CENT QUATRE-VINGT-UNIÈME JOURNÉE.
Jeudi 18 juillet 1946.

Audience de l’après-midi.

Dr SERVATIUS

Je parlais des termes sous lesquels est désignée la déportation dans le texte russe. J’ai mis en lumière la distinction entre « ouvod », transport, et « sylka », déportation au point de vue pénal.

On peut en déduire que le transport de main-d’œuvre en provenance d’un pays occupé est un crime de guerre, mais qu’il devient crime contre l’Humanité quand il prend le caractère répressif d’un transport de prisonniers.

On peut se demander toutefois si le Statut ne considère pas en outre tout transport de population comme un crime de guerre, sans tenir compte s’il a été motivé par des questions de main-d’œuvre ou d’autres raisons. Aux termes du Statut, il semble à première vue que ce soit le cas, puisqu’il considère comme punissable « la déportation pour des travaux forcés ou pour tout autre but ». Toutefois, un examen plus approfondi montre que cette disposition ne peut être interprétée dans ce sens, puisqu’il y a des cas où un tel transport est non seulement autorisé par le Droit international, mais peut même être recommandé.

On peut donc comprendre que le Statut veut simplement dire que l’action punissable n’est pas la simple déportation, mais la notion complète de « déportation pour le travail forcé » et « déportation pour tout autre but ». Le terme « pour tout autre but » ne peut signifier ici autre chose qu’un but illicite, correspondant au travail forcé. Si n’importe quelle déportation devait entraîner une sanction, la clause restrictive « pour des travaux forcés ou pour tout autre but » serait absurde.

Cette constatation est importante pour l’accusé Sauckel, puisque autrement le crime de guerre désigné par le terme « déportation » serait déjà prouvé à sa charge, sur la base des faits qu’il a reconnus. De même que pour les différentes catégories de déportations, il faut également préciser, d’après le Statut, les différentes catégories de travail forcé. Ici encore, la terminologie des textes rédigés en différentes langues facilite l’interprétation, non pas par sa clarté et sa logique, mais précisément par des raisons opposées.

Le texte anglais dit « slave labor » pour le crime de guerre et « enslavement » pour le crime contre l’Humanité ; le texte français traduit ces termes par « travaux forcés » et « réduction en esclavage » ; le texte russe correspondant est « rabstvo » (esclavage) et « porabochtschenie » (réduction en esclavage). Il n’est pas possible de reconnaître la distinction objective existant entre les définitions choisies.

En partant de l’idée qu’un travail contraire aux principes humanitaires est exécuté dans des conditions plus dures que le travail ordinaire, et si l’on considère que le « travail forcé » représente le degré le plus dur des conditions de travail, on voit que la terminologie employée par le Statut ne permet pas d’établir une définition, mais avait pour but de porter un jugement d’ordre moral et de stigmatiser ces faits.

Le classement objectif des différentes catégories de travail doit donc être effectué indépendamment de la terminologie et en ne prenant en considération que la rigueur des conditions de travail. Si l’on tente cependant d’établir une discrimination de la terminologie employée, en trouve, pour la forme du travail contraire aux principes humanitaires, la désignation « enslavement », « esclavage » et « porabochtchenie », tandis que le travail non contraire aux principes humanitaires est désigné par les termes « forced labor », « travaux forcés » et « prinuditjelnaja rabota ». Le travail forcé (slave labor, travaux forcés et rabstvo) constitue alors une notion générale, englobant les deux autres. Que signifie cette constatation pour la défense de l’accusé Sauckel ?

L’accusé Sauckel reconnaît avoir procédé au recrutement pour le travail forcé obligatoire, ce qui correspond à la notion d’ordre général, énoncée plus haut, de « travaux forcés ». Il nie cependant avoir institué une forme de travail qui puisse être considérée comme contraire aux principes humanitaires, donc comme une « réduction en esclavage ».

Mais ces deux notions exigent, de même que pour la déportation, d’être considérées sous un angle différent ; le travail obligatoire ne constitue qu’un crime de guerre et doit être jugé d’après les lois de la guerre ; le crime contre l’Humanité comporte les caractéristiques complémentaires que j’ai précédemment exposées pour la déportation en tant que crime contre l’Humanité, à savoir un rapport avec des crimes de guerre ou des crimes contre la paix.

S’il est possible de prouver que l’utilisation de la main-d’œuvre telle que l’accusé Sauckel l’avait ordonnée était autorisée par les lois de la guerre, cette même accusation ne peut pas être plus longtemps considérée comme crime contre l’Humanité. L’Acte d’accusation a également établi une distinction entre les différents genres de travail. Il a traité de l’utilisation de la main-d’œuvre telle qu’elle était dirigée par l’accusé Sauckel, et que j’appellerai « utilisation ordonnée de la main-d’œuvre », au chef d’accusation numéro 3, section VIII, H, comme crime de guerre particulier sous le titre « Conscription of civilian labor » (mobilisation de travailleurs civils) et par « forced labor » (travail forcé) ; le texte français parle ici de travaux forcés et emploie des termes tels que « les obligèrent à travailler » et « mis en obligation » ; le texte russe est semblable et parle également de « travail obtenu par la contrainte » (prinuditjelnaja rabota) mais ne parie pas d’esclavage (Skiavenarbeit).

L’accusé Sauckel ne conteste pas les faits exposés ci-dessus, mais je développerai les arguments juridiques justifiant cette utilisation de la main-d’œuvre et je prouverai qu’elle ne constitue pas un crime de guerre contraire au droit des gens.

Pour examiner la question de savoir si « l’utilisation ordonnée de la main-d’œuvre » constitue un crime de guerre, on peut appliquer les dispositions du Droit international. Ce qui est autorisé en temps de guerre par le Droit international ne peut être interdit par le Statut. Ce Droit international est déterminé par les conventions sur les lois de la guerre, ainsi que par les principes juridiques et les usages généralement admis par les différents États. Pour qualifier de crime de guerre le recrutement de la main-d’œuvre, le Ministère Public s’appuie sur les dispositions de la Convention de La Haye, sur les lois et usages de guerre, ainsi que sur les principes généraux du Droit pénal des nations civilisées et sur la législation pénale des pays intéressés.

S’il s’avère que le recrutement de la main-d’œuvre est autorisée par le Droit international, il sera inutile de procéder à l’examen des dispositions pénales elles-mêmes. La Convention de La Haye peut être considérée comme base des lois de la guerre dont nous nous occupons ici. La question de savoir si elle était reconnue par tous les États intéressés est de moindre importance car, dans la mesure où elle n’est pas reconnue ou bien où elle n’était pas directement applicable, nous nous trouvons en présence d’une lacune du Droit international, lacune qui se trouve comblée, pour les parties en présence, par les principes de la nécessité et du respect des lois de l’humanité. Les principes de Droit international énoncés dans la Convention de La Haye constituent en tout cas des directives dont on ne peut nier l’importance.

L’Accusation a cité, en premier lieu, l’article 46 de la Convention de La Haye, article qui a pour but de sauvegarder les droits fondamentaux de la population. Le recrutement de la main-d’œuvre se caractérise par une limitation de la liberté. Or, précisément, ce droit n’est pas protégé par cet article.

Si l’on cherche dans la Convention de La Haye des dispositions positives ayant trait à la déportation et à l’utilisation de la main-d’œuvre, on doit constater qu’une telle réglementation n’existe pas. De même que dans le domaine de la guerre aérienne et dans celui de l’emploi d’armes nouvelles, la Convention de La Haye n’a pu traiter de questions qui, à l’époque où elle a été rédigée, étaient étrangères à la pensée des signataires. La première guerre mondiale était encore une lutte entre deux armées disposant d’un matériel après usure duquel la guerre devait se terminer. L’idée d’une guerre de longue durée, d’une guerre de matériel qui exige la production permanente de matériel et l’utilisation de main-d’œuvre ne constituait pas encore, pour la Convention de La Haye, un problème dont la discussion aurait pu être envisagée.

L’article 52 de la Convention de La Haye, qui traite uniquement du droit de réquisition, touche au domaine litigieux, mais il est évident que ses dispositions visent les besoins purement locaux de la troupe, considérée comme équipée et dont les besoins locaux ne sont que des besoins complémentaires. Cette interprétation est caractérisée par le fait que le droit de réquisition est dévolu aux commandants locaux, en opposition à l’article 51, qui n’autorise les contributions que sous la responsabilité d’un général en chef. Les ouvrages de Droit international ne donnent également, sur le droit de réquisition, que des exemples locaux.

Si donc l’article 52 n’est pas directement applicable, l’idée qui en est la base engage cependant les belligérants. Cette idée est que l’Armée peut pratiquement exiger tout ce qui est nécessaire à la satisfaction de ses besoins. Elle ne comporte que deux restrictions : ne pas prendre plus qu’il n’est nécessaire et plus que ne le permettent les ressources du pays. Cette idée de service local doit être transposée dans la guerre moderne.

La Convention de La Haye pensait à la réquisition des forgerons et des charrons nécessaires à l’entretien du matériel de l’Armée ; il ne pouvait être question, étant donné le peu d’extension qu’avaient alors les moyens de transport, d’effectuer ces travaux sur le territoire propre de la puissance occupante, et l’on ne pouvait pas y penser. Aujourd’hui, les travaux nécessaires ne sont plus exécutés dans des régions proches du front, mais sur le territoire du belligérant. Il doit donc être possible d’exiger que la main-d’œuvre soit utilisée là où le travail peut seul être accompli et là où il est nécessaire. Ce travail doit également pouvoir être demandé pour les nouveaux besoins de la guerre tels que les fabrications en série pour l’approvisionnement permanent. Tout ce qui est nécessaire à un moment donné peut être exigé et le nécessaire varie selon les circonstances du moment. Si, dans le passé, selon le principe que « la guerre nourrit la guerre », l’équipement des troupes situées, du point de vue des communications, loin de leur pays, se faisait en grande partie dans le territoire occupé, il doit être possible aujourd’hui de suppléer aux besoins des troupes en faisant travailler des ouvriers dans des usines situées à l’intérieur du territoire du belligérant. L’évolution des lois de la guerre se fait selon les besoins que ces lois doivent servir.

Avec le principe de la prestation obligatoire, on doit également reprendre le principe des limitations. Ces limitations doivent, elles aussi, être adaptées aux circonstances nouvelles.

Si ces obligations sont licites, il ne pourra cependant pas être exigé une somme de travail plus importante que la puissance occupante ne l’aurait exigé de sa propre population à l’intérieur de ses frontières. Il faut tenir compte de l’intensité de la guerre en tant que guerre totale. L’obligation de travailler peut ainsi prendre des proportions considérables.

Le sens et le but de la Convention de La Haye ne sont certes pas de réserver aux citoyens d’un État vaincu une situation meilleure qu’à ceux de l’État vainqueur qui occupe le pays. C’est cependant ce résultat que l’on obtiendrait si l’on voulait interpréter littéralement le texte ancien de la Convention. Si cela avait été exigé, la France, qui avait capitulé sans conditions, aurait pu, tout comme les autres pays occupés, assister en toute sécurité à la lutte que l’Allemagne, gênée par le blocus, menait infatigablement et dans laquelle elle s’épuisait en sacrifiant ses hommes et son matériel. Peut-on vraiment exiger que le prisonnier, dans une forteresse assiégée, vive mieux que les défenseurs de cette forteresse ? S’il devait aujourd’hui échoir à l’Allemagne l’existence idyllique prévue par la Convention de La Haye, celle-ci serait certes préférable aux obligations d’un traité de paix inévitable.

Et de fait, la Convention de La Haye n’a pas été observée selon son ancienne interprétation, s’il est exact que, dès avant la conclusion de l’armistice, l’Union Soviétique a opéré sur une grande échelle, en sa qualité de puissance occupante, des déportations de main-d’œuvre en provenance des territoires de l’Est de l’Allemagne. Le Tribunal pourrait se renseigner officiellement à ce sujet auprès du Conseil de contrôle pour l’Allemagne. J’ai également été informé que des internés civils allemands se trouvent actuellement en France soumis au travail obligatoire. Le Tribunal peut également obtenir des informations officielles à cet égard.

La deuxième restriction de l’obligation au travail réside dans-le fait que l’on ne peut exiger du travailleur de participer aux opérations de la guerre contre sa patrie.

Indirectement, tout travail effectué pour le compte de la puissance occupante favorise ses entreprises de guerre ; par conséquent, l’interdiction ne porte que sur la participation à des « opérations » des troupes combattantes. Les ouvrages de Droit international opposent la participation à des « opérations de guerre » à la participation à des « préparations », qui est licite. Il n’a été exigé d’aucun travailleur une participation aux opérations de guerre, prises dans ce sens ; bien plus, on avait pour but de permettre aux ouvriers de travailler en paix, loin des opérations.

Ne sont donc interdites que les activités dirigées contre la patrie du travailleur, ceci pour tenir compte des sentiments de l’individu ; mais cette disposition n’a pas pour but de protéger l’État ennemi.

Lorsque l’individu se désolidarise de sa patrie et, dans un conflit d’idéologies, prend position contre le Gouvernement de son pays, cette interdiction doit donc cesser de jouer. Que l’on considère à ce propos le grand nombre d’étrangers qui ont adopté cette attitude et qui, pour une part, se trouvent actuellement encore en Allemagne. Il en est de même lorsque l’État auquel ressortit le travailleur n’est plus belligérant. Cette question est d’une importance particulière dans le cas de l’obligation de travailler dans l’industrie d’armement. Les dispositions de la Convention de Genève relatives au travail des prisonniers de guerre sont connues ; l’idée directrice suivant laquelle personne ne doit être contraint de fabriquer des armes qui serviront contre ses propres frères doit également être applicable aux travailleurs civils. Cependant, l’une des raisons qui permettent d’éliminer cette restriction est le fait que la patrie de l’individu ne soit plus légalement belligérante. Cette protection n’est pas exigible non plus lorsqu’un pays est encore, en fait, légalement belligérant, mais n’a plus en pratique d’armée en campagne et qu’en conséquence il n’existe plus d’objectif militaire. Le fait que ce pays ait des alliés qui combattent pour lui ne peut pas étendre arbitrairement la portée de cette restriction et le ressortissant du pays n’a pas pour devoir de protéger les intérêts de ces alliés et de participer à la politique de son Gouvernement. Les Gouvernements fantômes ne peuvent rien changer à cette réalité ; ce n’est que lorsqu’ils reprennent la lutte sous un commandement suprême qui leur est propre et qu’ils sont reconnus comme combattants indépendants que le droit ancien peut à nouveau entrer en vigueur. Ces points de vue s’appliquent à tous les États que l’Allemagne avait mis hors de combat.

A l’époque du recrutement de la main-d’œuvre, seuls l’Angleterre et les États-Unis, ainsi que l’Union Soviétique, combattirent de manière active contre l’Allemagne. Ni les Anglais ni les Américains n’ont été soumis au recrutement. Seuls certains citoyens de l’Union Soviétique furent employés à la fabrication des armes. Cependant, la situation juridique des citoyens de l’Union Soviétique est tout à fait différente.

