CENT QUATRE-VINGTIÈME JOURNÉE.
Mercredi 17 juillet 1946.

Audience du matin.

Dr SIEMERS

J’ai traité hier les événements qui ont précédé la guerre. J’en arrive maintenant aux événements du temps de la guerre. Je crois avoir montré que la Marine a participé dans une mesure extrêmement faible à tous les événements antérieurs à la guerre et que les actions dans lesquelles elle a joué un rôle important se sont déroulées sur un plan pacifique, c’est-à-dire sur la base de l’accord naval conclu avec la Grande-Bretagne. Lorsque la guerre avec l’Angleterre elle-même eut, malgré tout, éclaté, le 3 septembre 1939, il se produisit dès le premier jour un déplorable incident, le torpillage de l’Athenia, sur lequel l’Accusation, en termes exagérés, cherche à fonder une lourde charge morale contre Raeder ; moins d’ailleurs, en raison de la participation militaire proprement dite, c’est-à-dire du torpillage dont mon confrère, le Dr Kranzbühler, a déjà parlé, qu’en raison de l’article paru dans le Völkischer Beobachter du 23 octobre 1939 sous le titre : « Churchill a coulé l’Athenia ». Si les faits invoqués par l’Accusation étaient exacts, les charges morales portées contre Raeder et la Marine seraient justifiées, alors même qu’un article de journal mensonger ne constitue évidemment pas un crime. L’Accusation formule donc ce grief dans le seul but de rabaisser la personnalité de Raeder, pour faire pièce à la considération dont Raeder, toute sa vie durant, a joui dans le monde entier et notamment à l’étranger.

Je crois que la présentation des preuves a suffisamment révélé que les faits invoqués par l’Accusation sont inexacts. Il est certes compréhensible que le Ministère Public ait cru tout d’abord que l’article ordurier du Völkzscher Beobachter n’avait pu paraître à l’insu du commandement de la Marine. L’Accusation pense ainsi parce que sa thèse de la conspiration lui fait croire, de toute façon, qu’il y a eu des consultations permanentes et une étroite collaboration entre les différents ressorts. Le déroulement du Procès a démontré combien cette supposition était peu fondée. Les divergences entre les différents ressorts et plus particulièrement entre la Marine et le ministère de la Propagande, c’est-à-dire entre Raeder et Goebbels, étaient beaucoup plus considérables que celles qui peuvent exister entre les différents ressorts d’un État démocratique. En outre, les dépositions des témoins Raeder, Schulte-Mönting, Weizsäcker, Fritzsche, rapprochées des documents, ont établi de la façon la plus absolue que :

1. Au début de septembre 1939, Raeder lui-même était fermement convaincu que le torpillage n’était pas le fait d’un sous-marin allemand, parce qu’il ressortait des rapports reçus que le sous-marin allemand le plus proche se trouvait au moins à 75 milles marins du lieu du torpillage.

2. En conséquence, Raeder avait de bonne foi publié un démenti (document D 912) et donné des explications dans ce sens à l’attaché naval américain et au secrétaire d’État allemand, le baron Weizsäcker.

3. Raeder ne fut informé de l’inexactitude des faits qu’après le retour du sous-marin U-30, le 27 septembre 1939.

4. Hitler tenait — ainsi que l’ont attesté les témoins Raeder et Schulte-Mönting — à ce qu’aucun autre service allemand ou étranger ne fût mis au courant de la vérité, c’est-à-dire, à ce qu’on n’avouât pas que le torpillage avait été effectué par un sous-marin allemand ; il semblait se laisser pousser par des considérations politiques ; il voulait en effet éviter de provoquer des complications avec les États-Unis au sujet d’un incident qu’il n’était plus possible de réparer, aussi regrettable qu’il fût. La consigne était si rigoureuse que les rares officiers qui étaient au courant durent jurer de garder le secret.

5. Fritzsche a déclaré qu’après la première demande d’information adressée à la Marine, au début de septembre 1939, il n’a plus envoyé de demandes ultérieures, et que l’article du Völkischer Beobachter avait paru sur les seuls ordres de Hitler et de Goebbels, sans que Raeder en eût été préalablement informé. Les dépositions de Raeder et de Schulte-Mönting concordent donc. Il s’ensuit que Raeder — contrairement aux assertions de l’Accusation — n’a pas été à l’origine de cet article, et qui plus est, n’en avait pas entendu parler avant sa publication. Je déplore que l’Accusation, en dépit de cette mise au point, semble vouloir persister dans son affirmation et ait présenté, le 3 juillet 1946, un nouveau document, D-912. Ce dernier document contient uniquement des émissions radiophoniques du ministère de la Propagande du même ordre que l’article du Vöikischer Beobachter. Ces émissions servaient à la propagande de Goebbels et ne peuvent donc pas plus être imputées à Raeder que l’article en question ; Raeder, d’ailleurs, a eu, par la suite, connaissance de l’article, mais non pas des émissions radiophoniques. Le fait que Raeder n’ait pas tenté de faire une rectification après avoir pris connaissance de l’article ne peut pas non plus constituer de charge morale ; car il était lié par l’ordre de Hitler et ne pouvait pas se douter à l’époque que ce dernier était pour quelque chose dans cet article que Weizsäcker a justement qualifié de perverse fantaisie.

Qu’il me soit permis, à ce propos, de rappeler le fait universellement connu que, précisément au début de la guerre, la presse britannique a publié des informations inexactes concernant de prétendues atrocités allemandes qui n’ont pas été démenties même après l’éclaircissement de la question ; ainsi par exemple la fausse nouvelle du massacre de 10.000 Tchèques à Prague par les milieux allemands, en septembre 1939, bien qu’une commission de journalistes neutres eût tiré cette affaire au clair.

Le Ministère Public croit détenir des documents accablants contre tous les accusés. Si cette conception était également justifiée pour Raeder, le Ministère Public n’était certainement pas obligé de présenter précisément le cas de l’Athenia en des termes aussi graves et aussi blessants, dans le seul but de discréditer l’ancien Commandant en chef de la Marine de guerre.

En ce qui concerne la Grèce, le Ministère Public reproche à Raeder d’avoir doublement violé la neutralité et le Droit international :

1. En vertu du document C-12, d’après lequel Hitler, après avoir entendu un exposé de Raeder, a décidé, le 30 décembre 1939 et je cite : « Les navires marchands grecs sont à traiter comme des navires ennemis dans la zone entourant l’Angleterre qui a été déclarée interdite par les États-Unis ».

2. D’après le document C-167, Raeder, lors d’un exposé fait devant Hitler, le 18 mars 1941, demande la confirmation du fait que « toute la Grèce soit occupée, même en cas d’un règlement pacifique ».

Ces deux reproches se sont avérés insoutenables au cours du Procès ; dans les deux cas, il ne s’agit d’aucun acte contraire au Droit international.

Sur le point 1 d’abord : Raeder et le commandement de la Marine allemande avaient été informés en octobre-novembre 1939 que des navires marchands grecs, sur la demande ou avec l’approbation du Gouvernement grec, avaient été mis à la disposition de l’Angleterre en nombre considérable (Voir documents Raeder numéros 53 et 54. ). Ce fait est incompatible avec une stricte neutralité, et conférait à l’Allemagne le droit, d’après les principes du Droit international, d’avoir recours à une contre-mesure équivalente. Cette contre-mesure justifiée consistait dans le fait de traiter comme navires ennemis les navires grecs qui se rendaient en Angleterre, à partir du moment où ils se trouvaient dans la zone entourant l’Angleterre que les États-Unis avaient déclarée interdite (Voir à ce sujet la déposition de Raeder, audience du 17 mai 1946 tome XIV, page 88 et la déposition de Schulte-Mönting, tome XIV, pages 337 et 338).

Quant au deuxième reproche, l’Allemagne et notamment le Haut Commandement de la Marine avaient reçu des informations d’après lesquelles, dès 1939, certains milieux politiques et militaires grecs entretenaient les relations les plus étroites avec l’État-Major allié. Entre temps, ces informations s’étaient précisées. On connaît les desseins des Alliés dans les Balkans : ils tendaient à ériger un front balkanique contre l’Allemagne. A cet effet, les conditions locales en Grèce aussi bien qu’en Roumanie avaient été étudiées par des officiers alliés, en vue d’y créer des bases aériennes. En outre, des préparatifs avaient été faits en vue d’un débarquement en Grèce. Comme preuve, j’ai présenté sous le numéro Raeder-59 le procès-verbal de la séance du Comité de guerre français du 26 avril 1940, dont il ressort qu’à cette époque, déjà, l’État-Major examinait la question d’opérations éventuelles dans la région du Caucase et dans les Balkans ; il révélait aussi l’activité du général Jauneaud en Grèce en vue de continuer l’examen et les préparatifs, et l’essai de camoufler ce voyage en l’effectuant en costume civil ( Voir la déposition de Schulte-Mönting, tome XIV, page 337 et le document Raeder n° 63).

Une telle attitude de la part de la Grèce, et tout particulièrement sa participation aux plans alliés, représente de sa part une violation de la neutralité ; car la Grèce n’entrait pas en scène en tant qu’alliée de la Grande-Bretagne, mais elle maintenait formellement sa neutralité. Par conséquent, la Grèce ne pouvait plus escompter que l’Allemagne respectât pleinement la neutralité grecque Malgré cela, l’Allemagne a continué à respecter pour une longue période cette neutralité. L’occupation de la Grèce a seulement eu lieu en avril 1941, après le débarquement des troupes britanniques en Grèce méridionale, le 3 mars 1941 ( Voir l’audience du 7 décembre 1945, tome III, page 326 et l’audience du décembre 1945, tome III, page 149 ).

Le fait que la Grèce ait consenti au débarquement britannique, n’a, d’après les règles généralement reconnues, aucune importance pour le jugement et les rapports qui touchent au Droit international entre l’Allemagne et l’Angleterre et entre l’Allemagne et la Grèce ; il n’a d’importance que pour les rapports juridiques entre l’Angleterre et la Grèce. Le Ministère Public britannique a essayé de justifier l’occupation de la Grèce par le fait que la neutralité grecque avait été menacée par l’Allemagne, en particulier par l’occupation de la Bulgarie, le 1er mars 1941. Cependant, le Ministère Public oublie que non seulement l’exécution de l’occupation de la Grèce par les Forces armées britanniques, mais encore l’établissement des plans alliés, ont commencé bien avant l’élaboration des projets allemands. Quoi qu’il en soit, en aucun cas on ne peut faire de reproche à Raeder, car le document C-167, présenté par le Ministère Public, est du 18 mars 1941 : il a donc été établi quatorze jours après le débarquement des Anglais en Grèce méridionale. A ce moment, en tout cas, la Grèce ne pouvait plus réclamer que sa prétendue neutralité fût respectée. Mais il est injustifié que l’Accusation reproche à Raeder d’avoir demandé confirmation de l’occupation de toute la Grèce. Cette demande de Raeder n’est pas la raison pour laquelle toute la Grèce a été occupée ; car déjà dans son instruction n° 20 du 13 décembre 1940, Hitler avait prévu que tout le continent grec devait être occupé pour rendre vains les efforts anglais tendant à créer, sous la protection d’un front balkanique, une base aérienne dangereuse, surtout pour la région pétrolifère de Roumanie. De plus, la demande de Raeder du 18 mars 1941 était justifiée par des raisons stratégiques, parce que la Grèce offrait aux Anglais de nombreuses possibilités de débarquement, et parce qu’on ne pouvait se protéger contre ce danger que si la Grèce se trouvait solidement entre les mains de l’Allemagne, comme l’ont exposé les témoins Raeder et Schulte-Mönting (Audience du 17 mai 1946, tome XIV, page 89 et audience du 22 mai 1946, ibidem, page 337). Cette idée stratégique de Raeder n’a rien à voir avec des intentions de conquêtes ou des ambitions glorieuses, comme le pense le Ministère Public. Car la Marine ne s’est nullement couverte de gloire en Grèce, puisque l’occupation était une opération terrestre. L’occupation d’un pays originairement neutre constituait simplement la triste conséquence d’une si grande guerre ; elle ne peut être mise à la charge d’un belligérant, si les deux camps nourrissaient des desseins sur le même État et les mettaient à exécution.

Je voudrais maintenant passer à la question de la Norvège. Le 9 avril 1940, les troupes allemandes des trois parties de la Wehrmacht occupent la Norvège et le Danemark. C’est de ce fait et des projets qui l’ont préparé que les représentants du Ministère Public ont tiré le principal chef d’Accusation contre le Grand-Amiral Raeder, à côté du reproche général de participation à la conjuration. Le procureur britannique a montré que c’était Raeder qui, le premier, avait donné à Hitler l’idée d’occuper la Norvège et il croit que Raeder l’a fait par désir de conquête et par ambition. Je vais montrer que cette argumentation est inexacte. Un seul fait est exact, c’est que, une seule fois, Raeder s’est ouvert spontanément à Hitler sur la question de la Norvège ; cela se passait le 10 octobre 1939. Mais je vais vous montrer que, dans ce cas, il n’a pas agi en homme politique, mais uniquement en soldat. Raeder avait entrevu des dangers d’ordre purement stratégique et il en parla à Hitler ; en effet, il avait appris que les Alliés avaient l’intention de créer un nouveau front dans les pays Scandinaves, en particulier en Norvège, et il savait qu’une occupation de la Norvège par les Anglais pourrait être d’une importance décisive pour le développement des hostilités, aux dépens de l’Allemagne. Je vais montrer que, en occupant la Norvège, l’Allemagne n’a pas commis une violation du Droit international. Avant d’établir la base juridique de cette assertion et de comparer les faits révélés par l’exposé des preuves avec les principes du Droit international, je voudrais exposer auparavant un fait important. Comme il résulte de son interrogatoire et de celui de Schulte-Mönting, Raeder n’a accepté qu’à contre-cœur sa nomination au poste de Commandant en chef de la Marine pour les opérations de Norvège. Raeder avait le sentiment légitime qu’on ne doit pas entraîner un État neutre dans une guerre déjà en cours sans une nécessité absolument primordiale. Dans la période qui s’étend d’octobre 1939 au printemps 1940, Raeder a toujours manifesté le même point de vue : la solution, de beaucoup la meilleure, était que la Norvège et tous les Pays Scandinaves restassent absolument neutres. Les interrogatoires de Raeder et de Schulte-Mönting concordent sur ce point, qui est d’ailleurs également prouvé par des documents, et je me réfère au document Raeder n° 69. A la date du 13 janvier 1940, dans le journal de guerre contenu dans ce document, Raeder exprime nettement sa conviction que la meilleure solution serait sans aucun doute que la Norvège gardât la plus stricte neutralité. Raeder y déclare clairement que, pour des raisons de stratégie et de Droit international, il ne pourrait être question d’une occupation allemande de la Norvège que si elle ne pouvait ou ne voulait pas maintenir sa neutralité absolue.

