CENT SOIXANTE DIX-NEUVIÈME JOURNÉE.
Mardi 16 juillet 1946.

Audience du matin.

FLOTTENRICHTER KRANZBUHLER

Monsieur le Président, Messieurs. Je veux résumer mes déclarations d’hier et faire les remarques suivantes sur le comportement des sous-marins allemands contre la navigation marchande ennemie. Je crois que l’interprétation allemande de la Convention de Londres de 1936 n’était nullement frauduleuse, si l’on en croit la position généralement bien connue dans les milieux intéressés de certaines puissances participantes ainsi que l’avis de nombreux experts compétents de différents pays. Si je devais m’exprimer tout à fait prudemment, je dirais que cette interprétation est parfaitement soutenable du point de vue juridique, et l’on ne peut ainsi élever aucun reproche contre la conduite allemande des opérations sur mer quand ses ordres sont basés sur une conception raisonnable et parfaitement soutenable. Nous avons vu que ces ordres n’ont été promulgués qu’après que les mesures britanniques eussent indubitablement créé les conditions qui justifiaient ces ordres, d’après la conception allemande du Droit.

Avant d’abandonner ce sujet, je voudrais rappeler au Tribunal la protection particulière prévue par les ordres allemands pour les paquebots. Ceux-ci ont été longtemps exclus de toute mesure de torpillage, et même dans le cas où, naviguant en convoi ennemi, ils auraient donc dû, suivant la conception britannique, être coulés sans avis. Ces mesures montrent, d’une façon particulièrement claire, que le reproche de brutalité et de manque d’égards ; n’est pas justifié. Les paquebots n’ont été compris dans les ordres concernant les autres navires qu’au printemps 1940, au moment où il n’existait vraiment plus de trafic inoffensif de passagers et où ces navires se révélaient précisément, en raison de leur grande vitesse et de leur armement puissant, des adversaires particulièrement dangereux pour les sous-marins. Quand le rapport de M. Roger Allen cite le torpillage du City of Benarès, à l’automne 1940, comme un exemple particulièrement significatif de la cruauté d’un sous-marin allemand, cet exemple n’est pas particulièrement heureux car le City of Benarès était armé et naviguait en convoi.

J’en viendrai maintenant au traitement des neutres dans la conduite de la guerre sous-marine allemande et, là aussi, je me référerai à l’exemple particulièrement choisi par M. Roger Allen pour illustrer le torpillage d’un navire neutre, à l’encontre du Droit international. Il s’agit du torpillage du vapeur danois Vendia, à la fin du mois de septembre 1939. Le Tribunal se souviendra que ce navire a été arraisonné conformément aux règlements et n’a été coulé par une torpille qu’au moment où il s’apprêtait à éperonner le sous-marin. Ce fut l’occasion d’une protestation allemande auprès du Gouvernement danois, en raison de l’attitude hostile d’un navire neutre. Les éclaircissements apportés à cet exemple montreront simplement combien les choses apparaissent sous un jour différent quand on connaît non seulement l’événement, c’est-à-dire le torpillage d’un navire neutre, mais aussi les causes qui ont conduit à cet événement. Les sous-marins allemands ont eu, jusqu’au dernier jour de la guerre, l’ordre impératif de ne pas attaquer les navires reconnus neutres. Il y avait à cet ordre des exceptions bien établies qui avaient été notifiées aux neutres. Elles concernaient, premièrement, les navires qui se comportaient d’une manière suspecte ou hostile et, deuxièmement, les navires qui se trouvaient dans les zones déclarées zones d’opération.

Au premier groupe appartiennent d’abord les bâtiments qui naviguaient sans feux dans la zone de guerre. Le 26 septembre 1939, le Commandant en chef des sous-marins demanda au Commandement suprême de la Marine de guerre l’autorisation.d’attaquer sans avertissement les bâtiments naviguant sans feux dans la Manche. La raison en était claire. C’est par là que passait, la nuit, le trafic des transports de troupes et de matériel qui faisait passer en France la deuxième vague du corps expéditionnaire britannique. A cette époque, l’ordre de ne pas attaquer les navires français était toujours valable. Mais comme les navires français ne pouvaient pas être distingués des anglais pendant la nuit, cet ordre aurait eu pour conséquence d’obliger à interrompre complètement la guerre sous-marine dans la Manche, pendant la nuit. Le Tribunal a pu entendre un témoin déclarer que, de cette manière, un transport de troupes de 20.000 tonnes avait pu passer sans être attaqué devant les tubes d’un sous-marin allemand. Un tel résultat est ridicule dans une guerre, et la direction des opérations sur mer a évidemment donné son accord à la demande du Commandant en chef des sous-marins.

Le Ministère Public a accordé une importance particulière à une note écrite à cette occasion par un collaborateur subalterne de la direction des opérations sur mer, le lieutenant de vaisseau Fresdorf. Le chef de la section, l’amiral Wagner, n’a pas approuvé les opinions qui y étaient exprimées, et c’est pourquoi elles n’ont pas abouti aux ordres correspondants. L’ordre d’attaquer les bâtiments naviguant sans feux a été donné par radio, sans qu’il y soit rien ajouté par la direction des opérations sur mer et, le 4 octobre, il a été étendu par elle à d’autres zones situées autour de la côte anglaise et renouvelé sans aucune addition dans le sens de la note mentionnée ci-dessus.

Au sujet de la discrimination juridique des bâtiments naviguant sans feux, le spécialiste bien connu des lois de la guerre sur mer, Vanselow, fait remarquer (Vanselow, Droit International. Berlin, 1931, Chiffre 2281 ) :

« Un navire sans feux doit, en cas de guerre, être considéré, dans le doute, comme un navire de guerre ennemi. Un navire de commerce neutre qui, comme un navire ennemi, navigue sans feux, renonce volontairement pendant l’obscurité à son droit de ne pas être attaqué sans avoir été arraisonné au préalable. »

Je me réfère d’autre part à la déclaration de Churchill à la Chambre des Communes le 8 mai 1940, sur le comportement des sous-marins britanniques dans le Skagerrak. Ils avaient, depuis le début d’avril, l’ordre d’attaquer sans avertissement, de jour, tous les navires allemands, de nuit, tous les navires et, par conséquent, les neutres. C’est la reconnaissance du point de vue juridique exposé. Cela dépasse même l’ordre allemand, en ce sens que des navires marchands neutres, naviguant avec tous leurs feux, ont été coulés, de nuit, dans cette région, sans avertissement. Devant, cette situation juridique bien claire, il aurait à peine été nécessaire de mettre les navires neutres en garde contre un comportement suspect ou hostile. La direction de la guerre navale a néanmoins veillé à ce que ce soit fait.

Le 28 septembre 1939, la première note allemande a été adressée aux Gouvernements neutres en les invitant à mettre leurs navires marchands en garde contre tout comportement suspect, tel que les changements de route et l’utilisation de la radio, à la vue de forces navales allemandes, la réduction des feux, le fait de ne pas obéir à l’ordre de s’arrêter, etc. Ces avertissements ont plusieurs fois été répétés par la suite, et les Gouvernements neutres les ont transmis à leurs capitaines. Tout cela est prouvé par les documents produits ;. Si, par conséquent, des navires neutres ont été traités en navires ennemis à la suite d’un comportement suspect ou hostile,, c’est de leur propre faute. Celui qui se conduisait convenablement en neutre pendant la guerre ne devait pas être attaqué par les sous-marins allemands et il y a des centaines d’exemples qui le prouvent.

J’en arrive au deuxième danger qui menaçait les navires neutres : la zone des opérations. Voici un résumé de ce qui s’est passé en réalité : le 24 novembre 1939, le Gouvernement du Reich adressait une note à tous les pays neutres ayant une marine, dans laquelle il soulignait l’emploi offensif des navires marchands ennemis, ainsi que le fait que le Gouvernement des États-Unis avait interdit à sa propre navigation une zone maritime bien délimitée devant les côtes de l’Europe centrale, et appelée zone de combat américaine. Ces deux faits incitent le Gouvernement du Reich, comme le dit cette note — je cite — « à avertir de nouveau et avec insistance que, devant les opérations de combat menées par tous les moyens de technique de guerre moderne qui se multiplient dans les eaux .entourant les Iles Britanniques et à proximité de la côte française, la sécurité ne peut plus être garantie pour les navires neutres ».

La note recommande ensuite pour la circulation des neutres des routes maritimes déterminées qui ne sont pas menacées par les armes allemandes de la guerre sur mer, de même que les mesures législatives prises à l’image des États-Unis d’Amérique. Le Gouvernement du Reich décline en conclusion sa responsabilité pour les conséquences qu’entraînerait la non-observation de l’avertissement et de la recommandation. Cette note revenait à faire connaître l’existence d’une zone d’opérations ayant les proportions de la zone de combat américaine, avec cette restriction que seules, dans les zones maritimes menacées réellement par les opérations militaires, on ne pouvait plus prendre d’égards pour les navires neutres.

La direction de la guerre sur mer a d’ailleurs observé cette restriction. Les neutres disposaient de plus de six semaines pour prendre les mesures indiquées par le Gouvernement allemand pour la sécurité de leur propre circulation maritime et pour détourner cette circulation sur les routes dont il était fait état. A partir du début de janvier, la Direction allemande réserva aux forces de combat allemandes, dans la zone des opérations indiquée, des zones bien délimitées autour de la côte anglaise à l’intérieur desquelles tous les navires qui y circulaient pouvaient être attaqués sans préavis. La carte marine sur laquelle figurent ces zones a été présentée au Tribunal. Elle montre qu’étaient incorporées peu à peu les zones dans lesquelles des opérations de combat avaient constamment lieu du fait de la multiplication réciproque des attaques et des ripostes sur mer et dans les airs, et seulement ces zones-là, de sorte que tout navire qui se rendait dans ces zones opérait directement en présence des forces de combat des deux adversaires. La dernière de ces zones a été délimitée en mai 1940. Les zones n’étaient pas communiquées et n’avaient pas besoin de l’être, parce qu’elles se trouvaient toutes à l’intérieur de la zone des opérations indiquée le 24 novembre 1939. Ces zones étaient éloignées en moyenne de 60 milles marins de la côte ennemie. En dehors de ces limites, on n’utilisait pas la déclaration de la zone des opérations du 24 novembre, c’est-à-dire que les navires neutres ne pouvaient être arraisonnés et torpillés que d’après le règlement des prises.

Cette situation se modifia lorsqu’après la défaite de la France, au cours de l’été 1940, les Iles Britanniques devinrent le centre des opérations de guerre. Le 17 août 1940, le Gouvernement du Reich adressa aux Gouvernements neutres une déclaration dans laquelle toute la zone de combat américaine autour de l’Angleterre était désignée sans restriction comme zone d’opérations.

« Tout navire, dit la note, qui circule dans cette zone, s’expose à la destruction non seulement par les mines, mais encore par d’autres moyens de combat. Le Gouvernement allemand met encore une fois instamment en garde contre la circulation dans la zone dangereuse. »

A partir de cette date, cette zone tout entière était utilisée et toutes les forces de combat navales et aériennes étaient autorisées à user immédiatement de leurs armes contre les navires rencontrés, dans la mesure où certaines exceptions n’étaient pas ordonnées. Tout ce développement qui vient d’être exposé a été ouvertement traité dans la presse allemande, et le Grand-Amiral Raeder a même accordé à ce sujet à la presse étrangère des interviews qui montraient nettement le point de vue allemand. Si, par conséquent, des navires neutres et leurs équipages étaient touchés dans les zones maritimes indiquées, ils ne pouvaient pas se plaindre de n’avoir pas été expressément et instamment mis en garde auparavant.

Cette constatation seule n’a pas grande importance pour la question de savoir si les zones d’opérations comme telles représentaient une mesure admissible. Là aussi, l’Accusation va adopter le point de vue selon lequel le Protocole de Londres de 1932 ne prévoyait aucune exception pour les zones d’opérations, et qui veut que ces exceptions n’existent donc pas. Comme on le sait, le fait de délimiter des zones d’opérations est une création de la première guerre mondiale. Le Gouvernement britannique a fait la première déclaration de ce genre le 2 novembre 1914 et a désigné toute la zone de la mer du Nord comme zone militaire. Cette déclaration était faite en représailles des prétendues violations par les Allemands du Droit international. Comme cette justification n’a naturellement pas été admise, le Gouvernement impérial a répondu, le 4 février 1915, en déclarant zone militaire les eaux qui entouraient l’Angleterre. Des deux côtés, on alla plus loin. Je ne veux pas insister sur les différentes formes données à ces déclarations, ni sur les déductions juridiques habiles qu’on a faites de leur contenu, pour savoir si oui ou non elles étaient admissibles. Qu’on ait désigné ces zones sous le nom de zones militaires, de zones interdites, de zones des opérations ou de zones d’avertissement, ce qui importe c’est que les forces de combat navales étaient autorisées, dans la zone indiquée, à couler tout navire qui s’y trouvait. Après la guerre mondiale, les officiers de la Marine, comme les experts du Droit international, étaient tous convaincus que la zone des opérations subsisterait comme élément de la guerre sur mer. L’évolution typique du droit de la guerre sur mer se confirme ici ; la technique de la guerre moderne oblige à employer des méthodes de guerre qu’on a d’abord introduites en les justifiant par des représailles, qu’on a appliquées ensuite peu à peu sans cette justification et qui ont été reconnues comme légales. Les raisons techniques de cette évolution sont évidentes : le perfectionnement des mines a donné la possibilité de rendre, par ce moyen, de vastes zones maritimes dangereuses. Mais si l’on pouvait détruire par les mines tout navire qui, malgré le préavis, circulait dans une zone maritime indiquée, on ne pouvait comprendre pourquoi on ne devait employer de la même manière dans cette zone d’autres moyens relevant de la guerre navale. A cela, s’ajoutait que le blocus traditionnel était rendu pratiquement impossible par les mines, les sous-marins et la Luftwaffe, aux abords immédiats des ports et des côtes de l’ennemi ; de sorte que les puissances maritimes ont dû chercher de nouveaux moyens pour empêcher l’approche des côtes ennemies. Ce sont donc les nécessités qui ont forcé les Puissances à reconnaître les zones d’opérations.