Le Ministère Public a présenté, sous le numéro EC-338 (URSS-356), une décision des commissaires du peuple, en date du 1er juillet 1941. Ce décret traite de la mise au travail des prisonniers de guerre, ainsi que du travail effectué par les internés civils. Suivant ce document, ces deux catégories de travailleurs peuvent être employés dans l’industrie de l’armement. Seules, deux restrictions ont été prévues par ce décret, à savoir le travail dans la zone des opérations, et les services personnels en tant qu’ordonnance.

D’après le principe de la réciprocité, on ne peut par conséquent élever aucune objection contre l’emploi de citoyens soviétiques dans l’industrie d’armement. Le général Paulus, que le Tribunal a entendu comme témoin, a confirmé, à son tour, que les prisonniers de guerre furent employés dans les usines de l’Union Soviétique, et dans un État à économie dirigée, celles-ci ne s’occupent en temps de guerre que d’armement. D’après le décret susmentionné, il faut supposer que cette main-d’œuvre a également été utilisée à la fabrication d’armes.

La signification d’une telle infraction au principe fondamental de l’interdiction de fabriquer des armes est donnée par la grave conséquence qu’elle n’établit pas une nouvelle règle généralement reconnue du Droit international pour le nouveau domaine de l’utilisation de la main-d’œuvre. Dans ces conditions, l’Allemagne avait tout loisir d’employer les ouvriers de l’Union Soviétique et de tous les autres pays dans l’industrie d’armement. Si donc la Convention de La Haye ne s’oppose pas à une utilisation ordonnée de la main-d’œuvre, il y a de plus d’autres aspects du Droit international qui permettent l’utilisation de la main-d’œuvre. Dans cet ordre d’idées, il convient de citer en premier lieu l’assentiment du pays occupé. La France, par exemple, à donné son assentiment. L’objection qu’on a faite ici, à savoir que le Gouvernement du maréchal Pétain n’était pas un Gouvernement légal, n’est pas soutenable, car il était le successeur légal du Gouvernement qui avait signé l’armistice. Le fait décisif du point de vue du Droit international est qu’il représentait l’État français dans le domaine des relations avec l’étranger. Cette compétence a été confirmée par le fait que les États-Unis, même après leur entrée en guerre, l’ont reconnu en maintenant leur ambassadeur à Vichy. La Grande-Bretagne également a conclu avec un général du Gouvernement de Vichy un armistice en Syrie en 1941.

Ce Gouvernement, ainsi reconnu, ne pouvait perdre son caractère de légalité du simple fait de la formation d’un contre-Gouvernement, ni du fait de la reconnaissance de ce contre-Gouvernement par les Alliés. Un Gouvernement ne perd sa qualité, au point de vue du Droit international, que par la transmission effective de ses pouvoirs au nouveau Gouvernement. Jusqu’à ce moment, il demeure compétent dans sa juridiction.

L’autre objection, suivant laquelle le Gouvernement du maréchal Pétain n’a pas pu agir librement et s’est vu imposer les accords avec l’Allemagne au sujet de la main-d’œuvre, accords qui seraient par conséquent nuls et non avenus, n’est pas non plus fondée au point de vue du Droit international. Un armistice et un traité de paix sont toujours conclus sous une forte pression. Le Droit international admet que cela n’affecte en rien leur validité. C’est ce qui a toujours été objecté aux demandes allemandes de révision du Traité de Versailles.

Les accords conclus entre l’armistice et le traité de paix sont soumis aux mêmes conditions. Il en va de même pour les accords conclus avec la France au sujet de la main-d’œuvre. Si, contrairement à ce que dit l’accusé Sauckel, les négociations relatives à la main-d’œuvre avaient néanmoins eu le caractère d’un ultimatum, aucune objection ne saurait être soulevée du point de vue du Droit international. De plus, l’influence de Sauckel n’était certainement pas assez forte pour lui permettre d’exercer une pression excessive. La validité de tels accords ne peut être mise en doute que dans des conditions tout à fait exceptionnelles, telles que l’imposition d’obligations démesurées violant ostensiblement les lois de l’humanité ou bien l’obligation de travailler dans des conditions analogues à l’esclavage. Mais le sens de ces accords était, précisément, d’offrir aux ouvriers français travaillant en Allemagne des conditions de travail et des salaires favorables, en compensation du bon vouloir des travailleurs.

L’évacuation d’une partie de la population d’un territoire occupé, et par conséquent le transfert de main-d’œuvre, peuvent également être nécessités par des raisons militaires. Ceci est le cas baroque de la population qui, au lieu de se conformer à ses obligations et de rester disciplinée et pacifique, prend part aux luttes des partisans et des mouvements de résistance, compromettant ainsi la sécurité. Il suffit également que la population des régions occupées par les partisans soit, contre sa propre volonté, appelée à leur porter assistance. Cet état de choses, organisé dans une mesure croissante par les adversaires de l’Allemagne, d’abord à l’Est et plus tard à l’Ouest, comme moyen de combat, est aujourd’hui considéré comme une manifestation d’esprit patriotique. Mais il ne faut pas oublier que le transfert de main-d’œuvre effectué à l’occasion de ces circonstances en était précisément la conséquence et que ces mesures étaient donc autorisées par le Droit international. Cette évacuation devait être faite dans l’intérêt de la sécurité et il était nécessaire, ne fût-ce que pour le maintien de l’ordre, de faire travailler ces populations. Le fait que cette main-d’œuvre ait été utilisée de la façon la plus rationnelle, eu égard aux circonstances et au fait qu’elle devait s’intégrer à un système d’économie dirigée, est une manifestation du droit de la puissance occupante.

Des mesures semblables ont pu également être prises dans les territoires à évacuer, lorsqu’on s’apercevait que, lors de la retraite, les éléments mâles de la population participaient au combat, bien que cela leur fût interdit, incités qu’ils y étaient par l’ennemi dont ils recevaient même des armes. Les mesures d’évacuation vers l’arrière, afin de garantir la sécurité de la troupe, sont prévues par le Droit international. Procurer un nouveau travail aux évacués ne constitue pas seulement un droit des autorités d’occupation, mais aussi un devoir. La responsabilité de cette évacuation incombe à l’État qui incite ses nationaux au combat, rendant ainsi la lutte plus âpre. Les contre-mesures qui s’imposent doivent être conformes au Droit.

Si de telles évacuations s’avèrent nécessaires, elles doivent être exécutées sans causer de souffrances superflues à la population. Il faut donc prendre à cet effet des préparatifs qui, seuls, permettent d’éviter ces souffrances. C’est là le devoir d’administration imposé par l’article 43 de la Convention de La Haye. Les propositions faites par Sauckel concernant l’évacuation de territoires en France en cas d’invasion (document PS-1289), rentrent dans le cadre dudit article. Ces propositions, qui n’ont pas été réalisées, ne peuvent donc pas être portées à la charge de l’accusé Sauckel. Ce devoir d’administration peut également amener un déplacement de la main-d’œuvre afin d’éviter le chômage et la famine. Ce fut le cas, par exemple, lorsque furent occupés les centres industriels de l’Union Soviétique, où il n’existait plus ni possibilité de travail, ni moyens d’assurer le ravitaillement puisque, à la suite de la tactique de la « terre brûlée » adoptée par l’Union Soviétique, la population était sans travail et que le ravitaillement était arrêté en raison du manque de transports.

Ces considérations militaires et administratives de Droit international peuvent infirmer un certain nombre d’arguments mais elles ne traitent pas de la question fondamentale, à savoir si le recrutement de main-d’œuvre est autorisé en dehors des dispositions de la Convention de La Haye, pour qu’un État puisse soutenir son effort de guerre par l’augmentation de sa production et soit en mesure d’envoyer ses propres ouvriers combattre au front.

Un état d’urgence purement militaire ne saurait justifier une transgression du Droit international. La victoire qui échappe ne doit pas, dans la détresse, être poursuivie par une violation du Droit, car les lois de la guerre ont précisément pour but de réglementer cette lutte, qui est toujours liée à la nécessité.

Le Droit international en décide autrement lorsqu’il s’agit d’une mesure qui doit être prise en vue de sauver l’existence de l’État. Il s’agit du Droit à sa propre conservation, reconnu à tout État, parce qu’il n’existe aucune instance supérieure pouvant le sauver de l’anéantissement. Tous les participants à cette guerre ont souligné, à plusieurs reprises, qu’il y allait dans cette guerre de l’existence des nations. Cela devint clair pour l’Allemagne, après les désastreuses batailles de l’hiver 1941-1942, sur le front de l’Est. Tandis que jusque là on avait pu renoncer à un recrutement général de la main-d’œuvre étrangère, il fallut alors créer immédiatement un équipement nouveau. La main-d’œuvre intérieure dut être amputée de 2.000.000 d’ouvriers, appelés au front, et l’emploi de femmes et d’adolescents sans formation professionnelle ne pouvait pas apporter une aide immédiate. Les exigences imposées à l’industrie d’armement augmentèrent encore dans de telles proportions, par suite de l’évolution ultérieure de la guerre et particulièrement de la guerre aérienne, que même la mise en œuvre plus grande de femmes et de jeunes gens n’arriva plus à rétablir l’équilibre. Tous les moyens étaient épuisés. Les chiffres officiels fournis par l’accusé Sauckel lors d’un discours tenu à Poznan en février 1943 (document PS-1739) montrent que, dès 1939, lors du début de la seconde guerre mondiale, on employait un nombre de femmes deux fois supérieur à celui employé au début de la première guerre mondiale, et que ce nombre, s’est accru, jusqu’à la fin de la guerre, de deux autres millions, c’est-à-dire qu’il dépassa 10.000.000. Ce nombre est supérieur à l’ensemble des ouvriers et des ouvrières de l’armement à la fin de la première guerre mondiale. Malgré tout, cette main-d’œuvre était insuffisante. Cela est confirmé par la déposition du témoin Rohland, en faveur de l’accusé Speer (document Speer-56), suivant laquelle l’accusé Speer a, de son côté, déclaré que l’emploi des étrangers était absolument nécessaire. La question cruciale n’était pas le travail des femmes, problème dans lequel on alla, par l’institution du travail supplémentaire à domicile, jusqu’aux limites extrêmes, mais le recrutement d’ouvriers spécialistes et d’ouvriers pour les travaux pénibles et très pénibles. Parmi les 10.000.000 de femmes au travail se trouvaient aussi les femmes des officiers du front et d’autres femmes appartenant à des classes sociales équivalentes. L’opinion suivant laquelle les femmes, en Angleterre, ont été requises pour le travail dans une plus forte proportion qu’en Allemagne est fausse. En Allemagne, les femmes jusqu’à 45 ans et plus tard jusqu’à 50 ans, ont été envoyées au travail et effectivement employées dans les usines. Elles n’occupaient pas des postes fictifs du genre mondain. Même les élèves des écoles ont été appelés, dès la dixième année, à effectuer certains travaux et à partir de 16 ans, affectés à un travail régulier dans les usines ou dans d’autres services. Les familles étaient dispersées, les écoles et les universités étaient fermées, leurs élèves travaillaient dans les usines d’armement, et même les blessés ne purent continuer leurs études. Tout homme capable de travailler était l’objet d’une lutte serrée. Les « réserves de main-d’œuvre » de Speer étaient une fiction. L’appendice 2 du document Wartburg (RF-810) montre, entre autres, les efforts qui ont été faits dans ce domaine.

Un autre fait qui illustre la nécessité de l’emploi de main-d’œuvre auxiliaire est celui que les puissances coloniales amenèrent des ouvriers de leurs colonies ; ainsi fit la France, d’après le document RF-22, page 17, qui avait amené d’Afrique du Nord et d’Indochine 50.000 ouvriers environ qui travaillèrent sous la direction d’officiers et de sous-officiers. Comme l’Allemagne, privée de colonies et soumise au blocus, ne pouvait recourir à de tels moyens, il fallait bien qu’elle eût, dans son combat pour sa propre existence, la possibilité de prendre de la main-d’œuvre dans les territoires occupés où elle demeurait inactive.

Telle est, à grands traits, la base de Droit international nécessaire pour apprécier l’utilisation ordonnée de la main-d’œuvre considérée comme crime de guerre.

On peut être d’un autre avis sur bien des points, et il apparaît précisément en Droit international qu’une conception unitaire du Droit ne se forme que difficilement. Les intérêts des membres de la communauté juridique internationale jouent un rôle déterminant et ne sont pas toujours les mêmes ; il arrive souvent que des conceptions juridiques ne soient pas reconnues, parce qu’un État ne veut pas se mettre officiellement en contradiction avec ses agissements antérieurs ou parce qu’il souhaite garder les mains libres pour l’avenir. En ma qualité de défenseur, je suis en mesure de représenter une conception juridique sans subir de telles restrictions.

L’importance, pour la Défense, de mes déclarations, réside, en dehors de leur valeur objective, dans le fait que l’accusé Sauckel pouvait avoir subjectivement de bonnes raisons de croire au caractère licite du recrutement de la main-d’œuvre, tel qu’il était institué, et qu’il n’y voyait aucun acte qui fût contraire au Droit international.

Cette thèse est appuyée par la conviction qu’avait acquise l’accusé Sauckel de la régularité de ce recrutement de la main-d’œuvre, devant l’attitude des services compétents. Lorsque Sauckel entra en fonctions, on avait déjà recruté des travailleurs étrangers par engagements individuels et il pouvait présumer que l’État agissait conformément au Droit.

