CENT SOIXANTE-DIX-SEPTIÈME JOURNÉE.
Vendredi 12 juillet 1946.
Audience du matin.
Le Tribunal lèvera aujourd’hui l’audience à 4 heures. Docteur Marx, vous avez la parole.
Monsieur le Président, avec la permission du Tribunal, je continue maintenant ma plaidoirie pour l’accusé Streicher. Je me suis arrêté hier à un résumé des différents chefs d’accusation relevés contre Streicher et je me suis permis de déclarer que ces points sont subdivisés en trois groupes différents : d’abord la contribution à la prise du pouvoir et à l’affermissement de la puissance du Parti, après son entrée dans le Gouvernement ; puis la préparation de guerres d’agression par la propagation de la persécution des Juifs ; enfin l’action spirituelle et morale exercée sur la jeunesse et le peuple allemands dans le sens de la haine du Juif et de son anéantissement. En ce qui concerne le chef d’accusation n° 1, l’accusé ne nie pas avoir soutenu et encouragé de toutes ses forces, dès le début, la prise du pouvoir ultérieure par le Parti. Cette aide consistait à mettre à la disposition d’Adolf Hitler un mouvement qu’il avait lui-même créé en Franconie dans les années qui avaient suivi la première guerre mondiale, mouvement qui était très réduit et se limitait au sud de la Bavière. En outre, lorsque Hitler eut été libéré de la forteresse de Landsberg, il s’aboucha à nouveau avec lui et adopta avec la plus grande ferveur dans les temps qui suivirent ses idées et ses buts. Jusqu’à l’année 1933, l’activité de l’accusé consista à faire de la propagande pour la NSDAP et ses buts, surtout dans le domaine de la question juive.
On ne saurait voir un crime dans le comportement de l’accusé. L’appartenance à un parti, à l’intérieur d’un État qui autorise un tel parti d’opposition, ne saurait être considérée comme criminelle que si les buts de ce parti sont objectivement criminels et si, subjectivement, un membre d’un tel mouvement connaît ces buts criminels, les approuve et les soutient. Les bases de l’ensemble de l’Accusation contre tous les accusés reposent uniquement sur le fait que l’on reproche au Parti, dès son début, des buts criminels. D’après les assertions du Ministère Public, les membres de ce Parti auraient conçu dès les premières heures de son existence, le plan de dominer le monde, d’anéantir des races étrangères et de placer au-dessus du monde entier la race allemande des seigneurs. Ils sont accusés d’avoir voulu atteindre, dès le début, ces buts et ces plans par des guerres d’agression, par le meurtre et par la force. Si, en conséquence, on veut considérer comme crime la participation de l’accusé Streicher au Parti et le soutien qu’il lui a apporté, il faut prouver alors que ce parti avait de tels plans et que l’accusé les connaissait et les voulait.
Mes prédécesseurs ont suffisamment expliqué qu’une telle conspiration avec de tels buts n’a pas existé. Je puis donc m’épargner d’autres explications à ce sujet et me référer à ce qui a déjà été exposé par mes autres confrères. J’ai seulement à m’occuper du fait que l’accusé Streicher, en tout cas, n’a pas participé à une semblable conspiration, si cette conspiration devait être considérée comme prouvée par votre Tribunal.
Le programme officiel du Parti aspirait à atteindre le pouvoir par des moyens légaux. Les buts qui y étaient propagés ne peuvent pas être considérés comme criminels. Si donc de tels buts existaient vraiment, ils ne pouvaient être — tel est le caractère d’une conspiration — connus que d’un cercle restreint. Le programme du Parti n’a pas été tenu secret, mais il a été proclamé dans une réunion publique à Munich, de telle sorte que non seulement tout le public allemand, mais encore l’opinion publique mondiale pouvaient être instruits de ses buts. Il manque donc une convention secrète sur un but commun, signe caractéristique d’une conspiration.
L’examen des preuves n’a pas non plus prouvé qu’il y eût déjà à cette époque-là un projet secret de guerre de revanche ou d’agression, en relation avec l’anéantissement préalable ou simultané des Juifs. Si une conspiration avait existé, elle aurait pu se limiter au cercle étroit des personnes qui gravitaient exclusivement autour de Hitler. Mais l’accusé Streicher n’appartenait pas à ce groupe. Aucune des charges qu’il a occupées ne lui en donnait la moindre possibilité. Vieux militant du Parti, il n’était qu’une unité parmi des milliers d’autres. Gauleiter d’honneur, SA-Obergruppenführer d’honneur, il n’était également qu’un homme parmi tant d’autres. Dans les postes qu’il a occupés, il ne peut pas, par conséquent, avoir eu de relations avec les dirigeants suprêmes du Parti. Ses relations personnelles depuis la fin de 1938 avec les chefs du mouvement, que ce soit avec Hitler lui-même, que ce soit avec l’accusé Göring, avec Goebbels, Himmler, Bormann, ne peuvent être prises en considération.
L’Accusation n’a apporté dans ce sens aucune preuve, les débats non plus n’ont apporté aucun élément. Rien de ce qui, pendant des mois, a été présenté au cours de la procédure, ne peut être considéré comme la moindre preuve que l’accusé Streicher ait eu des relations étroites avec des dirigeants suprêmes du Parti, qu’il ait pu en connaître les desseins ou qu’il eût dû les connaître.
A propos de la question juive, également, les desseins derniers du Parti, dont les effets se sont étalés dans les camps de concentration n’étaient pas, avant la prise du pouvoir et de longues années après, déterminés et formulés sous la forme qu’ils ont revêtue à la fin. Le programme du Parti lui-même prévoyait de soumettre les Juifs au droit régissant les étrangers ; les lois promulguées par la suite dans le IIIe Reich étaient toutes dans ce sens. C’est seulement plus tard que le programme — on peut le dire ici — a crû en violence, sur ce point comme sur d’autres, pour se dépasser enfin lui-même sous l’influence de la guerre. Mais aucune preuve n’a été produite témoignant que l’accusé Streicher connaissait d’autres buts que ceux du programme officiel du Parti. Il n’est donc pas prouvé, par conséquent, que l’accusé a soutenu la prise de pouvoir par le Parti, en connaissance des buts criminels existants, et c’est seulement ce qu’on pourrait lui reprocher au point de vue pénal.
L’accusé, de son côté, ne nie pas qu’il s’est efforcé, comme Gauleiter, d’accroître et de soutenir, après la prise du pouvoir, la force du Parti. Mais en cela aussi on ne peut voir une attitude coupable que si l’accusé connaissait à ce moment les buts condamnables du Parti. A cela, il faut ajouter le fait pur et simple que l’accusé Streicher, contrairement à presque tous les autres accusés, n’a pas gardé ses fonctions jusqu’aux derniers temps, c’est-à-dire jusqu’à la guerre. Officiellement, il fut relevé de ses fonctions de Gauleiter en 1940, mais plus d’un an auparavant il était déjà, en fait, sans influence pratique et écarté. Mais aussi longtemps encore qu’il a pu agir dans son modeste cadre de Gauleiter, il n’a pas été possible de reconnaître de quelconques plans criminels à la NSDAP, certainement pas, en tout cas, pour quelqu’un qui, comme l’accusé Streicher, était hors du cercle restreint gravitant autour d’Adolf Hitler.
Il en est de même du chef d’accusation II soulevé contre l’accusé Streicher, c’est-à-dire la persécution des Juifs, comme préparation à la guerre d’agression. Jusqu’en 1937, l’existence d’un projet en vue d’une guerre d’agression n’a pas été discernable. Du moins Hitler n’a pas laissé s’extérioriser cette intention, s’il l’avait vraiment. Si tant est qu’il l’a fait, il ne mit dans la confidence que les chefs de la politique et de la Wehrmacht qui appartenaient au cercle le plus étroitement groupé autour de lui. Mais l’accusé Streicher n’en faisait partie en aucun cas. Le fait est significatif que, lors du déclenchement des hostilités, Streicher n’avait même pas été nommé commissaire régional militaire de son Gau. L’accusé Streicher ne participa pas aux entretiens particuliers dont l’Accusation fait découler la preuve d’une préparation des guerres déclenchées ultérieurement. Son nom n’apparaît nulle part, ni dans un ordre écrit, ni dans un procès-verbal. La preuve n’est par conséquent pas établie que Streicher ait su quelque chose d’un pareil projet de guerre que l’on prétendait exister. Le reproche d’avoir réellement prêché la haine contre les Juifs pour faciliter, par leur exclusion, la conduite d’une guerre projetée, tombe de lui-même.
Il faut compléter ces explications par les remarques suivantes ; un point principal du programme du Parti était l’appel : « Se libérer de Versailles ». L’accusé s’empara de ce point du programme, mais cela ne permet pas de dire qu’il se représentait l’abolition de ce Traité sous la forme d’une guerre. Les précédents gouvernements démocratiques allemands ont également, au cours de leurs pourparlers avec leurs anciens adversaires de la Grande Guerre, souligné que le Traité de Versailles n’était pas une base propre à l’établissement d’une paix durable dans le monde entier et surtout d’une paix économique. Non seulement en Allemagne, mais dans le monde entier, les milieux économiques clairvoyants avaient une attitude méfiante vis-à-vis du Traité. On peut indiquer particulièrement l’exemple des États-Unis d’Amérique. Presque tous les partis politiques allemands, sans distinction des autres buts poursuivis, étaient d’accord sur le fait que le Traité de Versailles devait être révisé. Que ces modifications n’étaient possibles que sur une base contractuelle, ce n’était pas davantage discuté. Le simple fait d’envisager une autre possibilité de solution aurait semblé une utopie, étant donné l’absence de toute puissance militaire du Reich allemand. La NSDAP s’efforçait également, tout au moins dans la mesure où c’était visible, de trouver la solution des problèmes par ce moyen. Le soutien d’un tel but ne peut être considéré comme une faute contre des obligations contractuelles et ne peut être reproché à l’accusé. Mais qu’il ait pensé à un conflit armé et qu’il l’ait voulu, cela n’a nullement été prouvé.
J’en arrive maintenant à l’attitude de l’accusé dans la question juive. On lui reproche à ce sujet d’avoir poussé et excité pendant des dizaines d’années à persécuter et finalement à détruire les Juifs et de porter la responsabilité de l’extermination finale des Juifs en Europe. Il est clair que ce reproche représente le point décisif de l’accusation contre Julius Streicher et peut-être également le reproche décisif de toute l’Accusation en général ; car, sous ce rapport, la position du peuple allemand dans cette question doit être également étudiée et appréciée.
Le Ministère Public estime que la responsabilité de l’accusé, ainsi que l’entraînement coupable du peuple allemand, ne font pas de doute. Il a produit pour cela les preuves suivantes : a) Les discours de Streicher avant et après la prise du pouvoir, notamment un discours d’avril 1925 dans lequel il parle de l’anéantissement des Juifs. C’est là que, selon l’opinion de M. le représentant du Ministère Public, résiderait la première preuve de la solution définitive de la question juive projetée par le Parti, c’est-à-dire la destruction de la race juive tout entière.
b) La participation active de la personne et de l’autorité de l’accusé, notamment lors de la journée du boycottage du 1er avril 1933.
c) Les nombreux articles de l’hebdomadaire Der Stürmer et, parmi ceux-ci, surtout les articles traitant du meurtre rituel et des citations du Talmud. Il aurait, par là, sciemment et volontairement représenté la race juive comme une race criminelle et inférieure et provoqué et voulu provoquer la haine contre ce peuple et le désir de l’anéantir.