Il est vrai qu’il n’existait pas une conception unique des diverses conditions nécessaires pour admettre de telles zones, ni de la désignation à choisir par le belligérant. Les conférences de 1922 et de 1930 n’y changèrent rien. Les efforts que firent, après 1930 en particulier, les politiciens américains et les experts de Droit international pour trouver une solution à cette question le montrent ( En 1935 le sénateur américain Ney demanda que la zone des opérations soit interdite. En 1937, Charles Warren demanda qu’il en soit discuté à la Société de Droit International. Et le projet de convention des savants américains de 1939, qui a déjà été mentionné, traitait aussi de ce sujet) .

Malheureusement, le temps manque ici pour éclaircir davantage ces questions, et c’est pourquoi il doit suffire à la Défense de constater qu’au cours des Conférences de Washington de 1922 et de Londres de 1930, la zone des opérations était une institution connue de toutes les Puissances intéressées. Pendant la première guerre mondiale, il avait été décidé par les deux adversaires que tous les navires qui s’y trouvaient étaient exposés à une destruction immédiate. Si cette institution avait dû être supprimée au cours des dites conférences, en particulier dans le traité de 1930, il aurait fallu rechercher une entente à ce sujet sinon dans le contenu de l’accord, tout au moins au cours des pourparlers. Il n’en est pas question dans les comptes rendus. Le rapport entre la zone des opérations et le Protocole de Londres n’a pas été éclairci. L’amiral français Castex était du même avis (Théories stratégiques, IV, page 323 : Même en zone de guerre n’aura-t-on pas contre soi le damné article 22 du Traité de Londres ?).

L’amiral Bauer, Commandant en chef des sous-marins pendant la première guerre mondiale, se prononça, en 1931, contre l’application des règles de Londres dans la zone des opérations, et la Marine britannique avait parfaitement connaissance de cette conception (Bauer, Le sous-marin, 1931. Rapport, à ce sujet du capitaine G. P. Thomson, B. N. dans le numéro 76 Journal of thé Royal News Instruction, 1931, page 511).

Dans une étude approfondie du professeur Emst Schmitz (Zones interdites par suite de la guerre sur mer, Revue de Droit public étranger et de Droit international, volume VIII, 1938, page 671) , de 1938, un navire marchand qui entre dans la zone des opérations malgré l’interdiction générale est considéré comme se rendant coupable du « persistent refusai to stop ». Les Puissances participant aux conférences de Washington et de Londres ont sciemment évité, dans ce cas comme dans d’autres, d’entamer des questions litigieuses sur lesquelles on ne pouvait arriver à s’entendre. Chaque puissance garda donc toute liberté de mettre en pratique la conception qui répondait à ses intérêts. Les Puissances intéressées le savaient très bien et j’ai, pour cela, un témoin important qui n’est autre que Briand, ministre des Affaires étrangères français de l’époque. Dans ses instructions adressées au Délégué général français à Washington, Sarraut, à la date du 30 décembre 1921, il exprime la volonté fondamentale de conclure un accord sur la guerre sous-marine. Mais il désigne ensuite une série de questions comme éléments essentiels d’un tel accord, et parmi ces questions, celle de l’armement des navires marchands et de la déclaration de zones de guerre. Ces instructions disent en outre :

« Il est indispensable d’examiner ces questions et de les résoudre d’un commun accord, aussi bien pour les bâtiments de surface que pour les bâtiments sous-marins et les aéronefs, sous peine de poser des règles inefficaces et trompeuses » (Livre Jaune français : La Conférence de Washington., page 88).

« Inefficaces et trompeuses », voilà comment Briand appelait les règles sous-marines, justement en ce qui concernait la question des zones d’opérations. Après un tel témoignage, personne ne pourra plus qualifier de frauduleuse la conception allemande selon laquelle les navires se trouvant dans des zones d’opérations connues n’ont pas droit à la protection du Protocole de Londres. Même le rapport de M. Roger Allen l’admet (Rapport du 8 octobre 1940, page 3 : « Ce qui est certain, c’est qu’en plus des navires se trouvant dans des zones de guerre connues, la destruction d’un navire marchand est envisagée même après sa capture »).

Les attaques de l’Accusation semblent dirigées, comme je crois en conclure des contre-interrogatoires, moins contre le fait de l’existence de telles zones que contre leur étendue, et nous avons à plusieurs reprises entendu le nombre de 750.000 milles carrés. Remarquons que dans ce nombre sont incluses les superficies terrestres de la Grande-Bretagne, de l’Irlande et de l’ouest de la France ; la zone maritime, à proprement parler, ne comporte que 600.000 milles carrés. J’admets toutefois, sans plus, qu’une telle étendue de la zone des opérations ait été grandement préjudiciable aux intérêts des neutres. C’est d’autant plus remarquable que le projet de convention américain de 1939, dont il a été fait mention, et qui concerne les droits et les devoirs des neutres, prévoit une extension considérable de la zone des opérations. Une telle zone, désignée dans le projet comme « zone de blocus », doit comprendre l’espace marin jusqu’à une distance de 50 milles de la côte bloquée.

LE PRÉSIDENT

Docteur Kranzbühler, le Tribunal désire savoir quel est le projet américain auquel vous vous référez.

FLOTTENRICHTER KRANZBÙHLER

Il s’agit du projet élaboré par les professeurs américains Jessup, Borchard et Charles Warren, que j’ai déjà mentionné et qui porte sur les droits et les devoirs des neutres dans la guerre sur mer. Le projet a été publié dans l’American Journal of International Law de juillet 1939.

LE PRÉSIDENT

Vous dites Jessup et Warren ?

FLOTTENRICHTER KRANZBÙHLER

Jessup, Borchard et Charles Warren.

LE PRÉSIDENT

Je vous remercie.

FLOTTENRICHTER KRANZBÙHLER

Cela correspondait largement à la zone dans laquelle, jusqu’au 17 août 1940, une attaque sans préavis était permise, et qui comprenait environ 200.000 milles carrés.

Il me semble presque impossible d’aborder d’une manière scientifique une question aussi éminemment pratique que celle de l’extension d’une zone des opérations. Tant que cette question n’aura pas été réglée par un traité, la détermination de faits ne sera jamais qu’un compromis entre ce que les militaires désirent et ce que la politique permet. La frontière juridique n’est pas dépassée, me semble-t-il, tant qu’un pays belligérant n’a pas abusé de sa puissance au détriment des neutres. Pour se prononcer sur l’éventualité d’un tel abus, il faut tenir compte aussi bien du comportement de l’adversaire vis-à-vis des neutres que des mesures prises par les neutres eux-mêmes.

LE PRÉSIDENT

Un instant, Docteur Kranzbühler. Le droit de déclarer une zone, zone d’opérations, ne dépend-il pas des moyens disponibles pour l’imposer ?

FLOTTENRICHTER KRANZBÙHLER

Je n’ai pas bien compris le sens de votre question.

LE PRÉSIDENT

Il me semble qu’à votre avis un État quelconque qui se trouve en état de guerre a le droit de fixer une zone d’opérations à mesure qu’il le considère convenable et conforme à ses intérêts. Je vous demande si le droit de déclarer une zone d’opérations — dans la mesure où un tel droit existe — ne dépend pas des moyens et de la puissance de l’État qui a fait cette déclaration, d’imposer cette zone, c’est-à-dire d’empêcher les navires d’y entrer sans être soit arraisonnés soit bombardés ?

FLOTTENRICHTER KRANZBUHLER

A mon avis, Monsieur le Président, les opinions de la doctrine sont divergentes sur ce point. La zone d’opérations ne prévoit qu’un danger effectif du fait des hostilités permanentes, contrairement à la zone de blocus au sens classique »où une efficacité illimitée était nécessaire. Ce danger effectif existait, à mon avis, dans la zone allemande d’opérations. Pour le prouver, je me réfère à la proclamation du Président Roosevelt sur la zone américaine de combat, qui interdit justement la circulation dans ces eaux en indiquant le danger permanent créé par les combats qui s’y déroulent.

LE PRÉSIDENT

Mais la proclamation du Président Roosevelt n’était adressée qu’aux navires des États-Unis ?

FLOTTENRICHTER KRANZBUHLER

Je ne m’y réfère que pour justifier la conception allemande selon laquelle cette zone était dangereuse ; et ce danger effectif est la seule condition préliminaire qui, me semble-t-il, soit nécessaire pour déclarer une zone d’opérations.

LE PRÉSIDENT

Voulez-vous dire que l’Allemagne aurait valablement pu déclarer tout l’océan Atlantique zone d’opérations ?

FLOTTENRICHTER KRANZBUHLER

Je voudrais dire, Monsieur le Président, que ce n’aurait pas été possible au début de la guerre, parce qu’à l’époque les forces allemandes ne rendaient pas dangereux, pour la navigation, tout l’océan Atlantique. Mais en pensant à l’augmentation du nombre des sous-marins allemands d’un côté, et à la défense renforcée de l’aviation ennemie de l’autre, je crois que la zone dangereuse s’élargissait forcément et qu’il était logique que le développement de cette guerre entraînât peu à peu un élargissement des zones d’opérations.

LE PRÉSIDENT

Voulez-vous dire par là que vous fondez le droit d’un État de déclarer une zone d’opérations, non pas sur les moyens de cet État susceptibles d’imposer ses mesures dans cette zone, mais sur le danger éventuel dans cette zone ?

FLOTTENRICHTER KRANZBUHLER

Oui.

LE PRÉSIDENT

Vous prétendez donc que tout dépend de la possibilité d’un danger ?

FLOTTENRICHTER KRANZBUHLER

Oui ; mais je ne parle pas de la possibilité d’un danger, Monsieur le Président, mais de la vraisemblance d’un danger et de l’impossibilité dans laquelle se trouvent les belligérants de protéger les neutres de ce danger.

LE PRÉSIDENT

Je veux alors vous demander sur quelles bases juridiques autres que l’application du blocus vous fondez la théorie que vous avez exposée ?

FLOTTENRICHTER KRANZBUHLER

En ce qui concerne ce fondement juridique, je me rapporte notamment à la pratique de la première guerre mondiale, aux déclarations des savants après la première guerre mondiale et aux règles généralement reconnues relatives aux zones d’avertissement minées. Au cours de cette guerre,, ces zones d’avertissement minées se sont en effet révélées zones d’opérations, où l’on coulait sans préavis avec tous les moyens de la guerre navale. Je reviendrai plus tard sur ce sujet.

LE PRÉSIDENT

Je vous remercie.

FLOTTENRICHTER KRANZBUHLER

Lorsqu’on a présenté les documents, le Tribunal n’a pas retenu ceux grâce auxquels je pensais prouver que, dans la guerre sur mer, l’Angleterre, elle non plus, ne tenait aucun compte des intérêts des neutres lorsqu’ils étaient contraires aux siens. Conformément aux vœux du Tribunal, je ne m’étendrai pas sur les détails de ces mesures prises par l’Angleterre et je les mentionnerai seulement en bref dans la mesure où elles sont indispensables à l’argumentation juridique. Dans les grandes lignes, il s’agit de ceci :

1. Les dispositions prises par l’Angleterre le 3 septembre 1939 à propos des marchandises prohibées qui ont empêché pratiquement les relations commerciales à destination de l’Allemagne par l’instauration de ce que l’on a appelé le « blocus de la famine ».

2. L’ordonnance sur les ports de contrôle des marchandises prohibées, aux termes de laquelle les bateaux neutres ont été contraints à de grands détours à travers des zones de guerre, et qui est sans nul doute à l’origine de nombreuses pertes en bateaux et en équipages subies par les neutres.

3. La décision du 27 novembre 1939 visant à la suspension des exportations allemandes, par laquelle l’importation de marchandises allemandes a été rendue impossible aux neutres.

4. L’instauration, en liaison avec les listes noires, du système du navicert, plaçant sous contrôle britannique l’ensemble du commerce neutre et exposant à la réquisition et à la confiscation les bateaux qui ne se soumettaient pas à ce système.

Je ne m’occupe pas ici de la question de savoir si ces mesures prises par les Anglais à l’égard des neutres étaient admises ou non par le Droit international. Les neutres eux-mêmes tenaient beaucoup d’entre elles pour inadmissibles et il n’en est pas une, je pense, qui n’ait suscité des protestations plus ou moins violentes de la part de l’Espagne, des Pays-Bas, de la Russie soviétique et des États-Unis. Le Gouvernement britannique avait, de son côté, dès le commencement, prévenu tout contrôle judiciaire des mesures qu’il prenait en se désolidarisant, dans une note datée du 7 septembre 1939, de la clause facultative de la Cour internationale permanente de La Haye. Cette attitude était expressément motivée par la nécessité de garantir à la flotte britannique une pleine liberté d’action.

