CENT SOIXANTE-QUATORZIÈME JOURNÉE.
Mardi 9 juillet 1946.

Audience de l’après-midi.

Dr KAUFFMANN

Monsieur le Président, je passe sur les points, intitulés : renaissance, subjectivisme, révolution française, libéralisme, national-socialisme.

Le contenu de ce passage peut être résumé en deux ou trois phrases. Je prierai simplement le Tribunal d’en prendre connaissance. J’ai attiré l’attention sur le fait que l’origine de tous ces mouvements funestes, peut être trouvée dans l’attitude intellectuelle que Jacques Maritain désigne sous le nom d’humanisme anthropocentrique.

Le bruit de la grande lutte entre le moyen âge et les temps modernes a rempli les siècles passés jusqu’à nos ]ours. En ont été victimes depuis 1914 pour la première fois les femmes depuis 1939 pour la première fois les enfants La bataille apocalyptique fait rage autour des valeurs vieilles de 2 000 ans que représente l’Occident, patrie de la culture objective, comme de la culture personnelle de l’humanité. Elle a pour objet l’humanisme anthropocentrique qui s’accroît sans cesse et qui fait des hommes la mesure de toute chose, c’est la sécularisation du religieux. Elle s’annonce dans la Renaissance, se précise nettement dans le rationalisme du XVIIe et du XVIIIe siècle et dans les mouvements intellectuels du XIXe siècle Si nombreuses et si fondées qu’en aient été les raisons et les motifs, le chemin qui passe par la Renaissance et la scission religieuse du XVIe siècle s’est révélé Être une fausse route. Tout à son extrémité se trouve maintenant l’idéologie nationale-socialiste. Le national-socialisme atteignit son extrême limite avec ses partisans d’avant-garde qui réclamaient la lutte à mort contre le christianisme Aussi cette doctrine était-elle, en son essence même, une idéologie sans amour et, pour cette raison, elle éteignait les lumières de la raison chez ceux qui tombaient sous sa coupe. En cela, le promoteur de cette hérésie a encore proclame une vérité. Goethe a posé le problème en ces termes :

« L’histoire du monde est le combat entre la foi et l’incroyance ». Et, me basant sur les déclarations des esprits les plus éminents de toutes les positions religieuses, ]e dis que l’histoire des peuples, qui fut d’abord un combat pour le droit naturel divin de l’homme, est, depuis 2.000 ans, un combat des esprits pour l’homme chrétien En fait, ces vérités sont telles qu’on ne peut les mettre en doute un seul instant, sans qu’aussitôt la raison ne chancelle, errant désemparée, entre la vente et l’erreur. Il faut penser que Hitler a rejeté cette attitude admirable de l’homme véritablement bon que nous nommons l’humilité, parce que lui-même avait opte en faveur de Machiavel et de Nietzsche, et que maintenant la mesure de l’humiliation infligée au peuple allemand est sans précèdent. Il faut penser que Hitler a nie les vertus de compassion et de miséricorde et que maintenant des millions de femmes et d’enfants élèvent les mains, que maintenant la « justice », qui semblait morte, prend des proportions gigantesques, tandis que Hitler s’entourait d’injustice. La véritable et dernière racine de ces funestes mouvements modernes qui menacent l’Etat, la société et la chrétienté est ce libéralisme, lui-même sans racines, que ]e viens de mentionner et que Maritain appelle humanisme anthropocentrique. L’homme et sa raison autonome deviennent la mesure de toutes choses. Une question devrait s’imposer spontanément a tout homme qui pense : pourquoi est-ce justement depuis la fin de XIXe siècle et jusqu’à nos Jours que se sont produites pour l’humanité des catastrophes telles qu’on ne peut guère dans toute l’Histoire, les mettre en parallèle qu’avec les catastrophes cosmiques ? Deux guerres mondiales, avec pour préludes des révolutions, ne peuvent pas être provoquées par le hasard mais seulement par une évolution logique de l’espèce humaine sur la base erronée d’une évolution spirituelle et religieuse déterminée.

Le rationalisme, qui venait d’Angleterre, fit route vers la France, où il prit dès son entrée une expression nouvelle. Je croîs que le paganisme de l’Antiquité n’avait aucune parente avec Voltaire. Aussitôt que le rationalisme fut devenu la religion d’Etat de la France, la Révolution française éclata et écrivit en lettres de feu « les droits de l’homme émancipé » sur le ciel de l’Europe. Malgré la proclamation des Droits de l’homme, les hommes pataugeaient dans le sang, comme si c’eût été le chemin de la liberté. Un ricanement strident secouait les foules en folie devant tout ce qui était sacre. Quand la Révolution française eut réalisé son Etat tonde sur la raison, les nouvelles dispositions ne se révélèrent pas du tout raisonnables Comparée aux magnifiques promesses des philosophes, la « fraternité » était une caricature arrière et décevante. Bientôt ces idées triomphèrent aussi en Allemagne car, en ce siècle, l’Allemagne regardait vers la France avec respect et admiration. La religion révélée devint la pure religion de l’humanité. Kant fit le dernier pas ; il tira les conséquences extrêmes du principe de la libre recherche Hegel supprima le Dieu personnel et le remplaça par la raison absolue. L’Etat est tout, il est Dieu ; sa volonté est divine, devant lui n’existe aucun droit naturel . il crée la religion, le droit et la moralité, en vertu de sa propre souveraineté. Hitler rendit la souveraineté au peuple en tant que race Les disciples de Hegel détruisirent complètement tous les fondements moraux de la société, de l’Etat et du Droit. Seul, le génie de Leibniz, en qui essayait de se concentrer pour la dernière lois l’esprit de la nation allemande. se dressait solitaire au-dessus de la mer de la philosophie rationaliste. Voltaire se moquait du penseur allemand non seulement en France, mais même à Berlin. Les noms de Nietzsche et d’autres s’attachent aux dernières étapes Aucun moderne n’a, comme Nietzsche, été jusqu’au bout des idées modernes et exprime avec une logique aussi intrépide les idées dont devait inévitablement résulter l’évolution actuelle. Ainsi, depuis Caligula et Julien l’Apostat, ce chemin, passant par des esprits que le monde entier a glorifiés mais dont l’activité était en réalité, destructrice, conduit directement a Hitler.

Paganisme antique, paganisme moderne, quel est donc le pire ? C’est pourquoi if n’y a plus d’espérance, comme l’expose avec tant de sagesse Donoso Cortès, pour les sociétés qui ont échangé le culte austère de la vérité chrétienne pour le culte idolâtrie de la liaison. Derrière les sophismes viennent les révolutions et derrière les sophistes marchent les bourreaux.

Lorsque Hitler, revenant de la première guerre mondiale, résolut, comme il le dit, de devenir homme politique, il déclara avoir trouvé les forces dont les éléments nationaux et sociaux pouvaient empocher que la misère allemande ne devint une réalité. Mais son idéologie n’était, en somme, qu’un nouveau pas sur le chemin déjà entamé de l’autonomie complète de la pi étendue raison naturelle, de laquelle il se réclamait si souvent. Bien sûr, il avait ses précurseurs. L’apothéose du peuple auquel on appartient remonte a Fichte, l’idéal de la race des seigneurs a Nietzsche, la relativité de la moi aie et du droit d Machiavel, le culte de la race au darwinisme. Nous sommes les témoins de leurs effets pratiques, car cette voie conduit sans détours aux camps de concentration, à l’anéantissement des autres races, a la persécution des chrétiens Mais, même les ennemis extérieurs du national-socialisme, étaient soumis à la même emprise fatale de la « raison naturelle », quand ils ont détruit des millions d habitations dans les villes et les villages allemands et par leurs bombardements, envoyé dans l’autre monde tant de femmes et d’enfants qui n’avaient aucune part aux combats Le vainqueur lui non plus n’a pas le droit, même dans une guerre défensive, d’essayer d’excuser ces événements par une nécessite militaire au sens du Statut. Les monuments culturels de cette ville où siège le Tribunal ou bien de Dresde, de Francfort et de beaucoup d’autres villes appartenaient, eux aussi, au domaine spirituel de l’Occident tout entier. Tout cela, ainsi, que l’immense détresse du flot des émigrés de l’Est et le sort des prisonniers de guerre, appartient au thème de l’analyse de l’histoire psychologique du national-socialisme

Telles sont, dans leur ensemble, les données spirituelles dans lesquelles apparaît la figure de l’accusé Kaltenbrunner. La patrie saignait déjà de mille blessures dans son âme sensible comme dans sa force gigantesque. Cet homme est-il coupable ? Il a nié sa faute, et l’a pourtant reconnue. Voyons ce qui est : comme je l’ai déjà dit, Kaltenbrunner était jusqu’en 1943, en comparaison avec les autres personnalités ici accusées, un homme presque inconnu en Allemagne et en tout cas un homme qui n’avait presque pas eu de contacts avec le public allemand ni avec les hauts fonctionnaires du régime. Dès l’époque où, avec une folle rapidité, le sort poussait militairement, économiquement et politiquement, le peuple allemand vers l’abîme, la haine et l’horreur du pouvoir exécutif avaient atteint leur point culminant et, en même temps, le sentiment paralysant de l’inutilité de toute résistance contre la terreur du régime avait disparu, car on s’était déjà détourné définitivement de la légende d’invincibilité répandue par la propagande. Pour ainsi dire subitement, et sans qu’il ait eu pour cette besogne un penchant particulier ou encore moins qu’il s’y soit efforcé, Kaltenbrunner a été enlevé à la vie retirée qu’il avait menée jusque là, à une vie qui, malgré le rattachement de l’Autriche, n’avait pas été entachée au point de vue criminel par rapport au Droit international — et j’ajouterai ici qu’il vint d’Autriche, je dirais presque en toute bonne foi — et il fut attiré dans les filets du premier complice du plus grand des meurtriers. Pas volontairement, bien au contraire, mais malgré sa résistance répétée et en dépit des efforts qu’il avait faits pour être envoyé au front.

Je pourrais m’abstenir, me dira-t-on, et je le comprends fort bien, étant donné le fleuve du sang et des larmes répandus, d’éclairer la physionomie morale et psychologique de cet homme. Mais en fin de compte, et je voudrais qu’on me comprenne bien, je ne puis m’empêcher, en tant qu’avocat et défenseur de cet homme, d’être ému par cette proposition du grand saint Augustin, dont la portée est universelle et qui peut-être est à peine encore accessible à la génération actuelle : « Hais l’erreur, mais aime l’homme ». Aimer ? oui, dans la mesure où l’amour peut faire régner la justice, car, dépourvue de cette noblesse, la justice n’est plus que vengeance, cette vengeance à laquelle l’Accusation se défend expressément d’être accessible. C’est pourquoi je dois, au nom de cette justice, vous montrer que Kaltenbrunner n’est pas, comme l’a fréquemment représenté l’Accusation, le « petit Himmler », son « homme de confiance », le « second Heydrich ». Je ne crois pas qu’il soit l’être glacial dont a parlé ici, simplement d’après les on-dit et d’une façon si absolument négative, le témoin Gisevius.

L’accusé Jodl a déclaré ici devant vous que Kaltenbrunner n’appartenait pas au cercle des hommes de confiance de Hitler qui se réunissaient de temps en temps autour de lui, après les entretiens de service journaliers au Quartier Général du Führer. Quant au témoin Mildner, sans que l’Accusation ait mis en doute sa déclaration, il a fait connaître dans les termes suivants les résultats de ses propres observations :

« En ce qui me concerne, je puis affirmer ce qui suit : je connais personnellement l’accusé Kaltenbrunner ; C’était un homme dont la vie privée était irréprochable. A mon avis, sa nomination par le chef supérieur des SS et de la Police au poste de chef de la Police de sûreté et du SD fut due au fait que Himmler, en juin 1942, après la mort de Heydrich qui était son rival principal, ne voulait plus tolérer qu’un homme supérieur ou égal à lui pût mettre sa situation en danger. Pour Himmler, l’accusé Kaltenbrunner était certainement l’homme le moins dangereux. Il ne désirait pas se faire valoir par des actes extraordinaires et ne nourrissait pas l’ambition de faire éventuellement passer Himmler au second plan. Il ne pouvait pas être question chez lui de soif du pouvoir. Il est faux de le désigner sous le terme de « petit Himmler ».

Les témoins von Eberstein, Wanneck et Höttl ont déposé dans le même sens.

Malgré cela, cet homme a assumé la direction de l’Office principal de Sécurité du Reich et en dépit de ses conventions avec Himmler, il s’en est, en fait, chargé complètement.

Je sais que cet homme souffre aujourd’hui fortement de la catastrophe qui s’est abattue sur son peuple et de l’inquiétude qui s’est emparée de sa propre conscience ; il est du reste fort compréhensible que, consciemment ou inconsciemment, le Dr Kaltenbrunner ne puisse plus admettre qu’il fût effectivement un temps où il eut la direction d’un office, sous la pression duquel les pierres elles-mêmes auraient parlé si la chose avait été possible ; car il faut apprécier la personnalité et le caractère de cet homme autrement que ne l’a fait le Ministère Public.

Pour le psychologue, il se pose la question de savoir comment un homme nanti de vertus que nous qualifions de vertus bourgeoises normales, a pu accepter le contrôle suprême d’un office que l’on peut considérer comme la perfection dans l’asservissement de l’homme du XXe siècle, dans la mesure où il s’agit de l’Allemagne. On peut trouver deux raisons pour expliquer le fait que cet homme s’est néanmoins chargé de cet office : l’une réside dans la constatation du fait que le Dr Kaltenbrunner, bien qu’intimement pénétré des intérêts politiques et culturels de sa patrie autrichienne, approuvait cependant le national-socialisme dans ses grandes lignes. Car, avant de s’engager sur le sentier égaré plein de mystères, il avait, avec des milliers et des centaines de milliers d’autres Allemands qui n’aspiraient à rien d’autre qu’à être délivrés de l’instabilité de cette époque, marché sur cette route large, sur laquelle étaient fixés les regards du monde entier. Ainsi était-il sans aucun doute partisan de l’antisémitisme, mais d’un antisémitisme qui ne considérait que la nécessité de faire échec à l’envahissement du peuple allemand par les étrangers ; cependant, il condamnait de façon tout aussi catégorique le crime insensé que constitue l’extermination du peuple juif, ainsi que le Dr Höttl l’a clairement montré. Kaltenbrunner admirait sûrement aussi la personnalité de Hitler dans la mesure où elle ne tournait pas de plus en plus à la misanthropie, devenant de ce fait étrangère au peuple allemand. Il approuva également, ainsi qu’il l’a reconnu lui-même lors de son interrogatoire, des mesures de principe qui supposaient une contrainte plus ou moins forte, telles que l’installation de camps d’éducation par le travail. C’est pourquoi nul homme raisonnable ne contestera qu’il fut partisan du principe de l’installation de camps de concentration, du moins d’une façon passagère et pour la durée de la guerre, comme cela s’était fait depuis longtemps déjà hors d’Allemagne. Sine ira et studio.

