce temps. Si ces événements s’écartent de l’évolution normale et du cours naturel des choses à tel point qu’ils dépassent notre faculté d’imagination, il faut bien que nous recourions aux forces supra-sensibles. Je prie de ne pas concevoir ce recours aux forces métaphysiques comme une tentative d’échapper à la responsabilité : nous sommes encore tous sous l’impression de la tentative faite par un homme de soulever le monde hors de ses gonds. Je ne voudrais pas qu’on se méprît sur le sens de mes paroles : le démoniaque est une puissance, inconcevable, mais extraordinairement réelle. Beaucoup le nomment « destin », si je parle de forces de la destinée, de forces métaphysiques, ce n’est pas au destin de l’antiquité et du germanisme d’avant le christianisme, destin auquel étaient soumis irrévocablement les dieux eux-mêmes. que je songe. Je voudrais faire apparaître clairement que le démoniaque dont je parle ici n’exclut pas la liberté intérieure de l’homme de reconnaître le mal ; je crois, il est vrai, que quand il peut devenir agissant le démoniaque compromet cette faculté de connaissance. Principiis obsta . Et en langage germanique : 

« Il faut prévenir les origines, le remède est préparé trop tard ».

Destin et faute ne sont pas des pôles dont l’intervention s’exclut mutuellement ; ce sont plutôt des cercles qui s’entrecroisent, si bien qu’il est des tranches de vie dans lesquelles les deux groupes de forces sont également agissantes. On ne peut ici que brièvement suggérer quelles sont les forces qui peuvent individuellement être considérées comme agents du destin : le tait n’appartenir à un peuple déterminé, ses éléments historiques et traditionnels, l’origine individuelle. le milieu professionnel.

L’humanité actuelle n’est pas encore à même de distinguer entre les forces qui constituent l’expression du destin, donc métaphysiques, qui ont exercé leur action, et les personnes qui se sont manifestées comme l’instrument de ces forces.

C’est pourquoi elle considère comme coupables les hommes qui sont intervenus comme acteurs agissants sur la scène de ce drame effroyable. Plus l’humanité s’éloigne des événements, moins elle en voit ou ressent les conséquences, et plus le jugement dépouillé de l’actualité et des impulsions subjectives s’objectivera dans le cadre de l’histoire de l’évolution de l’humanité. On reconnaîtra alors plus justement les ligures déterminantes des événements. Mais tant que nous sommes sous l’impression encore fraîche des événements, nous sentons bien qu’il existe une frontière entre « faute » et « destin » sans pourtant pouvoir encore la tracer clairement. Le maréchal Staline lui-même a dit en février 1946 que cette seconde guerre mondiale a été moins le résultat de fautes commises par des hommes d’Etats isolés que la suite de l’évolution des tensions économiques et politiques qui se sont développées au sein du système économique capitaliste.

Je reprends à l’alinéa 3 de la page 120.

Hitler était la manifestation d’une idée. Il n’était pas seulement le représentant du programme d’un parti politique, mais le représentant d’une idéologie par laquelle il se distinguait avec le peuple allemand du reste du monde. Ennemi convaincu de la démocratie parlementaire, persuadé de la justesse de son idéologie, toute tolérance, tout compromis lui étaient étrangers. Ce qui conduisit à une idéologie égocentrique qui ne reconnaissait comme justes que sa propre idée et sa propre détermination. Elle mena à l’« État-Führer » sur lequel il trônait, puissant et solitaire, inaccessible à tous scrupules et objections, se défiant de tous ceux qu’il pensait pouvoir devenir un danger pour sa puissance et brutal pour ce qui barrait la voie idéologique qu’il suivait.

Ce caractère, mis en évidence par l’audition des preuves, se trouve en contradiction absolue avec l’opinion de l’Accusation selon laquelle une communauté doit avoir existé entre Hitler et les accusés. Il n’y avait, entre Hitler et les hommes qui auraient dû être ses conseillers, aucune communauté ni aucun plan commun. La hiérarchie de l’« Etat-Führer », en liaison avec l’ordre n° 1 du Führer qui exprime la séparation des tâches sous sa forme la plus brutale, ne laisse subsister aucune équivoque sur le fait que les prétendus collaborateurs n’étaient que des organes d’exécution ou les instruments d’une volonté toute puissante, et non des hommes qui exprimaient en actes une volonté personnelle. La seule question qui puisse donc se poser est celle de savoir si ces hommes se sont rendus coupables en se plaçant à la disposition d’un tel système et en se pliant à la volonté de puissance d’un homme comme Hitler.

Ce problème doit être examiné avec un soin particulier en ce qui concerne les militaires, car cette soumission à une volonté, qui est loin de la pensée de l’homme libre, est pour le soldat l’élément fondamental de sa profession : l’obéissance et le devoir de fidélité subsistent pour le soldat, quel que soit le système politique. La question de droit que soulève la conspiration dans le sens où l’entend l’Accusation est traitée par mon confrère le Dr Stahmer et également par mon confrère le Dr Hom. Je voudrais simplement, dans le cas spécial de l’accusé Keitel, attirer l’attention, à l’issue de mon exposé, sur deux phrases extraites de sa plaidoirie :

« 1. Il ne suffit pas que le plan leur ait été commun : il faut qu’ils aient eu connaissance de cette communauté et que chacun ait accepté le plan volontairement et comme étant le sien.

2. C’est pourquoi l’idée d’une conjuration avec un dictateur renferme une contradiction interne. Le dictateur ne s’allie pas avec ses partisans, il ne conclut avec eux aucun pacte : il dicte. »

Le Dr Stahmer a démontré que celui qui agit sous une pression ou sous la contrainte ne peut être, de ce fait, un conspirateur. Je voudrais transposer cela dans le domaine auquel a appartenu l’accusé Keitel. Ce ne serait pas donner une idée exacte de la réalité que de dire que les accusés qui appartenaient à l’Armée ont agi sous une pression ou sous la contrainte. Ce qui est juste, c’est de dire que les soldats n’agissent pas volontairement, c’est-à-dire en vertu d’une volonté libre. Ils doivent faire ce qui leur est ordonné, qu’ils l’approuvent ou non. Dans leurs actes n’intervient donc pas la forme particulière de leur volonté ou, en tout cas, la considération de celle-ci, car toute volonté personnelle est constamment et partout exclue en vertu de la nature de l’exercice de la profession militaire et ne peut, en raison de l’application du principe du chef dans la Wehrmacht, jouer un rôle en tant que facteur causal de l’émission des ordres et de leur exécution. Il ne s’agit donc pas, dans ce domaine militaire, d’une déduction abstraite et partant théorique, mais d’une conséquence logique découlant forcément de l’essence et de la pratique de l’activité militaire, quand je dis que l’activité de l’accusé Keitel repose sur le principe du commandement militaire, que l’activité de l’accusé Keitel, en ce qui concerne l’émission des ordres et autres décisions de Hitler, même dans la mesure où ils sont criminels, ne peut être considérée comme un travail élaboré en commun, c’est-à-dire comme la manifestation d’un plan commun dans l’esprit de la conspiration ; que l’activité de Keitel dans la réalisation des ordres est, dans le domaine de la conduite de la guerre, la transmission régulière de ces ordres et dans l’administration militaire ; c’est-à-dire, dans le domaine relevant des tâches d’un ministre, une activité régulière d’exécution.

Quelle que soit la qualification de Droit pénal qui doive être appliquée à ces activités, rien qui pût venir à rencontre de cette observation n’a été, à ce que je crois, exposé jusqu’ici par le Ministère Public.

Ce principe est militaire et il vaut partout où vaut le système de commandement militaire. L’importance de cette constatation est particulièrement grande dans le cas de l’accusé Keitel. On pourrait en effet objecter à cette démonstration que l’accusé Keitel n’a pas exercé une activité de soldat ou, du moins, pas uniquement de soldat, et que les conséquences déterminées par un pur système de commandement ne peuvent, de ce fait, être invoquées par lui. La structure malheureuse de ses fonctions et les tâches très diverses, quoique difficiles parfois à grouper logiquement, de chef de l’OKW, estompent la constatation de quelques données primordiales pour l’accusé Keitel : quoi qu’il fît, quel que fût le service ou l’organisation à laquelle il eût eu affaire ou avec laquelle il fût entré en contact, c’étaient toujours sa fonction de soldat et l’ordre de Hitler, qu’il fût de portée générale ou particulière, qui le faisaient intervenir ou agir.

Il me semble que les éléments de la conspiration sont abstraitement et logiquement inconciliables avec la mission d’un soldat et les fonctions de Keitel comme chef de l’OKW. Dans tous les cas mentionnés dans l’exposé du Ministère Public sur la conspiration en tant que préjudice, il s’agit, si l’on considère le but de la conspiration, d’une activité dans laquelle les membres de la conjuration s’engagent pour commettre des actes qui s’écartent de leur activité normale privée. Il en découle a contrario que, si quelqu’un exerce une activité à laquelle il se doit en raison de sa profession ou de sa situation de service, cette activité ne peut constituer une conjuration. Pour un soldat, il s’y ajoute qu’il n’agit pas librement mais en vertu d’un ordre. Un soldat peut donc bien faire partie d’une conjuration dirigée contre les obligations qu’il a assumées comme soldat, mais on ne peut jamais qualifier d’activité de conjuré celle qu’il exerce dans le cadre de ses devoirs de soldat.

La conduite de la guerre à l’Est toucha relativement peu l’OKW et, de ce fait même, l’État-Major général de la Wehrmacht. Lorsque je dis OKW, je pense à l’État-Major de l’OKW. On sait que Hitler lui-même, en tant que Chef suprême de la Wehrmacht, s’occupait de tout ce qui touchait à la conduite de la guerre idéologique, de sa guerre, et agissait directement. L’Armée de terre dirigeait, mais Hitler se maintint toujours en rapport étroit avec son Commandant en chef et avec le chef de son État-Major général, jusqu’au moment où il se chargea, en décembre 1941, de la commander directement lui-même.

De cette union en la même personne du Chef suprême de la Wehrmacht et du Commandant en chef de l’Armée de terre sont évidemment issues les erreurs nombreuses qui ont amené les charges portées contre l’OKW en tant qu’État-Major du Haut Commandement de l’Armée et son chef d’État-Major Keitel. Ce dernier se sent suffisamment accablé par ce qu’il a ouvertement déclaré à la barre des témoins sur l’ensemble des questions touchant à la guerre en Russie. Ce n’est donc pas seulement affaire de compréhension, mais c’est aussi le devoir de la Défense que d’éclaircir la responsabilité de Keitel dans cette accumulation de faits d’une atrocité effrayante et d’une dépravation inimaginable.

Pour faciliter la compréhension de compétences souvent compliquées, j’ai transmis au Tribunal l’affidavit de l’accusé Keitel n° K-10. Il me paraît seulement essentiel de démontrer que la guerre contre l’Union Soviétique a été soumise, depuis le début, à trois agents d’action : 1. Pour les opérations et le commandement : le Haut Commandement de l’Armée de terre ; 2. Pour l’économie : le Plan de quatre ans ; 3. Pour l’idéologie : les organisations SS.

L’OKW n’avait sur ces trois facteurs aucune influence, aucun pouvoir de commandement. On ne peut toutefois contester que l’OKW et Keitel ont aussi été utilisés, ça et là, pour appliquer des directives de Hitler, étant donné la méthode de travail anarchique que nous avons déjà mentionnée de ce dernier, auquel aboutissaient finalement tous les fils de commande ; mais ce n’est pas de nature, non plus, à changer la responsabilité fondamentale. Devant le très grand nombre de documents présentés par l’Accusation soviétique, je n’en peux traiter, dans le cadre de mon exposé, qu’une partie relativement restreinte. Je m’y attacherai au cours des pages 126 à 133.

J’ai d’abord attiré l’attention sur les documents n°  URSS-90, 386, 364, 366, 106 et 407 en essayant de démontrer que les accusations formulées contre l’OKW et Keitel ne trouvent pas de base dans ces documents. A la page 130, aux alinéas 3 et 4, j’attire l’attention du Tribunal sur une autre catégorie de documents dont j’ai parlé dans le passage qui traite de documents officiels. Si je parle à ce propos des rapports officiels des commissions d’enquête, c’est, d’une part, parce qu’ils ont été présentés à la charge de Keitel et, qu’en fait, ils apportent la démonstration que l’accusation élevée contre Keitel et l’OKW n’est pas justifiée.

Parmi ces nombreux documents, j’ai parlé déjà des documents URSS n° 40, 35 et 38. Il manque dans ces rapports officiels, qui sont à la charge de l’OKW, tout élément concret susceptible de démontrer que l’État-Major de l’OKW et Keitel ont provoqué ces crimes ou y ont participé. Je ne m’arrête pas au contenu de ces documents ; je me contente d’attirer votre attention sur le fait que Keitel n’avait dans ses fonctions ni l’autorité ni la possibilité de diffuser des ordres qui ont conduit à l’exécution de ces crimes.

Je traiterai d’abord des documents nos URSS-90, 386, 364, 366, 103 et 407 qui ont été expressément présentés par le Ministère Public pour prouver la responsabilité de Keitel. Nous allons montrer qu’il ne s’agit en aucun cas d’ordres, d’indications et de directives de l’OKW (Keitel) et que celui-ci n’en a même pas été informé ou prévenu.

1. Le document URSS-90 est le texte du jugement prononcé par un conseil de guerre contre les généraux allemands Bernhard et Hamann ; il contient la phrase suivante :

« ... Pendant l’occupation momentanée du territoire d’Orlov . . . des intrus germano-fascistes se sont livrés, sur des instructions directes du Gouvernement pillard hitlérien et du commandement allemand de la Wehrmacht, à des violences bestiales, massives et contraires aux lois de la guerre fixées par le Droit international, contre la population pacifique et des prisonniers de guerre..."

Dans les motifs du jugement, il n’y a pas de preuve constatant que le « commandement allemand de la Wehrmacht « , si l’on doit entendre par là l’OKW et l’accusé Keitel, ait donné des ordres pour les crimes mentionnés dans le jugement de ce conseil de guerre. C’est encore l’une des nombreuses confusions qui ont amené une assimilation erronée du Haut Commandement de l’Armée de terre avec celui de la Wehrmacht. C’est ce qui semble se dégager des détails de la page 2 du jugement où l’on lit :

« L’accusé, le général Bernhard... a agi d’après des plans et des instructions du Haut Commandement de l’Armée de terre. . . »

Ce document ne peut donc prétendre à soutenir l’Accusation lorsqu’elle affirme qu’il existe un rapport entre l’accusé Keitel et le crime qui fait l’objet du document URSS-90.

2. A la charge de Keitel et à propos du chef d’accusation « Travail forcé », le Ministère Public a présenté le document URSS-36 : c’est une lettre du maréchal du Reich Göring qui avait pour l’entreprise qu’était l’action « Barbarossa-Oldenbourg », les pleins pouvoirs de Hitler dans le cadre du Plan de quatre ans, comme il ressort du dossier « Vert ».

3. De même, le procès-verbal de la réunion de l’Etat-Major économique de l’Est du 7 novembre 1941 (URSS-386) ne concerne nullement la compétence et la responsabilité de l’OKW, car l’Etat-Major économique de l’Est n’avait rien à faire avec l’OKW et l’accusé Keitel. Cela ressort également du dossier « Vert », du document Thomas PS-2353 et de l’affidavit Keitel, livre 2 des documents Keitel, document n° K-11.

La conclusion de l’accusation russe soviétique suivant laquelle : « Par son rôle, le chef de l’OKW est reconnu responsable au premier chef de la mobilisation des forces de travail pour le Reich », est erronée, si l’on prétend démontrer une responsabilité de l’accusé Keitel. Par contre, si l’on se réfère à Hitler, qui était le Commandant suprême, on ne peut élever aucune objection.

4. Le document URSS-364, signé par Wagner, Generalquartiermeister de l’Armée de terre, vient de l’OKH. Il se dégage de la liste des destinataires de ce document que l’OKW n’en a pas même été informé.

5. Dans le document URSS-366, qui a été présenté, le nom de l’accusé est mentionné et on lui reproche les faits suivants :

« Les unités OT de la région de Lemberg payaient à des travailleurs établis à cet endroit un salaire journalier de vingt-cinq roubles et revendiquaient des usines du pays ».

Le Ministère Public conclut : « Keitel écrit au ministre Todt.... On ne peut tirer cette affirmation du document présenté, car celui-ci ne contient rien qui se rapporte à une telle lettre. Il n’y avait auprès de l’OKW aucun service chargé de cet ensemble de questions après que la direction économique et l’exploitation des territoires de l’Est furent passés au Plan de quatre ans. Cela ressort du dossier « Vert » que je viens de mentionner et de l’ordre du Führer concernant le plan « Barbarossa-Oldenbourg ».