Aucun des services supérieurs n’a élevé d’objection juridique envers Sauckel. Ces services, au nombre desquels se trouvent d’abord le ministère des Affaires étrangères et les plus hautes autorités civiles et militaires dans les territoires occupés à l’étranger, l’ont assisté dans sa mission comme si elle était parfaitement normale, et les questions litigieuses sur le plan du Droit international n’ont pas été soulevées. La manière de voir de l’accusé Sauckel devait encore être renforcée de façon tout à fait décisive par l’attitude des services étrangers intéressés, particulièrement par l’accord des Français et des Belges qui vinrent eux-mêmes en discuter à Berlin. A cela s’ajoute les bons rapports de collaboration avec les autorités nationales des territoires occupés, avant l’intervention de la contre-propagande. On peut se demander si, pour commettre un délit en Droit international, il est nécessaire d’être conscient du délit ; mais pour prononcer une condamnation, il est nécessaire, afin d’établir une responsabilité, d’avoir la certitude que tous les actes incriminés ont bien été accomplis. Cela implique la conscience de la violation du Droit international que constitue l’action entreprise. On ne peut prouver chez Sauckel, ni le côté subjectif des faits, ni, par suite, une responsabilité pénale découlant de la réalisation du recrutement de la main-d’oîuvre. Une peine ne pourrait pas être infligée à l’accusé Sauckel pour d’autres motifs, même si le recrutement de la main-d’œuvre constituait effectivement une violation du Droit international. D’après la Convention de La Haye, il n’y a pas ici de responsabilité individuelle. La Convention de La Haye distingue deux sortes de crimes de guerre : ceux qui peuvent être commis par un individu, comme le meurtre et les mauvais traitements, et ceux qui ne peuvent être commis que par un belligérant. Le recrutement de la main-d’œuvre est une mesure que seul l’État peut ordonner. Alors que l’acte individuel est puni d’après le code pénal de chaque État, les infractions commises par un belligérant sont soumises à une réglementation particulière édictée à l’article 3 de la Convention préliminaire au règlement de la guerre sur terre. Cet article ne prévoit expressément que l’obligation pour l’État de verser une indemnité. Cette disposition de la Convention de La Haye est encore en vigueur aujourd’hui car elle ne peut pas être abrogée par un accord des seuls Alliés. Le Statut, qui pose le principe de la responsabilité pénale directe des organes de l’État ou des agents d’exécution, est inefficace dans la mesure où il contredit la Convention de La Haye. Je n’ai pas besoin de tirer argument du fait que l’Allemagne, étant une des parties contractantes, aurait dû donner son accord à l’abrogation de l’article 3 ; d’autres raisons parlent en faveur du maintien de cette disposition. Une modification de la Convention de La Haye dans le sens du Statut aurait pu être le fait du Droit coutumier ou de l’usage commun à la suite d’un changement dans les conceptions juridiques. Mais cette supposition aurait cependant pour condition préalable l’abandon par les États contractants de leur souveraineté, car c’est dans ce cas seulement qu’il serait possible de prononcer une peine contre les organes de l’État. Une telle renonciation aux droits de souveraineté n’a cependant, à ma connaissance, pas eu lieu dans une mesure telle qu’elle permette de prononcer, d’une manière générale, de telles peines.

Je rappellerai à ce sujet les déclarations d’ordre général prononcées par le Professeur Jahrreiss devant le Tribunal.

J’en viens maintenant au recrutement de la main-d’œuvre considéré comme crime de guerre. Si l’utilisation ordonnée de la main-d’œuvre paraît licite en Droit international, la question de la manière dont elle a été exécutée reste pendante, notamment la question de savoir quand cette utilisation de la main-d’œuvre peut encore être considérée comme ordonnée et quand la limite autorisée est franchie.

Le Statut ne dit pas ce qu’il faut entendre par humanité. Pour le Droit international, ce concept ne peut être tiré que de la pratique des États. Si l’on veut déterminer les limites de ce qui est autorisé par le Droit international, on doit également prendre comme termes de comparaison le bombardement aérien des grandes villes et l’emploi de la bombe atomique, ainsi que les déportations et les évacuations, qui ne sont pas encore terminées aujourd’hui. Ce sont là des faits qui se sont déroulés sous les yeux du monde et qui ont été considérés comme licites par les États qui les ont mis en pratique. On revient ici à l’idée de nécessité et l’on voit qu’on peut l’interpréter de façon très large. Il faut en tenir compte lorsqu’on étudie le caractère d’opposition aux lois de l’humanité de l’utilisation de la main-d’œuvre. Son but n’est pas la mort sans phrases de centaines de milliers d’hommes, mais il a pour corollaire certaines rigueurs et certainement aussi certaines erreurs qui se produisent à la suite de négligences ou de défaillances individuelles. On doit répondre à la question de savoir s’il n’est pas plus grave de tuer volontairement que d’infliger des souffrances momentanées.

A cela s’ajoute le fait que le Statut ne se propose pas de punir toutes les actions contraires aux lois de l’humanité, mais seuls les actes inhumains qui ont été commis en exécution ou à l’occasion de crimes pour lesquels le Tribunal est compétent. Le Tribunal n’est compétent que pour les crimes contre la paix et pour les crimes de guerre. En ce qui concerne les crimes contre la paix, le même acte contraire aux lois de l’humanité peut être admis dans la défensive, tandis qu’il est punissable si c’est l’agresseur qui le commet. Il peut aussi y avoir crime de guerre. Ce n’est pas le cas s’il s’agit d’infractions commises envers les propres ressortissants de l’État considéré parce que ceux-ci ne sont pas protégés par les lois de la guerre. Un acte contraire à l’humanité et commis à leur préjudice ne peut faire l’objet d’une poursuite que s’il a été commis en liaison avec un crime contre la paix. D’un point de vue objectif, le recrutement de la main-d’œuvre a favorisé la conduite de la guerre, définie par l’Accusation comme une guerre d’agression ou une guerre contraire aux traités.

Au cas où cela serait établi et où il se révélerait, de plus, que le recrutement de la main-d’œuvre a été effectué d’une manière inhumaine, la condition posée par le Statut serait remplie et nous serions en présence d’un crime contre l’Humanité sans préjudice du fait que le recrutement et l’utilisation de la main-d’œuvre fussent ou non conformes aux lois de la guerre, puisque ces mesures ont été prises à l’occasion d’un crime contre la paix. Mais il ne pourra être prononcé de peine que si le responsable sait subjectivement que l’on mène une guerre contraire au Droit et qu’il la favorise de son action. Puisque l’accusé Sauckel conteste en avoir eu connaissance, il faut qu’elle soit prouvée.

Une autre possibilité de réalisation des faits définis par le Statut réside dans le fait qu’un acte contraire aux lois de l’humanité serve à la perpétration d’un crime de guerre ou soit commis en liaison avec ce crime. Parmi les exemples de violation des lois de la guerre donnés par le Statut, il est question avant tout, en ce qui concerne l’utilisation de la main-d’œuvre, d’assassinats, de mauvais traitements et de déportations commis sur la population civile. Comme il résulte de cette énumération, ces crimes de guerre ne sont pas par eux-mêmes, et malgré leur gravité, des crimes contre l’Humanité. Il doit donc s’y ajouter une circonstance aggravante, qui leur donne le caractère d’inhumanité. Comme le font ressortir l’« extermination » et l’« esclavage », données comme exemples d’actes inhumains, il doit s’agir, objectivement, d’actes d’une importance ou d’une cruauté particulières. Mais, subjectivement, il doit s’y ajouter un état d’esprit inhumain chez leur auteur, ainsi que la connaissance du caractère inhumain de l’acte, donc la connaissance de l’importance de l’action ou de la cruauté avec laquelle elle est exécutée. Dans quelle mesure ces conditions sont remplies chez l’accusé Sauckel, c’est ce que nous examinerons par la suite.

Une « utilisation ordonnée de la main-d’œuvre » admise par le Droit international ne peut pas être en elle-même un crime contre l’Humanité, mais sa mise en œuvre peut être faite’ de telle façon qu’elle entraîne des assassinats et des mauvais traitements qui peuvent, eux, constituer des crimes de guerre.

De mauvais traitements de cette nature pourraient être le résultat d’ordres donnés par les services supérieurs, qui en porteraient la responsabilité. Mais ils peuvent aussi être commis par des services subalternes, agissant de leur propre initiative, à l’insu et contre la volonté des services supérieurs. Dans ce cas, c’est le chef du service qui est responsable. Nous pouvons enfin nous trouver en présence d’un acte purement individuel, commis en contravention aux dispositions en vigueur. Celui-ci n’engage que la responsabilité de la personne qui l’a commis. Il s’ensuit en premier lieu que l’accusé Sauckel n’est responsable que des ordonnances et instructions d’ordre général qu’il a données, et non pas des actes commis indépendamment de sa personne par des services qui ne dépendaient pas de lui, tels que les services supérieurs des territoires occupés ou les autorités suprêmes du Reich, comme le chef des SS et de la Police. Nous disposons des ordonnances et des instructions de l’accusé Sauckel et elles nous permettent de dire si l’utilisation de la main-d’œuvre qu’il avait instituée s’est réellement passée dans l’ordre ou si elle constitue de « mauvais traitements » infligés à la population.

Le recrutement de la main-d’œuvre s’est effectué, indépendamment du volontariat, sur la base d’un service obligatoire institué sur l’ordre de Hitler, par des décrets des autorités territoriales. Les pouvoirs de l’accusé Sauckel n’étaient pas suffisants pour lui permettre de prendre des décrets de cette nature et il ne pouvait pas non plus exiger qu’ils fussent pris. Mais il les a approuvés et il en a fait la base de son travail.

La teneur de ces lois correspondait l’idée essentielle des lois allemandes sur le travail obligatoire. Derrière ces lois se tenait la contrainte. L’emploi de moyens de coercition n’est pas nécessaire aussi longtemps que la compétence juridique de l’autorité d’occupation est reconnue par la population ; ce n’est que si l’autorité est méconnue qu’ils deviennent nécessaires. C’est dans ce sens que l’accusé Sauckel a réclamé la sauvegarde de l’autorité au moyen d’opérations de nettoyage des territoires tenus par les partisans et d’écrasement des mouvements de résistance (document R-124). Qu’il ait réclamé dans ce but la mise en œuvre de la force publique prévue pour cela, on ne peut le contester en Droit. Seule l’expression « SS et Police » qui a été prononcée par l’Accusation en liaison avec la notion de crime lui a été injustement imputée. Une telle charge ne serait justifiée que si l’on démontrait le caractère criminel de la Police et si l’accusé Sauckel avait eu connaissance de l’activité criminelle ’qu’elle exerçait. On ne peut pas contester qu’il puisse être fait usage de la contrainte en cas de résistance aux ordres de la puissance occupante. La question est de savoir où s’arrête cette contrainte et s’il y a des mesures de contrainte légales ou illégales, humaines ou inhumaines, autorisées ou interdites.

S’il est vrai que, sur le plan intérieur de l’État, la proclamation de l’État de siège peut entraîner la suspension des droits fondamentaux, cette idée vaut d’autant plus pour la puissance occupante en temps de guerre. Celui qui se refuse à obéir aux ordres de la puissance occupante prend sciemment part au combat, ce qu’il n’a pas le droit de faire, et devra en supporter les conséquences. Il existe un devoir d’obéissance vis-à-vis de la puissance occupante et, dans le conflit entre le patriotisme et l’obéissance, le Droit prend ici position contre le patriotisme. Les peines qui peuvent être édictées ne sont soumises en elles-mêmes à aucune limitation et, la plupart du temps, les menaces de peines proclamées par les puissances occupantes sont, pour produire un effet d’intimidation, tout à fait disproportionnées. La question est de savoir s’il existe une limite humanitaire qui interdit ce qui dépasse le but pénal et semble exagérément inutile. C’est en partant de ce point de vue que l’on doit examiner les mesures qui ont été prises de leur propre initiative par des services subordonnés, mesures telles que l’incendie des maisons. Il n’est pas facile de répondre à la question si l’on prend en considération les circonstances particulières et si l’on pense qu’il s’agit ici d’une lutte ouverte entre la puissance occupante et la population, lutte qui est soutenue officiellement par l’adversaire. En cas d’insurrection et de résistance générale organisée, on ne peut empêcher l’application du droit de belligérance de la troupe combattante ; dans ce cas, seule la nécessité est déterminante.

Le Droit international n’a posé qu’une limite aux mesures de contrainte, en interdisant, à l’article 50 de la Convention de La Haye, que soient édictées des peines collectives contre les populations à raison de faits individuels dont elles ne pourraient être considérées comme solidairement responsables. Mais cela a pour condition que la responsabilité soit fondée sur les faits réels et non établie par des ordonnances. On ne précise pas en quoi peut consister la mesure collective. Quant à ses limites, comme je viens de le dire, elles sont déterminées par les lois de l’humanité. Mais c’est là une notion mouvante en temps de guerre ; la nécessité et l’opportunité l’emportent toujours.

Outre la façon dont est pratiqué le recrutement de la main-d’œuvre, les conditions de travail peuvent constituer de mauvais traitements et être considérées comme des crimes de guerre. En principe, on ne saurait parler de mauvais traitements quand les ouvriers étrangers, en général, sont traités de la même façon que les ouvriers du pays. Un traitement différent ne peut leur être appliqué que lorsque des circonstances particulières le justifient. Tandis que cette égalité était en général réalisée, les ouvriers dits de l’Est étaient moins bien traités. La disposition la plus remarquable était la restriction de la liberté. Si elle avait été basée sur l’arbitraire, cette constatation suffirait pour parler en l’espèce de mauvais traitements. Ce ne sont cependant pas des raisons arbitraires qui furent à la base de cette restriction de la liberté, mais les exigences de la sécurité de l’État. Pendant la guerre, le séjour d’un étranger ennemi sur le territoire d’un État constitue toujours un danger, et c’est précisément pour cette raison qu’on avait d’abord renoncé à occuper des ouvriers étrangers. Ce n’est que lorsque la nécessité imposa d’avoir recours à des étrangers qu’on dut tenir compte en même temps des exigences de la sécurité. Les mesures qu’il y a lieu de prendre sont déterminées par le degré de danger que constitue l’attitude de l’étranger. Alors que les mesures de Police n’étaient pas visibles en ce qui concernait les Français, elles sont intervenues dès le début envers les ouvriers de l’Est sous la forme d’une surveillance dans des camps. L’intérêt naturel de l’État est d’obtenir sa sécurité en gagnant intérieurement les étrangers, parce qu’on souhaite leur collaboration. Ce but ne peut pas être atteint quand on leur retire la liberté. Aussi longtemps qu’il n’est pas possible de déterminer clairement l’opinion de l’étranger, particulièrement lorsqu’il a été soumis à une propagande, comme c’est le cas pour les citoyens de l’URSS, un contrôle plus sévère peut être nécessaire. Celui-ci ne doit toutefois pas se transformer en un emprisonnement de longue durée, mais constituer tout au plus une sorte de quarantaine. Une privation de liberté portant sur une période étendue est illicite lorsqu’elle ne s’applique pas à des coupables, car elle équivaudrait à une peine collective, qui est interdite. La seule présomption d’un danger ne suffit pas pour que de telles restrictions soient édictées : il faut encore qu’on se trouve en présence d’actes prouvant que ces ouvriers étrangers sont dangereux, même dans des conditions de travail normales. Le maintien des ouvriers de l’Est derrière les fils de fer barbelés, avec interdiction de sortir, ordonné par Himmler, doit être considéré comme un mauvais traitement, s’il s’agit d’une mesure permanente. L’accusé Sauckel a d’ailleurs senti instinctivement qu’on avait dépassé en l’espèce les limites permises ; il est immédiatement intervenu contre ces mesures en luttant avec acharnement contre Himmler ; il a demandé et obtenu que soient supprimés les barbelés et l’interdiction de sortir. Cela ressort des ordonnances qui furent prises à la suite de ces démarches, document Sauckel-10 (USA-206). Quand, en dépit de ces règlements, la Police appliquait les anciennes méthodes, Sauckel est toujours intervenu lorsqu’il avait connaissance des faits. De nombreux témoins l’ont confirmé. Je me réfère en particulier à la déposition du témoin Götz, document Sauckel-10. Un autre point litigieux est constitué par le port de l’insigne « Est » qui fut maintenu jusqu’en 1944 et fut remplacé alors par un insigne national. Cette marque distinctive portée par les ouvriers de l’Est, qui pouvaient circuler parmi la population, était nécessaire pour des raisons de sécurité et de Police. On ne peut pas y voir l’indice de « mauvais traitements ». Le refus opposé par les ouvriers de l’Est au port de cet insigne provenait en premier lieu de ce qu’il avait été diffamé par la propagande, et l’accusé Sauckel s’est toujours efforcé de faire changer cet insigne et de le remplacer par un autre, indiquant la nationalité, semblable à ceux que les autres étrangers portaient d’eux-mêmes. Sur ce point également, il finit par l’emporter sur Himmler (document RF-810, page 12).