L’installation de camps de concentration — peu importe la dénomination de ces lieux dont le nom évoque involontairement les paroles de Dante — est malheureusement connue dans beaucoup d’États. L’Histoire a connu de tels camps il y a plusieurs dizaines d’années en Afrique du Sud, en Russie, en Angleterre et en Amérique pendant cette guerre ; ils devaient servir, entre autres, à recevoir des hommes qui, par scrupules de conscience, se refusaient à faire du service militaire. En Bavière, le pays où siège actuellement le Tribunal, on connaît également de tels camps ; on connaît aussi la détention « automatique » pour certains groupes d’Allemands. Sous le titre « Principes politiques », le chiffre B5 du texte de la déclaration commune des trois hommes d’États dirigeants, relative à la Conférence de Potsdam du 17 juillet 1946 stipule, entre autres, que toutes les personnes dangereuses pour l’occupation ou ses desseins doivent être arrêtées ou internées.

Ainsi se trouve reconnue la nécessité de tels camps. En ce qui me concerne, je hais ces organisations qui ont pour but l’asservissement du genre humain, mais je dis ouvertement qu’elles se trouvent sur le chemin qui, lorsqu’on va jusqu’au bout de sa pensée, peut conduire et conduit au martyre les hommes qui pensent autrement que ne le désire l’État. Ceci n’a pas pour but de minimiser les crimes contre l’Humanité commis dans les camps de concentration allemands. En ce qui concerne Kaltenbrunner, je suis persuadé — et beaucoup de témoins ont confirmé ce point de vue — que cet homme était au fond de lui-même, et compte tenu de la position officielle qu’il avait prise depuis 1943, un type de chef national-socialiste, qui constatait avec répugnance l’évolution de la vague de terreur et d’asservissement qui montait d’année en année en Allemagne. C’est pourquoi je considère comme important de se reporter à la déposition du témoin Eigruber, suivant laquelle il est inexact d’affirmer, comme l’a fait le Ministère Public, que Kaltenbrunner a fondé le camp de concentration de Mauthausen.

Le seconde raison peut être trouvée dans le sujet des deux entretiens qu’il a déclaré avoir eus avec Himmler. D’après ces conversations, Kaltenbrunner était éventuellement prêt à se charger, à l’intérieur de l’Office principal de sécurité du Reich, des services de renseignements intérieurs et extérieurs, et Himmler l’avait autorisé à réorganiser et centraliser ce service de renseignements, notamment en adjoignant le service de renseignements politiques au service de renseignements militaire de l’amiral Canaris ; il est sans aucun doute exact, ainsi que les témoins Wanneck, Höttl, Mildner et Ohlendorf et l’accusé lui-même le confirment, que Himmier, tenant compte de ce désir de Kaltenbrunner, avait, depuis l’assassinat de Heydrich, pris lui-même en charge tout l’exécutif, de sorte que sur ce terrain il ne se passait pas en Allemagne un seul événement, fut-il de moyenne importance, sans que Himmler ait le dernier mot et donne l’ordre définitif.

Le témoin Wanneck a confirmé le sujet des deux entretiens de Kaltenbrunner avec Himmler de la façon suivante, déposition qu’en raison de son importance, je tiens à citer textuellement :

« Au cours de rapports de service, Kaltenbrunner à souvent déclaré qu’il s’était entendu avec Himmler pour exercer son activité plutôt dans le domaine de la politique étrangère et des renseignements, alors que Himmler voulait accroître son influence personnelle sur l’exécutif. A ma connaissance, Himmler avait d’autant plus de raisons d’approuver cet accord qu’il pensait pouvoir se fier à l’instinct politique de Kaltenbrunner dans les questions de politique extérieure, ainsi que cela ressort de différentes remarques de Himmler. »

Le fait que Kaltenbrunner se soit, en fait, consacré d’une manière tout à fait prépondérante et par goût personnel au service de renseignements de l’intérieur et de l’étranger, et qu’il prît ainsi comme il le désirait de plus en plus d’influence sur la politique intérieure et étrangère, a été confirmé par différents témoins. Je rappelle les témoignages de Wanneck et du Dr Höttl, ainsi que ceux des accusés Jodl, Seyss-Inquart et Fritzsche. Le Dr Höttl a déclaré :

« A mon avis, Kaltenbrunner n’a jamais dominé complètement le service important qu’était le RSHA et, ne prenant qu’une maigre part à la police et aux fonctions exécutives, il s’occupait surtout du service de renseignements et de l’influence qu’il pouvait avoir sur la politique générale. Voilà ce qu’il considérait comme son domaine « particulier ».

De la déposition du général Jodl j’extrais les phrases suivantes :

« Avant que Kaltenbrunner ne prît le service de Canaris — il est entré en fonctions le 1er mai 1944 — il m’adressait déjà de temps à autre de très bons rapports sur le Sud-Est européen. Ce sont ces rapports qui ont attiré d’abord mon attention sur l’expérience qu’il avait dans le domaine du service de renseignements. Après son entrée en fonctions au service de renseignements — après une certaine résistance de ma part au préalable, mais par la suite avec mon appui, accordé à la suite d’une discussion au cours de laquelle j’avais eu l’impression que cet homme était au courant des questions dont il s’agissait — je recevais régulièrement les rapports de Kaltenbrunner, comme auparavant j’avais reçu ceux de Canaris. Il ne s’agissait pas simplement de rapports quotidiens de ses agents, il m’envoyait aussi de temps à autre un aperçu que je serai tenté d’appeler un aperçu politique, basé sur les informations qu’il recevait de ses divers agents.

Les rapports sur l’ensemble de la situation politique à l’étranger attiraient particulièrement mon attention parce qu’ils faisaient preuve d’une loyauté, d’une retenue et d’un sérieux sur la gravité de l’ensemble de notre situation militaire, contrairement à ce qui s’était manifesté dans les rapports de Canaris. »

Le résultat auquel me mène sans peine cette démonstration est le suivant : Kaltenbrunner a, grâce à la séparation réalisée par ses soins du service de renseignements et des services exécutifs de la Police, effectivement occupé à l’intérieur du RSHA un poste dont le principal intérêt était le service de renseignements et son extension continuelle.

J’ajoute que ce service de renseignements couvrait plus que l’Europe. Il allait du Cap Nord à la Crête et à l’Afrique, de Stalingrad, de Leningrad jusqu’aux Pyrénées. Kaltenbrunner était le spécialiste le plus compétent parmi tous ceux, qui, en Allemagne, essayaient de tâter le pouls des pays ennemis.

C’était là le vrai métier de cet homme, tel qu’il souhaitait l’exercer pour la durée de la guerre. Personnellement, il vivait dans des conditions modestes et je ne dis que la vérité en affirmant qu’il a quitté la scène de la vie politique aussi pauvre qu’il y est entré. Le témoin Wanneck fait une fois la déclaration suivante, qui est caractéristique de Kaltenbrunner, à savoir que Kaltenbrunner abandonnerait complètement son poste après la guerre pour se consacrer comme paysan à la terre de sa patrie.

Celui qui examine les faits ne peut constater qu’à grand regret que cet homme ne s’est, par la suite, poussé par les événements politiques et militaires, pas tenu aux limites qu’il s’était tracées lui-même. Son obéissance à Hitler et par conséquent, Himmler, l’a soumis pendant les années 1943-1945 à la nécessité apparente de garantir la stabilité intérieure allemande au moyen d’une contrainte policière. C’est ainsi qu’il devint coupable ; car il est évident qu’il ne pouvait compter sur des circonstances atténuantes à sa culpabilité devant le monde que s’il avait réussi à prouver qu’il avait réellement procédé à une séparation nette de cet office IV, vraiment démoniaque, de la Police secrète d’État, qu’il n’avait pris part en aucune manière aux idées et aux méthodes, qui, je le crois du moins, ont, en fin de compte, été à l’origine de tout ce procès. Cette séparation, je ne puis le nier, il ne l’a pas faite. Rien n’est vraiment prouvé en ce sens et sa propre déposition parle contre lui. Ainsi s’explique sans doute aussi la déclaration qu’il a faite devant le Tribunal au début de son interrogatoire, et que j’appellerai la thèse de sa culpabilité :

« Question

Vous savez, bien entendu, que les accusations qui pèsent sur vous sont particulièrement lourdes. Le Ministère Public vous accuse d’avoir commis des crimes contre la paix, d’avoir contribué, prodigué vos encouragements ou participé aux crimes contre les lois de la guerre et contre l’Humanité. Le Ministère Public met enfin votre nom en rapport avec la terreur exercée par la Gestapo et avec les atrocités commises dans les camps de concentration. Je vous demande maintenant : est-ce que vous vous considérez responsable des charges qui sont portées contre vous suivant les chefs d’accusation, tels qu’ils vous ont été décrits ?

Réponse

Je voudrais, en premier lieu, déclarer au Tribunal que je suis pleinement conscient de la gravité des charges portées contre moi. Je sais que la haine du monde est dirigée contre moi ; que, surtout depuis que Himmler, Müller et Pohl sont morts, c’est moi qui, seul, dois répondre devant ce Tribunal et devant le monde...

Pour commencer, je voudrais déclarer que j’accepte la responsabilité de tout le mal qui a été commis au sein du RSHA, depuis que j’en ai été nommé chef, dans la mesure où cela s’est produit dans le cadre de ma compétence effective, de tout ce que j’ai su ou devais connaître ».

La tâche de la Défense s’articule ainsi d’elle-même, si l’on pose les questions suivantes :

1. Quelles sont les actions, bonnes ou mauvaises, entreprises par Kaltenbrunner depuis sa nomination au poste de chef du RSHA, le 1er février 1943 ?

2. Dans quelle mesure peut-on dire qu’il n’avait pas une connaissance suffisante de tous les crimes de guerre et crimes contre l’Humanité, et particulièrement de leurs points essentiels ?

3. Dans quelle mesure peut-on affirmer qu’il est coupable, si l’on admet qu’il aurait dû avoir connaissance de tous les crimes contre le Droit international auxquels a pris part, directement ou indirectement l’Office IV du RSHA (Police secrète d’État) ?

Qu’a fait Kaltenbrunner ? Je passe sur sa participation aux événements qui eurent lieu lors de l’occupation de l’Autriche et de la Tchécoslovaquie et qui lui a été imputée à charge par l’Accusation ; en effet, avec quelque énergie qu’il ait toujours poursuivi le but qu’il s’était fixé de rattacher au Reich sa patrie autrichienne et d’utiliser à cette fin les forces SS qu’il commandait, ce but ne peut pas être considéré comme criminel aux yeux du monde. Il serait aussi vain de prétendre constater une faute punissable dans la puissance des moyens mis en œuvre au moment où fut accompli le rattachement de l’Autriche au Reich, rattachement conditionné par l’Histoire et souhaité par des millions d’hommes. Kaltenbrunner n’avait pas encore assez d’importance pour cela. Misère économique, mouvement en faveur du rattachement, national-socialisme : telles sont les voies que suivait la majorité des Autrichiens, mais non pas l’idéologie nationale-socialiste, car Hitler lui-même était, du point de vue autrichien, un renégat sur le plan spirituel et politique. Et pourtant le mouvement autrichien en faveur du rattachement était déjà un mouvement populaire bien avant que le national-socialisme ait pris la moindre importance en Allemagne.

L’Autriche voulait se défendre par des plébiscites régionaux contre les Traités de Versailles et de Saint-Germain qui avaient interdit le « rattachement ». Après les plébiscites du Tyrol et de Salzbourg, favorables dans la proportion de 90% des voix, les Puissances victorieuses menacèrent de suspendre les envois de vivres. L’arrivée au pouvoir de Hitler en 1933 paralysa ce mouvement, qui se situait au-dessus des partis, mais la situation critique de l’Autriche s’accentua et isola le régime Dollfuss-Schuschnigg. Le rattachement au domaine économique grand-allemand, qui supprimait le chômage massif et semblait par là-même être une source d’espoir, se révéla pour le peuple autrichien, dont les souffrances étaient lourdes, comme la seule voie vers la liberté. La vague d’enthousiasme qui déferla le 12 et le 13 mars 1938 sur toute l’Autriche, était sincère. Contester cela aujourd’hui serait falsifier l’Histoire. Ce n’est pas le Gouvernement Dollfuss-Schuschnigg qui avait la légitimité démocratique, mais l’Anschluss, On ne saurait. je crois, davantage prétendre, en se basant sur les raisons invoquées plus haut, à une faute punissable de la part de Kaltenbrunner à l’occasion de sa prétendue activité dans la question de Tchécoslovaquie. La discussion sur la culpabilité et le châtiment ne devient brûlante, selon moi, qu’à partir du 1er février 1943. La révolte du peuple allemand à l’égard d’un des moyens de terreur les plus décriés, l’internement de protection, avait déjà crû démesurément dans les années précédant cette époque. Est-il juste de dire que Kaltenbrunner lui-même, dont le Tribunal a pu voir de nombreux ordres d’internement de protection revêtus de sa signature, ressentait un dégoût intérieur contre cette sorte de violation de la liberté humaine ?

Puis-je me référer à quelques phrases de son interrogatoire ?

« Question

Saviez-vous que la détention préventive était admise et qu’elle était employée très souvent ?

Réponse

Comme je l’ai déjà dit, je me suis entretenu avec Himmler en 1942 au sujet du sens de cette détention préventive. Mais je crois qu’auparavant j’avais eu un échange de correspondance détaillée, une fois avec lui et une fois avec Thierack. Je considère la détention préventive telle qu’elle a été appliquée dans le Reich comme une nécessité requise par la raison d’État ou plutôt comme une mesure justifiée par l’état de guerre, dans un petit nombre de cas seulement. Mais par ailleurs, je me suis déclaré opposé à cette conception et à l’utilisation systématique qu’on en faisait en fournissant des arguments juridiques et historiques. J’ai parlé de cette question à Himmler ainsi qu’à Hitler. Au cours d’une réunion de procureurs — je crois que c’était en 1944 — j’ai pris position ouvertement contre cette mesure car j’ai toujours pensé que la liberté d’un homme est un de ses biens les plus précieux et que seul le jugement d’un tribunal dont le fonctionnement est prévu dans une constitution peut restreindre cette liberté ou la supprimer ».

Cet homme exprime ici les justes principes dont l’observance aurait épargné au peuple allemand et au monde les pires souffrances, et c’est le fait de ne pas les avoir appliqués qu’on lui impute à lui précisément qui, malgré ses idées saines, a conformé ses actions à la prétendue raison d’État. Il fut ainsi soumis malgré lui au principe de la haine, qui, tôt ou tard, réduit toujours à néant les fondations de l’État le plus fort. « Cela est juste qui profite au peuple » avait proclamé Hitler. Je crois bien volontiers que Kaltenbrunner regrette aujourd’hui profondément d’avoir obéi à cette maxime trop longtemps et sans y opposer une résistance suffisante...