Il est possible que Keitel, après que les questions à l’ordre du jour aient été abordées au cours de l’examen de la situation, ait de nouveau reçu de Hitler l’ordre de se mettre en rapport avec le ministre du Reich Todt. On se trouverait en présence de l’un des cas où l’accusé n’a servi qu’à transmettre un ordre du Führer aux services compétents, sans qu’il s’agisse là d’un domaine de compétence de l’OKW. D’ailleurs, la communication incluse dans le dossier ne permet pas de voir dans quelle mesure cela doit tomber à la charge de Keitel pour cet ensemble de questions.

6. Le dossier URSS-106 est un ordre du Führer du 8 septembre 1942 qui concerne le travail des prisonniers de guerre et l’exécution de travaux sur les positions à l’arrière du front.

L’entête de cet ordre du Führer est ainsi libellée : « Le Führer. OKH. Etat-Major général de l’Armée de terre. Op. Section I . L’ordre lui-même est signé par l’Etat-Major de l’Armée de terre et diffusé par Halder. Il en résulte Indiscutablement que l’accusé et l’OKW n’y sont pour rien.

7. Le document URSS-407 ne prouve pas plus la participation de l’accusé. Il s’agit, dans ce document, de l’ordre d’un commandant de région qui s’en réfère à de prétendues dispositions de l’OKW.

On a plusieurs fois insisté sur le fait qu’il ne fallait pas confondre OKW et Keitel. Mais comme dans le document URSS-407 aucune date de cette prétendue disposition de l’OKW n’est mentionnée, il est fort possible que l’on se trouve ici en présence d’une de ces nombreuses contusions, d’autant plus que dans les milieux de la Wehrmacht on ne connaissait qu’imparfaitement le contenu du mot OKW.

En tout cas, le Ministère Public soviétique se trompe et ne prouve rien en citant la pièce suivante et en concluant :

« L’OKW et Keitel n’ont pas seulement ordonné la mobilisation de la main-d’œuvre de la Russie occupée mais ils ont même directement contribué à l’exécution de cet ordre ».

Il y a une autre catégorie de preuves, celles que constituent les communications officielles des commissions extraordinaires chargées d’enquêter sur les crimes de guerre et les crimes contre l’Humanité. J’ai déjà examiné auparavant l’importance de ces documents officiels dans l’apport des preuves, et j’ai attiré l’attention sur leur maigre valeur probante. Si je parle, à ce sujet, des rapports des commissions d’enquêtes, c’est parce qu’on les présente à la charge de l’accusé, mais aussi parce qu’on y voit effectivement la preuve que les accusations portées contre Keitel et l’OKW dans le cadre de ces chefs d’accusation très graves ne sont pas fondées.

Parmi le grand nombre de documents qui s’y rapportent, le retiens les suivants : le document URSS-4 a été présenté afin de prouver que l’on a anéanti la population russe en lui communiquant intentionnellement le typhus et qu’il a été question de répandre systématiquement les épidémies de typhus parmi la population soviétique. Sont, entre autres, considérés comme coupables de ces actes : « Le Gouvernement hitlérien et le Commandement suprême de la Wehrmacht » (Page 10 du document.) Ici encore, on ne voit pas d’après le document lui-même sur quels faits concrets la commission étaye la culpabilité du Commandement suprême de la Wehrmacht et quelle autorité militaire elle désigne sous le terme de « Commandement suprême de la Wehrmacht ». Nulle part, dans ce long document, ne sont mentionnés des ordres du « Commandement suprême de la Wehrmacht ». L’Accusation voulant prouver par cette pièce la culpabilité de l’accusé Keitel et celle de l’OKW, je conteste que ce document puisse servir, dans ce terrible état de choses, de pièce à conviction à la charge de Keitel.

Le document URSS-9 est intitulé :

« Communication de la Commission extraordinaire d’Etat chargée de la recherche et de la constatation des crimes commis par les envahisseurs germano-fascistes et des dommages causés aux citoyens, kolkhozes, organisations sociales, entreprises d’Etat et institutions de l’Union Soviétique.

Destructions et actions bestiales dont se sont rendus coupables à Kiev les envahisseurs germano-fascistes ».

On relève page 4 ;

« Sur l’ordre du Haut Commandement allemand, des détachements de l’Armée allemande ont pillé, fait sauter et détruit la Lavra de Kiev, vieux monument d’intérêt culturel ».

D’après ce document, les responsables sont : « Le Gouvernement allemand, le Haut Commandement allemand et tous les officiers et fonctionnaires désignés nommément ».

Il résulte de l’exposé du représentant du Ministère Public et de la récapitulation intitulée « Gouvernement allemand et Haut Commandement allemand », Que l’OKW et Keitel doivent être rendus responsables. Dans ce dossier manquent toutes les données effectives sur lesquelles la commission d’enquête fonde son jugement.

Il en résulte aussi que le jugement de la commission d’enquête — en tout cas en ce qui concerne l’accusé Keitel — n’est pas fondé en fait.

Le document URSS-35 est un rapport sur les dommages matériels infligés aux entreprises d’Etat, aux institutions, aux organisations collectives et aux citoyens de l’Union Soviétique par les envahisseurs germano-fascistes. On relève dans ce document :

« Les armées allemandes et les autorités d’occupation qui exécutaient les ordres du criminel gouvernement hitlérien et du Haut Commandement de la Wehrmacht détruisirent et pillèrent les villes soviétiques qu’elles occupaient.. . »

A ce sujet il faut dire :

1. Le texte de ce document ne contient aucune « directive » concrète du Haut Commandement de l’Armée ou de Keitel.

2. Le Haut Commandement de l’Armée (Keitel) n’avait aucun pouvoir de commandement, donc ne pouvait donner aucune directive.

3. De ce fait, le jugement prononcé par la Commission officielle d’enquête, qui ne devrait pas être déterminant pour le Tribunal pour des raisons de forme, ne peut être considéré comme justifié, dans la mesure où le Haut Commandement de l’Armée et Keitel sont pris en considération.

4. On ne prend pas position sur le contenu des rapports.

Le document URSS-38 est intitulé : « Communication de la Commission extraordinaire d’État sur la recherche et la constatation des crimes des envahisseurs germano-fascistes et de leurs complices. Crimes des envahisseurs germano-fascistes dans la ville de Minsk ».

Dans ce document on lit, page 1 :

« Suivant les instructions données directement par le Gouvernement allemand, les autorités militaires hitlériennes détruisirent sans égards les instituts de recherches scientifiques, etc. Ils exterminèrent des milliers de citoyens soviétiques pacifiques et aussi des prisonniers de guerre.

A la page 13 il est dit :

« Les responsables de ces crimes commis par les Allemands à Minsk . . . sont le Gouvernement de Hitler et le Haut Commandement de l’Armée.

Nulle part dans ce document ne sont mentionnés des instructions concrètes et vérifiables, ou des ordres de l’accusé Keitel ou du Haut Commandement de l’Armée ».

A la page 134, premier alinéa, je résume : dans les documents mentionnés jusqu’ici, Keitel ou l’OKW sont cités comme responsables mais il y a quantité de rapports officiels de ce genre qui, dans la présentation des charges par le Ministère Public, ont été présentés comme preuves de la culpabilité de Keitel et dans lesquels le nom même de l’accusé ou de l’OKW ne figure pas. J’attire à ce sujet l’attention du Tribunal sur les documents suivants : URSS-8, 39, 45, 46 et 63. Je ne puis que prier le Tribunal de vérifier également les autres documents pour voir s’ils permettent une conclusion sur la culpabilité de l’accusé ou s’ils ne le permettent pas. J’aimerais, à ce propos, ajouter que je ne me référerai pas aux observations qui se trouvent au bas de la page 134 (document URSS-3).

Je prie maintenant le Tribunal de bien vouloir prendre acte de mes déclarations sur l’exploitation économique des territoires occupés (pages 137 à 142) sans que j’aie besoin de les lire. Étant donné que ce thème a déjà été traité, ce serait une pure répétition si je procédais à cette lecture ; mais je me référerai tout de même au contenu de ce passage et je prie le Tribunal d’en prendre acte.

Pendant la guerre contre la Pologne ainsi que plus tard, a l’Ouest (d’après les expériences encore élargies de Pologne), on adjoignit aux groupes d’Armées et aux commandements en chef des Armées des forces spécialisées des services économiques de la Wehrmacht, sous forme de petits états-majors et de commandos de conseillers techniques et d auxiliaires, dans toutes les questions relevant de l’économie de guerre, qui se posaient lors de la conquête et de l’occupation économique et industrielle de territoires importants L’organisation de ces groupes de spécialistes et de commandos techniques préparait l’organisation de l’Office de l’armement économique en commun avec le Haut Commandement de l’Armée Dans ses grandes lignes, cette organisation se composait de

a) Conseillers techniques auprès des Etats-majors de troupe (d’abord nommés officiers de liaison de l’Office de l’armement économique auprès du Haut Commandement de l’Armée de terre) ; b) Etats-majors de renseignements pour les industries et les matières premières importantes pour l’économie de guerre

c) Commandos et formations techniques pour la garantie, la mise en état et la protection contre la destruction des industries importantes pour la guerre et la vie civile et des installations d’approvisionnement

C’est pourquoi cette organisation fut préparée par le Haut Commandement de l’Armée (Office de l’armement économique) parce qu’elle s’appuyait sur un personnel spécialise provenant des trois parties de la Wehrmacht et de l’économie civile, et aussi sur le « Service technique de secours ». L’ organisation relevait des commandants en chef L’utilisation était exclusivement décidée par les ordres du Commandant en chef auquel le conseiller technique soumettait chaque fois des propositions (A l’Etat-Major général Ib ou au Generalquartiermeister) Les tâches de ces commandos techniques étaient les suivantes : a) Délibération du commandement sur l’importance et la portée des entreprises industrielles et des services publics (force, eau, courant électrique, entreprises de réparation, mines, etc ) ; b) Protection de ces installations contre les destructions par l’ennemi, par nos propres troupes et par la population ; c) Exploitation pour notre propre conduite de guerre, pour nos propres troupes et pour la population ; d) Recherche des entreprises civiles vitales pour l’économie de guerre et civile et constatation de leur capacité de rendement pour notre utilisation propre ; e) Fixation de nos approvisionnements en matières premières minerais charbon, carburants, été pour la remise en activité ou pour notre utilisation dans notre propre conduite de la guerre.

En dehors des tâches désignées sous d) et e), les autres fonctions ne servaient qu’à l’approvisionnement des troupes combattantes, des troupes d occupation et des populations indigènes

Les constatations statistiques d) et e) étaient transmises aux services compétents de l’intérieur (Délégué général à l’économie. Plan de quatre ans, ministre de l’Armement) par la voie hiérarchique , ceux-ci décidaient de la mise en valeur et de l’utilisation La Wehrmacht elle-même n avait pas le droit d exercer une activité indépendante

Il est exact, ainsi que le prétend le Ministère Public (d’après le livre de Thomas PS-2353), que des matières premières et des machines ont été transportées en Allemagne pour la fabrication du matériel de guerre, car les unes et les autres avaient servi a la conduite de la guerre de l’ennemi qui avait dû arrêter ses fabrications

Ce n’était pas un bureau militaire qui pouvait ordonner le transport en Allemagne, car l’Armée n avait aucun droit de disposer d’un butin de ce genre Seules, les trois plus hautes autorités du Reich nommées plus haut pouvaient, en raison d une autorisation générale du Führer ou d’un ordre spécial de Hitler au Commandant en chef des Armées, ordonner ce transport Le Haut Commandement de l’Armée et le chef de l’OKW ainsi que l’Office de l’armement économique n’avaient, en dehors de leur propre domaine, aucun droit d’ordonner ou de disposer L’Office de l’armement économique du Haut Commandement de l’Armée n’avait pas davantage de possibilités de commandement indépendant vis-à-vis de ces commandos, etc. Ces rapports suivaient la voie états-majors de troupe. Haut Commandement de 1 Armée de terre, Generalquartiermeister, dans l’Etat-Major d’administration duquel les plus hautes autorités du Reich (ministères du Ravitaillement, de l’Economie, de l’Armement, Plan de quatre ans) avaient des représentants qui informaient les chefs de leurs ressorts.

L’accusé Keitel n’a pas donné l’ordre, en qualité de chef du Haut Commandement de l’Armée, sur l’utilisation, la mise en valeur ou la saisie de biens économiques. Cela ressort du document PS-2343. Par le décret du Führer du 16 juin 1940, la direction centralisée de toute l’économie de guerre en France et en Belgique fut transmise au maréchal Göring en sa qualité de délégué au Plan de quatre ans.

Il est important, pour apprécier la responsabilité de Chacun, de savoir que l’Etat-Major de l’Office de l’armement économique a étudié les problèmes concernant, l’économie d’armement et l’utilisation de l’économie dans les territoires occupés. Les points juridiques qui peuvent être considérés comme déterminants sont assemblés dans le document EC-344 par le service de l’étranger auprès du Haut Commandement de l’Armée (chef du service : l’amiral Canaris).

En se référant aux articles 52, 53, 54 et 56 de la Convention de La Haye sur la guerre sur terre, on a exposé en Invoquant la conduite de la guerre totale, que l’armement économique doit être considéré comme appartenant à l’entreprise de guerre. Par conséquent, tous les stocks industriels de matières premières, produits semi-ouvrés ou ouvrés, finalement aussi les machines, etc., doivent être considérés comme servant aux entreprises de guerre. Selon l’opinion du rédacteur de cet exposé, tous ces biens sont soumis à la confiscation et à la mise en valeur contre indemnité après la conclusion de la paix. En outre, on étudiait le problème des nécessités de guerre et on affirmait déjà — à cette époque — l’état de crise économique de l’Allemagne.

Cette étude a de l’importance pour apprécier la culpabilité de l’accusé Keitel dans la mesure où le fameux service de l’étranger, sous la direction responsable de l’amiral Canaris, étaye pratiquement son opinion sur des raisons qui justifient l’utilisation économique des pays occupés. C’était le service chargé d’étudier les problèmes relevant du Droit International et auquel l’accusé Keitel accordait toute sa confiance.

Le maréchal Göring a créé pour la Russie, sur la base des expériences de l’Occident et avec les pleins pouvoirs du Führer, une organisation dépassant de beaucoup l’organisation précédente, dans tous les domaines économiques. Cette organisation a été préparée par le chef de l’Office de l’armement économique, avec le secrétaire d’Etat Körner, pour le maréchal Göring, sans que le chef du Haut Commandement de l’Armée y participât.

Le chef du Haut Commandement de l’Armée a mis à cet effet le général Thomas à la disposition du maréchal Göring. Le chef du Haut Commandement de l’Armée n’a eu aucune influence sur cette organisation et le Haut Commandement de l’Armée et lui-même s’en sont écartés lorsque Göring a obtenu les pleins pouvoirs et que le Haut Commandement de l’Armée eût mis à sa disposition le général Thomas. Le général Thomas agissait par conséquent seul, sur les ordres du maréchal Göring. Le Haut Commandement de l’Armée et l’accusé Keitel n’étaient ni subordonnés au maréchal Göring, ni astreints à obéir à ses ordres. L’accusé Keitel n’était pas représenté dans l’Etat-Major de l’économie de Göring et n’avait rien à taire avec l’Etat-Major de l’économie de l’Est (voir livre Thomas, page 366).

La réalisation de cette tâche était centralisée à l’Etat-Major de direction à Berlin, comme une partie du Plan de quatre ans. Les directions générales locales des territoires de l’Est étalent soumises à l’Etat-Major de l’économie de l’Est. Cette organisation s’est occupée aussi de pourvoir aux besoins des troupes. Le Haut Commandement de l’Armée et l’accusé Keitel, en tant que chef du Haut Commandement de l’Armée, n’ont jamais donné d’ordres sur l’utilisation, l’administration ou la confiscation de biens économiques dans les territoires occupés. C’est établi par le document PS-2353 présenté par le Ministère Public. Thomas y a très justement déclaré en résumé les choses suivantes (page 386) :

« L’État-Major de direction de l’économie Est, sous les ordres du maréchal du Reich Göring ou du secrétaire d’Etat Körner, était responsable de la direction économique des territoires de l’Est ; les secrétaires d’État étaient responsables des renseignements techniques, l’Office de l’armement économique était responsable de l’édification de l’organisation économique ; l’Etat-Major Est de l’économie était responsable de la réalisation de toutes les mesures prises.

