CENT SOIXANTE DIX-NEUVIÈME JOURNÉE.
Mardi 16 juillet 1946.
Audience de l’après-midi.
Je disais, avant la suspension d’audience, que les unités de la Marine de guerre ne relevaient pas de la direction de la Marine de guerre pour les questions territoriales.
La voie hiérarchique utilisée pour la transmission des ordres pour des missions terrestres explique l’ignorance complète du Grand-Amiral et de ses collaborateurs de la Direction des opérations navales sur la remise de l’équipage du torpilleur norvégien MTB 345 entre les mains du service de sécurité après sa capture par les unités de l’amiral von Schrader. Comme il ressort des dépositions des témoins et des procès-verbaux du Tribunal des criminels de guerre d’Oslo, la Direction des opérations navales a reçu uniquement un compte rendu d’opération sur la capture du torpilleur et sur le nombre des prisonniers. Tout le reste, la découverte du matériel de sabotage et de vêtements civils à bord, la mainmise sur des ordres de sabotage et le traitement de l’équipage comme saboteurs, conformément à l’ordre sur les commandos, avait été réglé entre l’amiral von Schrader et le Commandant en chef de la Wehrmacht en Norvège, comme une affaire territoriale. La décision sur le sort de l’équipage est venue du Grand Quartier Général du Führer, en réponse à la demande du Gauleiter Terboven. Non seulement il n’existe aucune preuve sur la participation de la Direction des opérations navales à ces questions territoriales, mais on doit considérer ce point comme réfuté d’après les preuves présentées et l’explication de la structure du commandement.
Je vois dans le procès-verbal présenté par l’amiral Wagner sur la question de l’abandon de la Convention de Genève, au printemps 1945, le deuxième essai de l’Accusation d’établir une participation à la prétendue conspiration en vue de commettre des crimes de guerre. Les détails ressortent de la déposition du témoin Wagner. D’après elle, dans une conférence sur la situation du 17 février, le Führer a attiré l’attention sur l’impression manifeste faite sur les troupes engagées à l’Ouest par la propagande ennemie sur le bon traitement des prisonniers de guerre ; de nombreux cas de désertion étaient signalés. Il ordonna d’examiner la question de l’abandon de la Convention de Genève. Il voulait ainsi convaincre ses propres soldats qu’ils ne pourraient plus compter sur un bon traitement comme prisonniers de guerre et contrecarrer ainsi les effets de la propagande ennemie. Deux jours plus tard, Hitler revenait sur ces idées, mais il y avait dès lors un autre motif de premier plan. Il dénonçait la méthode de guerre ennemie à l’Est et les bombardements de la population civile allemande comme un rejet absolu du Droit international chez l’adversaire et voulait alors se détacher de son côté de toute obligation en abandonnant la Convention de Genève. Il demandait de nouveau à la Wehrmacht de prendre position et s’adressait directement au Grand-Amiral. Celui-ci resta muet. L’opinion des chefs militaires sur cette idée était unanimement défavorable. Le lendemain eut lieu une discussion de dix minutes entre le Grand-Amiral Dönitz, le général Jodl et l’ambassadeur Hewel, où Dönitz fit part de son point de vue défavorable. Il déclara d’après la remarque de l’amiral Wagner « qu’il valait mieux prendre sans déclaration les mesures considérées comme nécessaires et sauver la face dans tous les cas ».
L’Accusation voit là l’intention et la volonté d’exposer des centaines de milliers de prisonniers alliés à un assassinat arbitraire. L’amiral Dönitz lui-même n’a pas souvenir de cette phrase. Cela n’a rien d’étonnant car il ne s’agit pas d’un procès-verbal, mais du résumé en quatre phrases d’un long entretien ; ce texte n’a été rédigé que le lendemain de l’entretien et il vient de l’amiral Wagner. Celui-ci explique lui-même que le Grand-Amiral a désavoué tous les abus qui nous ont mis de prime abord dans notre tort, et considéré comme justifiées les seules mesures positivement imposées par l’attitude de l’adversaire. Comme Wagner, auteur de ce compte rendu, doit le mieux savoir ce qu’il voulait exprimer par là, je ne peux rien ajouter par moi-même à cette déclaration. L’interprétation de l’Accusation ne trouve non plus aucun appui dans les autres circonstances. Il ne pouvait être question, en général, de garder secrète une mesure quelconque. Ces mesures devaient plutôt être révélées, qu’elles fussent considérées comme un moyen d’intimider nos propres déserteurs ou comme des représailles. Dans la remarque de Wagner, il n’est absolument pas question de mesures concrètes quelconques à prendre, et tous les témoins qui ont participé à cette réunion des chefs déclarent que pas une seule parole n’a été prononcée à ce sujet. La pensée de l’assassinat de prisonniers de guerre ne pouvait, de ce fait, venir à l’esprit d’aucune des personnes participant à la conversation qui a été enregistrée par Wagner.
Or, il ressort des déclarations faites ici par les accusés von Ribbentrop et Fritzsche que Hitler, outre l’action avec les généraux, en avait visiblement préparé une autre à laquelle seuls Goebbels et Himmier devaient participer et qui, par hasard, parvint aussi à la connaissance de von Ribbentrop. Lors de cette action, il semble que l’exécution de milliers de prisonniers de guerre ait été envisagée en représailles du bombardement aérien de Dresde. Très sagement, Hitler n’a pourtant pas fait la moindre allusion à des pensées de ce genre devant les généraux. L’action n’a pas été poursuivie, aucune mesure de représailles n’a été exécutée. Et je reviens aux faits. Il est un fait que l’amiral Dönitz a désapprouvé la dénonciation de la Convention de Genève et que Hitler, par suite de l’opposition ouverte de tous les chefs militaires, n’a plus du tout poursuivi cette idée. C’est un fait qu’aucune mesure contraire au Droit international n’a été prise du côté allemand sur la base de la remarque reprochée par l’Accusation et, enfin, c’est un fait que les marins ennemis faits prisonniers et rassemblés dans un camp de prisonniers de guerre de la Marine ont été traités jusqu’aux derniers jours de la guerre d’une façon exemplaire. A celui qui se comporte dans son propre domaine comme l’amiral Dönitz s’est comporté à l’égard des prisonniers de la Marine de guerre, on ne peut logiquement reprocher de n’avoir pas observé les engagements juridiques et moraux qui doivent être observés vis-à-vis des prisonniers de guerre. D’après le témoignage d’un chef de corps anglais, tous les prisonniers d’un camp de la Marine de guerre pris en charge par des troupes britanniques ont déclaré sans exception avoir été traités avec « justice et considération ». Le Tribunal saura apprécier une telle déclaration unanime après ce qui a été révélé dans ce Procès sur les abus commis dans le traitement des prisonniers de guerre, et ce, pas seulement du côté allemand.
