CENT QUATRE-VINGT-DEUXIÈME JOURNÉE.
Vendredi 19 juillet 1946.

Audience du matin.

PROFESSEUR Dr FRANZ EXNER (avocat de l’accusé Jodl)

Monsieur le Président, Messieurs, je continue mon exposé.

Je vous rappelais hier que le général Jodl n’avait été en aucun cas, jusqu’à l’année 1939, membre d’une conspiration, et ne pouvait pas en être membre ; mais, peut-être prétendra-t-on que Jodl ne s’est joint au plan concerté qu’après 1939. Ainsi qu’un des précédents orateurs l’a fait ressortir, un officier qui collabore à l’exécution d’un plan de guerre, dans le poste qui lui a été désigné, ne peut en aucune manière être considéré comme un conspirateur. Il a, à vrai dire, un plan commun avec son supérieur, mais il ne l’a pas fait sien volontairement, il n’a pas souscrit à une entente, mais il a plutôt simplement fait, au cours du service normal, ce qu’exige la fonction qu’il occupe.

Jodl justement peut être cité, en l’occurrence, comme un exemple typique. Il ne se rend pas à Berlin de sa propre initiative. Qu’il ait à entrer à l’État-Major du Führer en cas de guerre, est une chose décidée depuis longtemps. Cette affectation est prévue par le plan annuel de mobilisation arrêté pour l’année courante. Ce plan annuel de mobilisation expirait le 30 septembre 1939 ; pour l’année suivante, le général von Sodenstern figurait déjà comme chef de l’État-Major d’opérations de la Wehrmacht. Si donc la guerre avait éclaté six semaines plus tard, Jodl serait parti comme commandant de sa division de montagne. Selon toute vraisemblance, il ne serait pas assis aujourd’hui sur le banc des accusés. On doit reconnaître que toute son activité pendant la guerre a été déterminée par une décision indépendante de sa volonté et arrêtée depuis longtemps. J’estime que ce fait seul est une preuve frappante contre sa participation à un plan concerté pour le déclenchement de guerres d’agression.

Lorsque Jodl est arrivé à Berlin, le 23 août 1939, le déclenchement de la guerre était décidé pour le 25 août. Pour des raisons qu’il ignore, cette date a été retardée de six jours. Le plan de campagne était déjà prêt. Pour l’élaborer, il n’avait pas besoin de conspirer. S’il existait à ce moment-là un plan concerté contre la Pologne, les conspirateurs, ainsi que nous le savons maintenant grâce à l’accord secret germano-russe, se trouvaient ailleurs. Jodl n’a été présenté au Führer que le 3 septembre 1939, c’est-à-dire après le début de la guerre, à un moment où les décisions à prendre étaient déjà prises. A partir de ce moment, son service le place près de Adolf Hitler. A vrai dire, on doit ajouter que cette proximité est purement matérielle. Il ne s’est jamais trouvé réellement près de lui. Même alors, il n’avait pas à connaître les plans et les intentions de Hitler, qui ne lui étaient communiqués que pour autant que son travail exigeait qu’il en prît connaissance. Jodl n’a jamais été un confident de Hitler et n’a jamais été en rapport étroits avec lui. C’était une relation de service pure et simple et assez souvent ils se trouvaient en conflit.

En outre, Jodl était resté à l’écart du Parti. Il n’a jamais été dit qu’il aurait recherché à entrer en rapports à Vienne avec les dirigeants du Parti bien que cela eût pu paraître assez naturel. Il a connu la plupart des dirigeants du Parti et la plupart des accusés lorsqu’ils ont eu l’occasion de rendre visite au Grand Quartier Général du Führer. A l’exception des officiers, il est resté sans rapports avec eux. La clique du Parti au Grand Quartier lui faisait horreur et constituait pour lui un corps étranger regrettable dans le cadre militaire. Il n’a jamais cessé de combattre l’influence du Parti dans la Wehrmacht. Même à partir de ce moment-là, il n’a pas pris part aux cérémonies du Parti. Il n’a pas participé non plus aux congrès du Parti, sauf une fois, lorsque, commandé de service, il assista à des parades de la Wehrmacht. Il s’abstenait, sans exception, de paraître aux anniversaires du 9 novembre à Munich.

Le Ministère Public fait toujours état de son discours aux Gauleiter pour prouver que Jodl s’était tout de même identifié avec le Parti et ses aspirations et qu’il était non seulement un soldat mais aussi un homme politique et un disciple enthousiaste de Hitler. On doit tout d’abord préciser un point : le document L-172, qui nous présente ce discours aux Gauleiter, n’est pas le manuscrit de ce discours, mais un aide-mémoire résumé par son État-Major sur lequel Jodl s’est basé pour faire son manuscrit. De plus, ce discours a été improvisé : aucun mot de ce document ne prouve que Jodl l’a vraiment prononcé. Ensuite, il faut prendre en considération le mobile de ce discours. Après quatre dures années de guerre, après la défection de l’Italie qui venait juste de se produire et avant la nouvelle et énorme charge que Hitler projetait d’imposer à la population comme suprême et dernier effort, tout dépendait, en ce moment critique, du maintien de la volonté du peuple. C’est pour cela que le Parti cherchait à obtenir des renseignements techniques sur la situation militaire, afin de pouvoir relever le courage défaillant. Le Führer désigna le général Jodl pour cette tâche. Sans aucun doute, c’était la seule personnalité compétente. Plus d’un aurait été heureux de l’occasion de se faire apprécier des chefs du Parti, mais Jodl assuma cette tâche à contre-cœur. Le titre de l’allocution était : « La situation militaire au début de la cinquième année de guerre » ; son contenu est un exposé purement objectif de la situation militaire sur les différents fronts, ainsi que sur les causes qui avaient déterminé cette situation. Le début et la fin sont, du moins d’après le document, un panégyrique du Führer, dont les représentants du Ministère Public tirent des conclusions étonnantes. Mais lorsqu’un orateur doit gagner d’abord, et avant tout, la confiance d’un auditoire qui se compose de chefs du Parti et que sa tâche consiste à faire naître la confiance en la Direction militaire suprême, de telles fleurs de rhétorique paraissent assez naturelles. D’ailleurs Jodl ne nie pas avoir admiré sincèrement certaines qualités et capacités du Führer. Seulement il n’a jamais été son confident, ni son co-conspirateur et il est resté dans le Haut Commandement de la Wehrmacht le même homme étranger à la politique qu’il a toujours été.

Jodl n’était donc pas membre d’une conspiration et aucune conception de la conspiration ne pourra aider à le rendre responsable d’actes qu’il n’est pas coupable d’avoir commis lui-même.

J’en arrive maintenant aux actions particulières qui sont reprochées à Jodl.

En vertu de l’article 6 du Statut, la compétence du Tribunal s’étend à certains crimes contre la paix, contre les lois de la guerre et contre l’Humanité, énumérés dans le Statut, et pour lesquels on a prévu des sanctions individuellement applicables à chacun des criminels. Si nous faisons d’abord abstraction des crimes contre l’Humanité, soumis à des règles spéciales, il y a deux conditions dans lesquelles il peut y avoir châtiment individuel des accusés : D’abord, il faut qu’il y ait une violation du Droit international à laquelle ils aient participé d’une façon quelconque. Le sens de tout ce Procès et celui du Statut consiste précisément à renforcer les nonnes du Droit international par l’application de sanctions pénales. S’il y a donc violation du Droit international, la responsabilité de l’État, auteur de la violation, n’est plus, comme jusqu’à présent, seule en jeu, mais les personnes coupables seront dorénavant punies individuellement. Il s’ensuit qu’il n’y a pas de châtiment sans violation du Droit international. Mais, en second lieu, une telle responsabilité individuelle n’est pas prévue pour toutes les infractions au Droit international, mais uniquement pour celles qui sont expressément énumérées dans le Statut. L’article 6 (a) prévoit les crimes contre la paix ; l’article (b) les crimes contre les lois et usages de la guerre. Toutes autres actions, même si elles sont contraires au Droit international, n’ont pas leur place ici.