Les mêmes faits ressortent du document URSS-10 : « Directives (du maréchal Göring) pour la conduite centralisée de l’administration de l’économie dans la zone des opérations et dans les territoires qui seront ultérieurement soumis à une administration politique ».

Il a été ainsi démontré par ce qui précède que le Haut Commandement de l’Armée et Keitel ne portent aucune responsabilité dans les conséquences de la réalisation des mesures prises dans le cadre de l’entreprise « Barbarossa-Oldenbourg ».

A la page 143 et aux pages suivantes, je voudrais parler de la participation de l’accusé Keitel aux affaires d’Oradour et de Tulle qui ont été traitées par le Ministère Public français. Le Ministère Public français a imputé à l’accusé Keitel des crimes de guerre et des crimes contre l’Humanité. Il s’agit, en particulier, de l’exécution de civils français sans jugement. A cette occasion, on a fait ressortir tout particulièrement les cas d’Oradour et de Tulle. Ils sont consignés dans un rapport du Gouvernement français qui constitue le document RF-236. Le Ministère Public français a déclaré : « La culpabilité de Keitel est certaine dans toutes ces affaires ».

Ma tâche n’est pas, à ce propos, de traiter les effroyables événements d’Oradour et de Tulle. Comme défenseur de l’accusé Keitel, j’ai à examiner si l’affirmation du Ministère Public est fondée, qui prétend qu’une faute ou une responsabilité incombe à l’inculpé Keitel pour ces cruels événements.

Vous comprendrez que l’accusé Keitel attache une importance particulière à apporter la preuve qu’il n’est pas responsable de ces effroyables événements et, qu’en outre, lorsque de tels faits venaient à sa connaissance, il prenait soin qu’ils fussent éclaircis afin que les véritables coupables fussent appelés à en rendre compte. Il est indiscutable que Keitel n’a pas participé directement à ces crimes. Il ne peut donc pour lui en résulter une responsabilité et une culpabilité que du fait de sa situation de service. Le Ministère Public n’a produit aucun ordre d’aucune nature qui porte la signature de Keitel, de sorte que, quel que soit le coupable, Keitel, en tout cas, n’appartient pas au cercle des responsables immédiats.

Les dommages épouvantables qu’un grand nombre de villages français ont subis sont décrits dans les notes du général Bérard du 6 juillet et du 3 août 1944. J’ai déjà, lors de la présentation de ce document, attiré l’attention sur le fait que la présentation de ces seules notes accusatrices qui ne sont pas accompagnées en même temps des notes en réponse qui se trouvent également en possession du Ministère Public, ne peut pas donner une image objective des faits permettant d’apprécier la culpabilité de l’accusé Keitel. Comme il n’avait aucun pouvoir de donner un ordre, Keitel ne saurait être accuse d’avoir été à l’origine des instructions qui ont conduit aux plaintes en question. Il pourrait seulement être établi qu’il a été responsable ou coupable de n’avoir pas pris les mesures qui s’imposaient quand ces événements sont parvenus à la connaissance de la Commission allemande d’armistice. Ce que Keitel a fait ou a négligé de faire ne peut être établi que par les notes en réponses et les instructions adressées par l’OKW à la Commission allemande d’armistice.

Je saute la phrase suivante, page 144 : La preuve contraire serait impossible aussi dans ce cas si le Ministère Public français n’avait présenté lui-même un document (F-673) qui devait servir à établir la culpabilité personnelle de Keitel. Ce document a été déjà lu par le Ministère Public français à l’audience du 31 janvier 1946.

« Haut-Commandement de l’Armée. Etat-Major d’opérations. Qu 2 (I) N° 01487/45 g. Quartier Général du Führer, le 5 mars 1945. Secret. Objet : Prétendues exécutions de citoyens français sans jugement.

Destinataires : 1. Commission allemande d’armistice ; 2. Commandant en chef à l’Ouest (Commission allemande d’armistice, groupe Wa/Ib N" 5/45 g. Entrée :

17 mars 1945).

Au mois d’Août 1944, la Commission française auprès de la Commission d’armistice allemande s’est adressée par une note à cette dernière, donnant un tableau précis d’incidents sur de soi-disant exécutions arbitraires de Français, du 9 au 23 juin 1944.

Les renseignements donnés par la note française étaient, pour la majeure partie, tellement précis qu’un contrôle du côté allemand était sans aucun doute possible. En date du 26 septembre 1944, le Haut Commandement de la Wehrmacht a chargé la Commission d’armistice allemande de l’étude de cette affaire. Ladite Commission a, par la suite, demandé au Haut Commandement Ouest une enquête sur les incidents et une prise de position sur les faits présentés par la note française.

Le 12 février 1945, la Commission d’armistice allemande a reçu du groupe d’armées B (du président du Tribunal militaire du groupe d’armées), l’information que les pièces se référant à cette affaire se trouvaient depuis novembre 1944 chez le juge d’armée Pz. AOK 6 et que le Pz. AOK 6 et la 2e SS Pz. division « Das Reich » ont, entre temps, été détachés du groupe d’armées B.

La façon dont l’étude de cette affaire a été faite donne lieu aux remarques suivantes : Les Français, et notamment la Délégation du Gouvernement de Vichy, ont fait à la Wehrmacht allemande le grave reproche d’avoir procédé à de nombreuses mises à mort, non justifiées par les lois de la guerre, de citoyens français, donc des assassinats. Il était de l’intérêt allemand de répondre aussi vite que possible à ces reproches ; dans la longue période qui s’est passée depuis la note française, il aurait dû être possible, même avec la marche des événements militaires et les mouvements de troupes en relation avec ces événements, de prendre au moins une partie des reproches et de la contester par un examen réel des faits.

Si seulement une partie des condamnations était réfutée, on aurait pu montrer aux Français que la totalité de leurs revendications reposait sur des données douteuses : par le fait que, dans cette affaire, rien n’a été fait du côté allemand, l’adversaire doit avoir l’impression que nous ne sommes pas en mesure de répondre à ces reproches.

L’étude de cette affaire montre que, très souvent, il existe une méconnaissance totale de l’importance de réfuter tous les reproches faits à la Wehrmacht et d’agir contre la propagande ennemie et de renier aussitôt les soi-disant cruautés allemandes.

La Commission d’armistice allemande est chargée par la présente de continuer l’étude de l’affaire avec toute l’énergie nécessaire.

Nous demandons que chacun, pour sa part, fasse le travail nécessaire, spécialement en ce qui concerne l’accélération de l’étude.

La réalité du fait que la Pz. AOK 6 ne tait plus partie du ressort du Haut Commandement Ouest n’est pas un empêchement pour avoir les renseignements nécessaires à l’éclaircissement et à la réfutation des reproches français.

Signé : Keitel ».

« Copie pour information à l’Etat-Major général de l’Armée de terre et à l’Etat-Major du 6e corps blindé. »

Ce document de l’OKW, signé de Keitel, fait ressortir que :

1. L’OKW, après réception de la note française de protestation, le 26 septembre 1944, a chargé la Commission allemande d’armistice de l’examen et de l’étude de cette affaire.

2. La Commission allemande d’armistice a demandé ensuite au Commandant en chef à l’Ouest de faire une enquête sur ces incidents.

3. L’OKW, après réception d’une lettre du groupe d’armées B, a fait savoir : « Il était dans l’intérêt allemand de répondre aussi vite que possible à ces reproches.

L’étude de cette affaire montre que, très souvent, il existe une méconnaissance totale de l’importance de réfuter tous les reproches faits à la Wehrmacht et d’agir contre la propagande ennemie et de renier aussitôt les soi-disant cruautés allemandes.

La Commission d’armistice allemande est chargée par la présente de continuer l’étude de l’affaire avec toute l’énergie nécessaire.

Nous demandons que chacun, pour sa part, fasse le travail nécessaire, spécialement en ce qui concerne l’accélération de l’étude.

La réalité du fait que la Pz. AOK 6 ne fait plus partie du ressort du Haut Commandement Ouest n’est pas un empêchement pour avoir les renseignements nécessaires à l’éclaircissement et à la réfutation des reproches français ».

On peut donc ainsi considérer comme établi que l’accusé Keitel, après avoir été mis au courant, a fait dans ce cas, avec toute l’énergie voulue, ce qu’il était obligé de faire à titre de chef du Haut Commandement de la Wehrmacht, dans les limites de sa compétence et de ses possibilités. Ainsi disparaît l’affirmation de l’Accusation, pour autant qu’elle y a vu une culpabilité de l’accusé Keitel. L’étude que Keitel a fait de ces événements permet de tirer la conclusion qu’il a agi de la même façon dans d’autres cas.

Monsieur le Président, je voulais maintenant, avant d’aborder la question des otages, que je réserve éventuellement pour plus tard, parler tout d’abord des circonstances très graves qui entourent le décret « Nacht und Nebel », à la page 154.

La question des otages.

La guerre, déjà terrible dans ses voies réglées par le Droit international, devient horrible quand les dernières entraves sont écartées. Dans cette guerre. beaucoup de choses horribles se sont passées. On ne sait pas quel est le plus triste des chapitres de ce livre des souffrances et des larmes. En tous les cas, un des chapitres les plus tristes est celui du traitement des otages.

Vu sous l’angle du Droit international, la question du traitement des otages est discutée. La prise d’otages est presque universellement considérée comme admise. Il est indiscutable que, si l’on admet que la prise d’otages est conforme au Droit international rien n’est encore dit, de ce fait, du traitement des otages arrêtés. Ce traitement doit se soumettre, encore bien plus que la prise d’otages, d’une part à la loi de la nécessite absolue et militaire, qui n’a pas de moyen d’être exécutée autrement, et d’autre part à la mise en œuvre de toutes les sûretés possibles, de nature a éviter, en principe, la mise à mort des otages. L’exercice, brutal en son principe, de cette institution, douteuse au point de vue du Droit international, doit être repoussé, car elle s’adresse, la plupart du temps, à des êtres absolument innocents. Malheureusement, ce problème, qui n’apparaît que rarement pendant les guerres antérieures des peuples civilisés, a pris une grande importance au cours de la première et de la deuxième guerre mondiale. Les cas considères antérieurement et, sans doute aussi, le règlement de l’Armée 2 g (livre de documents Keitel, document N° K-7), étaient la conséquence de la nécessité militaire des troupes en opérations Comme tant d’autres choses pendant cette guerre, la prolongation des hostilités et l’extension territoriale de l’application de ce principe (la zone des étapes devient zone d’opérations), amenèrent un élargissement et une dégénérescence dans l’application d’un principe qui, à son origine, n’est pas contestable au point de vue du Droit international.

Il manquait une liaison directe avec la nécessité militaire, c’est-à-dire avec les opérations A sa place, on établit la sécurité des intérêts, y compris, bien entendu aussi, la sécurité dans le domaine militaire, et en particulier celle des voies de communication entre le front et l’arrière. Il faut dire que ce changement fondamental aurait dû être reconnu et pris en considération lors de l’application du règlement sur les otages.

La dégénérescence du traitement des otages a été influencée d’une façon décisive par le fait que les organes de l’administration civile et de la Police s’approprièrent un des moyens extrêmes de la conduite militaire de la guerre. Ils en firent un emploi souvent arbitraire quand il fallait briser une résistance, en arrêtant des êties sans aucune culpabilité concrète individuelle, voire même présumée, pour exercer sur eux des représailles. Dans la même catégorie, il faut noter les arrestations collectives pour des crimes individuels quelconques.

Tous ces cas n’ont rien de commun avec la notion d’otage à l’origine. Mais, étant donné que le mot « otage » a été utilise pour tous ces cas, le Ministère Public a souvent chargé la Wehrmacht d’une responsabilité qu’elle n’a pas a supporter Pour apprécier toutes ces données et la responsabilité de l’accusé Keitel, Je demande au Tribunal de prendre les remarques suivantes en considération :

1. La notion d’otages, les conditions pour la prise d’otages et leur traitement avalent fait l’objet, avant la guerre, et, en particulier, avant la campagne de l’Ouest, de communications à toutes les autorités de l’Armée, nanties d’un commandement, et à leurs services, par le règlement du services dans l’Armée. H. Dv. 2 g

Les documents présentés par l’Accusation PS-1585 (discussions avec l’Armée de l’air au sujet de la question des otages) et PS-877 (ordre d’opérations de l’Armée de terre pour l’action « Gelb » et l’attaque à l’Ouest, en date du 29 octobre 1939) font apparaître que des prescriptions pour la prise d’otages avaient été publiées auparavant Leur application avait été confiée, sous leur responsabilité, aux services de l’Armée de terre et, plus tard, au commandants militaires, qui étaient subordonnés à l’Armée de terre, mais jamais au Haut Commandement de la Wehrmacht

2. Aucune personne ne pouvait avoir de doute, après la lecture du règlement H. Dv. 2 g sur les compétences des commandants en chef de l’Armée de terre et sur l’autorité qui devait décider une exécution éventuelle d’otages. A aucun moment un ordre ou une prescription complémentaire ne fut diffusé par le Haut Commandement de la Wehrmacht. La lettre de Falkenhausen (commandant militaire en Belgique) du 16 septembre 1942 (document PS-1594), citée par l’Accusation et le rapport du même commandant militaire (PS-1587) ne sont pas adressés a Keitel mais au service dont relevait Falkenhausen : le Haut Commandement de l’Armée de terre, Generalquartiermeister Keitel n’a reçu ni cette lettre ni le rapport. Keitel ignore si Hitler les a reçus en sa qualité de Commandant suprême des Forces armées et de chef des commandants militaires.

3 L’OKW n’était pas informé des cas où des habitants des territoires occupés étalent désignes comme otages par erreur, et condamnés sans jugement.

4. Si des otages ont été arrêtés sans rapport avec des attentats et des actes de terrorisme contre les forces d’occupation, c’est-à-dire sans qu’ils aient été en relations locales et de principe avec ces activités, c’est en opposition avec les instructions données.

S. Dans la mesure où l’OKW ou l’accusé Keitel a été consulté, pour des questions de détails, par les services de l’Armée qui s’occupaient des questions d’otages, par exemple par les Militarbefehishaber en France et en Belgique, il résulte des dépositions des témoins que les otages à exécuter devaient être choisis parmi les personnes qui étaient déjà condamnées à mort. Mais, pour que ce ne soit pas connu par l’opinion publique, en raison de l’effet d’intimidation qui était escompté, il fallait faire savoir que des otages avaient été exécutés.

Le Ministère Public français a, par le document PS-389 ou UK-25, qui contient un ordre du Führer du 16 septembre 1941, rédigé par l’accusé Keitel, établi des relations entre l’OKW et Keitel d’une part, et cet ensemble de faits d’autre part. Ce document, dont le contenu est monstrueux, n’a rien à voir avec la question de l’arrestation d’otages et du traitement à leur infliger. Le mot « otages » ne se trouve pas dans le texte. Il résulte de son objet et de son contenu qu’il s’agit ici d’une ordonnance relative à la lutte contre les mouvements de résistance sur les théâtres d’opérations de l’Est et du Sud-Est, qu’il se rapporte donc aux principes, que nous avons déjà traités et condamnés dans un autre passage, de ce qu’on a qualifié de guerre idéologique contre l’Union Soviétique. Lorsque le Militarbefehishaber en France a reçu de l’OKH, sous forme d’avis, la lettre du 16 septembre 1941, il avait déjà promulgué la loi dite des otages (Document n° PS-1588). Par conséquent, il n’y avait pas de relation de cause à effet, comme l’a admis l’Accusation française, entre les directives données par Hitler et signées par Keitel dans le document PS-389 ou UK-25 et la promulgation de la loi des otages à l’Ouest. Celle-ci fut édictée sans que l’OKW y eût coopéré ou eût été consulté. Le service dont dépendaient les Militarbetehishaber de France et de Belgique était le Haut Commandement de l’Armée de terre (OKH) et non, par conséquent, l’OKW ; le service compétent était celui du Generalquartiermeister à l’OKH. On doit considérer aussi qu’à ce moment Hitler était lui-même Commandant en chef de l’Armée de terre, ce qui explique les questions posées à l’OKW dont nous avons déjà parlé. En réalité, il ne s’agissait pas de questions adressées à l’OKW, mais à Hitler en sa qualité de Commandant en chef de l’Armée de terre et de Commandant en chef de la Wehrmacht et qui, de ce fait, passaient souvent par le canal de l’Etat-Major de travail de Hitler (OKW). Cependant, cela n’a entraîné ni la compétence ni, par conséquent, la responsabilité de l’OKW et de l’accusé Keitel.