L’Accusation a fait allusion aux accords intervenus entre l’Allemagne et la Norvège, en particulier au document TC-31, dans lequel, le 2 septembre 1939 encore, le Gouvernement du Reich allemand garantit expressément à la Norvège son inviolabilité et son intégrité. Mais dans cet aide-mémoire, on ajoute la réflexion suivante qui est tout à fait juste :

« Quand le Gouvernement du Reich fait cette déclaration, il espère naturellement, de son côté, que la Norvège observera ,en réponse une neutralité irréprochable et ne souffrira aucune atteinte à sa neutralité de la part d’une tierce puissance. »

Lorsque l’Allemagne, en dépit de cette attitude de principe, se décida à occuper la Norvège, ce fut parce que, à la suite des plans des Alliés, on pouvait craindre d’un moment à l’autre que ces derniers n’occupassent des points d’appui en Norvège. Dans son exposé introductif (Audience du 4 décembre 1945, tome III, page 140 ), Sir Hartley Shawcross a déclaré que la violation de la neutralité de la Norvège et la guerre d’agression menée par l’Allemagne étaient criminelles au sens de l’Accusation même si les plans d’occupation des Alliés avaient réellement existé, et il a ajouté qu’en fait, ces plans n’avaient pas existé. Je crois que les idées que présente ici Sir Hartley Shawcross sont en contradiction avec le Droit international en vigueur. S’il existait effectivement des projets alliés d’occupation de points d’appui en Norvège et si l’on pouvait craindre comme un danger imminent que la Norvège ne voulût ou ne pût plus maintenir sa stricte neutralité, les opérations allemandes en Norvège se trouvaient justifiées d’après les principes du Droit international.

Je vais m’occuper d’abord des points de vue juridiques selon le Droit international en vigueur, pour former la base de mes propres développements et exposer en même temps les principes juridiques’ qui sont en contradiction avec l’opinion de l’Accusation. Pour gagner du temps dans cet exposé juridique et donner une idée générale de l’affaire, j’ai produit sous forme du document Raeder n° 66 un rapport de Droit international sur les opérations de Norvège rédigé par le Dr Hormann Mosler, professeur de Droit international à l’université de Bonn. Le Tribunal se souvient que j’ai été autorisé à utiliser ce rapport pour mon argumentation ; je peux donc m’en rapporter à cet exposé pour l’enchaînement et l’exposé détaillé et scientifique des faits. Je me contente donc de faire, dans cette plaidoirie, un résumé des idées les plus importantes de ce rapport.

Dans les articles 1 et 2 des accords de La Haye sur les droits et les devoirs des neutres en cas de guerre navale (document Raeder-65), il est stipulé que « les belligérants sont astreints à respecter les droits de souveraineté des Puissances neutres sur le territoire et dans les eaux territoriales de la Puissance neutre » et que « toutes hostilités entre les navires de guerre des belligérants dans les eaux territoriales d’un État neutre » sont absolument interdites et considérées comme une violation de la neutralité. Agissant à l’encontre de ces prescriptions, la Grande-Bretagne a violé la neutralité de la Norvège en minant les eaux côtières norvégiennes, dans le but d’empêcher le passage légitime des navires allemands de guerre et de commerce, en particulier pour supprimer les transports de minerai de Narvik en Allemagne. A ma demande d’autorisation de déposer les documents de l’Amirauté britannique, le Foreign Office a répondu par une lettre qui confirme — c’est le document Raeder 130 — que les forces de combat du Gouvernement de Sa Majesté avaient posé des mines dans les eaux norvégiennes, ajoutant que c’était un fait notoire (documents Raeder n° 83, 84, 90). On ne peut contester que l’Allemagne, dans ces conditions, avait le droit de rétablir l’équilibre rompu entre les belligérants, donc de reprendre à son adversaire par la mise en œuvre de ses zones de haute mer l’avantage qu’il avait acquis par une violation de neutralité.

La réaction contre une telle violation de neutralité s’adresse en premier lieu à l’ennemi et non au neutre.

LE PRÉSIDENT

Docteur Siemers, le Tribunal aimerait connaître votre opinion sur ce cas. Pensez-vous que toute violation de neutralité de la part de l’un des États belligérants justifie l’autre État belligérant d’occuper l’État neutre ?

Dr SIEMERS

Monsieur le Président, on ne peut pas le dire d’une manière aussi générale. Il existe un principe de Droit international, d’après lequel la violation d’un État belligérant n’autorise l’autre État belligérant qu’à une mesure équivalente à la violation de neutralité précédente. L’Allemagne ne peut certainement pas déduire le droit d’occuper la Norvège du fait que la Grande-Bretagne pose des mines dans ses eaux territoriales. Cette action ne justifie pas l’occupation.

LE PRÉSIDENT

D’après votre opinion, est-ce qu’il y aurait une différence concernant les droits de l’Allemagne, si l’Allemagne était considérée comme l’agresseur ? Je vais répéter : si l’Allemagne était considérée comme l’agresseur dans la guerre qui a mené à l’occupation du pays neutre, y aurait-il une différence quant à ses droits ?

Dr SIEMERS

Monsieur le Président, excusez-moi, le sens de votre question ne m’apparaît pas dans la traduction.

LE PRÉSIDENT

Je vais répéter encore une fois : pensez-vous qu’il y aurait une différence si le Tribunal devait admettre que l’Allemagne sera considérée comme l’agresseur dans une guerre qui entraîne l’occupation d’un pays neutre ?

Dr SIEMERS

Je ne puis pas comprendre le sens de la question . . . Excusez-moi, Monsieur le Président, si je comprends bien, je dois répondre à la question de savoir si le fait pour l’Allemagne d’avoir entrepris une guerre contre la Pologne a une influence quelconque sur l’appréciation juridique de la question norvégienne.

LE PRÉSIDENT

En supposant — je dis expressément « en supposant » — que la guerre que l’Allemagne a commencée contre la Pologne, soit considérée comme une guerre d’agression.

Dr SIEMERS

Je crois devoir répondre par la négative, car les faits particuliers du Droit international sont à juger séparément. Si le Tribunal suppose que la guerre contre la Pologne est une guerre d’agression, ce fait ne peut avoir aucune influence sur les années suivantes. Ce point de vue est partagé en outre par le Ministère Public car Sir Hartley Shawcross a traité la question grecque des débarquements dans le seul cadre des événements en Grèce, il n’a pas dit : « L’Angleterre était autorisée à occuper la Grèce parce que l’Allemagne avait attaqué la Pologne », mais il a dit, comme je l’ai fait en me plaçant au point de vue juridique, que « l’Angleterre avait été autorisée à occuper la Grèce, parce que cette dernière était menacée par l’occupation allemande ». Comme mes explications le démontreront, je ne dis cela qu’à propos de la situation juridique internationale de la Norvège. Je ne veux pas citer d’autres comparaisons.

LE PRÉSIDENT

Je voudrais vous poser une autre question : croyez-vous que l’Allemagne était autorisée par le Droit international à se servir des eaux territoriales norvégiennes pour le passage des vaisseaux de guerre transportant du minerai ou des prisonniers de guerre ?

Dr SIEMERS

A mon avis, l’Allemagne était autorisée à utiliser les eaux territoriales sous l’observation, toutefois, des divers principes du Droit international, tels que, par exemple, de courts séjours dans les ports et autres principes, comme l’obligation de vérifications par des neutres, comme dans le cas de l’Altmark. Mais, autant que je sache, la navigation à partir de Narvik, le long de la côte, était autorisée d’après le Droit international.

LE PRÉSIDENT

Vous pouvez continuer.

Dr SIEMERS

Permettez-moi d’ajouter encore quelque chose : si l’on est de l’avis que l’Allemagne n’était pas autorisée à utiliser les eaux territoriales, le ramage de ces eaux par l’Angleterre aurait constitué une violation justifiée de la neutralité ; dans ce cas, il me faudrait supprimer le minage comme fondement de ma plaidoirie ; mais non pas les autres faits que je cite. Le minage se trouve en relation équivalente avec l’usage des eaux territoriales, j’estime que le minage est inadmissible mais que l’utilisation des eaux territoriales est admissible ; mais cela n’a aucune conséquence sur la question de l’occupation de la Norvège. Je ne prétends pas que l’Allemagne ait été autorisée à occuper la Norvège parce que l’Angleterre avait posé des mines dans ses eaux territoriales.

LE PRÉSIDENT

Mais vous dites que l’Allemagne était autorisée à se servir des eaux territoriales, premièrement pour le transport du minerai, deuxièmement pour ses vaisseaux de guerre. ..

Dr SIEMERS

Oui.

LE PRÉSIDENT

... et troisièmement pour le transport de prisonniers de guerre ?

Dr SIEMERS

D’après mon opinion, il n’existe aucun principe de Droit international interdisant le transport de minerai, donc les transports étalent justifiés. Quant aux prisonniers de guerre, il me sera permis de faire allusion au fait qu’il n’y a eu qu’un seul cas : celui de l’Altmark. Si l’Allemagne n’était pas autorisée à se servir des eaux territoriales pour les transports de prisonniers, il pouvait seulement en résulter que l’Angleterre prît une contre-mesure équivalente, adaptée à chaque cas particulier, mais cela ne donnait pas à l’Angleterre le droit de mouiller des mines dans les eaux territoriales. Le minage de toute la côte n’était justifié d’après le Droit international que si l’on acceptait le point de vue que la navigation marchande de l’Allemagne dans les eaux territoriales était interdite par le Droit international. Mais, à mon avis, ce n’était pas le cas.

LE PRÉSIDENT

Vous pouvez continuer.

Dr SIEMERS

La réaction contre une telle violation de neutralité s’adresse en premier lieu à l’ennemi et non au neutre. Les relations juridiques en matière de neutralité n’existent pas seulement entre l’État neutre et chacun des deux États belligérants mais la neutralité de l’État en question constitue aussi un facteur dans les relations directes entre les belligérants.

Si les rapports de neutralité existant entre l’État neutre et l’un des belligérants sont troublés, l’État neutre peut se plaindre d’une contre-mesure venant de l’autre belligérant. La question de savoir si l’État neutre ne peut pas ou ne veut pas défendre sa neutralité ne joue aucune rôle (Voir l’exposé de Mosler, document Haeder-66, de même que les références à Wheaton, Verdross, Kunz, Fauchille et Oppenheim-Lauterpacht qui y sont mentionnées ). En prenant des contre-mesures, l’État lésé exerce un droit de défense personnelle (Recht der Seibsterhaltung ;the right of self-defense). Ce droit de défense personnelle est universellement reconnu par le Droit international, comme il résulte de l’exposé. Il suffit d’indiquer que ce droit fondamental n’a reçu aucune atteinte du pacte Kellogg qui a si souvent été mentionné dans cette salle. Je me permets de mentionner une courte citation tirée de la note circulaire du 23 juin 1938 du secrétaire d’État américain Kellogg :

« Rien dans le projet américain d’un traité contre la guerre ne limite ou ne porte atteinte de quelque manière que ce soit au droit de défense personnelle. Ce droit est un élément essentiel de tout État souverain et il est contenu implicitement dans tout traité. »

Justice Jackson me permettra de mentionner à ce propos qu’il s’est lui-même, lors de son exposé introductif du 21 novembre 1945, reporté devant ce Tribunal au « droit de légitime défense ».

Il est intéressant de voir que le ministre des Affaires étrangères suédois Guenther a reconnu cette idée dans un discours devant le Parlement du 8 février 1940, bien qu’il ait été, à ce moment-là, le représentant d’un État neutre menacé et ait parlé à une époque antérieure à l’introduction en Norvège de contre-mesures allemandes (Rapport Mosler, document Raeder-66) . Guenther a pris position dans ce discours sur la déclaration anglaise, de ne respecter la neutralité suédoise qu’aussi longtemps qu’elle serait respectée par les ennemis de l’Angleterre. Guenther a reconnu que la Suède perdrait sa neutralité vis-à-vis de la Grande-Bretagne, dans le cas où l’Allemagne attenterait à la neutralité suédoise ; et la Suède ne voulait pas ou n’était pas en mesure d’éviter que l’Allemagne attentât à sa neutralité. A la suite de quoi, c’est Guenther qui le dit, la Grande-Bretagne n’avait plus à traiter la Suède comme un pays neutre. Il est patent que les déductions que Guenther tire de la violation de la neutralité commise par l’Allemagne doivent également trouver leur application en ce qui concerne la situation juridique créée entre la Grande-Bretagne, l’Allemagne et la Norvège. Il ne s’agit pas seulement ici, comme je vais l’exposer au cours de l’examen des preuves, du mouillage par l’Angleterre de mines dans les eaux territoriales norvégiennes, mais d’un plan anglo-français bien plus étendu qui visait à l’occupation de points d’appui en Norvège et d’une partie du territoire de l’État norvégien. Le mouillage de mines n’apparaît que comme une partie du plan général. Du rapport de Mosler et des explications précédentes, il ressort clairement que l’occupation de la Norvège par l’Allemagne était justifiée si les Alliés avaient exécuté partiellement leur plan par un débarquement en un point d’appui norvégien, dès avant l’apparition de troupes allemandes. Mais cela n’a pas eu lieu. C’est plutôt, comme je vais le démontrer, l’Allemagne qui a prévenu le débarquement franco-britannique et s’est résolue donc, devant le danger qui la menaçait, à prendre des contre-mesures.