L’Accusation n’a d’ailleurs pas pu produire une seule signature originale de l’accusé relative à des ordres d’internement de protection, et je ne tiens pas pour inadmissible l’affirmation de Kaltenbrunner, selon laquelle il n’aurait jamais donné sa signature pour une mesure de cette sorte. Je peux donc me dispenser, étant donné le caractère tragique de tous ces ordres d’internement, de dire un seul mot pour établir si sa responsabilité est annulée ou du moins fortement atténuée, par le fait que ces ordres aient pu être signés sans qu’il en ait connaissance ; la question se pose alors naturellement de savoir comment un tel fait était possible dans une administration aussi exceptionnellement importante. Quoi qu’il en soit, dans des circonstances d’une telle ampleur et d’un tel tragique, le sentiment aurait tendance à ne faire presque aucune différence entre la connaissance des faits et leur ignorance par négligence, car il voudrait rendre le représentant de cette administration responsable de tout ce qui s’y passe. Cette notion constitue également le sens de la déclaration de Kaltenbrunner citée plus haut, en réponse à la question de sa responsabilité de principe. Quand il s’agit du bonheur et du destin d’êtres vivants, on ne peut pas se couvrir du prétexte de l’ignorance des faits pour ses soustraire à la peine ; tout au plus, peut-être, pour l’atténuer. Cela, l’accusé le sait aussi. Les ordres d’internement de protection étaient les avant-coureurs inévitables des camps de concentration. Et je ne dévoile pas un secret lorsque je dis que la responsabilité de l’établissement d’un ordre d’internement de sécurité constitue également le début de la responsabilité du sort de l’interné qui se trouve dans un camp de concentration. Je ne pourrais jamais admettre que le Dr Kaltenbrunner ait eu connaissance des excès qui s’ajoutaient aux souffrances des milliers d’hommes qui succombaient dans les camps ; car, dès que les portes des camps de concentration s’étaient refermées, commençait l’influence exclusive de cette autre administration, que l’on a plusieurs fois nommée, l’Office principal de l’économie et de l’administration. Au lieu de me référer sur ce point aux déclarations de nombreux témoins, je m’en rapporterai à celles du Dr Höttl, témoin qui a répondu à la question sur les rapports de subordination : « Les camps de concentration étaient placés sous l’autorité exclusive de l’Office principal de l’économie et de l’administration SS ; ils échappaient donc à l’Office principal de sécurité du Reich et par conséquent à Kaltenbrunner. Dans ce domaine, il n’avait aucun pouvoir ni aucune compétence ». D’autres témoins ont déclaré que Kaltenbrunner devait être au courant des tristes conditions des camps de concentration ; il n’est cependant pas douteux que les commandants des camps de concentration avaient intentionnellement fait en sorte que les excès coupables de leurs équipes de garde soient dissimulés à leurs supérieurs même. En outre, c’est un fait qu’à l’arrivée des Alliés on a trouvé un état de choses qui résultait presque uniquement de la situation militaire et économique catastrophique des dernières semaines de guerre, et que le monde, à tort, rapporta également à une époque antérieure. Les déclarations du commandant du camp d’Auschwitz Höss, qui, en raison de l’activité qu’il eut plus tard au service des camps de concentration de l’Office principal de l’économie et de l’administration, avait un aperçu exact des choses, confirment pleinement l’affirmation ci-dessus. Höss n’a pas la moindre raison de faire une fausse déclaration. Celui qui, comme lui, a envoyé des millions d’hommes à la mort, n’appartient plus au domaine des juges et des considérations humaines. Höss a déclaré : « Ce qu’on appelle les mauvais traitements et les tortures des camps de concentrations... n’étaient pas, comme on le suppose une méthode ; ils étaient plutôt des abus commis sur des détenus par certains chefs, sous-chefs et hommes ». Ces éléments durent, selon la déclaration de Höss, rendre compte eux-mêmes de leurs actes. Je ne crois pas avoir besoin de préciser que, selon la déclaration de divers témoins, les visiteurs des camps de concentration étaient impressionnés et étonnés du bon état, de la propreté et de l’ordre de ces camps et qu’ils ne pouvaient donc soupçonner les souffrances particulières des internés. Mais il serait pour le moins de mauvais goût de ma part de contester que le chef du service d’information ait eu l’obligation, à la suite par exemple, des nouvelles propagées par l’étranger, d’éclaircir aussi, pour des raisons d’humanité, les doutes qu’il pouvait éventuellement avoir à ce sujet. Cette méconnaissance des faits semble aussi être confirmée par la déposition du Dr Meyer de la Croix-Rouge Internationale, car l’autorisation donnée par Kaltenbrunner de faire visiter le camp juif de Theresienstadt par la Croix-Rouge Internationale et ravitailler les camps de concentration en vivres et en médicaments est bien une preuve des mauvaises conditions dans lesquelles se trouvaient des camps pendant les derniers mois de la guerre ; mais personne n’aurait laissé des observateurs neutres, donc étrangers, jeter un coup d’œil sur les camps, sachant que dans ces camps, comme le prétend l’Accusation, les crimes contre l’Humanité étaient pour ainsi dire à l’ordre du jour.

Je ne conclus donc pas que Kaltenbrunner avait une entière connaissance de cet « état de choses » qui régnait dans les camps de concentration, mais à son obligation de procéder à des enquêtes sur le sort des détenus. Kaltenbrunner aurait alors appris qu’une grande partie des détenus devaient leur internement aux crimes qu’ils avaient commis, une partie beaucoup plus faible à leurs opinions politiques ou idéologiques ou à leur race, etc. Je conteste toutefois, d’accord avec Kaltenbrunner, que même alors, il aurait eu connaissance de ces crimes contre l’Humanité, de ces excès et de la détresse de ces hommes. Il était extrêmement compliqué en Allemagne de connaître la vérité, et même le chef du RSHA se heurtait pour la découvrir aux obstacles presque insurmontables de la hiérarchie des compétences et des pouvoirs. Depuis 1943, le problème de l’amélioration du triste sort des détenus n’aurait pu être résolu que par la suppression même de ces camps. Or, l’Allemagne des douze dernières années, sans camps de concentration, aurait constitué une utopie. Kaltenbrunner n’était dans cette mécanique, si on la considère dans son ensemble, qu’un bien petit rouage.

J’ai parlé précédemment des ordres d’internement de protection et de leurs conséquences. Le Dr Kaltenbrunner a reconnu la nécessité des camps d’éducation par le travail (Arbeitserziehungslager) et cela, comme il l’a indiqué au cours de son interrogatoire, en raison de la situation dans laquelle se trouvait l’Allemagne à l’époque, de l’immense besoin de main-d’œuvre, et pour d’autres raisons. Et si je ne me trompe pas, il n’a pas été présenté de preuves convaincantes relatives à des abus ou à des atrocités dans des camps de ce genre. La raison en est peut-être dans le fait que ces camps n’avaient qu’une certaine ressemblance avec les camps de concentration, sans pouvoir leur être assimilés.

Kaltenbrunner a, au moyen de toutes les preuves dont il disposait, réfuté l’Accusation d’avoir également signé des ordres d’exécution. Les témoins Höss et Zutter prétendent avoir vu des ordres de ce genre dans quelques cas isolés. Le Ministère Public ne me semble pas non plus avoir prouvé que de tels ordres eussent été donnés sans jugement ou sans raisons justifiant la peine de mort, à l’exception, il est vrai, d’un cas particulièrement accablant que le témoin Zutter, adjoint du commandant du camp de Mauthausen, a rapporté d’après des rumeurs dont il avait eu connaissance : un télégramme portant la signature de Kaltenbrunner aurait autorisé, au printemps de 1945, l’exécution de parachutistes. Je crois pouvoir affirmer qu’il n’a pas signé d’ordres relatifs à la vie ou à la mort d’individus, parce qu’il n’avait pas le droit de le faire. Or, la signature originale de Kaltenbrunner ne figure pas sur ce document. J’ajouterai que Kaltenbrunner a nié avoir eu la moindre connaissance de ce fait. Le Dr Höttli a déclaré au cours de son témoignage : « Non, Kaltenbrunner n’a pas donné d’ordres de ce genre et, à mon avis, il ne pouvait donner ces ordres » — concernant l’exécution de Juifs — « de sa propre autorité ». Et Wanneck le confirme expressément en disant : « Je sais que Himmier décidait en personne de la vie et de la mort ainsi que des autres peines infligées aux détenus des camps de concentration ». Ceci prouverait que Himmler disposait exclusivement des pleins pouvoirs dans ce triste domaine.

Mais il serait bien léger de ma part de vouloir contester entièrement la culpabilité de Kaltenbrunner sur ce point. Lorsque de tels ordres étaient appliqués par exemple à des ressortissants d’une puissance étrangère, en application de ce qu’on appelle le « Kommandobefehl » de Hitler, du 18 octobre 1942, la question de la responsabilité se pose à l’égard de celui dont ces ordres portent le nom, car il pouvait arriver que ses subordonnés abusent de sa signature. Il est certain que Kaltenbrunner n’a jamais pris la moindre part à l’élaboration du « Kommandobefehl ». Mais on ne peut guère nier que cet ordre lui-même violât le Droit international. L’évolution vers la guerre totale de la deuxième guerre mondiale’ eut nécessairement pour conséquence l’apparition d’un grand nombre de nouvelles ruses de guerre. Dans la mesure où de véritables soldats étaient chargés de les exécuter, cet ordre ne pouvait pas même être justifié par le motif humain et absolument compréhensible de l’amertume provoquée par l’attitude de ces troupes de commandos qui contrevenaient aux lois et coutumes de la guerre. Heureusement, comme l’a indiqué l’accusé Jodl, très peu d’hommes ont été victimes de cet ordre de Hitler.

On me demandera peut-être si je suis tenu de discuter des points de l’Accusation, comme je viens de le faire, ou s’il m’a seulement été permis de le faire, puisque aussi bien cela est l’affaire du Ministère Public ; je répondrai que si la Défense se permet de reconnaître le coté négatif d’une personnalité, on ne l’en écoutera que davantage lorsqu’elle demandera au Tribunal de bien vouloir accorder à l’aspect positif toute son importance. Mais existe-t-il bien un aspect positif dans le cas présent ? Je crois pouvoir répondre à cette question par l’affirmative. J’ai déjà souligné plusieurs faits qui se rattachent au moment où Kaltenbrunner est entré en fonctions. Au cours de son activité qui ne dura que deux ans, cet homme s’est fait le représentant d’idées humaines et généreuses. Je rappellerai son attitude envers l’ordre donné par Hitler de lyncher les aviateurs ennemis abattus. Le témoin Koller, général d’aviation, a décrit l’attitude raisonnable de Kaltenbrunner, attitude qui eut pour résultat le sabotage de cet ordre. Après avoir exposé d’abord la teneur de l’ordre de Hitler et la menace que celui-ci avait faite au cours de l’examen de la situation du jour, de faire fusiller quiconque saboterait cet ordre, Koller cite les paroles de Kaltenbrunner. Je me permets de citer quelques phrases de la déposition de Koller ; selon celui-ci, Kaltenbrunner déclara : « Les attributions du SD sont toujours mal comprises. De telles choses ne sont absolument pas de son ressort. Au reste, aucun soldat allemand ne fera ce que demande le Führer : il ne tuera pas les prisonniers et si quelques partisans fanatiques de M. Bormann essayent de le faire, le soldat allemand s’y opposera... En outre, je ne jouerai moi non plus aucun rôle dans cette affaire... »

Koller et Kaltenbrunner étaient donc parfaitement d’accord sur ce point. Cette action positive de Kaltenbrunner importante pour juger du caractère exact de sa personnalité, n’est pas isolée. Le témoin Höttl a affirmé que, pour le destin futur de l’Allemagne, Kaltenbrunner alla jusqu’à la limite de la haute-trahison, sinon au delà. Ce témoin affirme, par exemple, que dans la question hongroise, Kaltenbrunner sut incliner Hitler à la modération, en mars 1944, et empêcher l’entrée des bandes roumaines et que, grâce à son appui, le Gouvernement national-socialiste hongrois dont l’installation avait été prévue n’entra en fonctions qu’après un délai assez long. Le Dr Höttl dit ensuite textuellement :

« Depuis 1943, j’avais représenté à Kaltenbrunner que l’Allemagne devait essayer de terminer la guerre en concluant une paix à n’importe quel prix. Je l’avais informé de mes relations avec les milieux américains de Lisbonne. Je l’ai également informé que, par le truchement du mouvement de résistance autrichien, j’avais pu prendre contact avec un service américain à l’étranger. Il me fit part de sa volonté de se rendre avec moi en Suisse pour entamer personnellement des négociations avec un représentant américain, et empêcher que le sang ne continuât de couler sans raison. »

Les déclarations du témoin Neubacher, sont dans le même sens. Mais ce témoin a, de plus, fourni le témoignage d’actes positivement humains de la part de Kaltenbrunner. A la question de savoir si Kaltenbrunner avait soutenu le témoin pour adoucir dans la mesure du possible la politique de terreur en Serbie, le Dr Neubacher a répondu — et je cite textuellement —  : « Oui, je dois beaucoup à l’aide de Kaltenbrunner dans ce domaine. Les services de la Police allemande de Serbie nous connaissaient, Kaltenbrunner et moi, et savaient que celui-ci, en sa qualité de chef du service de renseignements à l’étranger, soutenait sans restrictions ma politique dans les territoires du Sud-Est. Je suis ainsi parvenu à acquérir de l’influence sur les services de la Police ; l’appui de Kaltenbrunner me fut précieux dans les efforts que je faisais, avec l’aide d’officiers compréhensifs, pour écarter le système, jusqu’alors en vigueur, de la responsabilité collective et des représailles ». Je mentionnerai en outre l’activité secourable de la Croix-Rouge de Genève due à l’initiative de Kaltenbrunner. Le Pr Burckhardt, le Dr Bachmann, le Dr Meyer, ont, dans leurs témoignages, décrit l’activité de l’accusé dans ce domaine. Des milliers de gens purent ainsi passer de la détention à la liberté. Je voudrais encore attirer l’attention sur quelques paroles prononcées par l’accusé Seyss-Inquart à propos de deux questions. Il a dit que Kaltenbrunner militait en faveur d’une autonomie complète de l’État polonais ainsi que pour le rétablissement de l’indépendance des deux Églises chrétiennes et j’ajoute que, suivant la déposition du Dr Höttl, Kaltenbrunner a défendu son activité avec beaucoup d’énergie et s’est heurté à une résistance farouche de la part de Bormann.