La réponse de l’accusé sur ces points est la suivante : il déclare qu’il a travaillé uniquement comme publiciste privé. Son but était d’expliquer au peuple allemand la question juive, telle qu’il la voyait. Sa description de la race juive voulait simplement montrer que c’était une race différente et étrangère et faire comprendre qu’elle vivait d’après des lois étrangères aux sentiments allemands. Il n’avait pas l’intention d’exciter ses auditeurs et ses lecteurs contre les Juifs. Il n’avait d’ailleurs fait que propager l’idée que la race juive devait être, à cause de sa nature différente, retirée de la vie nationale et économique et écartée de son étroite liaison avec le peuple allemand.
Il a, en outre, toujours envisagé une solution internationale de la question juive ; il n’approuvait pas et avait rejeté une solution partielle, allemande ou même européenne. C’est dans cette ligne qu’il avait, dans un éditorial du Stürmer de 1941, voulu qu’on envisageât l’île française de Madagascar comme terre de colonisation pour les Juifs. C’est ainsi qu’il avait vu la solution définitive de la question juive, non dans la destruction physique de la race juive, mais dans son transfert.
La Défense ne peut se proposer de discuter plus à fond l’activité oratoire et littéraire de l’accusé, notamment son Stürmer et la réponse aux reproches qu’on lui a faits. Sa conception idéologique et sa conviction politique ne doivent pas être davantage expliquées, excusées ou défendues que sa manière d’écrire ou de parler. C’est au Tribunal seul qu’il appartient d’apprécier et de prendre une décision à ce sujet.
Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il existe, entre les agissements effectifs de l’accusé et les expressions souvent employées par lui, une opposition irréductible. On peut affirmer que l’accusé n’a, en tout cas, jamais admis que des mesures violentes quelconques fussent prises à l’égard de la population juive lorsqu’il était chargé de la direction d’une action contre les Juifs, comme on aurait dû s’y attendre si les reproches de l’Accusation étaient exacts.
Je considère que ma tâche de défenseur consiste à rechercher et à exposer si l’accusé Streicher, par ses discours, ses agissements et ses publications, a, non seulement cherché à obtenir, mais s’il a effectivement obtenu le succès affirmé par l’Accusation. Il faut, par conséquent, examiner si Streicher a effectivement poussé le peuple allemand à l’antisémitisme à un degré tel qu’il permit à la direction du peuple allemand de commettre des crimes tels que ceux qui ont effectivement été commis. Il faut examiner, en outre, si l’accusé a. inculqué à la jeunesse allemande une haine aussi forte qu’on le lui reproche. Il faut décider enfin si Streicher a réellement été l’homme qui a préparé moralement et intellectuellement les organismes chargés de la persécution des Juifs, aux actes qu’ils ont commis.
Au début de cet exposé, il semble important de souligner qu’une grande partie des articles du Stürmer dont l’Accusation veut déduire la provocation à l’anéantissement et à la destruction des Juifs a été-rédigée, non pas par Streicher lui-même, mais par des collaborateurs et surtout par son représentant, le Gauleiter Karl Holz, qui passait pour être extrêmement radical. Même si l’accusé Streicher porte la responsabilité formelle de ces articles et s’il l’a expressément assumée devant le Tribunal, ce point de vue semble cependant très important pour l’étendue de sa responsabilité pénale. On peut mentionner, en outre, à ce sujet, que d’après l’affirmation de l’accusé qui n’a pas été réfutée, les articles les plus violents ont été conçus en réponse à des articles de la presse étrangère qui contenaient des projets de destruction particulièrement violents dû-peuple allemand et qui contribuaient également à la psychose de guerre.
On ne peut contester, et cela ne doit pas être défendu, que l’accusé Streicher a continuellement écrit des articles dans le Stürmer et qu’il a tenu aussi des discours publics fortement antisémites et visant au moins à l’exclusion de la race juive de l’Allemagne.
Pendant les premières années, Streicher trouva un terrain relativement favorable à ses tendances antisémites. La première guerre mondiale s’était terminée par la défaite de l’Allemagne ; de nombreux milieux ne voulaient cependant pas admettre le fait d’une victoire militaire des adversaires de l’Allemagne dont ils attribuaient uniquement la défaite à l’affaiblissement intérieur de la volonté de défense et de résistance du peuple allemand ; ils désignaient la race juive comme le principal coupable de ce vide intérieur. On ignora avec intention les erreurs de politique intérieure et de politique extérieure commises par le Gouvernement d’alors, avant et pendant la guerre, de même que les erreurs stratégiques. On cherchait un bouc émissaire pour la guerre perdue et on croyait l’avoir trouvé dans la race juive. La jalousie et le fait de ne pas tenir compte de sa propre insuffisance achevèrent d’influencer défavorablement l’opinion à l’égard de la population juive. A cela s’ajouta l’inflation et, au cours des années suivantes, la crise économique avec sa misère toujours croissante qui, comme l’expérience le montre, rend tous les peuples mûrs pour n’importe quel radicalisme. C’est sur ce sol et de ce milieu que naquit le Stürmer. Pour ces raisons, il rencontra à l’origine un certain intérêt et trouva un cercle de lecteurs appréciable. Mais il n’exerça pas d’influence sur le grand public, même dans les dernières années précédant la prise du pouvoir. Sa diffusion est allée à peine au delà de Nuremberg et de ses environs immédiats. Il s’entendait, par des attaques contre des personnalités connues sur le plan local, à Nuremberg et dans d’autres villes, à éveiller un certain intérêt dans ces différents endroits et à élargir ainsi le cercle de ses lecteurs. Certaines parties de la population prirent intérêt à la diffusion d’histoires scandaleuses de ce genre et se rallièrent au Stûrmer pour cette raison.
Mais on ne peut voir là une façon d’agir criminelle — et je crois que c’est également le point de vue de l’Accusation — que si ce genre d’activité littéraire et oratoire conduit à un résultat criminel. Or le peuple allemand a-t-il été réellement rempli de la haine des Juifs à la suite des articles du Stûrmer et des discours de Streicher, dans un esprit et une mesure tels que le prétend l’Accusation ? L’Accusation a réduit à très peu de choses la production de preuves sur ce point. Elle tire des conclusions, mais n’a pas apporté de preuves réelles. Elle affirme bien qu’un résultat est intervenu, mais elle ne peut produire aucun fait probant à l’appui de cette assertion. M. le représentant du Ministère Public a prétendu que, sans les longues années d’excitation de Streicher, le peuple allemand n’aurait pas approuvé la persécution des Juifs et que Himmler n’aurait pas trouvé d’organismes issus du peuple allemand pour exécuter les mesures d’anéantissement des Juifs. Mais si l’on doit, du point de vue pénal, en rendre responsable l’accusé Streicher, ce n’est pas
-seulement l’excitation effectivement pratiquée comme telle et un résultat obtenu en ce sens qui doivent être établis — et c’est là le point décisif — il faut enfin rapporter la preuve concluante que les actes commis doivent être attribués à l’excitation fomentée. Ce n’est pas la question du résultat intervenu qu’il faut en premier lieu établir avec certitude, mais le rapport de causalité entre l’excitation et le résultat.
Comment faut-il maintenant apprécier l’influence du Stûrmer sur le peuple allemand et quelle est l’évolution qui s’est manifestée dans le traitement des Juifs au cours des années 1920 à 1944 ? On peut distinguer sans difficultés trois étapes dans cette évolution. La première période comprend l’époque où s’exerçait l’activité de l’accusé, de 1923 à 1933 ; la seconde s’étend de 1933 au 1° septembre 1939 ou à février 1940 ; la troisième, de 1940 à l’effondrement.
Pour ce qui est de la première période, ce serait méconnaître au plus haut point les courants existant en Allemagne depuis longtemps déjà, et ainsi surestimer de façon tout à fait injustifiée l’influence de Streicher, que de négliger de rappeler qu’il y a eu un certain antisémitisme en Allemagne longtemps avant Streicher. C’est ainsi qu’un Theodor Fritsch a abordé la question juive, longtemps avant Streicher, dans sa revue Der Hammer, et a particulièrement signalé à l’attention l’envahissement menaçant par l’immigration d’éléments juifs en provenance de l’Est. Aussitôt après la fin de la première guerre mondiale, fit son apparition l’« Alliance offensive et défensive du peuple allemand » qui, au contraire du Stûrmer et du mouvement né à l’instigriation de Streicher, s’étendait à toute l’Allemagne et s’était donné pour but de refouler l’influence juive. Il existait, dans le Sud comme dans le Nord, des groupes antisémites, bien avant Streicher. En face de ces efforts au champ d’action étendu, le Stûrmer ne pouvait avoir qu’une importance strictement régionale ; cette raison suffit à expliquer que son influence n’ait jamais, et nulle part, acquis une importance décisive.
Mais il reste significatif que le peuple allemand, dans son ensemble, ne se laissa pas influencer par tous ces groupes, ni dans ses relations commerciales, ni dans son attitude à l’égard des Juifs, et que nulle part, même dans les dernières années qui ont précédé la prise du pouvoir par la NSDAP, le peuple n’intervint de manière violente contre les Juifs.
Si, vers la fin de la deuxième dizaine d’années après la première guerre mondiale, on put constater un fort accroissement de la NSDAP, son origine ne doit pas être recherchée dans les motifs antisémites, mais seulement dans la circonstance que le désordre des partis existants n’était pas à même d’indiquer le moyen de sortir de la détresse économique toujours croissante. L’appel à un homme fort fut toujours plus pressant. La conviction que la situation ne pourrait être maîtrisée que par une personnalité indépendante des majorités changeantes, s’ancra dans de larges masses populaires. La NSDAP sut exploiter à son profit cet état d’esprit général et, par la multitude de ses promesses de toute nature, gagner l’oreille du peuple qui tombait dans le désespoir. Mais jamais la masse, qui vota à cette époque pour la NSDAP, ne pensa que son programme amènerait le développement que nous avons vécu.
La deuxième époque commença en 1933 à la prise du pouvoir par la NSDAP. Le pouvoir dans l’État était exclusivement aux mains du Parti et personne n’aurait pu empêcher l’emploi de la force à rencontre de la population juive. C’est alors qu’aurait dû arriver le moment où les excitations que l’Accusation reproche à Streicher d’avoir provoquées auraient dû se réaliser. Si, à cette époque, on avait fait, comme le prétend le Ministère Public, d’irréductibles ennemis des Juifs, de larges couches du peuple, et, en particulier, des vieux militants du Parti, des actes de brutalité d’une plus grande étendue à rencontre de la population juive auraient dû résulter obligatoirement de cette atmosphère de haine accumulée. Une conception populaire vraiment antisémite aurait dû avoir comme suite logique des pogroms de la plus grande étendue. Mais rien de tout cela n’arriva. En dehors de quelques petits incidents qui, sans aucun doute, semblent être d’ordre local et personnel, nulle part des attaques contre les Juifs et leurs biens n’ont eu lieu. Nulle part, jusqu’en 1933, et ce qui précède en est la preuve évidente, l’opinion publique ne montra de haine pour le peuple juif. C’est ainsi que tombe le reproche fait à l’accusé d’avoir appris avec succès au peuple allemand la haine du Juif, dès les premières années de sa lutte.
Mais l’année de la prise du pouvoir par la NSDAP soumit aussi le Stûrmer à l’épreuve décisive. Si le Stürmer était considéré par la grande masse du peuple allemand comme le champion qualifié contre les Juifs et s’il avait paru de ce fait indispensable à cette lutte, il aurait dû se produire une augmentation considérable de la vente. Mais un tel intérêt ne se manifesta nullement. Au contraire, on demanda souvent, même dans les milieux du Parti, que le Stûrmer cessât sa parution ou au moins changeât ses reportages, son style et son ton. Il apparaissait de plus en plus que l’intérêt, déjà bien faible pour la politique juive de Streicher baissait continuellement.