Si j’en viens maintenant à la conspiration pour l’exécution de crimes contre l’Humanité, je voudrais d’abord souligner que l’amiral Dönitz n’a pas été accusé, sous le quatrième chef d’Accusation, d’avoir commis directivement des crimes contre l’Humanité. L’accusation portée contre lui n’affirme même pas sa participation à la conspiration en vue de commettre de& crimes contre l’Humanité. Cela signifie, sans doute, qu’on admet qu’il n’existe vraiment pas de rapports entre son activité et les crimes contre l’Humanité cités par l’Accusation. Celle-ci a cependant produit quelques documents qui doivent apparemment prouver une co-responsabilité pour certains crimes contre l’Humanité. Pour pouvoir se faire une opinion sur ces documents, il faut toujours se demander ce que l’amiral Dönitz savait de ces crimes. Je voudrais, à ce propos, insister sur un point. Il a, pendant toute la guerre, habité et vécu à son Quartier Général d’abord sur la mer du Nord, puis en France à partir de 1940, peu de temps à Berlin en 1943 et enfin dans le camp Koralle à Berlin. Lorsqu’il était au Quartier Général du Führer, il résidait à l’État-Major de la Marine qui s’y trouvait. Ses relations, en dehors du service, consistaient donc presque uniquement en officiers de Marine. C’était peut-être une faiblesse, mais c’est un fait qui explique son ignorance de certaines choses.
La transmission d’un projet du ministère de l’Armement pour l’utilisation de 12.000 hommes des camps de concentration comme ouvriers de chantiers navals est, aux yeux du Ministère Public, une preuve que l’amiral Dönitz avait connaissance de l’arrestation d’innombrables innocents, du mauvais traitement qu’ils subissaient, de leur mort violente dans les camps de concentration, et qu’il approuvait ces mesures. En réalité, il savait naturellement qu’il y avait des camps de concentration et il savait aussi qu’en dehors des professionnels du crime, des prisonniers politiques y étaient détenus. Comme on l’a déjà exposé ici, la détention d’adversaires politiques pour des raisons de sécurité, tout au moins en des temps critiques, est une mesure appliquée dans tous les États, La connaissance d’une telle institution ne peut donc être reprochée à personne. Il est vrai qu’un nombre de détenus politiques exagérément élevé, par rapport au chiffre de la population, peut stigmatiser un régime et en faire un régime de terreur. Or, en face d’une population de 80.000.000 d’habitants et au cours de la cinquième année d’une guerre rigoureuse, même le double ou le triple des 12.000 hommes mentionnés par l’amiral Dönitz ne seraient pas le signe d’un régime de terreur. L’Accusation pourra à peine l’affirmer elle aussi. Le Commandant en chef de la Marine de guerre a témoigné ici qu’il était, ainsi que ses collaborateurs et la majorité écrasante du peuple allemand, ignorant des mauvais traitements et des assassinats commis dans les camps de concentration. Tout ce que le Ministère Public a pu lui opposer ne repose que sur des suppositions, mais n’est pas une preuve. A ce sujet, je veux seulement renvoyer encore au témoignage de Speer, ancien ministre de l’Armement, qui a déclaré que le sort des détenus des camps de concentration employés dans l’industrie était de beaucoup meilleur qu’au camp et qu’ils aspiraient tous à un tel emploi. La proposition transmise ne représentait donc rien d’inhumain, mais plutôt le contraire.
Dans la même proposition, on trouve une suggestion demandant de prendre des mesures énergiques contre le sabotage sur les chantiers norvégiens et danois, sabotages dont avaient été victimes sept sur huit des nouvelles unités en construction. Au besoin, la main-d’œuvre nécessaire devait être composée en totalité ou en partie de « travailleurs des camps de concentration ». Car, dit le texte, un sabotage de cette envergure n’est possible qu’avec l’acceptation silencieuse de l’ensemble des ouvriers. Il s’agit donc ici de proposer une mesure de sécurité : les ouvriers ayant activement ou passivement participé au sabotage devaient être cantonnés dans un camp proche du chantier, afin que leur liaison avec les agents saboteurs soit interrompue. Je ne crois pas qu’il y ait d’objection juridique à cette mesure de sécurité. D’après les usages de toutes les troupes d’occupation, des sanctions collectives auraient, même dans un cas semblable, été justifiées (Comp. Wheaton, Droit international, 5e édition, pages 543-545).
Effectivement, les mesures suggérées n’ont jamais été exécutées et l’Accusation les cite probablement dans le seul but de reprocher par là d’une manière générale à l’amiral Dönitz une attitude brutale envers les habitants des territoires occupés. Dans ce but, elle se réfère même à une explication du Führer, lors d’un examen de la situation au cours de l’été 1944, suivant laquelle on devait combattre la terreur au Danemark par une contre-terreur. La seule participation de l’amiral Dönitz à cette expression réside dans le fait qu’il l’a entendue et que l’amiral Wagner, qui l’accompagnait, l’a couchée par écrit. La Marine n’y a pas participé et n’a pas agi d’après cette parole.
Contrairement à cette manière de présenter les preuves, je voudrais montrer l’attitude qu’avait effectivement l’amiral Dönitz envers les habitants des territoires occupés. Le Tribunal est en possession d’un tableau général de l’activité des tribunaux maritimes destinés à protéger les habitants des territoires occupés contre les abus commis par des membres de la Marine de guerre. Il s’agit là d’environ 2.000 cas de poursuites pénales, dont une partie est mentionnée avec l’exposé des faits et les motifs. On peut donc dire que les tribunaux de la Marine de guerre ont protégé avec sévérité les habitants de l’Ouest aussi bien que ceux de l’Est, et aussi bien leur vie que leurs biens et l’honneur de leurs femmes. Cette activité judiciaire était constamment surveillée par le Commandant en chef de la Marine de guerre, en sa qualité de chef de la justice militaire. Il était, suivant les règles de la procédure, compétent pour confirmation des arrêts de mort prononcés contre les soldats allemands.
La brièveté du temps ne me permet pas de m’étendre sur certains de ces jugements. Pour tous vaut ce qu’exprime l’un d’entre eux : « Tous les soldats doivent savoir qu’en territoire occupé aussi, la vie et les biens d’autres hommes sont pleinement garantis ». Cette manière de voir était générale pour la Marine de guerre et la sévérité des peines prononcées prouvait qu’on la prenait au sérieux.
Je ne dirai que peu de mots sur l’ordre du printemps 1945, qui citait en exemple l’attitude d’un sous-officier allemand prisonnier de guerre, qui avait fait abattre, sans éveiller l’attention et en exécution d’un plan bien mûri, des communistes qui s’étaient manifestés dans un camp de prisonniers. Effectivement, il s’agit, suivant les souvenirs de l’amiral Wagner, de l’élimination d’un mouchard ; mais l’exposé des faits a été camouflé de la manière citée pour ne pas donner d’indices au service de renseignements ennemi sur le camp et la personne de ce sous-officier. Personne ne contestera que cet ordre ne fût justifié en l’état des faits, étant donné le nombre considérable d’assassinats politiques commis avec l’assentiment et le soutien des Gouvernements belligérants et dont les auteurs sont fêtés aujourd’hui comme des héros. Mais je ne puis considérer comme sérieux que ce texte mal camouflé puisse être interprété comme la preuve d’un plan général visant à abattre les communistes.