Juridiquement, il nous reste encore à examiner la question suivante : en de telles circonstances, les contre-mesures d’un État en guerre sont-elles seulement permises lorsque l’adversaire a violé la neutralité ou doit-on réagir, devant le danger d’une violation de neutralité éventuelle, pour prévenir une attaque ennemie imminente ?

Il ressort du rapport circonstancié du Dr Mosler que la contre-mesure préventive est permise et qu’il faut mettre la violation de neutralité imminente et directement menaçante sur le même pied qu’une violation de neutralité réalisée. Le spécialiste anglo-saxon bien connu du Droit international, Westlake, dit au sujet de la question de la mesure préventive :

« Un tel cas est semblable, dans son essence, à celui d’un belligérant qui sait de source sûre que son adversaire — afin d’obtenir un avantage stratégique — est sur le point de faire passer une armée à travers le territoire d’un pays neutre manifestement trop faible pour résister ; dans ces conditions, il serait impossible de lui dénier le droit de prévenir cette avance sur le territoire neutre. »

Une telle mesure préventive trouve, selon Westlake, sa justification dans le droit de légitime défense qui vaut aussi contre une menace de violation de la neutralité. Une autre conception serait étrangère à la vie et ne correspondrait pas à l’essence de la société internationale qui représente une pluralité d’États souverains avec un ordre juridique commun encore incomplètement développé. Dans le système juridique intérieur de tout État civilisé, la défense contre l’attaque imminente est un acte de légitime défense, bien que, dans ce cas même, on dispose de l’aide de l’État contre l’auteur de la violation du Droit. Dans la communauté juridique internationale où ce n’était pas le cas, tout au moins pas encore au commencement et durant le cours de la deuxième guerre mondiale, le point de vue de la légitime défense doit valoir dans une mesure incomparablement plus forte. En harmonie avec cette conception, le Gouvernement britannique a aussi tenu, durant cette guerre, la mesure préventive pour autorisée, lorsqu’il a occupé l’Islande le 10 mai 1940. Dans une déclaration officielle du Foreign Office, le Gouvernement britannique a justifié de la manière suivante la rectitude de cette mesure au regard du Droit international :

« Après l’occupation du Danemark par l’Allemagne, il est devenu nécessaire de compter avec la possibilité d’une attaque soudaine de l’Allemagne sur l’Islande. Il est clair qu’en face d’une telle attaque, même si elle était conduite avec des forces très minimes, le Gouvernement islandais serait incapable d’empêcher son pays de tomber complètement aux mains des Allemands. »

La mesure préventive a été exécutée, bien que l’Islande se fût expressément élevée contre l’occupation dans une note de protestation.

Je vous prie aussi de considérer que les États-Unis ont adopté ce point de vue juridique comme le montrent le message bien connu adressé par le Président des États-Unis au congrès, le 7 juillet 1941, et l’occupation de l’Islande par les forces expéditionnaires de la Marine américaine qui en est la conséquence.

C’est en accord avec ces principes juridiques que la situation décrite plus haut doit être examinée. J’ai essayé d’éclaircir la situation lors de l’examen des preuves et je puis résumer les points de vue essentiels qui montrent en fait la menace d’une violation de la neutralité de la part des Alliés par l’occupation partielle de la Norvège et justifient ainsi l’action allemande en Norvège.

Entre la fin de septembre et le début d’octobre 1939, le Grand-Amiral Raeder a reçu, comme l’exposé des preuves l’a montré, de l’amiral Caris, et, par les rapports courants de l’amiral Canaris, chef du contre-espionnage, différentes nouvelles qui laissaient apparaître le danger de voir les Alliés occuper des points d’appui en Norvège dans le cadre de leurs plans d’encerclement de l’Allemagne, en particulier pour empêcher l’importation de minerai de Scandinavie. Des équipages d’avions anglais, camouflés en civil, avaient été décelés à Oslo et des travaux d’arpentage accomplis par des officiers alliés sur les ponts, viaducs et tunnels norvégiens avaient été constatés jusqu’à la frontière suédoise. On avait, en outre, appris la mobilisation secrète de troupes suédoises en raison du danger qui menaçait les gisements de minerai de fer suédois. Raeder s’est tenu avec raison pour obligé de renseigner Hitler sur cet état de choses et d’attirer son attention sur les dangers qui surgiraient pour l’Allé^ magne si des forces expéditionnaires anglaises et françaises s’installaient effectivement en Scandinavie. Les dangers étaient clairs.

Ils résidaient dans l’interception de toute importation commerciale venant de Scandinavie, en particulier de l’importation du minerai de fer, dans le fait que les Alliés se procureraient une excellente base de départ pour leurs attaques aériennes, et enfin, ce qui n’était pas le moins important, dans le fait que la Marine allemande serait menacée de flanc et limitée dans ses possibilités d’opérations (Voir la déclaration de Schulte-Montmg, audience du 22 mal 1946, tome XIV, page 326 et audience du 17 mai 1946, ibidem, pages 98 et suiv).

Le blocus de la mer du Nord et de la Baltique aurait eu, du point de vue stratégique, des conséquences désastreuses. Comme les nouvelles ne permettaient pas encore d’avoir un aperçu définitif, Raeder ne propose pas l’occupation immédiate mais n’attire l’attention que sur les dangers, pour attendre d’abord le développement ultérieur. Lors de cette réunion du 10 octobre 1939, Hitler ne prit aucune décision définitive, mais il était d’accord pour attendre. Aux mois d’octobre et de novembre, des nouvelles semblables se répandaient et, cette fois, par le capitaine de corvette Schreiber qui avait été, entre temps, nommé attaché naval à Oslo, à l’affidavit duquel je me permets de me référer (document Raeder-107). L’association norvégienne des armateurs avait mis à la disposition de l’Angleterre un tonnage de navires-citernes d’environ 1.000.000 de tonnes, avec l’approbation du Gouvernement norvégien ( Voir le document Baeder 86, journal de guerre du 6 avril 1940, d’après lequel 90 ° /d des navires-citernes norvégiens avaient été mis à la disposition de l’Angleterre depuis novembre 1939).

Au cours de l’hiver 1939-1940 se concrétisaient les nouvelles sur les missions d’espionnage données par les services secrets anglais et français aux agents norvégiens et aux consulats maritimes anglais, en vue de renseignements sur les possibilités de débarquement, sur le contrôle des chemins de fer, sur leur rendement, en particulier du chemin de fer de Narvik, et sur les demandes de recherche de bases d’aviation et d’hydraviation en Norvège. Du fait que les nouvelles qui venaient de deux sources différentes coïncidaient, celles de l’attaché naval à Oslo et celles de l’amiral Canaris, et se multipliaient peu à peu dans les mois d’octobre à décembre 1939, le danger prévu sembla grandir progressivement. En décembre 1939, il s’ajouta encore à cela que Quisling et Hagelin, tout à fait indépendamment des sources d’information que nous avons eues, soumettaient à Rosenberg des nouvelles identiques sur les intentions de débarquement des Alliés et non pas directement à Raeder, car celui-ci ne connaissait alors ni Quisling ni Hagelin. Comme il s’agissait d’une question de stratégie militaire pure, Rosenberg pria Raeder de se mettre en rapport avec Quisling, afin que Raeder examinât les possibilités militaires techniques puisque, d’après les nouvelles, il fallait s’attendre à une agression des Alliés en Scandinavie. Cela ressort d’une lettre de Rosenberg à Raeder du 13 décembre 1939 que j’ai déposée sous le numéro Raeder-67. Du point de vue strictement militaire, Raeder considérait de son devoir d’informer désormais Hitler, avec lequel il n’avait entre temps pas parlé de la question, des nouvelles concordantes de Canaris, de l’attaché naval à Oslo et de Quisling, qui étaient parvenues entre temps. Hitler voulait parler lui-même avec Quisling, ce qu’il fit, et il résolut alors, pour parer au danger menaçant, de faire les préparatifs nécessaires en vue d’une mesure préventive éventuelle, c’est-à-dire d’une occupation de la Norvège (Voir le document C-64 (GB-86), du 12 décembre 1939 où il est mentionné que le danger d’une occupation de la Norvège par l’Angleterre est imminent et que la Norvège ne doit pas tomber entre les mains de l’Angleterre car ce fait serait susceptible de décider de la guerre).

La décision définitive continuait à être repoussée et on attendait toujours l’arrivée de nouvelles informations, afin de savoir si le danger augmentait. C’est précisément chez Raeder que cette prudence et cette réserve apparaissaient compréhensibles. Comme -je l’ai déjà dit, Raeder aurait préféré que l’on maintînt la stricte neutralité de la Norvège justement parce que toute idée de conquête, uniquement pour l’amour de la conquête, lui était étrangère. D’un autre côté, il savait qu’une occupation exigeait la mobilisation de toute la Marine et mettait en jeu le sort de la Marine entière et qu’il fallait compter avec une perte minimum d’un tiers de la flotte totale. Il est difficile pour un homme consciencieux et pour un soldat de prendre une telle résolution dans de telles conditions politiques et stratégiques, c’est l’évidence même. Mais, naturellement les nouvelles se multiplièrent dans les premiers mois de l’année 1940 et devinrent toujours de plus en précises. En mars 1940, on remarqua par hasard à Oslo la présence d’une quantité de personnes qui parlaient anglais et Raeder reçut des informations très sérieuses et dignes de foi sur les mesures imminentes des Alliés contre la Norvège et aussi contre la Suède. On parlait comme points de débarquement de Narvik, Trondheim et Stavanger. En conséquence, la mise au point militaire ne se fit qu’en février et mars 1940 et les instructions définitives à la Wehrmacht ne lui parvinrent qu’en mars 1940 (Voir la déposition de Schulte-Mönting du 22 mai 1946, tome XIV, page 330). A cela s’ajoutèrent en mars 1940 de nombreuses atteintes à la neutralité qui sont mentionnées dans le journal de guerre (document Raeder-81 et 82) et en outre au début d’avril le mouillage de mines dans les eaux territoriales norvégiennes.

De cette vaste documentation, l’Accusation n’a présenté que quelques documents selon lesquels l’ambassadeur allemand à Oslo, Bräeur, ne voyait pas le péril si grand, mais croyait que l’attitude anglaise, qu’il avait aussi mentionnée, semblait seulement viser à provoquer l’Allemagne afin que celle-ci déclenchât des opérations de guerre dans les eaux norvégiennes (Cf. les documents D-843 (GB-466) ; D-K44 (GB-467) ; D-845 (GB-486) ). Le baron Welzsäcker s’est prononcé à ce sujet au cours du contre-interrogatoire en déclarant qu’il n’avait d’abord, lui non plus, pas vu le péril si grand, mais il devait ajouter que les faits lui avaient, après coup, donné tort ainsi qu’à Brauer et, par contre, justifié l’inquiétude de Raeder. Cette exactitude objective de l’opinion du Grand-Amiral Raeder et des informations qui la soutenaient ressort des documents particuliers que j’ai présentés et qui ont été admis par le Tribunal. Depuis le 16 janvier 1940, le Haut Commandement français travaillait à un plan qui envisageait, entre autres, l’occupation des ports et des aérodromes de la côte occidentale norvégienne. Le plan prévoyait encore l’extension possible des opérations à la Suède et l’occupation des mines de Gallivare (documents Raeder-79). On a tenté de justifier ces projets en prétendant qu’ils avaient seulement été étudiés en vue de secourir la Finlande contre l’Union Soviétique. On peut d’abord objecter qu’une opération visant à soutenir la Finlande ne justifie pas une occupation du territoire norvégien. En outre, il ressort des documents qu’il ne s’agissait aucunement de mesures altruistes en faveur de la Finlande. Au cours des conférences militaires interalliées du 31 janvier et du 1er février qui ont précédé la session du Conseil supérieur du 5 février, les Anglais ont repoussé en seconde urgence la question de l’aide immédiate à la Finlande ; ils se sont montrés partisans décidés d’une entreprise visant les mines du Nord de la Suède. Le général Gamelin le confirme dans une note du 10 mars 1940 (document Raeder-79) ; il ajoute que cette manière de voir avait obtenu la majorité au Conseil supérieur et que les préparatifs de l’expédition Scandinave seraient entrepris aussitôt. C’est ainsi que des forces de combat franco-britanniques étaient prêtes au départ depuis les premiers jours de mars et, d’après Gamelin, la direction des opérations prévues en Scandinavie devait revenir au Haut Commandement britannique. Gamelin ajoute finalement (document Raeder-79) que les projets Scandinaves devaient être poursuivis avec fermeté pour sauver la Finlande, « ou pour mettre au moins la main sur le minerai suédois et les ports nordiques ».