Nous aurions pu éviter bien des journées d’audience si le Ministère Public avait, dès le début, pris ces deux points en considération. Or, nous allons le prouver, la tendance s’est fait jour de dépasser ces limites et de reprocher aux accusés des infractions au Droit international qui ne sont pas mentionnées dans le Statut ; et ce qui plus est, on veut les appeler à répondre d’actions qui ne sont pas du tout contraires au Droit, mais qui peuvent tout au plus être considérées comme immorales.

Dans mes développements ultérieurs, je m’en tiendrai à la disposition très claire de l’exposé écrit des charges anglo-américain en y ajoutant ce qui a été allégué contre Jodl par les deux autres Ministères Publics.

Premier point : l’aide à la prise et à la consolidation du pouvoir par les nationaux-socialistes, a été abandonnée, comme je l’ai déjà fait ressortir ici.

Deuxième et troisième points : ils se réfèrent à l’armement et à l’occupation de la Rhénanie. Jodl n’avait rien à voir, ni avec l’institution du service militaire obligatoire, ni avec l’armement. Le journal de Jodl ne contient aucun mot sur l’armement. Il était membre du comité de Défense du Reich qui ne s’occupait cependant pas de questions d’armement. Il s’occupait ici des mesures que les services civils devaient prendre en cas de mobilisation. Cela ne constituait rien de contraire au Droit. Une mobilisation, par exemple, en cas d’agression ennemie, ne nous était pas interdite. Les préparatifs dans la zone démilitarisée, que Jodl avaient proposés au comité, étaient limités également aux services civils et ne consistaient que dans la préparation d’une évacuation du territoire situé à l’ouest du Rhin pour défendre la ligne du Rhin, dans le cas d’une occupation française. Ils étaient purement défensifs. Si Jodl a recommandé cependant de tenir ces mesures défensives strictement secrètes, ce n’est pas après tout une preuve de projets criminels, mais c’est tout naturel. En fait, une extrême prudence était nécessaire, car l’occupation de la Ruhr était bien nette encore dans la mémoire de tout le monde. De même, Jodl n’eut rien à faire avec l’occupation de la Rhénanie. Il n’a appris cette décision du Führer que cinq jours avant son exécution. Il est inutile d’insister sur ce fait car, d’après le Statut, ni le réarmement, ni l’occupation de la Rhénanie, bien que peut-être contraires à la loi internationale, ne sont prévus à l’article 6. Ce n’est que dans le cas où l’on aurait aperçu des préparatifs en vue d’une guerre d’agression que ces faits seraient prévus par le Statut. Mais qui donc, à l’époque, aurait pensé à une guerre d’agression ? En 1938, manquant de troupes entraînées, nous n’aurions même pas pu envoyer au combat un sixième du nombre de divisions dont disposaient nos adversaires présumés : la France, la Tchécoslovaquie et la Pologne. La première étape de l’armement aurait dû être atteinte en 1942, la ligne Siegfried selon les prévisions, devait être terminée en 1952, l’artillerie lourde manquait entièrement, les blindés étaient à l’essai, l’état de nos munitions était catastrophique. En 1937, nous ne possédions pas un seul vaisseau de ligne et en 1939 pas plus de vingt sous-marins de haute mer, donc moins d’un dixième de ce que possédaient les Anglais et les Français. Comme plans de guerre, il existait un plan pour protéger les frontières de l’Est. L’exposé de notre situation au comité de Défense du Reich est caractéristique : il y a été dit qu’une guerre future ne pouvait avoir lieu que sur notre propre territoire et que, par conséquent, il ne pourrait s’agir que d’une guerre défensive. Cela, notez-le bien, a été dit au cours d’une séance secrète de ce comité. La possibilité d’une action agressive n’a même pas été mentionnée. Mais nous n’étions même pas capables, à l’époque, de nous défendre sérieusement ; c’est pourquoi déjà, à l’occasion de l’occupation de la Rhénanie, les généraux estimaient jouer leur va-tout. Il n’existe pas la moindre trace de preuve qu’un seul d’entre eux eût été assez utopique pour penser à une agression.

Les points 4 à 6 constituent, suivant l’exposé écrit, la participation à la préparation et à l’exécution d’une attaque contre l’Autriche et la Tchécoslovaquie. Il n’y avait pas de plan d’entrée en Autriche. Le Ministère Public a cité le document C-175 comme tel. Mais c’est un malentendu. Il ne s’agit que d’un programme pour l’élaboration de divers plans de guerre, comme par exemple d’une guerre contre l’Angleterre, contre la Lituanie, contre l’Espagne, etc. Parmi ces possibilités théoriques de guerre, on mentionne également le cas « Otto », c’est-à-dire une intervention en Autriche en cas de tentative de restauration des Habsbourg. Le document déclare que ce cas n’est pas à mettre au point, mais à considérer seulement. Attendu qu’il n’y avait aucun indice d’une pareille tentative de la part des Habsbourg, rien n’a été préparé.

Jodl n’a pas pris part à la conférence du 12 février 1938 à l’Obersalzberg. Deux jours plus tard, on ordonna de proposer certaines manœuvres « trompe l’œil », apparemment comme mesure de pression sur Schuschnigg et pour le forcer à s’en tenir aux conventions stipulées à l’Obersalzberg. Il n’y a rien d’illégal là-dedans, bien que le Ministère Public ait parlé de méthodes criminelles. Jodl a été absolument surpris par la décision d’invasion du Führer, deux jours avant son exécution. Le Führer donna cet ordre d’invasion par téléphone. L’ordre de Jodl, donné par écrit, n’avait qu’une valeur documentaire. Si cet ordre avait été le seul valable, il serait arrivé beaucoup trop tard. Il a été donné le 11 mars, à 9 heures et l’invasion a eu lieu le lendemain. Son exécution nous a été décrite. La troupe était équipée sur le pied de paix. Les Autrichiens passèrent la frontière et allèrent à sa rencontre pour la saluer. Des troupes autrichiennes ne joignirent au cortège et prirent part à la marche sur Vienne. Ce fut une marche triomphale, sous les cris d’allégresse et les fleurs.

Et maintenant, le cas de la Tchécoslovaquie. Au cours du printemps 1938, Hitler déclara encore qu’il n’avait pas l’intention « d’attaquer la Tchécoslovaquie prochainement ». A la suite de la mobilisation partielle tchèque qui n’avait pas été provoquée, il changea son attitude et décida qu’à partir du 1er octobre 1938, et non pas le 1er octobre 1938, il allait résoudre la question tchèque, pour autant qu’une intervention des Puissances occidentales n’était pas à craindre. Jodl avait donc à faire des préparatifs dans le cadre de l’État-Major. Il s’en occupa, convaincu que son travail resterait purement théorique, car, étant donné que le Führer voulait à tout prix éviter un conflit avec l’Ouest, on pouvait s’attendre à des arrangements pacifiques. Jodl ne se préoccupa que d’une seule question : ces projets ne devaient pas être dérangés par une provocation tchèque. En fait, tout s’est passé comme prévu. Les enquêtes faites par Lord Runciman ayant prouvé que les conditions nationales en Tchécoslovaquie étaient insupportables et que le point de vue allemand était justifié, on en arrive à l’Accord de Munich avec les grandes Puissances.

On reproche à Jodl d’avoir proposé, dans une note, « d’organiser » éventuellement un incident pour créer un prétexte à l’invasion. Il nous a expliqué ses raisons. Du reste, cet incident n’a pas eu lieu. Cette note est d’autant moins une violation de la loi internationale, qu’il ne s’agit ici que de considérations internes, qui n’ont jamais eu d’importance à l’étranger. Et même si l’idée en avait été réalisée, de pareilles ruses ont toujours été de coutume, à partir du jour où les Grecs ont construit leur « cheval de Troie ». Ulysse, auteur de cette idée, s’est vu honoré du titre d’homme « riche en ruses » par le poète antique et on n’en a pas fait un criminel. Moi-même, je ne vois rien d’immoral dans l’attitude de Jodl ; après tout, dans les relations entre États, règnent d’autres principes de morale que ceux qu’on applique dans les institutions chrétiennes de jeunes filles.