Un jugement rendu pour la protection de communistes mettra en lumière les conditions exactes : un adjudant avait détourné dans un hôpital militaire des couvertures destinées à des prisonniers soviétiques et avait arraché les dents en or d’un prisonnier décédé. Cet adjudant a été condamné à mort par un tribunal maritime et exécuté après confirmation de la sentence par le Commandant en chef.
Enfin, l’Accusation a tiré encore une corrélation avec la question juive d’une déclaration du Grand-Amiral dans laquelle il parle « du poison insinuant du judaïsme ». A ce sujet, je dois constater que le plan de la destruction du judaïsme était tout aussi ignoré de Dönitz que sa réalisation. Il était au courant du transfert dans le Gouvernement Général des Juifs qui se trouvaient en Allemagne. Je ne crois pas qu’on puisse condamner un tel transfert à un moment où l’on expulse des Allemands dans de bien plus grandes proportions, sous le regard paisible du monde. Ici également, je cite un jugement rendu contre deux marins allemands qui les condamne à une forte peine de réclusion. Ils avaient pillé, conjointement avec des Français, chez des Juifs français. Je cite une phrase des attendus qui démontre l’attitude générale : « Le fait que les actes étaient dirigés contre des Juifs ne peut, en aucune façon, excuser les accusés ».
Les efforts de l’Accusation pour comprendre l’amiral Dönitz dans la construction qu’elle a entreprise de la conspiration, en le présentant comme un nazi fanatique, semblent avoir également échoué. Il n’était pas membre du Parti et ne s’était jamais fait remarquer politiquement de manière quelconque avant sa nomination au poste de Commandant en chef de la Marine de guerre. L’affirmation de l’Accusation assurant que sa nomination au poste de Commandant en chef de la Marine de guerre était due à son attitude politique, est dépourvue de tout fondement. En sa qualité d’officier d’activé, toute activité politique lui était interdite et, en vertu de la loi militaire en vigueur, il n’avait aucune raison de s’intéresser particulièrement au national-socialisme. Comme des millions d’autres Allemands, il reconnaissait les succès uniques du Gouvernement de Hitler sur le plan social et économique comme aussi dans la libération des obligations du Traité de Versailles, qui lui étaient, en tant que soldat, particulièrement pénibles. Il se trouvait donc, sans aucune activité politique et loyalement, sur le sol d’un État national-socialiste, quand il fut nommé au poste de Commandant en chef.
Ainsi, deux éléments nouveaux vinrent s’ajouter à sa situation à l’égard du national-socialisme. Ce fut d’abord un contact personnel avec Adolf Hitler. Comme tous ceux qui ont eu des rapports avec cet homme, il a été profondément impressionné par lui. Au respect inné de l’officier de carrière pour le chef de l’État vont s’ajouter la fidélité au Commandant suprême et son admiration pour l’homme d’État et pour le grand capitaine. Il est difficile de comprendre complètement une telle opinion après ce que nous a appris la présente procédure. Je ne me sens ni le devoir de juger une personnalité comme Adolf Hitler, ni l’aptitude à cela. Une chose semble certaine, c’est qu’il savait magistralement « camoufler », avec un art consommé, les traits humains repoussants de son caractère à ceux de ses collaborateurs auxquels il n’osait pas révéler cette partie de son être. Le Hitler dont le nouveau Commandant en chef fit la connaissance à ce moment-là, et qu’il vénérait, était donc tout autre que celui que le monde, à tort ou à raison, voit aujourd’hui. Le deuxième élément nouveau, dans les rapports du Grand-Amiral avec le national-socialisme, consistait dans le fait que les devoirs de sa charge le mettaient forcément en contact avec les services politiques du Reich. Avait-il besoin davantage d’hommes, davantage de navires, davantage d’armes, c’était toujours, en dernier lieu, avec les services politiques qu’il avait à traiter. Afin de voir aboutir ses démarches, il lui fallait, avant tout, écarter toute méfiance politique. Il le faisait sciemment et exigeait la même chose de ses subordonnés. Le Parti n’était pas pour lui un facteur idéologique, mais le détenteur effectif du pouvoir. Il y était lié par un but commun, celui de gagner la guerre. Il le considérait comme son allié en vue d’atteindre ce but. Pour les avantages qu’on attend d’un allié, il faut lui concéder certains sacrifices, spécialement des sacrifices consistant à fermer les yeux sur des fautes et passer sous silence des contrastes. Les liens créés par sa position et les devoirs de sa charge de Commandant en chef de la Marine de guerre qui le rattachaient au Führer et le mettaient en contact avec le Parti n’ont toutefois jamais amené le Grand-Amiral à s’associer à un acte dont il ne pouvait pas répondre devant sa conscience. Quelques points de l’Accusation le prouvent justement. Le Führer exigeait la lutte contre les naufragés, l’amiral Dönitz la repoussait. Le Führer souhaitait la dénonciation de la Convention de Genève, l’amiral Dönitz le contredisait. Il s’est opposé opiniâtrement et avec succès à l’influence du Parti sur la Wehrmacht. On doit à sa résistance le fait que les officiers d’État-Major nationaux-socialistes ne sont pas devenus des commissaires politiques, mais simplement de vrais officiers qui n’ont été, comme tels, que les conseillers de leurs chefs de corps, seuls responsables de la conduite de la troupe. Jusqu’à l’hiver 1944-1945, le Grand-Amiral Dönitz a empêché le Parti de transmettre au Tribunal du peuple les dossiers des poursuites politiques entamées contre les soldats, en les enlevant aux conseils de guerre, et il n’a pas appliqué cette mesure dans la Marine de guerre, contrairement à une ordonnance du Führer. Il n’a donc jamais personnifié le Parti et ne peut donc certainement pas être rendu responsable de ses aspirations idéologiques ou même de ses excès, pas plus qu’en politique étrangère un Gouvernement ne serait prêt à assumer la responsabilité de ces choses chez un allié. Je ne veux en aucun cas éveiller l’impression que l’amiral Dönitz n’a pas été un national-socialiste. Au contraire, je voudrais précisément prouver, par son exemple, l’inexactitude de la thèse qui veut que chaque national-socialiste soit, comme tel, un criminel. Ce Tribunal est la seule instance oü des personnalités qualifiées des plus grandes Puissances alliées s’occupent directement et d’une manière approfondie du passé allemand des douze dernières années. C’est donc le seul espoir de très nombreux Allemands d’écarter une erreur fatale susceptible de pousser les caractères faibles de notre peuple à l’hypocrisie et de s’opposer d’une manière décisive à son assainissement politique.