Du côté britannique, on a toujours souligné, au cours de la première guerre, et depuis encore, que les mesures prises par l’Angleterre nuisaient bien aux intérêts et même peut-être aux droits des neutres, mais qu’elles ne mettaient toutefois en danger ni les bateaux ni les équipages, et prouvaient par là leur supériorité morale sur les mesures inhumaines prises par l’Allemagne. D’abord l’obligation de toucher les ports de contrôle était un danger absolu pour les bateaux neutres et leurs équipages, et c’est justement pourquoi les États neutres ont protesté. Abstraction faite de cela, il me semble que la différence réelle entre les mesures prises par l’Angleterre et par l’Allemagne pour bloquer l’adversaire ne vient pas d’une différence dans l’attitude morale, mais de la puissance maritime. Dans les zones où elle ne possédait pas la maîtrise des mers, c’est-à-dire en vue des côtes que nous occupions et dans la Baltique, la Marine britannique a employé la même méthode que nous dans la guerre sur mer. En tout cas, selon l’opinion officielle allemande, les mesures de contrôle prises par les Britanniques à l’égard des neutres étaient inadmissibles, et le Gouvernement du Reich a fait aux neutres le reproche de s’être, en fait, soumis aux mesures britanniques, malgré leur protestation de forme. C’est ce qu’exprime clairement la proclamation à l’occasion de la déclaration de blocus du 17 août 1940. En ce qui concerne la conduite allemande des opérations navales, il en résulta les faits suivants :

1. Il n’y avait plus de commerce légal entre les neutres et les Iles Britanniques. Il ressortait de la réponse allemande aux dispositions britanniques interdisant certaines marchandises et bloquant l’exportation que tout commerce fait avec l’Angleterre était, aux yeux du droit des gens, un commerce de contrebande illégal.

2. Les neutres se sont soumis en pratique à toutes les mesures britanniques, même lorsqu’elles allaient à rencontre de leurs propres intérêts et de leurs propres conceptions juridiques.

3. Les neutres ont ainsi directement soutenu l’effort de guerre britannique car, en se prêtant, dans leurs propres pays, au système de contrôle britannique, ils ont épargné à la Marine anglaise la mise en ligne d’importantes forces maritimes qui auraient dû exercer, conformément au droit des gens actuel, le contrôle commercial sur mer, et qui ont ainsi été rendues disponibles pour d’autres missions.

C’est pourquoi le commandement allemand n’a vu aucune raison, en interrompant le trafic illégal vers les Iles Britanniques et en déterminant ses zones d’opérations, de faire passer les égards dus aux neutres avant les nécessités proprement militaires, d’autant plus que les Marines neutres qui, malgré tous les avertissements, continuaient à naviguer vers l’Angleterre, se faisaient payer très cher ce risque élevé et, malgré tous les dangers qu’il comportait, considéraient toujours le commerce avec l’Angleterre comme une affaire ( Cmdr. Russel Grenfell, HN, The Art of the Admiral, London 1937, page 80 :The neutral merchants, however, are not likely to relinquish a highly lucrative trade without a struggle and thus there arises the acrimonious wrangle between belligerents and neutrals which is a regular feature of maritime warfare, the rules for which are dignified by the name of International Law ).

De plus, les neutres les plus importants ont pris eux-mêmes des mesures, que l’on ne peut considérer que comme une transformation complète du droit de la guerre sur mer en vigueur. Tous les États américains ont proclamé en commun l’établissement d’une zone côtière panaméricaine de sécurité comprenant un espace maritime s’étendant jusqu’à une distance des côtes de 300 milles marins. Ces États ont demandé aux Puissances belligérantes de renoncer, dans cet espace maritime comprenant au total plusieurs millions de milles carrés, à l’exercice des droits octroyés jusqu’à présent par le droit des gens aux puissances maritimes belligérantes à l’égard des neutres. D’un autre côté, comme je l’ai déjà mentionné, le Président des États-Unis a interdit le 4 novembre 1939 à ses propres concitoyens et à ses propres navires de naviguer dans une zone côtière européenne d’une étendue de 1.000.000 de milles carrés. L’évolution du droit maritime pendant la guerre, à laquelle les neutres ont pris une part prépondérante, a conduit à la reconnaissance de vastes espaces, que ce soit dans un but de sécurité ou dans un but de combat. La proclamation du Président des États-Unis mentionne expressément que la zone maritime qu’il interdit, est, en raison de l’évolution technique, menacée par les combats en cours. La proclamation ne tient compte que de l’évolution moderne de l’armement de l’artillerie côtière à longue portée qui, à titre d’exemple, peut facilement atteindre des objectifs situés de l’autre côté de la Manche, de l’invention des appareils de repérage qui permet de surveiller des côtes la circulation maritime à plusieurs douzaines de milles, et principalement de l’accroissement de la rapidité et du rayon d’action des avions.

La Direction allemande des opérations navales a tiré de cette évolution les mêmes conclusions que les neutres mentionnés : dans cette guerre, la défense et l’attaque se font nécessairement sur de grands espaces marins. Il n’y a donc pas eu une mesure arbitraire de l’Allemagne, mais seulement l’adoption d’un système reconnu comme légal par d’autres puissances, lorsque les territoires d’opérations allemands ont pris l’ampleur que mentionne l’Accusation.

Afin de juger la légalité des mesures prises par l’Allemagne à la lumière de ce qu’a fait l’adversaire, je prie le Tribunal de se souvenir de la carte marine mentionnant les zones britanniques d’avertissement et les zones dangereuses. Ces zones comprennent environ 120.000 milles carrés. Même si cette étendue est supérieure à celle des zones d’opérations allemandes, la différence qui existe entre 100.000 et 600.000 milles carrés ne me semble pas être la conséquence d’une appréciation juridique, mais dépendre bien plus de l’étendue des côtes et de la situation stratégique maritime. Cette considération est confirmée par l’attitude des Américains à l’égard du Japon, comme le déclare l’amiral Nimitz :

« Dans l’intérêt de la direction des opérations contre le Japon, l’océan Pacifique a été déclaré zone d’opérations. »

Cette zone d’opérations englobe plus de 30.000.000 de milles carrés. D’ans cette zone, tous les navires étaient coulés sans avertissement, à l’exception des navires américains et alliés et des navires hôpitaux. Cet ordre a été donné le premier jour de la guerre, le 7 décembre 1941, lorsque le chef de la Marine a décrété la guerre sous-marine totale contre le Japon. Je n’ai pas à examiner ici si cet ordre, donné le premier jour de la guerre, peut être considéré et justifié comme une mesure de représailles. Ce qui m’importe, c’est d’indiquer comment les choses se sont passées et elles sont claires.

L’Accusation fait un sujet particulier de reproche des ordres préconisant de se livrer, à l’intérieur des zones d’opérations, aux attaques sans avertissement, autant que possible sans être vu, de telle sorte que l’on puisse alléguer les mines. De tels ordres ont été donnés pour l’époque de janvier à août 1940, donc à une époque où les sous-marins n’avaient pas le droit de couler sans avertissement dans toute la zone d’opérations délimitée le 24 novembre 1939, mais seulement dans la zone spécialement fixée le long des côtes anglaises. L’Accusation voit dans cette dissimulation la preuve d’une mauvaise conscience et du sentiment d’agir à tort. Les véritables raisons de ces ordres étaient d’une double nature, militaire et politique. Les amiraux intéressés avaient évidemment les yeux fixés d’abord sur les raisons militaires, et le commandement des unités sous-marines ne connaissait que celles-ci. L’adversaire devait être laissé dans l’incertitude sur les causes de ses pertes et sa défense devait ainsi être rendue plus difficile. Il va de soi qu’une telle tromperie est tout à fait justifiée. Militairement, ces mesures ont eu d’ailleurs le succès espéré et, dans de nombreux cas, la Marine britannique a envoyé des dragueurs de mines sur les lieux où un bateau avait été torpillé, et inversement, organisé une chasse au sous-marin là où la perte était due à une mine. Pour le Haut Commandement, les raisons déterminantes étaient cependant d’ordre politique, et non d’ordre militaire. Une attaque dissimulée donnait la possibilité, vis-à-vis des neutres, de nier que l’envoi par le fond eût été l’œuvre de sous-marins et de l’imputer à des mines. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé dans certains cas, mais est-ce là une preuve que le commandement allemand a considéré comme contraire au Droit l’emploi sans avertissement des sous-marins dans la zone même des opérations ? Je ne le pense pas.

En face des reproches que l’Accusation n’a cessé de tirer, ici et en d’autres circonstances, du camouflage des mesures prises ou du démenti des faits, je puis bien demander s’il y a, au fond, en politique internationale, une obligation de vérité. Qu’en temps de paix on fasse ce que l’on veut, en temps de guerre on ne peut certainement pas trouver une obligation de dire la vérité sur un point qui procure un avantage à l’ennemi. Il n’est pour moi que de renvoyer à Hugo Grotius, et je cite :

« Il est permis de jeter sagement un voile sur la vérité. La dissimulation est absolument nécessaire et inévitable. » (De jure pacis ac belll. Tome 3, chapitre 1, paragraphe 6. cit. Augustin : « One may conceal thé truth wisely » et Cicéron : « La dissimulation est absolument nécessaire et inévitable, particulièrement pour ceux auxquels est confié la soin de l’Etat »).

Quelle répercussion cela aurait-il eu sur l’état des hostilités, d’avouer que les cas d’envoi par le fond que nous examinons étaient le fait de sous-marin, au lieu de le démentir ? D’abord, puisque l’adversaire l’aurait su, nous aurions été privés de l’avantage militaire que nous tirions de la confusion dans sa défense. Mais, de plus, et cela n’est pas moins important, nous aurions éventuellement procuré des alliés à notre adversaire, sinon dans le domaine des armes, tout au moins sur le terrain de la propagande. Devant l’étroite dépendance de quelques-uns des neutres en question vis-à-vis de l’Angleterre, ils n’auraient vraisemblablement pas reconnu l’interprétation allemande sur la légalité des zones d’opérations, d’autant plus que cette interprétation était contraire à leurs propres intérêts. On en serait donc venu à des tensions politiques, voire à un conflit armé. C’est notre adversaire qui en aurait retiré le profit unique et immédiat. Dans ces circonstances, il me semble que la tentative faite en vue de camoufler, même à l’égard des neutres, l’utilisation de sous-marins, ne se prête pas à des objections du point de vue du Droit.

Si l’Accusation a l’intention de faire, en l’espèce, une diffamation morale, elle emploie ici une mesure qui n’a, jusqu’à présent, jamais été appliquée pour la conduite de la guerre et la politique, d’aucun autre pays dans le monde. Au cours de la guerre sur mer, le parti adverse a précisément employé également les mêmes méthodes de camouflage. Les zones d’opérations que la Grande-Bretagne a annoncées, allant des côtes européennes de la Norvège jusqu’à la Biscaye, étaient désignées comme zones dangereuses au point de vue des mines, à l’exception de la zone de Biscaye. Mais nous savons, d’après les déclarations de Churchill de mai 1940, de même que par les déclarations de témoins, que, dans ces zones, on attaquait sans cesse, avec des sous-marins, des bateaux rapides, et surtout l’aviation. Très souvent ni la Direction allemande, ni l’État neutre qui avait été victime d’une attaque, ne savaient donc si une perte survenue dans une telle zone était réellement occasionnée par une mine ou par un autre moyen de la guerre navale. Il paraît par conséquent entièrement injustifié à mon avis de vouloir déduire du fait qu’une mesure a été camouflée qu’elle soit intervenue d’une façon illégale.

A l’intérieur de la zone d’opérations allemande, tous les bateaux ont été attaqués, en principe, sans avertissement. Il y a eu toutefois des exceptions qui ont été ordonnées pour certains pays neutres, par exemple pour le Japon au début, pour l’URSS, l’Espagne et l’Italie. L’Accusation a vu, dans ce fait, l’intention de la Direction des opérations navales de terroriser les petits neutres, tandis qu’on n’osait pas chercher querelle aux grands. La vraie raison de ce traitement différent nous est fournie par la mention relative au rapport que le Commandant en chef de la Marine de guerre a fait au Führer le 16 octobre 1939. Cette mention se trouve dans le document UK-65. Il en résulte que les Gouvernements neutres précités ont été sommés de déclarer qu’ils ne transporteront pas de contrebande, sinon ils seront traités de la même façon que les autres nations neutres. La différence de traitement provient par conséquent uniquement du fait que certains États étaient décidés à interdire à leurs bateaux les transports de contrebande en Angleterre et étaient en mesure de le faire, tandis que d’autres ne pouvaient ou ne voulaient pas le faire, soit en raison de leur attitude politique, soit à cause de leur dépendance économique de l’Angleterre. Il ne s’agit pas, par conséquent, de terroriser les petits et de ménager les grands neutres, mais de rendre impossible la contrebande et de ménager le trafic commercial licite. Étant donné qu’il n’existe pas de norme juridique générale qui oblige le belligérant à traiter tous les neutres de la même façon, il n’y a sans doute pas lieu de faire des objections à ce sujet sur le fondement du Droit international. Il serait au surplus étonnant d’affirmer ici, au nom de l’Humanité, que les sous-marins allemands auraient dû envoyer par le fond également les bateaux qu’ils n’avaient pas du tout envie de couler.

Le Tribunal a dû se rendre compte, d’après les ordres de guerre permanents qui ont été présentés ici, que, dans la suite de la guerre, ce furent notamment les petites Puissances, les seules qui restèrent neutres, qui purent traverser, en vertu de conventions navales, la zone d’opérations en des points déterminés, sans être importunées à ces occasions par des sous-marins allemands. De cette façon, la Suède comme la Suisse et la Turquie ont pu continuer leur commerce maritime pendant la guerre.

En dehors de la zone d’opérations communiquée, les sous-marins allemands n’ont jamais eu l’autorisation d’attaquer les bateaux neutres. On a renoncé, à l’égard des neutres, d’une façon générale, à toute guerre contre le commerce au moyen de sous-marins, étant donné qu’en raison de la surveillance aérienne ennemie, il était trop dangereux pour les sous-marins allemands d’arrêter des bateaux et de procéder à des visites. L’inconvénient de la guerre sous-marine à l’intérieur de la zone d’opérations était par conséquent compensé en dehors de cette zone par l’avantage qu’avaient les neutres de ne pas être inquiétés le moins du monde, même s’ils transportaient de la contrebande et risquaient, en conséquence, d’être coulés après avoir été arraisonnés. En dehors de la zone d’opérations, le navire neutre ne se trouvait par conséquent en danger que lorsqu’il se comportait d’une façon suspecte ou en ennemi, et si son caractère de neutre ne ressortait pas d’une façon irrécusable. Et la Direction des opérations navales allemande a souvent attiré l’attention des Puissances neutres sur cette nécessité.