L’occupation même du pays des Sudètes s’est passée aussi paisiblement que celle de l’Autriche. Saluées cordialement par le peuple libéré, les troupes ont pénétré en territoire allemand, qui avait été évacué par les troupes tchèques, jusqu’à la ligne fixée. Ces deux invasions, aux termes du Statut, ne sont pas des actions punissables. Ce n’étaient point des actes d’agression pour lesquels il faut se servir de la force, moins encore des guerres, pour lesquelles il faut utiliser les armes ; à plus forte raison, on ne saurait parler de guerres d’agression. Considérer de pareilles invasions pacifiques comme des guerres d’agression dépasserait les fameuses conclusions par analogie du code pénal national-socialiste. Les quatre Puissances signataires auraient pu faire entrer ces invasions, qu’elles avaient encore fraîchement en mémoire, dans l’article 6. Mais on ne l’a pas fait : on voulait précisément limiter ce châtiment nouveau des individus aux faits de guerre, et non sanctionner des actes sans caractère belliqueux. En principe, on doit dire que toutes les interprétations extensives des prescriptions pénales du Statut sont inadmissibles. On applique le vieil adage : Privilégia stricte interpretenaa sunt. Il n’existe ici qu’un privilegium odiosum. Oui, il n’a sans doute jamais existé de plus typique exemple de privilegium odiosum, que cette poursuite judiciaire unilatérale effectuée contre les seuls membres des Puissances de l’Axe.

On pourrait aussi en venir à l’idée de rendre Jodl responsable, étant donné qu’il a établi un plan d’attaque contre la Tchécoslovaquie, à une époque où le cours pacifique des événements n’était pas encore assuré. Jodl seul a compté avec une solution pacifique et il avait de bonnes raisons pour l’attendre. De sorte qu’il n’a pas eu l’intention de préparer une guerre d’agression. A cette constatation de fait qui exclut toute culpabilité de Jodl, vient s’ajouter une considération juridique : nous avons établi, et cela ne laisse subsister aucun doute, qu’il n’y a pas de châtiments pour des crimes contre la paix sans qu’il y ait eu atteinte au Droit international. Si maintenant le Statut considère comme punissables les préparatifs d’une guerre d’agression, il veut sans doute dire que celui qui a préparé une guerre d’agression qui a effectivement eu lieu, doit être puni. Mais les plans de guerre, par contre, qui demeurent des plans, n’y sont pas compris ; ils ne sont pas contraires au Droit international. Le Droit international ne se préoccupe pas de ce qui se passe dans les cerveaux, ni dans les bureaux. Ce qui n’a pas de signification au point de vue international n’est pas en opposition avec le Droit international. Les plans d’agression qui n’ont pas été exécutés — de même que les intentions agressives seules — peuvent être immoraux, ils ne sont pas contraires au Droit international et ne tombent pas sous le coup du Statut.

Ici, il s’agit de plans non exécutés, car l’occupation pacifique du pays des Sudètes, qui reposait sur une convention internationale, ne constituait pas une guerre d’agression, pas plus du reste que l’occupation du reste du pays qui s’est effectuée sans résistance et sans guerre, et qui n’avait aucun rapport avec les plans de Jodl. Cette occupation du reste des territoires de la Tchécoslovaquie, en mars 1939, n’a pas besoin d’être discutée ici plus longuement, car Jodl était à Vienne à l’époque et n’a pas pris part à l’action. Il n’avait pas davantage eu affaire avec ses préparatifs, car elle n’est nullement en rapport avec les travaux de son état-major de l’époque. Depuis lors, la situation militaire s’était complètement modifiée. Le pays des Sudètes, ainsi que ses fortifications de frontières, se trouvaient entre les mains des Allemands. L’invasion sans aucun combat, s’effectua, par conséquent, d’après des plans tout différents, dans la mesure où ils existaient. Jodl n’a pas pris part à cette action.

Le point 7 de l’exposé écrit des charges concerne les projets de guerre contre la Pologne. On a déjà dit l’essentiel à ce sujet : lorsque Jodl quitta Berlin, il n’existait aucun plan de pénétration en Pologne ; lorsqu’il y revint, le 23 août 1939, on avait l’intention d’entrer en Pologne ; le plan était terminé et Jodl n’y avait pas pris part. L’Accusation prétend encore que le fait de la présence de Jodl, le 3 septembre, en Pologne, dans le train du Führer, constitue une preuve qu’il a participé à la guerre ; est-ce là un reproche à faire à un soldat ?

Le point 8 de l’exposé des charges concerne l’agression contre les sept États depuis la Norvège jusqu’à la Grèce. Cet exposé réunit ces guerres en un seul point. Et cela avec raison. Elles forment une unité, parce qu’elles ont toutes été le résultat de nécessités militaires et la conséquence logique de la guerre contre la Pologne et de l’intervention de la Grande-Bretagne. C’est précisément pour cela qu’il est important pour le jugement de Jodl qu’il n’ait été mêlé en rien au développement de la guerre contre la Pologne. Les historiens auront à faire de longues recherches pour établir comment cela s’est produit. Pour juger l’attitude de Jodl, une seule chose est décisive ; comment la situation se présentait-elle à lui ? Et, d’après ce qu’il savait, a-t-il considéré comme justifiée la décision de Hitler de faire la guerre et dans quelle mesure a-t-il eu une influence sur son développement ? C’est cette seule chose qui le concerne ici.

A propos de la Norvège et du Danemark, je me réfère, Messieurs, à ce que le Dr Siemers a dit ici avant-hier, et je passe au point suivant, mais je voudrais ajouter quelque chose, une question de Droit international que je n’ai pas fait figurer dans mon manuscrit. En considérant les explications que le Dr Siemers a données ici hier, je voudrais, pour éviter tout malentendu, ajouter les renseignements suivants : Premièrement, il n’existe pas le moindre doute que des navires de commerce d’un État en guerre peuvent circuler dans les eaux territoriales des pays neutres. Si, pour empêcher la circulation, son adversaire mouille des mines dans ces eaux territoriales, c’est une parfaite violation de la neutralité. Les navires de guerre eux-mêmes ont le droit de naviguer en tant qu’ils s’en tiennent aux délais qui leur sont fixés et qu’ils n’entreprennent aucun combat dans les eaux territoriales. Si c’est valable pour les navires de guerre, c’est d’autant plus valable pour les navires qui transportent des prisonniers de guerre.

Deuxièmement : le fait qu’une guerre constitue une guerre d’agression n’influence en aucune façon la validité et l’application des lois normales de la guerre et de la neutralité. Le point de vue contraire arriverait à des résultats absurdes et serait le tombeau du droit de la guerre. Il n’existerait pas d’États neutres et les relations de ceux qui sont en guerre seraient dominées par l’idée de l’emploi de la force. Chaque coup tiré serait un assassinat, chaque prisonnier fait serait une infraction à la liberté, chaque bombardement serait un crime. Cette guerre n’a été ainsi conduite par aucun des belligérants. Le Ministère Public lui-même n’est pas...

LE PRÉSIDENT

Un instant, Docteur Exner.

(Le Tribunal délibère.)
PROFESSEUR Dr EXNER

Le Ministère Public lui-même n’est pas de cet avis, sans quoi il n’aurait pas pu reprocher à l’accusé des faits précis, comme des crimes contre le droit de la guerre et de la neutralité. Toute l’Accusation d’après le point 3 serait incompréhensible. Du reste le Pr Jahrreiss a traité cette question d’une façon détaillée aux pages 32 à 35 de sa plaidoirie. Je continue à la page 30 de mon manuscrit.