Kaltenbrunner n’a pas cherché à réaliser sa volonté d’humanité dans ce seul domaine. C’est pourquoi il me semble important d’insister sur ses efforts- en vue de faire comprendre aux Gauleiter d’Autriche que toute résistance aux troupes des Puissances de l’Ouest était dénuée de sens et qu’il ne fallait donc donner aucun ordre de résistance. Ceci a été confirmé par le témoin Wanneck. Le Ministère Public rend Kaltenbrunner responsable de l’évacuation et d’un projet d’anéantissement de certains camps de concentration. Je crois que cette preuve à non seulement manqué son but, mais qu’on peut même considérer que c’est l’inverse qui est prouvé, A la question posée au Dr Höttl de savoir si Kaltenbrunner avait enjoint au commandant du camp de concentration de Mauthausen d’ouvrir le camp aux troupes qui approchaient, celui-ci a répondu : « Il est exact que Kaltenbrunner a donné cet ordre. Il l’a dicté en ma présence, afin qu’il fût transmis au commandant du camp. »

En outre, Kaltenbrunner a déclaré très logiquement au cours de son interrogatoire : puisqu’il avait donné l’ordre de ne pas évacuer le camp de Mauthausen, où se trouvaient de nombreux grands criminels, l’ordre d’évacuer Dachau dont les occupants étaient inoffensifs par rapport à ceux de Mauthausen perd toute raison d’être. La destruction du camp de concentration de Dachau et de ses deux camps annexes était, d’après le témoignage du baron von Eberstein, souhaitée par Giesler, alors Gauleiter de Munich. Enfin, le témoin Wanneck a, lui aussi, confirmé qu’il n’avait pas eu connaissance d’un tel ordre de Kaltenbrunner, mais qu’étant donné la situation qu’il occupait alors auprès de Kaltenbrunner, il aurait dû savoir si un tel ordre avait été donné ou même envisagé.

Qui, en fait a donné les ordres, ceci ne pourra plus être établi avec certitude. Le témoin Höss a parlé dans son interrogatoire d’un ordre d’évacuation donné par Himmier ainsi que d’un ordre direct de Hitler.

A ce propos, il me semble souhaitable de revenir sur les affirmations du Ministère Public d’après lesquelles Kaltenbrunner aurait pris part à la triste affaire de Sagan. Me référant à la déclaration de Kaltenbrunner, confirmée ici par le témoin Wielen au cours de son interrogatoire, il me semble établi que Kaltenbrunner n’a été saisi pour la première fois de l’affaire que plusieurs semaines après la fin de cette tragédie. Il me semble également douteux que les Einsatzgruppen qui avaient été créés par l’ordre de Hitler relatif aux commissaires et datant de 1941, aient encore été en fonctions après l’entrée en service de Kaltenbrunner. Il y a quelques arguments pour et quelques arguments contre. Kaltenbrunner a contesté l’existence de ces groupes pendant la période de son activité au titre de chef du RSHA. Je ne voudrais pas me perdre dans les détails, mais seulement attirer l’attention du Tribunal sur ces doutes. Il en est de même, par exemple, du « Kugel-erlass ». Le document PS-1650 prouve que ce n’est pas Kaltenbrunner, mais le chef du bureau IV, le fameux Müller, qui a pris ces dispositions, tandis que le document PS-3844 parle de la signature de l’accusé lui-même. Il me semble que le premier document soit celui qui mérite d’être retenu. Puis-je enfin attirer encore votre attention sur des documents dont la force probante est restreinte par le fait qu’ils s’appuient uniquement sur des constatations indirectes ? Je pense que le Tribunal dispose d’une expérience si riche dans le domaine de l’appréciation des preuves que je n’ai pas besoin de donner plus d’arguments. J’ai délibérément traité d’abord la partie négative afin d’être, en conscience, d’autant plus autorisé à mettre également en relief le côté positif de la personnalité de Kaltenbrunner. Mais dans quelle mesure serai-je fondé à déclarer que Kaltenbrunner n’a pas eu, en fait, une connaissance suffisante des nombreux crimes de guerre et crimes contre l’Humanité commis au cours des deux dernières années de la guerre avec la participation du bureau IV ? Une telle défense aurait-elle des chances de disculper entièrement le chef du RSHA ? Kaltenbrunner a déclaré dans son interrogatoire n’avoir eu connaissance que très tard, et pour certains en 1944 ou 1945 seulement, des ordres, ordonnances, directives, etc., sans parler du fait qu’ils avaient été émis longtemps auparavant, quelques-uns même plusieurs années avant son entrée en fonctions.

Il n’est pas pour l’instant dans mon intention de tenter de prouver le détail des affirmations de Kaltenbrunner. Le Ministère Public s’en est tenu exclusivement au fait de savoir si ces ordres, décrets, directives, etc., ont également été appliqués alors que l’accusé était chef du RSHA. Il est souvent très difficile, même au défenseur d’un accusé, de le suivre dans les méandres secrets de ce qu’il sait et de ce qu’il ignore. Peut-être aussi manque-t-il parfois au défenseur qui se trouve en face d’une hécatombe atteignant tout un continent le recul nécessaire pour porter un jugement équitable et il risque de faire tort à l’accusé. Il laisse ainsi à l’Histoire le soin tardif de se faire une image du caractère de l’accusé, car l’avocat, lui non plus, n’est pas infaillible quand il s’agit d’expliquer la psychologie de son client. Au cours de son interrogatoire devant le Tribunal, Kaltenbrunner a exposé quelles étaient les difficultés de sa situation, lorsqu’il entra en fonctions le 1er février 1943, et j’ose espérer que personne ne les méconnaîtra. Le Reich se défendait encore, et, en 1943, il était encore dangereux pour les adversaires qui l’affrontaient. Mais déjà c’était un combat pour un but visiblement situé dans un lointain inaccessible. Celui qui tente de saisir les roues d’une voiture lancée à toute vitesse vers l’abîme est perdu. Cette situation sans issue s’accompagnait, dans tous les domaines de la vie privée et publique, d’une activité improductive, fruit d’une insécurité nerveuse. Cette situation a fait dire à Kaltenbrunner :

« Je vous prie de vous mettre à ma place. J’étais arrivé à Berlin au début de février 1943. J’entrai en activité en mai 1943. En cette quatrième année de guerre, les ordres et les décrets du Reich allemand étaient déjà entassés par milliers sur les tables et dans les placards des fonctionnaires. Il était absolument impossible à qui que ce soit de lire entièrement tout cela, même en une année entière. Même si je m’en étais fait un devoir, je n’aurais jamais pu prendre connaissance de tous ces ordres. »

Je rappelle respectueusement à ce propos que, d’après la déposition du Dr Höttl et d’autres témoins, le RSHA comprenait à Berlin, à l’époque où Kaltenbrunner était en fonctions, environ 3.000 employés de toute catégorie et que, toujours d’après les dires de ce même témoin, Kaltenbrunner n’a jamais eu tous les pouvoirs dans cet office.

Personne ne niera que Kaltenbrunner avait le devoir de se faire informer rapidement tout au moins des événements importants de tous les services du RSHA et que, de cette façon, il aurait eu rapidement connaissance, par exemple, des opérations antisémites de Himmler et d’Eichmann, ou de bien d’autres graves mesures terroristes. Je me permets de rappeler qu’en réponse à mes questions, Kaltenbrunner a déclaré expressément et à plusieurs reprises devant ce Tribunal qu’à chaque fois qu’il avait eu connaissance de tels événements, il avait fait des contre-propositions à Himmler et même à Hitler, mais qu’il n’avait obtenu qu’un succès limité et seulement au bout d’un certain délai.

L’accusé attribue ainsi à son initiative personnelle l’ordre donné par Hitler et exécuté en octobre 1944 d’arrêter le massacre des Juifs. Si difficile soit-il de déterminer si la puissance et l’influence d’un seul homme a pu suffire à arrêter l’exécution de ce programme d’anéantissement qui en était déjà à son dernier stade, je crois pouvoir dire sans me tromper que c’est à cet homme que des dizaines de milliers de Juifs doivent d’avoir échappé à l’enfer d’Auschwitz et de voir encore la lumière du jour.

Il résulte des témoignages du Dr Bachmann et du Dr Meyer, de la Croix-Rouge Internationale, que Kaltenbrunner avait demandé à la Croix-Rouge Internationale d’envoyer des secours à un grand camp de Juifs qui n’étaient pas des détenus politiques, situé à Unskirchen près de Wels. Le témoin Wanneck a dépeint ainsi les idées de Kaltenbrunner sur la politique antisémite de Himmler :

« Dans la hâte quotidienne de nos conférences et de nos travaux communs de politique extérieure, nous ne nous sommes plus occupés de la question juive. Au moment où Kaltenbrunner entra en fonctions, cette question était déjà tellement avancée que Kaltenbrunner n’aurait plus pu y changer quoi que ce fût. S’il lui arrivait d’en parler, c’était pour constater que des fautes avaient été commises, qui ne pouvaient plus être réparées. »

Ce témoin confirme enfin que cette opération avait été menée de manière indépendante par la voie hiérarchique Himmler-Eichmann, et il fait remarquer que la position d’Eichmann, qui était déjà prépondérante au temps où Heydrich vivait encore, était devenue de plus en plus importante, à tel point qu’il était devenu complètement indépendant dans le domaine de la question juive.

J’indique à ce sujet que, d’après la déposition de Höss, le seul homme vivant qui soit au courant de cette question, deux cents à trois cents personnes en tout auraient reçu, au cours d’un entretien de dix à quinze minutes, cet ordre démoniaque de Hitler, en vertu duquel plus de 4.000.000 de personnes furent anéanties ; et j’ajoute qu’un grand peuple de 80.000.000 d’habitants n’était guère ou peut-être pas informé des événements qui, pendant la guerre, se sont passés au sud-est du Reich.

Selon le témoignage du Pr Burckhardt, Kaltenbrunner, au cours d’une discussion sur la question juive, déclara : « C’est une énorme stupidité ; il faudrait libérer tous les Juifs, voilà mon opinion personnelle ».

Mais malgré tout, le problème de la culpabilité soulève cette question fondamentale : un haut fonctionnaire, chef d’un service influent, dont les subordonnés commettent couramment à tous les échelons de la hiérarchie, des crimes contre l’Humanité et des infractions au Droit international, a-t-il le droit d’accepter de telles fonctions et de rester en place tout en désapprouvant ces actes ? Ou bien la question peut-elle être différente si cet homme a l’intention de faire tout ce qui est humainement possible pour briser la chaîne de ces crimes et devenir ainsi finalement un bienfaiteur de l’Humanité ? On ne peut répondre à cette deuxième question que par l’affirmative. Elle ne peut-être appréciée que du point de vue des principes les plus élevés de la morale. Mon opinion à ce sujet est encore la suivante : celui qui est animé d’une aussi louable intention n’est pas coupable si, du premier jour où il est entré en fonctions, il a repoussé toute participation directe à l’exécution de ces crimes et s’il a utilisé et même recherché toutes les occasions d’annuler ces ordres iniques et d’entraver leur exécution en déployant constamment tous ses efforts et en employant toutes les ruses humaines. Tout cela, l’accusé, lui aussi, l’a compris et l’a nettement ressenti. Étant donné l’importance de la question, je m’en rapporterai à son interrogatoire :

« Question

Je vous demande si vous avez eu la possibilité, après avoir peu à peu pris connaissance de l’état de choses qui régnait à l’intérieur de la Gestapo et dans les camps de concentration, d’y apporter des changements. Si c’était possible, pouvez-vous dire si le fait que vous soyez resté à votre poste vous a permis d’atténuer certaines rigueurs et d’améliorer cet état de choses ?

Réponse

J’ai demandé à plusieurs reprises à rejoindre le front. Mais la question la plus aiguë que j’avais à résoudre était la suivante : la situation en sera-t-elle adoucie, améliorée, ou changée ou n’avais-je pas le devoir, en restant à mon poste, de tout faire pour contribuer à changer cette situation ? Mes différentes demandes de départ pour le front ayant été refusées, je ne pus que tenter d’agir personnellement pour modifier un système aux fondements idéologiques et légaux duquel je ne pouvais rien changer, comme l’ont montré tous les ordres qui ont été présentés ici et qui avaient été émis bien avant moi. Je ne pouvais qu’essayer d’adoucir des méthodes, tout en m’efforçant de les abolir définitivement.

Question

Vous considériez donc comme compatible avec votre conscience de rester à votre poste ?

Réponse

En considération de la possibilité qui m’était donnée d’agir sur Hitler, sur Himmle et sur beaucoup d’autres personnes, ma conscience ne me permettait pas de quitter mon poste. Je considérais comme de mon devoir de m’opposer personnellement aux injustices commises. »

Ainsi l’accusé se réclame de sa conscience et vous devrez juger si cette conscience, en considérant son devoir vis-à-vis de l’État, mais aussi vis-à-vis de la communauté humaine, s’est trompée ou non. L’obligation de résister de toutes ses forces, comme je l’ai dit tout à l’heure, aux ordres du Malin, est valable pour tout homme, quelque situation qu’il occupe. Kaltenbrunner, lui aussi, l’affirme expressément. Celui qui assume une charge de l’État doit pouvoir prouver en premier lieu qu’il a contribué à faire disparaître des iniquités aussi énormes que celles qui furent commises en Europe, et cela dès qu’il en a eu connaissance, s’il ne veut pas être considéré comme coupable. Le Dr Kaltenbrunner a-t-il apporté suffisamment de preuves ? Je laisse à votre jugement la réponse à cette question. Je voudrais cependant exprimer ici mon opinion : cet homme n’était pas un conjuré, mais uniquement un de ceux qui recevaient les ordres, qui dépendait des autres. L’ordre de Himmlr, malgré tous les accords conclus, signifiait sa nomination à l’Office principal de la sécurité du Reich. Est-il juste qu’un ordre donné change tous les fondements du problème ? La question est brûlante. Le Statut de ce Tribunal interdit d’invoquer un ordre donné pour éviter la condamnation. La raison donnée par M. le Procureur Général américain repose sur la supposition qu’on connaissait ces crimes ou leurs mobiles en la personne des chefs supérieurs, et que cette connaissance interdit d’invoquer l’ordre donné. Le même fait se présente sans cesse au cours de ce Procès ; c’est qu’il n’y a guère de haut fonctionnaire, quel que fût le poste officiel qu’il ait occupé, qui ne fût entré en fonctions sur l’ordre du représentant le plus élevé de l’autorité constitutionnelle ; en effet, la destinée inéluctable du Reich, déjà manifeste dans les trois dernières années de la guerre, signifiait pour tous les hauts dignitaires le renoncement à tout ce côté de la vie dont beaucoup disent qu’il la rend digne d’être vécue. Les ordres maintinrent ces hauts fonctionnaires à leur poste durant toute la guerre, comme dans un cercle de fer. Il est indubitable que celui qui refusait de se soumettre à un ordre, particulièrement dans les dernières années de la guerre, devait s’attendre à sa propre mort, et même, éventuellement, à l’extermination de sa famille. De quelque côté que l’on envisage le problème du commandement en Allemagne après 1933, on ne peut refuser brutalement à un accusé d’invoquer l’état d’exception qui n’est absent ni du Droit pénal allemand, ni de celui d’aucun peuple civilisé, et repose sur la liberté dont doit disposer un homme pour être reconnu coupable.

Si celui qui commet le crime ne peut plus agir librement, puisqu’un autre lui enlève cette liberté en le menaçant d’un danger direct et permanent pour sa propre vie, il ne peut être déclaré coupable. Je ne veux pas rechercher maintenant si, dans la réalité du monde allemand de ces dernières années, la présence de ce danger direct était permanente ; mais, sans aucun doute, il existait, dans une mesure plus ou moins grande, une restriction de la liberté du subordonné. Il me semble certain que Himmler aurait considéré comme un acte de sabotage un refus catégorique de Kaltenbrunner de prendre en charge le RSHA, et qu’en conséquence il aurait fait disparaître cet homme.