Le 7 février, Lord Halifax communiqua à l’ambassadeur norvégien que l’Angleterre voulait se procurer certains points d’appui sur la côte norvégienne afin de stopper le transport allemand de minerais de Narvik (document Raeder-97). D’accord avec les autorités norvégiennes, des officiers d’État-Major français et anglais inspectaient à la mi-février des points de débarquement (document Raeder-97). D’après un rapport de l’ambassade à Stockholm du 16 février 1940, les Anglais prévoyaient d’abord le débarquement simultané de troupes à Bergen, Trondheim et Narvik (document Raeder-75). Le 21 février 1940, Daladier fait part à l’ambassadeur français à Londres, Corbin, du sentiment de sécurité que donneraient à la Suède l’occupation des principaux ports norvégiens et le débarquement du premier détachement des forces de combat alliées en Norvège ; il ajoute que cette opération devait être calculée « indépendamment de l’appel à l’aide de la Finlande » et accomplie dans le plus court délai. Dans le cas probable où cette démarche se heurterait en Norvège à un refus, le Gouvernement britannique aurait à prendre acte du refus norvégien et à s’emparer aussitôt des points d’appui dont il aurait besoin pour la sauvegarde de ses intérêts, sans doute au moyen d’une « opération par surprise ». La question de savoir si la Suède n’admettait pas le passage vers la Finlande ne semblait pas importante. On mettait plutôt en relief « l’avantage d’avoir gagné dans le Nord une position dominante vis-à-vis de l’Allemagne, stoppé le transport maritime du minerai suédois et mis à la portée de notre aviation les régions minières suédoises » (document Raeder-77) (Voir également le document Raeder-80, compte rendu de la commission Scandinave du Comité d’études militaires interallié du 11 mars 1940. C’est un document très secret qui concerne le « débarquement à Narvik).

Le 27 février 1940, Churchill déclara à la Chambre des Communes britannique, qu’il était « fatigué de réfléchir aux droits des neutres » (document Raeder-97). Il est intéressant de constater qu’on s’est mis d’accord au cours de la sixième séance du Conseil suprême, le 28 mars 1940 : « Toute tentative de l’Union Soviétique pour obtenir de la Norvège une base sur la côte de l’Atlantique porterait préjudice aux intérêts vitaux des Alliés et provoquerait des réactions correspondantes » (document Raeder-83). Le point de vue adopté par le Conseil suprême en raison des intérêts vitaux des Alliés, correspond absolument aux idées juridiques que j’ai exposées à propos du « droit de défense personnelle » et il est en pleine contradiction avec les conceptions de Droit international développées ici par le Ministère Public.

La réalisation définitive de l’opération en Norvège, c’est-à-dire le débarquement et l’établissement de points d’appui, a été décidée le 28 mars 1940 entre les autorités britanniques et françaises. Cette date a été mentionnée au cours d’une séance du comité de guerre français, par le président du conseil des ministres français (document Raeder-59) et le général Gamelin a ajouté qu’il avait, le 29 mars, fait remarquer au général Ironside la nécessité de tout préparer en vue d’une occupation rapide des ports norvégiens et qu’il en avait informé aussi M. Winston Churchill à l’occasion d’un séjour à Pans. Le lendemain, le 30 mars, Churchill déclara à la radio : « II ne serait pas juste que les Puissances occidentales s’en tinssent à des accords légaux dans leur lutte pour la vie et la mort » (document Raeder-97).

Le 2 avril 1940, on télégraphie, à 19 h. 12, de Londres à Paris que le « premier transport devait partir le jour J. 1 et que ce jour J. 1 devait, en principe, être le 5 avril (document Raeder-85). Le 5 avril, Earl de la Warr remarque que ni l’Allemagne ni les neutres ne devaient escompter que « l’Angleterre se laisserait enlever toute liberté d’action en suivant le droit à la lettre » (document Raeder-97). Le 6 avril 1940, le ministre du Travail anglais, Ernest Brown, déclare que ni l’Allemagne ni les neutres ne devaient escompter que « les Puissances occidentales suivraient le Droit international à la lettre » (document Raeder-97).

Le même jour, le lendemain de celui où les forces navales britanniques avaient posé des mines dans les eaux territoriales norvégiennes, un ordre d’opérations anglais secret est donné « sur les préparatifs en vue d’une occupation du bassin sidérurgique du nord de la Suède à partir de Narvik ». Cet ordre précisait que la première mission du corps expéditionnaire Avon consistait à « assurer le port de Narvik et le chemin de fer allant à la frontière suédoise ». On ajouta que le Commandant en chef avait l’intention d’avancer vers la Suède et d’occuper le bassin sidérurgique de Gallivare et les points importants de ce territoire, dès que l’occasion s’en présenterait ; c’est une expression qui rappelle absolument les termes du document L-79 du Ministère Public : « ... attaquer la Pologne à la première occasion ».

Le projet primitif de faire partir le premier transport pour la Norvège le 5 avril fut modifié ; car le 5 avril au soir, le Haut Commandement britannique informait le Haut Commandement de la Marine de guerre française, que « le premier convoi anglais ne pourra partir avant le 8 avril, ce qui fixera, dans le cadre du plan prévu, l’embarquement des premiers éléments français au 16 avril » (document Raeder-91).

Soulignons, pour compléter, que l’entreprise de Norvège était désignée par les Alliés sous le nom code de « Stratford-Plan » alors que l’action allemande en Norvège était camouflée sous le mot « Weserübung » (document Raeder-98).

Les faits précités révèlent donc les intentions suivantes : depuis l’automne 1939, on faisait des préparatifs en vue d’une éventuelle action en Norvège, en examinant les possibilités de débarquement, etc. Depuis janvier-février 1940, le danger d’une occupation de points d’appui en Norvège par les Alliés menaçait. En mars 1940, la réalisation du projet était définitivement décidée, et le départ du premier convoi fixé au 5 avril. En même temps, des mines étaient mouillées dans les eaux territoriales norvégiennes et des troupes rassemblées dans les ports britanniques et français en vue de l’action de Norvège. Ainsi, on avait des indices certains, au point de vue du Droit international, d’une violation imminente de la neutralité, cette violation ayant d’ailleurs eu lieu en partie déjà par la pose de mines. C’était le moment où l’Allemagne, d’accord avec la notion de Droit international de défense personnelle, pouvait prendre des contre-mesures équivalentes, c’est-à-dire occuper la Norvège, pour prévenir l’occupation imminente que les autres États belligérants s’apprêtaient à réaliser. Cela se passait d’ailleurs, comme on l’a prouvé, au dernier moment ; car l’Allemagne ne devança les Alliés que parce que le Haut Commandement britannique avait retardé le départ du premier convoi fixé au 5 avril. L’action allemande en Norvège doit donc être considérée comme justifiée d’après les principes du Droit international. Je suis fermement convaincu que le Tribunal, devant ces circonstances qui sont en accord avec le Droit international établi, doit constater que le Grand-Amiral Raeder n’a agi, en ce qui concerne l’occupation de la Norvège, que selon des points de vue purement stratégiques, en observant les normes du Droit international et qu’il l’acquittera en conséquence de la charge qui lui est reprochée par le Ministère Public.

En ce qui concerne la Norvège, l’Accusation a encore fait un reproche à Raeder et Dönitz : aurait constitué une violation du Droit international le fait, suivant l’ordre du 30 mars 1940, pour les forces navales, d’avoir arboré le pavillon de guerre anglais jusqu’au débarquement des troupes ( Cf. C-151 (GB-91) et C-115 (GB-90) ).

Là aussi, le Ministère Public commet une erreur en matière de Droit international dans la guerre sur mer. Il est vrai que la Convention de La Haye sur la guerre sur terre interdit expressément l’emploi abusif des pavillons. Dans la guerre sur mer, par contre, la seule réponse à donner à cette question selon le Droit international en vigueur, c’est que les navires peuvent circuler jusqu’au déclenchement des opérations, avec leur propre pavillon, le pavillon ennemi ou neutre ou sans pavillon. Je me permets de m’en référer aussi, à ce sujet, aux explications juridiques que le Dr Mosler a données au paragraphe 7 de son rapport (document Raeder-66) et, en particulier, aux passages de la littérature scientifique qu’il mentionne selon lesquels l’emploi d’un pavillon étranger est considéré en général comme une ruse de guerre permise, et selon lesquels la pratique britannique, en particulier, autorise l’emploi de faux pavillons, en accord d’ailleurs avec le précédent historique où Nelson, pendant les guerres napoléoniennes, a arboré à hauteur de Barcelone le pavillon français pour attirer les navires espagnols. Il est d’ailleurs inutile de discuter plus longuement, puisqu’en réalité, l’ordre précité, d’arborer le pavillon anglais a été rapporté le 8 avril, donc avant la réalisation de l’entreprise en Norvège, comme le prouvent les documents (document Raeder-89).

Pour terminer, je voudrais, en ce qui concerne ce sujet de la Norvège, souligner encore que Raeder et la Marine allemande ont tout fait après l’occupation de la Norvège pour établir des relations amicales avec celle-ci, pour traiter dignement et convenablement le pays et le peuple pendant l’occupation et lui éviter tous ennuis inutiles. Raeder et l’amiral Böhm, commandant en Norvège, se sont efforcés, en outre, d’arriver à une paix avec la Norvège en sauvegardant ses intérêts nationaux. Ces efforts ont été entravés par l’administration civile du Commissaire du Reich Terboven ( Cf. Affidavit Schreiber, document Kaeder-107. Affidavit’ Böhm, document Kaeder 129. Déposition de Raeder du 17 mai 1946, tome XIV, pages 105 et suivantes ) instituée par Hitler et Himmler, qui, contrairement à l’Armée, était en rapport avec le Parti, les SS, le service de sûreté et la Gestapo. Comme Böhm le confirme dans son affidavit, Raeder a toujours défendu auprès de Hitler les idées communes de bon traitement du peuple norvégien et de la prompte conclusion de la paix, et il a, avec Böhm, lutté contre Terboven dans la mesure du possible. Ici aussi, nous constatons un résultat tragique : malgré ses plus gros efforts, l’Armée n’a pu s’imposer contre la dictature de Hitler, ni contre la dictature qu’exerçait au su de Hitler, un commissaire du Reich aussi médiocre que Terboven. Le peuple norvégien qui a dû souffrir sous l’occupation, sait — et c’est la seule consolation pour Raeder — que ce n’est pas la Marine qui en était responsable. Il est intéressant, d’autre part, de savoir que les différends qui ont surgi entre Hitler et Raeder au sujet de la Norvège ont été l’une des principales raisons qui ont incité Raeder à démissionner définitivement en décembre 1942. Il y en avait d’autres : Raeder a eu également des différends avec Hitler au sujet de la France, parce que, là aussi, il insistait sur la conclusion de la paix, alors que Hitler, avec son manque de mesure, repoussait une telle concession dans les territoires occupés (Déposition de Schulte-Mönting du 22 mai 1946, tome XIV, page 330 ; déposition de Raeder du 17 mai 1946, ibidem, page 107).

Il a eu aussi des différends avec Hitler au sujet de la Russie, parce qu’il était favorable au maintien du traité germano-russe et qu’il s’est prononcé contre la rupture du traité et contre la guerre avec la Russie.

LE PRÉSIDENT

Nous allons suspendre l’audience.

(L’audience est suspendue.)
Dr SIEMERS

J’en viens maintenant au reproche du Ministère Public concernant une guerre d’agression contre la Russie. Il est difficile de comprendre exactement le reproche du Ministère Public dans ce domaine. Il s’agissait d’une guerre sur terre, de sorte que la Marine n’avait pas à faire de préparatifs, à l’exception de préparatifs minimes dans la mer Baltique. En outre, le Ministère Public a lui-même exposé que Raeder a été un adversaire de la guerre contre la Russie. La seule chose qui pourrait subsister du reproche adressé par l’Accusation, est son affirmation (Voir la déposition de l’amiral Wagner, le 13 mai 1946, tome XIII, page 500. ) selon laquelle Raeder aurait été foncièrement partisan de la guerre contre la Russie et n’aurait été en opposition avec Hitler que sur la date à choisir. En se référant au document C-170, l’Accusation prétend que Raeder n’aurait fait que recommander de repousser la guerre contre la Russie à la période qui suivrait la victoire sur l’Angleterre. Le document C-170 pourrait effectivement conférer à cette thèse une apparence de bien-fondé. Mais il en est autrement en réalité et la véritable situation a été établie par l’exposé détaillé des preuves. L’amiral Schulte-Mönting (Voir la déposition de l’amiral Schulte-Mönting du 22 mai 1946, tome XIV, pages 334 et suiv. ) a déclaré clairement dans sa déposition, sans qu’on l’eût contredit au cours de son interrogatoire, que Raeder ne s’était pas contenté de soulever des objections d’opportunité et de moment, mais qu’il s’était opposé auprès de Hitler au principe même d’une campagne contre la Russie, et, pour préciser, pour des raisons de moralité et de Droit international ; tout simplement parce qu’il était de l’avis que le Pacte de non-agression avec la Russie ainsi que le traité de commerce devaient être maintenus à tout prix. La Marine était particulièrement intéressée aux traités prévoyant des échanges avec la Russie et elle s’est toujours efforcée d’observer exactement ces traités. En plus de ce principe du respect des traités, donc de cette raison générale, Raeder représentait l’opinion selon laquelle une guerre contre la Russie était une erreur politique et stratégique. Sa propre déclaration et la déposition de Schulte-Mönting montrent que Raeder n’a pas cessé, en septembre, novembre et décembre 1940, de tenter de détourner Hitler de l’idée d’une guerre contre la Russie. Il est exact que le document C-170 ne reproduit que la raison stratégique de son opposition. Mais il n’y a rien d’étonnant à cela car il était naturel que, dans les papiers de l’Amirauté, on n’invoquât comme justification que des raisons qui avaient une importance du point de vue technique, naval et stratégique et non du point de vue politique. J’ai déjà montré que Hitler s’opposait formellement à ce que Raeder, en tant que Commandant en chef de la Marine de guerre, s’immisçât dans les questions de politique extérieure, c’est-à-dire dans des choses qui ne relevaient pas de sa compétence. Si Raeder a cependant tenté une fois de le faire, à rencontre de la volonté de Hitler, et à la vérité dans des cas particulièrement importants, il n’a pu le faire que d’homme à homme ; il ne pouvait pas relater ces entretiens dans le journal de guerre. Il a toutefois rapporté ces événements à son chef d’État-Major, qui était son homme de confiance le plus proche. C’est à la suite de cela que Schulte-Mönting a pu confirmer clairement que Raeder s’était opposé, dans ce cas à Hitler, en raison de considérations de Droit international et de moralité et qu’il a invoqué, en outre, des raisons stratégiques, dans l’espoir de pouvoir agir avec plus de succès sur Hitler de cette façon. Schulte-Mönting a même dit, comme Raeder, que ce dernier avait cru, en novembre, à la suite d’un entretien, avoir détourné Hitler de ses plans. Je crois que la lumière est ainsi faite sur cette affaire et il ne reste ici aussi que la constatation tragique que les objections politiques de Raeder touchant la Russie ont eu aussi peu d’écho auprès de Hitler que dans les cas de la Norvège et de la France. La situation est analogue pour le reproche concernant la guerre d’agression contre l’Amérique et la violation de la neutralité à l’égard du Brésil. Ces deux reproches ont été suffisamment infirmés dans le cadre de la présentation des preuves pour que je n’aie pas besoin de m’expliquer longuement là-dessus.