De plus, avec la prise du pouvoir par le Parti, toute la presse allemande passa sous le contrôle du Parti qui s’empressa de la synchroniser, c’est-à-dire de la faire diriger par un office central dans l’esprit de la politique et de l’idéologie nationales-socialistes. Ce fut l’oeuvre de la Nationalsozialistische Parteikorrespondenz, l’organe officiel du Parti qui dépendait du ministre de la Propagande et du chef de la Presse. Le ministre de la Propagande, le Dr Goebbels, en particulier, qui a été désigné par différents témoins comme Göring, Schirach, Neurath et d’autres comme le représentant farouche de la direction antisémite du Gouvernement, prit à cœur de donner chaque semaine à plusieurs reprises des articles de fond antisémites à toute la presse allemande ; plus de 3.000 quotidiens et illustrés en reçurent. Si l’on ajoute encore que le Dr Goebbels intervenait aussi à la radio dans un sens antisémite, il n’est pas nécessaire de donner d’autres détails pour démontrer que, logiquement, l’intérêt d’un journal antisémite dirigé unilatéralement devait disparaître. Et c’est ce qui arriva. Il est particulièrement significatif qu’on envisagea à plusieurs reprises, à cette époque, l’interdiction du Stûrmer. Cela résulte, en particulier, du témoignage de Fritzsche, du 27 juin 1946, qui déclara aussi que ni Streicher ni le Stûrmer n’avaient une influence quelconque au ministère de la Propagande et que leur existence était, pour ainsi dire, ignorée.
C’est dans le même ordre d’idées que le Stûrmer ne fut pas reconnu organe de presse de la NSDAP. Il n’était même pas autorisé à porter le signe de souveraineté. Au point de vue de la direction de l’État et du Parti, il était donc classé dans la catégorie des autres journaux considérés comme peu importants et ne représentait que le journal privé d’un simple auteur privé. L’éditeur du Stûrmer, à l’époque un certain Härdel, n’était pas disposé à accepter purement et simplement une diminution du nombre de ses lecteurs, car il pouvait maintenant s’appuyer sur le fait que Streicher était le chef supérieur politique en Franconie, et il sut profiter largement de cette circonstance. Dès cette époque, on exerça donc une pression sur de larges milieux de la population pour inviter à prouver, par un abonnement au Stûrmer, une attitude et une fidélité politiques impeccables. Le témoin Fritzsche a aussi insisté sur ce fait et précisé que beaucoup d’Allemands ne se sont décidés à un abonnement au Stûrmer que parce qu’ils supposaient pouvoir se faciliter ainsi le moyen d’adhérer au Parti.
Pour éviter toute idée fausse sur le chiffre des tirages du Stûrmer pendant les années 1923 à 1933, voici les différentes phases du développement du journal : De 1923 à 1933, le Stûrmer, qui tirait à 3.000 exemplaires environ, passa à 10.000, et peu de temps avant la prise du pouvoir, à 20.000. Mais le tirage moyen, entre 1923 et 1931, oscillait autour de 6.000 exemplaires. Avec la prise du pouvoir il monta, fin 1934, à 28.000 exemplaires en moyenne. C’est seulement en 1935 que la maison d’édition du Stûrmer devint la propriété de l’accusé Streicher qui l’acheta, suivant ses indications, à la veuve de l’ancien éditeur, pour 40.000 RM, donc une somme assez faible.
En 1935, un technicien prit la direction de la maison d’édition et réussit, par une adroite réclame, à porter le chiffre du tirage d’abord à plus de 200.000 et ensuite, dans des proportions croissantes, à plus du double. Le tirage du Stûrmer, qui fut jusqu’au commencement de 1935 relativement bas, prouve que malgré la prise du pouvoir par le Parti, l’intérêt que lui portait le grand public n’existait que dans une faible mesure. L’accroissement extraordinaire du tirage à partir du début de 1935 doit être attribué aux méthodes adroites de publicité de Fink, le nouveau directeur de la maison d’édition. L’intervention du Front du Travail, qu’on peut expliquer par la proclamation du Dr Ley parue dans le numéro 36 du Stûrmer, en 1935, je me suis permis, Monsieur le Président, de le déposer, et qui gagna de nombreux milliers d’abonnés forcés, résultait des relations personnelles que Fink, le directeur de la maison d’édition, entretenait avec le Dr Ley.
A ce sujet, je me réfère encore à une citation du Panser Tage-blatt du 29 mars 1935 parue dans le Stûrmer de mai 1935. Il en ressort également que l’accroissement du tirage du Stûrmer n’est pas la conséquence du désir du peuple allemand d’absorber une telle nourriture spirituelle. Il n’est donc ni supposable ni probable qu’un abonnement imposé de cette manière aux membres du Front du Travail ait fait de ces abonnés des lecteurs et des partisans de l’idéologie qu’il représentait. Au contraire, il est connu que tous les numéros du Stûrmer étaient déposés dans leurs emballages d’origine, dans des caves ou des greniers et qu’on ne les ressortit que lorsque le manque de papier se fit de plus en plus sentir.
Donc, si l’accusé Streicher a écrit dans son journal en 1935 (document n° GB-169) que le travail d’éducation du Stürmer a, depuis quinze ans, amené une armée de 1.000.000 d’adhérents au national-socialisme, il s’est attribué un succès qui n’était absolument pas fondé. Les hommes et les femmes qui sont entrés après 1933 dans le Parti ne l’ont pas fait à la suite des prétendus travaux éducatifs du Stürmer, mais parce qu’ils croyaient aux promesses du Parti, en attendaient des avantages ou parce qu’ils cherchaient, comme l’a déclaré le témoin Severing, à s’immuniser contre les persécutions politiques en y adhérant. Les sympathies pour le Parti et ses chefs diminuèrent rapidement peu après. C’est ainsi que l’accusé Streicher perdit déjà à partir de 1937, même dans son Gau de Franconie, de plus en plus d’autorité et d’influence. Les raisons en sont suffisamment connues. Vers la fin de 1938, il se vit déjà privé de toute influence politique même dans son Gau. Le différend entre Göring et lui s’était terminé par une victoire de celui-là. Sur l’insistance de l’accusé Göring, Hitler abandonna complètement Streicher, car le Chef suprême de la Luftwaffe était naturellement à ce moment-là plus important et beaucoup plus influent que le Gauleiter Streicher. L’accusé Streicher dût même supporter qu’une commission spéciale envoyée par Göring vint vérifier la correction de l’aryanisation entreprise. Au cours de l’année 1939, Streicher fut complètement écarté ; on lui interdit même de prendre la parole. Quand la guerre éclata, il ne fut même pas nommé, comme tous les autres Gauleiter, Wehrkreiskommissar de son Gau.
Au cours de la dernière phase des années de guerre, Streicher n’avait absolument plus aucune influence politique. Il fut relevé de ses fonctions en février 1940 et habita, coupé de toute relation, sa propriété de Pleikershof. Même les membres du Parti n’avaient pas le droit de lui rendre visite. Depuis la fin de 1938, il n’avait plus aucun contact avec Hitler, qui le négligeait complètement.
Or, quelle fut l’influence exercée par le Stürmer pendant la durée de la guerre ? A ce sujet, on peut dire que le Stürmer, pendant la guerre, ne jouissait plus d’une considération digne d’être mentionnée. La gravité des temps, les soucis pour les parents qui se trouvaient au front, les combats au front et enfin les terribles attaques aériennes détournèrent complètement l’attention du peuple allemand des questions qui y étaient traitées. Le peuple en avait assez d’entendre la répétition des mêmes affirmations. La meilleure preuve que le Stürmer était peu demandé comme lecture nous est donnée par le fait que dans les restaurants et les cafés on pouvait toujours trouver le Stürmer dans les collections, tandis que les autres journaux et périodiques étaient constamment en mains. Le tirage baissa aussi constamment et sans relâche au cours de cette année. Le Stürmer -n’exerçait plus aucune influence politique.
Dans la période indiquée, le Stürmer était refusé par le grand. public. Son style cru, ses illustrations souvent pornographiques et sa partialité amenèrent souvent même du mécontentement. Il ne pouvait pas être question d’une influence sur le peuple allemand ou. même sur le Parti. Bien que le public allemand eût été abreuvé pendant des années de propagande nazie, ou peut-être précisément à cause de cela, un journal comme le Stürmer ne pouvait exercer aucune influence sur son attitude intérieure. Si le peuple allemand avait vraiment été animé d’un sentiment fanatique de haine raciale, comme le prétend l’Accusation, d’autres influences auraient certainement été plus décisives que le Stürmer et auraient contribué avec plus d’autorité à la propagation de l’antisémitisme. Mais rien de tout cela ne peut être prouvé. L’opinion publique du peuple allemand n’était pas, dans son ensemble, antisémite, dans tous les cas pas dans ce sens et dans ces proportions qu’il aurait désiré ou approuvé l’extermination physique des Juifs. La propagande officielle du Parti, dans la question juive, n’a exercé aucune influence sur la masse du peuple allemand et ne l’a pas entraîné dans la direction voulue par le Gouvernement. Cela ressort d’une série de prescriptions légales qui ont dû être promulguées pour séparer les milieux de la population allemande des milieux juifs. Le premier exemple nous en est donné par les lois dites de protection raciale de septembre 1935, qui punissent même de la peine de mort toute alliance entre la population allemande et les milieux juifs de la population. Si le peuple allemand avait vraiment été antisémite, la promulgation de textes de ce genre n’eût pas été nécessaire et le peuple se serait séparé des Juifs sans avoir à y recourir.
Les lois promulguées en novembre 1938 afin d’exclure la population juive de la vie économique allemande sont dans la même ligne. Dans un peuple hostile aux Juifs, toute relation économique avec les milieux Juifs aurait fatalement cessé et leurs affaires auraient périclité d’elles-mêmes. Mais une intervention de l’État a été nécessaire pour éliminer les Juifs de l’économie,
On tire la même conclusion de la réaction de l’immense majorité de la population allemande au cours des manifestations anti-juives qui se déroulèrent dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938. Il est prouvé que ces actes de violence n’ont pas été commis spontanément par le peuple allemand mais qu’ils ont été organisés à Berlin sur l’instigation du Dr Goebbels et exécutés avec l’aide de l’État et du Parti. Le succès et l’effet obtenus par ces manifestations dirigées par l’État, et présentées cyniquement à l’étranger comme un accès d’indignation du peuple allemand provoqué par le meurtre à Paris du secrétaire d’ambassade vom Rath, furent tout différents de ce que les organisateurs de ces manifestations avaient imaginé.
Ces violences et ces abus qui s’appuyaient sur les plus bas instincts rencontrèrent une désapprobation unanime, même dans les milieux du Parti et même de la part de ses chefs. Au lieu d’éveiller de l’hostilité contre la population juive, ils suscitèrent de la pitié et de la sympathie pour son sort. C’est peut-être celle des mesures prises par la NSD’AP qui éveilla la désapprobation la plus générale. L’effet produit sur l’opinion publique fut si profond que l’accusé Streicher, en sa qualité de Gauleiter, tint pour nécessaire, dans un discours prononcé à Nuremberg, de mettre en garde contre une trop grande compassion pour les Juifs. Selon ses propres déclarations, il l’a fait non pas parce qu’il approuvait ces mesures, mais seulement pour rehausser par son influence le prestige fortement compromis du Parti. Auparavant, et la déposition du témoin Fritz Herrwerth que nous avons entendu ici en fait foi, il s’était défendu auprès de l’Obergruppenführer SA von Obernitz d’avoir été impliqué personnellement dans la manifestation projetée, et il l’avait qualifiée d’inutile et de nuisible. Plus tard, il a encore une fois exposé ce point de vue en public, lors d’une réunion de la Ligue des juristes tenue à Nuremberg. Il prit alors sur lui de s’opposer ouvertement à la politique officielle de l’État.