Je suis obligé sans doute de mentionner à cet égard l’ordre du 18 juillet 1941 en vertu duquel les navires des États-Unis ont été assimilés dans la zone d’opérations aux navires de tous les autres pays neutres, c’est-à-dire qu’on avait le droit de les attaquer sans les avertir. L’Accusation y a vu une preuve particulière du fait que la guerre sous-marine a été menée à l’égard des neutres d’une façon « cynique et opportuniste ». Si cela signifie que cette guerre a été influencée également par des considérations politiques, je reconnais volontiers le fait. Je n’y vois toutefois pas de reproche, car, étant donné que toute la guerre est entièrement un moyen de la politique, il est normal que ses différents secteurs soient également dominés par la politique. On ne peut notamment pas voir un reproche dans les ordres du Gouvernement allemand sur l’emploi des sous-marins contre les États-Unis, parce que ces ordres étaient précisément la preuve des efforts dudit Gouvernement de ne pas entrer en conflit avec les États-Unis.

Ainsi que le Tribunal le sait d’après les documents et les dépositions des témoins, les navires des États-Unis ont été, pendant les premières années de la guerre, à l’abri de toutes les mesures touchant à la guerre navale et cela même encore à un moment où, contrairement à la législation américaine primitive, ces navires entraient dans la zone de combat des USA et, de ce fait, dans la zone allemande d’opérations, pour transporter du matériel de guerre en Angleterre. Cette politique n’a été modifiée que lorsque les nombreuses actions précédentes, qui n’avaient pas le caractère de neutralité, ont été pour ainsi dire complétées par l’intervention active de la Marine de guerre américaine pour protéger le ravitaillement britannique. On connaît les déclarations qui avaient été faites à ce moment par le Président Roosevelt sur le « pont de bateaux à travers l’Atlantique » et l’aide donnée à l’Angleterre « par tous les moyens, hormis la guerre ». On peut se demander si la « ligne de conduite réaliste » ordonnée à ce moment par les forces terrestres et navales des USA (Amiral King, Rapport du Quartier Général américain, édition allemande 1946. Page 157 : « De quelque façon qu’on ait pu considérer la situation du point de vue du Droit international, la Marine américaine prit à l’égard des événements de l’Atlantique une position réaliste »), ne représentait pas déjà une guerre illégale, ainsi que le fait vient précisément d’être affirmé du côté américain (John Chamberlain, The Man who pushed Pearl Harbour, Life du 1er avril 1946).

Mais les USA avaient, pour le moins, abandonné leur neutralité et adopté la position d’une nation « non belligérante » qui constituait dans cette guerre l’apparition d’un nouveau concept de Droit international. Si l’on veut, à ce sujet, faire le reproche de cynisme, il pourrait à peine convenir aux ordres dont furent tirées les justes conséquences de l’attitude américaine. Je me suis efforcé de donner au Tribunal une vue d’ensemble des ordres essentiels émis et quelques détails sur leurs fondements juridiques.

Certes, des cas se sont sans doute présentés où des navires ont été attaqués qui n’auraient pas dû l’être d’après les ordres en question. Il y a peu de cas semblables et quelques-uns ont été évoqués au cours de cette procédure. Le plus connu concerne l’envoi par le fond du navire britannique Athenia, le 3 septembre 1939, par le U-30 sous les ordres du lieutenant de vaisseau Lemp. L’envoi par le fond de ce navire provenait d’une erreur du commandant qui l’avait pris pour un croiseur auxiliaire. Si le Tribunal hésitait à croire les dépositions concordantes de tous les témoins entendus ici sur ce point critique, particulièrement exploité par la propagande, il devrait renoncer à cette idée en considérant l’attitude du même commandant durant les jours et les semaines qui ont suivi ce tor-torpillage. Comme il ressort du journal de guerre de l’U-30 à cette époque, le lieutenant de vaisseau Lemp s’en est très exactement tenu, dans toutes les actions qui ont suivi, à l’ordonnance sur les prises, et j’ai justement pu exposer quelques exemples tirés de son journal de guerre en faveur de l’attitude correcte et chevaleresque des commandants allemands, au risque de mettre leurs sous-marins dans le péril le plus grave.

Tout le dossier concernant l’envoi par le fond de l’Athenia n’a été porté à la connaissance du commandant de l’arme sous^marine et du Commandant en chef de la Marine de guerre qu’après le retour de croisière de l’U-30, à la fin de septembre 1939. Dès sa rentrée, le commandant communiqua sa méprise, qu’il avait lui-même reconnue entre temps, au commandant de l’arme sous-marine, qui l’envoya à Berlin pour faire un rapport.

Le Dr Siemers se chargera du développement politique de cette affaire. Je n’explique ici que son aspect militaire. L’amiral Dönitz a reçu de la Direction des opérations navales la communication suivante :

1. Berlin se charge des suites politiques de l’affaire.

2. Une enquête du tribunal militaire n’est pas nécessaire puisque le commandant a agi de bonne foi.

3. Toute l’affaire doit rester secrète.

A la suite de ces directives, le commandant de l’arme sous-marine ordonna de supprimer le rapport sur le torpillage de l’Athenia du journal de guerre de l’U-30, et de le compléter afin que l’absence du passage en question ne saute pas aux yeux. Comme le Tribunal l’a vu, l’exécution de cet ordre a été bien imparfaite, visiblement parce que l’officier qui s’en était chargé n’avait aucune espèce d’expérience des mesures de cette sorte.

L’Accusation a considéré cette altération du journal de guerre comme un acte de falsification particulièrement criminel. Cela me semble provenir d’une méconnaissance des faits. Le journal de guerre n’est rien d’autre qu’un rapport militaire du commandant aux services qui lui sont supérieurs. Quels événements doit-on noter ou ne pas noter dans un tel rapport ? Il n’y a là-dessus ni principes juridiques, ni principes moraux ; c’est seulement une question de règlement militaire. Le journal de guerre était certes secret, mais il était pourtant — comme beaucoup de secrets — accessible à bien des gens. Cela ressortait déjà du fait qu’il avait été rédigé en huit exemplaires, dont quelques-uns n’avaient pas été destinés à des États-Majors supérieurs, mais à des écoles ou à des flottilles d’instruction. Donc si la connaissance d’un événement devait être limitée à un tout petit cercle de confidents, ledit événement ne devrait pas figurer au journal de guerre. Comme celui-ci était rédigé de façon continue, les espaces de temps manquant devaient être nécessairement remplis par d’autres passages inexacts. Je ne vois dans une telle mesure rien d’immoral et par conséquent de contraire au Droit. Aussi longtemps que l’on garde le secret en temps de guerre — et on le garde bien dans tous les pays — ce secret consiste justement à ne pouvoir tout communiquer à tout le monde et, souvent, à lancer, à cette fin, des affirmations inexactes.

Peut-être pourrait-on soulever, dans le cas de l’Athenia, un certain reproche moral pour un tel procédé, si l’on avait projeté par là de falsifier l’Histoire pour toujours. Mais ce n’était absolument pas le cas. Le rapport du commandant sur le torpillage de l’Athenia a naturellement été présenté à ses supérieurs directs, au commandant de l’arme sous-marine et au Commandant en chef de la Marine de guerre, dans sa forme originale, et gardé par ces deux services.

Je voudrais encore mentionner qu’un ordre général n’a jamais prescrit de ne pas inscrire certains événements sur le journal de bord.

Le cas de l’Athenia montre encore autre chose : la façon dont les commandants des sous-marins s’acquittaient des ordres reçus. Malgré l’avis justifié de la Direction des opérations navales que le commandant avait agi de bonne foi, il a été ’puni des arrêts par l’amiral Donitz, parce qu’il aurait peut-être pu tout de même reconnaître, s’il avait fait preuve de plus d’attention, qu’il ne s’agissait pas d’un croiseur auxiliaire. Dans d’autres cas également, des peines ont été infligées à la suite de transgressions d’ordres, dues à des erreurs. Le Tribunal connaît les radiotélégrammes de septembre 1942, qui ont annoncé au commandant, après le torpillage de Monte Gorbea, qu’il serait cité, à son retour, devant un tribunal militaire, pour avoir transgressé les ordres sur l’attitude à observer à l’égard des neutres ; tous les commandants ont été informés de cette mesure. Je prie le Tribunal de songer à ce que signifient des menaces aussi sévères pour un commandant qui se trouve en mer. Si l’on se reporte au règlement américain sur les tribunaux de guerre, les procédures devant ces tribunaux ne peuvent être ouvertes contre les officiers que dans les cas où leur élimination du service semble s’imposer (1 ) ( Manuel for Courts Martial, US Army, 1928, page 10).

Ce ne devrait jamais se produire lors de la transgression accidentelle d’un ordre. Il est excessivement difficile et, le cas échéant, cela peut être considéré comme une faute de la part d’un commandant en chef qui fait la guerre avec ses soldats et qui doit remporter des victoires, d’envoyer un commandant qui vient de terminer victorieusement une opération devant un conseil de guerre pour un manquement qui s’est produit au cours de ces opérations. Toute direction militaire agit de la sorte. Je rappelle la reconnaissance, sans réserve, exprimée au commandant du destroyer britannique Cossak pour la libération des prisonniers de l’Altmark, malgré les incidents qui se sont produits et qui ont certainement été regrettés du côté britannique.

J’ai dû aborder ce sujet pour répondre au reproche qu’un torpillage quelconque, qui s’était produit contrairement aux ordres reçus, était approuvé ultérieurement par le commandement, du fait que de sévères mesures n’avaient pas été prises contre le commandant. Le respect des ordres donnés était justement assuré, dans la zone d’opérations des sous-marins, par la liaison constante et personnelle qu’entretenaient les commandants avec le Commandant en chef. Après chaque opération contre l’ennemi, un rapport verbal devait être fait et toutes les mesures prises étaient soumises à une sévère critique. Des instructions préventives étaient données, par la même occasion, sur la conduite à tenir à l’avenir. Les sous-marins allemands ont entrepris des milliers d’opérations au cours de cette guerre. Dans de rares cas seulement, les ordres donnés ont été transgressés. Quand on songe combien il est difficile pour un sous-marin de déterminer sa position exacte et les limites d’une zone d’opérations, de reconnaître un bateau armé d’un bateau non armé, un paquebot d’un transport de troupes, un bateau neutre d’un bateau ennemi, le nombre très faible de torpillages, qui sont considérés du côté allemand également comme injustifiés, constitue la preuve que le commandement a été efficace et consciencieux.

Après avoir exposé le développement réel de la guerre sous-marine allemande, je dois examiner encore les reproches qui ont été adressés par l’Accusation, à la suite de considérations qui étaient à l’étude sur la forme à donner à la guerre sous-marine.

En même temps que les instructions pour le combat du 3 septembre ordonnant que la guerre sous-marine fût conduite conformément à l’ordonnance des prises, un ordre était élaboré à la Direction de la guerre sur mer pour l’attaque sans avertissement, au cas où les bateaux marchands auraient été armés. En outre, dès les premiers jours de la guerre, il y avait un échange de correspondance avec le ministère des Affaires étrangères pour la délimitation des zones interdites. L’Accusation considère ces deux documents comme la preuve de la volonté de mener la guerre à l’encontre du Droit international. Je vois, au contraire, dans ces documents, la preuve que la Direction de la guerre navale n’était absolument pas préparée à une guerre contre l’Angleterre, et commença seulement après la déclaration de la guerre par l’Angleterre à envisager les toutes premières conditions nécessaires à la conduite d’une telle guerre. Étant donné que ni l’attaque sans préavis des bateaux de commerce armés, ni la déclaration de zones interdites ne constituent une violation du Droit international, il doit être aussi permis à un belligérant d’étudier, après le début de la guerre, si et quand il veut en faire usage. Comme nous l’avons appris par les ordres de l’Amirauté britannique que nous avons mentionnés, toutes les possibilités qui pouvaient surgir à la suite d’une guerre contre la Marine de commerce avaient déjà été étudiées sérieusement en Angleterre et pratiquement préparées depuis 1938. La même appréciation est valable pour le mémorandum du 15 octobre 1939 de la Direction des opérations navales, que le Ministère Public a cité à plusieurs reprises. Son titre indique déjà qu’il s’agit d’une étude : « Possibilités d’aggravation de la guerre navale ». Conformément à ce titre, les exigences militaires d’une guerre maritime efficace contre l’Angleterre sont examinées dans ce mémorandum, ainsi que les possibilités juridiques permettant de satisfaire ces exigences. Il en résulta l’ordre du 17 octobre 1939 sur l’usage immédiat des armes contre tous les bateaux de commerce ennemis, usage justifié, comme on l’a déjà expliqué, par leur armement et leur incorporation dans le système militaire. En outre, des mesures d’aggravation sont considérées comme non encore justifiées pour l’instant et il est proposé d’attendre d’abord ce que fera l’adversaire.

Une phrase de ce mémorandum éveille particulièrement la méfiance de l’Accusation. Elle dit que la guerre sur mer doit être faite, en principe, dans le cadre du Droit international en vigueur. Il faut toutefois prendre des mesures laissant espérer des succès décisifs, même si un nouveau Droit de la guerre est ainsi créé. Peut-on voir là une rupture avec le Droit international ? Au contraire, les exceptions au Droit international en vigueur sont rendues dépendantes de deux conditions très étroites :

1. La condition militaire : il doit s’agir de mesures décisives pour la guerre, c’est-à-dire de mesures de nature à abréger sa durée (En ce qui concerne ce point, je renvoie à l’abondante littérature qui concerne le droit de conservation (right of self préservation) en cas d’urgence (urgent necessity). L’attaque de la flotte danoise en 1807 est fondée sur ce fait, de même que le blocus de la faim contre l’Allemagne).