D’abord l’Accusation a exposé les faits de telle façon que Raeder aurait collaboré d’une manière quelconque à faire pression sur le Japon pour qu’il attaquât l’Amérique. En fait, aucun entretien de stratégie maritime n’a eu lieu entre le Japon et Raeder. Raeder défendait toujours le point de vue que la guerre avec les États-Unis devait être aussi bien évitée que celle contre la Russie. Cette manière de voir était bien compréhensible, car il avait toujours défendu en outre le point de vue que Hitler ne devait à aucun prix arriver à une guerre avec l’Angleterre. Or, comme la guerre avec l’Angleterre était devenue une réalité, il devait, à titre de Commandant en chef de la Marine de guerre, consacrer toute son énergie à combattre l’Angleterre avec succès. Raeder connaissait les limites des possibilités offensives de la Marine et, de ce fait, il était absolument impossible qu’il collaborât à une extension de la guerre sur mer, parce qu’il voyait déjà que la guerre contre l’Angleterre prenait une tournure difficile. Le document C-152 présenté par l’Accusation ne parle donc que de la proposition d’après laquelle le Japon devait attaquer Singapour, et part du point de vue que les États-Unis doivent être laissés en dehors de la guerre. La proposition faite à Hitler en vue d’une attaque du Japon sur Singapour était tout à fait correcte à tout point de vue. Nous étions en guerre avec l’Angleterre et Raeder devait essayer de concentrer toutes les forces contre l’Angleterre. A ce point de vue, il avait le droit de proposer que le Japon attaquât l’Angleterre en sa qualité d’allié. D’ailleurs, cet entretien de Raeder n’est que du 18 mars 1941, alors que Hitler avait déjà fixé comme directive dans son instructions n° 24, en date du 5 mars 1941, que le Japon devait attaquer Singapour, la position-clé de l’Angleterre (document C-175). Le rapport du général Marshall prouve qu’il n’y avait pas un plan commun germano-japonais.

Raeder fut aussi surpris que tout autre Allemand de l’attaque subite de Pearl-Harbour par le Japon ; c’est ce qu’a également confirmé Schulte-Mönting. La tentative du Ministère Public pour ébranler cette affirmation, au cours du contre-interrogatoire de Schulte-Mönting, par la présentation d’un télégramme de l’attaché naval envoyé de Tokyo à Berlin le 6 décembre 1941 (document D-872) a échoué. D’une part, Raeder n’a vraisemblablement reçu le télégramme que lorsque l’attaque japonaise de Pearl-Harbour était déjà déclenchée ; d’autre part, le nom de Pearl-Harbour n’est même pas cité dans ce télégramme.

Le reproche de l’Accusation au sujet du Brésil est réfuté encore plus clairement peut-être que cela du fait que, dans la présentation des preuves au cours des contre-interrogatoires de Raeder, Schulte-Mönting et Wagner, l’Accusation n’est jamais revenue sur ce point. Il s’agit du reproche suivant : d’après le journal de Jodl, la Direction des opérations navales avait proposé, deux mois déjà avant le début de la guerre entre l’Allemagne et le Brésil, l’usage des armes contre les vaisseaux brésiliens de guerre et de commerce, et cet usage avait été autorisé (document PS-1807). Abstraction faite des témoignages, le cas est déjà contredit par les documents, en l’espèce par l’extrait complet du journal de Jodl, que j’ai déposé sous le numéro Raeder-115, ainsi que par les autres documents remis, Raeder n° 116 à 118. Il résulte de ces documents que le Brésil avait violé la neutralité en permettant aux États-Unis l’usage des aérodromes brésiliens pour attaquer, en partant de ces bases, les sous-marins allemands et italiens. De plus, le ministère de l’Air brésilien avait communiqué officiellement que des attaques avaient été exécutées par l’Armée de l’air brésilienne. Une telle attitude violant le principe de la neutralité justifiait la demande de la Direction des opérations navales visant à l’usage des armes contre les vaisseaux brésiliens. Dans ce cas également, le Ministère Public n’a pas réussi à prouver que Raeder était coupable d’un crime contre le Droit international, même pas d’une atteinte à ce droit.

L’Accusation, très soigneuse, a présenté énormément de matériel et le grand nombre de détails a exigé dans le cas de Raeder une grande exactitude dans la présentation des preuves. Je me suis efforcé de traiter de tous les reproches, soit dans la présentation des preuves, soit dans ma plaidoirie, et je me suis efforcé d’expliquer le plus clairement possible que tous ces reproches ne constituent, en partie par des raisons de fait, en partie par des raisons juridiques, aucun fait considéré comme crime en vertu de ce Statut. Si je n’ai pas traité plusieurs des documents — malgré mon effort pour arriver à une grande exactitude — c’est parce que ces documents me paraissaient avoir une importance moindre et, en tout cas, pas d’importance au point de vue criminel, comme par exemple les nombreux cas où Raeder n’a été nommé — sans y être engagé d’une manière officielle — que parce qu’il faisait, pour des raisons formelles, partie des destinataires des documents. Il aurait été fastidieux d’entrer dans ces détails qui se répètent, bien que le Ministère Public ait insisté sans relâche sur ces renvois formels, de sorte qu’on était parfois enclin à penser à ce mot de Napoléon que la répétition est la forme d’expression qui a le plus de force persuasive.

De plus, je croîs pouvoir me passer, dans cette plaidoirie pour le Grand-Amiral Raeder, d’une argumentation sur les véritables crimes de guerre ou les crimes contre l’Humanité, car il m’est impossible d’établir un lien entre Raeder et ces crimes d’après le matériel présenté par l’Accusation. Aussi aucun reproche spécial à cet égard n’a-t-il été fait à Raeder, à l’exception des deux cas qui se rapportent à l’ordre des commandos, c’est-à-dire le cas de l’exécution de deux soldats à Bordeaux et l’exécution du soldat britannique Evans fait prisonnier par le SD à la frontière suédoise, après avoir pris part à l’attaque menée par des armes légères contre le Tirpitz. Dans la mesure où ce reproche concerne la Marine, il a été réfuté par la présentation des preuves. Ces deux cas ne sont pas venus ou ne sont venus que plus tard à la connaissance du Commandement de la Marine, peu avant le départ de Raeder ; dans les deux cas, l’action a été conduite d’après l’ordre sur les commandos qui émanait de Hitler lui-même ou du SD, sans que le Commandement de la Marine l’eût su ou voulu, et, fait le plus important, dans les deux cas les documents de l’Accusation ont montré que ces soldats étaient en civil, qu’ils n’avaient donc pas droit à la protection offerte par la Convention de Genève (Voir document D-864 (GB-457) concernant Evans ; document UK-57 (GB-164), feuille 4 dans l’original, sous le chiffre 2 concernant Evans, où dans la traduction anglaise les mots « en civil » ont été omis par mégarde, et UK-57, feuille 5 dans l’original, sous le chiffre 4 concernant le cas de Bordeaux où se trouve également l’allusion aux vêtements civils. Voir en outre mon second interrogatoire de l’amiral Wagner du 14 mai 1946, tome XIII, page 543 et suivantes et mon second interrogatoire de l’amiral Schulte-Monting du 22 mai 1946, tome XIV, page 370).

Je n’ai pas à traiter de tous les autres faits criminels présentés par l’Accusation, spécialement pour le front de l’Est, puisque Raeder n’y a pas participé. J’espère avoir aussi l’accord du Tribunal lorsque je rappellerai à propos du cas de Katyn, que le Tribunal a constaté que Raeder n’y avait pas participé et, pour cette raison, a refusé mon assistance. Je crois donc pouvoir juridiquement en conclure que Raeder, même par le détour de la conspiration, ne peut pas être considéré comme chargé de ces faits, puisqu’il n’a rien su de ces événements avec lesquels il n’avait rien à voir.

La présentation des preuves par le Ministère Public est fondée sur le désir de conduire à la victoire sa théorie de principe, et de reconnaître qu’un tel nombre de crimes ne peut pas être fondé sur la volonté d’un seul, mais bien plutôt qu’il doit y avoir une conspiration d’un groupe, un complot. Il ne pouvait s’agir ici, en premier lieu et logiquement, que des propres collaborateurs de Hitler, donc des véritables nationaux-socialistes. Mais comme Hitler voulait parvenir, et parvint effectivement, à des réalisations essentielles dans le domaine militaire et économique, il se produisit un phénomène curieux : parmi les nationaux-socialistes, ne se trouvait aucun spécialiste en ces domaines. La plupart des collaborateurs nationaux-socialistes n’avaient pas eu auparavant d’occupation entraînant une formation de spécialistes. C’est pour cela que Hitler, malgré son désir de s’entourer de nationaux-socialistes, commença par affecter des spécialistes qui n’étaient pas nationaux-socialistes aux postes dirigeants de certains départements, par exemple Schacht à l’Économie, Neurath pour les questions politiques et, du point de vue militaire, Fritsch pour l’Armée et Raeder pour la Marine. Le Ministère Public l’a suivi dans l’intérêt de sa théorie de la conspiration, sans considérer que ces hommes n’étaient pas des nationaux-socialistes et ne pouvaient en définitive prendre part à la conspiration, et sans considérer que Hitler ne se servait de ces gens qui n’étaient pas nationaux-socialistes que comme spécialistes dans un domaine défini, et aussi longtemps seulement que cela lui paraissait absolument nécessaire ; il était donc d’accord avec le départ de ces hommes qui, en fin de compte, lui étaient essentiellement étrangers, aussitôt que les divergences qui les séparaient, paraissaient inconciliables, ce qui pouvait se produire à n’importe quel moment, pour chacun d’eux, selon la nature de ses fonctions.

Avec cette large conception de la notion de conspiration et avec l’extension de la lutte du Ministère Public contre ceux qui n’étaient pas nationaux-socialistes, celui-ci a abandonné l’idée directrice qui a été propagée à l’étranger, de la lutte contre le national-socialisme et non contre l’Allemagne tout entière ; deux notions qui, nulle part et a aucun moment, n’ont été réellement identiques, comme le Ministère Public essaie maintenant de la présenter. J’estime qu’en agissant ainsi, le Ministère Public a également abandonné la conception fondamentale du Président Roosevelt.

Mais le Ministère Public n’a pas pris en considération un second point de vue, de droit et de fait. Je pense à la conception de la répartition des compétences dans le Droit public, c’est-à-dire à la spécialisation des différents ressorts. Cette répartition des compétences qui repose sur le principe de la division du travail, possède essentiellement un caractère qui tend à la séparation ; elle répartit des champs d’action en tenant compte des points de vue locaux fonctionnels et objectifs. D’une part, cette répartition définit positivement le champ d’action, à l’intérieur duquel chaque ressort doit exercer son activité, mais en même temps elle définit négativement les limites de cette activité, en stipulant quels sont les domaines qui ne concernent plus les services en question et où, par conséquent, ils ne peuvent plus déployer d’activité officielle.

Dans une démocratie, il y a encore un lien, grâce aux réunions de cabinet communes, ou par le moyen du président du conseil, du Chef de l’État et du Chancelier de l’État. Il n’en est pas de même dans une dictature, surtout lorsqu’un dictateur comme Hitler exploite dans l’État national-socialiste, avec la plus grande habileté, la séparation des divers ressorts et prend soin qu’ils restent isolés le plus possible, et que la décision soit toujours prise par ses soins en sa qualité de dictateur, afin qu’il puisse même se servir des différents ressorts en les faisant agir les uns contre les autres.

La répartition des ressorts qui avait été strictement appliquée dans l’État national-socialiste s’oppose particulièrement à la notion de conspiration et rend plus difficile à l’individu de franchir les limites de son ressort sous une forme quelconque. Cette importance peut être démontrée par l’exemple suivant : entretenir des relations politiques avec d’autres États, conclure ou annuler des traités ou des alliances avec d’autres États, déclarer la guerre ou faire la paix ; toutes ces éventualités tombent dans le domaine des attributions en matière extérieure et non dans celui des autorités qui s’occupent des affaires intérieures, comme par exemple l’administration des Finances du Reich, la Justice et l’Armée. D’où la conséquence : puisque la décision sur la guerre et la paix n’est pas du ressort de l’Armée, celle-ci doit accepter la décision prise par les chefs politiques et ces décisions lient les autorités militaires. En ce qui concerne son propre ressort, le chef militaire doit tirer les conséquences qui résultent de cette décision. Une fois la guerre déclarée, l’Armée doit se battre. Elle n’est pas responsable de la guerre, puisqu’elle n’a pas d’influence sur son déclenchement. Une guerre d’agression n’existe donc pour l’Armée que dans un sens purement stratégique. D’ailleurs, chaque guerre dont la conduite lui est assignée est pour elle une guerre pure et simple quelle que soit sa qualification juridique ( Voir également l’article 45 de la Constitution du Reich).