Tous ces faits montrent que dans le peuple même, en dépit de la propagande antisémite officielle, il n’y a pas eu d’hostilité effective à l’égard de la population juive. Et ils prouvent également que les publications de Streicher dans le Stürmer, de même que ses discours, n’ont pas constitué une provocation du peuple allemand au sens où l’entend l’Accusation.
Le comportement général du peuple allemand ne fournit donc pas la preuve que l’accusé Streicher ait provoqué avec succès la haine des Juifs et que ses provocations aient eu des suites criminelles. Mais le Ministère Public lui a fait ce reproche et l’a étayé en particulier sur l’affirmation suivante : seul, un peuple élevé dans une haine absolue des Juifs par des hommes comme l’accusé pouvait donner son approbation à des mesures comme l’anéantissement massif des Juifs. Ainsi, on reproche à l’ensemble des Allemands d’avoir eu connaissance de l’extermination des Juifs et de l’avoir approuvée. Un reproche, par conséquent, dont il ne faut pas mésestimer l’importance et les conséquences pour tout l’avenir du peuple allemand. Mais le peuple allemand a-t-il effectivement approuvé ces mesures ? On ne peut approuver qu’une affaire dont on a connaissance. Si l’affirmation en question devait être considérée par le Ministère Public comme fondée sur des preuves, logiquement il faudrait considérer aussi comme prouvé le fait que le peuple allemand était effectivement tenu au courant de ces faits. L’audition des preuves, cependant, a indiqué à ce sujet que le Reichsführer SS Himmler, chargé par Hitler de l’application de ces mesures, ainsi que ses collaborateurs immédiats, avaient entouré le tout du voile du plus profond secret. Sous la menace des peines les plus sévères pour toute infraction aux ordres de silence absolu, il s’entendait à baisser, sur la situation dans l’Est, dans les camps d’extermination, un rideau de fer qui séparait hermétiquement ces faits de la publicité. Hitler et Himmler rendaient impossible au corps même des chefs suprêmes du Parti et de l’État toute compréhension et toute connaissance de la situation. Hitler n’hésitait pas à donner des renseignements inexacts même à ses collaborateurs les plus proches, comme le Dr Lammers, ministre du Reich, que nous avons entendu ici même comme témoin, et à leur faire croire que le déplacement vers l’Est des Juifs européens signifiait leur établissement dans le territoire oriental et pas du tout leur anéantissement. Si les indications fournies par les accusés divergent en bien des points, elles sont à cet égard si pleinement concordantes entre elles, et avec les déclarations des autres témoins, que l’on ne peut absolument pas douter de leur véracité. L’accusé, Dr Frank, n’a pas pu, en qualité de Gouverneur Général de Pologne, accéder à Auschwitz parce que l’entrée lui en était, même à lui, interdite sans une permission spéciale de Himmler : voilà un fait assez éloquent par lui-même.
Mais si les personnalités dirigeantes du IIIe Reich, à l’exception d’un tout petit cercle, n’étaient pas au courant et n’avaient elles-mêmes que de très vagues connaissances, comment donc l’opinion publique en général aurait-elle su quelque chose ? On imagine aisément que, dans ces conditions, la possibilité de connaître ce qui se passait dans les camps était fort restreinte. La possibilité de se renseigner par des informations étrangères était éliminée pour la majorité du peuple. L’écoute d’émetteurs étrangers était sous le coup des peines les plus dures et cessa donc. Dans la mesure où on les écouta pourtant, les nouvelles, propagées par les émetteurs étrangers qui rapportaient les événements de l’Est, étaient, malgré leur objectivité et justement à cause d’elle, d’une horreur si évidente et dépassaient de si loin toute imagination humaine qu’elles devaient apparaître et sont vraiment apparues à tout homme normal comme de la propagande tendancieuse.
Ainsi, l’Allemagne ne pouvait avoir connaissance, en fait, des pogroms contre les Juifs, que par des gens qui travaillaient eux-mêmes dans les camps, qui entraient en contact avec ces camps ou avec les détenus, ou, enfin, par d’anciens détenus des camps de concentration eux-mêmes. Le personnel des camps qui était mêlé à ces événements se taisait non seulement parce qu’il était contraint au silence le plus strict, mais aussi dans son intérêt propre ; ce n’est plus à démontrer. Mais on sait aussi que Himmler avait établi la peine de mort pour toute communication venant des camps et la propagation d’informations sur les camps ; cette peine menaçait non seulement le coupable direct, mais encore les membres de sa famille. On sait enfin que les vrais camps d’anéantissement étaient si hermétiquement coupés de tout contact avec le monde que rien des événements qui s’y déroulaient ne pouvait parvenir à la connaissance du public.
Les détenus internés dans les camps, qui entraient en contact avec des camarades de travail, se taisaient parce qu’ils devaient se taire. Les gens qui venaient dans les camps étaient également menacés de cette peine dans la mesure où ils pouvaient avoir quelques aperçus, ce qui était à peu près impossible dans les camps d’anéantissement.
Le peuple allemand ne pouvait donc profiter de ces sources.
Mais l’ordre de silence absolu liait encore avec plus de force tout détenu libéré. Personne ne réchappait des camps de la mort. Si pourtant un homme ou une femme était libéré, il risquait, en plus des autres menaces de peines, d’être, en cas de rupture de son silence, réintégré dans le camp et cette réintégration aurait signifié une mort atroce. Il était donc à peu près impossible d’apprendre de détenus libérés quelque chose de positif sur les événements des camps. Si cela valait déjà pour les camps de concentration réguliers situés dans le Reich, ce l’était encore plus pour les camps d’anéantissement.
Tout avocat qui a, comme moi, défendu des gens avant qu’on ne les enferme dans des camps et qui a reçu leur visite après leur libération pourra confirmer qu’il n’était pas possible, même à ce poste de confiance et sous le sceau du secret professionnel, de faire parler d’anciens détenus.
D’autre part, même si des hommes comme le témoin Severing, un vieux social-démocrate qui jouissait à un degré très élevé de la confiance de ses camarades du Parti et qui, pour cette raison, était en rapports avec beaucoup d’anciens détenus des camps de concentration, n’ont connu que très tard la vérité sur l’extermination des Juifs, et alors seulement dans une mesure très restreinte, cela s’applique à plus forte raison à tout Allemand moyen.
Il ressort donc de ces faits, avec une certitude absolue, que le Gouvernement, Hitler et Himmler ont voulu à tout prix tenir secrète l’extermination de la race juive et il en découle un autre argument, que j’estime frappant, qui apporte un démenti à la haine contre les Juifs attribuée au peuple allemand par le Ministère Public. Si le peuple allemand avait effectivement été animé de cette haine contre les Juifs, comme le prétend l’Accusation, des mesures de dissimulation aussi rigoureuses n’auraient pas été nécessaires. Bien au contraire ; si Hitler avait eu la conviction que le peuple allemand considérait le judaïsme comme son pire ennemi, qu’il en approuvait et souhaitait l’extermination, Hitler aurait nécessairement rendu publics les projets et les mesures tendant à exterminer cet ennemi. Dans le cadre de la guerre totale constamment préconisée par Hitler et Goebbels, il n’y aurait pas eu de meilleur moyen de fortifier la confiance en la victoire et la volonté de lutte du peuple que d’annoncer que le pire ennemi de l’Allemagne, le judaïsme, était déjà anéanti. Un propagandiste aussi dépourvu de scrupules que Goebbels n’aurait certainement pas laissé de côté un argument aussi convaincant s’il avait pu être certain de trouver le terrain favorable, c’est-à-dire le désir d’extermination totale ressenti par le peuple allemand à l’égard des Juifs. Or, la solution définitive de la question juive dût être dissimulée par tous les moyens au peuple allemand lui-même, soumis depuis des années à la plus rigoureuse influence de la Gestapo. Ces faits ne devaient même pas être communiqués aux chefs de l’État et du Parti. Hitler et Himmler, de toute évidence, se rendaient compte que même dans la guerre totale, même après avoir été instruit et bâillonné pendant des dizaines d’années sous la férule nazie, le peuple allemand et notamment son Armée auraient réagi de la façon la plus violente à l’annonce d’une telle politique juive.
L’hostilité de l’étranger ne constitue pas l’explication de cette politique de camouflage. En 1942 et 1943, le monde entier était déjà engagé dans une âpre lutte contre l’Allemagne nazie. Une aggravation du conflit ne paraissait guère possible, surtout par la révélation de faits qui depuis longtemps n’étaient plus un secret à l’étranger. En outre, des hommes comme Hitler, Goebbels et Himmler ne se seraient pas laissé influencer par la crainte d’assombrir les dispositions des Puissances adverses. S’ils avaient pu escompter le moindre résultat tangible en annonçant au peuple allemand l’extermination des Juifs, ils n’auraient certainement pas manqué de faire des communiqués dans ce sens ; ils se seraient au contraire efforcés par tous les moyens de fortifier ainsi la confiance du peuple allemand dans la victoire. Le fait qu’ils s’en soient abstenus constitue la meilleure preuve qu’ils ne considéraient pas non plus le peuple allemand comme radicalement antisémite, et la meilleure preuve, en outre, qu’il ne peut être question d’une semblable haine envers les Juifs de la part du peuple allemand.
En résumé, il faut dire que l’ensemble des motifs exposés réfute les dires de l’Accusation qui prétend que l’accusé Streicher a enseigné au peuple allemand une haine des Juifs, qui l’a incité à approuver leur extermination. Même si l’accusé avait visé un but semblable en faisant ses proclamations, il n’est pas arrivé à ses fins.
A cet égard, il y a également lieu d’examiner le rôle que le Ministère Public attribue à l’accusé Streicher en affirmant qu’il a formé la jeunesse allemande dans un esprit antisémite et qu’il a si profondément versé le poison de cette haine dans le cœur de la jeunesse, que son action néfaste se serait fait sentir bien au delà de son existence personnelle. Le point essentiel des reproches faits à l’accusé à cet égard repose sur le fait que des jeunes, formés par l’enseignement antisémite de Streicher, se soient prêtés à des crimes contre les Juifs, qu’ils n’auraient autrement pas commis, et qu’on peut s’attendre à ce qu’une jeunesse élevée dans de telles idées commette encore, par la suite, des crimes de même nature. L’Accusation s’appuie ici, en substance, sur des livres destinés à la jeunesse parus aux éditions du Stürmer et sur certaines des publications adressées aux jeunes par ce journal. Loin de moi l’intention de blanchir ou de défendre ces productions. Leur appréciation peut et doit être laissée au Tribunal. Il suffit ici, en suivant la ligne générale de la Défense, d’examiner si l’accusé à, oui ou non, orienté l’éducation de la jeunesse, d’une façon ou de l’autre, vers un antisémitisme criminel. En ce qui concerne les livres cités, il y a lieu de dire qu’une grande partie de la jeunesse allemande ne les connaissait même pas, et à plus forte raison ne les avait pas lus. L’opinion contraire du Ministère Public ne s’appuie sur aucune preuve. La saine mentalité de la jeunesse allemande repoussait des ouvrages de propagande d’une douteuse qualité. Les jeunes gens et les jeunes filles d’Allemagne préféraient d’autres lectures. On peut souligner à ce propos que ni le contenu ni les illustrations de ces livres n’étaient de nature à exercer le moindre attrait sur des jeunes. Ils devaient plutôt être nécessairement refusés. A cet égard, le témoignage de Baldur von Schirach est particulièrement important ; le responsable de l’éducation de toute la jeunesse allemande certifie sous la foi du serment que ces livres pour la jeunesse, édités par le Stürmer, n’ont pas été diffusés par la direction des Jeunesses hitlériennes, et qu’ils n’ont pas non plus trouvé un cercle de lecteurs parmi ces dernières. Ce témoin a fait des déclarations semblables à propos du Stürmer lui-même. Un de ses proches collaborateurs, le témoin Lauterbacher, a attesté, à ce propos, que l’accusé von Schirach avait complètement interdit le Stürmer dans les Jeunesses hitlériennes. Il est évident que le style et la présentation du Stürmer n’étaient déjà pas de nature à séduire des jeunes gens, ou à leur offrir un soutien moral. La mesure prise par la direction de la jeunesse du Reich se comprend donc facilement. Lorsqu’il semble ressortir de certains des articles du Stürmer présentés par l’Accusation qu’il était lu parmi les jeunes, et y exerçait une certaine influence, il y a lieu de dire qu’il s’est agi en l’occurrence de travaux sur commande typiques, destinés à des fins de propagande. L’affirmation de l’Accusation selon laquelle la jeunesse allemande a nourri une haine criminelle des Juifs ne repose sur aucune preuve. Par conséquent, ni le peuple allemand ni sa jeunesse ne peuvent être qualifiés de criminels.