Comme on a pu le constater au cours de ce Procès, Hitler a été un des plus grands négateurs du Droit que l’Histoire du monde ait jamais compté. Beaucoup admettent même l’obligation de tuer un tel monstre, pour assurer ainsi le droit à la liberté et à la vie de millions d’êtres humains. Au cours de ce Procès, les dépositions de témoins et d’accusés les plus diverses ont fait état de la question du putsch et particulièrement de l’assassinat des tyrans. Je ne peux pas reconnaître là une obligation, mais le droit d’agir ainsi n’est certainement pas discutable. Si la violation de liberté humaine s’effectue au moyen d’un ordre manifestement inique parce qu’essentiellement hostile à l’homme, la balance, dans le conflit qui se présente alors entre la discipline et la liberté de la conscience, penche en faveur de celle-ci. Même un serment de fidélité ne pourrait pas justifier une autre façon de voir, car chacun sent que la fidélité présuppose des obligations réciproques de la part des partenaires, de sorte que celui qui foule aux pieds l’obligation de respecter la conscience humaine dans la personne d’un subordonné perd du même instant le droit de se faire obéir. La conscience torturée se libère et rompt les liens noués par le serment. Peut-être certains me donneront-ils tort sur ce point en rappelant la nécessité d’un ordre dans la communauté et l’utilité de l’obéissance, précisément dans l’intérêt de cet ordre. Ils parleront de la sagesse du chef et de l’impossibilité de pénétrer et d’apprécier les motifs de tels ordres aussi bien que le chef peut le faire ; ils invoqueront l’amour de la patrie et bien d’autres raisons. Si vrai que tout cela puisse être, l’obligation impérieuse n’en subsiste pas moins pour le subordonné de s’opposer à l’ordre, dont il est clair qu’il poursuit visiblement la réalisation du mal et qu’il blesse le sentiment salutaire de l’humanité et de la paix entre les peuples et les hommes.

« Dans la lutte d’un peuple pour sa vie ou sa mort, la légalité n’existe plus ». C’est là une thèse fausse et dont les termes n’ont pas été bien pesés, qui que ce soit qui la prononce. Même un danger direct pour la vie du subordonné ne pourrait m’amener à changer mon opinion. Le Dr Kaltenbrunner ne contesterait pas que celui qui est placé à la tête d’un service important pour la communauté est, lui aussi, dans les conditions que je viens d’exposer, tenu de faire le sacrifice de sa vie. Si donc un danger direct et permanent pour sa propre vie et celle de sa famille ne peut l’excuser totalement, il atténue cependant sa culpabilité ; et Kaltenbrunner ne veut qu’attirer l’attention sur cette appréciation morale et juridique de sa situation. Il a ainsi fait ressortir un fait constaté par l’Histoire et qui a été l’un des motifs profonds de l’effondrement du Reich ; en effet, aucun homme vivant ne peut apporter à une communauté la liberté, la paix et la prospérité, s’il ne fait lui-même que porter avec dégoût les chaînes de l’esclavage et a perdu la liberté, caractéristique la plus certaine de tous les ’êtres portant figure humaine. Je crois que Kaltenbrunner aimerait revenir au monde et je sais qu’il défendrait cette liberté, même au prix de son sang.

Kaltenbrunner est coupable, mais l’étendue de cette culpabilité est moindre qu’elle ne semble l’être aux yeux de l’Accusation. Il attendra votre jugement sachant qu’il est le dernier représentant d’une puissance néfaste appartenant à la période la plus sombre et la plus douloureuse de l’Histoire du Reich. Il n’en est pas moins un homme qu’on ne pouvait rencontrer sans avoir le sentiment d’une destinée tragique.

LE PRÉSIDENT

L’audience est levée.

(L’audience est suspendue.)
LE PRÉSIDENT

Docteur Thoma !

Dr ALFRED THOMA (avocat de l’accusé Rosenberg)

Monsieur le Président, Messieurs. Le film documentaire qui a été projeté dans cette salle et devait montrer « l’ascension et le déclin du national-socialisme », débute par un discours de Rosenberg sur le développement du Parti jusqu’à la prise du pouvoir. Il y décrit la révolte de Munich et raconte que, le matin du 9 novembre 1923, il a vu se rassembler dans la Ludwigstrasse à Munich, les voitures de police armées de mitrailleuses et qu’il savait ce qui menaçait le défilé qui se rendait à la Feldherrnhalle. Néanmoins, il s’y était joint et marchait aux premiers rangs. C’est cette même position que prend aujourd’hui mon client devant l’accusation portée par le Ministère Public des Nations Unies. Il ne veut pas qu’on le fasse passer pour un homme dont les livres, les discours et les écrits n’ont été entendus de personne. Il ne veut pas sembler être aujourd’hui un autre que celui qu’il a été un jour, c’est-à-dire un homme qui a combattu pour que l’Allemagne ait une position forte dans le monde, pour un Reich allemand dans lequel la liberté nationale devait s’unir à la justice sociale.

Rosenberg est un Balte allemand de naissance ; dès sa jeunesse, il apprit le russe, passa son examen à Moscou après le transfert dans cette ville de l’École supérieure technique de Riga pendant la première guerre mondiale ; il s’intéressa à la littérature et à l’art russes, fréquenta des Russes, et considéra comme une énigme la victoire de l’esprit marxiste matérialiste sur le peuple russe, désigné par Dostoïevski comme le « peuple des partisans de Dieu » ; il trouva incompréhensible et injuste que le droit de disposer d’eux-mêmes ait été si souvent promis mais jamais volontairement accordé aux nombreux peuples de l’Europe orientale dont le tsarisme précisément avait fait la conquête jusqu’au milieu du XIXe siècle. Rosenberg acquit la conviction que la révolution bolchevique était dirigée non seulement contre les phénomènes politiques du moment, mais aussi contre toute la tradition nationale, les convictions religieuses, les bases ancestrales des peuples terriens de l’Europe orientale, et surtout contre l’idée de la propriété privée. Il vint en Allemagne à la fin de 1918 et vit, là aussi, le danger d’une révolution bolchevique ; il vit toute la culture spirituelle et matérielle de l’Occident en péril et crut avoir trouvé la tâche de sa vie en luttant contre ce danger dans les rangs hitlériens. C’était une lutte politique contre des adversaires fanatiques et bien organisés, disposant de ressources et d’appuis de nature internationale et agissant selon le principe : « Sus aux fascistes, partout où vous les rencontrerez ». Mais, pas plus qu’on ne peut conclure de ce mot d’ordre à des intentions militaires agressives des Soviets contre l’Italie fasciste, la lutte des nationaux-socialistes contre le bolchevisme ne constituait la préparation d’une agression contre l’URSS. Pour l’accusé Rosenberg, un conflit militaire avec l’Union Soviétique, et en particulier une agression dirigée contre elle, ne semblait ni plus ni moins probable qu’à n’importe quel homme politique allemand ou étranger ayant lu Mein Kampf. Il n’est pas exact d’affirmer qu’il ait été au courant, d’une façon quelconque, de projets agressifs contre l’Union Soviétique ; bien plus, il s’est prononcé publiquement en faveur de relations correctes avec Moscou (document Rosenberg 7 b, page 147). Rosenberg n’a jamais réclamé une intervention militaire contre l’Union Soviétique, mais, par contre, il redoutait l’entrée de l’Armée rouge dans les États limitrophes, puis en Allemagne. Lorsque Rosenberg apprit, en août 1939, la conclusion du Pacte de non-agression entre le Reich et l’Union Soviétique — il était aussi peu informé des pourparlers préliminaires que des autres mesures de politique extérieure prises par le Führer — il aurait pu se rendre auprès du Führer et protester. Il ne le fit pas et n’éleva pas une parole de protestation ; le témoin Göring a confirmé que Hitler avait constaté cette attitude.

Rosenberg a exposé dans son témoignage (procès-verbal du 16 avril 1946, tome XI, page 484) qu’au début d’avril 1941 il avait été appelé subitement auprès de Hitler qui lui déclara qu’il considérait comme inévitable un conflit militaire avec l’Union Soviétique. Hitler en donnait deux raisons :

1. L’occupation militaire de territoires roumains, notamment la Bessarabie et le nord de la Bukovine ;

2. Le renforcement énorme, et entrepris depuis longtemps, de l’Armée rouge le long de la ligne de démarcation et particulièrement sur le territoire même de la Russe soviétique.

Cet était de choses était si évident qu’il avait déjà donné des ordres en conséquence sur le plan militaire et dans d’autres domaines et qu’il se proposait de faire appel à Rosenberg comme conseiller politique sous une forme quelconque. Rosenberg se trouva ]à — comme il l’a déclaré dans son témoignage — devant un fait accompli, et le Führer coupa court à toute tentative de discussions en faisant remarquer que les ordres venaient d’être donnés et qu’il n’y avait plus rien à changer à cette affaire. Là-dessus, Rosenberg convoqua quelques-uns de ses collaborateurs les plus proches, car il ne savait pas si les événements militaires surviendraient dans un proche avenir ou à une époque plus éloignée, et il établit ou fit établir quelques projets sur des questions politiques. Le 20 avril 1941, Rosenberg reçut de Hitler la mission temporaire de créer un bureau central pour l’étude des problèmes de l’Est et de prendre contact à cet effet avec les autorités supérieures compétentes. Document PS-865 (USA-143).

Si cet exposé de Rosenberg lui-même ne suffit pas à réfuter l’affirmation du Ministère Public selon laquelle Rosenberg porte « la responsabilité personnelle du plan et de l’exécution de la guerre d’agression contre la Russie » (Brudno, le 9 janvier 1946, procès-verbal tome V, page 61) et « était au courant du caractère d’agression et de brigandage de la guerre imminente » (Rudenko, le 17 avril 1946, procès-verbal, tome XI, page 587), si surtout on ne veut pas donner crédit à l’opinion suivant laquelle Rosenberg était persuadé de l’imminence d’une agression de l’Union Soviétique contre l’Allemagne, il me faut citer encore quatre points qui prouveront l’exactitude des déclarations de l’accusé :

1. Rosenberg n’assistait pas à la fameuse réunion du 5 novembre 1937 à la Chancellerie du Reich (document Hossbach, n » PS-386 (USA-25), lorsque Hitler révéla pour la première fois ses intentions agressives ; c’était à l’époque où Rosenberg avait encore ou semblait encore avoir une influence politique ; s’il en avait eu une, il aurait alors dû jouer le rôle d’inspirateur politique intime.

2. Lammers a déclaré devant ce Tribunal, au cours de son témoignage, que Hitler avait pris seul toutes les décisions importantes et, parmi celles-ci, celle de la guerre contre la Russie (procès-verbal du 8 avril 1946 tome XI, page 44).

3. Göring a répondu le 16 mars 1946 devant ce Tribunal à la question sur l’influence exercée par Rosenberg sur les décisions de Hitler en matière de politique étrangère :

« Je crois qu’après la prise du pouvoir, le service de politique étrangère du Parti ne fut jamais plus consulté par le Führer sur les questions de politique étrangère ; il m’avait, semble-t-il, été créé que pour assurer une unité dans la discussion de certaines questions de politique extérieure qui s’élevaient au cœur même du Parti… Autant que je sache, Rosenberg ne fut jamais consulté sur des questions de politique étrangère après la prise du pouvoir ». Le témoin von Neurath l’a également confirmé ici le 26 juin 1946.

A titre de quatrième argument, je voudrais encore faire allusion au « Rapport sommaire sur l’activité du bureau de politique étrangère de la NSDAP », document PS-003 (USA-603). On y parle si brièvement du « Proche-Orient », et d’une manière si anodine, qu’il est inutile de s’y arrêter. Dans les rapports confidentiels PS-004 et PS-007, il n’est pas question non plus de préparatifs contre l’Union Soviétique.

Administration à l’Est

Ce serait une procédure par trop facile et trop superficielle, et de ce fait injuste, que de dire :

1. Le territoire de l’Est avait été occupé au moyen d’une guerre d’agression, donc tout ce que l’administration y a fait était criminel ;

2. Rosenberg était, en qualité de ministre pour les territoires occupés de l’Est, le ministre responsable ; il doit donc être puni pour tous les crimes qui ont été commis là-bas, tout au moins dans le cadre des compétences et des pouvoirs des organismes administratifs. J’aurai à prouver qu’une telle interprétation n’est pas exacte, ni en droit ni en fait.

Rosenberg était l’organisateur et le principal élément de l’administration de l’Est. Le 17 juillet 1941, il fut nommé ministre pour les territoires occupés de l’Est. Antérieurement déjà, il avait, conformément aux ordres reçus établi d’autres travaux préparatoires sur les questions de l’Est européen, en prenant contact avec les services du Reich intéressés, document PS-1039 (USA-146). Il avait préparé et organisé son office chargé de centraliser les problèmes se posant dans les territoires de l’Est européen, document PS-1024 (USA-278). Il avait fait élaborer les instructions provisoires pour les Commissaires du Reich, document PS-1030 (USA-144), exposé son programme dans son discours du 20 juin 1941 (document PS-1058 (USA-147) et, surtout, avait pris part à la conférence avec le Führer du 16 juillet 1941, L-221 (USA-317).

En présence de Rosenberg, Lammers, Keitel et Bormann, Hitler déclara qu’on ne pouvait mettre l’univers entier au courant du véritable but de la guerre contre la Russie, que ses auditeurs devaient bien se rendre compte que jamais plus nous ne quitterions les territoires de l’Est, que l’on exterminerait ce qui s’opposerait à nous, que la question d’une puissance militaire existant à l’Est de l’Oural ne devait plus se poser, et que jamais plus un autre que l’Allemand n’aurait le, droit de porter les armes. Hitler proclama la soumission et l’exploitation des territoires de l’Est et, par cette déclaration, il s’oppose à ce que Rosenberg, sans être contredit par Hitler, lui avait précédemment exposé sur ses plans relatifs à l’Est.

Ainsi Hitler avait-il peut-être un programme d’asservissement et de pillage. Rien ne vient plus facilement à l’esprit et rien n’est plus facile à exprimer que le raisonnement suivant : même avant que Rosenberg ne prît en mains son ministère, il connaissait déjà les objectifs de Hitler dans l’Est, c’est-à-dire le dominer, l’administrer, l’exploiter ; donc il est complice non seulement du crime de conspiration contre la paix, mais il porte aussi une part de la responsabilité des crimes contre l’Humanité commis dans les territoires de l’Est, car Rosenberg disposait bien dans l’Est des pleins pouvoirs et était l’autorité la plus élevée.