Si, après ces explications, j’en reviens encore au reproche qui a été fait à l’amiral Dönitz d’avoir, en février 1945, par fanatisme politique, retardé l’inévitable capitulation, c’est que j’ai là des raisons particulières. Ce reproche, qui paraît n’avoir pour ainsi dire rien à faire avec l’accusation devant un Tribunal International, pèse très lourdement aux yeux du peuple allemand. Ce peuple sait, en effet, quelles destructions et quelles pertes il a encore subies, du mois de février au mois de mai 1945. J’ai présenté des déclarations de Darland, Chamberlain et Churchill émanant de l’année 1940, dans lesquelles ces hommes d’État, durant les heures critiques que traversaient leurs pays, appelaient à une résistance désespérée, à la défense de chaque village et de chaque maison. Personne n’en conclura que ces hommes étaient des fanatiques nationaux-socialistes. En effet, la question d’une capitulation sans conditions comporte des conséquences si monstrueuses pour un peuple qu’on ne peut vraiment juger qu’après les événements si un homme d’État, qui s’est trouvé devant cette question, a bien ou mal agi. Mais l’amiral Dönitz n’était pas un homme d’État en février 1945. Il commandait en chef la Marine de guerre. Devait-il donc demander à ses subordonnés de déposer les armes à un moment où la direction politique de l’État jugeait encore qu’une résistance militaire était conforme au but et nécessaire ? Personne ne peut l’exiger sérieusement. Étant donné la considération dont il jouissait auprès de Hitler, la question de savoir s’il devait nettement lui faire remarquer le peu de chances de succès d’une résistance prolongée m’apparaît bien plus difficile. J’aurais personnellement approuvé un tel devoir envers son peuple, s’il avait lui-même pensé qu’à ce moment une capitulation fût souhaitable. Il ne l’a pas fait et en a exposé les raisons. La capitulation signifie que les armées restent sur place ainsi que la population. L’armée allemande du front de l’Est qui, en février 1945, comptait encore plus de 2.000.000 d’hommes, et toute la population civile des provinces allemandes de l’Est seraient ainsi tombées aux mains des armées soviétiques, et cela en plein hiver et par un froid terrible. L’amiral Dönitz pensait donc, tout comme le général Jodl, que les pertes en hommes qui en seraient résultées auraient été infiniment plus élevées que celles causées par le report de la capitulation à une saison plus clémente. Seule une époque future, qui disposerait de bases plus précises sur les pertes en soldats et dans la population civile qui ont eu lieu avant et après la capitulation à l’Est et à l’Ouest, pourra, un jour, juger de l’exactitude objective de cette conception. Dès aujourd’hui cependant, on peut dire que ces réflexions avaient pour base le sentiment profond de la responsabilité de vies allemandes.
C’est le même sentiment de la responsabilité qui l’incita, quand il eut pris, le 1er mai 1945, la charge de Chef suprême de l’État, à cesser le combat à l’Ouest et, par contre, à reculer de quelques jours encore la capitulation à l’Est, temps qui permit à des centaines de milliers d’hommes de s’échapper vers l’Ouest. A partir du moment où, à sa complète surprise, lui est échue une tâche politique, il a prévenu d’une main raisonnable un chaos menaçant, empêché que des populations, désormais sans chef, se livrassent à des actes de désespoir et pris devant le peuple allemand la responsabilité de la démarche la plus pénible que puisse entreprendre un homme d’État. Ainsi, pour en revenir au point de départ de l’Accusation, il n’a rien fait pour commencer cette guerre, mais tout ce qui était susceptible de décider de sa fin.
Depuis ce moment, le peuple allemand a appris beaucoup de choses auxquelles il ne s’attendait pas et, plus d’une fois, on a fait allusion à la capitulation sans conditions offerte par le dernier Chef suprême de l’État. Il appartient au Tribunal de décider si l’on pourra, dans l’avenir, faire état auprès de ce peuple de la valeur d’engagement de la signature d’un homme, proscrit aux yeux du monde entier comme un criminel, par ceux-là même qui ont apposé leur signature à côté de la sienne. Au début de mon exposé, j’ai parlé des doutes qu’un procès de criminels de guerre peut déclencher dans l’esprit d’un juriste. Ils pèsent sur tous ceux qui partagent la responsabilité d’une telle action judiciaire. Je ne pourrais mieux caractériser les devoirs de tous ces responsables qu’en citant les paroles prononcées par un avocat anglais à propos des procès intentés en 1921 devant le Tribunal national allemand (Reichsgericht) :
« Les procès des criminels de guerre correspondaient plus à l’exigence d’une opinion publique irritée qu’à celle des hommes d’État ou des troupes combattantes. Si l’opinion publique de 1919 avait suivi sa voie, les procès auraient offert un spectacle acharné, dont les générations futures auraient eu à rougir. Mais, grâce aux hommes d’État et aux juristes, les aspirations populaires à la vengeance se sont trouvées transformées en une véritable démonstration de la majesté du droit et de la puissance de la loi. » (Claud Mullins, Les Procès de Leipzig, Londres 1921.”The war crimmals Trials were demanded by an angry public rather than by statesmen or the fighting services. Had the public opinion of 1919 had its way, the trials might have presented a grim spectacle of which future generations would be ashamed. But, thanks to the statesmen and the lawyers, a public yerning for revenge was converted into a real demonstration of the majesty of right and thé power of law”).
Puisse la décision de ce Tribunal avoir autant de poids devant le jugement de l’Histoire !
Je donne la parole au Dr Siemers pour l’accusé Raeder.
Messieurs du Tribunal. Dans ma plaidoirie en faveur de l’accusé Grand-Amiral Raeder, je voudrais m’en tenir à la disposition que j’ai adoptée dans mes livres de documents et dans l’ensemble de l’exposé des preuves. Je crois éclairer ainsi l’ensemble de l’affaire.