En novembre 1939, Jodl a entendu parler, pour la première fois, et cela par Hitler lui-même, des craintes de la Marine que l’Angleterre n’eût l’intention de débarquer en Norvège. Il a reçu alors des nouvelles qui ne laissaient aucun doute sur le fait que ces craintes étaient au fond justifiées. En outre, il a reçu d’une façon continue des rapports d’après lesquels les eaux territoriales norvégiennes tombaient de plus en plus dans la sphère d’influence anglaise ; dans ces conditions, la Norvège n’était plus effectivement neutre. Jodl était fermement convaincu, et il l’est encore aujourd’hui, que les troupes allemandes ont empêché à la dernière minute le débarquement britannique. Quel que soit le jugement que l’on portera du point de vue juridique sur la décision de Hitler, Jodl n’a exercé aucune influence sur elle ; il l’a considérée comme légale et devait la considérer comme telle. Même si l’on voulait considérer la décision de Hitler comme une violation de la neutralité, il est certain qu’avec son travail d’état-major, Jodl ne lui a apporté aucune assistance coupable.

Belgique. Pays-Bas. Luxembourg : Jodl savait, comme tout spécialiste militaire, que si l’Allemagne devait faire la guerre à l’Ouest, il ne restait qu’un chemin à suivre : celui de l’offensive militaire. Devant les ressources insuffisantes des armements allemands de l’époque et la puissance de la ligne Maginot, il n’existait, du point de vue militaire, aucune autre possibilité d’offensive qu’à travers la Belgique. Hitler se trouva donc placé, pour des raisons purement militaires, devant la nécessité d’opérer à travers la Belgique. Mais Jodl savait aussi exactement, comme tout Allemand qui avait vécu le mois d’août 1914, quelle grave décision politique il fallait envisager, car la Belgique était neutre, c’est-à-dire qu’elle désirait et qu’elle pouvait se tenir à l’écart de la guerre.

Les renseignements qui parvenaient à Jodl et dont l’exactitude ne pouvait être mise en cause, démontrèrent alors qu’en violation de sa neutralité le Gouvernement belge collaborait déjà avec les états-majors des ennemis de l’Allemagne. Il est toutefois inutile au cours de la défense de Jodl de discuter ce point. Il suffit de savoir, et cela est incontestable, que la Belgique avec une partie de son territoire et notamment son espace aérien, était utilisée en permanence par les adversaires de l’ouest de l’Allemagne en vue de leurs objectifs militaires.

Et ces remarques sont peut-être encore plus vraies pour les Pays-Bas. Dès les premiers jours de la guerre, les appareils anglais ont survolé à leur gré les territoires néerlandais et belge. Ce n’est que pour une partie des cas innombrables que le Gouvernement du Reich a élevé des protestations à cent vingt-sept reprises.

LE PRÉSIDENT

Docteur Exner, voulez-vous donner au Tribunal la référence de ce que vous venez de dire.

PROFESSEUR Dr EXNER

De quelle référence voulez-vous parler ?

LE PRÉSIDENT

Du fait que le Gouvernement du Reich a protesté dans cent vingt-sept cas.

PROFESSEUR Dr EXNER

Je me réfère aux déclarations du témoin Ribbentrop. Il a parlé de cent vingt-sept cas de protestation.

LE PRÉSIDENT

Continuez.

PROFESSEUR Dr EXNER

L’Accusation ne pose pas correctement la question de Droit. Avant que la guerre aérienne n’ait atteint l’importance qu’elle revêt aujourd’hui, la situation était la suivante : un État qui désirait rester neutre pouvait interdire à un des belligérants l’usage permanent et libre de son territoire pour des buts militaires ou bien il mettait fin à sa neutralité d’une manière non équivoque. Depuis les possibilités de la guerre aérienne, un État peut abandonner ou doit abandonner la partie aérienne de son domaine public à l’un des belligérants, et conserver cependant, du point de vue diplomatique, une apparence de neutralité. La protection de la neutralité ne peut être revendiquée, d’après l’essence même de l’idée, que par l’État dont le territoire tout entier se trouve en dehors des zones d’opérations.

Les Pays-Bas et la Belgique n’étaient plus neutres en fait, et cela bien avant le 10 mai 1940, car leur domaine public aérien était, avec leur consentement ou contre leur volonté, à la libre disposition des adversaires de l’Allemagne. Tout le monde connaît la contribution que ces pays ont apportée ainsi à la puissance militaire de l’Angleterre, donc à l’un des belligérants. Qu’on songe seulement au talon d’Achille de l’Allemagne : la Ruhr.

Nos adversaires ont évidemment raisonné de la façon suivante : pour autant que la barrière formée par la Hollande et la Belgique défend nos régions industrielles contre l’aviation, leur neutralité est insignifiante, mais pour autant que ces neutralités défendent la France et l’Angleterre, leur violation constitue un crime. Il va de soi que Jodl a reconnu la situation. Son opinion personnelle sur la question de Droit était complètement sans importance pour Hitler. Son activité est restée celle d’un officier d’état-major.

LE PRÉSIDENT

Un instant, Docteur Exner. Prétendez-vous qu’il soit conforme au Droit international qu’un belligérant envahisse sans préavis un État neutre, si son adversaire utilise le domaine aérien de ce neutre ?

PROFESSEUR Dr EXNER

A ce point de vue, je voudrais dire que cette utilisation continuelle de l’espace aérien d’un pays neutre, dans un but de guerre, car en somme ces avions utilisaient cet itinéraire pour aller attaquer l’Allemagne, constituait une rupture de la neutralité ; et cette violation de la neutralité autorisait l’Allemagne à ne plus considérer la Belgique comme un pays neutre. En partant du point de vue du pacte Kellogg, du point de vue d’une assurance préalable de la neutralité, on ne saurait faire aucun reproche à l’Allemagne. Et je désirerais ne pas décider si un reproche peut lui être adressé pour n’avoir pas au préalable déclaré la guerre. En somme, il est vraisemblable que le fait pour l’aviation anglaise de survoler les pays neutres ne leur avait pas non plus été annoncé au préalable.

LE PRÉSIDENT

Vous ne répondez pas tout à fait à ma question ?

PROFESSEUR Dr EXNER

Votre question était de savoir s’il aurait été nécessaire de prévenir à l’avance, n’est-ce pas, Monsieur le Président ?

LE PRÉSIDENT

Peut-on attaquer un État neutre sans lui donner d’avertissement ? Ma question consiste à savoir si vous pouvez, dans ces circonstances, attaquer un pays neutre sans lui donner un avertissement préalable ?

PROFESSEUR Dr EXNER

Je prétends que ce n’était plus un neutre au moment où il a été attaqué.

LE PRÉSIDENT

Votre réponse est affirmative ; vous dites que vous pouvez attaquer sans avertissement ? C’est bien cela ?

PROFESSEUR Dr EXNER

Il existe un accord international stipulant qu’on doit déclarer la guerre à l’avance ; il aurait donc été du devoir de l’Allemagne de prévenir à l’avance. Mais étant donné qu’il ne s’agissait plus d’un État neutre, elle n’était pas obligée de le prévenir. Je ne vois pas pourquoi il aurait fallu avoir précisément une obligation envers ce pays, du seul fait qu’il était neutre.

LE PRÉSIDENT

Vous dites que c’est une obligation générale de déclarer la guerre avant d’envahir l’ennemi. Mais vous ne dites pas que le fait que la Hollande était un pays neutre vous ait dispensé de cette obligation.

PROFESSEUR Dr EXNER

Non, je ne veux pas l’admettre. Je pense à une obligation générale, et non à une obligation particulière en raison de l’ancienne neutralité de la Belgique et de la Hollande. Je ne vois pas comment on pourrait fonder cet argument.

LE PRÉSIDENT

Continuez.