Je traiterai plus tard, sur le plan du Droit et sur celui des faits, 1a question de la responsabilité automatique de Rosenberg en tant que chef des territoires de l’Est. Je voudrais tout d’abord traiter de sa responsabilité individuelle. On pourrait la baser sur un double argument :

1. Parce qu’il a, dit-on, collaboré aux travaux préparatoires de la guerre d’agression contre l’Union Soviétique ; j’ai déjà déclaré que cette affirmation est inexacte. Rosenberg n’a collaboré aux préparatifs de la guerre d’agression ni dans le domaine des idées, ni en fait ;

2. Parce qu’il soutenait le plan de conquêtes de Hitler en élaborant des projets, en tenant des discours, en organisant l’administration. Lorsqu’un ministre ou un chef militaire élabore des plans par ordre du Chef suprême de l’État, ou prend des mesures préparatoires d’organisation, cette activité ne peut pas être considérée comme coupable, même si, de ce fait, les intérêts d’autres pays sont menacés et même si ces plans, ces préparatifs et ces mesures envisagent un cas de guerre. Ce n’est que lorsque ledit ministre ou chef militaire travaille en vue de choses que le bon sens et le sentiment des convenances et de la justice internationales ne peuvent que qualifier de criminelles, qu’il pourra être rendu personnellement responsable. Rosenberg a prouvé de façon continue, par ses paroles et par ses actes, que ces idées de justice étaient également les siennes et qu’il avait la volonté de les appliquer. Sa situation était sans aucun doute particulièrement délicate, car son Chef suprême dépassa finalement dans ses idées, dans ses buts et dans ses intentions toutes les limites, et parce que d’autres forces puissantes étaient encore à l’œuvre, telles que Bormann, Himmler et le Gauleiter Koch, qui contrecarraient et sabotaient les intentions louables et honnêtes de Rosenberg. Nous assistons ainsi au spectacle singulier d’un ministre en place pour lequel les intentions du chef de l’État sont, en partie, incompréhensibles et inadmissibles, et en partie inconnues et, d’autre part, d’un chef d’État qui nomme et laisse en fonctions un ministre qui est certes un vieux et fidèle compagnon de lutte politique, mais avec lequel il n’a plus de contacts d’aucune sorte. Il serait erroné de juger d’une telle situation selon le concept démocratique de la responsabilité ministérielle. Rosenberg ne pouvait pas se retirer purement et simplement et il se sentait animé par le devoir de combattre pour ce qui lui paraissait juste et bon.

Dans son discours du 20 juin 1941, Rosenberg déclara que les Allemands avaient pour devoir de réfléchir au fait que l’Allemagne ne devait pas se battre tous les vingt-cinq ans à l’Est pour assurer son existence. Il ne souhaite nullement anéantir les Slaves mais favoriser le développement de tous les peuples de l’Europe orientale, encourager et non pas anéantir leur particularisme national. Il réclamait, document PS-1058 (USA-147), « des sentiments amicaux » pour les Ukrainiens, l’octroi d’une « existence nationale et culturelle » aux Caucasiens ; il soulignait que nous-mêmes n’étions pas dans cette guerre les « ennemis du peuple russe » dont nous reconnaissons les grandes réalisations. Il se prononçait en faveur du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », l’un des premiers points de la révolution soviétique elle-même. C’était là une idée qu’il a soutenue avec persévérance jusqu’à la fin. C’est dans ce discours que se trouve aussi le passage qui lui est particulièrement reproché par le Ministère Public, exposant que, sans aucun doute, le ravitaillement de l’Allemagne serait, durant ces années, la première des exigences allemandes à l’Est et que les territoires du Sud et le nord du Caucase auraient à fournir un complément pour le ravitaillement de l’Allemagne. Rosenberg continue alors : « Nous ne nous considérons absolument pas comme tenus de nourrir le peuple russe avec les excédents en provenance de ces territoires. Nous savons que c’est là une dure nécessité, en dehors de tout sentiment. Une évacuation de très grande envergure sera certainement nécessaire et les Russes se trouvent devant des années très dures. La question de savoir dans quelle mesure les industries seront maintenues sera résolue plus tard ». Ce passage apparaît sans transition et se trouve isolé dans ce long discours. On sent nettement qu’il a été imposé de force, que ce n’est pas la voix de Rosenberg. Rosenberg n’annonce pas ici son propre programme, mais se borne à constater des faits qui sont indépendants de sa volonté. Dans les premières directives du ministère de l’Est, document PS-1056 (USA-605), il déclare que le ravitaillement de la population est particulièrement urgent, de même que la fourniture de médicaments.

La vraie figure de Rosenberg apparaît en revanche lors de la conférence du 16 juillet 1941, quand, devant les plans de Hitler, il rappela l’existence de l’université de Kiev, l’indépendance du développement culturel de l’Ukraine, quand il s’éleva contre les pleins pouvoirs qui devaient être accordés à la Police et avant tout contre la nomination en Ukraine du Gauleiter Erich, Koch (document L-221).

On dira : à quoi servent ces protestations, à quoi servent ces réserves secrètes et cette approbation apparente des intentions de Hitler ? C’est un fait que Rosenberg a fait comme les autres : il est donc responsable. Comment et dans quelle mesure Rosenberg a participé à la politique pratiquée dans l’Est, ce qu’il n’a pas fait, de quelle manière il a protesté, ce qu’il a lui-même projeté et souhaité, je l’exposerai plus tard dans le détail pour le défendre contre la responsabilité dont on l’accuse d’avoir exploité et asservi les territoires de l’Est. Je voudrais seulement attirer l’attention sur ce qui suit : accepter dès l’abord et sans protester les déclarations de Hitler, si passionnées fussent-elles dans l’espoir et avec l’intention d’atteindre plus tard le but contraire, ne constituait pas une attitude dénuée de toute chance de succès. Contrairement à la déclaration do Hitler suivant laquelle « plus jamais un autre que l’Allemand ne pourrait porter les armes dans l’Est », il ne s’écoula que peu de temps avant que, par exemple, sur l’intervention de Rosenberg, on créât des légions de volontaires recrutés parmi les peuples de l’Est et que, malgré Hitler, un édit de tolérance fut accordé dans l’Est aux Églises (document PS-1517). Encore que Rosenberg n’ait pu, à l’origine, rien obtenir en ce qui concerne l’autonomie des peuples de l’Est, il ne renonça néanmoins pas à ses projets pour l’avenir. Il s’occupa d’abord particulièrement de la question agraire urgente. Une ordonnance agraire fut élaborée, qui put être présentée au Führer le 15 février 1942 et acceptée par lui sans aucune modification.

Elle n’était pas un instrument d’exploitation, mais une constitution agraire, de forme libérale instituée au milieu de la plus terrible de toutes les guerres. En pleine guerre, les habitants de l’Est obtinrent non seulement une constitution agraire, mais encore des machines agricoles. Le témoin Dencker a déclaré, dans sa déposition sous la foi du serment, que le livraisons suivantes avaient été faites aux territoires occupés soviétiques, y compris les anciens États limitrophes : Tracteurs agricoles 40-50 cv..... 7.000 unités environ.

Batteuses ........... 5.000 unités environ.

Instruments aratoires....... 200.000 unités environ.

Gazogènes pour tracteurs allemands et russes...... 24.000 unités environ .

Moissonneuses......... 35.000 unités environ.

Au total 180.000.000 de Mark.

Je ne crois pas que l’on puisse dire que ces livraisons ont été faites dans un but d’exploitation, et Rosenberg a donc fait ici également un travail utile de reconstruction.

Je poursuivrai en examinant tout d’abord la question de la responsabilité automatique de Rosenberg en sa qualité de ministre de l’Est, c’est-à-dire la question de sa responsabilité pénale en raison de ses fonctions.

Rosenberg a été nommé le 17 juillet 1941 au poste de ministre du Reich pour les Territoires occupés de l’Est. La souveraineté territoriale était représentée par deux commissariats du Reich : l’Ostland (Estonie, Lettonie, Lituanie et Ruthénie blanche) placé sous les ordres du Commissaire du Reich Lohse, et l’Ukraine, placée sous les ordres du Commissaire du Reich Koch. Les commissariats du Reich étaient divisés en districts généraux et en régions. A l’origine, le ministère de l’Est ne devait pas constituer une administration de grande envergure, mais simplement un service centralisateur, une instance supérieure dont l’activité devait se borner à la promulgation d’ordonnances de caractère général et à l’émission de principes directeurs et devait, en outre, assurer tout l’approvisionnement en matériel ainsi que l’acheminement du personnel. L’administration proprement dite était assurée par le Commissaire du Reich dont l’autorité était souveraine dans sa circonscription.

Il est particulièrement important de savoir que Rosenberg, en sa qualité de ministre de l’Est, ne constituait pas la tête de l’administration des territoires de l’Est dans son ensemble, mais qu’il existait simultanément plusieurs représentants supérieurs de l’autorité : le délégué général au Plan de quatre ans, Göring, était responsable de la direction de l’économie dans tous les territoires occupés et était, à cet égard, le supérieur du ministre de l’Est, car Rosenberg ne pouvait prendre de décrets qu’avec l’approbation de Göring. Le chef de la Police allemande, Himmler, était seul compétent pour la sécurité politique des territoires occupés de l’Est. Il n’existait d’ailleurs au ministère de l’Est, et même auprès des Commissaires du Reich, aucun service de Police. L’autorité de Rosenberg était, d’autre part, battue en brèche par le « Commissaire du Reich pour l’affermissement du germanisme », Himmler, puis par Speer, qui bénéficiait, par un décret du Führer, de toutes les questions techniques de l’administration des territoires de l’Est et par Goebbels, qui se réservait la propagande dans les territoires de l’Est. Je reviendrai plus tard sur la question importante que représente le service de la main-d’œuvre placé sous les ordres de Sauckel.

Rosenberg était néanmoins ministre responsable des territoires occupés de l’Est. A ce sujet, il faut souligner ce qui suit : Rosenberg n’est pas, dans ce Procès, accusé sur le plan politique, car le Tribunal n’est pas un parlement ; il ne l’est pas non plus sur le plan de Droit constitutionnel, le Tribunal n’étant pas non plus un tribunal d’État ; il ne s’agit pas non plus de la responsabilité civile de l’accusé, mais uniquement de sa responsabilité pénale, de la responsabilité qu’il assume pour ses propres crimes et pour les crimes des autres. Il n’est pas nécessaire que j’entre davantage dans le détail afin d’expliquer que, pour établir une responsabilité pénale et prononcer une condamnation, il doit être établi que l’accusé a suscité par sa faute, et en violation du Droit, un état de choses déterminé, et qu’il ne peut être puni pour n’avoir pas agi, c’est-à-dire pour une omission, que s’il avait l’obligation juridique d’agir et si, en raison de sa non-activité, des faits criminels se sont produits qu’il avait la possibilité effective d’empêcher.

Mais il me paraît d’importance décisive de souligner le fait que si Rosenberg était ministre pour les Territoires occupés de l’Est, il ne disposait pas de pouvoirs souverains. Ceux-ci étaient détenus par les commissariats du Reich des immenses territoires de l’« 0st-land » et d’Ukraine. La forme du futur remaniement constitutionnel de ces territoires n’étant pas encore déterminée, mais une chose était sûre : le Commissaire du Reich était le Chef suprême ; c’était lui, par exemple, qui déterminait en dernier ressort les mesures importantes à prendre, telles que l’exécution d’habitants d’un territoire pour actes de sabotage. J’ajouterai qu’en pratique c’était la Police qui se chargeait de ces questions. Les services centraux du Reich détenaient le pouvoir législatif ainsi qu’un droit de contrôle. Les fonctions de Rosenberg comme ministre de Territoires occupés de l’Est peuvent être caractérisées en paraphrasant la sentence bien connue du professeur français de Droit constitutionnel, Benjamin Constant : « Le roi règne, mais il ne gouverne pas » ; on pourrait dire ici : « Le ministre gouverne, mais il ne règne pas ». Il existait une souveraineté du Commissaire du Reich sous le contrôle central du ministre des Territoires de l’Est, comme cela se passe pour certains dominions de l’Empire britannique. Personne n’aurait aujourd’hui l’idée de citer le ministre anglais compétent devant un tribunal, parce qu’aux Indes, un Gouverneur a fait bombarder ou incendier un village indigène. Je dirai donc qu’on ne saurait conclure automatiquement à une responsabilité pénale de Rosenberg pour ne pas avoir empêché que certains crimes soient commis dans l’Est, pour la simple raison que, bien qu’exerçant le contrôle suprême, il n’avait pas de pouvoirs souverains, comme c’était le cas pour les deux Commissaires du Reich.

De plus, il faut se demander et examiner brièvement si l’accusé peut être rendu personnellement responsable d’une exploitation criminelle et d’un asservissement des peuples de l’Est et peut-être d’autres crimes. Quelle était son attitude, quelles étaient les lignes générales et les tendances de sa politique, qu’a-t-il fait de positif et qu’a-t-il empêché ou essayé d’empêcher ?

Dans les Pays baltes, on institua des administrations autonomes (Directoires) sous contrôle allemand. L’administration allemande était invitée, par le ministre des Territoires occupés de l’Est à faire preuve de la plus grande compréhension pour tous les désirs réalisables et à tenter d’établir de bons rapports avec les peuples baltes, les Pays baltes jouissaient de la liberté sur le plan législatif, scolaire et culturel et n’étaient limités que sur le plan politique, économique et sur celui de la Police. La réforme agraire entreprise dans les Pays baltes après la guerre de 1914-1918 s’était faite presque exclusivement aux dépens de la propriété allemande dont les origines remontaient à 700 ans. Néanmoins, Rosenberg, en sa qualité de ministre de l’Est, ordonna, par décret, que les fermes qui, depuis 1940, étaient en partie exploitées collectivement par l’Union Soviétique fussent rendues à la propriété privée et exprima, en restituant des terres enlevées jadis à leurs propriétaires allemands, la bienveillance du Reich. Ce fait se trouve expressément confirmé par le témoin Riecke, ainsi que par l’ordonnance agraire mentionnée plus haut (procès-verbal du 17 avril, tome XI, page 599 et suivantes).

Dans le district général de Ruthénie blanche, on préparait, sous le gouvernement du Commissaire général Kube, l’institution de l’administration autonome. On fonda le « Comité central blanc-ruthène », un service d’entraide et une œuvre de la jeunesse. A l’occasion du retour d’une délégation de la jeunesse de Ruthénie blanche qui avait été faire une visite en Allemagne, Kube déclara qu’il continuerait à se considérer comme le père de la jeunesse de Ruthénie blanche. Il fut assassiné la nuit suivante, mais la politique ne changea pas. Je ferai remarquer à ce sujet que les territoires russes proprement dits, entre Narva et Leningrad et autour de Smolensk, n’ont pas cessé d’être soumis à l’administration militaire. Il en était de même des districts de Karkhow et de la Crimée.