Raeder, qui vient d’entrer dans sa 71e année, est soldat depuis l’âge de dix-huit ans. Il a donc été soldat, et il l’a été exclusivement de toute son âme, pendant un demi-siècle environ, à une époque riche en événements. Bien qu’il n’ait jamais connu que son devoir de soldat, le Ministère Public l’accuse dans ce grand Procès dirigé contre le national-socialisme, non pas seulement en tant que soldat, c’est-à-dire comme Commandant en chef de la Marine de guerre allemande, mais, et c’est ce qui est curieux et décisif dans ce cas, comme homme politique, comme conspirateur politique et comme membre du Gouvernement, trois choses qu’il n’a jamais été en réalité. Je me trouve donc devant la singulière mission de défendre Raeder en tant qu’homme politique, bien que, comme je vais le démontrer, ce fut son principe fondamental d’être un officier absolument étranger à toute politique et de diriger un corps d’officiers et une Marine qui, eux aussi, devaient rester absolument étrangers à la politique. Si le Ministère Public élève contre Raeder des reproches si graves et si variés, cela tient surtout à ce qu’il a établi une construction totalement erronée de la Wehrmacht, en faisant d’un amiral le responsable de la politique étrangère et de la naissance d’une guerre. Je vais m’élever contre cette idée et montrer que, même dans l’État national-socialiste de Hitler, elle ne se justifie pas et ne repose sur aucun fondement. Sans doute Hitler a toujours mis, pour le peuple, la politique au premier plan, et il a cherché à éduquer le peuple du point de vue politique dans un sens bien défini. Ces faits sont connus à l’étranger, et l’étranger aurait pu manifester quelque surprise si Hitler avait laissé un seul point en dehors de cette pénétration politique. Tous les services, toutes les organisations et toutes les installations de Police ont été dirigés par Hitler selon des principes politiques, à la seule exception de la Wehrmacht. La Wehrmacht, et plus particulièrement la Marine, a gardé jusqu’à une phase avancée de la guerre un caractère absolument apolitique ; et cela non seulement à la suite des assurances de Hitler à Raeder, mais également en, vertu de l’accord donné par Hindenburg pendant sa présidence. Ainsi se trouve expliqué le fait, qui s’est manifesté également au cours de ce Procès, que jusqu’en 1944 aucun officier n’a eu le droit d’être membre du Parti, ou perdait sa qualité d’officier s’il le devenait. Si je mets en avant ces considérations, on comprendra pourquoi Raeder, comme l’a montré son interrogatoire, a été déconcerté et surpris par ces charges qui sont, en dernier ressort, politiques. Un homme qui n’est qu’un soldat ne peut comprendre que soudain, sans aucun rapport avec ses attributions militaires, on le rende responsable de choses qui n’ont jamais appartenu à son ressort.
Il est évident que je vais m’occuper aussi des charges d’ordre militaire, à l’exception de la conduite de la guerre sous-marine, que le Dr Kranzbühler, pour des raisons de simplification, a déjà traitée aussi pour Raeder. En ce qui concerne les autres accusations de caractère militaire, comme par exemple dans le cas de la Norvège et de la Grèce, je ferai ressortir la constante divergence entre les points de vue militaire et politique : Raeder, en sa qualité de Commandant en chef, a agi selon des motifs d’ordre militaire, cependant que le Ministère Public lui demande des comptes pour des considérations d’ordre politique, en donnant une signification politique à ses actes de militaire.
Le premier cas de cette divergence dont je viens de parler se trouve dans les reproches faits à Raeder pour l’époque antérieure à 1933, donc avant le national-socialisme. Il s’ajoute à cette époque la particularité que Hitler, chef de la prétendue conspiration visant à la conduite de guerres d’agression ne gouverne pas encore l’Allemagne et que, malgré cela, il devait déjà exister une conspiration générale entre Hitler et une partie des accusés. C’est d’autant plus surprenant qu’à cette époque Raeder, en sa qualité d’officier de Marine, et à partir de 1928 en tant que chef de la Direction navale, n’a rien mais absolument rien à faire avec le national-socialisme ; bien plus, il ne connaît même pas Hitler et ses collaborateurs du Parti. Les reproches qui ont trait aux infractions au Traité de Versailles sont compris par l’Accusation dans la conspiration, bien que les infractions n’aient pas été commises sous la direction de Hitler, mais sous la direction ou avec l’accord de l’ancien Gouvernement démocratique de l’Allemagne. Cela prouve que, par cette procédure, comme on l’a toujours souligné pendant la guerre et après la débâcle, l’Accusation ne désire pas seulement frapper le national-socialisme, mais toucher au delà un large cercle en Allemagne, qui n’avait aucun rapport avec le national-socialisme et qui, en partie, était même un adversaire direct de ce régime.
C’est justement pour cette raison qu’il m’importait d’éclaircir dans les moindres détails, lors de la présentation des preuves du cas Raeder, la question de l’infraction au Traité de Versailles, et c’est en accord avec le Tribunal que je m’y suis efforcé. Je suis convaincu d’y avoir réussi. Je n’ai pas à entrer dans les détails des infractions minutieusement traitées et que l’Accusation avait soumises dans le document C-32 (USA-50). Il doit suffire que je me réfère à la somme considérable des preuves ainsi qu’au fait suivant : Chaque point de détail était une bagatelle ou bien une mesure militaire, fondée exclusivement comme, par exemple, les batteries de défense contre avions et autres, sur une idée de défense. Raeder a admis sans détours que des violations du Traité ont eu lieu, mais déjà l’insignifiance de ces violations prouvait que ces mesures ne pouvaient nullement être en relation avec l’intention de mener des guerres d’agression. En outre, je n’ai qu’à ajouter du point de vue juridique qu’ipso jure une violation de traité ne peut être un crime. Certainement l’infraction à un traité qui lie plusieurs peuples est aussi peu permise que la violation d’un contrat de Droit commercial qui lie des firmes privées. Mais une telle violation ne constitue pas un acte coupable, encore moins un crime. Même d’après les arguments de l’Accusation, un acte coupable n’aurait été commis que si la violation était intervenue dans une intention criminelle, donc si, contrairement au pacte Kellogg, elle visait à une guerre d’agression. Le Ministère Public lui-même ne pourra plus le prétendre, et il l’a laissé reconnaître indirectement, en laissant de côté tous ces points lors du contre-interrogatoire des témoins.
Les circonstances sont légèrement différentes en ce qui concerne le reproche qui touche la participation de la Marine allemande à des constructions sous-marines en Hollande, et que le Ministère Public n’a traité en détail que lors du contre-interrogatoire ; l’Accusation s’est appuyée pour cela sur le document C-156 (USA-41), le livre du capitaine de vaisseau Schüssler : La lutte de la Marine contre Versailles, ainsi que sur le document D-854 (GB-460), notes de l’historien de la Marine, l’amiral Assmann. Ces documents prouvent que la Marine allemande avait des intérêts dans un bureau de constructions sous-marines en Hollande, la firme N.V. Ingenieurs-kantoor voor Scheepsbouw. Cette participation a eu lieu à une époque où Raeder ne dirigeait pas encore la Marine ; le Tribunal se souviendra que Raeder n’est devenu chef de la Direction navale que le 1er octobre 1928, alors que la participation au bureau de constructions hollandais avait déjà lieu en 1923 et dans les années suivantes. Mais je prierais de noter qu’en aucun cas un sous-marin n’a été construit pour la Marine allemande, et qu’ainsi la Marine allemande n’a acquis ou mis en service aucun sous-marin. A ce propos, je me réfère au Traité de Versailles, document Raeder n° 1. Les articles 188 et suivants du Traité de Versailles contiennent les stipulations relatives à la Marine. D’après l’article 188, l’Allemagne avait souscrit à l’obligation de livrer aux pays alliés ses sous-marins ou de les détruire. L’Allemagne a entièrement rempli cette obligation. De plus, l’article 191 stipule textuellement :
« La construction et l’acquisition de tous navires sous-marins, même à des fins commerciales, sont interdites en Allemagne. »
Il émane de cette clause précise que la participation à la firme hollandaise ne constituait nullement une infraction au Traité de Versailles. D’après l’article 191, il était uniquement interdit à l’Allemagne de construire et d’acquérir des sous-marins, et au pied de la lettre, uniquement en Allemagne. Effectivement, aucun sous-marin n’a été construit en Allemagne en violation du Traité. La participation à un bureau étranger de construction de sous-marins n’était pas interdite, et ce n’était pas non plus là le sens du Traité de Versailles. L’essentiel était que l’Allemagne ne se créât pas d’arme sous-marine. Mais la Marine était autorisée à s’intéresser à un bureau de construction afin de se tenir ainsi au courant des constructions sous-marines modernes et de recueillir des expériences pour l’avenir et, par là, de créer une base pour une construction éventuellement autorisée à l’avenir en formant un personnel de spécialistes (voir à ce propos le document Raeder n° 2, l’affidavit Lohmann). Les documents mentionnés et produits par l’Accusation prouvent que les sous-marins construits par la firme hollandaise et à l’étranger ont été mis en service par l’étranger, notamment par la Turquie et la Finlande.