2. La condition morale : les nouvelles mesures doivent être propres, par leur nature, à constituer un élément d’un nouveau Droit.

Ce mémorandum dit lui-même que ce n’est possible que dans le cadre des règles de l’honneur militaire et, pour cette raison, le respect de ces règles de l’honneur militaire est strictement exigé sans exception. Dans de telles conditions, on ne peut guère mettre en doute la possibilité de création nouvelles sur le plan du Droit international.

Le célèbre professeur de droit international, von Freytagh-Loringhoven, s’exprime ainsi, et je cite :

« De tout temps, c’est de la guerre que le Droit international, reçut les plus fortes impulsions. Elles ont été de nature tantôt positive, tantôt négative, et ont amené le développement d’institutions et de normes déjà existantes, des créations nouvelles ou des retours en arrière et, assez souvent, il est vrai, des anomalies. » (Baron von Freytagh-Loringhoven, Créations nouvelles du Droit international pendant la guerre. Hambourg, 1941, page 5).

C’est justement dans ce Procès, qui doit lui-même contribuer au développement d’un nouveau Droit international, qu’on ne peut nier la possibilité d’un tel développement.

LE PRÉSIDENT

Docteur Kranzbühler, l’audience est suspendue.

(L’audience est suspendue.)
LE PRÉSIDENT

Demain, à 13 heures, le Tribunal siégera en chambre du conseil et non en audience publique. Samedi, non plus, il n’y aura pas d’audience publique. Le Tribunal se réunira samedi matin en chambre du conseil.

FLOTTENRICHTER KRANZBÜHLER

Je parlais, avant la suspension, de la possibilité de développement d’un Droit de la guerre sur mer.

Le procureur américain, le juge Robert Jackson s’est exprimé ainsi sur ce problème dans son rapport au Président des États-Unis (Extrait de Neue Ausiese, 1936, cahier 1, page 16) :

« Le Droit international ne peut pas se développer par la voie législative parce qu’il n’existe pas d’organisme législatif international permanent. Les innovations et les modifications du Droit international sont amenées par des négociations entre Gouvernements qui doivent tenir compte d’un changement intervenu dans la situation. Le Droit international se développe comme naguère le Droit coutumier, par des décisions auxquelles on arrive de temps en temps en adaptant des principes établis à des situations nouvelles. »

Ces mots impliquent par leur contenu une justification complète de la phrase reprochée par l’Accusation dans le mémoire de la Direction des opérations navales. Et le fait que les Alliés eux-mêmes ont considéré comme permises des mesures décisives pour la guerre, même si elles allaient à rencontre des conceptions jusque là en vigueur dans le Droit international, pourrait être démontré par l’emploi de la bombe atomique contre les villes japonaises.

Comme j’ai pour tâche de justifier objectivement les mesures prises par la Direction des opérations navales allemandes je ne me suis pas occupé de savoir quel est celui des deux amiraux accusés ici qui a plus ou moins de responsabilité. Il y a, dans presque tous les cas, un ordre formel du Führer. Les deux amiraux ont cependant déclaré ici qu’ils se sentent complètement responsables de tous les ordres de la guerre navale qu’ils ont donnés ou qu’ils ont transmis. Je ne voudrais ajouter à cela que deux remarques : dans la mesure où les considérations politiques étaient décisives pour les ordres de la guerre sous-marine, le Commandant en chef de la Marine de guerre n’avait sur elles aucune influence. Le commandant de l’arme sous-marine, n’a même pas eu connaissance de ces considérations, pas plus que du règlement politique des incidents provoqués par les sous-marins. Ma seconde remarque se rapporte à la question de savoir dans quelle mesure on peut rendre un commandant militaire responsable de l’exactitude de considérations juridiques dont il n’est pas l’auteur, mais qui lui sont apportées par les premiers experts de son pays, qui ne sont pas précisément des avocats de petite ville. Pour le commandant de l’arme sous-marine, il faut ajouter qu’il n’avait à assumer que des tâches d’ordre tactique et que son état-major n’était composé que d’un petit nombre d’officiers dont aucun ne possédait l’aptitude voulue pour examiner des questions de Droit international de la portée de celles qui sont discutées ici. Il devait donc croire que les ordres émanant de la Direction des opérations navales avaient été examinés au point de vue juridique et étaient réguliers. Il devait en être de même dans toutes les marines du monde. Un marin de profession n’est pas compétent pour traiter les questions juridiques ; c’est pour cette raison que le Tribunal a interrompu une déclaration de l’amiral Dönitz sur une question de Droit. Mais on doit prendre cette circonstance en considération en appliquant le principe que le Tribunal du Reich allemand a formulé dans le procès des criminels de guerre après la première guerre mondiale :

« L’auteur doit avoir conscience du fait que son acte est contraire au Droit international. »

Ce principe me paraît absolument justifié, de même je considère comme inconciliable avec les exigences de la justice le fait de vouloir charger des soldats d’une responsabilité criminelle, en décidant de questions juridiques qui n’ont pas pu être résolues dans des conférences internationales et qui sont vivement contestées en doctrine.

A ce propos, je voudrais rappeler que le Traité de Londres de 1930 n’a pas repris dans la résolution Root de 1922 les poursuites pénales pour violations des règles de la guerre sous-marine. Les cinq Puissances navales qui avaient pris part à ces conférences avaient reconnu manifestement qu’on ne pouvait résoudre les problèmes de la guerre navale avec les moyens du droit pénal. Et cette reconnaissance a encore aujourd’hui toute sa valeur.

Je passe maintenant au second grief capital de l’Accusation : l’exécution intentionnelle des naufragés. Il n’est dirigé que contre l’amiral Dönitz et non contre l’amiral Raeder.

La base juridique du traitement des naufragés est contenue, pour les navires qui bénéficient de la protection du Protocole de Londres de 1936, dans le texte même du Protocole. Il y est ordonné de mettre en sûreté l’équipage et les passagers, avant de couler le navire. On l’a fait aussi du côté allemand, et la divergence d’opinion avec l’Accusation ne porte que sur la question déjà traitée de savoir quels sont les navires qui bénéficient de la protection du Protocole et ceux qui en sont exclus.

Pour tous les navires qui ne bénéficient pas de la protection du Protocole de Londres, le torpillage doit être considéré comme une opération de combat. Dans ce cas, ce sont les accords de La Haye sur l’application des principes des accords de Genève sur la guerre sur mer du 18 octobre 1907, qui forment la base juridique, quoiqu’ils n’aient pas été ratifiés par la Grande-Bretagne. D’après ceux-ci, les deux adversaires doivent, après chaque combat, prendre des dispositions pour rechercher les naufragés, dans la mesure où les buts militaires le permettent. En conséquence, il vaut également pour les sous-marins allemands, le principe selon lequel on doit prêter assistance aux naufragés des vapeurs coulés sans avertissements à condition : 1° Que le sous-marin ne soit pas mis en danger ;

2° Que cela n’empêche pas l’exécution des missions militaires. Ces principes sont universellement reconnus. Je renvoie par exemple, ce sujet, à l’ordre suivant de l’Amirauté britannique : « Aucun navire marchand britannique de haute mer ne doit prêter assistance à un navire attaqué par un sous-marin ».

Je renvoie également à la déclaration sous la foi du serment de l’amiral Rogge, d’après laquelle, dans deux cas auxquels il a assisté, un croiseur britannique n’a rien entrepris pour sauver des naufragés parce qu’il supposait, la première fois avec raison, la seconde à tort, qu’il y avait des sous-marins a proximité. Le sous-marin court un plus grand danger encore que les autres types de navires parce qu’il est particulièrement vulnérable. Quant à la seconde exception au devoir de sauvetage, le préjudice causé à la mission militaire, le sous-marin se trouve encore dans des conditions particulières. Il n’a pas de place pour prendre des hôtes à bord ; ses réserves en vivres, eau et combustibles sont strictement mesurées et toute remise de ces produits essentiels nuit à sa mission de combat. Enfin le sous-marin a la caractéristique, qu’il peut avoir précisément pour mission d’attaquer sans être vu, ce qui exclut donc le devoir de sauvetage.

Pour proposer ici un jugement sur les procédés des adversaires, je cite la déclaration de l’amiral Nimitz :

« En général, les sous-marins américains n’ont pas sauvé les survivants ennemis, si cela entraînait, pour le sous-marin, un danger supplémentaire sérieux, ou si cela empêchait le sous-marin de continuer sa mission. »

A la lumière de ces principes, je considère rapidement les opérations de sauvetage entreprises par les sous-marins jusqu’à l’automne 1942.

L’ordre fondamental a été donné le 4 octobre 1939 par la Direction de la guerre navale et commandait le sauvetage, toutes les fois que c’était militairement possible. Sa portée a été provisoirement restreinte dans l’ordre de guerre permanent n° 154. Cet ordre, publié en décembre 1939, concernait quelques sous-marins qui opéraient alors directement près des côtes anglaises. Comme il résulte du texte même de l’ordre, il traite dans tous ses paragraphes du combat en présence des forces de sécurité ennemies. Le dernier paragraphe ne traite que de la situation au combat et permet, ce qui est justifié, de protéger les commandants de sous-marins contre les dangers auxquels ils exposeraient leurs navires par des opérations de sauvetage dans les conditions du moment. Lorsque, après la campagne de Norvège, l’activité des sous-marins s’est peu à peu étendue en haute mer, dans l’Atlantique, l’ordre a été dépassé et rapporté à l’automne 1940. Dans la suite, les commandants allemands ont opéré des sauvetages chaque fois qu’ils ont pu en prendre la responsabilité au point de vue militaire. Le Tribunal connaît ces faits par de nombreux exemples, exposés en détail, qui se déduisent aussi bien des déclarations faites par les commandants que des livres de bord.

Cette situation a été modifiée par l’ordre du 17 septembre 1942 par lequel l’amiral Donitz interdisait en principe les opérations de sauvetage. Voici les phrases décisives :

« Il ne doit plus y avoir de tentatives de sauvetage de membres des équipages des navires coulés. Le sauvetage est contraire aux exigences primitives de la guerre de destruction des navires et des équipages ennemis ».

L’Accusation conteste qu’il s’agisse ici en réalité d’une interdiction du sauvetage. Elle fait de cet ordre une invitation dissimulée à tuer les naufragés et la presse du monde entier l’a publié comme un ordre d’assassinat. Si tant est que dans ce Procès un reproche soit réfuté, il me semble que c’est l’interprétation ignominieuse de cet ordre.

Dans quelles conditions cet ordre a-t-il été donné ? Depuis juin 1942, le chiffre des pertes des sous-marins allemands, causées par l’aviation alliée, est monté en flèche et a sauté d’une moyenne de quatre ou cinq bâtiments par mois dans la première moitié de l’année 1942, à dix, onze, treize par mois, et finalement jusqu’à trente-huit en mai 1943. Les ordres et les mesures se succédaient au commandement de la flotte sous-marine pour parer à ces pertes. Ils ne donnaient aucun résultat et chaque jour apportait de nouvelles informations sur les attaques aériennes et les pertes d’unités. C’est dans ces circonstances qu’on annonça le torpillage du transport de troupes britanniques Laconia, pourtant fortement armé, qui avait à bord environ 1.500 prisonniers italiens. 1.000 hommes d’équipages alliés et quelques femmes et enfants. L’amiral Dönitz retira plusieurs sous-marins des opérations en cours, pour les envoyer au secours des naufragés et sans faire aucune différence entre Italiens et Alliés. C’est là qu’il fut d’emblée préoccupé par le danger aérien. Tandis que les jours suivants les sous-marins opéraient avec dévouement des sauvetages, remorquaient des bateaux, distribuaient du ravitaillement, etc., ils ne recevaient pas moins de trois avertissements de la part de leur Commandant en chef d’avoir à être prudents, à se partager les rescapés et à être prêts à tout moment. pour la plongée. Ces avertissements demeurèrent sans résultat. Le 16 septembre, l’un des sous-marins qui, battant pavillon de la Croix-Rouge remorquait plusieurs canots de sauvetage, fut attaqué et gravement endommagé par un bombardier allié, un canot de sauvetage fut atteint, et il y eut des pertes parmi les naufragés. A l’annonce de ces nouvelles, le Commandant en chef fit, au cours de la journée suivante, trois autres appels radiophoniques enjoignant l’ordre de faire une plongée d’alerte dès qu’il y aurait danger et de ne compromettre en aucun cas la sécurité du bord. De nouveau, aucun résultat. Le soir de ce même jour, le 17 septembre 1942, le second des sous-marins annonça qu’il avait été surpris par un avion au cours de l’opération de sauvetage et qu’il avait été attaqué à la bombe.

En dépit de ces expériences et d’un ordre exprès, venu du Quartier Général du Führer, de n’exposer en aucun cas les bâtiments, l’amiral Dönitz ne fit pas suspendre les opérations de sauvetage mais ordonna de les poursuivre jusqu’à ce que les naufragés fussent recueillis par les bâtiments français envoyés pour leur porter secours.

Mais cette affaire fut une leçon. Par suite de la surveillance aérienne exercée par l’ennemi sur tous les théâtres maritimes d’opérations, il était tout simplement impossible, désormais, d’opérer des sauvetages sans mettre les sous-marins en péril. Il ne servait à rien de continuer à enjoindre aux commandants des sous-marins de n’entreprendre un sauvetage que s’ils n’exposaient pas leur navire. L’expérience antérieure l’avait déjà montré. En effet, de nombreux commandants, dans leur mouvement humain à porter secours, commettaient l’erreur de sous-estimer le danger aérien. Il faut à un sous-marin, dont le pont est évacué, au moins une minute pour plonger en cas d’alerte, temps pendant lequel un avion parcourt 6.000 mètres. Cela signifie pratiquement qu’un sous-marin occupé à des mesures de sauvetage ne peut pas plonger à temps pour échapper à un avion arrivant dans son champ visuel. Telles ont été les raisons qui incitèrent l’amiral Dönitz immédiatement après la conclusion de l’affaire du Laconia, à interdire en principe toute mesure de sauvetage. Cette formule correspondait au désir d’éliminer toute liberté d’appréciation chez les commandants et de supprimer toute idée que, dans des cas isolés, il fallait d’abord examiner le danger aérien, puis, le cas échéant, procéder au sauvetage.