Les dispositions concernant le maintien de la discipline de travail doivent également être absolument les mêmes pour les ouvriers indigènes et pour les étrangers. La guerre a soulevé le même problème dans tous les États belligérants, à savoir de quelle façon il faut traiter les ouvriers qui ne s’acquittent pas de leur devoir, les paresseux, les embusqués et les saboteurs. Le renvoi du lieu de travail, en usage en temps de paix, ne peut pas être appliqué en temps de guerre, mais aucun pays belligérant ne peut tolérer aujourd’hui de déserteurs du travail. Dans les cas de sabotage et les cas analogues, on a donc pris des mesures de Police et des mesures pénales, dont la plus importante était l’internement de courte durée dans un camp d’éducation par le travail. Dans les cas présentant une gravité exceptionnelle, on avait recours à l’internement dans un camp de concentration. Le document PS-1063 (RF-345) montre que les prescriptions en vigueur étaient appliquées exactement de la même façon à l’égard des Allemands et à l’égard des étrangers. De telles mesures de Police, nécessitées par la conduite de l’ouvrier qui ne se conforme pas aux règlements, sont justifiées. Il ressort cependant du « document Wartburg » RF-810 et du rapport du Dr Sturm, chargé d’étudier cette question, que de telles mesures ne furent prises que de façon très modérée et qu’il n’y eut que 0,1 à 0,2 pour 1.000 des ouvriers qui furent punis de cette façon. Il en résulte que les règlements ayant pour but le maintien de la discipline ne constituent pas en eux-mêmes des « mauvais traitements » pouvant être considérés comme des crimes contre l’Humanité. De tels mauvais traitements peuvent toutefois résulter d’excès qui ont été commis en dehors de la compétence de l’accusé Sauckel. Il ne peut être rendu responsable de tels excès que si les conditions subjectives étaient remplies et s’il connaissait et approuvait ces excès, bien qu’il eût pu les empêcher.

En résumé, on peut constater que « l’emploi ordonné de la main-d’œuvre » est licite du point de vue du Droit international, et que les restrictions imposées aux ouvriers dans le cadre de ce qui est nécessaire doivent être autorisées pour les raisons de sécurité de l’État. Par contre, les excès commis dans l’exécution des ordonnances doivent être considérés comme de « mauvais traitements » et peuvent constituer des crimes contre l’Humanité. Est responsable de ces crimes celui qui les a ordonnés ou qui n’a pas empêché qu’ils fussent commis dans le domaine de sa compétence, contrairement à son devoir. Si l’on compare le vaste ensemble d’accusations portées contre Sauckel aux concepts juridiques exposés ici, il faut au préalable séparer les domaines dans lesquels, d’après le résultat des témoignages, il ne peut porter de responsabilités.

Tout d’abord, il n’est pas prouvé que l’accusé Sauckel ait eu la moindre part à l’anéantissement biologique de la population. On a vu, au contraire, que toutes ses préoccupations étaient dirigées en sens inverse. Il tenait à conserver des êtres humains capables de travailler. Il n’a rien eu à voir avec les mesures de déportation et les méthodes employées à cet effet. Sauckel n’a pas eu à s’occuper non plus du travail dans les camps de concentration. Il ressort du discours prononcé par Himmler à Poznan en octobre 1943, document PS-1919, page 21, que les SS avaient en propre d’immenses usines d’armement. Nous savons que Himmler a couvert ses importants besoins de main-d’œuvre en procédant à des arrestations arbitraires dans les territoires occupés. En Allemagne même, il a, sous des prétextes futiles, retiré des ouvriers aux services réguliers du travail pour les envoyer en camp de concentration. Ceci ressort clairement du document PS-1063, lettre du 17 décembre 1942, ainsi que d’une autre du 25 juin 1943, signalant à elles seules l’emploi de 35.000 internés. De même la correspondance concernant le travail d’internés des camps de concentration n’a jamais passé par les services de Sauckel. Je me reporte par exemple au document PS-1584 contenant la correspondance du service de Himmler. Le nom de l’accusé Sauckel n’y est jamais prononcé en rapport avec le travail des internés, et les témoins ont unanimement confirmé le fait que l’accusé Sauckel était tenu à l’écart de ces questions. Cela ressort également de la déposition du chef de l’Office du travail du ministère de l’Armement, Schmelter, qui recevait directement de Himmler les internés dont il avait besoin.

Un autre domaine qu’il faut également écarter est celui de l’emploi des Juifs. Cette question constitue une part de l’emploi des internés des camps de concentration. C’était d’ailleurs le domaine exclusif et secret de Himmler. Ceci ressort par exemple du document R-91, dans lequel Himmler ordonnait l’arrestation de 45.000 Juifs pour les camps de concentration. Le Ministère Public a voulu, en présentant le document L-61, prouver la responsabilité de Sauckel dans ce domaine. Ce document est une lettre du 26 novembre 1942, adressée par les services de Sauckel aux présidents des offices de travail régionaux ; d’après cette lettre, les travailleurs juifs encore employés dans les usines devaient, en accord avec le chef de la Police de sûreté et du SD, être évacués en Pologne. En fait, cette lettre confirme que Sauckel n’avait précisément rien à faire avec l’internement des Juifs, puisque les ouvriers juifs étaient ainsi soustraits à ses services sous le prétexte d’une évacuation. Cette affaire se rapporte en réalité, et d’une façon purement administrative à l’élimination de la main-d’œuvre juive et à son remplacement par des Polonais, opération qui ne pouvait être réalisée sans la participation des services de Sauckel. Cette lettre est la suite d’une correspondance dont on peut retrouver l’origine à l’époque précédant l’entrée en fonctions de Sauckel, et le document L-156, plus récent, traite de la même opération technique. Le fait que ces lettres n’ont pas été rédigées par les services centraux de l’accusé Sauckel à la Thùringerhaus, mais dans un service annexe de la Saarlandstrasse, confirme le peu d’importance de cette affaire. L’accusé Sauckel se défend d’être au courant de cette question et fait remarquer que ces lettres ne sont pas signées de sa main. Selon l’habitude pratiquée dans ses services, elles ont simplement été rédigées sous son nom, précisément parce qu’elles étaient de peu d’importance. Si, au début de ces lettres, on parle, en style administratif, d’une « entente » — et non d’un « accord » — avec le chef de la Police de sûreté et du SD, cela ne désigne pas une « convention », mais simplement le service qui est à l’origine de cette décision.

On a également parlé d’« anéantissement par le travail ». Mais les documents PS-682 et PS-654 de septembre 1942 montrent indubitablement qu’il s’agit ici d’une manoeuvre secrète de Himmler et de Goebbels en collaboration avec le ministre de la Justice Thierack. L’accusé Sauckel n’y a pas participé.

Le domaine de la main-d’œuvre embauchée par l’organisation Todt ne dépendait pas non plus de Sauckel. Les accusations contenues dans le document UK-58 sur la façon dont était recrutée la main-d’œuvre dans les îles de la Manche ne le concernent donc pas. Les documents ne montrent pas que l’accusé Sauckel ait eu connaissance de ces événements ou qu’il aurait pu les empêcher.

Cette séparation du domaine de l’activité de l’accusé Sauckel et de celui de l’organisation Todt est confirmée par le document L-191, rapport de l’Office international du travail à Montréal.

Le recrutement de main-d’œuvre par des services civils et militaires constitue un domaine particulier. Ce mode de recrutement, parfois pratiqué de manière irrégulière, était tenu caché à l’accusé Sauckel qui le combattait et voulait l’empêcher par tous les moyens. Il fut parfois ordonné sans qu’il fut tenu compte de sa compétence. A ce domaine appartient la réquisition de travailleurs par les SS, la Reichsbahn, les bataillons du génie de l’Air, les unités de transport et de communication de Speer, les États-Majors du génie et des pionniers et d’autres services. Le retrait de ces différentes catégories de l’ensemble de l’Accusation doit particulièrement décharger Sauckel, puisque ses ordres n’étaient précisément pas déterminants dans ce domaine.

Le document PS-204 donne des précisions sur la situation en Ruthénie blanche à l’occasion du recrutement d’« auxiliaires du service des transports ». Il en est de même pour le document PS-334, au sujet d’une opération indépendante pour le recrutement d’« auxiliaires de l’Armée de l’air », qui ne peut venir à la charge de Sauckel. Le recrutement des jeunes gens, connu sous le nom de « Heuaktion » par le document PS-031 du 14 juin 1944 et imputé à Sauckel, est également étranger à son activité : cela ressort expressément du document. Cette opération eut lieu à l’instigation de la IXe armée et du ministère pour les Territoires de l’Est.

C’est à tort qu’une lettre de l’accusé Rosenberg au ministre du Reich Lammers, en date du 20 juillet 1944 (document PS-345), fait état de l’« accord » du délégué général à la main-d’œuvre ; mais elle confirme d’autre part que l’accusé Sauckel n’a eu aucun rapport avec le recrutement d’auxiliaires SS et a refusé de collaborer dans ce domaine. Selon le document PS-1137 du 19 octobre 1944, c’est un service particulier du ministère de Rosenberg qui s’occupait de l’enrôlement des jeunes et qui exécutait cette mission avec un personnel qui lui était propre. C’est en dehors des services de l’accusé Sauckel qu’avait lieu l’attribution directe de main-d’œuvre à l’industrie d’armement. C’est également en dehors des services de l’accusé Sauckel que furent prises d’autres mesures ordonnées directement par Hitler aux services locaux de la Wehrmacht et de l’administration civile ; il en fut ainsi pour l’utilisation de la main-d’œuvre ordonnée dans les territoires occupés pour la fortification de la Crimée. Ceci ressort du document UK-68.

Un autre cas est celui de la réquisition de main-d’œuvre effectuée par la Wehrmacht en Hollande, malgré les protestations des services du travail. Ceci est démontré par le document PS-3003, exposé du lieutenant Haupt, et a été confirmé par l’accusé Seyss-Inquart.

Un domaine important, situé en dehors de la responsabilité de l’accusé Sauckel, est celui de toutes les opérations exécutées à titre de mesures punitives contre des partisans et des groupes de résistance. Ce sont là des mesures autonomes prises par la Police ; j’ai déjà parlé de leur justification en droit. Étaient-elles licites et pouvaient-elles être approuvées, cela dépend des circonstances. Il faut en exclure par exemple les mesures signalées dans le document UK-78 (rapport du Gouvernement français) contre le mouvement de résistance en France. On ne peut donc en déduire une responsabilité directe de l’accusé Sauckel. C’est pourquoi on ne peut imputer à l’accusé Sauckel la responsabilité de tous les événements qui s’inscrivent gravement à sa charge au point trois, section 8 de l’Acte d’accusation, sous la rubrique « Déportation », et qui se rapportent aux camps de concentration.

On ne peut non plus imputer à l’accusé Sauckel la responsabilité des déportations pour des raisons politiques et raciales, paragraphe 8, b de l’Acte d’accusation, qui se terminèrent également par l’envoi de Français dans des camps de concentration. On doit en excepter également les transplantations de Slovènes de Yougoslavie qui y sont mentionnées au point B.

Du nombre d’environ 5.000.000 de citoyens soviétiques qui y sont mentionnés, une partie seulement est considérée comme ayant été requise par les services de la main-d’œuvre, comme cela ressort de l’Acte d’accusation au point 8, H 2 ; les autres furent emmenés par d’autres moyens, pour lesquels les instructions de l’accusé Sauckel ne jouaient pas. Ce n’est pas le nombre des hommes qui donne de l’importance à cette distinction, mais le fait que les abus dont on a parlé ont précisément pu avoir lieu dans le secteur qui lui était étranger, car c’est là que résidait le plus grand danger de mauvais traitements.

LE PRÉSIDENT

Nous pourrions peut-être suspendre l’audience.

(L’audience est suspendue.)
Dr SERVATIUS

Les prisonniers de guerre, eux aussi, doivent être exclus du domaine dans lequel l’accusé Sauckel est responsable. Cette main-d’œuvre n’avait pas besoin d’être requise, mais n’était que dirigée. Ceci était réalisé par les offices spéciaux du travail qui, distincts des autres services, se trouvaient auprès des camps de prisonniers et collaboraient exclusivement avec la Wehrmacht. Leur tâche consistait simplement à faire employer les prisonniers de guerre là où cela était nécessaire. L’accusé Sauckel ne pouvait que proposer le transfert des prisonniers de guerre. C’est sur une telle possibilité que s’appuie le document de l’Accusation PS-1296 du 27 juillet 1943, qui fait état, dans la rubrique 3, de l’augmentation de l’emploi des prisonniers de guerre en collaboration avec l’OKH. L’affectation de prisonniers de guerre aux entreprises n’était faite que sous la surveillance de la Wehrmacht ; celle-ci veillait à ce que soit respectée la Convention de Genève. Sauckel n’a aucun rapport avec la mort de centaines de milliers de prisonniers de guerre soviétiques en 1941, dont parle Himmler dans son discours de Poznan (PS-1919), et pour le remplacement desquels on dut rechercher des travailleurs.

Si, malgré cela, le nom de l’accusé Sauckel est prononcé — dans le rapport officiel russe (document URSS-415) concernant le camp de Lamsdorf — à propos de mauvais traitements qui auraient été infligés aux prisonniers, cela provient uniquement de l’affirmation suivant laquelle l’effectif du camp lui était signalé, d’une manière purement administrative. Cette charge ne peut pas être maintenue. De plus, le document ne contient aucune indication suffisante de temps en dehors de l’année 1941.

L’accusé Sauckel s’est efforcé, bien que cela ne fût pas de sa compétence et fût au delà des limites du devoir de sa charge, d’assurer le bon traitement des prisonniers de guerre, car il était intéressé à leur bonne volonté au travail. Il a pris des ordonnances d’ordre général. Ainsi il ressort du document Sauckel-36 qu’il a exigé un ravitaillement suffisant et, du document Sauckel-39, qu’il a demandé que le temps de travail fût le même que pour les ouvriers allemands ; il y fait également état de l’interdiction aux entreprises d’infliger des sanctions disciplinaires.