En conclusion, permettez-moi de présenter au Tribunal un travail qui rassemble l’opinion des juristes de Droit international sur la question des otages, que je lui demande de considérer à propos de cette question. Je me borne à donner un résumé des ces doctrines et de leur application dans le domaine militaire.

« En résumé, il faut dire, pour la question de la prise et de l’exécution des otages que, dans la pratique et même d’après les doctrines de Droit international courantes, le fait de prendre des otages dans les pays occupés est admis par le droit des gens dans la mesure où ces otages sont pris pour répondre de l’attitude d’une population civile hostile. D’après les commentaires de Waltzog d’une Importance décisive pour la direction de la guerre en Allemagne, il y a, en outre, d’après le Droit International coutumier, obligation formelle, quand on prend des otages, de faire savoir qu’ils sont arrêtés et pourquoi. Le fait que des otages aient été arrêtés et soient menacés de mort doit être avant tout porté à la connaissance de ceux dont les otages doivent garantir l’attitude. La question de l’exécution des otages ne peut être éclaircie sans équivoque. Les juristes de Droit international allemands, comme Meurer, comme l’Anglais Spaight et les Français Sorel et Funk considèrent qu’elle est permise en cas d’extrême nécessité, donc conforme au droit des gens ».

Rien sans doute ne s’est gravé plus profondément dans la mémoire, au cours des débats qui se sont déroulés devant ce Tribunal, que l’ordre désigné sous le titre « Nacht und Nebel ». Il s’agit d’une ordonnance destinée à combattre les actes de sabotage et le mouvement de résistance en France. Du fait du retrait des troupes dû à la campagne contre l’Union Soviétique, les atteintes à la sécurité des troupes allemandes stationnées en France augmentaient de jour en jour ainsi, tout particulièrement, que les attentats contre les voies de communication. Il fallut donc accroître les activités des services de sécurité qui contribuaient à l’arrestation et au jugement par des tribunaux militaires des membres de la Résistance et de leurs complices. Ces décisions étaient très sévères. En plus d’un grand nombre de condamnations à mort, il y avait aussi des peines d’emprisonnement. Les rapports presque quotidiens faits lors de l’exposé de la situation conduisaient à des explications violentes au cours desquelles Hitler, selon son habitude, cherchait un coupable et, dans ce cas, accusait une justice militaire trop pointilleuse. A sa façon spontanée et explosive, il ordonna d’élaborer des directives destinées à inspirer rapidement une crainte violente et durable. Il déclara qu’une peine de prison ne devait pas être considérée comme une mesure d’intimidation suffisamment efficace. Comme Keitel objectait qu’il était impossible que tout le monde fût condamné à mort et que les tribunaux militaires ne se prêteraient pas à une telle mesure, il répondit que cela lui importait peu. Les cas où le motif d’accusation s’avérait si grave que la peine de mort était forcément prononcée sans longue procédure, devaient continuer à être traités comme par le passé ; mais, dans les autres cas où il en était autrement, il ordonna que les suspects soient secrètement amenés en Allemagne et qu’aucune nouvelle ne soit donnée à leur sujet, car si les peines de prison étaient connues dans les territoires occupés, leur annonce n’avait aucun effet d’intimidation, en raison de l’amnistie prévue à la fin de la guerre.

L’accusé Keitel délibéra à ce sujet avec le chef du service juridique de la Wehrmacht et le chef du service de contre-espionnage à l’étranger (Canaris) dont émane également la lettre du 2 février 1942. Comme toutes les démarches faites auprès de Hitler pour l’amener à renoncer à ce procédé, ou tout au moins à adoucir le secret absolu, demeuraient sans aucun résultat, on déposa finalement un projet, consigné ici dans le décret du 7 décembre 1941.

Les experts et l’accusé Keitel avaient établi la compétence de l’administration judiciaire du Reich pour les déportés en Allemagne (dernière phrase des directives données le 7 décembre 1941). Keitel avait encore garanti cette disposition par la première ordonnance sur l’application de ces directives où il précisait, au sujet de la dernière phrase du premier alinéa du chapitre IV, qu’au cas où rien de contraire ne serait établi par l’OKW, la procédure du paragraphe 3, deuxième alinéa, deuxième phrase de l’ordonnance sur la procédure des crimes commis en temps de guerre devait être suivie par la juridiction civile. Ainsi l’accusé Keitel croyait-il être au moins parvenu à ce que les intéressés fussent soumis à une procédure criminelle convenable et à ce que la vie de ceux qui étaient en détention préventive ou même condamnés ne pût être mise en danger, selon les prescriptions allemandes sur leur internement et leur traitement. Keitel et ses experts croyaient pouvoir se consoler : si terribles que fussent les tourments et l’incertitude des intéressés, les déportés auraient au moins la vie sauve.

Dans cet ordre d’idées, j’attire également l’attention sur la teneur de la note du 12 décembre 1941. Comme l’accusé Jodl l’a déclaré dans son interrogatoire, on adoptait une certaine tournure lorsqu’il s’agissait d’exprimer que le signataire n’était pas d’accord avec l’ordre transmis. Cette note commence par ces mots :

« C’est la volonté mûrement réfléchie du Führer... » Et la dernière phrase est la suivante : « Les directives mentionnées ci-dessus sont conformes à la manière de voir du Führer ». Ceux qui recevaient de telles notes apprenaient par cette formule qu’il s’agissait, une fois de plus, d’un ordre irrévocable du Führer, et ils en tiraient la conclusion qu’ils devaient appliquer cet ordre avec toute la clémence possible.

La note du 2 février 1942 émane du service de contre-espionnage à l’étranger, et l’original que vous avez entre les mains a dû être signé par Canaris. L’accusé n’était pas alors à Berlin où l’on a traité l’affaire plus à fond après la promulgation du décret du 7 décembre 1941. Keitel n’a pas eu connaissance du contenu de cette note au Quartier Général du Führer. En corrélation avec ce qui vient d’être dit, des possibilités d’une application plus clémente, indiquées par la tournure de la note, étaient données par le fait que les services de sécurité « devaient, dans la mesure du possible, fournir avant l’arrestation des preuves pleinement suffisantes pour justifier la déportation du coupable ». Il fallait, avant d’opérer l’arrestation, prendre contact avec le conseil de guerre compétent, pour savoir si les preuves étaient suffisantes. En Allemagne, il fallait remettre l’intéressé à l’administration de la justice du Reich. Ce qui montre que cette supposition de l’accusé Keitel est exacte, c’est le fait que l’amiral Canaris, dont les opinions sont connues du Tribunal, n’aurait jamais ordonné une remise à la Gestapo. Comme je l’ai déjà dit, l’accusé Keitel n’avait pas eu connaissance de la lettre du 2 février 1942.

Bien que l’accusé Keitel crût avoir obtenu ce qu’il pouvait pour le salut des intéressés, le décret « Nacht und Nebel », comme on l’appela par la suite, pesa toujours lourdement sur sa conscience. Keitel ne nie pas que ce décret était contraire au Droit international et qu’il le savait.

Mais ce que Keitel nie, c’est d’avoir su ou d’avoir appris avant le Procès de Nuremberg que les personnes en question restaient entre les mains de la Police après leur arrivée dans le Reich et qu’elles étaient dirigées sur des camps de concentration. C’était en contradiction avec le sens et le but de ce décret. L’accusé Keitel ne pouvait en avoir connaissance parce que, avec la remise par le juge compétent du tribunal militaire des intéressés entre les mains de la Police pour leur départ en Allemagne et leur remise à l’administration de la justice, la compétence de l’Armée cessait dans la mesure où elle n’exigeait pas une procédure devant un tribunal militaire. L’accusé Keitel ignore comment un si grand nombre d’individus ont pu être internés dans les camps de concentration et traités sous la désignation de « NN », comme des témoins l’ont décrit ici. D’après les données des preuves rapportées devant le Tribunal, il faut supposer que les services de la Police ont désigné comme prisonniers « NN », sans que les autorités militaires en aient eu connaissance, tous les suspects politiques qui, en vertu de mesures politiques, avaient été transférés des territoires occupés en Allemagne, puis dans des camps de concentration ; car, d’après les dépositions, il s’agit, à propos de ces internés des camps « NN », de gens qui, pour la plupart, n’ont pas été condamnés à la déportation en Allemagne, après une instruction régulière, par des tribunaux militaires des territoires occupés. Il est donc prouvé que la Police des territoires occupés a fait de ce décret un moyen lui donnant carte blanche, et sans restrictions, pour les déportations, en dépassant ainsi toute mesure imaginable et sans tenir compte de la seule compétence de droit des services des commandements militaires et des prescriptions de procédure qui leur étaient imposées.

Le fait que ces événements se soient déroulés à l’insu des services de l’Armée dans les territoires occupés ne s’explique que parce que le pouvoir policier d’exécution avait été retiré aux commandants en chef militaires des territoires occupés par l’introduction de chefs de la Police et des SS, qui recevaient leurs ordres du Reichsführer SS. Jamais le Haut Commandement de l’Armée n’a reconnu au Reichsführer SS et aux chefs de la Police et des SS le droit d’appliquer ce décret, promulgué uniquement à l’usage de l’Armée, comme mesure d’exécution policière. Ce décret n’était destiné qu’aux services de l’Armée nantis de pouvoirs judiciaires et uniquement à ces services. Il ressort de la lettre de la Commission allemande d’armistice du 10 août 1944 (document PS-834) que le Haut Commandement de la Wehrmacht n’avait effectivement pas eu connaissance de cette application abusive du décret du 7 décembre 1941. Cette lettre dit :

« ... Le principe des arrestations semble avoir été modifié en ce sens qu’il s’agissait à l’origine de cas isolés et d’agissements contre le Reich ou les forces d’occupation, c’est-à-dire qu’on appréhendait des éléments qui, dans certains cas, étaient intervenus activement (et s’étaient rendus coupables selon les prescriptions de La Haye), alors que maintenant on déporte aussi en Allemagne de nombreuses personnes qui doivent être éloignées de France à titre préventif en raison de leur attitude hostile à l’Allemagne. »

Le paragraphe 4 de cette lettre dit :

« Le décret précité prévoit que les détenus doivent être soumis à une procédure judiciaire. Il semble que, vu le nombre des cas, surtout dans le cadre des mesures préventives, ces procédures ne sont souvent plus ouvertes et que les détenus ne sont plus internés dans les locaux disciplinaires et les établissements pénitenciers des autorités de justice allemandes, mais dans des camps de concentration. Dans ce domaine aussi, les principes primitifs du décret ont été sensiblement modifiés... »

La réponse du Haut Commandement de l’Armée du 2 septembre 1944, signée du Dr Lehmann, se réfère expressément aux directives du décret du Führer du 7 décembre 1941, le décret Nacht und Nebel. Il n’y est pas indiqué que les conditions primitivement prévues pour la déportation en Allemagne eussent été changées. Sans que l’accusé Keitel en eût eu connaissance, cette réponse fut envoyée par Berlin où la Commission d’armistice avait manifestement adressé sa lettre ; la section Justice de la Wehrmacht se trouvait à Berlin. Keitel lui-même était au Quartier Général du Führer et n’a pas eu connaissance de cet échange de lettres.

Il faut dire ici que c’était une omission grave que de n’avoir pas répondu immédiatement à la lettre de la Commission d’armistice du 10 août 1944, qu’il s’agissait ici d’un usage abusif du décret du 7 décembre 1941 et de l’ordonnance réglementant son application. Il eût fallu aussitôt procéder à une enquête pour faire rendre compte aux coupables de cet abus. Dans la mesure où l’État-Major général de Hitler doit être considéré comme coupable par le Tribunal, l’accusé Keitel accepte cette responsabilité dans le cadre général de sa responsabilité comme chef du Haut Commandement.

LE PRÉSIDENT

Nous allons suspendre l’audience.

(L’audience est suspendue.)
Dr NELTE

Monsieur le Président, Messieurs. l’Accusation reproche à l’accusé Keitel d’avoir participé aux déportations destinées à fournir de la main-d’œuvre. Keitel a déclaré à ce sujet que, dans le domaine de sa compétence, il ne s’est pas occupé du recrutement et de l’utilisation de la main-d’œuvre dans les territoires occupés, non plus que de l’affectation de cette main-d’œuvre ainsi recrutée à l’économie de guerre. L’accusé Sauckel l’a confirmé le 29 mai 1946 à la barre des témoins. Monsieur le Président, je vous prie de prendre connaissance de ses explications sans que Je les expose Mon confrère, le Dr Servatius, exposera, conformément a notre accord, les relations entre les services économiques de la Wehrmacht et la fourniture de la main-d’œuvre par le plénipotentiaire général à la main-d’œuvre.

Voici les déclarations de Sauckel :

« Question — Vous voulez dire par la que l’OKW et l’accuse Keitel, pour les questions de recensement, pour tout ce qui consistait a procurer de la main-d’œuvre a la recruter, a en lever dans les territoires occupés, n’étaient aucunement compétents ?

Réponse — En la matière, ils n’étaient nullement compétents Je suis entré en contact avec le maréchal Keitel, car le Führer me chargea a diverse-. reprises de prier le maréchal Keitel de transmettre ses demandes aux groupes d armées, téléphoniquement ou par courrier

Question — L’OKW, et en particulier Keitel, chef de l’OKW, étaient-ils compétents pour utiliser la main-d’œuvre en Allemagne ?

Réponse — Non, car la main-d’œuvre était utilisée dans les secteurs de l’économie pour lesquels elle avait été réclamée, cela n’avait lien a voir avec l’OKW » .

Au cours de l’interrogatoire contradictoire conduit par le général Alexandrov, des pièces ont été fournies qui doivent — de l’avis de l’Accusation — prouver la participation de Keitel et de l’OKW. Il faut examiner, à ce point de vue, si et de quelle manière l’OKW et Keitel ont eu une influence quelconque dans le domaine de la compétence de l’accuse Sauckel plénipotentiaire général a la main-d’œuvre (GBA).

Le document UHSS-365 présente par l’Accusation contient les dispositions fondamentales sur la compétence et les pleins pouvoirs dont jouissait le GBA, le décret du 21 mars 1942 portant nomination de Sauckel au poste de GBA, le décret que Göring a pris le 27 mars 1942 en sa qualité de délègue au Plan de quatre ans, le programme d’emploi de la main-d œuvre, les tâches à accomplir et les solutions à apporter telles que Sauckel les entendait Ces pièces mettent en lumière les rapports et les points de contact du GBA avec de nombreux services Ces rapports et ces points de contact sont d’ordres divers

Le domaine de compétence et la hiérarchie dans le ressort du GBA sont clairs il est l’organe du Plan de quatre ans (chiffre 3 décret du 27 mars 1942) et dépend, de ce fait, du maréchal Göring et de Hitler qui s’identifiait avec le Plan de quatre ans D’après l’expose des preuves (dépositions de Keitel, Sauckel et pièces du dossier), les rapports et les points de contact de l’OKW ou de Keltel avec le GBA et ses services étaient les suivants en tant que chef de l’Etat-Major du Haut Commandement de la Wehrmacht (OKW) l’accusé Keitel avait la haute main sur les réserves de toute la Wehrmacht Les pertes subies au front étaient communiquées a l’OKW par chaque branche de la Wehrmacht et de nouveaux effectifs étaient demandés en même temps.

Keitel présentait ces demandes au Führer les régions militaires devaient alors, a des dates prévues, et grâce a leurs inspections des réserves, mettre des réserves a la disposition des différentes aimes Les inspections des réserves mobilisaient les jeunes classes ou des individus places jusqu’alors en affectation spéciale. Avec les progrès de la guerre, il devint presque régulier de voir par exemple le ministère de l’Armement (pour les affectés spéciaux de l’industrie d’armement), le ministère de l’Agriculture (pour les affectes spéciaux de l’agriculture), le ministère des Transports (pour les affectes spéciaux des chemins de fer) faire des difficultés pour remplir les exigences des autorités chargées de recruter les réserves et présenter des réclamations Ces ministères faisaient valoir que le travail des différents ressorts souffrait considérablement s’ils étaient privés purement et simplement des affectes spéciaux Les ministères demandaient qu’avant de libérer ces affectes spéciaux on trouvât une nouvelle main-d’œuvre pour les remplacer C’est pourquoi l’affaire parvenait par les offices du Travail au plénipotentiaire général a la main-d’ œuvre qui avait la charge de recruter la main-d’œuvre nécessaire au travail exige dans le pays En tant que GBA l’accusé Sauckel, qui n’avait à sa disposition, en dehors des charges de mission spéciaux, aucune organisation indépendante chargée du recrutement, de l’emploi et éventuellement de la mise en route de la main-d’œuvre dans les territoires occupés, était obligé, pour exécuter sa mission, de se mettre en rapport avec les autorités compétentes dans les territoires occupés : a) Dans les territoires occupes places sous administration civile allemande (Hollande-Norvège-Ouest), ces autorités étaient les commissaires du Reich qui devaient aider Sauckel.

b) Dans les territoires placés sous l’autorité militaire du Commandant en chef (France, Belgique et Balkans), c’était le Generalquartiermeister de l’Armée de terre

c) En Italie, c’était, au sommet de l’échelle, l’ambassadeur Rahn qui y était accrédité.