Même si l’on voulait défendre le point de vue que les travaux de construction étaient eux aussi interdits, ce que je viens de dire s’applique ici également : les travaux de construction ne touchaient que quelques sous-marins, si bien que leur nombre infime prouve déjà qu’il n’y avait là aucune intention de mener des guerres d’agression.
Même si le Tribunal ne veut pas me suivre dans ce raisonnement, le manque d’intention d’agression ressort du fait que les violations insignifiantes du Traité sont compensées d’une certaine façon. Je vais me référer au deuxième affidavit de l’amiral Lohmann, document Raeder n° 8. Il ressort de ce document que l’Allemagne, qui pouvait construire huit cuirassés d’après le Traité de Versailles, n’en a toutefois construit que trois, et il en ressort en outre qu’au lieu des huit croiseurs autorisés jusqu’en 1935, elle n’en a construit que six, et qu’au lieu de trente-deux destroyers ou torpilleurs, elle n’a construit que douze destroyers et aucun torpilleur. Effectivement, parmi les armes réellement importantes, et justement parmi celles qui peuvent être considérées comme des armes offensives, la Marine est restée bien en deçà de ce qui était autorisé par le Traité de Versailles, et cela dans une telle mesure que les violations insignifiantes commises dans le domaine de la Marine ne sont d’aucun poids en cette matière.
D’après la constitution du Reich de Weimar du 11 août 1919, articles 47 et 50 (document Raeder n° 3), le Président du Reich a le Commandement suprême de toutes les Forces armées. Les ordonnances du Président du Reich doivent, pour être valables, porter le contre-seing du Chancelier du Reich ou du ministre du Reich compétent, donc du ministre de la Défense nationale. « La responsabilité est assumée par le contre-seing ». Ainsi, d’un point de vue absolument constitutionnel, il est élucidé que la responsabilité incombe au ministre de la Défense du Reich ou encore au Gouvernement et au Président du Reich. Certes, il est exact qu’avant 1928, donc avant que Raeder ne devînt chef responsable de la Direction de la Marine, la Marine avait pris quelques mesures à l’insu du Gouvernement. Mais il a été prouvé clairement dans la production des preuves et cela, surtout, lors du témoignage de l’ex-ministre du Reich Severing, que depuis le moment où Raeder est devenu chef de la Direction de la Marine, plus aucune mesure secrète n’a été prise, contrairement aux déclarations de l’Accusation. Severing a confirmé que le cabinet Mûller-Stresemann-Severing, lors d’une réunion du cabinet, le 18 octobre 1928, a obtenu par l’audition de Raeder, alors chef de la Direction de la Marine, et de Heye, chef de la Direction de l’Armée, des éclaircissements sur les mesures secrètes de la Wehrmacht. Le cabinet obligea Raeder aussi bien que Heye, après avoir entendu leurs explications, à ne plus prendre à l’avenir de mesures à l’insu du ministre de la Défense du Reich ou du cabinet, conformément aux paragraphes de la Constitution du Reich que j’ai cités. En même temps, le cabinet parlementaire établit qu’il ne s’était agi, dans les mesures secrètes prises avant l’époque de Raeder, que de bagatelles, et en assuma expressément la responsabilité. Mais si le cabinet en assuma la responsabilité, conformément à la Constitution, c’est un précédent juridique et constitutionnel efficace qui décharge Raeder en tant que chef de la Direction de la Marine et le libère de toute responsabilité. Il semble donc inadmissible que l’accusé ainsi déchargé soit appelé à répondre d’actions dont le cabinet avait assumé la responsabilité.
Mais l’attitude du cabinet lors de la séance du 18 octobre 1928 prouve en outre que toutes ces actions n’ont nullement pu avoir pour base l’intention criminelle d’entreprendre des guerres d’agression. Car le Ministère Public ne voudra pas non plus affirmer que des hommes comme Stresemann, Mûller et Severing avaient l’intention de faire des guerres d’agression ; mais il faut ajouter foi aux déclarations de Severing : Stresemann, Mûller et lui-même n’ont assumé la responsabilité de ces violations que parce que seules des idées de défense étaient à la base des infractions. On devra aussi croire Severing lorsqu’il affirme que des idées de défense étaient justifiées, car effectivement, entre 1920 et 1930, le danger a existé pour l’Allemagne d’être attaquée, par exemple du côté polonais ; elle n’était plus alors en état de se défendre, étant donné les forces armées infimes octroyées par le Traité de Versailles ; ce danger s’était avéré particulièrement pressant en Prusse orientale et en Silésie, lors des attaques polonaises contre la frontière, de même que lors de l’occupation de Vilna ; il grandit encore lorsque toutes les tentatives de Stresemann et de Muller pour réaliser l’intention de désarmer, que les autres Puissances avaient acceptée dans le Traité de Versailles, échouèrent.
Justice Jackson lui-même, dans son exposé introductif, a admis combien la situation de l’Allemagne était grave et combien de mesures de défense étaient justifiées. Il dit textuellement :
« Il se peut que l’Allemagne, entre 1920 et 1930, se soit trouvée devant des tâches d’une difficulté insurmontable : elles auraient justifié les mesures les plus hardies, sauf la guerre. »
Je ne veux même pas aller aussi loin que Justice Jackson, mais je crois que les mesures prises par la Marine, et que nous venons de voir, sont sûrement en accord avec ses propres idées sur les « mesures les plus hardies ».
Le représentant du Ministère Public britannique, M. Elwyn Jones, a tenté de prouver au cours de son contre-interrogatoire de Severing, que Raeder n’a pas observé l’engagement pris lors de la séance du cabinet du 18 octobre 1928, et cela parce que Severing, aux termes de ses déclarations, n’avait pas été informé des constructions de petits sous-marins à l’étranger qui avaient lieu pour la Turquie et pour la Finlande.