Une autre distinction à faire dans les accusations formulées découle de l’époque à laquelle ont eu lieu ces événements. L’accusé Sauckel n’est entré en fonctions que le 21 mars 1942. Les mesures qu’il a prises ne pouvaient donc avoir d’effet que quelque temps après.

Ce qu’était la situation auparavant, quelques documents de 1941 nous l’apprennent. Les services autorisés prévoyaient, selon le document PS-1206, que la nourriture serait assurée au moyen de viande de cheval et de chat et, selon le document URSS-177, la production d’un pain de qualité très inférieure. Peu de temps encore avant l’entrée en fonctions de l’accusé Sauckel, Himmler prescrivait dans un décret sévère que les travailleurs fussent logés derrière des fils de fer barbelés. On peut dire que l’on avait atteint le niveau le plus bas du traitement des travailleurs étrangers qui séjournaient à cette époque dans le Reich. Ce que l’on peut imaginer des conditions précaires et de la capacité de travail des Russes est tragique.

L’entrée en fonctions de l’accusé Sauckel a amené un changement complet qui conduisit à une amélioration toujours croissante de la situation. Le mérite de ce changement de situation échoit uniquement, suivant les documents ci-après, à l’accusé Sauckel. Ceci ressort particulièrement du document EC-318 qui constitue un compte rendu, en date du 15 avril 1942, de la première rencontre de l’accusé Sauckel avec le ministre du Reich Seldte et ses collaborateurs, à l’occasion de son entrée en fonctions. On y lit que l’accusé Sauckel posa pour conditions à son entrée en fonctions que le traitement des étrangers serait le même que celui des Allemands, et que l’exécution de cette exigence recevrait l’approbation de Hitler, de Gôring, du ministre du Ravitaillement Darré et de son secrétaire d’État Backe. Il y est également établi que l’accusé Sauckel demanda et obtint l’enlèvement des barbelés et, enfin, qu’il entreprit immédiatement des démarches pour faire relever les salaires des ouvriers de l’Est.

L’accusé Sauckel mit en œuvre immédiatement l’exécution de ses exigences de base et parvint à ses fins à force de ténacité, malgré la résistance de tous les services. Le programme du service de la main-d’œuvre du 20 avril 1942 (document PS-016) prend en conséquence immédiatement position contre les cruautés et les vexations et exige un traitement correct et humain des travailleurs étrangers ; il y est même exprimé l’espoir que la manière dont allait être appliqué ce programme servirait la propagande allemande. Cette pensée revient très souvent par la suite. Il y est demandé d’utiliser la main-d’œuvre avec ménagement pour lutter contre le gaspillage de certains services influents.

Un an plus tard, le 20 avril 1943, l’accusé Sauckel s’adresse à nouveau, dans une déclaration par laquelle il expose son programme, à tous les services intéressés à l’utilisation de la main-d’œuvre. C’est le Manifeste de l’utilisation de la main-d’œuvre si souvent cité, document Sauckel n° 84, qui fut transmis à titre d’avertissement à tous les services qui s’opposaient aux graves responsabilités de l’accusé Sauckel. Goebbels s’y opposa en prétendant que le titre était trop prétentieux et le texte d’aspect publicitaire et d’argumentation trop faible. D’autres services ne donnèrent pas suite aux exemplaires qui leur avaient été adressés et ne les transmirent pas, à la suite de quoi ce Manifeste fut à nouveau envoyé directement aux entreprises intéressées. A quel point ce document s’attira l’opposition des services, cela est prouvé par l’expression de « fameux manifeste » qui lui fut appliquée sans qu’il fut élevé de protestations, lors d’une séance du Plan central le 1er mars 1944 (document R-124, page 1779). Les reproches adressés à l’accusé Sauckel étaient basés sur le fait qu’il faisait trop de bien. Je me réfère, à ce sujet, à une remarque du général Milch, qui a été entendu par le Tribunal et qui, s’élevant au cours d’une séance du Plan central contre le traitement, qu’il considérait comme trop indulgent, infligé aux « traînards », déclara que, lorsqu’on entreprend quelque chose, il se trouve toujours en Allemagne des services pour protéger un « pauvre diable » et pour intervenir en faveur du droit des autres (documents R-124, page 1913).

La position de l’accusé Sauckel était universellement connue et est confirmée par différents documents. Ainsi les services s’adressaient-ils à Sauckel au sujet des plaintes et des négligences non pour lui en faire porter la responsabilité, mais pour demander son aide, car chacun savait qu’il intervenait énergiquement et avec zèle pour obtenir des améliorations. Ainsi le document PS-084, c’est-à-dire le rapport du Dr Gutkelch du service central pour les peuples de l’Est, auprès du ministre Rosenberg, en date du 30 septembre 1942, insiste en plusieurs endroits sur l’influence de l’accusé Sauckel et recommande d’entrer en relations plus étroites avec lui.

L’accusé Rosenberg, lui aussi, se réfère dans le document PS-194 (page 6) — une lettre du 14 décembre 1942 au Commissaire du Reich pour l’Ukraine, Koch — aux efforts considérables déployés par Sauckel. De même, l’accusé Frank s’adresse à l’accusé Sauckel le 21 novembre 1943 (document PS-908), pour lui demander qu’un changement radical soit apporté à la situation juridique des Polonais dans le Reich.

Dans quelle mesure les faits réels sont-ils conformes à ce qui a été exposé ?

Il faut d’abord traiter la question de la réquisition qui, pratiquement, fait corps avec la déportation. Cette question se rattache à l’examen du traitement des travailleurs, qui a été caractérisé par le mot « esclavage ».

L’examen des preuves a réfuté l’erreur suivant laquelle l’accusé Sauckel aurait effectué l’enrôlement et la réquisition des travailleurs étrangers sous sa propre responsabilité et au moyen d’une organisation autonome. Il est établi que les services supérieurs des territoires occupés appliquaient les décrets sur le service du travail obligatoire qui étaient pris d’après les ordres de Hitler. Chacun de ces services avait son système d’administration propre et le protégeait contre les intrusions d’autres services. Ces principes d’administration n’ont pas été transgressés et cela est prouvé par une lettre du ministère Rosenberg pour les Territoires occupés de l’Est au Commissaire du Reich pour l’Ukraine, Koch, en date du 14 décembre 1942 (document PS-194, page 7) dans laquelle l’accusé Rosenberg rappelle en particulier l’existence du droit de souveraineté pour les questions de main-d’œuvre. Ces services supérieurs avaient, pour les questions de main-d’œuvre, leurs propres services qui étaient entièrement organisés depuis le ministère jusqu’aux services locaux (document PS-3012), ordonnance de l’OKH sur le service du travail obligatoire dans les territoires d’opérations de l’Est, en date du 6 février 1943, et document RF-15 (ordonnance du 6 octobre 1942).

L’accusé Sauckel ne pouvait qu’exiger de ces services le nombre de travailleurs qui lui était demandé, pour les envoyer en Allemagne, et donner des instructions techniques. Il devait se limiter à cela et n’a pas dépassé ces limites. Il a respecté les droits des services exécutifs, par rapport à son droit de donner des instructions. Pour cette tâche, un délégué était nommé dans chaque territoire ; ce délégué était, suivant l’ordonnance du 30 septembre 1942 (USA-510), subordonné directement à l’accusé Sauckel ; cependant, il n’appartenait pas à ses services mais aux services du territoire. La chose a été confirmée expressément par le témoin Bail, dont la comparution a été demandée par l’accusé Rosenberg, au sujet du délégué pour l’Est, le conseiller d’État Peuckert, qui appartenait à l’État-Major du ministère pour les Territoires de l’Est.

Ce conseiller d’État Peuckert était en même temps rapporteur de l’État-Major économique Est pour la zone de l’arrière des armées qui était rattachée à la zone d’administration civile ; il exerçait aussi accessoirement les fonctions de délégué de l’accusé Sauckel, en union personnelle. Ceci est démontré par le document PS-3012 concernant une conversation du 10 mars 1943 sur l’emploi de la main-d’œuvre et dans laquelle le service de Peuckert est indiqué comme ayant été représenté. Cette union personnelle, créée dans l’intérêt des autorités territoriales, enlevait à Sauckel toute possibilité d’intervenir de son propre chef. Lorsque, dans le document PS-018, lettre à l’accusé Sauckel en date du 21 décembre 1942, l’accusé Rosenberg se plaint des méthodes adoptées dans l’Est pour le recrutement de la main-d’œuvre, il faut considérer que c’est là une plainte formulée par un ministre qui ne peut pas imposer sa volonté à ses subordonnés et se tourne vers ce qu’il pense être la source des difficultés qu’il rencontre. Il est exact que ces difficultés auraient pu être résolues immédiatement si l’accusé Sauckel avait renoncé à l’accomplissement de sa mission. Mais c’était précisément la tâche pour laquelle il avait été nommé et il devait la mener à bien « par tous les moyens ».

L’accusé Sauckel avait à combattre des résistances provoquées par les insuffisances et l’égoïsme administratif local et devait veiller à ce que la main-d’œuvre nécessaire ne lui fut pas refusée par le souci de tranquillité des services locaux ou retenue par d’autres services dans un intérêt égoïste. « Par tous les moyens » et « sans égards » sont les expressions qui reviennent sans cesse au sujet de la lutte contre ces manifestations. Le général Falkenhausen, lui aussi, commandant militaire de Belgique et du nord de la France, a déclaré à tort dans sa déposition, document RF-15, que l’accusé Sauckel l’avait contraint à mener à bonne fin l’embauche de la main-d’œuvre, et s’en était chargé lui-même avec sa propre « organisation ». Mais il a dû reconnaître que cette explication était inexacte lorsqu’on lui a présenté l’ordonnance signée par lui portant institution du service obligatoire. Ces faits sont confirmés par les dépositions des témoins Timm et Stothfang.

En France, l’application de ces mesures fut le fait de l’Administration française. Le service allemand dont elle dépendait n’était pas un service de l’accusé Sauckel mais du commandant militaire en France auprès duquel Sauckel n’avait qu’un délégué. Les négociations menées à Paris par l’accusé Sauckel et qui ont fait l’objet de témoignages ne ressortissaient pas à cette activité ; ce sont des discussions d’ordre diplomatique entre les Gouvernements allemand et français et auxquelles Sauckel participa. Elles ont été menées par l’ambassade d’Allemagne. Les circonstances étaient du même ordre dans les autres.

Les commissions de recrutement auxquelles correspondaient, dans la zone de l’arrière des armées et dans la zone des opérations, les états-majors de recrutement, n’étaient aucunement, elles non plus, des services de l’accusé Sauckel comme le pense l’accusé Rosenberg. Ces commissions de recrutement n’avaient comme rapport avec Sauckel que le fait qu’elles étaient composées de spécialistes provenant des offices du travail allemands, lesquels étaient du ressort de Sauckel. Elles ne recevaient du service auquel elles étaient subordonnées que des instructions d’ordre technique, destinées à assurer un caractère homogène à toutes les dispositions du recrutement. A cet égard, l’ordonnance n° 4, document Sauckel n° 15, est significative. Cette ordonnance, édictée dès le 7 mai 1942, avant la nomination des délégués le 30 septembre 1942, précise la responsabilité exclusive des autorités civiles et militaires des territoires occupés. Les délégués dont il y est fait mention, et auxquels sont confiées les mêmes fonctions, sont des délégués auprès des missions allemandes dans les pays étrangers amis. L’Accusation a méconnu ce fait et en a tiré des conclusions inexactes en ce qui concerne la responsabilité de l’accusé Sauckel, en matière de recrutement et de transport.

L’interprétation, des dispositions selon lesquelles « tous les éléments techniques et administratifs du recrutement de la main-d’œuvre étaient exclusivement de la compétence et engageaient la responsabilité de l’accusé Sauckel », est également inexacte pour les territoires occupés. Cette ordonnance concerne exclusivement les fonctions exercées à l’intérieur du Reich et pose les bases de la compétence du délégué général à la main-d’œuvre, pour les offices régionaux du travail et les offices du travail ; ceci ressort du document PS-016 (dernière partie). On ne peut donc établir une responsabilité directe de l’accusé Sauckel pour le recrutement. Une responsabilité indirecte peut cependant lui être imputée, du fait qu’il connaissait les défauts de la situation, qu’il savait qu’on ne pouvait pas y remédier, mais continuait malgré cela à demander d’autres ouvriers.

A ce sujet, je dois remarquer ce qui suit : c’est par une lettre de l’accusé Rosenberg en date du 21 décembre 1942 (document PS-018) que l’accusé Sauckel apprit pour la première fois l’existence de méthodes de recrutement qui étaient qualifiées de déportations en masse. Au cours de l’entrevue qui suivit, au début de janvier 1943, l’accusé Rosenberg déclara qu’il s’était élevé contre de tels procédés et qu’il ne les tolérerait pas. C’est ce que confirme aussi sa lettre précédente, du 14 décembre 1942, adressée au Commissaire du Reich pour l’Ukraine, Koch (document PS-194) dans laquelle il rappelle clairement à ce dernier qu’il a pour devoir d’agir légalement,

Le mémorandum de Koch du 16 mars 1943 (document R-13), dont l’existence n’a été révélée à l’accusé Sauckel qu’au cours de ce Procès, apporte à ce sujet un éclaircissement : il s’agirait d’excès commis dans des cas particuliers et justifiés par la nécessité d’appliquer des mesures pour rétablir l’autorité de la puissance d’occupation. Enfin, il y est expressément déclaré que le recrutement de la main-d’œuvre doit se faire par des moyens légaux et que l’on interviendra dans le cas où des mesures arbitraires seraient prises (document R-13, pages 11 et 12).

Il ne semble pas exclu qu’il se soit agi d’exagérations ou d’intrigues ourdies dans un but de propagande, fait sur lequel Koch insiste particulièrement. Cette possibilité est facilement concevable en temps de guerre et la rédaction, faite dans un but de propagande, des rapports Molotov (document URSS-151), ne fait que souligner le fait. .

L’opinion de l’accusé Sauckel ne peut être que renforcée par le résultat d’une enquête relative à une « chasse à l’homme » qui lui avait été communiquée par le Generalfeldmarschall Kluge à Minsk ;cette enquête avait établi qu’il s’agissait de rassembler, au moment de la retraite, les ouvriers employés par une entreprise. L’affaire de Katyn a prouvé combien il est difficile de faire la lumière sur de tels faits quand ils sont utilisés comme moyens de combat par la propagande.

Comme l’ont confirmé dans leurs dépositions les témoins ayant appartenu aux services de Sauckel, on n’a pas eu connaissance d’autres abus. Les cas qui ont été signalés sont vraisemblablement, pour une part, les mêmes événements rapportés de différentes sources.