Docteur Marx, il est temps de suspendre l’audience.
On pourrait être tenté de croire que le Stürmer a exercé une influence particulièrement forte sur les organisations du Parti, les SA et les SS, mais ce n’était pas non plus le cas. Les SA, la plus importante organisation de masse du Parti, repoussèrent le Stûrmer, comme le peuple l’avait déjà fait. Les organes des SA étaient le SA-Führer et Les SA. C’est là que la masse des SA trouvait les grandes lignes de son idéologie. Mais ces périodiques ne contiennent pas un seul article dû à la plume de l’accusé Streicher. S’il avait vraiment été l’homme que l’Accusation voit en lui, le propagandiste autorisé et le plus influent de l’antisémitisme, il aurait forcément été amené à collaborer à ces publications pour instruire les SA sur la question juive. Un périodique consacré à l’éducation idéologique n’aurait certainement pas renoncé à la collaboration d’un tel homme. Cependant, le fait que Julius Streicher n’ait pas une seule fois écrit dans ces pages prouve à nouveau que ce que le Ministère Public a esquissé de lui ne correspond aucunement aux conditions réelles. L’accusé Streicher ne pouvait exercer aucune influence sur les SA par son journal ; les colonnes des journaux Le SA-Führer et Les SA lui étaient fermées. La direction suprême des SA se refusa elle aussi à représenter ses idées. A cet égard, le SA-Obergruppenführer Jûttner, chef d’État-Major des SA par intérim, a été cité comme témoin et s’est exprimé ainsi devant la Commission, le 21 mai 1946 :
« L’ancien chef d’État-Major des SA, Lutze, a déclaré au cours d’une conférence de chefs qu’il ne voulait pas voir dans les SA de propagande en faveur du Stûrmer. Dans certains groupes, le Stûrmer avait même été complètement interdit. Le contenu du Stûrmer dégoûtait et repoussait la plupart des SA. La politique des SA à l’égard de la question juive ne visait d’ailleurs nullement à une extermination des Juifs, la lutte n’était destinée qu’à empêcher une immigration des Juifs de l’Est sur une grande échelle. »
L’homme des SA, comme la direction des SA, réfutaient donc absolument l’idéologie du Stûrmer : il ne peut pas, par conséquent, être question d’une influence de Streicher sur les SA.
De même que l’accusé Streicher n’a pas collaboré aux organes des SA, de même aucun de ses articles n’a paru dans d’autres journaux. Ni dans le Vôlfcischer Beobachter ni dans d’autres organes de premier plan de la presse allemande, il n’écrivit jamais la moindre ligne, bien que le ministère de la Propagande eût qualifié la tâche d’éclairer le peuple sur la question juive comme la plus noble de la presse allemande. D’autre part, ni la direction de l’État ni le ministère de la Propagande ne donnèrent à l’accusé Streicher l’occasion d’exercer son influence intellectuelle sur un nombre important de personnes. L’accusé Fritzsche, qui partageait avec Goebbels, au ministère de la Propagande, le pouvoir de décision, a déclaré, dans son témoignage, que Streicher n’avait jamais exercé une influence sur la propagande et qu’on le laissait complètement de côté. C’est ainsi en particulier qu’il ne fut jamais chargé de faire des conférences radiophoniques, bien que de telles conférences eussent pu avoir une tout autre action sur les masses qu’un article du Stûrmer, nécessairement limité, dans son action, à un nombre restreint de lecteurs. Le fait que la propagande officielle du IIIe Reich elle-même n’utilisa pas l’accusé Streicher, montre que l’on ne pouvait attendre aucune efficacité de son action, et qu’en fait il n’a exercé aucune espèce d’influence. La direction officielle de l’État allemand n’avait vu dans Streicher que ce qu’il était, c’est-à-dire l’éditeur insignifiant d’une publication hebdomadaire anodine. L’attitude du principe du peuple allemand, il faut le répéter ici en toute clarté, était aussi peu celle d’un antisémitisme radical que ne l’était celle de la jeunesse allemande et même des formations du Parti.
Une provocation efficace à l’antisémitisme criminel n’est donc pas établie.
J’en viens maintenant au dernier point décisif de l’Accusation : l’examen de la question de savoir quels furent les principaux responsables des ordres donnés en vue de la liquidation massive des Juifs, et de savoir comment il a été possible que des hommes se soient trouvés prêts à exécuter ces ordres et si, sans l’influence de Streicher, de tels ordres auraient été donnés ou exécutés.
Le responsable principal de la solution définitive donnée à la question juive, c’est-à-dire de l’extermination des Juifs en Europe est, sans aucun doute, Hitler lui-même. Certes, il y a dans ce Procès, le plus grand de l’histoire du monde, une lacune : les principaux coupables ne sont pas au banc des accusés, soit qu’ils aient trouvé la mort, soit qu’ils soient introuvables. Mais les constatations faites ont permis cependant de tirer des conclusions probantes sur les responsabilités réelles. On peut considérer comme une chose certaine que Hitler fut un homme d’une brutalité sans exemple, et véritablement démoniaque ; à cela s’est ajouté, au cours des dernières années, la perte de toute mesure et de tout contrôle de soi-même. Une brutalité sans égards, tel était le trait fondamental de son caractère, et c’est bien ce trait qui se révéla pour la première fois dans toute sa force lors de l’écrasement de la révolte dite de Röhm en juin 1934. Là, Hitler n’hésita pas à faire fusiller sans jugement ses plus anciens camarades de combat. Son radicalisme effréné se manifeste ensuite dans la conduite de la guerre contre la Pologne. La crainte seule de voir les dirigeants du peuple polonais prendre une attitude négative à l’égard de l’Allemagne suffit à lui faire donner un ordre de destruction sans merci. Encore plus impitoyable furent ses ordres au début de la campagne de Russie. Dès cette époque, il ordonna l’extermination des Juifs par actions partielles.
Ces exemples montrent incontestablement que cet homme ne connaissait aucun respect pour les principes d’humanité quels qu’ils fussent. Les témoignages de tous les accusés ont, de plus, renforcé la certitude que Hitler n’était accessible à l’influence de personne dès qu’il s’agissait de décisions fondamentales.
L’attitude de principe de Hitler à l’égard de la question juive est connue. Dès avant la première guerre mondiale, au cours de son séjour à Vienne, il était devenu antisémite. Mais il n’existe pas d’indices prouvant que Hitler envisageait dès le début une solution aussi radicale de la question juive que celle qui fut adoptée à la fin sous la forme de l’anéantissement du judaïsme européen. Lorsque le Ministère Public affirme qu’une voie directe mène du livre Mein Kampf aux fours crématoires de Mauthausen et d’Auschwitz, il ne se base que sur des présomptions, mais il ne possède pas un fond de preuves. Le résultat des témoignages tend plutôt à prouver que Hitler voulait savoir la question juive résolue en Allemagne par l’émigration. Cette pensée, ainsi que le fait de soumettre au droit des étrangers la partie juive de la population, constituaient la politique officielle du IIIe Reich. Par la promulgation des lois de 1935, beaucoup de dirigeants antisémites considèrent le problème juif comme clos. L’accusé Streicher était aussi de cet avis. C’est seulement depuis la fin de 1938 et le début de 1939 que l’attitude de Hitler envers la question juive devient plus violente et permet de constater particulièrement qu’il avait envisagé une autre solution en cas de guerre, parce qu’il considérait qu’une telle guerre était propagée par le judaïsme. Lors du discours au Reichstag du 30 janvier 1939 il prédit l’anéantissement des Juifs, au cas où une nouvelle guerre mondiale serait déchaînée contre l’Allemagne. Il exprima le même point de vue, en février 1942, dans son discours à l’occasion du vingtième anniversaire du Parti. Enfin son testament confirme sa responsabilité exclusive pour l’anéantissement des Juifs européens dans leur totalité. Quoiqu’une aggravation de la violence de Hitler envers le judaïsme se laissât déceler dès le début de la guerre, il n’y avait quand même pas encore d’indice laissant prévoir qu’il avait déjà, dans le premier stade de la guerre, envisagé l’anéantissement des Juifs. Cette dernière décision en ce sens a été sans aucun doute déclenchée par l’impossibilité (reconnue probablement par Hitler au début de l’année 1942 déjà) de terminer la guerre par une victoire de l’Allemagne.
On peut admettre avec certitude que la décision de détruire les Juifs, comme presque tous les projets de Hitler, émane exclusivement de lui-même. On ne peut déterminer avec exactitude l’importance de l’influence de certains de ses conseillers proches. Si de telles influences existaient, ce sont seulement celles d’hommes comme Himmler, Bormann ou Goebbels qui peuvent entrer en question. Une chose est en tout cas indubitable, c’est que dans l’espace de temps décisif entre septembre 1939 et octobre 1942, Streicher n’a exercé aucune influence sur Hitler. En l’état des choses, ce n’était même pas possible.
A cette époque, Streicher, dépouillé de toutes ses fonctions et en complète disgrâce, se trouvait sur ses terres à Pleikershof. Il n’avait aucune relation avec Hitler, ni en personne, ni par lettre. Cela a été prouvé, sans contestation possible, par les dépositions des témoins Fritz Herrwerth, Adèle Streicher et la déposition sous la foi du serment de l’accusé lui-même. Que Hitler eut été incité par la lecture du Stürmer a donner son ordre d’exécutions massives, on ne peut l’affirmer sérieusement. Il est donc clair que l’accusé Streicher est resté sans la moindre influence sur l’homme et sur l’ordre qui ont été décisifs pour l’extermination du judaïsme. En octobre 1942, parut le décret de Bormann qui ordonnait l’extermination des Juifs. C’est le document PS-3244. Il est établi que cet ordre émanait de Hitler et était destiné au Reichsführer SS Heinrich Himmler, auquel avait été confiée l’exécution active de l’anéantissement des Juifs. Celui-ci, de son côté, transmit l’ordre d’exécution définitif au chef de la Gestapo Mûller et à son subordonné chargé des affaires juives, Eichmann. Voilà les trois hommes qui sont, après Hitler, les principaux responsables. Rien ne prouve que Streicher ait eu sur eux une possibilité quelconque d’influence ou qu’il l’ait en fait exercée. Il prétend, sans contredit possible, que Eichmann et Mûller lui étaient absolument inconnus, tandis que ses rapports avec Himmler étaient peu étroits et rien moins qu’amicaux. Il est presque inutile de mentionner encore que Himmler fut un des antisémites les plus radicaux du Parti. De tout temps, il avait fait de la propagande pour une lutte sans merci contre les Juifs ; et d’ailleurs, d’après tout ce que nous savons de lui, il n’était pas homme à se laisser influencer par un autre dans des questions fondamentales. Mais abstraction faite de cette opinion, une comparaison entre ces deux personnalités établit immédiatement que Himmler était sous tous les rapports le plus puissant et le plus éminent, si bien que, dans ces conditions, on doit rejeter l’hypothèse d’une influence de l’accusé Streicher sur Himmler. Je peux m’épargner de faire sur ce point de plus amples développements.