En ce qui concerne l’Ukraine, Rosenberg avait l’intention de lui accorder le plus tôt possible une administration centrale largement autonome, semblable aux directoires des Pays baltes, conjuguée avec l’octroi de facilités dans le domaine culturel et dans celui de l’éducation. Rosenberg avait cru au début que Hitler approuverait cette conception, mais une autre conception prit le dessus, qui croyait devoir tout sacrifier à l’économie de guerre. Rosenberg ne put obtenir et imposer qu’une seule chose : la nouvelle ordonnance agraire du 15 février 1942 qui prévoyait la transformation de l’économie collective de l’Union Soviétique en exploitation personnelle, puis en propriété paysanne. En complément, parut le 23 juin 1943 la déclaration de propriété. Elle ne put être appliquée immédiatement à cause de l’opposition du Commissaire du Reich Koch ; puis les événements militaires mirent fin à tout cela. Un règlement scolaire général que Rosenberg fit établir, parce que le Commissaire du Reich pour l’Ukraine refusa de le faire lui-même, faisait l’objet d’une autre ordonnance fondamentale. Rosenberg voulait instituer des écoles primaires et des écoles professionnelles ; le Commissaire du Reich protesta. Comme le conflit entre Rosenberg et le Commissaire du Reich Koch s’aggravait, Hitler donna par écrit, en juin 1943, les instructions suivantes : le Commissaire du Reich ne doit pas faire d’obstruction ; le ministre des Territoires occupés de l’Est doit cependant s’en tenir au fondamental et donner au Commissaire du Reich la possibilité de prendre au préalable position à l’égard de ses ordonnances, ce qui revenait pratiquement à mettre Koch sur le même plan que Rosenberg.

La situation très particulière au point de vue constitutionnel de Rosenberg comme ministre des Territoires occupés de l’Est, et l’affaiblissement progressif de sa position politique, ont été exposés par le témoin Lammers lors de son interrogatoire du 8 avril 1946. Je voudrais souligner les déclarations suivantes du témoin, particulièrement marquantes et importantes : Les pouvoirs du ministre des Territoires occupés de l’Est étaient battus en brèche par la Wehrmacht, par Göring, en tant que délégué au Plan de quatre ans, par Himmler, en tant que chef de la Police allemande, par Himmler, en tant que Commissaire du Reich pour le renforcement du germanisme (pour les mouvements de population), par Sauckel, en tant que délégué général à la main-d’œuvre, par Speer, dans le domaine de l’armement et de la technique, et enfin par ses divergences d’opinion avec Goebbels, ministre de la Propagande. Rosenberg était aussi limité par l’institution de Lohse et de Koch comme Commissaires du Reich pour les Territoires occupés de l’Est. Le chef supérieur des SS et de la Police était sous les ordres « personnels et directs » du Commissaire du Reich, mais il ne pouvait, comme l’a indiqué Lammers, recevoir d’ordres techniques ni de Rosenberg ni du Commissaire du Reich, mais de Himmler seulement.

Lammers dit encore : « Rosenberg voulait appliquer dans les territoires de l’Est une politique modérée ; il était sans aucun doute hostile à une « politique de destruction » et à une « politique de déportation », telles qu’on les prêchait ailleurs. Il s’est efforcé de mettre de l’ordre dans l’agriculture au moyen de l’ordonnance agraire, dans les écoles, les universités et les questions religieuses. Rosenberg n’a pu y réussir que difficilement, avant tout parce que le Commissaire du Reich pour l’Ukraine n’observait pas ses ordres. Rosenberg était partisan d’accorder une certaine indépendance aux peuples de l’Est, et tenait particulièrement à favoriser leur vie culturelle. Les divergences d’opinions entre Koch et Rosenberg auraient rempli des dossiers volumineux. Hitler convoqua Rosenberg et Koch et décida qu’ils devaient se réunir une fois par mois pour se consulter ».

Le témoin Lammers dit avec raison qu’il était intolérable pour Rosenberg, en tant que ministre, d’avoir à prendre pour chaque cas l’avis du Commissaire du Reich qui lui était subordonné ; il s’avéra par la suite que, malgré ces réunions, il ne purent s’entendre et, qu’en fin de compte, c’est à M. Koch que le Fùhrer donna raison. Lammers déclare enfin que Rosenberg fut reçu par le Fùhrer pour la dernière fois à la fin de 1943, et qu’auparavant déjà, il avait toujours eu de grosses difficultés pour être reçu par lui. Depuis 1937, il n’y avait plus eu de séances du Cabinet du Reich.

Les idées de Hitler rejoignaient de plus en plus la tendance Bormann-Himmler. L’Est devint un terrain d’expériences. Ce n’est qu’aujourd’hui qu’on voit clairement que ce groupe d’hommes désespérait de trouver auprès de Rosenberg quelque compréhension pour l’évolution qu’ils projetaient de donner au Reich. Rosenberg ne se doutait pas des proportions de la lutte menée contre lui. Ses différends avec le Commissaire du Reich Koch, représentant de Himmler et de Bormann, sont une preuve de cette ignorance, mais aussi une preuve absolue de l’intégrité de Rosenberg.

Le 14 décembre 1942, Rosenberg donna des instructions au Commissaire du Reich pour l’Ukraine (PS-194) ; on n’a malheureusement pas pu retrouver les autres. Rosenberg y demande que les chefs de l’administration fassent preuve d’une attitude et de sentiments corrects, d’équité et de compréhension envers la population, qui a, depuis toujours, vu dans l’Allemagne le représentant d’un ordre légal ; la guerre a sans doute des rigueurs terribles, mais tout délit doit être examiné et jugé équitablement et il ne doit pas être puni de peines exagérées ; il est absolument inadmissible aussi que des services allemands s’adressent à la population en termes méprisants. On ne fait preuve de supériorité que par son attitude et ses actes, et non par un comportement désordonné. Il faut que l’attitude de chacun inspire aux autres le respect des Allemands ; les chefs de l’administration qui ne se montrent pas dignes de leur tâche, qui abusent des fonctions qui leur ont été confiées et qui se montrent indignes de notre uniforme par leur attitude seront traités en conséquence, déférés aux tribunaux ou renvoyés en Allemagne.

Ce que pensait Koch des décrets de ce genre ressort de son mémorandum du 16 mars 1943 (PS-192). Koch écrit : « Il est étrange qu’on exige une attitude non seulement correcte, mais encore aimable, et qu’on nous demande de nous montrer serviables envers les Ukrainiens ». Rosenberg demande en outre que l’on respecte le sentiment national très développé de la population ukrainienne, et, à son avis, une administration culturelle autonome très étendue devrait être accordée à l’Ukraine. On ne peut tenir dans une sujétion perpétuelle des peuples aussi importants que le peuple ukrainien ; la campagne de l’Est est une campagne politique et non un raid de pillage économique. Koch, s’adressant à Rosenberg à ce sujet, évoque cyniquement le point culminant atteint par son organisation dans ses rapports avec l’émigration ukrainienne.

Koch critique encore d’autres décrets de Rosenberg. Un décret du 18 juin 1942, par exemple, où Rosenberg prévoyait une dépense de 2.300.000 Reichsmark, imputée au budget du commissariat du Reich, pour des livres scolaires ukrainiens, sans que Koch en ait été avisé auparavant. On prévoyait la livraison de 1.000.000 d’alphabets, 1.000.000 de livres de lecture, 200.000 livres scolaires, 300.000 grammaires, 200.000 livres d’arithmétique, à une époque où les enfants des écoles allemandes avaient à peine assez de papier. Koch dit en outre :

« Il est inutile que votre ministère ne cesse, par des décrets répétés, et au moyen de communications téléphoniques, de signaler que toute contrainte doit être évitée lors de l’embauche de la main-d’œuvre et que le ministère des Territoires de l’Est exige même que tout emploi de la force lui soit signalé. »

Un autre décret reproche à Koch d’avoir ordonné la fermeture d’écoles professionnelles, alors que Rosenberg avait recommandé aux commissaires généraux de pratiquer une politique scolaire toute différente, sans tenir compte de l’autorité du Commissaire du Reich. Koch termine par une menace implicite, en déclarant que l’accès auprès du Führer ne pouvait pas lui être interdit, à lui, ancien Gauleiter.

Que de critiques provocantes à l’égard de Rosenberg, que de louanges involontaires et que de preuves de l’absolue correction de son attitude et du caractère prévoyant et digne d’un homme d’État de son administration des territoires de l’Est !

Le rapport concernant le Commissaire du Reich Koch et le territoire forestier de Zuman, en date du 2 avril 1943 (PS-032), dont Rosenberg a longuement parlé comme témoin, constitue un dernier document relatif à la lutte de Rosenberg contre Koch. C’est particulièrement à ce propos que Rosenberg a montré clairement combien il était consciencieux (procès-verbal du 16 avril 1946, tome XI, page 514 et suivantes, et du 17 avril 1946, tome XI, pages 590-592).

Et maintenant, une autre scène que nous devons encore une fois évoquer parce que l’Accusation y attache une importance particulière : Bormann écrit en juillet 1942 à Rosenberg. Rosenberg répond ; un tiers, le Dr Markull, collaborateur de Rosenberg à son ministère, rédige une critique. D’après le Dr Markull, le sens de la lettre de Bormann, dont nous ne possédons plus l’original, est en gros le suivant : les Slaves doivent travailler pour nous. Si nous n’en avons pas besoin, qu’ils meurent. S’occuper de leur état sanitaire est superflu, la fécondité slave ne répond pas à ce que nous voulons, la culture est dangereuse ; il suffit qu’ils sachent compter jusqu’à 100. Tout homme cultivé est un ennemi à venir. Nous leur laissons la religion comme dérivatif ; comme nourriture, on ne doit leur donner que le strict nécessaire ; nous sommes les maîtres, nous venons en premier.

A cette lettre du plus intime collaborateur de Hitler, Rosenberg ne pouvait donner qu’une seule réponse : faire semblant d’approuver et de céder. Au sein du ministère de l’Est, on exprima des craintes, formulées dans le mémorandum du Dr Markull du 5 septembre 1942, au sujet de ce changement apparent et étrange dans l’opinion de son chef. Rosenberg a déclaré à la barre des témoins, et une lecture objective de cette pièce ne laisse place à aucun doute, que son assentiment avait pour seul but de calmer Hitler et Bormann. Rosenberg voulait se protéger contre une attaque du Quartier Général du Führer à laquelle il s’attendait avec certitude, car on prétendait qu’il faisait plus pour les populations de l’Est que pour le peuple allemand, qu’il réclamait plus de médecins que le peuple allemand n’en avait pour ses propres malades, etc. Le mémorandum de Markull est une image fidèle de la personnalité et de l’activité de Rosenberg, car ce subordonné soucieux évoque l’esprit de son ministre tel qu’il avait appris à le connaître et à l’aimer dans la pratique de ses fonctions pour l’opposer au fantôme étranger qui semble avoir pris sa place. Il en ressort que ces raisonnements cadrent avec la politique du Commissaire du Reich Koch, mais non avec les décrets du ministre et l’opinion de 80% au moins des commissaires de districts et fonctionnaires spécialisés qui avaient mis leur espoir dans la personne du ministre et pensaient que l’on devait traiter d’une manière convenable et compréhensive les populations de l’Est, que celles-ci possédaient des dons culturels surprenants, que le rendement dans le travail était bon, mais que nous étions sur le point de perdre un précieux capital de gratitude, d’amour et de confiance. L’opposition entre ministre et Commissaire du Reich était connue de toutes les autorités supérieures du Reich, et l’on savait que le ministère ne pouvait faire appliquer sa politique par les commissaires du Reich et que les commissaires tenaient le ministère de l’Est pour absolument superflu ; Bormann désavouait, dans sa lettre, l’ensemble de la politique poursuivie jusqu’à présent par le ministre, et l’on avait l’impression que Hitler avait donné raison à Koch contre le ministre ; le ministère avait eu à déplorer une perte croissante de pouvoirs à partir du moment de sa formation. Les chefs supérieurs des SS et de la Police se refusaient à témoigner au commissaire général les marques extérieures de respect dues habituellement : l’une après l’autre, les compétences du ministère de l’Est avaient été attribuées à d’autres autorités supérieures du Reich et, dans les services de Berlin, on disait ouvertement qu’ii fallait s’attendre à la conversion du ministère en un simple État-Major directeur. Le ministère du Reich pour les Territoires occupés de l’Est jouissait par ailleurs d’un crédit extraordinaire auprès de l’opinion publique à cause de la personnalité de son chef.

Le Dr Markull conjure le ministre d’en rester à ses conceptions premières et de se garder du « complexe de supériorité » tout autant que de l’opinion selon laquelle l’intelligence est étrangère au peuple, il faut tenir compte de l’action des forces spirituelles ; l’Allemagne doit être un « juge équitable » et reconnaître les droits ethniques et culturels des peuples. Cette conception ayant été jusqu’à présent celle du ministère doit être continuée.

Et, en fait, l’attitude de Rosenberg ne se modifia pas. C’est précisément à ce moment qu’il mit à l’étude la grande ordonnance sur les écoles. Plus tard, il obtint la réouverture, avant toute chose, des écoles de médecine. Puis survint le conflit avec le Führer, en mai 1943

Le 12 octobre 1944, Rosenberg fit remettre sa démission au Führer par Lammers, parce que la politique allemande à l’Est en général, et le traitement psychologique des peuples de l’Est en particulier, restaient opposés à l’opinion qu’il avait exprimée dès le début, opposés à son plan d’autonomie des peuples de l’Est et de leurs possibilités de développement culturel dans le cadre de la conception européenne d’une famille des peuples du continent. Il en avait terminé moralement et voyait échouer un grand programme d’homme d’État. En ce qui concerne la politique d’esclavage et d’exploitation poursuivie dans son pays, il ne pouvait que prendre acte des mémorandums de ses collaborateurs immédiats ou, au mieux, mener par écrit avec des gens comme Koch une lutte devenue sans issue. Il n’avait pas été assez fort pour s’opposer aux plans que des forces aveugles projetaient de réaliser dans l’Est, et il était impuissant contre leurs manifestations, encore que tous les ordres policiers et militaires qui ont été déposés devant ce Tribunal n’eussent pas, à cette époque, été portés à sa connaissance.

Comme Rosenberg rappelait un jour à Hitler la fondation d’une université à Kiev, Hitler sembla donner un avis favorable ; quand Rosenberg fut sorti et qu’il se trouva seul avec Göring, Hitler dit :

« Cet homme a de curieuses préoccupations. Il y a en ce moment des choses plus importantes pour nous que les universités de Kiev ».

Aucun document mieux que cet épisode ne fait la lumière sur le thème :

« Rosenberg et la réalité dans l’Est » et sur cet autre : « Rosenberg, prétendu inspirateur de Hitler ».

Ne recevant pas de réponse à sa demande de démission, Rosenberg chercha à plusieurs reprises à parler personnellement à Hitler. Ce fut en vain.

M. Dodd a dit le 11 décembre 1945 :

« Ce règne de la haine, de la barbarie et de la négation des droits individuels, élevé par les conjurés au rang de philosophie nationale allemande, a suivi les seigneurs nazis dans leur invasion de l’Europe. Les travailleurs étrangers devinrent les esclaves du peuple des seigneurs, furent déportés par millions et réduits en esclavage. »

Et le général Rudenko disait le 8 février 1946 :

« Dans la longue liste de crimes scélérats commis par les troupes d’occupation germano-fascistes, la déportation obligatoire en Allemagne de paisibles citoyens pour les réduire en esclavage occupe une place toute spéciale. »

’Les principaux responsables des ordonnances, proclamations et ordres inhumains et barbares du Gouvernement hitlérien, dont l’application visait à la déportation de citoyens soviétiques et à les asservir à l’Allemagne seraient Göring, Keitel, Rosenberg et Sauckel.