Cela ressort du décret du 27 mars 1942.

Avant d’accomplir sa mission dans les différents pays, le GBA Sauckel s’adressait régulièrement a Hitler, dont il dépendait dans le domaine du Plan de quatre ans, pour obtenir de lui des instructions lui assurant l’appui nécessaire des services locaux compétents. Les choses se passaient de telle sorte que l’ordre était donné aux services locaux d’accorder à Sauckel l’appui qu’il croyait nécessaire a l’accomplissement de sa tâche. L’accuse Keitel n’était pas admis a de telles conférences entre Hitler et Sauckel L’accuse Keitel n’avait aucune compétence et aucun moyen d’action dans ce domaine. Mais il fallait quelqu’un pour donner connaissance des ordres de Hitler aux services locaux. Il en résultait que Hitler qui ne connaissait pas les difficultés résultant du partage des compétences, demandait au premier venu d’informer Sauckel par les services locaux et de faire part de son désir de lui voir fournir l’aide nécessaire.

Ces « premiers venus » étaient soit Keitel, pour les administrations militaires des territoires occupés, soit le Dr Lammers, pour les territoires sous administration civile.

Voila les contacts qui existaient en la matière entre Keitel et Sauckel. L’OKW n’avait pas a s’occuper de détails d’exécution, de la mise en route ou du recrutement de la main-d’œuvre. Il n’en recevait pas non plus de compte rendu. L’intérêt de l’OKW était exclusivement de pouvoir mettre sur pied les effectifs nécessaires, par les incorporations auxquelles procédaient les services des effectifs. En particulier l’OKW et l’accusé Keitel n’avaient pas à s’occuper de l’affectation a l’industrie de guerre de la main-d’œuvre recrutée par le GBA : c’était l’affaire des seuls offices du Travail auxquels les employeurs demandaient la main-d’œuvre de remplacement qu’ils estimaient leur être nécessaire

1. Comme l’a exposé l’Accusation, le nom de Keitel est à l’origine de l’activité de Sauckel, car la signature de Keitel se trouve au bas du décret du Führer nommant le délégué général à la main-d’œuvre (document UBSS-365). Les nombreuses allusions qu’a faites l’Accusation a cette circonstance nous font conclure qu’elle voit dans la signature de l’accusé Keitel le début d’une série de causes et d’effets qui ont eu leur épilogue dans les terribles événements qui ont été exposés ici. Je m’en réfère ici a la signification que l’on a attribuée a la signature par Keitel d’un tel décret du Führer Ce fait qui, du point de vue du Droit pénal, ne peut être considéré comme une cause, n’est pas punissable, car on ne pouvait se représenter les événements qui en découleraient

2. Si le décret du Führer de mars 1942 constitue la source légale de la charge du délégué général a la main-d’œuvre, le début de l’activité de ce fonctionnaire se trouve également lié au nom de Keitel, chef de l’OKW, étant donne que le service des effectifs de réserve était placé sous les ordres de Keitel, qui demandait des réserves a ces services subordonnés, pour remplacer les pertes subies au front. Ce que j’ai dit sous le numéro 1 s’applique également ici, puisqu’il n’y a ni rapport de cause a effet, ni culpabilité relevant du Droit pénal.

3. Du fait du manque d’effectifs, il s’établit de pures relations de fait entre le service des effectifs militaires et le service des réserves de main-d’œuvre pour l’économie, sans que, pour cela, Keitel entrât, pour des raisons de compétence ou sur ordre, en contact avec le délègue général a la main-d’œuvre Sauckel a confirmé le fait, reconnu par Keitel, que l’OKW n’avait rien a voir avec l’embauchage, le recrutement et autres méthodes destinées a procurer de la main-d’œuvre, et encore moins avec la répartition des ouvriers recrutés dans l’économie allemande. (Procès-verbal allemand du 29 mai 1946 ).

Mais je dois parler de quelques documents que le Ministère Public français a soumis afin de chercher d’une façon positive la participation active dans les déportations de Keitel et de l’OKW. Ce sont les document PS-1292, PS-3819, PS-814 et PS-824.

Le premier document est un mémorandum du Dr Lammers, chef de la Chancellerie du Reich, relatif à un entretien avec Hitler, au cours duquel la question du recrutement de la main-d’œuvre pour 1944 avait été discutée. L’accusé Keitel a pris part à cette conférence. A cette note était jointe une lettre de l’accusé Sauckel du 5 janvier 1944 dans laquelle il résumait le résultat de l’entretien du 4 janvier et proposait un décret du Führer. Je cite les extraits suivants :

« 5. Le Führer fit remarquer qu’il était nécessaire de persuader tous les services allemands, dans tous les territoires occupés et les pays alliés, de la nécessité de faire entrer en Allemagne de la main-d’œuvre étrangère, afin de prêter une aide unanime au délégué général à la main-d’œuvre pour l’application des mesures nécessaires d’organisation, de propagande et de Police. »

L’avant-dernier alinéa est ainsi rédigé : « Les services suivants devront, à mon avis, recevoir, les premiers, ce décret... » Et maintenant, sous le chapitre 3 :

« Le chef de l’OKW, le Generalfeldmarschall Keitel, en vue d’en informer les Militàrbefehishaber en France et en Belgique et dans le Sud-Est, le général délégué auprès du Gouvernement républicain fasciste italien, les chefs des groupes d’armées de l’Est... »

Ce document prouve : a) Que le Feldmarschall Keitel a bien participé à un entretien sur le problème du recrutement de la main-d’œuvre, mais sans prendre position à cet égard ; b) Que l’ordre du Fùhrer devait être porté à la connaissance du Feldmarschall Keitel, afin qu’il pût en informer les Militarbefehishaber.

Ainsi se trouve confirmé ce qui figure dans la partie de mon exposé que je n’ai pas lue et que l’accusé Keitel a reconnu être son point de contact avec cette question.

Les documents 2 et 3 concernent un entretien à la Chancellerie du Reich du 11 juillet 1944 auquel le Feldmarschall n’a pas participé. Or, le Ministère Public français a exposé que le télétype constituait une instruction du Feldmarschall Keitel aux Militärbefehishaber d’avoir à appliquer les décisions prises au cours de l’entretien du 11 juillet. Monsieur Herzog a dit, à cette occasion, que l’ordre de Keitel datait du 15 juillet 1944. Un court examen de ce document — une photocopie — montre qu’il s’agit ici d’un télétype du 9 juillet, contenant une invitation du chef de la Chancellerie du Reich, le Dr Lammers, à la conférence du 11 juillet, que Keitel transmettait aux Militärbefehishaber. Les conclusions du Ministère Public fondées sur ce document deviennent ainsi caduques. Mais ce document est encore intéressant d’un autre point de vue. Il y est dit textuellement :

« Les directives suivantes valent pour l’attitude des Militärbefehishaber ou de leurs représentants...

... Je rappelle mes directives sur la collaboration de la Wehrmacht au recrutement de la main-d’œuvre en France (OKW/West Ku (Verw. 1 u. 2 West} N° 05210/44 geh.) »

L’accusé Keitel m’a prié d’attirer l’attention du Tribunal sur cette façon de s’exprimer, pour la raison suivante : D’innombrables documents portant la signature « Keitel » ont été produits ici. En raison de la position de Keitel, qui a déjà été exposée et qui excluait tout pouvoir de donner des ordres, il n’a jamais employé la première personne dans la transmission d’informations ou d’ordres. En dehors de ce document, il n’a été présenté, par le Ministère Public, qu’un seul autre télétype où la première personne était employée. En raison des nombreux documents qui confirment ce fait reconnu par Keitel, il faudra bien reconnaître qu’il s’agit ici de la transmission d’un ordre du Führer ; d’ailleurs, toute la rédaction du passage que j’ai cité rappelle un ordre du Führer. Conformément à cela, le général Warlimont s’est, au cours de l’entretien du 11 juillet, référé expressément à « un ordre du Führer promulgué récemment », dont il cite la teneur qui est textuellement la même que celle du télétype portant la signature « Keitel ». Le document F-824 (RF-1515), récemment présenté, est également important et confirme l’argumentation de l’accusé Keitel. Il s’agit d’une circulaire de l’Oberbefehlshaber West, von Rundstedt, du 25 juillet 1944, qui était devenu, entre temps, le supérieur des Militärbefehishaber pour la France et la Belgique. Il y est dit que « ... sur ordre de Hitler, les exigences du délégué général à la main-d’œuvre devront être satisfaites », et qu’en outre des ordonnances seront prises sur le recrutement de réfugiés, etc., lors de l’évacuation de territoires ; finalement, un compte rendu sera envoyé à l’OKW sur les mesures prises. En se référant à l’ordre du Führer, peu après le 11 juillet 1944, on démontre, tout comme la déclaration de Warlimont, qu’il n’existe pas de directives de Keitel ou de l’OKW. On peut également considérer comme démontré que Keitel lui-même ou l’OKW n’a pas participé aux mesures d’embauchage ou de recrutement de la main-d’œuvre. L’OKW était le service chargé de la transmission des ordres que Hitler, en tant que supérieur de Sauckel, voulait faire parvenir aux Militärbefehishaber ; il n’avait aucune compétence et aucune responsabilité de droit. Dans cet ensemble de questions, il en était autrement que dans les fonctions de caractère ministériel qui incombaient à Keitel et à l’OKW, car, dans ce domaine, il y avait tout au moins une fonction d’élaboration qui comportait la possibilité de faire des réserves.

Sur le plan du recrutement et de l’attribution de la main-d’œuvre, les contacts de service avec l’activité de Sauckel sont les suivants : a) Keitel a signé également le décret du Führer du 21 mars 1942 portant nomination du délégué général à la main-d’œuvre ; b) Il a transmis les ordres de Hitler afin de soutenir l’activité du délégué général à la main-d’œuvre, au moyen d’instructions particulières données aux commandants militaires locaux des territoires occupés.

Or, le Ministère Public français, lors de l’audience du 2 février 1946, a déclaré ce qui suit au sujet de la question de la responsabilité de l’accusé Keitel dans la déportation des Juifs :

« Je parlerai tout à l’heure de l’ordre de déporter les Juifs et je démontrerai que cet ordre a résulté d’une action commune de l’administration militaire, de l’administration diplomatique et de la Police de sûreté, dans le cas de la France. Il en résulte que, d’une part le chef du Haut Commandement, d’autre part le ministre des Affaires étrangères, en troisième part le chef de la Police de sûreté et du service de sécurité du Reich, ces trois personnes étaient nécessairement au courant et approuvaient nécessairement cette action, car il est évident que leurs services ne les tenaient pas dans l’ignorance de semblables initiatives concernant des affaires importantes et où, au surplus, les décisions étaient concertées, à chaque échelon, entre trois administrations différentes. Ces trois personnalités sont donc responsables et coupables. »

Si vous reprenez l’examen de ce chef d’Accusation qui a été traité d’une façon très détaillée vous constaterez que le Haut Commandement de la Wehrmacht n’est pas mentionné et qu’aucun dossier n’est présenté qui provienne de l’OKW ou de l’accusé Keitel. Il ressort de l’affidavit de Keitel, livre de documents 2, que le Militärbefehishaber de France, qui y est mentionné à plusieurs reprises, n’était pas subordonné à l’OKW. Le Ministère Public, en traitant cette question, a essayé de prouver la collaboration de l’« Armée », comme dit M. Faure, avec le ministère des Affaires étrangères et la Police et croit pouvoir attribuer cette collaboration aux services supérieurs, donc, en ce qui concerne l’Armée, à l’OKW et, par suite, à Keitel. Cette démonstration est erronée. Pour vous orienter, je dois vous faire remarquer qu’il y avait, en France, un Militärbefehishaber, qui détenait le pouvoir civil et militaire ; il représentait les pouvoirs publics absents ; il avait donc à assurer, en plus de ses tâches militaires, également des fonctions policières et politiques. Les Militärbefehishaber étaient nommés par le Commandement en chef de l’Armée de terre (OKH) et recevaient leurs instructions de ce dernier. Il n’y avait par conséquent, dans cette question, aucune relation directe avec l’OKW. Étant donné que l’accusé Keitel, en tant que chef de l’OKW, n’était pas le supérieur hiérarchique du Commandement en chef de l’Armée de terre (OKH), il en résulte qu’il n’existait aucun rapport indirect de commandement ou de subordination. Ce que M. Faure a exposé est malheureusement exact : « En France, il y avait un grand nombre de services qui avaient des tendances divergentes ou même contradictoires et dont les compétences empiétaient les unes sur les autres ».

En fait, l’OKW et l’accusé Keitel n’ont absolument rien eu à voir avec la question juive en France, ni avec les déportations à Auschwitz ou dans d’autres camps ; ils n’étaient nullement compétents pour donner des ordres, ni pour exercer un contrôle à ce sujet. C’est pourquoi il ne saurait leur être attribué la moindre responsabilité. Il est significatif, pour l’idée que se sont faits les différents Ministères Publics de la participation présumée de l’accusé Keitel, que l’on ait complété par « Keitel » l’initiale « K » qui figurait sur le télégramme du 13 mai 1942 dans le document RF-1215. Soyons reconnaissants au représentant du Ministère Public français de l’avoir rectifié et d’avoir supprimé cette erreur.

La question des prisonniers de guerre.

Le sort des prisonniers de guerre a, de tous temps, ému les hommes. Tous les peuples civilisés se sont efforcés d’accorder aux soldats qui tombaient aux mains des ennemis les allégements compatibles avec les intérêts de la guerre. On a regardé comme l’une des plus importantes conquêtes de la culture d’avoir trouvé une entente sur ce terrain, même lorsque les peuples s’affrontaient dans une lutte à la vie et à la mort. La cruelle incertitude sur le sort de ces soldats semblait surmontée, l’humanité de leur traitement garantie et la dignité de l’adversaire sans armes assurée. Comme tant d’autres, notre croyance en cette conquête de la société humaine s’est mise à vaciller. Bien qu’elle se soit formellement maintenue — une fois pour toutes, par la résistance en bloc de la généralité — nous devons avouer qu’une attitude brutale, oublieuse des fils de son propre peuple qui ne connaissait rien que son aspiration personnelle à la puissance, méprisa souvent le caractère sacré de la Croix-Rouge et les lois imprescriptibles de l’humanité.

L’examen de la responsabilité de l’accusé Keitel dans l’ensemble des problèmes touchant le service des prisonniers de guerre comprend les questions de détail suivantes :

1. Le règlement général du traitement des prisonniers de guerre, c’est-à-dire l’étude des lois allemandes concernant les prisonniers.

2. Le pouvoir de commandement dans les camps de prisonniers qui se répartissaient en Oflag, Stalag et Dulag.

3. La surveillance et le contrôle de la législation et l’administration.

4. Les cas particuliers qui ont été rapportés ici au cours de l’Accusation.

Étant donné que l’organisation de tout ce qui concernait les prisonniers de guerre a été exposée au cours de l’exposé des preuves, je peux me borner à constater que l’OKW (Keitel) était, au nom de Hitler, dans le cadre de ses fonctions ministérielles, d’après le décret du 4 février 1938, compétent et, dans la même mesure, responsable : a) Du droit de prendre des décrets ministériels dans le domaine local et concret, en partie limité par la collaboration et le partage des responsabilités dans la question de l’emploi des prisonniers de guerre ; b) Sans pouvoir de commandement sur les camps de prisonniers et les prisonniers eux-mêmes ; compétent pour une répartition en gros des prisonniers qui arrivaient en Allemagne entre les commandants des régions militaires ; c) Responsable de la surveillance générale des camps dans le ressort de l’OKW (excepté la zone des opérations, la zone des armées, les territoires des commandants en chef militaires, les camps de prisonniers de la Marine et de l’Aviation).

Le service compétent à l’OKW était celui du « chef du service des prisonniers de guerre », que le Ministère Public a fréquemment rendu responsable personnellement. L’accusé Keitel tient à préciser que ce chef était son subordonné dans l’organisation générale de la Wehrmacht. Il en résulte une responsabilité évidente de l’accusé Keitel à ce sujet, même dans les cas où il n’a pas personnellement signé ordres et instructions.