Je passe maintenant à la question suivante, celle de savoir si l’activité de l’accusé Streicher fut d’une influence décisive sur les organismes chargés des exécutions, membres des groupes d’intervention (Einsatzgruppen), d’une part, commandos d’exécution dans les camps de concentration d’autre part, et si, d’une manière générale, on avait dû faire subir à ces hommes une préparation psychologique et morale pour qu’ils acceptent d’exécuter de telles mesures. Le Reichsführer SS a exposé sans équivoque dans ses discours de Nikolaïev, Posnan et Kharkov, déjà si souvent mentionnés ici que non seulement il était lui-même responsable avec Hitler de la solution définitive de la question juive, mais encore que l’exécution des mesures commandées n’avait été rendue possible que grâce au renfort de forces des SS qu’il avait spécialement choisies. Nous savons par la déposition de Ohlendorf que les groupes d’intervention (Einsatzgruppen) se composaient de membres de la Gestapo et du SD, de compagnies de Waffen SS, de policiers de métier et d’habitants du pays. Il faut poser ici comme principe que l’accusé Streicher n’a jamais exerce-la moindre influence sur l’attitude idéologique des SS. Dans l’ensemble des preuves rassemblées au cours de ces débats, qui intéressent tant de domaines, on ne trouve pas l’ombre d’une preuve établissant que Streicher ait été en rapport avec les SS. Ce prétendu ennemi n° 1 des Juifs, le grand propagandiste de la persécution contre les Juifs, comme le représente l’Accusation, l’accusé Streicher, n’a jamais écrit dans le périodique des SS, Das Schwarze Korps, ou bien dans les SS-Leithefte. Cependant, ces périodiques, en tant qu’organes officiels du Reichsführer SS, étaient seuls à déterminer la position des SS au point de vue idéologique. Ces-périodiques des SS précisaient leur position sur la question juive. Dans ces milieux, le Stürmer était très peu lu ; il était repoussé comme dans tous les autres milieux. Himmler lui-même avait ironiquement écarté Streicher, qu’il tenait pour un idéologue. C’est pourquoi, au point de vue philosophique, l’accusé Streicher n’a pas pu exercer d’influence sur les membres SS des Einsatzgruppen, encore moins sur les anciens soldats de la Police, et pas du tout sur les unités étrangères. De même, il ne pouvait influer sur l’état d’esprit des commandos d’exécution dans les camps de concentration. Leurs hommes sortaient, pour la plupart, des rangs des formations « Tête-de-mort » donc des anciennes unités de garde, pour lesquelles ce que nous avons dit plus haut convient encore mieux. Ajoutons que les anciens soldats de la Police, aussi bien que les anciens SS, étaient dressés à l’obéissance absolue devant un ordre émanant de leurs supérieurs. Pour les uns et les autres, l’obéissance absolue à un ordre du Führer allait de soi.
Cependant, même des policiers de métier, habitués à l’obéissance absolue, même les SS, qui servaient depuis longtemps, ne pouvaient pas être chargés directement par Himmler des exécutions de Juifs. Himmler devait plutôt désigner comme chefs de ces commandos d’exécution des gens en qui il avait personnellement confiance, et leur faire prendre un engagement tout à fait personnel en affirmant expressément qu’il prenait toute la responsabilité et qu’il ne faisait lui-même que transmettre un ordre émanant de Hitler. Ainsi ces hommes qui, selon le Ministère Public, sont devenus l’élite du nazisme, étaient si peu devenus des adversaires des Juifs, au sens établi par l’Accusation, qu’il fallait toute l’autorité du Führer, Chef suprême de l’État, et de son plus brutal comparse, Himmler, pour imposer aux responsables des commandos d’exécution la conviction que cette tâche leur était commandée par la volonté du chef absolu de l’État, donc par un ordre qui, d’après leur conviction, avait la valeur d’une loi fondamentale de l’État et échappait ainsi à toute critique.
Ce n’étaient pas des raisons idéologiques, ce n’était donc pas, comme le prétend l’Accusation, une excitation entreprise par Streicher sur les gens chargés des exécutions, qui incitait ces gens à exécuter ces ordres, mais exclusivement et uniquement leur obéissance envers un ordre de Hitler, qui était transmis par Himmler, et le fait de savoir que la désobéissance à un ordre du Führer entraînerait la mort. Donc, dans ce domaine aussi, on ne peut pas prouver l’influence de Streicher.
Ainsi s’évanouissent toutes les charges accumulées par le Ministère Public contre l’accusé.
Cependant, pour arriver à un résultat, à un jugement de l’accusé qui soit fondé entièrement sur des constatations bien établies, il me paraît nécessaire de donner brièvement quelques nouveaux éclaircissements sur sa personnalité et sa position sous le régime hitlérien : le Ministère Public voit en lui le premier antisémite et le premier représentant de la politique de destruction rigoureuse appliquée au judaïsme. Mais cette conception est aussi peu conforme au rôle de l’accusé et à son influence effective qu’à sa personnalité. On trouve déjà une inexactitude de la conception du Ministère Public à propos de la manière dont l’accusé a été utilisé dans le IIIe Reich et a été chargé de la propagande pour la question juive et sa solution définitive. La seule fois où l’accusé déploya son activité dans le combat contre les Juifs fut sa désignation de président du Comité d’action pour le boycottage anti-juif du 1er avril 1933. Mais il eut ce jour-là une attitude en complète contradiction avec les articles violents du Stürmer. Elle fait bien voir que, dans les articles incriminés de son journal, il ne s’agit que de façonner l’opinion. En effet, bien qu’il eût pu ce jour-là faire agir contre les Juifs toutes les forces de l’État et du Parti, il s’est contenté d’imposer un signe extérieur caractéristique aux entreprises juives et de les faire contrôler. En outre, il avait déclaré expressément que toute brimade et tout acte de violence contre les Juifs, que tout atteinte aux biens juifs, seraient interdits et punissables.
L’activité de l’accusé ne se poursuivit pas plus avant. Plus jamais on ne fit appel à lui pour établir les bases idéologiques de la lutte contre les Juifs. Il ne put exposer ses idées ni dans la presse ni à la radio. Ni le Parti dans ses circulaires d’information, ni les groupements dans leurs périodiques, ne se servirent de sa plume pour traiter la question juive.
Ce n’est pas lui, mais l’accusé Rosenberg, que Hitler chargea de l’éducation idéologique du peuple allemand. C’est Rosenberg qui était responsable de l’Institut d’examen de la question juive à Francfort et non pas l’accusé Streicher ; celui-ci n’a même pas été pressenti, pour participer aux travaux de cet Institut. L’accusé Rosenberg reçut l’ordre d’organiser un congrès mondial anti-juif en 19 il :. Il est vrai que ce congrès n’eut jamais lieu, mais il est significatif que la participation de l’accusé Streicher n’était même pas prévue. Toutes les lois et ordonnances anti-juives du IIIe Reich ont été promulguées sans lui. Il n’a même pas été consulté pour les lois raciales proclamées au congrès de Nuremberg en 1935. L’accusé Streicher n’a participé à aucune des discussions relatives à une question de quelque importance en temps de paix ou de guerre. Son nom ne se trouve sur aucune des listes de participants, dans aucun procès-verbal. Son nom n’est même pas cité dans les entrevues.
La lutte contre les Juifs devint plus violente d’année en année, surtout après le déclenchement et pendant la durée de la guerre. Mais par contre, l’influence de l’accusé Streicher diminua d’année en année. En 1939 déjà, il était presque entièrement mis à l’écart, sans relations avec Hitler ou avec les dirigeants de l’État ou du Parti. Depuis 1940, il avait été suspendu de ses fonctions de Gauleiter et il fut, à partir de cette date, un homme mort au point de vue politique. Si l’accusé Streicher avait effectivement été l’homme pour lequel l’Accusation le tient, son influence et son activité auraient dû croître automatiquement avec l’ampleur que prenait la lutte antisémite. Il n’y aurait pas dû aboutir à la fin à l’impuissance politique et à la mise à l’écart, comme cela s’est produit réellement, mais il aurait dû être chargé de la destruction effective de la race juive.
Par sa longue activité littéraire qui traita jusqu’à satiété du même sujet sous une forme souvent maladroite et grossière, l’accusé Streicher, je ne veux pas le nier, s’est attiré, l’hostilité de l’opinion mondiale. Il a provoqué par là, à son égard, des sentiments qui surestimaient de beaucoup son importance et son influence et qui, maintenant, menacent de faire méconnaître de la même manière sa responsabilité.
Le défenseur, dont la tâche est ingrate et délicate dans ce cas, a dû se contenter d’exposer les points de vue et les faits qui montrent sous leur vrai jour l’importance de cet homme et le rôle qu’il a joué dans la tragédie du national-socialisme. Mais la Défense ne peut se charger de contester des faits indéniables et de défendre des agissements pour lesquels on ne saurait trouver d’excuse. Il reste ainsi établi que cet accusé a participé à la destruction de la synagogue principale de Nuremberg et qu’il a permis ainsi que le local culturel d’une communauté religieuse soit détruit. L’accusé déclare, pour sa défense, qu’il ne voyait pas là la démolition d’un édifice destiné au culte religieux, mais la suppression d’un édifice qui déparait et gênait le style du vieux Nuremberg, et que des experts avaient partagé son point de vue. La véracité de cette déclaration ressort du fait qu’il avait laissé intacte la deuxième synagogue de Nuremberg jusqu’au moment où, sans sa participation, elle brûla dans la nuit du 9 ou 10 novembre 1938. Quoiqu’il en soit, l’accusé a, en tout cas, montré le même manque de réflexion qui caractérise ses autres actes. Il faut qu’il réponde lui-même de cette façon d’agir, la Défense ne peut le protéger sur ce point. Mais, là aussi, il faut souligner que la population de Nuremberg s’est montrée nettement et clairement opposée à cet événement. Il était évident, pour tout observateur impartial, que le peuple accueillait très froidement de telles opérations et ne pouvait être obligé que par la force et la contrainte à accepter de telles mesures et à être témoin de ces faits insensés.
La Défense ne peut pas non plus prendre position à l’égard de la reprise du mythe du meurtre rituel. Ces articles, à vrai dire, n’intéressaient personne, mais leurs tendances étaient bien nettes. Le seul facteur qui puisse servir l’accusé, outre sa bonne foi qu’on est obligé d’admettre, c’est que ces articles ne venaient pas de lui, mais de Holz ; il faut qu’il accepte le reproche d’avoir laissé publier ces articles.