PROFESSEUR Dr EXNER

J’en arrive au point C, la Grèce. Hitler avait l’intention de tenir les Balkans en dehors de la guerre, mais contre sa volonté l’Italie avait attaqué la Grèce, au début d’octobre 1940. Lorsque les Italiens se sont trouvés en difficultés, ils ont demandé l’aide de l’Allemagne. Jodl a déconseillé cette action, car, de cette façon, on devait compter avec une intervention britannique dans les Balkans et perdre, par conséquent, tout espoir de localisation du conflit italo-grec. Hitler ordonna, à l’époque, de tout préparer au cas où l’aide allemande à l’Italie contre la Grèce deviendrait inévitable. Ce sont les ordres du 12 novembre et du 13 décembre 1940.

Il était clair que, si l’on ne réussissait pas à localiser le conflit italo-grec, la Grèce serait entraînée dans la grande lutte contre l’Allemagne et l’Angleterre. La question se posait donc de savoir si son territoire devait faire partie du territoire soumis au contrôle militaire britannique ou allemand. Et comme cela avait été le cas pour la Norvège, la Belgique et la Hollande, où une partie du territoire de ces États était à la disposition de l’Angleterre antérieurement à la déclaration de guerre et, de ce fait, n’était, du moins objectivement, plus neutre ou ne pouvait plus l’être ; la situation de la Grèce était devenue semblable à l’époque. L’accusation grecque constate que des troupes britanniques ont débarqué le 3 mars 1941 sur le territoire continental grec, après que l’île de Crète eût été placée, depuis un certain temps déjà, dans la zone de contrôle britannique. Ce n’est que le 24 mars 1941 que Hitler autorisa le commencement des opérations aériennes contre l’île de Crète. Les opérations terrestres n’étaient entreprises que le 6 avril.

Là non plus Jodl n’a pas exercé d’influence sur les décisions de Hitler. Pour lui, il ne pouvait y avoir de doute que la décision de Hitler ne fût inéluctable, étant donné la façon dont se développait la guerre des Puissances mondiales. Il n’y avait plus de choix : des parties toujours plus grandes du territoire grec se seraient trouvées attirées dans la zone d’influence britannique et auraient servi de base aux escadrilles de bombardiers lancées sur les régions pétrolifères de Roumanie, si l’Allemagne n’avait pas arrêté cette évolution. En outre, les expériences de la première guerre mondiale inspiraient la frayeur ; le coup de grâce avait alors été porté de Salonique.

La Yougoslavie : Hitler était également désireux de tenir la Yougoslavie en dehors du conflit. Les troupes allemandes des Balkans avaient la plus stricte consigne de respecter rigoureusement la neutralité yougoslave. Hitler rejeta même la demande du chef de l’État-Major général de l’Armée de terre tendant à faire passer par le territoire yougoslave des trains d’approvisionnement allemands plombés.

Hitler considéra comme une perfide trahison le putsch de Simovitch organisé à Belgrade dans la nuit qui suivit l’adhésion de la Yougoslavie au Pacte Tripartite. Il estimait que le changement du Gouvernement de Belgrade, qui faisait évoluer la politique étrangère de 180° , n’avait été possible que sous la couverture de l’Angleterre, ou de l’Union Soviétique, ou des deux. Désormais, il était certain pour lui que les Balkans tout entiers étaient entraînés dans la tourmente. Il était convaincu qu’un danger immédiat menaçait les troupes allemandes de Bulgarie, de même que la ligne d’approvisionnement allemande, qui passait près de la frontière yougoslave. Ce fut dans ces circonstances que Hitler, au lendemain du putsch de Belgrade, décida la guerre sans aucune préparation. Il ne tint aucun compte des propositions de Jodl, et plus tard de Ribbentrop, qui tendaient à mettre nettement les choses au point par un ultimatum. Il voulait absolument que la Yougoslavie et la Grèce tombassent dans la zone contrôlée par l’Allemagne, et non par l’Angleterre. Les nouvelles du lendemain relatives au télégramme d’amitié adressé par Moscou au Gouvernement du putsch de Belgrade, et aux concentrations de troupes yougoslaves qui s’effectuaient, ce qu’a confirmé la déposition du témoin Greiffenberg, livre de documents 3-A J-12, et enfin au pacte d’amitié russo-yougoslave, prouvèrent à Jodl de façon irréfutable que Hitler avait eu une juste vision des événements. Hitler, et Hitler seul, avait décidé la lutte.

Le point 9 concerne l’agression contre l’Union Soviétique. On ne sait pas exactement, aujourd’hui, à quoi visaient les deux Gouvernements de Berlin et de Moscou, en signant le pacte du 23 août 1939. Il est toutefois certain que ces deux partenaires, jusqu’alors ennemis/ne faisaient pas un mariage d’amour. Et l’Union Soviétique était pour son partenaire allemand une puissance entièrement énigmatique. Elle l’est restée. Si l’on ne tient compte de ce fait, on ne peut pas du tout comprendre pourquoi Hitler a décidé d’attaquer militairement l’Union Soviétique. Si jamais Hitler a pris une décision sans écouter le moindre avis de qui que ce soit, à plus forte raison sans l’accepter, c’est bien lors de l’affaire de Russie. Il hésita plusieurs mois dans ses opinions sur les intentions de l’Union Soviétique.

Les relations des troupes des deux côtés de la ligne de démarcation furent, dès le début, fertiles en incidents. Les Soviets occupèrent immédiatement les territoires des États baltes et de la Pologne avec des forces excessivement importantes. En mai et juin 1940, alors que cinq ou six divisions de couverture allemandes se trouvaient seules à l’Est, la concentration d’au moins trente divisions russes vers la Bessarabie et la concentration de troupes dans les États baltes, annoncées par Canaris, provoquèrent de graves soucis. Le 30 juin 1940, les esprits étaient à nouveau calmés, si bien que Jodl lui-même — comme le document PS-1776 l’a prouvé — croyait pouvoir compter sur la Russie comme alliée dans la lutte contre l’empire britannique. Mais en juillet, nouveaux soucis. L’influence russe gagnait énormément de terrain dans les Balkans et les États baltes. Hitler commença à redouter des intentions agressives russes, ainsi qu’il en fit part à Jodl le 29 juillet. Le retrait de quelques divisions du front Ouest, où elles n’étaient plus employées, n’avait, à vrai dire, rien à faire avec cette circonstance. Il fut opéré à la demande du Commandant en chef à l’Est, qui ne pouvait plus assurer la couverture avec ses faibles effectifs. Hitler se souciait avant tout des gisements pétrolifères roumains. Il aurait de beaucoup préféré écarter cette menace dès l’année 1940 en agissant par surprise. Jodl répondit qu’on ne pouvait y penser avant l’hiver, étant donné l’insuffisance des possibilités de concentration de troupes dans le territoire allemand à l’Est. Hitler demanda la vérification de ce pronostic et Jodl, au cours d’une conférence avec son État-Major à Reichenhall, que le Ministère Public russe paraît avoir ignorée, ordonna l’enquête nécessaire. Le 2 août, Hitler ordonna l’amélioration des possibilités de concentration à l’Est, mesure non moins indispensable pour la défense que pour l’offensive. Vers la fin août — il s’agit de la directive du 27 août — la division d’infanterie et deux divisions motorisées furent envoyées dans le Gouvernement Général, pour le cas où une action éclair aurait été nécessaire à la protection des champs pétrolifères de Roumanie. Les troupes allemandes, alors au nombre total de vingt-cinq divisions, devaient, à vrai dire, sembler plus fortes qu’elles n’étaient en réalité, afin qu’une action s’avérât tout à fait mutile. Tel est le sens de la directive de Jodl pour le contre-espionnage (PS-1229). Si, à ce moment, des intentions offensives avaient existé, on eût préféré faire paraître nos propres forces plus réduites qu’elles ne l’étaient réellement.