Les dispositions fondamentales sur le traitement des prisonniers de guerre étaient :

1. Les instructions de service données par le chef de l’OKW, dans le cadre des préparatifs normaux de mobilisation et publiées dans une série d’imprimés destinés aux armées de terre, de mer ou de l’air.

2. Les stipulations de la Convention de Genève, auxquelles les instructions de service se référaient particulièrement.

3. Les ordres et instructions de caractère général au fur et à mesure où ils s’imposaient.

Excepté le traitement appliqué aux prisonniers de guerre de l’Union Soviétique qui étaient soumis à un règlement essentiellement différent sur lequel je reviendrai en particulier, les dispositions des instructions de service, conformes au Droit international, c’est-à-dire à la Convention de Genève, faisaient autorité. L’OKW veillait à l’observation rigoureuse de ces instructions, par l’intermédiaire d’un inspecteur affecté au service des prisonniers et, depuis 1943, par une autre autorité de contrôle, l’inspecteur général du service des prisonniers de guerre. Peuvent encore figurer comme organismes de contrôle les représentants des Puissances protectrices et la Croix-Rouge internationale, qui ont indubitablement fait parvenir des rapports aux différents Gouvernements sur les résultats de leurs vérifications et de leurs visites dans les camps, conformément aux stipulations de la Convention de Genève. De tels rapports n’ont pas été présentés ici par l’Accusation ; je reviendrai encore sur les plaintes que le Ministère Public français a soulevées ici. Mais le fait que les Ministères Publics anglais et américain, par exemple, n’ont pas présenté de rapports analogues, permet de conclure que les Puissances protectrices n’ont pas constaté de manquements graves, à propos des prisonniers de guerre, dans les camps.

Le traitement des prisonniers de guerre qui, pendant les premières années de la guerre, n’a pas amené de réclamations sérieuses de la part des Puissances de l’Ouest — j’exclus des cas isolés comme celui de Dieppe — devint de plus en plus difficile d’une année à l’autre pour le Haut Commandement de la Wehrmacht parce que les points de vue politique et économique avaient pris une très grand ? importance dans ce domaine. Le Reichsführer SS essaya de prendre en mains la question des prisonniers de guerre. A partir du mois d’octobre 1944, les luttes de compétence en cette matière amenèrent Hitler à prendre la responsabilité de la question des prisonniers de guerre sous prétexte que l’Armée s’était montrée trop faible et qu’elle se laissait influencer par des scrupules de Droit international. Un autre facteur important fut l’influence de plus en plus forte, à la suite du manque croissant de main-d’œuvre, qui fut exercée sur Hitler par l’Office de la main-d’œuvre et les services de l’armement et, en passant par lui, sur le Haut Commandement de la Wehrmacht. La chancellerie du Parti, le Front allemand du Travail et le ministère de la Propagande intervinrent aussi dans cette question purement militaire en elle-même. Le Haut Commandement de la Wehrmacht mena une lutte incessante avec tous ces services qui, pour la plupart, disposaient d’une plus grande influence sur lui.

Toutes ces circonstances doivent être prises en considération si l’on veut comprendre et juger correctement l’attitude de l’accusé Keitel. Étant donné qu’il avait à assumer des fonctions « par ordre », et que Hitler, pour les motifs exposés, tenait toujours le problème des prisonniers de guerre sous son contrôle personnel, l’accusé Keitel ne pouvait presque jamais faire valoir ses propres scrupules, c’est-à-dire ses scrupules militaires, à l’encontre des ordonnances et des ordres.

Le traitement des prisonniers de guerre français

A la suite de l’accord de Montoire, le mot d’ordre dans les relations avec les prisonniers de guerre français était « collaboration ». C’est dans ce sens qu’était dirigé le traitement auquel ils étaient soumis et qui, par les entretiens avec l’ambassadeur Scapini, fut l’objet d’allégements sensibles. Je me réfère à ce sujet aux réponses sous serment données par l’ambassadeur Scapini au questionnaire qui lui a été présenté. Il dit, entre autres :

« Il est exact que le général Reinecke, chef du service des prisonniers de guerre, examina objectivement et sans hostilité les questions présentées et qu’il essaya de les régler avec compréhension, si elles dépendaient uniquement de sa compétence. Il prit une autre position, quand se fit sentir la pression qui était exercée sur le Haut Commandement de la Wehrmacht par le service du Travail et souvent par le Parti. »

Les prisonniers de guerre, mis au travail, étaient à peine surveillés. Les prisonniers de guerre français travaillant dans l’agriculture avaient la liberté presque complète de leurs mouvements. A la suite de l’accord direct avec le Gouvernement de Vichy, des allégements sensibles sont intervenus eu égard aux dispositions de la Convention de Genève, après que le rapatriement, en raison des dispositions de l’armistice, eût diminué considérablement le chiffre antérieur des prisonniers de guerre. Pour ne citer...

LE PRÉSIDENT

Est-ce qu’il y a, Docteur Nelte, des choses très importantes dans les pages suivantes, avant que vous n’arriviez à la page 183 ?

Dr NELTE

Il s’agit du traitement des prisonniers de guerre français...

LE PRÉSIDENT

Oui, mais vous n’aviez besoin d’en parler que d’une façon très générale. Je ne pense pas qu’il y ait quelque chose de très important avant que vous n’en arriviez à la page 183, qui traite de l’affaire de Sagan. Vous voyez qu’il est déjà midi.

Dr NELTE

J’en aurai terminé à une heure, Monsieur le Président. Ou bien dois-je comprendre par votre remarque que vous désirez limiter le temps de mon exposé à un certain moment ? J’avais demandé qu’on me laissât parler sept heures, et vous...

LE PRÉSIDENT

C’était la décision du Tribunal.

Dr NELTE

J’ai soumis ma demande au Tribunal. Je croyais pouvoir en déduire que, dans ce cas particulier, vous y feriez droit. Si ce n’est pas le cas, je...

LE PRÉSIDENT

Le Tribunal vous accorde jusqu’à midi et demi, étant donné les interruptions que j’ai pu provoquer. J’attire une fois de plus votre attention sur le fait qu’il n’y a vraiment rien d’une importance considérable entre la page 178 et la page 183.

Dr NELTE

J’espère, Monsieur le Président, que cela ne veut pas dire que mes explications seront considérées comme dénuées d’intérêt. Je pense...

LE PRÉSIDENT

J’ai dit « rien d’une importance considérable ».

Dr NELTE

1. Rapatriement de tous les prisonniers de guerre des classes 1920 et antérieures.

2. Rapatriement de tous les pères de famille nombreuse et des veufs avec enfants.

3. Facilités importantes pour le transport des lettres et colis, aide allemande accrue dans les Oflag et les Stalag par l’organisation de distractions intellectuelles et par le maintien de la santé physique des prisonniers de guerre.

4. Pour les aspirants officiers, possibilité d’une instruction dans le domaine professionnel civil et aide d’un général français (Didelet).

Comme l’ambassadeur Scapini le déclara lui-même, les membres de sa délégation et lui disposaient de la liberté du courrier et de leurs mouvements avec et dans tous les camps et les détachements de travail, quand des raisons militaires particulières n’imposaient pas des restrictions, dans des cas isolés. Les membres de la délégation, comme tout représentant d’une Puissance protectrice, pouvaient parler, sans témoins, à leurs camarades prisonniers de guerre. Ils pouvaient prendre, en particulier, tous les renseignements nécessaires sur les conditions de vie, soit auprès des doyens de camps, soit auprès des hommes de confiance choisis par les prisonniers de guerre eux-mêmes. En outre, des officiers, que Scapini avait choisis lui-même, ont été mis à sa disposition comme organes d’exécution.

Les événements regrettables qui se sont produits plus tard et qui ont été exposés ici par le Ministère Public français avaient un rapport avec l’envenimement de la situation politique et militaire. Un de ces événements fut l’évasion du général Giraud, que Hitler utilisa, malgré tous les avis contraires exposés par le Haut Commandement de la Wehrmacht, pour ordonner des mesures de représailles contre les généraux et officiers français. Le second événement décisif fut le débarquement des Alliés en Afrique, qui amena une agitation générale pt de nombreuses tentatives d’évasion Enfin, pendant la période précédant la fin de la guerre, se produisirent des mesures que seule l’atmosphère de la catastrophe, si Je puis dire, peut expliquer.

En ce qui concerne l’étude de la responsabilité de l’accuse Keitel, il faut considérer qu’il ne disposait pas d’une influence directe sur ce qui se passait dans les camps et sur les lieux de travail. Sa responsabilité ne peut être établie que s’il est prouvé qu’il a manqué à la surveillance nécessaire, ou qu’il n’est pas intervenu après avoir eu connaissance de tels événements. Mais, à ce propos, il n’y a pas de preuves d’une culpabilité du Haut Commandement de la Wehrmacht.

Le Ministère Public français a présenté contre l’accusé Keitel, sous le numéro collectif F-668, une note de l’ambassadeur Scapini adressée le 4 avril 1941 a l’ambassadeur allemand Abetz. Cette note concerne le maintien en Allemagne de civils français comme prisonniers de guerre. A la page 5 de ce document, il est dit :

« Afin de faciliter l’examen des catégories de prisonniers à libérer, Je jouis en annexe un tableau récapitulatif. J’y Joins également la copie d’une note de la Commission allemande d’armistice sous le numéro 178 41 du 20 Janvier 1941, qui concerne la décision du Haut Commandement de la Wehrmacht de libérer tous les civils français traités comme prisonniers de guerre J’espère que les exposes de cette décision seront accélérés par le présent rapport, que J’ai l’honneur de vous soumettre... »

J’ai prié le Ministère Public français de me remettre la note de la Commission d’armistice allemande n° 178/41 en date du 20 Janvier 1941, dans laquelle est mentionnée cette décision de l’OKW. Je crois que la copie de cette note incluse dans le document du 4 avril 1941 (document F-668) aurait dû être transmise avec ce document ; c’était, en fait, une partie constitutive de ce document Malheureusement, il n’en a rien été. Il en résulte que l’OKW et l’accusé Keitel représentaient l’opinion selon laquelle il fallait agir de façon correcte, conformément aux accords passés avec la France : l’OKW, compétent pour traiter les règlements fondamentaux sur les prisonniers de guerre, avait décidé de libérer tous les civils français traites en prisonniers de guerre.

On se représente difficilement comment ce document peut être une charge contre l’accusé Keitel. Il faut bien plutôt le considérer comme l’annonce que l’accusé Keitel s’est préoccupé de faire disparaître les entorses aux conventions en vigueur, qui étaient portées à sa connaissance.

Le traitement des prisonniers de guerre soviétiques

Si Hitler considérait le problème des prisonniers de guerre comme appartenant à son domaine personnel de commandement et l’envisageait de moins en moins du point de vue militaire et juridique et, de plus en plus, des points de vue politique et économique, le problème du traitement des prisonniers de guerre soviétiques était placé dès le début sous le signe des préoccupations d’ordre idéologique qui étaient son leitmotiv dans la guerre contre l’Union Soviétique. Le fait que l’Union Soviétique n’avait pas participé à la Convention de Genève a été utilisé par Hitler pour avoir carte blanche dans le traitement des prisonniers de guerre soviétiques. Il soutenait aux généraux que l’Union Soviétique se sentait de la même manière libre de toutes les dispositions de la Convention de Genève sur la protection des prisonniers de guerre. Il faut lire les ordonnances du 8 septembre 1941, EC-388 (UBSS-35G), pour apercevoir clairement la position prise par Hitler. Dans le document du service de contre-espionnage à l’étranger, du 15 septembre 1941, sont consignées les considérations déterminantes du traitement des prisonniers de guerre sur la base du Droit international général, même si la Convention de Genève n’a pas été reconnue par les belligérants. L’accusé Keitel a explique à la barre qu’il avait reconnu les points de vue exposés dans ce document et qu’il les avait présentés a Hitler, qui avait catégoriquement refusé d’abroger les prescriptions du 8 septembre 1941. Il avait dit à Keitel :

« Vos scrupules viennent de vos conceptions de soldat sur la guerre chevaleresque. Il s’agit là d’anéantir une idéologie. »

Keitel a consigné ces paroles mot pour mot dans une note manuscrite sur la lettre du 13 septembre 1941, et a ajouté : « C’est pourquoi l’approuve cette mesure et couvre son exécution ».

C’était ainsi toutes les fois que Keitel exposait ses scrupules et que Hitler prenait une décision irrévocable. Il se retranchait derrière cette décision et ne laissait pas entendre aux services subordonnés qu’il était d’un avis différent. Telle était la position qu’il avait adoptée. Il en assume la responsabilité dans le cadre de ses fonctions.

La pensée intime de Keitel est donnée par l’extrait du livre Conditions d’embauchage des travailleurs de l’Est et des prisonniers de guerre soviétiques, cité comme document Keitel n° 6, livre de documents 1. L’accusé Speer a déclaré, au cours de son contre-interrogatoire, avoir parlé à différentes reprises avec l’accusé Keitel et lui avoir dit qu’il ne saurait être question d’employer les prisonniers de guerre de tous les pays ennemis à des travaux interdits par la Conférence de Genève. Et Speer a ajouté que Keitel avait a plusieurs reprises repoussé les essais d’emploi de prisonniers de guerre de tous les États de l’Ouest dans les usines d’armement proprement dites. Au reste, le défenseur de l’accusé Speer traitera Cette question en détail.

Je voudrais seulement citer encore quelques cas retenus par le Ministère Public à la charge personnelle de Keitel et dans lesquels il aurait, de l’avis du Ministère Public, pris une part débordant le cadre de la responsabilité générale de ses fonctions.

Je désire ne pas passer sous silence le cas qui fut à bon droit, à plusieurs reprises, l’objet de la recherche de preuves. C’est le cas des cinquante aviateurs de la Royal Air Force, l’affaire honteuse de Sagan.

Il nous touche, nous autres Allemands, tout particulièrement, parce qu’il révèle tout l’emportement, le manque total de mesure du caractère de Hitler et de sa manière de donner des ordres. Jamais, dans ses décisions qui avaient la soudaineté de l’explosion, Hitler ne se laissa influencer par la pensée de l’honneur de l’Armée allemande.

L’interrogatoire de l’accusé Keitel par le représentant du Ministère Public britannique a montré clairement jusqu’à quel point on prend pitié de son nom lui-même en cette pénible circonstance. L’audition des preuves a bien mis en lumière que Keitel n’avait ni reçu ni transmis l’ordre meurtrier de Hitler, qu’il n’était, non plus que la Wehrmacht, impliqué dans l’exécution de cet ordre, finalement qu’il s’était défendu par tous les moyens contre la remise des officiers évadés à Himmler et avait tout au moins obtenu que les officiers ramenés au camp fussent sauvés. Il reste accablé d’un sentiment de faute : celle de n’avoir pas reconnu alors le coup qu’une telle mesure portait à la considération des militaires allemands dans le monde.

A propos du cas de Sagan, le Ministère Public français a présenté à l’accusé Keitel le document PS-1650, qui concerne le traitement des prisonniers de guérie évadés. Il s’agit du décret « Kugel » (balle). En raison du temps, je vais résumer l’affaire. Mais je dois cependant l’aborder, car elle renferme l’une des accusations les plus importantes, les plus graves. Je résumerai. Ce document PS-1650 émane d’un service de Police et porte une référence à l’OKW ainsi libellée : « L’OKW a ordonné ce qui suit... » Keitel a dit lors de son contre-interrogatoire : « Je n’ai certainement pas signé cet ordre. Je ne l’ai même pas vu. Il n’y a aucun doute là-dessus ». Et Keitel ne peut s’expliquer comment on en est venu à cet ordre au service de sécurité du Reich. Il ne peut faire que des suppositions. Il mentionne dans ses déclarations les différentes possibilités de transmission d’un tel ordre au service qui a pu le diffuser. Il se réfère au document PS-1544, qui contient tous les ordres et toutes les instructions concernant les prisonniers de guerre, mais non cet ordre qui se réfère à l’évasion d’officiers et de sous-officiers prisonniers de guerre. Le témoin Westhoff a affirmé que la dénomination « Stufe III » et sa signification lui étaient inconnues, ainsi qu’au service de l’administration des prisonniers de guerre à l’OKW. Il a déclaré aussi que, lorsqu’il est entré en fonctions, le 1er avril 1944, il n’a trouvé aucun ordre de ce genre. Il régnait une incertitude totale sur ce décret « Kugel ». Cette incertitude a été levée par l’accusé Kaltenbrunner qui n’en a jamais auparavant parlé à l’accusé Keitel.