Il doit paraître incompréhensible que l’accusé ait continué à participer à la publication du Stürmer, même après avoir été depuis longtemps politiquement paralysé et mis à l’écart. Ce fait, mieux que tout autre, prouve justement l’orientation unilatérale de son esprit. Lorsque le Ministère Public reproche à l’accusé d’avoir voulu l’anéantissement effectif de la race juive et d’avoir préparé ce résultat par ses publications, il faut le renvoyer aux explications que l’accusé a données en qualité de témoin lors de son interrogatoire sous la foi du serment. Je me réfère entièrement à cet interrogatoire. L’accusé cite à sa décharge le fait que, dans la longue liste des articles du Stürmer, il ne s’en est jamais trouvé un seul, depuis sa parution, qui ait incité à des brutalités effectives contre les Juifs. De plus, il mentionne le fait que, sur plus do mille numéros on ne pourrait en trouver qu’une quinzaine qui contiennent des expressions que le Ministère Public serait susceptible clé lui reprocher. Au contraire, l’accusé déclare que ses articles et discours tendaient indubitablement à amener une solution générale de la question juive pour le monde entier, étant donné qu’une solution partielle, quelle qu’elle fût, ne pouvait avoir aucun effet et n’attaquait pas le centre du problème. Déjà, partant de ce point de vue, il se serait toujours exprimé sans équivoque et contre toutes mesures de brimade, et n’aurait jamais approuvé une action aussi horrible que celle que Hitler a fait exécuter. Je laisse au Tribunal le soin de juger si l’accusé est convaincu d’avoir approuvé les assassinats en masse. On doit en douter sérieusement. Lui-même s’en réfère au fait qu’il n’a eu une connaissance à peu près certaine de ces assassinats en masse qu’en 1944, déclaration que corroborent celles des témoins Adèle Streicher et Hiemer.
Streicher considérait les publications de l’Israelitisches Wochenblatt comme une propagande tendancieuse et ne lui accordait pour cette raison aucun crédit. A sa décharge, on peut dire que, jusqu’en automne 1943, aucun de ses articles n’a exprimé sa satisfaction sur le sort du judaïsme dans l’Est. Lorsqu’il écrivait alors sur la disparition du réservoir juif dans l’Est, on ne peut pas, là non plus, prétendre qu’il avait à sa disposition une quelconque confirmation authentique. Il pouvait très bien être d’avis qu’une telle disparition n’avait rien de commun avec l’anéantissement physique de la population juive et qu’un transfert de cette population rassemblée à l’étranger sur un territoire neutre ou sur le territoire soviétique pouvait être la cause de cette disparition. Aucune preuve n’ayant été apportée témoignant que l’accusé ait reçu d’un côté quelconque une information sur l’extermination projetée des Juifs, il ne pouvait de lui-même avoir de ces faits une telle vision satanique, car cela dépasse l’imagination. On ne peut certainement pas supposer non plus que les facultés mentales de l’accusé le mettaient, par exemple, en mesure d’imaginer à l’avance une telle solution de la question juive, car cette solution ne pouvait émaner que du cerveau d’un homme qui n’était plus en pleine possession de ses facultés mentales. L’accusé se dépeint lui-même comme un fanatique et un chercheur de la vérité. Il prétend dans ses écrits et dans ses discours n’avoir rien exprimé qu’il n’eût puisé à des sources authentiques diverses et qui ne fût vérifié en conséquence.
Il est hors de doute que Streicher était un fanatique. Mais un fanatique est tellement possédé et imbu de son idée ou d’un mirage de son imagination qu’il n’est pas accessible à tout autre raisonnement et qu’il n’est convaincu qu’unilatéralement de l’exactitude de sa conviction. Pour le psychiatre il s’agit peut-être d’une sorte de crampe morale. Tout fanatisme est proche de l’imagination du maniaque. Avec cela, vont de pair, en règle générale, une surestimation de lui-même et une haute opinion de sa propre personnalité et de l’influence qui en émane sur le monde environnant. Chez aucun des accusés ici présents, l’être et le paraître ne se dissocient d’une manière aussi nette que chez l’accusé Streicher. Ce qu’il paraissait au monde extérieur, l’Accusation l’a démontré. Ce qu’il était et est en vérité, les débats le prouvent.
Mais seuls des faits matériels peuvent servir de base au jugement. Mettez à la base de votre jugement, Messieurs, que l’accusé, dans sa fonction de Gauleiter de Franconie, a fait preuve de beaucoup d’humanité, qu’il a provoqué la libération d’une multitude de détenus politiques des camps de concentration, ce qui amena l’ouverture d’une procédure pénale contre lui. On ne doit pas passer sous silence que les prisonniers de guerre et les travailleurs étrangers qui ont été employés sur sa propriété ont été bien traités à tous égards.
Quelle que soit la nature du jugement rendu contre l’accusé Streicher, il ne s’agit toujours que du sort d’un seul. Mais ce qui paraît prouvé, c’est que le peuple allemand et cet accusé n’ont jamais formé une unité dans cette question importante. Le peuple allemand s’est toujours tenu à l’écart des aspirations de l’accusé, telles qu’il les exprimait dans ses publications, et a réservé sa propre opinion et sa propre attitude envers les Juifs. L’assertion de l’Accusation prétendant que les articles tendancieux du Stürmer ont trouvé une résonance quelconque ou un écho dans le peuple allemand et qu’ils ont mis en lui le ferment des actes criminels, est ainsi pleinement réfutée. Le peuple allemand, dans son écrasante majorité, a conservé un jugement sain et s’est montré défavorable à toute action brutale. Le peuple allemand peut donc réclamer, devant le forum de l’opinion mondiale, d’être reconnu libre de toute complicité morale et de toute responsabilité dans ces crimes, afin de pouvoir reprendre sa place dans le rang des nations. Mais je remets la décision de la culpabilité ou de l’innocence de cet accusé entre les mains de votre Tribunal.
Docteur Sauter, vous avez la parole.
Messieurs, je suis chargé d’examiner le cas de l’accusé Dr Walter Funk, c’est-à-dire de traiter un sujet qui est malheureusement particulièrement aride et peu intéressant.
D’abord, je me permets de faire une remarque : en principe, je ne donnerai pas de développements généraux de caractère politique, historique ou physiologique, bien que de tels exposés soient particulièrement tentants dans le cadre de ce Procès. Ces explications ont déjà été présentées avec assez de détails par d’autres défenseurs, et il est probable qu’elles seront encore complétées par quelques autres. C’est pourquoi je me limiterai à l’examen du point de vue de la Défense et à l’appréciation de l’image que la présentation des preuves devant ce Tribunal permet de se former de la personnalité de l’accusé Funk, des actions qu’il a entreprises et des motifs qui l’ont inspiré.
Messieurs, tout le cours de ce Procès, et, en particulier, les preuves réunies pour son propre cas, ont établi que l’accusé Funk n’a jamais, en aucun des cas cités par l’Accusation, joué un rôle décisif dans le système national-socialiste. La compétence de Funk a toujours été restreinte par les pleins pouvoirs d’autres personnes auxquelles il était subordonné. L’accusé, lors de son propre interrogatoire, avait fait remarquer qu’il allait toujours jusqu’à la porte et n’avait pas le droit d’entrer ; les témoignages ont prouvé que cette remarque était absolument exacte.
Dans le Parti — au contraire de l’État — quelques charges ont été confiées à l’accusé Funk, mais uniquement au cours de la dernière année qui a précédé la prise du pouvoir, c’est-à-dire en 1932. Elles n’avaient cependant pas d’importance pratique, car elles n’ont été que de courte durée. Depuis la prise du pouvoir, Funk n’a jamais eu de fonction officielle dans le Parti. Il n’appartenait à aucune organisation du Parti, ni aux SS, ni aux SA, ni au Corps des dirigeants politiques. Funk a exercé un mandat au Reichstag pendant une période de six mois environ, peu avant la prise du pouvoir. Il n’appartenait donc pas au Reichstag à l’époque où ont été promulguées les lois qui ont servi de base à la puissance nationale-socialiste.
Les lois de cette période, qui ont également été mises à la charge de Funk, en particulier la loi des pleins pouvoirs, furent adoptées par le Cabinet du Reich à une époque où Funk n’en était pas encore membre. On sait qu’il ne l’est devenu qu’à la fin de l’année 1937, lorsqu’il a été nommé ministre de l’Économie du Reich, c’est-à-dire à une époque par conséquent où il n’y avait plus aucune reunion du cabinet. Enfin, en tant que chef de la presse gouvernementale du Reich, Funk n’avait ni siège ni voix au cabinet, et il ne pouvait exercer aucune influence sur les projets de lois. Je me réfère aux déclarations du témoin Dr Lammers à ce sujet. Il en va de même pour les lois raciales, dites lois de Nuremberg.
Funk n’a eu de relations plus étroites avec le Führer que pendant une période d’un an et demi, pendant laquelle, en sa qualité de chef de la presse gouvernementale du Reich, il faisait régulièrement des rapports de presse à Hitler : du mois de février 1933 au mois d’août 1934, c’est-à-dire jusqu’à la mort du Président von Hin-denburg. Plus tard, Funk n’a plus rencontré Hitler que très rarement. Le témoin Dr Lammers a déclaré à ce sujet, et je cite :
« Plus tard, comme ministre de l’Économie, il a eu très rarement l’occassion de voir Hitler. Il n’a même pas été convoqué à de nombreuses conférences auxquelles il aurait dû assister. Il m’a souvent exprimé ses plaintes à ce sujet.
Le Führer a fréquemment fait des objections : il avait ses raisons pour s’y opposer, il était sceptique à son endroit ; en un mot il ne le voulait pas. »
Telle est la déclaration textuelle du témoin. Quand on demanda au témoin Lammers si Funk lui avait souvent exprimé ses doléances sur la position peu satisfaisante qu’il occupait comme ministre de l’Économie du Reich et sur les soucis qui l’accablaient en raison de la situation générale, le Dr Lammers répondit :
« Je sais qu’il avait de gros soucis à cet égard et qu’il désirait vivement avoir l’occasion d’en parler au Führer personnellement. Il était, en outre, impatient de faire un rapport au Führer sur la situation aux armées et de lui parler de la possibilité de terminer la guerre. »
Cela se passait pendant les années 1943 et 1944. Et Lammers continue :
« Avec la meilleure volonté, Funk ne réussit pas à obtenir une audience du Führer, pas plus que je ne réussis à l’introduire auprès de lui. »
Messieurs, Funk donne une explication à ce fait très frappant, que pendant tout le temps de son activité au ministère, il n’ait obtenu que quatre ou cinq fois des entretiens avec le Führer : Hitler n’avait pas besoin de lui. Hitler a donné jusqu’en 1942 ses instructions pour les affaires économiques à Göring, en sa qualité de délégué au Plan de quatre ans et responsable de toute la direction économique, et depuis le débat de 1942 à Speer qui, en tant que ministre de l’Armement, muni de pouvoirs spéciaux, pouvait donner des instructions dans toutes les branches de la production et qui, à partir de 1943, dirigeait lui-même toute la production.
Ainsi Funk, dans la direction économique du Reich national-socialiste, n’a jamais joué un premier rôle, mais toujours des rôles secondaires. L’accusé Göring l’a confirmé expressément en ces termes dans sa déclaration du 16 mars :
« Il est évident qu’en vertu des pleins pouvoirs qui m’ont été octroyés, il devait se conformer aux directives que je donnais dans le domaine économique. Les instructions ou plutôt la politique économique du ministre de l’Économie et du président de la Banque du Reich Funk, c’est moi seul qui en suis pleinement responsable. »
L’accusé Speer, lui aussi, Messieurs, a déclaré à la barre des témoins, au cours de l’audience du 20 juin, qu’en sa qualité de ministre de l’Armement il avait revendiqué pour lui de prime abord la haute main sur les domaines importants de l’Économie, comme ceux du charbon, du fer, de l’acier, de l’aluminium, des métaux en général et de la fabrication de machines, etc. Avant que Speer en fut chargé au début de 1942, toute la branche de l’énergie et de la construction dépendait de son prédécesseur, le ministre de l’Armement Todt.