Mais tous ces rapports ne témoignent pas d’un effort en vue de justifier ces faits ; ils sont bien plutôt des cris d’alarme destinés à faire cesser ces événements ou à améliorer la situation.

Peut-on maintenant croire l’accusé Sauckel lorsqu’il déclare avoir ignoré l’existence d’un état de choses tel que le prétend l’Accusation ? Ce dont il a eu connaissance officiellement, par la voie hiérarchique, ne pourrait pas suffire pour établir la preuve qu’il avait connaissance de ces faits, et les témoins confirment que ces « méthodes » n’étaient pas connues. Mais il y a ici des documents émanant des autorités des territoires occupés, desquels il ressort que le Commissaire du Reich en Ukraine ordonna l’incendie de maisons pour combattre la résistance contre l’administration et il y a des ordonnances qui prévoient de telles mesures. Des rapports adressés au ministère de l’Est, relatant ces faits, n’amenèrent aucune poursuite mais seulement une ordonnance de non-lieu ; ainsi l’affaire Raab (document PS-254) et l’affaire Mùller (document PS-290). Au doute, il faut opposer ce qui suit : les méthodes appliquées n’étaient pas agréées par les services supérieurs et n’étaient utilisées par les services subalternes que secrètement. Il y avait donc pour eux une raison de ne pas les faire connaître. Il résulte précisément des documents de l’enquête dans les affaires Raab et Mùller que les ordres en vigueur n’étaient pas connus au ministère.

L’accusé Sauckel a visité l’Ukraine, mais il est évident qu’on ne lui a pas dit ce qui pouvait occasionner des désagréments aux services locaux. L’état d’esprit de l’accusé Sauckel était bien connu, et d’autre part il existait de sérieux différends entre les services du Commissaire du Reich Koch et ceux du ministère Rosenberg. Quand on examine soigneusement les documents provenant de ces deux services, on peut voir que chacune des parties réunissait une documentation, afin de ne pas donner prise aux attaques de l’autre. Étant donné que l’accusé Sauckel n’avait pas lui-même des pouvoirs directs, il est compréhensible qu’il soit resté dans l’ignorance de la situation réelle.

Il est encore nécessaire de considérer un autre point de vue : dans différents documents, il est question de la nécessité d’exercer une certaine pression, lors du recrutement de la main-d’œuvre, étant donné que celle-ci devait être obtenue de « toutes façons ». Était-ce là autoriser n’importe quelles méthodes ? Il faut considérer ce qui a réellement été entrepris à la suite de ces déclarations, L’OKH a ordonné l’augmentation du recrutement de la main-d’œuvre et autorisé la réquisition collective, mais a interdit en même temps les peines collectives. Ceci ressort du document PS-3012 reproduisant une conversation téléphonique de l’État-Major économique de l’Est avec le général Stapf, en date du 11 mars 1943.

La meilleure illustration de ces faits émane de ce même document PS-3012, par une note concernant un entretien du 10 mars 1943. Le général Nagel y demande des directives nettes et le conseiller d’État Peuckert veut faire déterminer les méthodes de recrutement raisonnables par l’OKH en tant que service compétent. En outre, le document PS-2280 fait autorité en ce qu’il constitue la seule déclaration personnelle de l’accusé Sauckel, faite à Riga le 3 mai 1943, au sujet de cette question. Il déclara là que seuls « les moyens licites » sont autorisés. Il faut encore considérer le document PS-3010, de l’inspection économique sud, qui admet, le 17 août 1943, l’emploi de tous les « moyens appropriés ».

On a publié des ordonnances prévoyant des mesures sévères contre la non-observation de l’obligation du travail ; retrait des cartes d’alimentation et de vêtements. On menace d’arrêter la famille et on laisse entrevoir l’arrestation d’otages. Qu’en est-il de la légitimité de telles mesures ?

Le retrait des cartes d’alimentation est devenu aujourd’hui un moyen de pression généralement usité qui est basé sur le rationnement et a sa raison d’être dans les circonstances actuelles. C’est une mesure dont l’application est facile et qui n’exige pas de personnel spécial ; d’autre part, elle est extrêmement efficace. En ce qui concerne l’arrestation de la famille, il faut signaler actuellement encore de graves manquements aux règles de la responsabilité personnelle. La Convention de La Haye ne protège la population que contre les peines collectives, mais elle ne protège pas les membres des familles, qui peuvent être considérés comme solidairement responsables, dans les cas de refus de travail. La loi française du 11 juin 1943, déposée comme document RF-80, ne prévoit une telle responsabilité qu’en cas de coopération consciente.

Finalement nous avons encore l’affaire de « l’exécution d’un préfet », exigée par l’accusé Sauckel.

Même en faisant abstraction du fait que cette déclaration est pénalement sans importance, puisque l’ordre ne fut pas exécuté, elle ne signifie pas autre chose en Droit que la demande d’application de la loi française. Cette loi a été présentée par le Ministère Public comme document RF-25, ordonnance du Militärbefehishaber en France du 31 janvier 1943 ; la peine de mort y est prévue à l’article 2.

Il y a encore un malentendu au sujet de la déclaration retenue par l’Accusation à la charge de l’accusé Sauckel, suivant laquelle on devait mettre les menottes aux travailleurs, de façon courtoise (document RF-816, page 10, entretien de Sauckel à Paris le 27 août 1943). Comme il résulte du contexte, il s’agit ici d’une comparaison entre les interventions policières brutales et la manière conciliante des Français, sans que la mise des menottes pût être particulièrement considérée comme une méthode de réquisition ; d’un côté, la manière prussienne, propre, correcte, mais de l’autre aussi, la manière conciliante et polie, c’est ainsi qu’il faut procéder.

Je parlerai encore du projet de recrutement forcé (Schanghaïen) dont le Tribunal a déjà pris connaissance au cours des débats, et qui figure au document R-124, page 1770. L’explication qu’en a donnée l’accusé Sauckel est très compréhensible : il s’agissait simplement d’un « pré-recrutement » qui devait inciter les travailleurs à souscrire ultérieurement un véritable engagement auprès du bureau de recrutement officiel.

Ces différentes questions : exécution d’un préfet, mise des menottes et recrutement forcé peuvent être, du point de vue juridique, diversement appréciées, mais on ne pourra comprendre pleinement leur aspect subjectif que si l’on considère la raison pour laquelle ces déclarations furent faites et dans quelles circonstances. A l’arrière plan de toutes ces considérations se place la lutte contre la résistance et le sabotage, lutte qui prenait en France des proportions de plus en plus grandes. Il ne s’agit donc pas ici de remarques brutales et cyniques, mais de déclarations destinées à combattre l’indécision des autorités. Une autre question, qui peut se greffer sur celle-ci, est celle de savoir si l’accusé Sauckel n’avait pas, par ces mesures, épuisé à tel point les réserves du pays qu’il n’était plus possible de trouver de main-d’œuvre que par des méthodes inhumaines, et que l’accusé Sauckel ne pouvait ignorer cet état de choses. Il s’agit ici de l’importance des « contingents ». Nous savons qu’ils étaient importants, mais nous savons aussi qu’ils n’étaient pas établis arbitrairement, mais après un examen approfondi du bureau des statistiques. Pratiquement, on ne réquisitionna qu’un petit pourcentage de la population, et il n’y avait pas d’impossibilité à réaliser ce programme ; ce qui fut décisif, ce fut la volonté de résister.

Dans les territoires occupés de l’Est, il y avait de grandes réserves d’hommes, en particulier parmi les jeunes approchant de la maturité qui n’avaient pas d’occupation correspondant à leur âge. Dans leur mouvement de retraite, les troupes allemandes, très clairsemées, voyaient les villages fortement peuplés et, peu après, ils en retrouvaient les habitants dans les rangs de l’ennemi. De même en France, beaucoup d’hommes se mettaient sous la protection du maquis ou des entreprises protégées. Ceci est confirmé, non seulement par le rapport du Gouvernement français, RF-22, mais résulte aussi d’une déclaration que fit, à l’Office central du plan, le 1er mars 1944, Kehrl, qui a témoigné en faveur de l’accusé Speer (document R-124, page 66). Ce témoin y déclare qu’il y avait en France de grandes disponibilités de main-d’œuvre. Un document particulièrement intéressant est le numéro PS-1764 (page 6) qui est un rapport du 15 février 1944 du ministre Hemmen ; il parle du « programme de reconstruction » du maréchal Pétain et traite à ce propos de la population épargnée par la guerre qui compte, pour une seule année, un accroissement de 300.000 jeunes hommes.

Si donc le chiffre de la main-d’œuvre requise est important, il doit être comparé au taux de la population totale et, d’autre part, on doit considérer que l’Allemagne ne réclamait rien de l’étranger qu’elle n’exigeât de ses propres nationaux. L’accusé Sauckel devait être persuadé, non pas qu’on ne pouvait rien faire, mais qu’on ne le voulait pas.

Afin d’influencer les volontés, on entreprit des deux côtés une course à la propagande et une lutte à coups de menaces, provoquant ainsi chez les habitants du territoire occupé le conflit moral qui devint fatal à beaucoup d’entre eux. L’accusé Sauckel pouvait à bon droit justifier la nécessité d’employer la force par l’effet de la propagande ennemie et par la situation de la guerre devenue plus critique, mais il ne pouvait se rendre compte, d’après les documents dont il disposait, que l’épuisement des pays était si grand qu’on ne pouvait plus rien en tirer sans appliquer des méthodes inhumaines. Sauckel croyait pouvoir atteindre son but, non pas en employant la force, mais par la création de conditions de travail spéciales. Je cite en exemple la promesse faite par Sauckel le 3 mai 1943 à Riga (document PS-2228). Il faut encore distinguer un domaine particulier du recrutement de la main-d’œuvre : il s’agit de la libération des prisonniers de guerre à la condition de fournir de la main-d’œuvre à l’Allemagne par la « relève » et la « transformation ». Le rapport RF-22 du Gouvernement Français déclare illicites ces deux méthodes de recrutement de main-d’œuvre. Ce rapport explique que l’échange basé sur la relève signifiait l’asservissement d’un nombre triple d’ouvriers français. Il faut constater, par contre, que les ouvriers de la relève ne partaient que pour six mois de travail libre, et à tour de rôle. Au bout d’un an et demi, tous les travailleurs étaient libres, le prisonnier était libre immédiatement. Il n’y avait pas de contrainte dans la réalisation de la relève. En droit, la proposition de relève est inattaquable. La captivité peut être supprimée à n’importe quel moment ; la libération peut aussi être soumise à certaines conditions. Le rapport français va trop loin dans l’expression de la désapprobation morale, en se référant à une citation du président du service d’informations des États-Unis ; il y est question du « choix ignoble entre le travail pour l’ennemi héréditaire et le retrait à un enfant du pays de la possibilité de rentrer de captivité ».

J’oppose à cela le sentiment sain qui a permis à la littérature ancienne russe de souligner, lors de la guerre du Nord, le caractère patriotique et généreux d’un tel échange. Ni le roi de Suède, ni Pierre Le Grand n’ont considéré l’échange comme le remplacement d’un esclave par un autre.

L’adoucissement de la situation par le régime de la transformation est exposé dans le document Sauckel-101. Il s’agit de la libération de prisonniers de guerre français en contre-partie de l’acceptation d’un autre travail et à condition qu’un ouvrier français aille en Allemagne en vertu du règlement de la relève.

Aucun prisonnier de guerre n’était contraint à changer de statut ; néanmoins, des camps entiers se déclarèrent volontaires. Lorsqu’un prisonnier utilisait la possibilité offerte, il renonçait à la protection spéciale accordée par la Convention de Genève dans le domaine des droits des travailleurs ; mais ceci avait lieu en accord avec son Gouvernement. Ce n’était pas une violation du Droit international.

La permission en France, liée au régime de la transformation, fut supprimée parce que, dès les premiers transports, les permissionnaires n’étaient pas revenus. Le rapport français RF-22 dit lui-même à la page 69 que, sur un transport de 8.000 permissionnaires, 2.000 ne revinrent pas. Ce rapport constate que ces « malheureux » étaient placés devant cette alternative : « Où tu retournes, ou tes frères périssent ». Mais cette réflexion ne les émut pas. Et la parole donnée ne les empêcha pas de prendre immédiatement le maquis. La suppression de cette permission en France n’est donc pas une décision arbitraire imposée à des esclaves. La lecture du rapport français lui-même ne peut que renforcer cette impression. Il en résulte donc que, dans ce domaine particulier non plus, l’accusé Sauckel n’a pas recruté de main-d’œuvre de manière contraire aux lois de la guerre ni de façon inhumaine. J’en viens maintenant à la question du traitement des ouvriers. Pour en faciliter l’appréciation juridique, il faut ici aussi établir une distinction entre les divers domaines de responsabilité.

Dans les établissements, le chef d’entreprise était responsable des conditions générales du travail. La Deutsche Arbeitsfront (le Front allemand du Travail) était compétente pour les conditions générales de vie en dehors des établissements.

Ces domaines de responsabilité apparaissent clairement, du fait que l’Acte d’accusation cite nommément deux personnalités qui les représentent, Krupp et le Dr Ley. L’accusé Sauckel ne peut répondre des événements survenus dans ces domaines que dans la mesure seulement où ils avaient ses ordonnances pour base, ou si, contrairement à son devoir, il n’a pas exercé une action de surveillance.

Les salaires étaient un des domaines dans lesquels l’accusé Sauckel était directement responsable. Lors de son entrée en fonction, il existait déjà un règlement auquel, bien entendu, il ne put apporter de modifications. Pour ce faire, il devait demander une autorisation du service dont il dépendait — le Plan de quatre ans — et l’accord des ministres compétents. Les dispositions légales résumées dans mon livre de documents n° 2 sous le titre « Question des salaires » montrent que les ordonnances de base ne furent pas prises par l’accusé Sauckel, mais par le conseil de la Défense du Reich — ainsi les documents Sauckel n° 50, 17 et 58 — ou par le ministre de l’Économie — document Sauckel n° 51 et par le ministre des Finances — document Sauckel n° 52. L’accusé Sauckel ne pouvait que classer les salaires à l’intérieur du cadre qui lui avait été fixé et déterminer les salaires à la tâche. Il devait, ce faisant, tenir compte des demandes des ministères intéressés. Dans la mesure où cela lui fut possible, l’accusé Sauckel a contribué à améliorer certaines situations. C’est ainsi que plusieurs des dispositions qu’il a prises montrent qu’il accorda des avantages sous forme de primes, d’indemnités de compensation, etc. (voir les documents Sauckel n° 54 et 58-a).

Dans l’ensemble, l’activité de l’accusé Sauckel visait à améliorer les salaires en agissant sur les services compétents ; le document PS-021, en date du 2 avril 1943, en est une preuve. Il contient en annexe un exposé accompagné de documents statistiques au sujet d’une proposition d’augmentation des salaires accordés aux ouvriers de l’Est. D’autre part, une étude des barèmes des salaires appliqués pendant les différentes époques fait ressortir que les salaires moyens des ouvriers de l’Est ont augmenté de plusieurs multiples pendant la période où l’accusé Sauckel exerça ses fonctions.