La responsabilité, au sens du Droit public et du Droit pénal, correspond au domaine de la compétence. Mais si, par conséquent, le Commandant en chef d’une partie de l’Armée n’est responsable que de la conduite de la guerre et non de son déclenchement, il ne peut être tenu pour responsable, dans l’élaboration des plans stratégiques, que de l’élaboration en tant que telle, mais non des origines éventuelles de la guerre pour laquelle le plan stratégique en question a été élaboré.

Cette répartition des ressorts et des compétences, très importante du point de vue du Droit public et pénal, a été tout particulièrement appliquée par Hitler pour renforcer sa propre puissance dans beaucoup de domaines. On peut citer, à titre d’exemple, la création du délégué au Plan de quatre ans, dont le champ d’action appartenait, à proprement parler, au ministère de l’Économie, la création des commissaires du Reich dans les territoires occupés, dont l’activité rentrait, au fond, dans le cadre de l’administration militaire, et, enfin, la séparation rigoureuse des trois parties de la Wehrmacht ainsi que la suppression du Ministère de la Défense du Reich ou du ministère de la Guerre qui rassemblait et coordonnait ces trois parties. Ce dernier fait nous intéresse particulièrement dans le cas Raeder. Plus on créa de ressorts, plus on sépara ces ressorts les uns des autres, plus la puissance dictatoriale de Hitler s’accrut. Il était le seul supérieur hiérarchique de ces innombrables ressorts. Mais du point de vue du Droit public et pénal, la responsabilité des plans stratégiques d’un ressort isolé, la Marine en l’occurrence, s’en est trouvée diminuée de ce fait. Il en résulte que le chef d’une partie de la Wehrmacht, celui de la Marine par exemple, ne peut être responsable, lors de l’élaboration des plans stratégiques, que des plans qui affectent le domaine de la Marine. Il n’avait pas de vue générale sur l’ensemble des plans. L’élaboration des plans politiques et, militaires n’a jamais été l’objet d’une discussion. Elle était entièrement de la compétence de Hitler qui tirait les fils des activités des divers départements. Je me contenterai de citer un fait : ce n’est qu’en mars 1940 que Göring a été mêlé à l’affaire de Norvège. C’est un exemple de la séparation extrêmement accusée des différentes branches de la Wehrmacht. A cela s’ajoute le fait que l’élaboration des plans purement stratégiques ne peut être, en tant que telle, punissable, puisqu’elle est d’usage dans tous les pays et que, dans tous les pays, le chef militaire d’une partie de l’Armée ne sait et ne peut savoir à quelles fins les plans qu’il a élaborés peuvent être employés ultérieurement par les chefs politiques, qu’il s’agisse d’une guerre d’agression ou d’une guerre défensive.

Les documents contenus dans mon livre de documents prouvent d’une façon convaincante que les autorités militaires, aussi bien chez les Alliés qu’en Allemagne, ont élaboré de la même manière, dans le même domaine et en même temps, des plans stratégiques relatifs à la Norvège, à la Belgique (Voir documents Raeder n° 33 et 34) , aux Pays-Bas, à la Grèce, à la Roumanie, et de plus, chez les Alliés, des plans concernant la destruction des champs pétrolifères roumains et des puits de pétrole du Caucase (Voir document Ribbentrop n° 221, document Baeder n° 41, audiences du 1er mai 1946, tome XII, page 508 et du 16 mai 1946, tome XIV, page 67).

Des plans du Conseil suprême, c’est-à-dire de l’État-Major franco-britannique, concernant précisément le Caucase, démontrent l’exactitude de cet exposé. Le Conseil suprême refuserait certainement d’être tenu pour politiquement responsable de ces plans, bien qu’à l’époque où ils ont été établis l’Union Soviétique fût encore neutre. Leur exécution, comme il ressort des documents, aurait atteint non seulement l’Allemagne, pays ennemi, mais aussi l’Union Soviétique, pays neutre. La ressemblance des documents relatifs à ces plans est absolument convaincante et démontre un parallélisme absolu. Qu’il me soit permis, à ce sujet, de me référer aux déclarations antérieures que j’ai faites à l’occasion de l’important débat (Audience du 16 mai 1946, tome XIV, pages 65 et suiv ) engagé au sujet de la pertinence et de l’admissibilité des documents que j’ai présentés et rappeler seulement, en guise de complément, le document Raeder n° 130 ; c’est la lettre du Foreign Office qui refuse la présentation des documents de l’Amirauté britannique, mais admet cependant l’existence de plans concernant la Norvège et toute la Scandinavie, en ajoutant toutefois que ces plans n’ont pas été exécutés, constatation due au fait que l’Allemagne les avait devancés.

On peut être pacifiste, donc antimilitariste par principe, mais on doit alors rester conséquent et exprimer son hostilité non seulement aux militaires allemands, mais à tous les militaires. On peut condamner le fait pour des militaires, en tant qu’organes d’exécution, de préparer des plans militaires, et on peut exiger qu’à l’avenir l’établissement de tels plans soit punissable. Mais tous les plans doivent être punissables, les allemands comme les plans des militaires étrangers.

L’exposé précédent démontre que l’Accusation méconnaît la situation de fait et de droit, lorsqu’elle veut rendre Raeder responsable de décisions politiques auxquelles il n’a pas participé, et lorsqu’il n’a toujours agi qu’en soldat. De même que l’on ne pouvait songer, il y a 130 ans, à traduire en justice un amiral du dictateur Napoléon, de même ne peut-on condamner maintenant un amiral du dictateur Hitler. Avec les dictateurs — et le Ministère Public ne tient pas compte de ce fait — non seulement les pouvoirs et l’influence d’un commandant militaire diminuent, mais sa responsabilité doit également diminuer dans la même mesure car le dictateur a accaparé toute la puissance, donc toute la responsabilité. A plus forte raison lorsque le dictateur met en œuvre une volonté aussi farouche et une force aussi dynamique que celles de Hitler. Le procureur français a eu, le 7 février 1946, devant ce Tribunal, ces mots particulièrement justes (Tome VII, page 116 ) : « Certes Hitler incarnait toute volonté ». L’Accusation a presque entièrement laissé de côté la force et la puissance qui en découlent et n’en a pas tenu compte dans sa représentation des faits et des conséquences juridiques. L’étendue de cette puissance apparaît dans le célèbre ouvrage de Gustave Le Bon, Psychologie des Foules ( Editions AUred Kroener, pages 101 et 102 ), au chapitre « Les chefs des foules ». Je cite :

« Il y a lieu d’établir une distinction assez nette au sein de la catégorie des chefs. D’un côté, il y a les hommes doués d’énergie et de volonté, mais dépourvus de ténacité, de l’autre, ceux, beaucoup plus rares, qui possèdent une volonté forte et tenace... La deuxième catégorie de chefs, celle des hommes à la volonté tenace, exerce une influence bien plus considérable, malgré ses apparences peu brillantes. »

Hitler appartient à cette deuxième catégorie de chefs, lui qui — comme le dit le texte — a eu un ascendant énorme tout en ayant piètre apparence, avec son uniforme brun.

Gustave Le Bon poursuit :

« La volonté opiniâtre qu’ils possèdent est une qualité infiniment rare et infiniment puissante, qui soumet tout à sa domination. On ne se rend pas suffisamment compte de ce que peut faire une volonté forte et tenace. Rien ne lui résiste, ni la nature, ni les dieux, ni les hommes. »

A la lumière de ces paroles, on comprendra que Raeder n’ait pas pu résister non plus.

Il ne reste plus qu’une question : un soldat a-t-il le devoir de se révolter, de s’insurger ouvertement ? Tous les commandants en chef du monde, et tous les autres hommes également, répondront négativement, sauf dans le seul cas où il s’agit d’un ordre du dictateur donné à des fins criminelles, et si le chef militaire est à même de reconnaître qu’il y a un crime. C’est pourquoi Raeder ne pourrait se voir imputer que des crimes militaires, et non politiques, car le Führer répond lui-même de ces derniers. Si le Ministère Public est arrivé, pour Raeder, à une autre conclusion, c’est uniquement, comme je l’ai déjà souligné dans mon introduction, parce que, méconnaissant les données de la réalité et du Droit, il a vu en lui un homme politique et un soldat. Il n’était pourtant que soldat. Il n’a vécu que pour la Marine, pour le bien de sa Marine, dont il est prêt maintenant à répondre entièrement et à porter la responsabilité. Il est seul à avoir commandé et, assisté de son corps d’officiers, à avoir formé la Marine, pour lui apprendre à penser droit et à combattre loyalement, à combattre comme l’Humanité l’exige du soldat. Il ne faut pas que les officiers et les soldats de cette Marine soient diffamés par les actes d’un Hitler et de son national-socialisme, du fait que leur Commandant en chef sera déclaré criminel. Raeder peut porter une culpabilité au sens historique, parce que, à l’instar de beaucoup d’autres dans ce pays et à l’étranger, il n’a pas reconnu Hitler, ne l’a pas compris et n’a pas eu la force de se dresser contre le dynamisme incommensurable de cet homme. Mais une omission n’est pas un crime. Ce que Raeder a fait ou a omis dans sa vie, il l’a fait convaincu de bien agir et de devoir agir ainsi en tant que soldat conscient de son devoir. Raeder est un officier de la plus haute valeur, qui n’est pas un criminel et qui ne peut être un criminel, puisque toute sa vie il a vécu honnêtement et en bon chrétien. Un homme qui croit en Dieu ne commet pas de crimes, et un soldat qui croit en Dieu n’est pas un criminel de guerre.

Je prie donc le Haut Tribunal d’acquitter complètement de tous les chefs d’accusation le Grand-Amiral et docteur honoris causa Erich Raeder.

LE PRESIDENT

Je donne la parole au Dr Sauter.

Dr SAUTER

Messieurs. Baldur von Schirach, qui était alors chef de la Jeunesse hitlérienne du Reich, accueillit, en l’année 1936, les hôtes des Jeux Olympiques à Berlin par les mots suivants :

« Jeunesse, jette un pont sur les mers et les frontières ! J’invoque la jeunesse du monde et en elle, la Paix ». Et, lorsqu’il était Gauleiter de Vienne, Baldur von Schirach disait à Hitler en 1940 : « Vienne ne peut être conquise avec des baïonnettes, mais avec de la musique ».

Ces deux déclarations paraissent caractéristiques de l’attitude et du caractère de cet accusé. Il est du devoir de la Défense d’examiner dans ce sens le résultat des preuves accumulées au cours de ce Procès pour savoir si c’est bien le même Baldur von Schirach qui a fait ces déclarations de principe, qui a réellement commis les crimes contre le Droit et l’Humanité que lui impute l’Accusation.

Schirach est ici le plus jeune accusé. Il est aussi celui des accusés qui, lors de son entrée dans le Parti, était de beaucoup le plus jeune ; il n’avait même pas 18 ans. Ces faits sont déjà peut-être d’une certaine importance pour juger son cas. Lorsqu’il était encore sur les bancs de l’école, il a été entraîné vers le national-socialisme naissant ; il était avant tout attiré puissamment par la pensée socialiste qui déjà, dans son centre d’éducation rurale, ne faisait aucune différence entre les différents jeunes gens de conditions et de professions diverses ; ces jeunes qui entouraient Schirach mettaient de grandes espérances dans le mouvement populaire qui, après 1920, voulait assurer en Allemagne le relèvement de notre patrie des conséquences de la première guerre mondiale pour arriver à un avenir plus heureux. Et le sort a voulu que von Schirach, qui avait 17 ans, entrât déjà en 1925 en contact direct avec Hitler à Weimar, la vieille ville de Gœthe. La personne de Hitler fit sur le jeune Schirach, ainsi qu’il l’avoua lui-même, une impression fascinante ; le programme de communauté populaire que Hitler développait alors avait fortement impressionné Schirach, parce qu’il croyait y retrouver en grand ce qu’il avait déjà vécu personnellement en petit parmi ses camarades du centre d’éducation rurale et son organisation de jeunesse. Hitler lui apparut ainsi qu’à ses camarades comme l’homme qui ouvrirait les portes de l’avenir à la jeune génération ; cette génération entrevoyait en lui la perspective d’une existence, la perspective du bonheur de vivre. C’est ainsi que le jeune homme devint un national-socialiste convaincu ; il le devint comme un produit du milieu dans lequel il avait vécu pendant ses jeunes années et qui ne fournissait qu’un sol favorable aux idées auxquelles s’attachait le jeune Schirach, parce qu’il les considérait à l’époque comme les vraies idées. Ce milieu, où il passa ses jeunes années, ainsi que des lectures politiques qui étaient toujours de la même inspiration et que le jeune homme absorbait, assoiffé qu’il était du désir de s’instruire, firent déjà de lui, lorsqu’il était jeune et inexpérimenté, un antisémite. Bien entendu, non pas dans le sens de ces fanatiques qui ne reculaient finalement plus devant des actes de violence et des pogroms, non pas dans le sens de ces fanatiques qui ont créé finalement un Auschwitz et assassiné des millions de Juifs, mais un antisémite au sens le plus modéré qui voulait uniquement juguler l’influence juive dans l’administration de l’État et la vie intellectuelle, et qui, pour le reste, ne voulait pas toucher à la liberté et aux droits de ses concitoyens juifs et ne pensait jamais à une extermination du peuple juif. C’est ainsi que le jeune Schirach, durant ces années, se représentait l’antisémitisme de Hitler.