L’effet pratique de cet ordre ne peut être évalué que difficilement. A partir de 1943, 80 % environ des sous-marins ont combattu contre des convois. Dans ce cas, même sans cet ordre, des mesures de sauvetage étaient exclues. Dans les autres cas, un commandant aurait-il encore risqué, n’eût été cet ordre, de s’occuper des canots de sauvetage ? Personne ne peut le dire avec assurance. Comme on le sait, il existait, depuis le milieu de 1942 un ordre prescrivant de ramener si possible les capitaines et les ingénieurs principaux faits prisonniers. Cet ordre n’a pas été, pendant les trois années de guerre presque complètes qui ont suivi, exécuté une douzaine de fois, ce qui prouve à quel point les commandants appréciaient d’eux-mêmes à cette époque le danger auquel ils exposaient leur bâtiment en faisant surface. D’autre part, rien n’était plus pénible pour les équipages des navires torpillés que d’être pris à bord d’un sous-marin. En effet, ils savaient bien que les chances de sauvetage étaient bien plus grandes dans les canots qu’à bord d’un sous-marin qui n’avait pas 50% de chances de rentrer à sa base. J’en viens ainsi avec l’amiral Godt à la conclusion que l’ordre du Laconia, s’il a coûté la vie à quelques marins alliés, a pu la sauver à d’autres. Quoi qu’il en soit, étant donné les pertes énormes causées par l’aviation ennemie, l’ordre d’interdire les sauvetages était justifié. Il répondait pleinement au principe en vigueur dans toutes les Marines, de la prééminence du propre navire et de sa propre mission, principe dont je crois avoir, à l’aide des ordres et des usages britanniques et américains, démontré la valeur universelle.

Comment le Ministère Public peut-il en venir dès lors à voir dans cet ordre un ordre d’assassinat ? Son point de départ est la conversation qui eut lieu en janvier 1942 entre Hitler et l’ambassadeur japonais Oshima, au cours de laquelle Hitler laissa entrevoir son intention de donner à ses sous-marins l’ordre de tuer les survivants des navires coulés. Cette intention, conclut l’Accusation, a été sans aucun doute réalisée par Hitler, et l’amiral Dönitz l’a exécutée en donnant l’ordre Laconia. En fait, le Führer avait, à l’occasion d’une conférence sur des questions de sous-marins que les deux amiraux devaient faire au mois de mai 1942, suggéré d’agir activement à l’avenir contre les naufragés, c’est-à-dire de tirer sur eux. L’amiral Dönitz s’est immédiatement opposé à un tel procédé, jugeant qu’il était totalement irréalisable, et le Grand-Amiral Raeder lui a donné son accord sans restriction. Les deux amiraux considéraient que le seul moyen licite d’augmenter les pertes parmi les équipages était l’amélioration des torpilles. Devant la résistance des deux amiraux, Hitler renonça à son projet, et on ne donna, à la suite de cette conférence, aucun ordre concernant les naufragés, et, à plus forte raison, prescrivant de les supprimer.

L’anéantissement des équipages par l’amélioration des torpilles correspond à une pensée qui s’est fait jour, pour la première fois, au cours de cette conversation de mai 1942, et qui revient dans des écrits ultérieurs de la Direction de la guerre navale. Je désirerais m’exprimer sur la légitimité de cette tendance. Suivant le Droit international classique, l’anéantissement des combattants est un but légitime des opérations de guerre ; par contre, celle de non-combattants ne l’est pas (Ce point de vue n’est pas toujours reconnu par les auteurs anglais. Voir, par exemple : A. C. Bell, Histoire du Blocus de l’Allemagne, etc., Londres, 1937, page 213 : « L’affirmation suivant laquelle les civils et la force armée n’ont été traités que depuis 1914 comme une masse guerrière unique, est une des plus ridicules qui aient jamais été exprimées »).

Étant donné l’évolution prise par les dernières guerres, on pourrait se demander si cette doctrine classique était encore valable. Je vois la première rupture avec cette doctrine dans le blocus de la faim, dirigé, par l’arrêt de tout ravitaillement, contre la population civile, et donc contre les non-combattants d’un pays, et dont les victimes sont estimées, pour la guerre mondiale à 700.000 (Grenfell, The Art of the Admiral, Londres 1937, page 45 : Au début de 1918, la population civile allemande était à demi-morte de faim et l’on a calculé qu’à la suite du blocus plus de 700.000 Allemands sont morts pour avoir été insuffisamment nourris).

Si ce blocus est souvent considéré comme illicite au point de vue du Droit international (Voir également note de protestation du Gouvernement soviétique à l’ambassadeur britannique, en date du 25 octobre 1939, reproduite sous le numéro 44 dans "Documents relatifs au droit de la guerre navale". Volume 1, édité par le Haut Commandement de la Marine de guerre) , il ne s’en est pas moins imposé dans la pratique et signifie une rupture avec le principe de la protection des non-combattants contre les mesures de guerre (Voir à ce sujet, par exemple, Wheaten’s Intern Law, 5e édition, page 727. Liddel Hart, « La révolution dans la guerre navale », Observer du 14 avril 1946).

La deuxième grande rupture a été amenée par la guerre aérienne. Je ne veux pas agiter ici la question de savoir qui a commencé, mais simplement établir le fait que la guerre aérienne, du moins au cours des deux dernières années, a été dirigée contre la population civile. Quand, au cours de douzaines d’attaques sur les quartiers d’habitation des villes allemandes, on comptait des milliers et des dizaines de milliers de civils parmi les victimes, et quelques douzaines ou quelques centaines de soldats seulement, personne ne pourra soutenir que la population civile n’ait pas également fait l’objet de l’attaque. Le tapis de bombes explosives et incendiaires ne laisse aucun doute à ce sujet et, là aussi, l’emploi de la bombe atomique a définitivement éclairé la question.

Pensant aux centaines de milliers de femmes et d’enfants qui ont péri chez eux de cette façon lamentable, ensevelis, étouffés ou brûlés, je ne puis que m’étonner de l’indignation du Ministère Public à propos de la perte de 30.000 hommes environ qui trouvèrent la mort sur le théâtre des opérations, à bord de navires qui étaient armés et transportaient du matériel de guerre et, bien souvent, des bombes destinées à l’attaque des villes allemandes. En outre, la mort de la plupart de ces hommes a été causée par des moyens de lutte que les Anglais considèrent également comme conformes aux lois de la guerre, c’est-à-dire par des mines, des avions et en particulier au cours des attaques de convois. La Direction allemande de la guerre sur mer considérait ces hommes comme des combattants. L’Amirauté britannique adopte le point de vue opposé dans les ordres qu’elle a donnés sur la navigation commerciale. A ce propos, le plus connu des spécialistes anglais de Droit international, Oppenheim, avait encore soutenu, avant que n’éclate la première guerre mondiale, la thèse que l’équipage devait être traité de la même manière que les combattants (Oppenheim, « La situation des bateaux marchands dans la guerre sur mer », Revue de Droit international, 1914, page 165).

Il se réfère à la coutume séculaire, et précisément anglaise, de faire des matelots des navires marchands des prisonniers de guerre. Il trouve ce principe confirmé dans la onzième Convention de La Haye de 1907, et il considère les matelots de la Marine marchande comme des éléments du potentiel de la Marine de guerre. Il qualifie leur situation juridique, lorsqu’ils se défendent contre un navire de guerre de « tout à fait analogue à la situation de la population d’un territoire non occupé qui prend les armes pour combattre des troupes d’invasion ». Celle-ci est mise, comme on le sait, par l’article 2 de la Convention de la Haye sur la guerre sur terre, au rang des combattants, sans considérer si l’individu fait un usage réel des armes. Oppenheim n’admet, par suite, aucune distinction parmi les membres des équipages, entre ceux qui font partie de la Marine de guerre ennemie et ceux qui n’en font pas partie. Si cette opinion était déjà valable avant la première guerre mondiale, elle était certainement inattaquable en 1942, alors qu’il n’y avait plus depuis longtemps de bateaux ennemis non armés et que les neutres, s’ils entraient dans la zone des opérations, se trouvaient uniquement en convoi ennemi et étaient, de ce fait, aussi profondément impliqués dans le système militaire des forces ennemies que les bateaux de celles-ci. Ils avaient tous perdu leur caractère pacifique et passaient pour coupables de résistance active. Une résistance active aux actes de belligérance n’est permise, dans la guerre sur terre, à aucun non-combattant et l’expose à être traité en franc-tireur. D’ans la guerre sur mer, par contre, l’équipage d’un bateau devrait pouvoir revendiquer les droits prioritaires du combattant, sans vouloir en supporter les inconvénients ? Il devrait pouvoir participer à tous les actes de guerre imaginables jusqu’à se servir de canons, de grenades sous-marines, et rester cependant non-combattant ? Une telle interprétation rend illusoire toute notion du non-combattant. Aucune différence ne peut résulter du fait qu’une partie seulement de l’équipage a quelque chose à voir avec les armes. Le bateau, considéré comme un tout, représente l’unité combattante et il est de fait que sur un navire marchand plus de gens avaient à manier des armes que sur un sous-marin.

Ces hommes étaient instruits sous surveillance militaire, ils étaient à leurs pièces avec les canonniers de la Marine et l’emploi de leurs armes avait été fixé selon les ordres de l’Amirauté (Vidaud dit au sujet de l’exécution de cet ordre pendant la première guerre mondiale dans « Les navires de commerce armés pour leur défense », Paris, 1936, pages 63-64 ; . « Les équipages eux-mêmes sont militarisés et soumis à la discipline militaire ; ainsi le capitaine Alfred Sheldon, appartenant à la réserve de la Marine Royale, a été condamné le 8 septembre 1915 par le Conseil de guerre de Devonport pour n’avoir pas attaqué un sous-marin allemand »).

Les équipages de navires étaient donc des combattants et c’était un but de guerre juste que de les détruire par les armes.

Ainsi s’explique, en même temps, la phrase demandant la destruction des navires et de leurs équipages, que l’Accusation exploite pour attribuer à l’ordre Lacoma. le caractère d’un ordre d’assassinat. On a beaucoup parlé de cette phrase qui serait à la base de l’interdiction du sauvetage. Écartée du contexte, elle peut être mal interprétée. Mais celui qui se donne la peine de lire l’ordre en entier ne pourra se méprendre sur son sens. Ce qui me paraît important, c’est qu’après sa publication elle n’a jamais été comprise comme un ordre d’assassinat et qu’elle n’a jamais été interprétée ainsi par les commandants. Ce fait a été prouvé par les déclarations de douzaines de commandants de sous-marins. D’ailleurs elle ne pouvait — d’après le contexte — être interprétée comme un ordre d’assassinat, car dans les articles suivants il était expressément ordonné que l’on devait emmener — si possible — certains membres de l’équipage faits prisonniers. Et on doit supposer assez de raison à une direction militaire pour que, si elle émet vraiment un tel ordre d’assassinat, elle n’ordonne pas, en même temps, de conserver quelques témoins de ses crimes.

Contrairement à l’Accusation, l’Amirauté britannique n’a manifestement pas cru à un tel ordre d’assassinat, car sans cela elle n’aurait pas ordonné à ses capitaines et à ses officiers mécaniciens de se soustraire à la capture par les sous-marins allemands en se camouflant comme simples marins dans les canots de sauvetage. D’après la conception de l’Accusation, un tel ordre aurait signifié que le capitaine aurait été tué avec les autres membres de l’équipage.