A la même époque, Hitler semble, sans que Jodl en ait rien appris, avoir donné à l’État-Major général de l’Armée de terre l’ordre de préparer un plan d’opérations contre la Russie valable pour tous les cas. Dès l’automne 1940, l’État-Major général de l’Armée de terre, avec le général Paulus, a certainement élaboré des plans d’opérations de cette sorte.

Après l’arbitrage de Vienne du 30 août 1940, les mauvaises nouvelles s’accumulèrent. Hitler était de plus en plus convaincu, si Jodl devait en croire ses assertions, que l’Union Soviétique était fermement décidée à anéantir l’Allemagne par surprise, pendant qu’elle était engagée contre l’Angleterre. Le commandement de l’Armée russe, selon un rapport du 18 septembre, avait déclaré que la guerre germano-russe était inévitable (document C-170). En outre, des rapports parvenaient qui parlaient de préparatifs fébriles des Russes de long de la ligne de démarcation. Hitler attendait l’attaque des Russes pour l’été 1941 ou l’hiver 1941-1942. C’est ainsi qu’il se décida, pour le cas où les négociations avec Molotov n’aboutiraient pas à un éclaircissement favorable de la situation, à agir préventivement. Car, dans ce cas, la seule chance pour l’Allemagne, c’était la défense offensive. C’est dans cette éventualité que Hitler ordonna, le 12 novembre 1940, des mesures préparatoires (PS-444). L’échec des négociations avec Molotov décida de la question. Le 18 décembre 1940, Hitler ordonna les préparatifs militaires. Si la situation s’éclaircissait au cours des mois suivants, tant mieux. Mais il fallait être prêt à porter le coup au plus tard au début de l’été 1941.

C’était probablement la date limite, qu’on ne pouvait dépasser, mais qu’on ne pouvait non plus avancer, car plus de quatre mois étaient nécessaires à la concentration des troupes.

Parlant à Hitler en technicien, Jodl lui a indiqué, avec la plus grande insistance le risque militaire énorme de l’opération ; il ne fallait s’y décider que si vraiment toutes les possibilités politiques permettant d’écarter l’attaque russe étaient épuisées. Jodl acquit alors la conviction que Hitler avait épuisé toutes les possibilités. La situation empira. Selon les rapports reçus par l’État-Major de l’Armée de terre, cent cinquante divisions russes, soit les deux tiers de l’ensemble des Forces armées russes que nous connaissions, étaient massées, au début de février 1941, prêtes à attaquer l’Allemagne. La concentration des troupes allemandes venait de commencer par le premier échelon. Le télégramme d’amitié que le Gouvernement soviétique adressa aux participants du putsch de Belgrade, le 27 mars 1941, fit perdre à Hitler le dernier espoir. Il se décida à passer à l’attaque. Celle-ci dut d’ailleurs être retardée de plus d’un mois en raison de la guerre dans les Balkans. Le dispositif d’attaque fut conçu de telle manière que les unités rapides de l’Armée allemande, sans lesquelles on ne pouvait songer à mener une attaque, ne furent amenées sur le front que dans les deux dernières semaines, c’est-à-dire à partir du 10 juin.

La véritable guerre préventive est un des moyens indispensables à une nation pour assurer sa légitime défense. Et elle était également autorisée, sans conteste, par le Pacte Briand-Kellogg. C’est ainsi que le « droit de se défendre » était compris par tous les signataires du Pacte.

Les chefs militaires de l’Allemagne, à supposer que la situation eût été faussement interprétée, ne doivent pas être blâmés de leur erreur. Ils possédaient des rapports dignes de foi sur des préparatifs russes qui n’avaient de sens que s’ils étaient des préparatifs de combat. Ces nouvelles ont été confirmées ultérieurement. En effet, lorsque l’avance allemande atteignit les armées russes, il sembla à la Direction allemande des opérations sur ce front qu’elle était en présence d’une marche gigantesque contre l’Allemagne. Le général Winter l’a expliqué d’une façon approfondie, pour compléter les déclarations de Jodl, particulièrement sur le nombre immense de nouveaux aérodromes proches de la ligne de démarcation, et en signalant que les états-majors russes étaient munis de cartes de certains territoires allemands. Le Feldmarschall von Rundstedt l’a confirmé aussi au cours de sa déposition devant la commission. Le Tribunal le constatera au cours ultérieur des débats.

Jodl croit fermement que Hitler n’aurait jamais fait la guerre à la Russie, s’il n’avait pas cru ferme comme roc qu’il ne lui restait pas d’autre issue. Jodl savait que Hitler connaissait exactement le risque d’une guerre sur deux fronts et que ce n’était que par nécessité qu’il mettait en jeu — comme il le pensait — sa victoire désormais assurée sur l’Angleterre.

Jodl n’a fait que s’acquitter de ses tâches d’officier de l’État-Major général. Il était convaincu, et l’est aujourd’hui encore, que nous faisions une véritable guerre préventive. J’en arrive au point 10 de l’exposé des charges qui concerne enfin la guerre contre les États-Unis.

Il va de soi que Jodl n’avait pas l’intention d’augmenter d’une puissance mondiale le nombre de nos ennemis ; ce fait est d’ailleurs prouvé par des documents. Examinons maintenant la responsabilité de ces campagnes. Une déclaration de guerre est une décision de politique étrangère, la plus importante de toute la politique étrangère. L’attribution de la responsabilité — politique, pénale, morale — de cette décision, dépend de la structure juridique de l’État concret, de la façon dont se forme constitutionnellement la volonté dans le domaine de la politique étrangère. Le professeur Dr Jahrreiss a parlé de cette question : dans l’État totalitaire, c’est le Führer seul qui doit prendre cette décision. Celui qui le conseille à ce sujet ne peut être responsable, car, si ce que le Führer ordonne est juste, celui qui influe sur cet ordre ne peut commettre une injustice. Le Statut défend évidemment le point de vue que ceux qui collaborent d’une manière quelconque à la décision du Führer, ou qui l’influencent, sont également responsables. Si nous considérons cette conception juridique comme déterminante, la question de la responsabilité aboutit à un problème de compétence.

Dans chaque communauté, les tâches des organes doivent être délimitées ; il doit y avoir un ordre des compétences qui détermine ce que chaque fonctionnaire est autorisé à faire ou à permettre. C’est ainsi que, dans tous les États, sont naturellement réglées les relations entre l’Armée et l’Administration civile. Et au sein de l’Armée et de l’Administration, les sphères d’activité et les rapports sont également réglés entre les milliers de services. S’il en était autrement, ce serait le chaos. Le problème de compétence entre les directions politique et militaire devient particulièrement important pendant la guerre. En effet, l’Armée est l’instrument le plus important de la politique et l’on comprend facilement que l’auxiliaire cherche à devenir le maître et que l’Armée s’immisce dans la politique. Il est dans la tradition allemande de l’éviter. Avec une grande conséquence, le Reich de Bismarck essayait déjà de retenir l’officier loin de toute politique. Il ne pouvait voter, ni assister aux réunions politiques, et même toute déclaration politique de sa part était regardée d’un mauvais œil. Elle pouvait être considérée d’une manière quelconque comme une manière de prendre parti, chose sévèrement réprouvée. L’Armée devait rester politiquement aveugle, être absolument neutre et ne connaître qu’un seul point de vue, celui de la légitimité, c’est-à-dire de la soumission au souverain légitime. Et pendant les années de danger de guerre, en 1866 et en 1870, ce n’était pas Moltke, mais Bismarck, qui conseillait au roi les décisions politiques. Cet état de choses a changé pendant les dernières années de la première guerre mondiale. Le général Ludendorff devint, par la puissance de sa personnalité et la faiblesse de ses adversaires politiques, l’homme le plus puissant du Reich. On parle volontiers du militarisme allemand. Pour l’époque où le soldat s’était approprié le pouvoir politique, cette expression était justifiée. Sur ce point, l’État de Weimar a fait place nette. Le caractère non politique de la Reichswehr fut vigoureusement souligné, et l’élément militaire fut replacé très strictement sur son terrain. On alla si loin qu’on nomma un civil ministre de la Guerre, c’est-à-dire représentant politique de la Reichswehr au Reichstag. La plupart du temps, c’était un ministre libéral-démocrate, qui s’occupait soigneusement de contrecarrer toute influence politique des généraux.