Que telle eût été réellement l’opinion de Schirach, la déclaration qu’il a faite ici lui-même dans la matinée du 24 mai 1946 le prouve : il y qualifiait crûment les crimes commis par Hitler de tache honteuse sur notre Histoire, de crime dont chaque Allemand avait à rougir ; il y disait ouvertement qu’Auschwitz devait mettre un terme à toute politique raciale et à tout antisémitisme. Cette déclaration était un cri du cœur chez l’accusé Schirach elle était le résultat des révélations épouvantables que le Procès lui avait faites, et Schirach a fait cette déclaration ici, publiquement, afin de ramener la jeunesse allemande, engagée sur une fausse route, vers le chemin de la justice et de la tolérance.

Je voudrais maintenant considérer, Messieurs, les lourdes accusations portées contre Schirach et les résultats essentiels donnés par l’audition des preuves sur des points de détail : On reproche d’abord à l’accusé Schirach d’avoir aidé activement avant la prise de pouvoir, donc avant 1933, le parti national-socialiste, ainsi que le mouvement de jeunesse qui lui était rattaché, et d’avoir contribué ainsi à permettre au Parti de devenir une force ; il aurait été, selon les termes de l’exposé des charges, un partisan soumis à Hitler et très proche de lui ; il aurait été un aveugle fidèle de Hitler et de son monde de pensées nationales-socialistes et, en tant que chef de la ligue des étudiants, il aurait amené et gagné idéologiquement et politiquement les étudiants au national-socialisme.

Tout cela, Messieurs, Schirach ne le conteste pas ; ce qu’on lui reproche à ce sujet, il avoue l’avoir fait, et en assume naturellement, aujourd’hui, la responsabilité. La seule chose qu’il conteste aujourd’hui, avec autant de fermeté qu’il le fera demain, c’est le reproche d’avoir pris part à un complot. Selon Schirach, le principe du chef et la dictature sont incompatibles, étant donné ce qu’ils sont et ce qu’ils signifient, avec la pensée d’un complot ; et un complot lui semble une monstruosité du point de vue logique dès qu’il est censé compter plusieurs millions de conjurés et que son existence et ses buts sont bien connus dans le pays et à l’étranger. Ce Procès nous a en outre révélé que Hitler n’avait, en dehors de Bormann et de Himmler, ni ami ni conseiller avec lequel il eût parlé de ses projets et de ses intentions ; bien plus, il poussait le principe du chef jusqu’à ses ultimes conséquences ; il ne connaissait pas de conseils et de discussions qui eussent sur la formation de ses décisions une influence quelconque : il les prenait seul, sans même prêter l’oreille à l’opinion de son entourage le plus proche ; pour lui, il n’était question que de donner des ordres, et pour les autres d’obéir sans condition. Voilà quel était le visage véritable de ce complot, et nous tous qui avons assisté à ce Procès n’aurions jamais tenu pour possible cette généralisation radicale du principe du chef si tous les accusés et tous les témoins qui en étaient instruits ne nous avaient toujours tracé le même tableau avec la plus parfaite unanimité.

Schirach, donc, ne conteste absolument pas d’avoir, dans sa prime jeunesse, été complètement fasciné par Hitler, d’avoir mis toute sa jeune personnalité au service de cette cause et d’avoir alors voué à Hitler un sentiment de fidélité inconditionnelle, selon les termes de l’Acte d’accusation.

Si tel fut le crime du jeune Schirach, un crime que des millions d’Allemands plus âgés, plus expérimentés, plus mûrs, ont commis avec lui, vous pouvez le condamner en votre qualité de juges au cas où notre législation vous en fournit la possibilité au point de vue juridique. Ce serait une désillusion de plus qui viendrait s’ajouter aux nombreuses autres qu’il a eues déjà depuis des années. Schirach sait aujourd’hui qu’il a été jusqu’au bout le fidèle suivant d’un homme qui ne le méritait pas, et il sait aussi aujourd’hui que les idées pour lesquelles il s’enthousiasma et se sacrifia au cours de ses jeunes années menaient dans la pratique à des fins qu’il n’aurait jamais imaginées de lui-même. Mais même le Schirach d’aujourd’hui, celui qui a acquis la sérénité à travers bien des expériences, ne peut considérer comme une action criminelle l’activité de bonne volonté de ses jeunes années, déployée avec des millions d’Allemands au service de Hitler et de son Parti. Car le jeune Schirach considérait alors le Parti comme absolument légal ; il n’a jamais douté qu’il ne fût un moyen légal d’accéder au Gouvernement. La prise du pouvoir par le Parti, la nomination de Hitler au poste de Chancelier du Reich par le Président du Reich von Hindenburg, ainsi que l’obtention de la majorité par le Parti lors de scrutins répétés, confirmaient toujours davantage le jeune Schirach dans l’idée que le mouvement appartenait à la légalité. S’il doit être puni aujourd’hui pour avoir reconnu pour son chef ce même Hitler que des millions d’Allemands et tous les États du monde avaient reconnu comme le chef d’État légal, Schirach ne pourrait jamais trouver équitable une telle décision. En dépit du Jugement sévère qu’il a porté et qu’il devait porter ici sur Hitler, il se considérerait comme la victime de ses convictions politiques si on le condamnait pour s’être joint au parti nazi, parce qu’il était jeune et enthousiaste, et pour avoir aidé à son développement et à la prise du pouvoir. Il n’a pas considéré alors que c’était un crime ; au contraire, à son point de vue, il pensait servir sa patrie.

Le second reproche, beaucoup plus important, que l’on fait à l’accusé von Schirach, c’est d’avoir, au cours des années 1932 à 1940, en qualité » de chef de la jeunesse du Reich — citons textuellement l’accusation — « empoisonné l’esprit de la jeunesse avec l’idéologie nazie et de lui avoir donné une formation orientée vers une guerre d’agression ». Schirach a, dès l’abord, combattu cette affirmation, et ces assertions n’ont d’ailleurs pas été établies par les résultats de l’exposé des preuves.

La loi sur la Jeunesse hitlérienne de l’année 1936 définissait ainsi la tâche de Schirach en sa qualité de chef de la Jeunesse hitlérienne :

« En dehors de la maison familiale et en dehors de l’école, la jeunesse doit être élevée, au point de vue physique, au point de vue intellectuel et au point de vue moral, dans l’esprit du national-socialisme, pour le service du peuple et de la communauté, par la Jeunesse hitlérienne », et son chef, l’accusé von Schirach. Ce programme est textuellement répété dans l’ordonnance d’exécution de l’année 1939, qui n’a été publiée si tardivement que parce que Schirach né voulait introduire l’affiliation obligatoire qu’à un moment où la Jeunesse hitlérienne comprendrait déjà pratiquement, en vertu d’adhésions volontaires, toute la jeunesse allemande. L’affiliation obligatoire ne figurerait dans l’avenir que sur le papier.

Dans le programme de la Jeunesse hitlérienne, tel que Schirach l’a formulé dans ses discours et dans ses écrits, il n’y a pas un seul mot qui parle d’une éducation militaire de la jeunesse, et encore moins d’une éducation en vue de guerres d’agression. Mais la pratique elle-même de l’éducation de la jeunesse, d’après les conceptions de Schirach, ne laisse en aucune façon apparaître une éducation militaire de la jeunesse allemande en vue d’un tel but. On a fait valoir en ce sens que la Jeunesse hitlérienne était organisée en diverses « sections et divisions ». C’est vrai, bien que les désignations indiquées par l’Accusation ne soient pas exactes et qu’elles n’aient absolument rien à voir avec des formations militaires. Mais toute organisation de la jeunesse du monde entier présentera finalement une division quelconque en unités plus ou moins grandes. Chacune de ces unités aura nécessairement aussi un nom’ et un chef responsable ; et de même que dans d’autres pays, on a également rendu reconnaissable par un ruban de chef, par des étoiles ou par d’autres signes distinctifs de son rang, le chef d’une unité de la Jeunesse hitlérienne. Cela n’a rien à voir avec un caractère militaire de l’éducation de la jeunesse. Schirach sait, par sa connaissance exacte de l’étranger, que les organisations de la jeunesse à l’étranger, que ce soit en Suisse ou en France, en Angleterre ou en Amérique, en Tchécoslovaquie ou en Yougoslavie, possèdent également une division similaire et des insignes du même genre. Mais l’idée ne nous est pas encore venue de ce fait de considérer ces organisations étrangères de jeunesse comme des organisations militaires.

On a fait valoir, en outre, que les formations de la jeunesse masculine allemande recevaient l’instruction du tir. C’est également exact, mais cela prouve encore très peu de chose car la formation au tir de la Jeunesse hitlérienne se faisait par principe, et sans exception, uniquement avec des fusils de petit calibre, un genre de flobert, qui n’est considéré nullement dans le monde comme une arme militaire et qui n’a même pas été compté par le Traité de Versailles parmi les armes militaires. La Jeunesse hitlérienne allemande, au cours de son existence, n’a pas possédé une seule arme de guerre, un seul fusil d’infanterie, une seule mitrailleuse, un seul avion à moteur, un seul canon, un seul char. Mais si on voulait parler d’instruction militaire, cette instruction aurait dû se faire en premier lieu avec des armes de guerre telles que celles qui sont utilisées dans la guerre moderne. Il est toutefois vrai — le fait a été établi au cours du contre-interrogatoire de l’accusé Schirach — qu’un membre de la direction de la jeunesse du Reich, un certain Dr Stelirecht, spécialiste en matière d’instruction du tir, avait précisément essayé de donner à cette branche de l’éducation de la jeunesse une signification plus importante, afin de donner lui-même plus d’importance à ses fonctions. Mais Schirach a pu faire valoir, sans rencontrer d’objection, que c’est précisément à ce sujet qu’il a eu des divergences avec ce spécialiste et qu’il s’est finalement séparé du Dr Stelirecht parce que lui, Schirach, se refusait à tout développement susceptible d’aboutir à une instruction militaire de la jeunesse. Mais ce même Dr Stelirecht, qui a été cité par le Ministère Public comme témoin à charge a, malgré cela, reconnu de son côté que « pas un seul garçon n’avait été entraîné en Allemagne au tir aux armes de guerre ».

Pour apprécier ces questions, il est important, en. outre, de noter le fait que Schirach a refusé par principe l’éducation de la jeunesse par des officiers d’activé ou par d’anciens officiers, car il estimait qu’ils n’étaient pas aptes à élever la jeunesse dans l’esprit qu’il s’était proposé comme but de cette éducation. En outre, ni Schirach, ni ses collaborateurs intimes n’avaient été officiers avant la guerre, et la même observation est valable pour l’immense majorité des chefs des jeunesses hitlériennes qui se trouvaient sous ses ordres, qu’il s’agisse de chefs subalternes ou de chefs de rang élevé.

Tous ces faits sont établis par le témoignage de l’accusé Schirach lui-même et par les dépositions des témoins Lauterbacher, Gustav Höpken et Marie Höpken. Ces témoins ont été, pendant des années, les plus proches collaborateurs de Schirach ; ils connaissent exactement ses idées et ses principes et ils ont confirmé unanimement qu’on ne pouvait parler d’une éducation militaire ou paramilitaire de la Jeunesse hitlérienne. Je dois, à ce propos, Messieurs, ajouter une remarque : Je viens de mentionner le nom du témoin Lauterbacher. Au cours du contre-interrogatoire, le Ministère Public a essayé de ruiner le crédit de ce témoin en lui demandant, le 27 avril 1946, au cours de sa déposition, combien de personnes il avait officiellement fait pendre et en lui reprochant d’avoir tué ou empoisonné 400 ou 500 prisonniers de la maison centrale de Hamein. A ce propos, le représentant du Ministère Public américain avait déposé sept déclarations sous serment sous le numéro USA-874. Et parmi elles, celle d’un certain Joseph Krämer, qui prétendait effectivement que Lauterbacher, témoin à décharge de Schirach, lui avait donné l’ordre, en sa qualité de Gauleiter de Hanovre, d’assassiner ces prisonniers.

J’ai alors protesté, lors de l’audience du 27 mai 1946, contre l’usage de cette déclaration sous serment de Krämer, et je vous ai remis, Messieurs, un communiqué de presse établissant que ce Krämer avait été condamné, le 2 mai 1946, par le Tribunal de la 5e division britannique, à sept années d’emprisonnement. Et, il y a quelques jours, j’ai déposé une chronique de la Rhein-Neckar-Zeitung du 6 juillet 1946, rapportant que le témoin Hermann Lauterbacher avait, entre temps, été acquitté par le Tribunal militaire britannique à Hanovre.

Il en résulte donc que la suspicion que le Ministère Public a jetée, en son temps, sur le crédit du témoin Lauterbacher, et qui reposait sur une déclaration sous serment de ce Krämer, n’est pas fondée.

Je poursuis la lecture de mon exposé à la page 8.