J’ai déjà exposé mon opinion sur la responsabilité formelle et individuelle de Rosenberg en qualité de ministre du Reich pour les Territoires occupés de l’Est. J’ai déjà dit également que, dans le domaine de la main-d’œuvre, ce n’était pas Rosenberg qui était compétent, mais Sauckel, en qualité de délégué général à la main-d’œuvre, nommé par le décret du Führer en date du 21 mars 1942 (PS-580). Sauckel était donc, dans son ressort, le supérieur de Rosenberg. Le 3 octobre 1942, il écrivait, par exemple, à Rosenberg (document PS-017) : « Le Führer a établi de nouveaux programmes d’armement extraordinairement pressants, qui rendent nécessaire l’embauche accélérée de 2.000.000 de nouveaux travailleurs étrangers. C’est pourquoi le Führer, en exécution de son décret du 21 mars 1942, m’a accordé de nouveaux pouvoirs pour l’accomplissement de ma tâche et m’a notoirement autorisé à prendre dans le Reich et les territoires occupés de l’Est toutes les mesures permettant d’embaucher par n’importe quel moyen la main-d’œuvre nécessaire à l’économie d’armement allemande ». Dans son « Programme de recrutement de la main-d’œuvre » en date du 24 avril 1942 (PS-016), il souligne que tout le processus technique et administratif du recrutement de la main-d’œuvre est de la compétence exclusive du seul délégué général à la main-d’œuvre, des bureaux de placement régionaux et autres. Je ne suis pas chargé de défendre Sauckel, mais je voudrais attirer l’attention sur le fait que, lui non plus, n’a pas abordé sa vaste et lourde tâche dans un esprit de haine et avec des intentions d’esclavage. Dans son programme de recrutement de la main-d’œuvre, que je viens de mentionner, il dit par exemple, entre autres : « Il faut éviter tout ce qui, dépassant les restrictions et les rigueurs imposées par la guerre, pourrait rendre le séjour en Allemagne des ouvriers et ouvrières étrangers pénible ou inutilement douloureux. I1 est conforme à la raison de rendre aussi supportables que possible leur séjour et leur travail en Allemagne, sans pour cela nous porter le moindre préjudice ». Sur ce point, les vues de Sauckel et de Rosenberg concordaient. Il ne m’incombe pas non plus d’exposer et de prouver que des centaines de milliers d’ouvriers étrangers ont trouvé en Allemagne des conditions favorables, et, pour nombre d’entre eux, supérieures à celles de leur patrie, mais je n’ai à traiter que des mauvaises conditions qui sont imputées à la charge de l’accusé Rosenberg.

J’en viens maintenant au « Service central pour les ressortissants des pays de l’Est ».

Plaise au Tribunal. Il y a quelques jours, j’ai déposé l’affidavit du Dr Albert Beil. Ce document expose d’une manière autorisée tout ce qui peut être dit à ce sujet. Je passerai donc sur le thème du « Service central pour les ressortissants des pays de l’Est », et je prie le Tribunal de considérer ce sujet comme traité.

Le « Service central pour les ressortissants des pays de l’Est ». — La guerre devenait de plus en plus intense dans son caractère total et sa brutalité. L’ouvrier allemand, et l’Allemand en général, avaient tout autre chose qu’une existence de seigneurs L’Allemand, lui aussi, lorsqu’il n’était pas mobilisé, était, dans la plus large mesure, soumis au travail obligatoire. Il devait travailler longtemps et durement, était séparé de sa famille, devait le plus souvent se contenter d’un mauvais cantonnement, en raison de la destruction progressive des habitations par la guerre aérienne. Lui aussi était sévèrement puni en cas de refus de travail ou d’absence. On ne peut ni légalement ni moralement mettre à la charge de Rosenberg le fait que l’ouvrier étranger, lui aussi, était touché par ce caractère total et par la brutalité de cette guerre, et même, à certains égards, d’une façon plus dure que l’Allemand. Rosenberg organisa dans son ministère le « Service central pour les ressortissants des pays de l’Est », composé d’hommes de confiance de tous les peuples de l’Est ; ce service n’avait aucune attribution policière ni aucune compétence dans l’administration des questions de main-d’œuvre ; il ne s’occupait que de l’assistance aux ressortissants des peuples de l’Est. Dans son rapport en date du 30 septembre 1942, document PS-084 (USA-19S), ce service signale plusieurs conditions défectueuses : le cantonnement, le traitement, le ravitaillement, la rémunération des ouvriers de l’Est donnaient souvent lieu à de vives critiques. Il y avait eu beaucoup d’améliorations (terme du 1er octobre 1942) mais la situation générale des ouvriers de l’Est restait encore peu satisfaisante. Rosenberg devait donc prendre contact avec Hitler pour lui demander personnellement d’intervenir avec énergie, et en particulier d’obliger Himmler à abroger ses dispositions générales relatives au traitement des ouvriers de l’Est, de donner conscience à la chancellerie du Parti et au Parti qu’en prenant en charge des millions d’anciens citoyens soviétiques, ils assumaient une lourde responsabilité devant l’Histoire, et de faire participer le ministre du Reich aux mesures prises pour les ouvriers de l’Est travaillant dans le Reich. Enfin on proposait de réorganiser rapidement le Service central pour les ressortissants des pays de l’Est de manière qu’il constitue un prolongement dans le Reich du ministère de l’Est et puisse, à titre d’organisme représentant les étrangers en provenance des territoires occupés, et vivant dans le Reich, prendre énergiquement la défense de leurs intérêts. C’est dans ce sens, c’est-à-dire dans l’esprit d’une assistance sociale et d’un secours humanitaire que le ministère de l’Est travaillait pour les ouvriers de l’Est.

Afin de réfuter l’accusation selon laquelle Rosenberg se serait conduit comme un partisan du système de la haine et de la barbarie, du reniement des droits individuels et de l’esclavage, j’ajouterai autre chose encore. Rosenberg reçut d’autres rapports défavorables tels que, le 7 octobre 1942, un rapport relatif à de mauvais traitements exercés contre des spécialistes ukrainiens, PS-054 (USA-198). On y signalait des abus au cours de l’embauchage ut au cours du transport. Fréquemment, disait le rapport, les ouvriers étaient tirés du lit pendant la nuit et enfermés dans des caves jusqu’au moment de leur départ. Les menaces et les coups donnés par les milices locales étaient monnaie courante ; souvent le ravitaillement que ces spécialistes emportaient avec eux leur était pris par ces milices. Au cours du trajet vers l’Allemagne, les détachements d’accompagnement faisaient preuve de négligence ou se livraient à des abus, etc.

Les pouvoirs de Rosenberg ne lui permettaient pas de remédier à cet état de choses. Il tenta pourtant de le faire au moyen de sa lettre du 21 décembre 1942 adressée à Sauckel. Rosenberg fait d’abord ressortir son accord de principe avec Sauckel mais, après quelques fleurs de rhétorique et politesses de circonstance, il se plaint avec insistance des méthodes employées pour le recrutement de la main-d’œuvre : « Étant donné la responsabilité qui m’incombe à l’égard des territoires occupés de l’Est, je me vois dans l’obligation de prier énergiquement qu’on renonce, pour réunir les contingents demandés, à tout procédé dont la tolérance et les conséquences pourront un jour être mis à ma charge et à celle de mes collaborateurs ».

Rosenberg déclare encore qu’il a habilité le Commissaire du Reich pour l’Ukraine à exercer, en cas de nécessité, son droit souverain pour que soient abolies des méthodes de recrutement allant à rencontre des intérêts de la conduite de la guerre et de l’économie de guerre dans les territoires occupés. Lui, Rosenberg, et les Commissaires du Reich, trouvent étrange de n’avoir été, dans de nombreux cas, mis au courant que par la Police ou par d’autres services de mesures auxquelles auraient dû s’opposer les autorités civiles... S’il n’était pas possible de parvenir à un accord, il ne lui serait malheureusement pas possible à lui, Rosenberg, d’assumer une part de la responsabilité relative aux conséquences de cet état de choses. Enfin, Rosenberg exprime le désir qu’on puisse, dans l’intérêt commun, mettre promptement un terme à cette situation.

Rosenberg a également fait des tentatives au cours d’une discussion avec Sauckel et s’est fait promettre par celui-ci qu’il ferait tout son possible pour que ces questions soient résolues de manière satisfaisante. (Entretien du 14 avril 1942.)

Il était au-dessus des forces et du pouvoir de Rosenberg de faire davantage. Son adversaire secret, soutenu en haut lieu, était le Commissaire du Koch, qui a certainement été l’un des principaux responsables des méthodes cruelles de recrutement des travailleurs dans l’Est et contre lequel Rosenberg ne put faire prévaloir sa volonté.

Quand M. le représentant du Ministère Public (Brudno, le 9 janvier 1946) déclare que l’accusé, s’il a bien protesté contre ces mesures, ne l’a pas fait pour des raisons d’humanité, mais par opportunisme politique, je répondrai simplement qu’on ne peut, à mon sens, contester sans raison valable toute qualité humaine à l’accusé Rosenberg.

A titre d’exemple de la cruauté particulière de l’accusé, l’Accusation a fait état à plusieurs reprises de l’opération dite « Heuaktion » (PS-031). Il s’agissait là de l’intention manifestée par le groupe d’armées du centre d’évacuer de la zone d’opérations 40.000 à 50.000 jeunes gens, parce qu’ils constituaient une gêne considérable dans la zone d’opérations et étaient en outre pour la plupart livrés à eux-mêmes. On devait aménager à l’arrière du front « des villages d’enfants » confiés à la population indigène ; on avait déjà fait des expériences satisfaisantes avec un village de ce genre. On espérait, par l’intermédiaire de l’organisation Todt, qui était considérée comme particulièrement apte à cette œuvre en raison de ses possibilités techniques et autres, les intégrer en qualité d’apprentis à l’artisanat allemand et les employer, après deux ans de formation, comme ouvriers spécialistes. Rosenberg, en sa qualité de ministre des Territoires occupés de l’Est était, à l’origine, hostile à ce projet, car il craignait que cette opération pût être considérée comme un enlèvement d’enfants ; d’autre part, ces adolescents n’auraient peut-être pas considérablement renforcé la puissance militaire. Le chef de l’État-Major politique représenta encore une fois à Rosenberg que le groupe d’armées du centre tenait particulièrement à ce que les enfants ne soient pas envoyés dans le Reich par les soins du délégué général à la main-d’œuvre, mais par les services du ministre du Reich pour l’Est, car ce n’est qu’à cette condition qu’il croyait pouvoir être assuré qu’on leur réserverait un traitement correct. Le groupe d’armées désirait que l’opération soit effectuée dans les conditions les plus loyales et souhaitait l’instauration de règles particulières en ce qui concerne leur surveillance, les relations postales avec les parents, etc. Dans le cas d’une réoccupation éventuelle du territoire, le ministère de l’Est pourrait y faire retourner les jeunes gens qui ne manqueraient pas de constituer avec leurs parents un élément politique positif dans la réorganisation du territoire.

Cette nouvelle requête du ministre était enfin fondée sur la considération que, si les adolescents ne constituaient certes pas pour l’adversaire un renforcement appréciable de son potentiel militaire, il s’agissait néanmoins de diminuer à la longue, la puissance biologique de l’adversaire ; d’ailleurs, non seulement le Reichsführer SS, mais le Führer lui-même s’étaient prononcés dans ce sens. Rosenberg donna donc enfin son agrément. Il faut ajouter qu’il s’agissait là d’un territoire qui n’était en aucune façon soumis administrativement à Rosenberg ; il ne voulait pas détruire une nation étrangère, même quand on faisait valoir à ses yeux — motif qu’il n’admettait pas — l’affaiblissement biologique de l’adversaire, mais il voulait faire élever et former les enfants pour les ramener plus tard dans leur patrie avec leurs parents. C’est à peu près le contraire de ce qui est imputé comme un crime à l’accusé. Plus tard, à la fin de l’été 1944, Rosenberg visita à Dessau les usines Junkers dans lesquelles étaient occupés environ 4.700 jeunes ouvriers originaires de la Ruthénie blanche, ainsi qu’un camp d’enfants ruthènes. Ces ouvriers étaient tous impeccablement habillés, pleins de zèle, parfaitement bien traités, et s’entendaient au mieux avec les travailleurs allemands. Ces jeunes gens recevaient d’institutrices russes, comme Rosenberg put s’en convaincre par lui-même, un enseignement portant sur les langues et les mathématiques. Les enfants étaient, dans leur camp de forêt, confiés à des mères et des institutrices de leur pays. Le chiffre de 40.000 ne fut jamais atteint d’ailleurs, mais à peine la moitié.

La tentative faite par l’Accusation en vue de faire vibrer à l’occasion de cet exemple particulier la fibre humanitaire aux dépens de l’accusé ne peut, à mon sens, avoir aucun succès. En effet, cet exemple m’oblige justement à insister particulièrement sur le fait suivant : nous nous trouvions en pleine guerre, guerre menée de part et d’autre avec la plus furieuse intensité. La guerre n’est-elle pas elle-même une « bestialité monstrueuse » ? L’« amoindrissement de la force biologique des peuples » est véritablement une expression exacte de la fin et du but de toute la guerre, car c’est vers lui que tendent les calculs et les efforts des deux belligérants. Il serait impossible de vouloir l’oublier lors de l’appréciation des actes des accusés et de leur reprocher non seulement le déclenchement de la guerre, mais aussi le fait que la guerre constitue, par son essence même, un crime de l’Humanité contre elle-même et contre les lois de la vie.

Le Ministère Public déclare également Rosenberg coupable, dans la mesure où il a signé des ordonnances inhumaines et barbares qui avaient pour but de déporter des citoyens soviétiques et de les livrer à l’esclavage allemand ; je suis ainsi amené à discuter la question de la légitimité, au point de vue du droit des gens, de l’ordonnance sur le travail obligatoire du 19 décembre 1941 et des autres décrets de Rosenberg sur le travail obligatoire des habitants des territoires de l’Est.

Les territoires de l’Est administrés par Rosenberg avaient été militairement occupés. L’Allemagne, par cette occupatio bellica, exerçait une domination effective et jouissait de droits souverains comme sur son propre territoire. Alors que, selon l’ancienne conception du Droit international, l’occupant pouvait agir arbitrairement sans s’inquiéter du droit et de la loi, la nouvelle évolution du Droit international écartait le principe de la force et aidait à la victoire des principes de culture et d’humanité ; le pouvoir illimité d’autrefois se transforma donc en un droit limité de l’occupant. Les conventions de La Haye concernant la guerre sur terre ont, en particulier, statué sur les devoirs imposés à l’occupant. D’autre part, les conventions de la guerre sur terre ne fixent pas les droits particuliers de l’occupant, mais uniquement les limites du droit de l’occupant, illimité en soi, pour l’exercice de tous les pouvoirs découlant de la souveraineté territoriale sur un territoire occupé.

LE PRÉSIDENT

Ne serait-ce pas le moment de suspendre l’audience ?

(L’audience sera reprise le 10 juillet 1946 à 10 heures.)