Kaltenbrunner a dit (tome XI, page 279) :

« Lorsque j’ai pris mon service, je n’ai pas entendu le nom de décret « Kugel », dont la conception m’était tout à fait étrangère. Je lui demandai ce que c’était. Il me répondit que c’était un ordre du Führer, et qu’il n’en savait pas plus... Cette réponse ne me satisfit pas et, le jour même, j’envoyai un message télétypé à Himmler, lui demandant d’examiner un ordre du Führer appelé « Kugel ». Quelques jours plus tard, Müller vint me voir de la part de Himmler et me donna à lire un décret qui, cependant, ne provenait pas de Hitler, mais de Himmler, et où celui-ci déclarait qu’il transmettait un ordre verbal de Hitler. »

On doit donc en conclure que c’est Hitler qui, sans en avoir entretenu Keitel et sans que celui-ci en ait eu connaissance, avait donné un ordre verbal à Himmler, ainsi qu’on le dit dans le document PS-1650.

Ainsi se confirme l’hypothèse dont l’accusé Keitel a parlé lors de son contre-interrogatoire, sans que Kaltenbrunner lui eût dit Jusqu’à ce moment quoi que ce fût sur sa connaissance de l’ordre verbal du Führer.

3. La déclaration que Keitel a faite d la barre des témoins à propos du marquage des prisonniers de guerre soviétiques s’est révélée exacte.

Le témoin Roemer a confirmé, dans un affidavit qui a été déposé, que l’ordre de marquer au fer rouge les prisonniers de guerre soviétiques avait été rapporté aussitôt après sa publication. Il est donc permis d’ajouter foi aux déclarations de l’accusé Keitel qui certifie que cet ordre a été donné sans qu’il en ait eu connaissance ; mais la responsabilité de Keitel pour le bureau compétent ne saurait être contestée.

4. Pour terminer, je passe au document PS-744, du 8 juillet 1943, qui a été déposé à la charge de l’accusé. Il s’agit ici de l’extension du programme du fer et de l’acier pour l’exécution duquel on ordonna de combler les besoins en mineurs par des prisonniers de guerre Les deux premiers alinéas de ce document sont ainsi rédigés :

« Le Führer a ordonné le 7 juillet, pour développer le programme du fer et de l’acier, d’assurer la production nécessaire de charbon et d’employer a ces fins les prisonniers de guerre comme main-d’œuvre.

Le Führer exige que les mesures suivantes soient prises en toute hâte pour apporter à l’exploitation des mines de charbon un complément de 300.000 travailleurs ».

Le dernier paragraphe est ainsi conçu :

« Pour le rapport du Führer, le chef du service des prisonniers de guerre me rend compte tous les dix jours du déroulement de l’action ; il a commencé le 25 juillet 1943 en prenant comme jour des constatations le 20 3Uillet 1943 ».

Je présente ce document moins pour son contenu objectif, auquel s’arrêtera la défense de l’accusé Speer, que parce qu’il démontre d’une manière symptomatique, conformément à la déclaration de l’accusé Keitel, que Hitler s’est soucie dans des mesures particulières des prisonniers de guerre et qu’il a personnellement édicté les ordonnances principales qui lui semblaient importantes.

5. Les cas également en rapport avec cet ensemble, c’est-à-dire : les attaques d’aviateurs terroristes, la Justice par la loi du lynch, les entreprises des groupes spéciaux, la lutte contre les partisans, seront traités par d’autres avocats. L’accusé Keitel s’est exprimé sur ces différentes activités lors de son interrogatoire et de son contre-interrogatoire.

Un élément particulièrement important rentre dans la constitution subjective des crimes reprochés à l’accusé : c’est la connaissance. Il est important, non seulement pour la conception de la faute, mais aussi pour les conséquences finales qu’en a tirées le Ministère Public : la tolérance, l’indulgence, le manque de réaction. Les éléments de la connaissance comprennent : 1. La connaissance des choses ; 2. La connaissance du but visé ; 3. La connaissance des méthodes ; 4. La représentation des conséquences.

Lors de l’étude de la question de savoir à quel point l’accusé Keitel, qui avait connaissance du programme du parti national-socialiste et du livre de Hitler, Mein Kampf, aurait pu compter sur les desseins d’une réalisation violente des points du programme, j’ai déjà exposé les raisons pour lesquelles Keitel n’était pas au courant d’une réalisation violente.

La connaissance des guerres agressives qui étaient envisagées a été niée par l’accusé Keitel jusqu’à la guerre avec la Pologne, et ce point a été confirmé par le Grand-Amiral Raeder. Cette attitude est certainement vraie subjectivement, du fait que Keitel ne croyait pas sérieusement à une guerre avec la Pologne, et bien moins encore à une guerre dans laquelle interviendraient la France et l’Angleterre. Cette conviction de Keitel, qui était partagée par d’autres militaires, est basée sur le fait que le potentiel militaire n’était pas suffisant pour se risquer à faire une guerre, surtout si elle devait s’étendre sur deux fronts. Le Pacte de non-agression conclu le 23 août avec l’Union Soviétique appuya cette manière de voir. Mais ce n’est pas le nœud du problème. Les discours de Hitler aux généraux, à commencer par l’allocution du 5 novembre 1937, à laquelle Keitel n’a pas assisté, ont fait reconnaître chaque fois plus clairement que Hitler voulait, de toute manière, atteindre ses buts, c’est-à-dire, en dehors des voies de négociations pacifiques, par la guerre ou, en tout cas, en utilisant la Wehrmacht comme moyen de pression. Il ne peut y avoir aucun doute à ce sujet. On peut se demander si le texte des discours de Hitler, dont nous n’avons ni résumés ni comptes rendus officiels, rend plus ou moins exactement le texte de l’allocution. Mais il ne peut subsister aucun doute : ces discours laissaient reconnaître clairement l’intention de Hitler. Il faut donc distinguer si l’on pouvait croire qu’un plan défini serait exécuté, ou s’il fallait croire que l’intention générale d’agression existait. Si cette connaissance n’existait pas, cela ne peut être expliqué que par le fait que les généraux, par attitude de principe, ne réfléchissaient pas à la question de guerre ou de paix. D’après leur attitude, c’était une question politique pour laquelle ils ne se sentaient pas compétents, étant donné, ainsi qu’il a été dit ici, que les raisons d’une telle décision ne leur étaient pas connues et, comme l’accusé Keitel l’a déclaré, que les généraux devaient avoir dans le Gouvernement de l’État la confiance qu’il n’entreprendrait une guerre que pour des raisons qui l’y contraindraient. C’est là une conséquence du principe traditionnel que la Wehrmacht est bien un instrument de la politique, mais ne doit pas faire de politique elle-même, principe qui a été strictement observé par Hitler. Le Tribunal aura à décider si ce fait peut être considéré comme une excuse.

Keitel a déclaré à la barre des témoins qu’il connaissait les ordres, directives et ordonnances qui avaient de si redoutables répercussions, qu’il les a rédigés et signés, sans se laisser tromper par les conséquences possibles. Cette déclaration laisse trois questions en suspens : 1. la question des méthodes dans l’exécution des ordres ; 2. La question de la représentation des conséquences qui se sont produites en réalité : 3. La question du dol éventuel.

Dans son affidavit (livre de documents 2, n° 12), l’accusé Keitel a exposé, pour l’ensemble de ce qu’on a appelé les ordres idéologiques, l’influence des organisations de la Police et des SS sur la direction de la guerre et la manière dont la Wehrmacht s’est trouvée mêlée aux événements. L’exposé des preuves a montré que de nombreux officiers de la Wehrmacht n’ont pas appliqué, sous leur propre responsabilité, les ordres mauvais en soi, ou bien l’ont fait sous une forme atténuée. Les méthodes des SS, qui donnaient aux ordres une efficacité implacable, étaient étrangères à Keitel qui, en sa qualité de vieux soldat, était étranger à ces conceptions dont il ne se faisait aucune idée. Il ressort aussi de sa déclaration qu’il n’a pas connu ces conséquences dans leur ampleur effroyable.

Il en est de même pour le décret « Nacht und Nebel ». Si Keitel ne s’est pas non plus laissé tromper sur les conséquences « possibles » de ces ordres lorsqu’il les a transmis, le dol éventuel ne peut cependant pas être affirmé à propos des conséquences qui sont intervenues. Il faut tout au contraire présumer que s’il avait pu en connaître les redoutables effets, il en aurait tiré, malgré l’interdiction de démissionner, une conclusion qui l’aurait libéré de sa pénible crise de conscience et qui ne l’aurait pas entraîné, de mois en mois davantage, dans le tourbillon des événements.

C’est peut-être une hypothèse : toutefois, l’exposé des preuves a apporté certains points d’appui en faveur de son exactitude. Les cinq tentatives qu’il a faites pour démissionner de son poste et sa décision de mettre fin à ses jours, qui a été attestée par le général Jodl, vous donnent la possibilité de mettre hors de doute le sérieux de la volonté de Keitel. Si ce fait ne s’est pas réalisé, cela tient aux circonstances que j’ai déjà exposées : le devoir absolu qui, selon l’expression de Keitel, ne pouvait faire l’objet d’un marchandage, du soldat qui doit rester fidèle au drapeau et accomplir son devoir en obéissant jusqu’à la dernière limite. Cette manière de voir est fausse si elle est exagérée au point de conduire au crime. Mais il faut aussi considérer la situation d’un soldat qui est habitué à mesurer les choses durant la guerre sur une autre échelle. On peut ne pas comprendre que les officiers supérieurs, même le Feldmarschall Paulus, aient représenté ici la même conception. Mais on ne leur déniera pas le caractère honorable de leur conviction.

A la question qui lui a été posée si souvent au cours de cette procédure de savoir pourquoi il n’a pas refusé l’obéissance, ou pourquoi il ne s’est pas insurgé contre Hitler, l’accusé Keitel a répondu qu’il n’avait pas pesé un seul instant ces problèmes. Ses paroles et sa conduite montrent qu’il est un soldat irréprochable.

A-t-il commis une faute en se conformant à cette attitude ? C’est le problème qui se pose d’une manière tout à fait générale : un général a-t-il le droit ou l’obligation de commettre un acte de haute trahison lorsqu’il reconnaît que l’exécution d’un ordre ou d’une mesure est attentatoire au droit des gens ou de l’humanité ?

La solution de ce problème suppose que l’on réponde à la question préliminaire de savoir quelle est l’autorité qui permet ou commande la haute trahison par les lois. Cette question me paraît importante car il faut établir qui peut légitimement permettre ou ordonner la haute trahison à un général, qui peut le « lier ou le délier ». Comme il ne peut être question de la puissance publique d’alors, qui était représentée par le chef d’État, qui était en même temps Chef suprême de la Wehrmacht, il s’agit seulement de savoir si, au-dessus ou en dehors de l’autorité propre de l’État, il existe une puissance qui peut « lier ou délier ». Comme la lutte pour la puissance entre le Pape et l’Empereur, qui a dominé le moyen âge, n’a plus aucune signification de nos jours au point de vue du Droit public, cette puissance ne peut être qu’impersonnelle et morale : c’est l’exigence suprême du droit non écrit et éternel, que notre poète allemand Schiller résume dans les mots : « La puissance des tyrans a une limite... » Ce n’est qu’une des manifestations poétiques si nombreuses dans la littérature du monde qui exprime la plus profonde aspiration de tous les peuples vers la liberté. S’il y a une loi non écrite qui correspond indiscutablement à la conviction de tous les hommes, il y a aussi celle qui veut que, tout en reconnaissant la nécessité d’un ordre public, il y ait une limite à la restriction de la liberté. Si celle-ci est franchie, l’ordre public entre en guerre avec la puissance de la conscience universelle, qui est supérieure à l’État. Il importe de constater qu’il n’y a pas eu jusqu’ici de principe du droit des gens de cette nature. C’est compréhensible, car le caractère relatif du concept de la liberté dans les différents États, et le souci qu’ont tous les États de leur souveraineté, sont en opposition inconciliable avec la reconnaissance d’une puissance supérieure à l’État. La puissance qui « lie et délie », qui nous délivre de la faute devant Dieu et devant les hommes, est la conscience universelle qui vit en chacun de nous. C’est d’après son inspiration qu’il nous faut agir.

L’accusé Keitel n’a pas entendu l’avertissement de la voix de la conscience universelle. Les principes de sa vie de soldat étaient si fortement enracinés en lui, ils dominaient sa pensée et son comportement d’une manière si exclusive, qu’il est demeuré sourd à toutes les considérations qui auraient pu le détourner du chemin de l’obéissance et de la fidélité, telles qu’il les comprenait. Tel est le rôle vraiment tragique que l’inculpé Keitel a joué dans ce drame, le plus terrible de tous les temps.

LE PRÉSIDENT

Docteur Kauffmann, vous avez la parole.

Dr KURT KAUFFMANN (avocat de l’accusé Kaltenbrunner)

Monsieur le Président, je fais d’abord remarquer que j’ai apporté quelques modifications à ma plaidoirie. J’indique également que je parlerai pendant environ deux heures.

Monsieur le Président, Messieurs.

Ce Procès appartient à l’Histoire universelle, mais à une histoire universelle pleine de tension révolutionnaire : les esprits que l’humanité invoquait sont plus forts que le cri des peuples torturés réclamant la justice et la paix. Depuis la déification de l’homme et l’humiliation de Dieu, le chaos, comme une conséquence nécessaire et une punition, afflige l’humanité par des guerres, des révolutions, la famine et le désespoir. Même si ma patrie porte la plus grande faute de l’expiation la plus lourde qu’un peuple ait jamais subie, elle ne cesse de supporter ce fardeau.

Les moyens du rétablissement de la prospérité si ardemment désirée sont cependant faux, car secondaires. Aucun de mes auditeurs ne se trouve dans la possibilité de me démentir si j’affirme que ce Procès ne commence pas à la fin d’une période d’injustice pour y mettre un terme ; il est entouré par les flots d’un fleuve furieux à la surface duquel flottent désespérément à la dérive les ruines d’une civilisation protégée pendant des siècles ; dans le fond démoniaque et profond de ce fleuve guettent ceux qui haïssent le dieu vrai, les ennemis de la religion chrétienne et, par conséquent, les adversaires de toute justice.

L’ordre international européen dont ma patrie était, en raison de sa situation géographique, une partie vitale, est gravement malade. Il souffre de l’esprit de négation et de l’humiliation de la nature humaine dans sa dignité. Rousseau aurait maudit ses maximes s’il avait vécu la réfutation radicale de ses thèses au cours de ces années du XXe siècle. Les peuples avaient annoncé la « liberté » de la grande révolution mais, au cours de 150 ans seulement, ils ont engendré, au nom de cette liberté même, ce monstre de servitude, de cruel esclavage et d’impiété qui savait se dérober à la justice terrestre, mais n’a pu se soustraire au Dieu vivant.

Ce Tribunal doit pouvoir soutenir un jour, en pleine connaissance de sa tâche et de sa mission, le regard scrutateur de l’Histoire. Je ne doute pas que les juges qui ont été choisis s’efforcent de servir la justice qui se manifeste à eux. Malgré cela, cette tâche n’est-elle pas impossible ? M. le Procureur Général américain a déclaré que, dans son pays, les procès importants commencent rarement avant un délai d’un ou de deux ans. Je n’ai pas besoin d’expliquer la vérité profonde de cette méthode. Est-il possible aux êtres humains déchirés entre l’amour et la haine, la justice et la vengeance, de conduire un procès immédiatement après la plus grande catastrophe qu’ait connue l’humanité, lorsqu’ils sont constamment talonnés par les exigences des Statuts qui veulent une procédure rapide ? Est-il possible, dis-je, aux êtres humains, de conduire ce Procès de telle manière qu’ils méritent encore la reconnaissance des peuples quand les eaux de ce deuxième déluge seront rentrées dans leur lit ? N’eût-il pas mieux valu placer ce Procès sous le signe de ce précepte que j’ai mentionné, qui exige un temps entre le crime et l’expiation ?

Il n’y aura de justice que si le Tribunal possède cette liberté et cette indépendance intérieures qui ne se sentent soumises à rien d’autre que la conscience et Dieu lui-même. Dans ma patrie, cette façon sacrée d’agir était généralement tombée dans l’oubli, tout particulièrement dans les hautes sphères politiques de la nation — Hitler avait intentionnellement ravalé le Droit au niveau d’une prostituée — mais ce Tribunal veut prouver au monde que les peuples ne trouveront leur profit que dans le Droit lui-même. Et nulle autre pensée ne pourrait éveiller chez les gens bien intentionnés plus de joie et de confiance que la justice désintéressée. Je ne veux exercer nulle critique contre la loi fondamentale du Statut, mais je pose la question de savoir si l’on a jamais trouvé le Droit dans le monde, à supposer qu’on eût pu le faire, lorsque la force payait son tribut à la raison, en accordant à ses adversaires une procédure régulière, ou lorsqu’elle ne pouvait se décider à lui compter cette somme par l’institution d’un tribunal vraiment international. Et même si les dix-neuf nations ont adopté l’idée juridique du Statut, il est beaucoup plus difficile de trouver le Droit applicable.