On a également fait valoir, à différentes reprises, dans le sens contraire, que la Jeunesse hitlérienne a porté un uniforme. C’est exact, mais ne prouve rien. Car les organisations de jeunesse des autres pays ont également l’habitude de porter un costume commun, un genre d’uniforme quelconque, sans qu’on en fasse pour cela des associations militaires ou paramilitaires ; et Schirach, de même que différents de ses collaborateurs, m’ont appris que, dans quelques pays démocratiques qui ne songent certainement pas à faire la guerre et encore moins des guerres d’agression, la jeunesse masculine est même instruite dans l’utilisation de vraies armes de guerre et qu’elle organise tous les ans des concours de tir avec des armes de guerre. Pourquoi Schirach a-t-il prescrit un uniforme à la Jeunesse hitlérienne, à la jeunesse masculine comme à la jeunesse féminine ? Nous avons entendu de différents témoins la réponse à cette question. Schirach voyait dans l’uniforme des garçons et la tenue uniforme des filles « l’habit du socialisme », l’habit de la camaraderie. Et je cite ses propres termes. L’enfant du riche industriel, comme il l’a écrit, devait porter le même costume que celui du mineur, le fils du millionnaire devait être habillé comme celui du chômeur. L’uniforme de la Jeunesse hitlérienne, comme Schirach l’écrivait déjà en 1934, dans son livre La Jeunesse hitlérienne, devait être l’expression d’une attitude qui ne se soucie pas de classe ou du fortune, mais de travail et de rendement. L’uniforme des jeunesses hitlériennes n’était pas pour Schirach, comme il le dit plus loin dans le même ouvrage, « le signe d’un militarisme quelconque, mais le symbole de l’idée des jeunesses hitlériennes, c’est-à-dire l’idée d’une communauté sans classes », dans le sens du mot d’ordre qu’il avait donné en 1933 à la jeunesse : « Vers la nation par le socialisme ». Schirach est toujours demeuré fidèle à ce principe tant qu’il est resté chef de la jeunesse. C’est ainsi qu’il a écrit, en 1937, dans l’organe officiel des jeunesses hitlériennes, et je cite :

« L’uniforme n’est pas l’expression d’une attitude belliqueuse. mais le costume de la camaraderie ; il efface les différences sociales et permet aujourd’hui au plus petit apprenti de vivre en société ; dans notre nouvelle Allemagne, la jeune génération doit être unie en une indissoluble communauté. » (Document Schirach-7.)

C’est à cette camaraderie et à ce socialisme que songeait Schirach lorsqu’on 1934, dans son ouvrage La Jeunesse hitlérienne, il exposait la façon dont il voyait ce socialisme :

« Le socialisme ne consiste pas à retirer à l’un le fruit de son travail pour en distribuer un peu à tous. Il faut que chacun travaille, mais aussi que chacun récolte le fruit de son travail. Il ne faut pas non plus qu’un homme s’enrichisse tandis que des milliers vivent dans la misère pour lui. Celui qui exploite ses ouvriers et pille la communauté pour remplir ses caisses est un. ennemi du peuple allemand. » (Document Schirach n° 55.)

Dans ses nombreux écrits, articles et discours qui ont été rassemblés dans le livre de documents et soumis au Tribunal, Schirach n’a cessé de souligner qu’il ne voulait pas « d’entraînement pseudomilitaire » susceptible seulement de gâter la joie que les jeunes retiraient de leur mouvement. L’entraînement des garçons au tir aux armes de petit calibre allait de pair avec l’entraînement à toutes les disciplines sportives et répondait à l’inclination des jeunes garçons qui, certainement dans tous les pays, ont une prédilection pour le tir ; mais, par sa portée et son importance, cet entraînement était loin d’égaler les buts supérieurs que Schirach poursuivait dans les jeunesses hitlériennes, et sur lesquels les témoins entendus ici nous ont renseigné aussi clairement que les écrits et les discours émanant de Schirach lui-même. J’exposerai brièvement ces buts de l’éducation des jeunesses hitlériennes, tels qu’ils sont établis par la présentation des preuves ; ces autres buts de l’éducation des jeunesses hitlériennes ne sont évidemment pas portés à la charge de Schirach,- mais il faut cependant en tenir compte si l’on veut se faire une impression d’ensemble de son activité et de ses projets.

Outre l’éducation des jeunes que j’ai déjà mentionnée, dans le sens de la camaraderie et du socialisme, capables de surmonter les différences de classes, Schirach, comme il l’a exposé ici, avait en vue quatre buts principaux : En premier lieu, l’éducation sportive des jeunes par la pratique des sports les plus variés, et en même temps la santé des jeunes : cette branche du programme éducatif constituait une très grande part de la formation des jeunesses hitlériennes. Et si la jeunesse allemande a remporté de grands succès inattendus aux Jeux Olympiques de 1936, elle le devait dans une certaine mesure à l’action conjuguée de la direction des jeunesses hitlériennes et du chef des sports du Reich, von Tschammer und Osten.

Un autre but consistait à poursuivre la formation professionnelle et à encourager les jeunes travailleurs, à obtenir davantage de droits pour les jeunes, notamment en faisant interdire le travail de nuit, en augmentant les heures de loisirs, en obtenant des congés payés, en interdisant l’emploi de la main-d’œuvre enfantine, en élevant la limite d’âge pour la protection des jeunes, etc. ; Schirach a encouragé dans une telle mesure la continuation de la formation professionnelle, que plus de 1.000.000 de jeunes gens et jeunes filles participaient, chaque année, à des concours professionnels, et que la moyenne des résultats obtenus augmentait d’une manière très sensible d’une année à l’autre.

Un troisième but principal a été le développement de l’amour de la nature, loin des bas-fonds de la grande ville, par des excursions et des séjours dans les auberges de la jeunesse. Des milliers de foyers et d’auberges de la jeunesse ont été créés durant ces années sur l’initiative de Schirach, à l’aide de moyens de la Jeunesse hitlérienne elle-même, afin d’éloigner la jeunesse des tentations et des vices de la grande ville et de la rendre à la vie de la campagne, afin de lui montrer les beautés de la patrie et de permettre même aux enfants les plus pauvres d’avoir des vacances.

Mais la sollicitude la plus grande de Schirach s’est portée sur un quatrième but de l’éducation de la jeunesse : l’entente avec la jeunesse d’autres nations ; et c’est précisément cette activité qui constitue une pierre de touche particulièrement propre pour l’examen de la question de savoir si l’on peut reprocher à l’accusé Schirach d’avoir participé aux plans pour la conduite de guerres d’agression. Schirach nous a déclaré ici, à la barre des témoins, que des groupes de jeunesse étrangers ont été constamment, hiver comme été, les hôtes de la jeunesse allemande, et il ressort des pièces du livre de documents de Schirach que, par exemple, en 1936, déjà, on ne comptait pas moins de 200.000 cas d’hébergement de jeunes étrangers dans les auberges allemandes de la jeunesse ; inversement, chaque année, des délégations de la jeunesse allemande allaient à l’étranger, notamment en Angleterre et en France, pour permettre aux jeunes de se connaître et de s’estimer mutuellement. Ce sont précisément ces efforts de Schirach, qui n’ont rien à voir avec une intention de préparer des guerre d’agression, qui ont été reconnus sans réserves avant cette guerre, et même à l’étranger. Dans un numéro spécial de la revue de la Jeunesse hitlérienne Wille und Macht (Volonté et Puissance), de l’année 1937, consacré à ce travail de rapprochement, qui a été également publié en français et largement diffusé en France, et que nous mentionnons ici à titre d’exemple, le Président du Conseil français, M. Chautemps, a déclaré qu’il était prêt, en tant que chef du Gouvernement français, à appuyer le développement ultérieur de ces rencontres pacifiques.

« Je souhaiterais », écrivait-il, « que les jeunes des deux nations pussent vivre par milliers, chaque année, côte à côte, pour pouvoir ainsi apprendre à se connaître, se comprendre et s’estimer mutuellement. » Et, plus loin : « Nos deux peuples savent qu’une entente entre eux constituerait un des facteurs les plus importants de la paix mondiale ; c’est pour cette raison que tous ceux, des deux côtés de la frontière, qui ont une vision claire et un sentiment humain, ont le devoir de travailler à la compréhension et au rapprochement des deux peuples. Personne ne pouvait faire cette œuvre avec plus de sincérité et de zèle que les chefs de notre admirable jeunesse, de la jeunesse française et de la jeunesse allemande. S’ils réussissaient à amener l’union de cette jeunesse, ils tiendraient ainsi entre leurs mains l’avenir de l’Europe et celui de la civilisation humaine. » (Document Schirach-110.)

Le maire de Versailles écrivait à Schirach dans un sens analogue, et terminait son appel, paru dans la revue mensuelle de la Jeunesse hitlérienne, par ces mots : « L’éducation de la jeunesse dans ce sens constitue un des devoirs les plus importants des hommes d’État de nos deux pays » (document Schirach-111). L’ambassadeur de France, François-Poncet, ne fut pas moins chaleureux lorsqu’il reconnut les efforts de Schirach, dans un article paru dans la même revue sous le titre ; « La jeunesse, trait d’union ». Il terminait son long article par les mots :

« La coopération française enrichit le sol allemand. L’influence allemande fertilise l’esprit français... Puisse cet échange se développer davantage. Puissent aussi les générations qui en profiteront un jour contribuer à rapprocher les deux parties de l’empire de Charlemagne et de créer entre elles les relations de l’estime mutuelle, de la concorde et de la bonne camaraderie si profondément désirées par les deux peuples, car leur instinct leur dit que le salut de la civilisation européenne en dépend, parce qu’ils savent parfaitement bien, dans leur for intérieur, qu’ils ont plus de raisons de s’estimer et de s’admirer mutuellement que de se haïr. » (Document Schirach-112.)

Et Schirach répondit lui-même, dans le numéro suivant de sa revue mensuelle, qui parut également en français, dans un article enthousiaste intitulé : « Salut à la France ». Il écrivait par exemple dans cet article :

« Le rapprochement de nos deux peuples constitue un devoir européen d’une nécessité si impérative que la jeunesse ne doit pas perdre de temps pour travailler à sa solution. »

Et, plus loin :

« La jeunesse est le meilleur ambassadeur du monde. Elle est indépendante, sincère et sans cette éternelle défiance, dont souvent les diplomates ne peuvent être guéris, parce qu’elle constitue en quelque sorte leur maladie professionnelle. Toutefois, aucune intention de propagande ne doit se cacher derrière les échanges de jeunesse... Je considère de mon devoir d’organiser entre la jeunesse allemande et la jeunesse française un entretien qui, du côté allemand, ne doit pas consister en belles déclarations émanant de ma personne, mais en de nombreux entretiens de milliers de jeunes Allemands avec un nombre égal de jeunes Français... Il faut croire à la jeunesse, car elle seule peut créer une entente réelle. » Et, pour terminer, Schirach rappelle que plusieurs chefs de rang élevé de la Jeunesse hitlérienne allemande, peu de temps avant, ont témoigné leur respect au Soldat Inconnu français, au nom de la jeune génération allemande, en déposant une couronne sous l’Arc de Triomphe, et il conclut en ces termes :

« Les morts de la grande guerre ont disparu en remplissant leur devoir de patriotes et en se sacrifiant noblement à l’idée de liberté ; mais les Allemands comme les Français ont toujours été remplis du respect de l’adversaire courageux. Si les morts se respectaient, les vivants devraient tenter de se tendre la main. Si les combattants des deux nations qui sont rentrés chez eux pouvaient devenir des camarades, pourquoi leurs fils et leurs petits-fils ne pourraient-ils devenir des amis ? ».

Telles sont, Messieurs, les paroles de Baldur von Schirach dont le Ministère Public veut faire le participant conscient à une conspiration hitlérienne visant à la guerre. De cet infatigable prophète de l’entente des peuples et de la paix, le Ministère Public veut faire un criminel de guerre qui voulait préparer la jeunesse militairement, physiquement et psychologiquement, en vue de guerre d’agression. L’Accusation n’a pu jusqu’ici en apporter la preuve.

Schirach a écrit divers ouvrages où il donne des directives à la jeunesse. Dans l’exposé des charges, le Ministère Public en a tiré parti pour le charger. Schirach a publié de nombreux articles traitant des problèmes les plus divers touchant l’éducation des jeunes ; les innombrables discours qu’il a adressés à la jeunesse ont été publiés ; les ordres et instructions qu’il a donnés à la jeunesse ont été rassemblés ; mais il faut constater que, parmi toutes ces manifestations où il s’est exprimé, il ne s’en trouve pas une seule où il ait poussé à la guerre et prêché des attaques contre d’autres pays. Certes, le Ministère Public a prétendu ici que, dans son livre La Jeunesse hitlérienne, il a parlé de l’espace vital, et qu’il s’est ainsi approprié un détestable slogan de la politique d’agression hitlérienne ; mais cette affirmation est inexacte, car dans tout le livre La Jeunesse hitlérienne, comme dans tous les autres discours et écrits de Schirach, cette expression est inexistante. Sans doute a-t-il parlé d’« espace de l’Est » dans deux passages de La Jeunesse hitlérienne paru en 1936, mais cette expression ne se rapportait visiblement pas, dans son esprit, à des territoires polonais ou soviétiques, mais seulement aux provinces orientales de l’ancien Reich, donc à des territoires qui avaient autrefois appartenu à l’Allemagne, mais qui, comme on le sait, n’étaient que très peu peuplés et se prêtaient bien à l’établissement de colons provenant des excédents de la population allemande.

Nulle part, durant toute la période qui va jusqu’au début de la deuxième guerre mondiale, Schirach n’a exposé l’idée qu’il désirait voir l’Allemagne conquérir des territoires étrangers ; Jamais il n’a prononcé les détestables slogans : les Allemands, « race de seigneurs », ou l’« infériorité raciale » (Untermenchentum). Au contraire, il s’est toujours exprimé en faveur du maintien de la paix avec les peuples voisins et s’est toujours déclaré partisan de la solution pacifique des conflits qui surgissaient ou des inévitables oppositions d’intérêts. Si Hitler, Messieurs, avait eu seulement une parcelle de l’amour de la paix que prêchait sans relâche son chef de la jeunesse, cette guerre nous eût peut-être été épargnée, à nous Allemands, et au monde entier.

LE PRÉSIDENT

L’audience est levée.

(L’audience sera reprise le 18 juillet 1946 à 10 heures.)