Adolf Hitler, lors de la création de la Wehrmacht, a maintenu cette séparation stricte de la politique et de l’Armée et même, dans un certain sens, l’a encore accentuée. Lui, qui cherchait à gagner à la politique le peuple entier, voulait une Wehrmacht en dehors de la politique. Le soldat n’avait pas de droits politiques, il n’était pas autorisé à voter, il ne devait appartenir à aucun parti, même pas à la NSDAP, tant que l’ancienne loi sur l’Armée resta en vigueur. Avec logique, il maintint ses généraux et les plus hauts conseillers militaires éloignés de toute affaire politique. Il resta conséquent aussi envers son propre parti : lorsque, après le départ de Fritsch un nouveau Commandant en chef de l’Armée de terre dût être nommé, il eût été tout indiqué de choisir von Reichenau qui avait des idées nationales-socialistes, mais il nomma von Brauchitsch. Il ne voulait pas de généraux politiciens, même pas des nationaux-socialistes. Son point de vue était le suivant : il était le Führer, il était le politicien, les généraux devaient s’occuper de leurs propres affaires, ils ne comprenaient rien à la politique. Il ne tolérait même pas un avis, s’il s’agissait de politique. Il est vrai, pourtant, que les généraux osaient souvent manifester des objections contre ses plans politiques, mais ils devaient alors se limiter strictement à des points de vue purement militaires.

Cette séparation nette de la compétence politique et de la compétence militaire n’est d’ailleurs pas spécifiquement allemande. Elle est en vigueur — si je ne me trompe — de la même façon dans les démocraties anglo-saxonnes, avec une rigidité particulière. En tout cas, il en était ainsi sous Hitler : la décision politique lui appartenait, et les généraux n’avaient de l’influence que sur son exécution militaire. Leur tâche consistait à faire les préparatifs militaires nécessaires pour toutes les éventualités politiques. Mais c’était Hitler qui pressait le bouton pour mettre la machine en marche. Le « si » et le « quand » étaient décidés par le Führer. Il n’entrait pas dans leur compétence de considérer l’utilité, les possibilités politiques ou l’admissibilité juridique. Du point de vue psychologique, cette attitude du Führer s’aggravait par la défiance à peine croyable qu’il nourrissait vis-à-vis de ses généraux. Un phénomène étrange — et celui qui n’en tient pas compte ne pourra jamais arriver à comprendre cette atmosphère qui régnait au Quartier Général du Führer — était la défiance vis-à-vis de l’attitude, selon lui, réactionnaire, du corps des officiers. Il n’a jamais oublié qu’en 1923, la Reichswehr avait tiré sur lui alors qu’il était national-socialiste. C’était, en outre, la défiance naturelle du dilettante militaire qui pourtant voulait être stratège, vis-à-vis de l’expert militaire, et probablement aussi la défiance de l’expert politique vis-à-vis des dilettantes politiques en uniforme d’officier. Cette défiance vis-à-vis des vues politiques de son entourage militaire n’était d’ailleurs pas complètement sans fondement. C’étaient bien les généraux qui avaient voulu le freiner dans ses plans d’armements, le retenir d’occuper la Rhénanie, qui avaient formulé des objections sur l’entrée en Autriche, sur l’occupation du pays des Sudètes. Et pourtant, toutes ces actions avaient réussi sans accroc et sans verser de sang. Les généraux, en exécutant leurs actions, avaient l’impression de hasarder, tandis que Hitler était sûr de son affaire. Peut-on s’étonner que leur jugement politique ne pesât pas très lourd dans son opinion, et peut-on s’étonner que l’apparente infaillibilité de son jugement politique trouvât un crédit toujours croissant de l’autre côté ?

Ainsi Hitler ne tolérait aucune immixtion dans ses desseins politiques ; la conséquence nous en a été décrite ici d’une manière énergique : si un général avait formulé des objections contre les décisions politiques de Hitler, on ne l’aurait, il est vrai, pas fusillé, mais on aurait douté de sa raison. Prendre conseil n’était d’ailleurs pas dans le caractère de cet homme grisé par le pouvoir. Ainsi, au début des actions militaires, les chances du plan n’étaient presque jamais discutées en délibérations communes. Aucune des décisions importantes, depuis 1938, n’avait été prise à la suite de délibérations ; au contraire, la décision surgissait souvent comme une surprise complète pour le commandement militaire. Ce fut le cas, par exemple, de l’entrée en Autriche, dont Jodl n’a été mis au courant que deux jours auparavant, et aussi lors de l’agression contre la Yougoslavie, qui fut décidée brusquement par Hitler et mise à exécution dans l’espace de quelques jours, sans aucune préparation. Les prétendues délibérations chez le Führer, dont le témoin, le Feldmarschall Milch, a donné une image vivante, n’étaient autre chose qu’une « distribution d’ordres ».

Il va sans dire que la compétence des différents services de la Wehrmacht avait été strictement délimitée et la méthode que Hitler employait afin de rendre ces limites aussi infranchissables que possible est intéressante. Il obtint ce résultat par la méthode consistant dans l’obligation du secret. Il en a été amplement question, en particulier de l’ordre dit « des œillères » (Scheukiappenbefehl) qui interdisait à chacun de se rendre compte du travail des autres. C’est ainsi que chaque service était isolé et devait se limiter strictement au champ d’action attribué. Il est visible que Hitler avait l’intention d’arriver, par ce système, à être le seul informé et, en tant que seul informé, à garder les rênes entre ses mains. Bien plus, il renforça ce système davantage encore en se servant souvent des différentes personnalités, des groupes ou des services, les uns contre les autres, afin d’empêcher toute conspiration entre eux. Monsieur le Président, je m’arrête à ce paragraphe.

LE PRÉSIDENT

Nous allons suspendre l’audience.

(L’audience est suspendue.)
PROFESSEUR Dr EXNER

Ces méthodes d’isolement dont je viens de parler sont intéressantes pour la raison qu’elles devaient entrer souvent en conflit avec l’idée fondamentale du national-socialisme, le principe du chef, mais aussi parce qu’elles étaient réalisées malgré et contre ce principe. Ainsi, par exemple, lorsque la compétence de deux services s’étendait au même domaine, comme la compétence du Commandant militaire en chef et celle de Himmler dans le même territoire occupé. Ce que l’un d’eux ordonnait ne regardait pas l’autre, bien que l’exécution de l’instruction pût troubler l’ordre pour lequel l’autre était responsable. Ainsi le Commandant militaire en chef n’était aucunement maître dans son territoire. Situation analogue en ce qui concerne l’administration civile : l’existence simultanée et parallèle du Landrat, comme fonctionnaire d’État, et du Kreisleiter, comme fonctionnaire du Parti ; Reichsstatthalter d’un côté, et Gauleiter de l’autre. Partout dualisme de l’exercice du pouvoir et par là, éparpillement du pouvoir. C’est en cela que réside la méthode : elle empêche que les organismes subordonnés ne deviennent trop puissants et n’assurent la puissance de la direction supérieure. En poussant les choses à l’extrême, on peut dire que le principe du chef ne s’est réalisé que chez le Führer.

Or, qu’en est-il de la compétence de Jodl au sein de tous ces rouages ?

Il était chef de l’État-Major d’opérations de la Wehrmacht, qui était un service de l’OKW subordonné à Keitel. La tâche principale de Jodl consistait, comme l’indique le nom du service, à seconder le Commandant en chef dans la direction des opérations de la Wehrmacht. Il était le conseiller du Führer pour toutes les questions d’opérations, dans un certain sens le chef de l’État-Major général de la Wehrmacht. La tâche de ce chef de l’État-Major général, dans tous les pays qui connaissent cette institution, est, non pas de commander, mais de conseiller, d’assister et d’exécuter. Il en résulte que la situation de Jodl au cours du Procès a été à diverses reprises mal interprétée.