L’Accusation a ensuite cité l’ordre d’attaquer les navires sauveteurs comme preuve de l’intention d’assassiner des naufragés. Mais n’est naufragé que celui qui se trouve dans l’eau ou dans un canot de sauvetage. Un combattant naufragé qui se trouve, à nouveau, à bord d’un navire n’est rien d’autre qu’un combattant, et ainsi le but justifié d’une attaque. Déjà, lors de l’exposé des preuves, j’ai fait remarquer que l’on abattait des hydravions allemands de secours dans le but d’anéantir les aviateurs rescapés, et je ne cite ce fait qu’afin de montrer que les chefs ennemis agissaient exactement selon les mêmes conceptions que les nôtres. Je m’occuperai, aussi brièvement que possible, des déclarations des témoins, sur lesquelles l’Accusation essaie de baser l’interprétation qu’elle donne à l’ordre du Laconia,. A mon avis, la déposition de l’enseigne de vaisseau Heisig, telle qu’elle a été faite ici devant le Tribunal, est sans pertinence. Son affidavit antérieur était inexact et nous savons pourquoi par le témoin Wagner. Heisig a formellement nié ici devant le Tribunal que dans le discours prononcé par le Grand-Amiral Dönitz en septembre 1942 devant les aspirants de l’école de sous-marins il aurait été question de tirer sur les naufragés. Il a plutôt tiré personnellement ces conclusions des paroles indiquant que la guerre totale devait être conduite contre les navires et les équipages, et de l’allusion à la guerre aérienne. Étant donné qu’à cette époque il vivait sous l’impression toute récente causée par le bombardement de Lubeck auquel il avait justement assisté, son interprétation peut être ainsi expliquée. Le reste des auditeurs ne partageaient pas cette interprétation ; ils n’en avaient même pas la moindre idée. C’est ce que montrent les déclarations de trois autres personnes qui ont assisté au discours. Quant à l’autre affirmation de Heisig d’après laquelle, un officier inconnu lui aurait enseigné lors d’une occasion tout aussi inconnue, qu’au cours de l’anéantissement de naufragés, l’équipage devait être renvoyé dans l’entrepont est, à mon avis, une improvisation due évidemment à son imagination par trop fertile. Si ce cas s’était vraiment produit, un tel événement surprenant, et en contradiction avec tous les principes d’éducation de la Marine de guerre, aurait dû suffisamment impressionner un jeune officier pour qu’il gardât un souvenir plus précis des circonstances d’une telle instruction. La déposition du capitaine de corvette Möhle est plus sérieuse. Car celui-ci, et aucun doute n’est permis à ce sujet, a fait tout au moins entendre à plusieurs commandants de sous-marins, que l’ordre du Laconia exigeait ou permettait pour le moins la mise à mort de naufragés. Möhle ne tenait cette interprétation ni de l’amiral Dönitz lui-même, ni de son chef d’État-Major, ni de son premier collaborateur, le capitaine de frégate Hessier, donc des seuls officiers qualifiés pour transmettre une telle interprétation à un commandant de flottille. Il me semble qu’il n’a pas été établi clairement, au cours du Procès, comment Möhie est arrivé à son interprétation. Il prétend que le capitaine de corvette Kuppisch, appartenant à l’État-Major du commandant des sous-marins, lui avait raconté l’histoire du sous-marin U-386 dont le commandant, retour d’opérations, aurait reçu un blâme à l’État-Major du commandant des sous-marins pour n’avoir pas abattu des aviateurs alliés ramant dans un canot pneumatique. Cette interprétation de Möhie ne peut être exacte. Il est prouvé de façon irréfutable par le journal de guerre et par des témoins que le commandant du sous-marin. U-3S6 avait reçu un blâme pour n’avoir pas pris à bord et ramené les aviateurs en question. De plus, toute l’affaire du sous-marin U-386 avait eu lieu seulement après le cas Laconia, en septembre 1943, et le capitaine de corvette Kuppisch, qui aurait raconté cette histoire, était déjà tombé comme commandant d’un sous-marin en août 1943. Il n’est pas de mon devoir d’établir des hypothèses établissant comment, en fait, Möhie avait été instruit de l’ordre du Laconia. En tout cas, il est prouvé que l’amiral Dönitz et son État-Major n’ont ni donné de telles instructions, ni en ont eu la moindre connaissance. Prenant en considération les contacts personnels fréquents entre les commandants des sous-marins et l’État-Major du commandant des sous-marins, ce fait ne peut s’expliquer que de la façon suivante : les quelques commandants auxquels Möhie a transmis ses instructions n’ont pas pris ses paroles au sérieux.

L’amiral Dönitz est-il responsable de cette interprétation de l’ordre du Laconia donnée par Möhie ? La responsabilité criminelle suppose tout d’abord une culpabilité, c’est-à-dire la possibilité de prévoir le résultat. Étant donné le contact étroit que l’amiral Dönitz maintenait avec ses chefs de flottilles et ses commandants, auxquels l’ordre du Laconia était exclusivement destiné, Dönitz ne pouvait pas prévoir qu’un des chefs de flottille donnerait une telle interprétation à cet ordre sans avoir fait une tentative quelconque auprès du commandant des sous-marins pour éclaircir cette question. Une telle attitude est en dehors de toute prévision raisonnable. Ainsi donc la culpabilité s’évanouit. Mais la culpabilité criminelle exige encore un autre critère, la preuve du résultat. Celle-ci aussi fait complètement défaut. L’Accusation a à peine fait un essai sérieux pour prouver qu’un des commandants, après avoir reçu des instructions de Möhie dans le sens indiqué, aurait une fois effectivement tiré sur des naufragés.

Pour autant que nous soyons informés, un seul cas de ce genre s’est produit au cours de cette guerre du côté allemand : c’est celui du lieutenant de vaisseau Eck. Et il est significatif que ce cas n’a pas été présenté par le Ministère Public, mais par la Défense. Car l’attitude de Eck n’a rien à voir avec l’ordre du Laconia, tel que le Ministère Public le conçoit. Il ne s’agissait pas pour lui d’anéantir des hommes, mais de supprimer des épaves et des radeaux, qui auraient permis aux aviateurs alliés de conclure à la présence de sous-marins allemands dans ces eaux. Pour cette attitude, deux de ses officiers et lui ont été condamnés à mort et châtiés avec une rigueur qu’une époque moins agitée que la nôtre ne comprendra plus.

Les deux cas présentés par le Ministère Public, dans lesquels on aurait, soi-disant, tiré sur des naufragés, sont manifestement si impropres à prouver cette accusation, qu’il n’est pas nécessaire que je m’en occupe davantage. La déposition concernant le torpillage du Noreen Mary, porte en divers points la marque de la fantaisie et, en ce qui concerne l’attaque de l’Antonico, l’intention d’exterminer les naufragés est exclue du seul fait que tout dura vingt minutes par une nuit sombre.

Il m’a heureusement été possible de soumettre au Tribunal une liste établie par la Direction des opérations navales relative à une douzaine de cas, où des forces navales alliées auraient tiré sur des naufragés allemands. Chacun de ces exemples me paraît être meilleur que ceux du Ministère Public et quelques-uns d’entre eux sont assez convaincants. C’est pourquoi j’attache d’autant plus d’importance à l’attitude raisonnable que la Direction des opérations navales a prise à ce sujet devant le Grand Quartier Général du Führer. Elle fait notamment ressortir que :

1. Une partie des faits s’est produite pendant les combats ;

2. Des naufragés en train de nager s’imaginent facilement être visés par des coups manques et destinés à d’autres cibles ;

3. Jusqu’ici aucun ordre, soit écrit, soit oral, d’une autorité quelconque, de faire usage des armes contre des naufragés, n’a été déterminé.

Je ne peux que prier d’appliquer ces principes également aux exemples présentés par le Ministère Public.

Dans la même prise de position, la Direction des opérations navales refuse, vis-à-vis du Quartier Général du Führer, de détruire des naufragés ennemis en guise de représailles et cela le 14 septembre 1942, c’est-à-dire trois jours avant l’ordre Laconia. Puisque cet ordre a été porté par radio à la connaissance de la Direction des opérations, il aurait été sans doute rapporté, devant la prise de position récente, contraire à celle du Quartier Général du Führer, s’il avait été interprété comme un ordre imposant de tuer les naufragés.

Et j’en arrive ainsi aux preuves positives contraires au point de vue de l’Accusation. La première est le nombre de marins alliés sauvés. D’après une constatation du ministre britannique des transports, ce chiffre s’élevait en 1943 à 87 % des équipages. Un tel résultat ne concorde nullement avec un ordre d’extermination.

En outre, il est certain que le Grand-Amiral Dönitz s’est refusé, en 1943, c’est-à-dire après l’ordre Laconia, à toutes considérations d’agir contre les naufragés. Dans une prise de position vis-à-vis du ministère des Affaires étrangères, du 4 avril 1943, une instruction adressée aux sous-marins leur enjoignant d’agir contre des embarcations de sauvetage ou contre des naufragés, est considérée comme inacceptable par la Direction des opérations navales, sous le prétexte qu’elle est contraire au sentiment le plus intime de chaque marin. En juin 1943, le Grand-Amiral refuse catégoriquement au capitaine de corvette Witt, qui lui rend compte d’attaques d’aviateurs britanniques contre des naufragés d’un sous-marin allemand, de continuer d’attaquer un adversaire devenu inoffensif dans la lutte ; cette idée était incompatible avec notre conduite de la guerre.

En résumé, je suis persuadé que l’allégation de l’Accusation prétendant qu’un ordre d’assassiner les naufragés aurait été transmis aux sous-marins allemands est réfutée d’une manière formelle. Le Grand-Amiral Dönitz a déclaré ici qu’il n’aurait jamais admis de porter atteinte au moral de ses équipages de sous-marins par des mesures avilissantes. En raison des pertes qui s’élevaient de 70% à 80%, il ne pouvait compléter ses équipages par des volontaires qu’en maintenant la propreté de leur lutte, en dépit de toute dureté.

Et si le Tribunal se rappelle la déclaration des soixante-sept commandants prisonniers des Anglais, il devra admettre que le Grand-Amiral avait insufflé à ses hommes une attitude et un esprit qui ont survécu à la débâcle.

Je me suis efforcé de présenter au Tribunal les faits indispensables et quelques considérations d’ordre juridique concernant la guerre sur mer, afin de mettre en lumière, du côté de la Défense les problèmes les plus importants qui sont discutés ici. Il s’agit de juger l’attitude d’amiraux dans la guerre sur mer, et la question de savoir ce que le Droit international autorise est intimement liée ici avec celle des exigences militaires. C’est précisément en jugeant ce point de l’Accusation que je regrette infiniment que le Statut du Tribunal ait retiré aux officiers accusés un droit qui leur est garanti par la Convention de Genève, en tant que prisonniers de guerre, à savoir le jugement par un tribunal militaire, conformément aux lois et ordonnances applicables aux officiers. D’après le paragraphe 3 du Statut, il m’est interdit de faire valoir l’incompétence de ce Tribunal. Je ne peux donc que prier le Tribunal de compenser lui-même cette iniquité que je trouve dans la disposition précitée du Statut, en appliquant, lors de l’appréciation militaire et de la justification morale des actes de ces amiraux allemands, les mesures qu’appliqueraient les amiraux de son propre pays. Par la connaissance pratique des faits de guerre — des siens aussi bien que de ceux de l’ennemi — le soldat se rend très bien compte de la limite entre la fin du combat et le commencement du crime de guerre. Il sait que les opinions formulées par le Droit international sur ce qui est permis ou défendu dans la guerre maritime sont déterminées d’une manière décisive par les intérêts de son pays. Une puissance insulaire telle que la Grande-Bretagne, avec ses communications maritimes étendues et vulnérables, a depuis toujours envisagé ces questions sous un autre angle que les Puissances continentales. L’attitude des États-Unis qui va de la renonciation à la guerre sous-marine, exprimée par la résolution Root de 1922, jusqu’à la guerre sous-marine totale appliquée contre le Japon en 1941, démontre que le changement de la situation stratégique maritime comporte également l’évolution des appréciations juridiques. Personne ne peut savoir jusqu’à quel point un changement de la situation stratégique de la guerre navale entraînera une modification de l’appréciation juridique. Personne ne peut savoir jusqu’à quel point le développement de l’aviation et l’effet des bombes pousseront toujours les flottes de guerre sous la mer et rendront désuètes toutes les conceptions actuelles de la guerre sous-marine (Comparez par exemple « Submarines in the Atomic Era ». (Les sous-marins dans l’ère atomique) dans le New-York Herald Tribune, édition européenne du 27 avril 19Î6, page 2).

Ces considérations sont tout à fait naturelles pour un officier de Marine et elles devraient inciter les juristes à s’abstenir de discuter des questions de la guerre navale et de la politique de la guerre navale sur le dos de ceux dont le devoir professionnel est de commander des flottes.

Pendant la première guerre mondiale, la guerre sous-marine allemande a été accompagnée d’un déchaînement d’indignation. Il me paraît important, précisément aujourd’hui, à nouveau, de constater comment l’historien anglais Bell, juge, dans un document officiel destiné uniquement aux besoins de service du Foreign Office, la justification de cette indignation :

« C’est une vieille règle de l’honneur militaire que de ne jamais diminuer les actes d’un ennemi qui a lutté bravement et courageusement. Si cette règle avait été observée en Angleterre, l’opinion publique saurait mieux apprécier la place que prendra la guerre commerciale conduite par les sous-marins dans l’histoire de la stratégie et de la guerre. Malheureusement, les cris d’angoisse et les injures imméritées des journalistes ont été répétés par des autorités responsables avec le résultat que les mots d’ordre de piraterie et d’assassinat sont entrés dans le vocabulaire et ont déclenché des sentiments correspondants dans le cœur du peuple. » (A. C. Bell, Historical Section, Committee of Impérial Défense. A History of the Blockade of Germany and of the Countries associated with her in the great war 1914-1918. L’introduction est précédée de la remarque : cette étude est confidentielle et destinée exclusivement à un usage officiel. Citée d’après l’édition allemande de Böhmert, Die englischeHungerblockade im Weltkrieg-, Essen 1943).

Je dois m’occuper encore des autres points de l’Accusation contre le Grand-Amiral Dönitz, qui ne concernent pas la guerre navale.

Il s’agit d’abord du reproche qu’on lui fait d’avoir participé à la préparation des guerres d’agression. On sait combien justement ce reproche a trouvé de contradictions chez tous les officiers d’activé de tous les pays alliés. En réponse à de telles attaques publiques, Justice Jackson a exprimé sur ce point l’opinion de l’Accusation devant la presse, le 4 décembre 1945 ( Stars and Stripes, édition européenne du 5 décembre 1945) , de la façon suivante :

« J’ai clairement montré que nous ne poursuivons pas ces militaires parce qu’ils ont servi leur pays, mais parce qu’ils l’ont dominé et mené à la guerre ; non parce qu’ils ont fait la guerre, mais parce qu’ils ont poussé à la guerre. »

Si l’on prend comme base ce principe de l’Accusation, je n’ai besoin pour défendre le Grand-Amiral Dönitz du reproche d’avoir préparé des guerres d’agression que de me référer au résultat de l’audition des preuves. Au début de la guerre, il était un commandant en chef relativement jeune ; son unique tâche était l’instruction et la direction des sous-marins ; il n’appartenait pas à l’État-Major général, au sens où l’entend l’Accusation, et n’a pris part à aucun des discours qui ont été soumis ici comme preuve d’intentions agressives. Le reproche qu’on lui fait d’avoir suggéré l’occupation des bases de sous-marins en Norvège est également réfuté. La même chose s’applique à l’assertion selon laquelle il aurait proposé en 1943 d’attaquer l’Espagne pour conquérir par là Gibraltar. La conquête de Gibraltar, contre la volonté de l’Espagne, a été durant toute la guerre et encore plus en 1943, hors de toute possibilité et de toute discussion.