L’accusé Sauckel réglementait les heures de travail, mais uniquement dans le cadre de la compétence du ministre du Travail Seldte. Ceci ressort du document Sauckel n° 67, dans lequel Seldte fixe, au paragraphe 3 de l’ordonnance du 25 janvier 1944, les heures de travail des ouvriers de l’Est. Les heures de travail étaient absolument les mêmes que pour les ouvriers allemands, compte tenu de la cadence de travail de l’entreprise. C’est ce que reconnaît également le rapport du Gouvernement français, UK-783 ; les cas signalés à la page 580 et concernant le nombre excessif d’heures de travail sont en contradiction avec les ordonnances de l’accusé Sauckel. Étant donné que l’indication de l’année n’y est pas portée on ne peut reconnaître s’il s’agit là de mesures temporaires ou d’une situation permanente. La même confusion se retrouve dans le rapport français RF-22, page 101, où le nombre minimum d’heures de travail indiqué est de 72 heures, et peut s’élever jusqu’à 100. Il peut s’agir ici du travail de détenus des camps de concentration, ce qui n’est pas clairement indiqué. Par la suite, la réglementation des heures de travail fut modifiée par Goebbels, qui, conformément à ses pleins pouvoirs pour la conduite de la guerre totale, introduisit la journée de dix heures pour les Allemands et les étrangers, sans que cette mesure pût être mise en pratique d’une manière générale. Un nombre d’heures de travail déraisonnablement élevé ne peut être maintenu et conduit à des échecs. J’ajouterai ici que Sauckel obtint que cette augmentation du temps de travail fût payée spécialement comme heures supplémentaires.

L’Accusation a particulièrement porté son attention sur la réglementation des heures de travail des domestiques du sexe féminin en provenance de l’Est, dont 13.000 seulement vinrent en Allemagne au lieu des 400.000 à 500.000 exigées d’abord par Hitler. Le Ministère Public a présenté la note concernant l’emploi de ces domestiques comme document URSS-383. On y dit, au point 9, qu’elles n’ont aucun droit à des heures de liberté. Cette disposition avait pour but de laisser au ménage même le soin de déterminer les heures de liberté, suivant ses nécessités. Il est difficile de donner à cette ordonnance un autre sens, car on voulait précisément accueillir ces domestiques dans les familles d’une manière définitive et leur donner la possibilité de rester en Allemagne. On avait choisi des filles paraissant particulièrement dignes de confiance et qui s’étaient présentées volontairement pour ce genre de travail. Conformément aux pratiques en vigueur, cette disposition fut modifiée plus tard par une ordonnance — document Sauckel n° 26 — en même temps qu’étaient annulées toutes les autres restrictions.

La réglementation des heures de travail pour les enfants fut appliquée dans le cadre de la législation allemande sur la protection du travail. Il s’agissait d’enfants qui étaient venus irrégulièrement en Allemagne avec leurs parents, contrairement aux dispositions de l’accusé Sauckel. Leur travail ne pouvait consister qu’en occupations agricoles, comme celles qui incombaient aussi aux enfants allemands. A ce sujet, il faut signaler qu’en Allemagne, pendant la guerre, les écoliers pouvaient être appelés au travail à partir de l’âge de dix ans, conformément au décret du chef de la jeunesse du Reich en date du 11 avril 1942 (document Sauckel n° 67-a).

Sur l’ensemble de la question des salaires et des heures de travail, telle qu’elle a été réglementée en définitive, les précisions les plus intéressantes sont données par un exposé récapitulatif qui constitue intégralement le document Sauckel n° 89 du Dr Blumen-saat. Mais l’accusé Sauckel ne peut se retrancher uniquement derrière cette responsabilité immédiate, s’il connaissait et tolérait les conditions qui caractérisaient, comme l’affirme le Ministère Public, le transport et la vie dans les camps et les usines. Il avait le devoir d’exercer une surveillance, là même où il ne portait pas une responsabilité immédiate. Un des domaines qui relevait précisément de la responsabilité des entreprises est celui du logement et du ravitaillement des ouvriers. L’aménagement des camps destinés aux étrangers était soumis aux mêmes instructions que celui des camps d’ouvriers allemands, conformément aux ordonnances du ministre du Travail Seldte, de qui relevait cette question (documents Sauckel n° 42, 43 et 44). Il est incontestable que les conditions de logement se ressentaient des nécessités de la guerre et particulièrement des effets de la guerre aérienne, mais on remédiait à cet état de choses selon les possibilités. La situation des ouvriers étrangers ne différait pas de celle de la population civile allemande.

Le ravitaillement était rendu difficile par le blocus et les difficultés de transports. Mais les rations fixées étaient — contrairement aux allégations par trop connues, émises au sujet de l’alimentation des Russes — d’après le tableau du 24 novembre 1941 (document URSS-177) de 2.540 calories pour les prisonniers de guerre soviétiques. Un second tableau a été présenté avec l’affidavit du témoin Hahn sous le numéro Sauckel-11. D’après ce document, les rations en vigueur chez Krupp pour les ouvriers de l’Est étaient de 2.156 calories, pour les travailleurs de force de 2.615 calories ; et l’on veillait à ce qu’elles fussent réparties avec soin.

La responsabilité du ravitaillement incombait au ministère du Ravitaillement du Reich.

Sur ces deux points, le Ministère Public a formulé de graves accusations. Mais celles-ci ne sont possibles que si les dispositions en vigueur n’ont pas été respectées. Il est vraisemblable qu’au cours des années des fautes aient été commises dans ce vaste domaine, mais un examen d’ensemble ne fait pas apparaître que des erreurs, et un jugement ne peut être fondé sur ces faits. La situation réelle n’a pas, au cours de ces débats, été suffisamment tirée au clair pour qu’on puisse dire que les abus étaient si généralisés et si évidents que l’accusé Sauckel devait les connaître et les connaissait.

Aux déclarations incertaines du Dr Jàger, on peut opposer l’affidavit du témoin Hahn qui les infirme dans une large mesure. Les affidavits des témoins Dr Scharrmann (document Sauckel n° 17) et Dr Voss (document Sauekel n° 18) confirment également que, dans leur domaine, la situation n’était pas mauvaise.

Outre les obligations des chefs d’entreprises, le Front allemand du Travail avait à prendre soin des travailleurs étrangers (document Sauckel n° 16). Faisaient partie, entre autres, de ses devoirs, les transports et le contrôle des soins médicaux, ainsi que l’assistance générale. L’activité importante que cette vaste organisation a déployée n’a pas été décrite au cours de ce Procès. Les principes du Front allemand du Travail sont exposés dans le document Sauckel n° 27, c’est-à-dire l’ordonnance du Front allemand du Travail sur la situation des travailleurs étrangers dans les entreprises. On y insiste sur la nécessité de maintenir le désir de travailler par le respect des dispositions contractuelles, d’assurer un traitement absolument équitable, ainsi qu’une assistance et service social complets.

Le Front allemand du Travail était également compétent pour les transports, conformément à l’ordonnance n° 4, document Sauckel n° 15, qui contient ces instructions de Sauckel. Cette activité comprenait le transport ’ jusqu’au lieu de travail. Les témoins Timm, Stothfang et Hildebrandt ont déposé à ce sujet et n’ont rapporté aucun abus.

Les faits exposés dans le rapport Molotov (URSS-51) ne peuvent pas se référer à des transports normaux mais uniquement à des transports irréguliers. Il en est de même pour les transports qui avaient pour destination, selon l’Acte d’accusation, les camps de concentration.

A quel point l’accusé Sauckel s’est occupé, dès l’origine, de la situation des transports, cela ressort précisément du document PS-2241 qu’a déposé le Ministère Public ; ce document contient un arrêté donnant des instructions scrupuleuses afin d’éviter l’utilisation de trains impropres à cet usage.

Des fautes ont été commises, surtout en ce qui concerne le retour de travailleurs mentionné par le document PS-054 ; ceux-ci avaient été amenés dans le Reich avant la période de Sauckel et contrairement à ses principes. Il s’agit d’un événement isolé et on a immédiatement fait le nécessaire. Le retour de malades dont l’état ne permettait pas le transport fut interdit et Bad Frankenhausen fut mis à leur disposition (document PS-084, page 22). Ils s’ensuivit l’ordonnance d’après laquelle de tels transports devaient être accompagnés par des auxiliaires de la Croix-Rouge (document Sauckel n° 99).

L’organisation des soins médicaux, soigneusement mise au point avec le concours des caisses médicales, n’a pas été défaillante, malgré les plus grandes difficultés, et on connaît, au contraire, les bons résultats obtenus : pas d’épidémies et pas de maladies graves. Les cas cités par le Ministère Public au sujet de quelques-uns des soixante camps des usines de Krupp ne peuvent être expliqués que par l’enchaînement de circonstances extraordinaires. Ils ne peuvent constituer la preuve du caractère typique de ces ; abus.

Un autre document a été déposé : c’est le numéro RF-91, rapport médical du Dr Février, appartenant à la Délégation française du Front du Travail allemand ; il a été rédigé le 15 juin 1944 après le débarquement. Le rapport signale, à côté des imperfections qu’il a pour but de faire cesser, des réalisations méritoires ; ainsi, il parle, en se plaisant à reconnaître leur caractère salutaire, des chefs des camps de jeunesse, des examens radiologiques systématiques, de l’assistance fournie par les administrations des Gaue, etc.

Ce n’est qu’en étudiant les rapports des offices d’hygiène du Front du Travail allemand, rapports qu’il est facile de se procurer, que l’on serait en mesure d’avoir une vue d’ensemble exacte de la situation. Pour la défense de l’accusé Sauckel, seul importe ici le fait qu’une personne aussi éloignée que lui ne pouvait avoir une connaissance précise des abus. Les approuver aurait été en contradiction flagrante avec les actes et les déclarations de Sauckel. L’accusé Sauckel n’approuvait pas qu’un quelconque Gauleiter dise, par exemple : « Si quelqu’un doit avoir froid, que ce soient d’abord les Russes » ; il est intervenu dans cette affaire et, dans son Manuel pour l’utilisation de la main-d’œuvre (document Sauckel n° 19), il a pris ouvertement position contre ces pratiques.

L’accusé Sauckel s’est efforcé, même en dehors de sa compétence, d’améliorer le ravitaillement des travailleurs ; plusieurs témoins l’ont confirmé, entre autres le témoin Gôtz (document Sauckel n° 10) ; cela ressort également du procès^verbal du Plan central, document R-124, page 1783.

L’accusé Sauckel n’a pas permis que les choses suivent tout bonnement leur cours, mais il a créé un état-major personnel dont les membres visitaient les camps et remédiaient sur place aux insuffisances. C’est ainsi qu’il s’est également occupé de l’habillement et il a fait travailler de nombreuses usines pour l’approvisionnement des travailleurs de l’Est.

Tous les témoins qui ont été entendus à ce sujet ont confirmé unanimement l’esprit de sollicitude qui présidait à l’attitude de l’accusé Sauckel. Je rappellerai les proclamations et les discours de l’accusé Sauckel insistant toujours pour que l’on traitât bien les ouvriers. Je ne veux pas énumérer les documents en détail, et je ne signale que le Manifeste pour l’utilisation de la main-d’œuvre (document Sauckel n° 84) dans lequel il rappelle ses principes fondamentaux et demande que ceux-ci soient constamment et énergiquement rappelés à la mémoire des intéressés. Je rappellerai également les discours adressés aux présidents des offices de travail des Gaue, le 24 août 1943 (document Sauckel n° 86) et le 17 janvier 1944 (document Sauckel n° 88).

L’accusé Sauckel a finalement réussi à faire reconnaître la justesse de ses vues même par Himmler, Goebbels et Bormann. Ceci ressort du document PS-205 du 5 mai 1943. C’est un mémoire relatif aux principes généraux concernant le traitement des ouvriers étrangers. Ce mémoire reprend les principes de l’utilisation rationnelle de la main-d’œuvre. Que deviennent, dans ces conditions, les affirmations du Ministère Public sur la condition d’esclaves infligée aux travailleurs ?

On doit examiner de très près s’il s’agit effectivement, dans les cas présentés, d’abus commis sur des travailleurs utilisés dans des conditions normales ou bien d’excès commis au cours de la déportation de détenus et du travail des détenus. On doit examiner ensuite si des exagérations et des déformations n’ont pas eu lieu, pour lesquelles il existe de nombreuses raisons découlant de la faiblesse et de la nature de l’homme. A mon avis, les faits n’ont pas été jusqu’ici suffisamment éclaircis, et déjà la presse donne des descriptions qui ne peuvent que renforcer les doutes sur l’idée que l’on se faisait couramment de la vie des travailleurs étrangers. Le plan déposé sous le numéro Sauckel-3 montre les nombreux services de contrôle et d’inspection créés pour les questions touchant à la main-d’œuvre. Ces organismes n’ont rapporté aucun abus particulier aux services de l’accusé Sauckel. Il se peut que, précisément, le grand nombre de ces services ait constitué une faiblesse, il se peut que chaque instance ait caché les fautes commises dans son domaine et ne les ait pas communiquées à l’accusé Sauckel. Car, en règle générale, les organes de contrôle étaient des services hiérarchiquement supérieurs à l’accusé Sauckel. Ceci est à considérer tout particulièrement en ce qui concerne les rapports du Gauleiter Sauckel avec le service le plus important, le Front du Travail allemand, dirigé par le Reichsieiter Dr Ley.

Cela peut être exact pour les services disposant de pouvoirs étendus et de moyens d’action. L’accusé Sauckel qui, avec son petit état-major personnel, était rattaché à un ministère déjà existant, ne disposait pas de tels moyens. Ses attributions se limitaient au droit, strictement défini, d’émettre des ordonnances pour le recrutement de la main-d’œuvre ; de ce droit, il a usé inlassablement.

Les chefs d’entreprises de l’industrie de l’armement avaient été groupés en une administration autonome et absolument protégée contre les intrusions de la « bureaucratie ». A ce droit d’administration autonome correspond le devoir de sauvegarder sa propre existence. Si donc les travailleurs étrangers devaient être aidés, dans leur sécurité ou pour l’amélioration de leur situation, par les entreprises d’armement, cette tâche incombait à ces entreprises et au ministère de l’Armement, dont elles dépendaient.

Le service de l’accusé Sauckel ne pouvait rien entreprendre à cet égard, car il était sous les ordres du ministère de l’Armement. Ceci appert clairement du document PS-4006 (arrêté du 22 juin 1944) ; à ceci correspondent les étroites relations personnelles du ministre de l’Armement avec Hitler, car il était l’homme dont l’influence était la plus grande dans le domaine économique. S’il existait une plus haute responsabilité pour les fautes commises dans les entreprises, elle ne pouvait incomber qu’à ceux qui avaient connaissance de la situation ou avaient le pouvoir d’y remédier.