M. le Procureur Général américain a expliqué avec énergie qu’il ne pensait pas accuser tout le peuple allemand, mais les procès-verbaux de ce Tribunal, que l’Histoire examinera un jour avec attention, contiennent cependant beaucoup d’éléments faux et, par conséquent, beaucoup d’amertume pour nous, Allemands ; ils contiennent aussi, malheureusement, des questions formelles et réitérées du Ministère Public français. Dans quelle mesure, dit-il, par exemple, certains crimes contre l’Humanité commis en Allemagne ou hors de l’Allemagne ont-ils été connus par la population ? Le Ministère Public français a même posé formellement la question suivante : « Ces actes d’atrocités pouvaient-ils rester inconnus du peuple allemand ou en a-t-il eu connaissance ? » Ces questions et d’autres semblables ne sont pas propres à résoudre, conformément à la vérité, un problème aussi difficile et tragique. Dans la mesure où l’esprit du mal l’emporte dans un peuple, croît et se développe organiquement de façon permanente, dans cette mesure chaque être raisonnable porte la faute de la catastrophe qui atteint la collectivité. Mais cette faute elle-même, qui relève du domaine métaphysique, ne pourrait devenir la faute collective d’un peuple, si chaque membre de ce peuple n’avait une faute individuelle à se reprocher. Et qui serait autorisé à constater cette faute sans avoir étudié chaque circonstance particulière ? Le problème deviendrait encore plus difficile si l’on voulait constater cette prétendue faute du peuple dans les crimes contre la paix, l’Humanité, etc., qui ont été commis pendant les dernières années par l’État omnipotent, sous quelque forme que ce soit. Il faudrait considérer de la façon la plus précise la situation du Reich avant 1933. On l’a fait d’une façon suffisante, et je n’en parlerai pas. Hitler revendique pour lui seul des concepts de grande valeur tels que l’ardeur proverbiale des Allemands au travail, la simplicité, le sens de la famille, l’esprit de sacrifice, la noblesse du travail et cent autres choses encore. Des millions croyaient, des millions ne croyaient pas. Les meilleurs n’abandonnaient pas l’espoir de pouvoir détourner la tragédie qu’ils pressentaient. Ils se jetèrent dans le courant des événements, rassemblèrent les bons et combattirent ouvertement ou clandestinement les méchants. Peut-on en vouloir à l’homme du peuple, simple et sans culture de n’avoir pas été enclin à refuser de prime abord d’accorder une créance quelconque à Hitler qui s’entendait à se faire passer pour un amant de la vérité et montrait sans cesse aux amoureux de la paix un rameau d’olivier qu’il brandissait bien haut ? Qui sait s’il n’était pas lui-même convaincu au début qu’il pourrait accroître la force du Reich sans recourir à une guerre ? Après la prise du pouvoir, de larges couches du peuple allemand pouvaient effectivement se sentir solidaires de beaucoup d’autres peuples de la terre. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que Hitler se fût peu à peu, avec l’approbation ou l’indulgence de l’étranger paré du nimbe de l’homme du siècle. Seul l’Allemand qui a vécu en Allemagne dans les années passées et n’a pas, de l’étranger, exploré l’espace allemand avec une longue vue, est en fin de compte justifié à donner des renseignements définitifs sur les réalités historiques d’une méthode de dissimulation, sur la psychose de la crainte et de l’impossibilité pratique de modifier le régime, et à satisfaire ainsi l’exigence de Ranke invitant l’historien à établir ce qui se passait.

Fallait-il donc que les travailleurs ou les paysans, les commerçants ou les ménagères, exigeassent des changements de Hitler ou de Himmler ? Je laisse tranquillement aux représentants du Ministère Public le soin de répondre, mais j’estime cependant que ma patrie ne comptait pas moins d’hommes héroïques et sensibles à l’idéal que les autres pays.

Nous ne connaîtrons jamais le nombre des Allemands qui étaient au courant des camps de concentration, de leur nombre, de leur terreur, ou pouvaient y consentir. Ce n’est que si nous connaissions l’acceptation intérieure de chaque Allemand, compte tenu des conditions générales et particulières qui ont régné en Allemagne au cours de ces douze dernières années, et qu’il n’est pas dans mon propos d’exposer en ce moment que nous pourrions le déclarer responsable, et lui seul. Il serait non moins équitable, je crois, de remplacer sur une plus ou moins vaste échelle les principes de la responsabilité individuelle qui valent pour toutes les nations civilisées, par ceux de la responsabilité collective, qui ont été appliqués à tout un peuple par le régime national-socialiste et qui ont conduit à son anéantissement complet. L’article 231 du Traité de Versailles, ce document du XXe siècle si lourd de conséquences, ne saurait connaître de répétition.

Permettez-moi de dire quelques mots sur ce maintien du secret. Ce Procès a montré avec une clarté absolue que l’État s’entendait à éviter la diffusion des nouvelles susceptibles de dévoiler ses vues ou ses intentions véritables. Ces hommes, que l’Accusation considère dans l’ensemble comme des conspirateurs, ont plus ou moins été les victimes de ce système de maintien du secret. Dans ce système du maintien du secret, il faut faire une place particulière au plan d’élimination biologique des Juifs, qui a été conçu par Hitler et exécuté par Himmler, Eichmann et un cercle d’initiés. Pendant des années, ce projet horrible a été camouflé sous l’expression de « solution définitive ». Le peuple...

LE PRÉSIDENT

Il semble au Tribunal, Docteur Kauffmann, que ce préambule de votre plaidoirie soit bien long. L’accusé Kaltenbrunner n’a pas encore été cité dans tout ce que vous avez dit. N’est-il pas temps d’en arriver à l’accusé que vous défendez ? Nous n’accusons pas le peuple allemand, nous accusons Kaltenbrunner. Et c’est de lui qu’il s’agit.

Dr KAUFFMANN

J’en aurai terminé en quelques phrases, Monsieur le Président ; mais je vous prie de comprendre qu’au centre de la question que je traite se trouve le mot grave d’Humanité. Je crois être le seul avocat à approfondir cette question et je demande qu’on ne supprime pas les quelques explications que j’ai à fournir. Immédiatement après, j’en viendrai au cas de Kaltenbrunner.

LE PRÉSIDENT

A la page 8 figure un titre : « Le développement historique de la pensée en Europe ». Cela me semble bien loin du sujet dont s’occupe le Tribunal.

Dr KAUFFMANN

Monsieur le Président, puis-je rappeler que les principaux représentants du Ministère Public — et particulièrement M. de Menthon — ont traité cette question. Je ne crois pas remplir ma mission si je ne considère ces crimes immenses comme des faits empiriques. Un Allemand doit avoir la possibilité de fournir un bref développement en quelques pages. J’en arriverai bientôt au cas de Kaltenbrunner et de toute façon ma plaidoirie Fera la plus courte de toutes celles qui seront prononcées ici.

LE PRÉSIDENT

Docteur Kauffmann, le Tribunal s’efforce, dans la mesure où cela lui est possible, de décider conformément aux faits et à la loi et non pas de suivre des doctrines philosophiques imprécises et embrumées telles que celles que vous avez introduites dans les douze premières pages de votre exposé. Il préférerait catégoriquement que vous ne lisiez pas ces passages. Si vous insistez pour le faire... Mais le Tribunal, comme je l’ai dit, ne pense pas que ces passages soient pertinents pour l’accusé Kaltenbrunner. Il serait préférable que vous poursuiviez à la page 13 où vous en arrivez véritablement au cas de l’accusé.

Dr KAUFFMANN

Monsieur le Président, il m’est très difficile de résumer encore davantage une plaidoirie qui l’est déjà beaucoup, et je crois que le Tribunal le comprendra...

LE PRÉSIDENT

Docteur Kauffmann, il n’y a vraiment rien de très condensé dans ce que vous venez de lire ; c’était un discours très général.

Dr KAUFFMANN

Alors puis-je dire quelques phrases au sujet de la défense ?

LE PRÉSIDENT

Pouvez-vous résumer l’ensemble de ce que vous aviez l’intention de dire avant d’en venir au cas de l’accusé Kaltenbrunner ?

Dr KAUFFMANN

Oui, je vais essayer. Je ne prendrai que quelques phrases dans le bref chapitre qui se rapporte à la tâche de la Défense. Je prétends que celle-ci est établie par la Charte et je me demande comment elle peut remplir sa tâche devant les excès commis. Je dis ensuite que la vérité et l’erreur sont mélangées dans ce Procès, plus que dans tout autre. Dans la recherche de l’établissement de la vérité, l’avocat devient l’aide précieux du Tribunal. L’avocat a le droit de mettre en doute les documents et les déclarations des témoins, les rapports des Gouvernements qui, même s’ils sont admis comme preuves par le Statut, ne peuvent être pris en considération qu’avec la plus grande prudence. Aucun membre du Ministère Public, aucun avocat, aucun neutre, ne peut agir sur leur réalisation. Ces déclarations ont été données, il est vrai, sous l’empire du Droit, mais aussi sous celui de la force. Que le peuple ou une grande partie du peuple, dans sa recherche du bonheur et de la paix, ait fait un chef du représentant d’une doctrine fausse, que ce chef ait abusé d’une manière absolument inimaginable de la crédulité de ses partisans, que ce peuple n’ait plus trouvé alors assez de force pour résister ouvertement en temps utile et qu’il ait précipité dans un immense abîme de destruction toute son existence nationale, politique, morale et économique, tout cela est tragique dans la véritable acception du mot. Si l’on avait demandé à l’homme de la rue, à la mère à son foyer, à ses fils, à ses filles, s’ils voulaient la paix ou la guerre, jamais ils n’auraient, de leur plein gré, choisi la guerre. Ce qui manque dans ce Procès, c’est la présence de l’homme...

LE PRÉSIDENT

Lisez-vous maintenant une partie de votre plaidoirie ?

Dr KAUFFMANN

Quelques phrases, Monsieur le Président. A la page 7 de mon exemplaire.

LE PRÉSIDENT

Ne pouvez-vous résumer les arguments que vous présentez ?

Dr KAUFFMANN

Monsieur le Président, je vous demande encore une fois de me dire que le Tribunal ne désire pas que j’expose le fond historique qui permet de comprendre ces excès et les crimes contre l’Humanité et contre la paix. Si le Tribunal déclare qu’il s’oppose à ce que je donne de telles explications, je me conformerai naturellement à ses désirs, mais un tel phénomène...

LE PRÉSIDENT

Si vous pensez qu’il est nécessaire de lire ces passages, vous pouvez le faire, mais, je vous le répète, le Tribunal estime que tout cela est très loin de l’objet des débats.

Dr KAUFFMANN

Je vous remercie. Je sauterai alors quelques pages et j’en arriverai bien vite au sujet lui-même. Il commence au titre : « Le développement historique de la pensée ».

L’ascension et la chute de Hitler, uniques par leurs proportions et leurs conséquences, peuvent être envisagées sous n’importe quel angle. La perspective des...

LE PRÉSIDENT

Quelle page lisez-vous ?

Dr KAUFFMANN

Monsieur le Président, à la page 8 de mon exemplaire : « Le développement historique de la pensée en Europe ».

LE PRÉSIDENT

Continuez.

Dr KAUFFMANN

Sous l’angle de l’exposition historique de l’Histoire allemande ou sous celui du caractère soi-disant prépondérant des éléments économiques, des couches sociologiques humaines, des conditions ethniques et du caractère des Allemands, ou des erreurs commises dans le domaine politique par les autres habitants de la même maison, frères et sœurs de la famille des peuples : tout cela complète, il est vrai, l’image de l’analyse, mais ne fait ressortir qu’une connaissance et des vérités partielles. La raison la plus profonde et en même temps la plus néfaste du phénomène Hitler se trouve dans le domaine métaphysique.

L’issue de la deuxième guerre mondiale était inévitable. Évidemment, celui qui ne voit le monde et ses apparences que du point de vue des problèmes économiques peut croire que la guerre mondiale, la première comme la deuxième, aurait pu être évitée par le partage raisonnable des biens de cette terre. Si on les considère séparément, les conditions économiques ne pourront jamais changer la face du monde à elles seules ; c’est pourquoi le changement des conditions de vie extérieures du peuple allemand, le fait qu’elles ont empiré, la démoralisation de l’âme nationale par le Traité de Versailles, l’inflation, le chômage considérable et bien d’autres choses encore sont devenus le motif extérieur pour Hitler. Il se peut que des catastrophes soient retardées peut-être de quelques années ou dizaines d’années lorsque certaines conditions de vie extérieures donnent une apparence plus heureuse à l’existence des peuples et des hommes entre eux. Mais jamais une idée malsaine ne pourra être effacée par la seule situation économique et être rendue inoffensive pour l’individu et pour les peuples, à moins que les hommes ne surmontent cette idée et la remplacent par de meilleures. C’est dans la façon dont les hommes et les peuples prononcent le nom de Dieu, dit le célèbre Donoso Cortès, que se trouve la solution des problèmes les plus redoutés. Nous avons là l’explication de la mission providentielle des divers peuples, des races, des grandes évolutions de l’Histoire, de l’ascension et de la chute des empires terrestres, des conquêtes et des guerres, des différents caractères des peuples, de la physionomie des nations, de leur fortune changeante. M. de Menthon a essayé d’analyser l’esprit du national-socialisme. Il a parlé du « péché contre l’esprit » et voit dans l’abjuration du christianisme la cause profonde du système.

Je veux ajouter une chose : Hitler n’était pas un météore dont la chute était incalculable et imprévisible. Il était le représentant d’une idéologie athéiste et matérialiste au dernier degré. Le fait que la suppression du national-socialisme par la défaite totale de l’Allemagne et, partant, la délivrance du monde du danger allemand annoncé par tous les peuples, n’aient pas amené d’amélioration, donne suffisamment matière à réflexion. Les cœurs n’ont pas trouvé la paix, l’existence n’a pas retrouvé le calme. Sans doute la défaite d’un État puissant avec toutes ses forces physiques et morales aura-t-elle toujours une longue répercussion, de même qu’un lac est agité quand on lance une grosse pierre dans ses eaux calmes. Mais ce qui se produit actuellement en Europe et dans le monde est bien plus que la simple diminution de l’effet d’un tel événement, et c’est aussi quelque chose de tout différent. Pour garder l’image, les vagues du lac remontent de nouveau du fond ; elles sont alimentées par des forces mystérieuses qui surgissent sans cesse. C’est de ces idées agitées, menant à des catastrophes des peuples que j’ai parlé, et personne ne saurait me contredire quand j’affirme que tous, vainqueurs et vaincus, vivent dans la crise qui trouble la conscience des individus et des peuples comme un cauchemar terrible, apparemment inévitable, et qui cherche par delà la punition infligée à l’individu coupable, les moyens d’éviter à l’humanité une catastrophe encore plus grande.

Dans ses Confessions d’un révolutionnaire, Proud’hon, le socialiste à l’esprit fin, a écrit ces mots dignes de réflexion : « Tout grand problème politique comporte toujours un problème théologique ».

Il a prononcé ces paroles il y a cent ans. C’est un fait d’une actualité brûlante que le général américain Mac Arthur ait répété ces mots profonds, dans leur sens général, lors de la signature de l’acte de capitulation du Japon, en disant : « Si nous ne créons pas un système meilleur et plus grand, la mort frappera à notre porte ; le problème est, au fond, un problème théologique ».

Les variations des valeurs religieuses font l’Histoire. Elles sont le ressort le plus puissant du processus culturel de l’Humanité. Laissez-moi vous exposer en peu de mots et dans les grandes lignes la paternité spirituelle du national-socialisme...

LE PRÉSIDENT

Docteur Kauffmann, il est 1 heure, et je dois dire que les deux dernières pages que vous avez lues me semblent absolument sans rapport avec la question des crimes contre l’Humanité ou avec les faits qui nous préoccupent. Je ne pense pas que les pages suivantes, qui traitent de « renaissance, subjectivisme, révolution française, libéralisme et national-socialisme » aient plus d’influence sur le Tribunal.

L’audience est levée.

(L’audience est suspendue jusqu’à 14 heures.)