Lorsque l’amiral Donitz a été nommé Commandant en chef de la Marine, le 1er février 1943, la guerre pour l’Allemagne en était au stade de la défensive, et même de graves revers sur tous les fronts. Ce fait peut être significatif pour la participation à la prétendue conspiration. L’Accusation n’est pas très certaine de l’époque à laquelle elle veut faire commencer cette participation. Dans l’Accusation individuelle, il est question de relations étroites avec Hitler depuis 1932. C’est toutefois une erreur manifeste. L’amiral Dönitz n’a fait la connaissance du Führer qu’à l’automne 1934 à l’occasion d’un rapport de service, et dans les années qui ont suivi, il ne lui a parlé brièvement que huit fois en tout, toujours au sujet de questions purement militaires, et jamais en tête-à-tête. En outre, étant donné que l’accusé n’a appartenu à aucune organisation accusée de conspirer par le Ministère Public, je ne vois avant le 1er février 1943 aucune espèce de relation avec cette conspiration. C’est pourquoi la question de répercussion de l’adhésion à la conspiration est d’autant plus significative ici, comme M. le procureur britannique l’a expliqué par son exemple des saboteurs de voies ferrées. Cette pensée d’une culpabilité qui a des répercussions sur des événements passés est difficile à faire comprendre au juriste allemand. La conception du Droit continental se reflète dans la formule de Hugo Grotius :

« Pour participer à un crime, une personne doit non seulement en avoir connaissance mais aussi avoir la possibilité de l’empêcher. » (Hugo Grotius, De jure pacis ac belli, livre II, chapitre XXI, paragraphe 2. « To participate ira a crime a person must not only have knowledge o£ it but also the opportunity to prevent it).

Si toute la conception juridique de la conspiration est à nos yeux une création spéciale du Droit anglo-saxon, cela s’applique bien plus encore à la répercussion de la prétendue conspiration. Un jugement qui ait une valeur internationale et doive aussi être compris des peuples européens, notamment des Allemands, doit reposer sur des notions juridiques généralement reconnues. Mais il ne saurait en aucun cas s’appliquer à une culpabilité rétroactive. Si une telle construction juridique doit être appropriée à la lutte contre certaines formes typiques de crimes, elle me semble tout à fait inapplicable pour juger les événements dont on discute ici.

L’amiral Dönitz a été nommé Commandant en chef de la Marine au cours d’une carrière militaire normale, en dehors de tout avancement politique. La nomination était due à la proposition de son prédécesseur, le Grand-Amiral Raeder, pour lequel les capacités manifestées dans la direction de la guerre sous-marine étaient les seules considérations décisives. La nomination n’avait besoin de s’accompagner d’aucune acceptation de la part du titulaire comme pour tout poste militaire. L’amiral Dönitz n’avait alors dans l’esprit que la pensée que tout officier aurait eue dans la même situation : la question de savoir s’il serait à la hauteur de cette tâche et s’il saurait l’exécuter au mieux des intérêts de la Marine et du pays. Toutes les autres considérations que l’Accusation semble attendre de lui, à cette époque, sur la légitimité du programme et de la politique du Parti depuis 1922, ainsi que sur celle de la politique intérieure et étrangère de l’Allemagne depuis 1933, ne peuvent être que fictions ; elles n’ont aucun rapport avec la réalité. Des fictions de cet ordre ne connaissent pas les limites du temps et de la réalité. Veut-on, pour des mesures prises lors de l’accession à un poste élevé, en imputer la responsabilité aux seuls actes du cabinet en fonctions ou la faire remonter à des cabinets antérieurs ? Et, dans ce cas, jusqu’à quelle époque ? Ne doit-elle comprendre que la politique intérieure et étrangère du pays envisagé ou s’étendre à celle de ses alliés ? De semblables considérations sont irréfutables du point de vue de la logique, mais elles mènent à des résultats inacceptables et montrent que l’idée d’une rétroactivité de la conspiration ne peut être pratiquement appliquée.

Il est déjà assez difficile de mesurer avec exactitude la seule participation à une semblable conspiration, lorsqu’il s’agit d’actes qui ne sont pas de nature criminelle, mais militaire ou politique. Que signifient des notions telles que « liberté de l’adhésion » et « connaissance du plan criminel » lorsqu’un officier, à la période la plus critique, assume la tâche d’empêcher la défaite totale de la guerre sur mer ?

L’Accusation elle-même semble l’avoir compris. Car, conformément à son idée générale, elle s’efforce d’établir un lien politique entre l’amiral Dönitz et la conspiration. C’est pourquoi elle prétend que, par sa nomination au poste de Commandant en chef de la Marine de guerre, Dönitz était devenu membre du Gouvernement du Reich. Cette assertion s’appuie sur l’ordonnance selon laquelle les commandants en chef de l’Armée et de la Marine recevaient le rang de ministres du Reich et devaient, sur l’ordre du Führer, assister aux conseils de cabinet. Il est évident qu’un homme qui reçoit seulement le titre de ministre du Reich n’est pas véritablement ministre du Reich. Il n’est pas non plus membre du cabinet quand il peut y participer par ordre spécial. Cela prouve justement qu’il n’avait voix au chapitre que pour des questions techniques et qu’il n’était aucunement autorisé à s’intéresser à d’autres ressorts que le sien. Cette compétence n’existant pas, il ne peut être question d’une tâche politique, ni, par conséquent d’une responsabilité politique. Il n’existe aucun fondement juridique de son activité de ministre. Selon les lois militaires allemandes, il n’y avait qu’un seul ministre pour toute la Wehrmacht, le ministre de la Guerre du Reich. Ce poste resta vacant après le renvoi du Generalfeldmarschall von Blomberg. Le chef du Haut Commandement de la Wehrmacht (OKW) se chargea des affaires du ministère. Il ne fut créé de nouveau ministère, ni pour l’Armée, ni pour la Marine. Les Commandants en chef de l’Armée et de la Marine auraient donc dû être ministres sans portefeuille. Mais comme ils avaient chacun leur portefeuille, à savoir l’Armée et la Marine, cette nomination aurait été contraire à tous les usages du Droit public. Il faut considérer que les fonctions d’un ministre sont essentiellement caractérisées par l’obligation de contresigner telles lois auxquelles il a techniquement collaboré.

Or, il n’existe pas une seule loi qui ait été contresignée par le Commandant en chef de la Marine de guerre. Je l’ai prouvé au Tribunal en prenant pour exemple l’ordonnance des prises. Ainsi, même et surtout en appliquant les critères juridiques d’un système démocratique, il n’est pas possible de considérer le Commandant en chef de la Marine de guerre comme un membre du Gouvernement du Reich, parce qu’il n’a eu ni compétence lui permettant de participer à la promulgation des lois, ni responsabilité générale en matière de politique. Ses attributions étaient d’ordre militaire et le restaient, même si des raisons d’étiquette assimilaient le Commandant en chef de la Marine de guerre au rang de ministre du Reich.

L’Accusation a reconnu elle-même que le Gouvernement du Reich, au sens constitutionnel, avait cessé d’exister pendant la guerre, et en a déduit que le Gouvernement était, en fait, assuré par ceux qui prenaient part aux discussions sur la situation, au Quartier Général du Führer. Ainsi que l’ont déposé tous les témoins entendus ici, il s’agissait, en l’occurrence, de réunions purement militaires- au cours desquelles on examinait les rapports reçus, discutait des mesures militaires et donnait des ordres militaires. D’es questions de politique étrangère étaient peut-être soulevées à titre exceptionnel, lorsqu’elles étaient en rapport avec des questions militaires, mais elles n’étaient jamais exposées et décidées au cours de ces conférences sur la situation. La politique intérieure, y compris la sûreté, ne faisait jamais l’objet de la discussion. Les non-militaires qui pouvaient y assister n’étaient que des auditeurs désireux de s’informer sur leur ressort. Le Reichsführer SS -ou son remplaçant y représentait le commandement des Waffen SS et aussi, dans la dernière année de la guerre, l’Armée de réserve.

Le Grand-Amiral a toujours pris part à ces conférences du Führer lorsqu’il se trouvait à son Quartier Général. Son adjoint a établi le procès-verbal de toutes les rencontres et de tous les entretiens du Commandant en chef, et tous ces documents sont entre les mains du Ministère Public, Comme celui-ci n’a pas présenté un seul procès-verbal montrant que le Commandant en chef de la Marine de guerre ait pris part à l’examen ou au règlement de questions politiques, il est permis de supposer que ces procès-verbaux n’existent pas. Ainsi se trouvent confirmées les dépositions des témoins rapportant que ces conférences du Führer n’avaient aucun caractère gouvernemental au sens politique du mot, et n’étaient que l’instrument du commandement militaire.

Ainsi, le Grand-Amiral n’a pas de responsabilité générale à l’égard de tous les événements et incidents survenus depuis 1943 qui ont été qualifiés de criminels au cours de ce Procès. Je ne m’occupe donc que des affirmations particulières par lesquelles l’Accusation cherche à établir un lien direct entre l’amiral Dönitz et la conspiration. Je me crois d’autant plus autorisé à le faire que le Tribunal m’a récemment refusé la permission d’interroger des témoins pour l’affaire de Katyn sous prétexte que personne n’a fait grief de l’affaire de Katyn à l’amiral Dönitz. J’en conclus qu’aux yeux du Tribunal tout au moins, on ne lui impute que les affaires auxquelles il est censé avoir directement participé.

Cela ne concerne pas, d’abord l’ordre du Führer sur l’extermination des troupes de sabotage, en date du 18 octobre 1942. L’Accusation a tenté de prouver que cet ordre avait été exposé en détail, et avec toutes les hésitations qu’il pouvait provoquer, à l’amiral Dönitz, peu après qu’il eût occupé son poste de Commandant en chef de la Marine. Cette preuve n’a pas été couronnée de succès. Effectivement il l’a lu, comme il l’admet lui-même, à l’automne 1942, alors qu’il commandait la flotte sous-marine ou on le lui a exposé, et cela sous la forme sous laquelle les commandants en chef l’ont reçu au front. Je ne parlerai pas ici des circonstances qui ont fourni à l’OKW des scrupules à l’égard de cet ordre. Car toutes ces circonstances ne pouvaient être connues des destinataires de cet ordre qui étaient au front. Pour lui, il s’agissait d’une mesure de représailles contre des saboteurs qui n’étaient des soldats qu’en apparence, mais ne combattaient pas selon des lois militaires. La question de savoir si de telles représailles étaient, d’une façon générale, admissibles d’après la Convention de Genève, et dans quelle mesure, était en dehors, aussi bien de la critique que de la compétence du destinataire. Que l’ordre de ne pas pardonner et de livrer ces hommes au SD dans des cas déterminés, constitue en soi une infraction aux usages de la guerre, tout officier supérieur le reconnaîtra. Mais étant donné que l’essence de toutes représailles est qu’elles vengent un tort causé par l’adversaire par un tort qui lui est propre, ce fait ne dit rien sur la légitimité ou l’illégalité des représailles ordonnées. Si personne d’autre que le Gouvernement n’est chargé d’ordonner des représailles, alors on ne peut pas exiger aujourd’hui de centaines ou de milliers d’officiers allemands qu’ils se considèrent comme compétents et aient l’audace de vérifier les ordres dont les bases positives et juridiques leur sont totalement inconnues. Pour un commandant au front reste valable, au moins, le principe d’après lequel le subordonné peut, en cas de doute, se fier à l’ordre transmis (Hugo Grotius. De jure pacis ac belli, livre II, chapitre XXVI, paragraphe 4 : II peut croire qu’en cas de doute il doit obéir à son supérieur ». (« He can believe that in matter of doubt he must obey his superior) .

Le Ministère Public soutient que quelques mois plus tard, lorsqu’il était devenu Commandant en chef de la Marine, l’amiral Dönitz avait eu la possibilité et le devoir de se renseigner sur l’origine de l’ordre des commandos. Formuler une telle exigence serait méconnaître les devoirs d’un commandant en chef de la Marine. Ce dernier doit diriger la guerre sur mer. Mais l’ensemble des opérations navales allemandes, en particulier la guerre sous-marine, était sur le point de s’écrouler, au printemps 1943, par suite des pertes énormes infligées par l’aviation ennemie. C’étaient les problèmes dont avait à se préoccuper le nouveau commandant en chef en plus du nouvel ensemble de questions qui avaient trait à la Marine de guerre. Comment exiger d’un tel homme qu’il s’occupe, comme en temps normal, d’un ordre ancien qui n’avait pas le moindre rapport avec la guerre sur mer ? Au contraire, les prisonniers faits au cours des combats navals étaient expressément exclus de cet ordre dans un paragraphe spécial.

Je dois ajouter ici un mot sur la voie hiérarchique par laquelle les ordres étaient transmis. Les unités de la Marine de guerre ne dépendaient de la Direction des opérations navales que pour les questions constituant à proprement parler les tâches de la Marine, c’est-à-dire la guerre sur mer et la défense côtière par l’artillerie. Quant aux soi-disant questions territoriales, elles ne dépendaient pas de la Direction des opérations navales, mais du Commandant en chef de la Wehrmacht pour les territoires d’opération, où se trouvaient les bases. Les ordres concernant de telles mesures de guerre sur terre ont été donnés sans le concours de la Direction des opérations navales et leur exécution ne lui a pas non plus été annoncée. Comme personne ne peut sérieusement songer à rendre responsable un général pour la guerre sous-marine allemande, de même il me paraît injustifié de vouloir faire supporter à un amiral les responsabilités des ordres donnés dans la guerre sur terre. Monsieur le Président, j’en suis arrivé à la fin d’un paragraphe.

LE PRÉSIDENT

Très bien. L’audience est levée.

(L’audience est suspendue jusqu’à 14 heures.)