Il faut tenir compte des deux faits suivants : a) Lors de son interrogatoire, Severing ne se souvenait plus des détails, mais seulement des questions fondamentales et décisives ; d’ailleurs, il se fiait naturellement, en ce qui concernait les détails, au ministre compétent, c’est-à-dire au ministre de la Défense du Reich.
b) D’après le témoignage de Severing, ce fut un cas exceptionnel de voir, le 18 octobre 1928, le chef de la Marine se présenter devant le cabinet tout entier. Raeder, en sa qualité de chef de la Marine, n’était pas obligé de tenir tous les membres du cabinet au courant, mais conformément à la Constitution, il était seulement tenu d’informer le ministre de la Défense du Reich. Raeder l’a fait. Ce que le ministre de la Défense du Reich a soumis à son tour aux autres membres du Gouvernement et au Reichstag est non seulement inconnu de Raeder, mais n’entre pas non plus dans le cadre de sa responsabilité. C’est le ministre de la Défense du Reich et le cabinet qui en sont responsables.
En conclusion, je me permets d’ajouter ceci : Si, malgré tout, le Ministère Public veut reconnaître des intentions agressives dans ces violations du Traité de Versailles par la Marine, c’est le Gouvernement social-démocrate ou démocrate de l’époque qui en est responsable. Ainsi, l’Accusation s’effondre sur ce point. Demander des comptes aux Gouvernements de l’époque, de leur intention de mener des guerres d’agression, reviendrait à conduire sur ce point l’Accusation à l’absurde.
Les violations des engagements pendant la période de 1933 jusqu’à l’accord naval anglo-allemand de 1935 donnent, elles aussi, la même image réelle et juridique. Pendant ces deux années, il n’y a pas eu de progression sensible dans le réarmement de la Marine. Le seul reproche qui ait été formulé à ce sujet par l’Accusation se trouve dans le document D-855 présenté lors du contre-interroga-toire. Il s’agit de la conférence faite par l’intendant de la Marine Thiele. Ensuite, en mars 1935, peu de mois donc avant l’accord maritime anglo-allemand, on projeta la construction des navires Scharnhorst et Gneisenau avec un déplacement de 27.000 tonnes, quoique, à ce moment-là, le déplacement de 10.000 tonnes prévu par le Traité de Versailles fût encore formellement valable pour trois mois, contrairement au déplacement de 35.000 tonnes prévu dans l’accord naval de 1935, A ce propos, je vous prierai de tenir compte du fait qu’en mars 1935 l’Allemagne pouvait déjà envisager comme imminente la conclusion d’un accord anglo-allemand, tandis que la construction d’un navire de ligne exige un temps beaucoup plus long, non des mois, mais des années. Effectivement, le Scharnhorst et le Gneisenau n’ont été respectivement mis en service que trois et quatre ans après l’accord naval, soit en 1938 et en 1939 (voir à ce propos le document Raeder n° 2, l’affidavit Lohmann).
Les autres faits invoqués par l’Accusation ne sont que bagatelles, comme par exemple le choix, et non la construction, comme le dit l’Accusation, de quatre ou cinq navires marchands (voir C-166) ou la construction de cinq vedettes de 40 tonnes (voir C-151) qui, pour des raisons techniques, fut entreprise plutôt que celle de douze torpilleurs de 200 tonnes. L’Accusation ne pourra sérieusement pas retenir des charges graves à cet égard, soit que ces violations du Traité de Versailles aient été connues des milieux compétents de l’étranger, soit qu’elles aient été — comme l’a justement dit le témoin Schulte-Mönting — un secret de polichinelle.
Venons-en maintenant à l’appréciation juridique décisive de tous les événements jusqu’à l’été 1935, Dans la pratique des accords internationaux comme dans le Droit commercial de tous les pays, toute violation d’un accord donné est considérée comme réparée et réglée lors de la conclusion d’un nouvel accord. Ce nouvel accord est bien, en l’occurrence, l’accord naval anglo-allemand du 18 juin 1935, document Raeder n° 11. Cet accord naval comporte une dérogation totale au Traité de Versailles tant à l’égard des navires de gros tonnage qu’à celui des sous-marins. Ce qui a été consenti à l’Allemagne par cet accord fait ressortir avec une clarté particulière combien infimes avaient été jusqu’alors les violations, du Traité de Versailles qui n’avaient pas encore été ratifiées. Les croiseurs de 10.000 tonnes se trouvaient remplacés par des navires de ligne de 35.000 tonnes, et la construction de sous-marins étant interdite, on décida d’appliquer l’égalité dans le tonnage des sous-marins. Et, à cet égard, l’Allemagne n’avait pas formulé d’exigences inconsidérées ; au contraire, le Gouvernement de Sa Majesté britannique, dans le document cité, a expressément qualifié la proposition allemande de « contribution extrêmement importante à la future limitation de l’armement naval ». Cet accord entre l’Angleterre et l’Allemagne règle, en fait et en Droit, le débat sur le Traité de Versailles, en ce qui concerne la Marine.
A l’époque, cet accord naval a été favorablement accueilli des côtés allemand et anglais. Le 17 juin 1937, il a été complété par un nouvel accord (voir document Raeder n° 14). Deux reproches ont été faits par le Ministère Public pour prouver que la Marine aurait également violé l’accord naval et, de nouveau, dans une attention d’agression.
1. Par l’accord de 1937, les deux Gouvernements contractants s’étaient engagés à échanger des informations sur les détails du programme de construction, et en particulier au cours des quatre premiers mois de chaque année. D’après le document C-23, la Marine a surtout manqué à cette obligation lorsqu’au début de 1938, elle a donné des chiffres inférieurs pour le déplacement et le tirant d’eau des deux navires de ligne Bismarck et Tirpitz, qui étaient alors en chantier ; à savoir 35.000 tonnes au lieu de 41.700 tonnes. Le fait de cette infraction est ouvertement reconnu par Raeder. Mais là encore, il ne s’agit pas d’une violation grave, comme l’affirme l’Accusation, d’une violation qui pourrait servir de base pour prouver une intention criminelle. L’exposé détaillé de mes preuves et les dépositions des témoins le démontrent sans que j’aie à le répéter. Il suffira de me référer à l’attestation absolument convaincante et objective du directeur des constructions navales, le Dr Süchting, que j’ai présentée comme document Raeder n° 15. L’augmentation du tonnage qui- avait été exigée par la Marine, pendant la construction, ne devait servir que dans un but défensif, c’est-à-dire à accroître le blindage des navires de ligne et à construire des cloisons, de sorte que ces bâtiments risquaient moins d’être coulés. Le Dr Süchting fait ressortir qu’en effet, lors de la bataille au cours de laquelle le navire de ligne Bismarck a été coulé, cette idée défensive s’est révélée tout à fait justifiée. Mais s’il s’agit d’une idée défensive, on ne peut déduire de cette violation de l’accord une intention d’agression.