Les documents que l’Accusation a apportés comme preuve dans le cas de l’accusé Funk ne concernent pas dans leur grande majorité les agissements personnels de Funk ou les décrets qu’il a pris, mais plutôt les fonctions de caractère très différent qu’il a occupées. A la page 29 de l’exposé des charges du Ministère Public, le procureur lui-même déclare que l’argumentation apportée contre Funk peut être taxée d’argumentation dérivée. Le Ministère Public déclare que Funk doit avoir eu connaissance des différentes circonstances qui forment l’objet de l’accusation, car on doit le supposer d’après les postes qu’il a occupés. L’Accusation ne fait mention des dispositions prises par Funk lui-même ou des directives qu’il a personnellement données qu’en ce qui concerne les décrets pris par Funk en novembre 1938, pour réglementer l’exécution des dispositions du Plan de quatre ans qui excluaient les Juifs de la vie économique. Je reviendrai plus tard sur ce chapitre. Enfin, Funk n’a pas été appelé à participer aux conférences politiques et militaires. Sa position était celle d’un ministre technicien détenteur d’un pouvoir de décision très réduit.
En tant que ministre de l’Économie du Reich, il dépendait du Plan de quatre ans, c’est-à-dire de Göring. Plus tard, le ministère de l’Armement reçut les pleins pouvoirs. Et finalement, comme l’ont montré les dépositions de Göring, Lammers et Hayler, le ministère de l’Économie devint un véritable ministère du Commerce, qui avait à s’occuper principalement de la répartition des denrées de consommation et de la réalisation technique du commerce extérieur.
Le Plan de quatre ans avait également la haute main sur le commerce d’or et de devises auprès de la Reichsbank. En ce qui concerne le financement intérieur de la guerre, la Reichsbank, dès l’arrivée de Funk à son poste de président, fut privée du droit de fixer le montant des crédits à conserver au Reich. Ce qui fait que la responsabilité de Funk, en ce qui concerne le financement de la guerre, est exclue- C’était toujours le ministère des Finances qui prenait des décisions dans ce domaine, et non pas Funk.
Enfin, en tant que délégué général à l’Économie, Funk n’a fait que coordonner en août 1939 les ressorts économiques civils, pour prendre des mesures destinées à préparer une transition sans heurts de l’économie de paix à une économie de guerre. Ces consultations aboutirent aux propositions que Funk fit le 25 août 1939 à Hitler, dans une lettre qui a plusieurs fois été citée ici sous le numéro PS-699. Funk a déclaré au cours de son interrogatoire que cette lettre ne présentait pas les choses de façon tout à fait correcte, car c’était une lettre strictement privée, une lettre de remerciements en réponse aux vœux d’anniversaire que lui avait adressés Hitler. Comme l’Accusation a tout spécialement mis en relief la position de délégué général à l’Économie qu’occupait Funk, j’aurai à revenir ultérieurement tout spécialement sur ce point.
La présentation des preuves montre que cette position de délégué général à l’Économie fut la position la plus discutée, mais aussi la plus faible de Funk.
En ce qui concerne les territoires occupés, Funk n’avait aucune compétence pour prendre des décisions. Tous les témoins qui ont parlé de la question ont été d’accord là-dessus. Tous les témoins ont de même confirmé que Funk s’est constamment élevé contre le pillage des territoires occupés, qu’il a combattu les achats au marché noir de la part de l’Allemagne et était opposé à la suppression des frontières financières avec la Hollande, mesure qui devait faciliter les achats allemands en Hollande. Il a organisé un commerce d’exportation de l’Allemagne et des pays de l’Est européen à destination de la Grèce et y a même envoyé de l’or. Il s’est élevé à plusieurs reprises contre les charges financières excessives, imposées aux pays occupés, principalement en 1942 et en 1944, et contre l’augmentation de l’indemnité d’occupation imposée à la France. Il a protégé la monnaie des territoires occupés contre les tentatives renouvelées de dévaluation. Dans le cas du Danemark, il parvint, malgré toute la résistance qu’on lui opposa, à revaloriser la monnaie. De plus, il combattit les fixations de cours arbitraires auxquelles donnaient lieu les réglementations financières des territoires occupés. Funk a toujours considéré la dette allemande de compensation comme une véritable dette en nature, à l’égard même de territoires occupés. Cela ressort principalement de la proposition, qu’il a mentionnée ici, d’acquitter cette dette par un prêt que l’Allemagne devait faire dans tous les pays européens. Funk s’est opposé à l’emploi démesuré de travailleurs étrangers en Allemagne, et surtout à des travaux forcés. Ce point a été confirmé également par l’accusé Sauckel quand il a déposé ici en qualité de témoin. Les témoins Hayler, Landfried, Puhl, Neubacher et Seyss-Inquart ont montré comment tous ces faits et ces actions de Funk avaient tourné à l’avantage des pays occupés.
D’après ces dépositions, Funk s’était toujours efforcé de maintenir l’ordre dans l’économie et la vie sociale des territoires occupés, d’éviter, dans ce domaine, des bouleversements. Les mesures radicales et arbitraires ont toujours provoqué sa désapprobation et son refus. Bien plus, il inclinait toujours à la compréhension et à la conciliation. En temps de guerre également, la préoccupation constante de Funk a été la paix. Les témoins Landfried et Hayler l’ont déclaré, ajoutant expressément qu’à plusieurs reprises les services suprêmes de l’État et du Parti avaient reproché cette attitude à l’accusé Funk. L’accusé Speer, lui aussi, a déclaré dans son interrogatoire que Funk, pendant la guerre, avait fait affecter trop de travailleurs à l’industrie des biens de consommation et que cela avait été l’une des raisons pour lesquelles il avait dû, en 1943, abandonner la direction de l’industrie des biens de consommation.
Que Funk, aussi bien que Speer, se soit élevé contre le terrible mot d’ordre de « la terre brûlée », le témoin Hayler l’a déclaré sous serment devant le Tribunal le 7 mai 1946 ; Speer aussi d’ailleurs. Ce témoin a dit n’avoir jamais vu Funk aussi irrité qu’au moment où il a pris connaissance de cet ordre de destruction. Selon le témoignage de Hayler, Funk donna des ordres, aussi bien en qualité de ministre de l’Économie du Reich qu’en celle de président de la Reichsbank, afin de préserver les entrepôts de la destruction qui avait été ordonnée, pour assurer le ravitaillement de la population en biens de consommation nécessaires à son existence ainsi que la circulation monétaire dans les territoires allemands abandonnés.
Le but de la politique économique de Funk, disons « l’œuvre de sa vie », c’était une communauté économique européenne fondée sur un compromis juste et naturel entre les intérêts des pays souverains. Il s’est efforcée sans discontinuer, même en temps de guerre, de tendre vers ce but, bien que ses efforts aient été partout entravés, comme il était normal, par les nécessités élémentaires de la guerre et l’évolution qu’elle entraînait. L’Europe économique, telle que Funk la voyait et voulait la réaliser, a été précisée dans plusieurs grands discours de politique économique. Des extraits de quelques-uns de ces discours qui ont été très souvent appréciés par l’étranger, neutre ou hostile, se trouvent dans le livre de documents.
Pour juger les actions de l’accusé Funk, il faut naturellement tenir compte aussi du rôle joué par toute sa personnalité, lorsqu’il s’agit de découvrir les motifs pour lesquels il a agi. Funk n’a jamais été considéré par le peuple allemand — dans la mesure où il en était connu — comme un homme du Parti que l’on aurait tenu pour capable de participer à des excès sauvages, de commettre des actes de violence et de terreur ou de s’enrichir au détriment des autres. Il partageait bien plutôt le goût de son ami Baldur von Schirach pour l’art et la littérature. Primitivement, il avait voulu, comme on le sait, devenir musicien et, par la suite, il voyait bien plus volontiers dans sa maison des poètes et des artistes que des hommes d’État et des membres du Parti. Dans les milieux autorisés, il était connu et apprécié comme spécialiste de l’économie politique, comme un homme possédant des connaissances théoriques et historiques étendues, qui était sorti du journalisme et était un styliste brillant. En qualité de rédacteur en chef de l’importante Börsenzeitung de Berlin, il possédait une situation bien assise du point de vue économique. Mais sa situation financière ne s’améliora pas, lorsqu’au début de 1933, après la prise du pouvoir par Hitler, il accepta le poste de chef de la Presse qu’on lui offrait dans le Gouvernement du Reich. Il n’était donc pas du nombre des « desperados » qui devaient s’estimer heureux de recevoir de Hitler un poste bien rénumére. Au contraire, il consentit un sacrifice financier en acceptant la fonction officielle qui lui était offerte ; il apparaît donc comme tout à fait digne de foi qu’il l’ait fait par patriotisme, par sentiment du devoir à l’égard de son peuple, pour se mettre au service de la patrie en ces temps de rude épreuve.
Pour juger la personnalité et l’attitude de l’accusé Funk, un fait a, en outre, une certaine importance : c’est qu’il n’ait jamais tenu ou voulu tenir un rang dans le Parti. D’autres, qui occupèrent des positions officielles élevées dans le IIIe Reich, se virent attribuer par exemple le titre de SS-Gruppenführer ou obtinrent le grade de SS-Obergruppenführer. Funk, par contre, de 1931 jusqu’à la fin du IIIe Reich, n’a jamais été qu’un simple membre du Parti qui, certes, s’efforçait de s’acquitter consciencieusement de ses charges publiques, mais n’a jamais brigué les honneurs dans le Parti.
La seule chose que l’Accusation a reprochée à l’accusé Funk dans ce sens, c’est d’avoir accepté une dotation, en 1940, à l’occasion de son cinquantième anniversaire. Naturellement, ce n’est pas en soi un acte punissable, mais le Ministère Public l’a mis ostensiblement à la charge morale de l’accusé. Prenons brièvement position dans cette affaire. Nous nous souvenons de la manière dont cette dotation a été faite. Le président et le Comité de la Chambre de l’Économie du Reich, donc l’organisme représentatif suprême de l’Économie allemande, lui ont offert pour son cinquantième anniversaire une ferme de 55 hectares en Haute-Bavière. Cette ferme, il est vrai, n’exista tout d’abord que sur le papier de l’acte de donation, et il s’agissait d’abord de la construire. Cette donation fut expressément ratifiée par le chef de l’État, Adolf Hitler ; elle n’a donc pas été faite secrètement, mais dans toutes les formes officielles au ministère de l’Économie du Reich, sans que rien eût été passé sous silence ou maquillé. Le don s’avéra, dans la suite des temps, être pour Funk un véritable tonneau des Danaïdes, car la construction du bâtiment revint à beaucoup plus cher que l’on ne s’y était attendu, et Funk eut à payer pour cette donation des droits très lourds. Funk n’avait jamais eu de dettes jusqu’alors et il avait toujours vécu d’une manière réglée ; la donation de cette ferme lui fit contracter des dettes. Lorsqu’il en entendit parler, Göring vint à l’aide de Funk, avec une somme assez importante. Lorsque le ministre Dr Lammers eut mis Hitler au courant des difficultés financières de Funk, Hitler lui fit remettre comptant, sous forme de dotation, la somme nécessaire à la remise sur pied de sa situation économique. Ainsi Funk put payer ses impôts et ses dettes. Il utilisa le reste à fonder deux institutions d’utilité publique, l’une pour les familles des employés de la Reichsbank tombés pendant les hostilités, l’autre aux mêmes fins pour le personnel du ministère de l’Économie. La ferme devait devenir un jour une institution du même ordre. Funk a ainsi prouvé que, sur ce point encore, il avait le sentiment d" la note juste. Car si, même juridiquement, de telles dotations n’étaient pas attaquables, sa délicatesse naturelle lui disait qu’il était- plus juste de s’en tenir à l’écart et de les faire servir plutôt à des fins d’intérêt commun, puisqu’il n’existait pas de possibilité de la refuser absolument au Chef de l’État.
Monsieur le Président, j’en arrive à un autre chapitre et je vous proposerai de lever l’audience.
Nous suspendons l’audience.