Il reste encore à examiner un point de Droit du Statut, à savoir si la position du délégué général à la main-d’œuvre doit être considérée suivant l’article 7 ou suivant l’article 8, c’est-à-dire si l’accusé Sauckel était un fonctionnaire indépendant ou s’il a agi sur ordre.

Les demandes de main-d’œuvre étrangère étaient faites à chaque fois sur un ordre spécial de Hitler, au titre d’un programme établi, et Sauckel n’était chargé que de la répartition ultérieure. Ceci ressort clairement du fait que l’accusé Sauckel se référait toujours aux « ordres et mandats » de Hitler ; ainsi dans le « manifeste » du délégué général à la main-d’œuvre (document Sauckel n° 84, article 7), dans la circulaire adressée aux Gauleiter (document Sauckel n° 83) et dans d’autres documents encore. Cette situation est également confirmée par le fait que Sauckel signale spécialement l’exécution des ordres, ainsi que son départ et son retour lors des voyages qu’il effectuait pour son service (document PS-556 du 10 janvier 1944 et 28 juillet 1943).

Le fait que l’accusé Sauckel n’agissait pas de son propre chef ressort également de son décret de nomination qui le subordonnait directement aux services du Plan de quatre ans et, à ce titre, le rattachait au ministère du Travail qui avait été maintenu avec ses secrétaires d’État. Sauckel lui-même n’avait à sa disposition que deux sections.

S’il s’agit donc d’établir le caractère de sa responsabilité, celle-ci ne peut entrer que dans le cadre de l’article 8 du Statut. J’en ai ainsi terminé de mon exposé sur le domaine particulier de la main-d’œuvre. L’accusé Sauckel, en dehors des question de main-d’œuvre, fait l’objet d’une accusation sur tous les points de l’Acte d’accusation. Seuls certains actes particuliers ne lui sont pas imputés à charge.

Au cours des débats, des précisions ont été apportées sur le » points de l’Accusation relatifs aux camps de concentration. Mais il a été prouvé, au moyen de la déclaration sous serment du témoin Falkenhorst (document n° 23) et de l’affidavit du témoin Dicter Sauckel (document n0 9), qu’aucun ordre d’évacuation n’avait été donné pour le camp de Buchenwald, à l’approche des troupes américaines.

Les deux visites du camp faites avant 1939 ne permettent pas de conclure que l’accusé ait connu et approuvé les conditions de vie qui y régnaient, car les excès mentionnés par le Ministère Public ne se produisaient pas encore à cette époque. De même, la proximité du camp et de la « Gauleitung » de l’accusé Sauckel n’a pas créé de rapports étroits avec le commandement SS, puisque celui-ci siégeait à Kassel et à Magdeburg.

Enfin, il faut tenir compte du fait que l’attitude humaine de l’accusé Sauckel, basée sur toute son évolution, était incompatible avec celle de Himmler.

Quel rôle l’accusé Sauckel a-t-il donc pu jouer dans la conspiration ?

Il a été Gauleiter de Thuringe et ne s’est pas distingué des autres Gauleiter. Son activité, les buts qu’il poursuivait, ressortent de ses discours de combat qui ont été déposés sous la référence Sauckel n° 95.

Ils témoignent de son opiniâtreté dans la lutte pour « le pain et la liberté » et dans son désir d’une paix véritable.

L’activité qu’il a menée pendant de longues années dans le Parti a été déterminée pour lui par le programme du Parti. Les souhaits qui y étaient exprimés ne nécessitaient ni la guerre ni l’anéantissement des Juifs. Seule la réalisation pratique de ce programme put révéler la vérité. Mais pour le militant convaincu, c’est la version officielle des événements qui était déterminante ; elle n’avait pas à faire face au doute.

Jusqu’à sa nomination de délégué général à la main-d’œuvre, en mars 1942, l’accusé Sauekel n’appartenait point au milieu fermé qui avait connaissance des projets de Hitler. Comme tout le monde, il se basait sur la presse et la radio. Il n’avait pas de contacts avec les dirigeants. Ceci apparut, non sans un certain caractère tragique, quand il embarqua, comme simple matelot, à bord d’un sous-marin pour effectuer une mission, ce qui provoqua ’des sourires. Ce n’est pas ainsi que l’on prend part à des conspirations.

Partisan convaincu de Hitler, Sauekel restait isolé dans le cercle des initiés. Il est compréhensible que les extrémistes l’aient évité à cause de son attitude bien connue. Il n’a pas été non plus initié aux secrets de ceux qui voulaient à la fois être les amis et les assassins de Hitler. Il n’a pas été tenu au courant par le groupe de ceux qui étaient les ennemis de Hitler, mais cachaient leurs vérités avec un courage d’un nouveau genre. Resté croyant jusqu’au bout, l’accusé Sauckel, aujourd’hui encore, ne peut comprendre ce qui s’est passé. Doit-il, tel un hérétique, désavouer son erreur pour trouver grâce ? Il lui manque le contact avec la réalité qui pourrait lui permettre de comprendre.

Le verdict dépend-il du fait que, dans son ignorance, il ait servi une bonne ou une mauvaise cause Rien n’est ni bon ni mauvais en soi, c’est la pensée qui en décide. Mais une chose est toujours bonne, et en toutes circonstances ; c’est la bonne volonté. L’accusé Sauckel en fait preuve. C’est pourquoi je demande son acquittement.

LE PRÉSIDENT

Je donne la parole au Dr Exner, avocat de l’accusé Jodi.

PROFESSEUR Dr EXNER (avocat de l’accusé Jodl)

Monsieur le Président, Messieurs. Dans ce Procès singulier, la recherche de la vérité se trouve en présence de difficultés singulières. En un temps où les blessures de la guerre saignent encore, où vibre encore l’émotion suscitée par les événements de ces dernières années, en un temps où les archives d’une partie restent encore fermées, un jugement doit être rendu selon l’équité avec une impossible objectivité. On a déployé devant nous la matière d’un procès qui pose sur un quart de siècle de l’Histoire mondiale et comprend des événements qui se sont passés dans quatre parties du monde. Et sur la base de cet amoncellement gigantesque de matériaux, nous voyons vingt-deux hommes qui sont en même temps accusés. Voilà qui rend extraordinairement difficile l’appréciation de la culpabilité et de la responsabilité de chacun d’eux. Car des cruautés d’une ampleur à peine imaginable ont été révélées, et le danger subsiste de voir l’ombre épaisse qui recouvre une partie des accusés s’étendre également sur l’autre. Et maint d’entre eux, je le crains, peut apparaître, du fait de la société dans laquelle il se trouve, sous un jour tout autre que s’il était assis seul sur le banc des accusés.

Mêlant les reproches moraux et juridiques, les représentants du Ministère Public ont encore accru le danger en soulevant des inculpations collectives : tous les accusés se seraient enrichis dans les territoires occupés à l’exception de celui qui n’aurait pas crié « Mort aux Juifs ». On n’a pas recherché de preuves pour chacun d’eux : l’affirmation crée l’atmosphèr.e contre tous.

A cette façon de procéder du Ministère Publie, qui rend plus difficile l’établissement de la culpabilité individuelle, s’ajoute le fait que les accusés Keitel et Jodl ont été considérés comme deux jumeaux inséparables ; le Ministère Public anglais les a mêlés dans une accusation commune et ils ont fait, de la part du Ministère Public français, l’objet d’un exposé des charges commun. Et, pour compléter, les représentants du Ministère Public soviétique ont déversé, en ne parlant que fort peu des deux accusés, reproche sur reproche sur tout le banc des accusés. Cela devait certainement abréger les débats, mais ne rend que plus difficile l’établissement des culpabilités individuelles. Et l’Acte d’accusation va plus loin encore. Il intervient, à propos de ces vingt-deux accusés, dans le sort de millions de gens, en accusant les organisations, ce qui aura pour effet, en accord avec la loi n° 10, d’amener des sanctions pour les fautes commises par d’autres.

Pour l’instant, une autre forme du traitement réservé aux accusés me paraît plus importante. Le Ministère Public recourt au concept de la conspiration pour permettre, par ailleurs, de rendre des gens individuellement responsables de faits dont d’autres se sont rendus coupables. Je dois, sur ce point, rentrer dans les détails, car il concerne mon client. Il ressort, je crois, des explications de mes confrères qui m’ont précédé, qu’une conspiration en vue de commettre des crimes contre la Paix, des crimes de guerre et des crimes, contre l’Humanité, n’a, en réalité, jamais existé. Je ne veux indiquer qu’une chose : si une telle conspiration a pu exister, Jodl, en tout cas, n’en a pas fait partie.

Le représentant du Ministère Public a admis qu’il n’était pas possible, jusqu’en 1933, de prouver l’appartenance de Jodl à cette conspiration. Certes, celui qui s’est opposé avec une telle défiance à tout le mouvement national-socialiste et a parlé avec une réticence aussi pleine de scepticisme de la prise du pouvoir, n’a pas conspiré pour mettre Hitler en selle.

Mais le Ministère Public semble admettre que, jusqu’à 1939, Jodl a fait partie de cette prétendue conspiration. En réalité, rien d’important ne lui est survenu pendant cette même période.

En réalité, son attitude vis-à-vis de Hitler a été parfaitement loyale. Car c’était le maréchal von Hindenburg, que Jodl révérait, qui avait appelé Hitler au Gouvernement, et le peuple avait ratifié cette décision avec plus de 90% de ses voix. Il est alors arrivé qu’aux yeux de Jodl, et pas à ses yeux seuls, l’autorité de Hitler devait croître en puissance à la mesure des succès admirables qu’il remportait dans les domaines intérieur et extérieur et qui se succédaient. Jodl, cependant, reste personnellement sans relations avec Hitler. Il ne participe à aucun des grands rassemblements dans lesquels Hitler développe son programme. Il ne lit que des extraits de son ouvrage, Mein Kampf, l’évangile du national-socialisme. Jodl reste éloigné de la politique, conformément à ses tendances personnelles bien éloignées de la politique du Parti et aux traditions de la vieille famille d’officiers dont il est issu. Libéral intérieurement, il avait peu de sympathie pour le national-socialisme. Et extérieurement, sa qualité d’officier lui interdisait de s’inscrire au Parti, de même que le droit de vote et toute activité politique lui étaient interdits.

Si, comme le prétend le Ministère Public, le Parti a maintenu la conspiration et a été « l’instrument de la cohésion » entre les accusés, on se demande en vain la cohésion qui pouvait exister entre Jodl et, mettons, Sauckel ou entre Jodl et Streicher. Jusqu’au début de la guerre, Jodl n’a connu, en dehors des officiers, qu’un seul des accusés, Frick, à l’occasion d’une ou deux conférences de service au ministère de l’Intérieur.

Il se tenait éloigné de la NSDAP ; il était même hostile, en un certain sens, à ses organisations. Son souci le plus grand au cours de ces années, comme plus tard jusqu’à l’heure actuelle, a été le danger de l’influence du Parti sur la Wehrmacht. Il fait tout ce qui est en son pouvoir pour éviter la boursouflure des SS tendant à faire d’elles une deuxième armée, la remise de la police des douanes à Himmler, et il note triomphalement dans son journal qu’après le départ du général baron von Fritsch, Hitler ne nomme pas, comme on le craignait, le général von Reichenau, qui était inféodé au Parti, Commandant en chef de l’Armée de terre, mais Brauchitsch qui n’était pas politicien, etc. Si Jodl avait en quoi que ce fût conspiré comme un national-socialiste, il se fût tout autrement exprimé sur ce point.

Jodl, non plus, n’a participé à aucune des prétendues réunions de conspirateurs : ni le 5 novembre 1937 — le testament de Hitler lui est resté inconnu — ni à l’Obersalzberg en février 1938, ni à la séance du 23 mai 1939, encore moins à celle du 22 août 1939. Rien d’étonnant à cela : Jodl était à ce moment-là un trop petit personnage pour être admis à des sujets aussi décisifs pour l’État ; on ne conspire pas avec un lieutenant-colonel ou un colonel de l’État-Major ; on lui dit simplement ce qu’il a à faire et ainsi le problème, en ce qui touche sa personne, se trouve réglé.

La preuve la plus irréfutable que Jodl n’a pas appartenu à cette conspiration en vue de conduire une guerre d’agression, réside dans son absence de dix mois, tout à fait au début de la guerre. En octobre 1938, Jodl avait été muté du Haut Commandement de la Wehrmacht et envoyé à Vienne prendre le commandement de l’artillerie. A son avis, une guerre était d’autant moins en vue à ce moment-là, qu’avant de quitter Berlin il projetait un plan de concentration sur tous les fronts. C’est pourquoi il rassemblait la masse des forces allemandes au centre du Reich, dans l’impossibilité où il se trouvait de concevoir un ennemi déterminé contre lequel préparer un plan de concentration des troupes. Un an avant le début de l’attaque, ce prétendu conspirateur en vue de guerres d’agression préparait un travail d’état-major purement défensif. En bien qu’il sût parfaitement qu’il devait rejoindre Berlin en cas de guerre, cette possibilité lui sembla si éloignée qu’il alla s’établir à Vienne avec tous ses meubles.

De plus, comme il désirait échapper à une activité d’état-major, il se fit réserver pour le 1er octobre 1939 le commandement de la division de montagne de Reichenhall. Enfin, en juillet, il se préoccupa encore de louer des places sur un bateau en vue d’une croisière de plusieurs semaines qu’il devait entreprendre en septembre. Il comptait donc certainement sur un développement ultérieur pacifique.

Pendant ces dix mois jusqu’à son rappel à Berlin peu avant le début de la guerre, Jodl n’a eu aucune relation de service ou privée avec l’OKW. La seule lettre qu’il en a reçue était celle du 1er octobre qui lui promettait sa mutation à Reichenhall.

Que l’on se représente que dans cette période critique, au moment même où les prétendus conspirateurs discutaient et élaboraient le plan de Pologne, Jodl est resté pendant dix mois à l’écart de tout contact avec les gens compétents et n’en a pas appris plus que l’un quelconque de ses lieutenants.

Lorsque le Führer arriva par hasard à Vienne au cours de cet été, Keitel n’attacha aucun prix à lui présenter Jodl, bien que ce dernier eût été appelé, en cas de guerre, en qualité de conseiller stratégique du Commandant suprême, à exécuter le plan qui avait soi-disant été préparé en commun. On peut se représenter la surprise de Jodl en lisant dans l’Acte d’accusation qu’il avait participé à une conspiration en vue de déchaîner la guerre.

Monsieur le Président, j’en suis arrivé à la fin d’un paragraphe. Il serait peut-être temps de lever l’audience.

LE PRÉSIDENT

L’audience est levée.

(L’audience sera reprise le 19 juillet 1946 à 10 heures.)