Du point de vue juridique, il faut ajouter que, par l’accord naval de 1937, les Gouvernements contractants étaient autorisés à s’écarter, sous certaines conditions, mentionnées dans les articles 24, 25 et 26, des accords conclus. Ces clauses s’appliquaient particulièrement à la limitation de tonnage des vaisseaux de ligne, si d’autres puissances navales construisaient ou acquéraient des vaisseaux de ligne d’un tonnage supérieur. Ce cas, mentionné dans l’article 25, s’était produit, et la violation de l’accord consistait donc uniquement dans le fait que la Marine avait bien le droit de construire des vaisseaux de ligne d’un tonnage supérieur, mais que l’Allemagne aurait dû informer l’Angleterre qu’elle désirait profiter de ce droit. Il ne s’agit donc que d’une violation des engagements concernant l’échange d’informations. L’insignifiance de cette mesure est démontrée par la modification de l’accord naval anglo-allemand par le Protocole de Londres du 30 juin, que j’ai présenté comme document Raeder n° 16.
Le 31 mars 1938 déjà, c’est-à-dire six semaines seulement après la date du document C-23, l’Angleterre, de son côté, faisait savoir, conformément au Protocole de Londres du 30 juin 1938, qu’elle devait faire usage de son droit de l’article 25 et qu’elle proposait, en conséquence, d’augmenter le tonnage des vaisseaux de ligne, de 35.000 tonnes à 45.000 tonnes. Cet accord était alors signé par les deux pays le 30 juin 1938, et, de ce fait, la violation résultant du document C-23 était devenue illusoire.
2. Un second reproche, adressé par l’Accusation britannique au cours du contre-interrogatoire, est constitué par le document D-854. Il s’agit des notes faites par l’amiral Assmann pour son ouvrage historique, où il explique, à la feuille 15, que dans le domaine de la construction de sous-marins, l’Allemagne s’en est tenue, pour le moins, à la limite établie par l’accord naval anglo-allemand ; 55 sous-marins auraient pu être prévus jusqu’en 1938 ; mais en réalité, 118 avaient été terminés, ou mis en chantier. Ces dates d’Assmann ne correspondent en effet pas aux faits. En réalité, l’Allemagne s’est tenue strictement aux stipulations de l’accord naval anglo-allemand dans le domaine de la construction des submersibles. Par l’accord de 1935, l’Allemagne, malgré l’assurance d’être traitée sur un pied d’égalité, s’était volontairement limitée à 45% ; cependant, elle s’était réservé le droit d’augmenter ce pourcentage, à n’importe quel moment, par une entente amiable avec l’Angleterre. La présentation des preuves (voir les dépositions des témoins Raeder et Schulte-Mönting) a démontré que ces pourparlers avaient eu lieu en décembre 1938 entre l’amiral britannique Lord Cunningham et le Grand-Amiral Raeder, au cours de ces pourparlers, le Gouvernement de Sa Majesté avait donné son accord pour une augmentation de 100 %. Lors de la présentation des preuves, il n’était pas encore clairement établi si — comme on pouvait le supposer — cette approbation avait été fixée par écrit. Entre temps, j’ai pu constater qu’un document devait exister, et justement par le document Assmann D-854 que j’ai mentionné, où est citée la lettre en question du 18 janvier 1939. Enfin il faut tout simplement ajouter que le nombre des 55 sous-marins, mentionné par Assmann, correspond à 45%, tandis que le nombre de 118 sous-marins correspond à 100% ; Assmann donc, et, partant, le Ministère Public, commettent une erreur ; effectivement, il n’y a eu aucune violation de l’accord naval à propos des sous-marins.
Docteur Siemers, comme nous sommes en possession du texte traduit, nous vous serions reconnaissants de lire un peu plus vite. Peut-être pourriez-vous vous entendre avec les interprètes.
Certainement, Monsieur le Président.
Oui.
Je crois qu’à propos de ce dernier document-clé, je pourrai me résumer assez brièvement. C’est, à nouveau, un document sans signature, dont l’auteur n’est pas connu, et sans aucune date indiquant le moment où le procès-verbal a été enregistré. Ce n’est pas un procès-verbal officiel, il poursuit lui aussi un but particulier. Au début du mois de novembre 1939, il y a eu un différend important entre Hitler et les généraux, parce que Hitler voulait immédiatement commencer l’offensive à l’Ouest, tandis que les généraux étaient d’un autre avis et espéraient apparemment qu’une guerre mondiale alors en gestation pourrait malgré tout être encore évitée. Il est facile de se rendre compte du mécontentement et de la colère de Hitler envers ses généraux. C’est pourquoi il s’efforce, avec la répétition usuelle des faits passés, de montrer ce qu’il a fourni et de démontrer qu’il a toujours eu raison. C’est un discours absolument typique de Hitler qui est conforme à tous ses discours officiels, dans lesquels il aimait se faire valoir et se vanter lui-même d’être un génie. Hitler appartenait à cette catégorie de gens qui croient toujours être dans le vrai et profitent de chaque occasion pour en fournir la preuve. En outre, il saisissait l’occasion d’étouffer dans l’œuf, par des menaces, la résistance dont il avait eu connaissance de militaires haut placés, et, par là, de consolider sa dictature. Il est absolument caractéristique de constater qu’il dit textuellement dans ce document : « Je ne reculerai devant rien et anéantirai quiconque sera contre moi ». Ce fait est reconnu aussi par des chefs militaires étrangers importants. Je me réfère par exemple au rapport officiel du général Marshall (Document Raeder n° 19, livre de documents 2, pages 116 et 117) , qui parle de « l’absence de plans à échéance suffisamment longue dans le domaine militaire ». Il dit aussi que le Commandement suprême allemand n’avait pas de plan stratégique de grande envergure et, à ce propos, fait remarquer que « le prestige de Hitler arrivait à un point tel que personne n’osait plus contredire son point de vue ».
Enfin, il faut faire remarquer une chose encore pour ce dernier document-clé : à cette époque, la guerre venait presque d’éclater et on ne pouvait blâmer des militaires de s’efforcer, pendant la gue zrre, d’établir des plans qui devaient les mener à la victoire. Chez les Alliés aussi on faisait des plans à la même époque. Je me réfère aux documents Ribbentrop n° 222 et Raeder n° 34 (1 ) (Livre de documents Raeder 2, page 180).
Le premier document, daté du 1er septembre 1939, est un message secret du général Gamelin à Daladier, qui contient l’idée fondamentale qu’il est nécessaire de pénétrer en Belgique afin de mener la guerre au delà de la frontière française. Le deuxième document contient également des projets militaires. C’est un message secret, en date du 13 novembre 1939, du général Gamelin au général Lelong, attaché militaire de l’ambassade de France à Londres, qui concerne également le plan d’opérations des Alliés en Hollande et en Belgique.
Nous allons lever l’audience.