Premièrement, il n’était pas le chef d’État-Major de Keitel, mais le chef du service le plus important de l’OKW ; il n’avait, toutefois, rien à faire avec les autres services et sections de l’OKW. A ce propos, je voudrais ajouter une explication qui ne figure pas dans mon manuscrit. Il n’était pas non plus le remplaçant de Keitel, car Keitel était représenté à Berlin par le plus ancien des chefs de service, c’est-à-dire par l’amiral Canaris. Au Quartier Général du Führer, il n’y avait que l’Etat-Major d’opérations, pour lequel Jodl rendait directement compte au Führer. Il n’avait rien à voir avec les autres services de l’OKW.

En second lieu, l’Accusation se trompe aussi lorsqu’elle désigne Jodl comme le Commandant en chef, lors de telle ou telle campagne. Il n’avait pas de pouvoir de commandement et il était bien moins encore un chef d’armée.

En troisième lieu, il est faux également de répéter que Warlimont avait assisté à la séance du 23 mai 1939, comme « représentant » de Jodl ou comme son adjoint. Warlimont faisait partie de l’OKW ; Jodl en était parti en octobre 1938 et n’avait plus rien à faire avec Warlimont en mai 1939.

Que résulte-t-il maintenant de tout cela, en ce qui concerne la responsabilité de Jodl dans les guerres d’agression, réelles ou prétendues ?

En général, on ne peut être rendu responsable que de ce qu’on fait par sa faute, alors qu’on ne devait pas le faire ou de ce qu’on omet à tort, bien qu’on dût le faire. Ce qu’un officier ou un fonctionnaire doit faire ou ne pas faire est une question de compétence. C’est ici donc que le problème de la compétence prend sa signification pour nous. Examinons-le de plus près.

On reproche à Jodl d’avoir projeté et préparé certaines guerres contraires au Droit international. Ce grief ne se justifie que s’il était de son ressort d’examiner la légalité de la guerre à faire éventuellement, avant l’exécution de sa mission, et de soumettre sa collaboration au résultat de cet examen. Ce point doit être contesté de la façon la plus énergique. Le « si » de la guerre est une question politique et regarde le politicien. Il n’y a que le « comment » de la guerre qui intéresse l’Armée. L’Armée peut faire valoir que la guerre est trop incertaine, en considération de la force de l’adversaire, qu’elle ne peut être faite à une certaine époque de l’année, mais la décision définitive revient aux politiciens.

Je pourrais imaginer, il est vrai, que le chef de l’Etat-Major d’opérations de l’Armée soit complice — tout au moins moralement — d’une guerre d’agression, s’il avait poussé à la guerre à un poste déterminant ou s’il avait conseillé aux dirigeants politiques, en signalant une supériorité militaire, de profiter du moment pour mettre à exécution de vastes projets de conquête. Dans ce cas là, on pourrait dire qu’il est complice parce que, sortant de sa tâche militaire, il intervient dans la politique et provoque la décision qui mène à la guerre. Mais, s’il établit et réalise le plan de guerre, dans le cas où les dirigeants politiques décident d’y recourir, il ne fait que son devoir naturel.

Songez aux conséquences extraordinaires qu’entraîne une conception contraire : l’autorité compétente déclare la guerre et le chef de l’État-Major général, qui la considère comme une violation du Droit international, refuse de coopérer. Ou bien, le chef de l’État-Major général est par bonheur du même avis que le chef de l’État, mais l’un des chefs d’armée fait des objections et refuse d’avancer, un autre hésite et veut d’abord réfléchir. Comment pourrait-on, dans ce cas, faire la guerre, que ce soit une guerre défensive ou une guerre d’agression ?

Une telle conception du Droit aurait, dans l’avenir, des résultats dont on ne pourrait répondre. Le Comité de sécurité des nations alliées a décidé d’instituer une police mondiale qui aura pour devoir de sauvegarder la paix du monde contre les agressions. On envisage aussi un État-Major général mondial qui devra établir et réaliser les plans de cette guerre d’exécution. Or, qu’on se représente ceci : le Comité de sécurité décide une guerre d’exécution et le chef de l’État-Major général répond qu’à son avis il n’y a pas eu agression. Le système de sécurité tout entier ne dépendrait-il pas alors de l’opinion subjective d’un seul personnage non politique ? Ne deviendrait-il pas aussi tout à fait illusoire ?

Remarquons encore en passant que si cette opinion prévalait, quel est l’homme capable qui se déciderait à adopter la carrière militaire, si, en arrivant à un poste élevé, il devait s’exposer, en cas de défaite, à être traduit devant un tribunal pour avoir commis un crime contre la paix ? D’ailleurs, pour de pures raisons de fait, il est erroné d’obliger un général à apprécier la légalité d’une guerre. Le général ne sera que rarement en mesure de juger si l’État qui doit être attaqué a violé sa neutralité, s’il menace ou non d’une agression. De plus, la notion de guerre d’agression et de guerre contraire au Droit n’a pas encore été éclaircie, comme l’a exposé le professeur Jahrreiss, par les praticiens et les théoriciens du Droit international, et elle est encore fort contestée. Comment, dans ces conditions, un général qui est bien éloigné de toutes ces considérations peut-il se croire obligé de procéder à un examen juridique ? Mais même s’il reconnaissait que la guerre est contraire au Droit, qu’on se représente la situation réellement tragique dans laquelle se trouvait ce général : d’une part, son devoir bien naturel vis-à-vis de l’État et le serment qu’il a prêté en tant que soldat, d’autre part, le devoir de ne pas soutenir une guerre d’agression, qui l’oblige à trahir, à déserter et à être parjure. Dans un cas comme dans l’autre, il devient un martyr.

La réalité se présente ainsi : tant qu’il n’y a pas au-dessus des États une autorité qui établit impartialement si, dans un cas concret, une telle obligation existe pour l’individu, et tant qu’il n’y a pas de puissance au-dessus des Etats qui empêche que celui qui obéit à ce devoir ne soit puni pour avoir trahi et déserté, un officier ne peut être pénalement responsable de la rupture de la paix. Il faut absolument attirer ici l’attention sur une contradiction dans laquelle tombe l’Accusation : elle reproche d’une part aux généraux de n’avoir pas été que des soldats, mais aussi des politiciens, et elle leur demande, d’autre part, de faire des remontrances aux dirigeants politiques, de saboter leurs décisions, bref, de n’être pas seulement des soldats, mais aussi des politiciens. Les représentants du Ministère Public le reconnaissent d’ailleurs dans une certaine mesure. Ils disent qu’on ne veut pas sanctionner l’attitude des généraux parce qu’ils ont dirigé la guerre, car c’est leur devoir, mais qu’on leur reproche d’avoir amené la guerre. Et le deuxième argument qui revient souvent : si Hitler n’avait pas eu les généraux pour l’aider, il n’aurait pas pu faire la guerre ; c’est ce qui les rend co-responsables.

Ces arguments se contredisent, car l’aide que les généraux apportaient à Hitler consistait justement à préparer et à exécuter les opérations militaires, c’est-à-dire à faire la guerre, ce qui, de l’avis du Ministère Public, ne peut leur être reproché du point de vue du Droit pénal. Si nous regardons de plus près, Jodl doit avoir provoqué des guerres. Or, il est suffisamment prouvé qu’il a été complètement étranger au déclenchement de la campagne de Pologne. Et c’est précisément cette campagne qui a entraîné toutes les conséquences ultérieures par une nécessité stratégique.

D’ailleurs, il est absolument inutile d’examiner les origines de chaque guerre pour pouvoir dire après tout ce que nous savons maintenant : dans chaque affirmation, il y a une incroyable surestimation de la puissance de Jodl dans l’État hitlérien. La décision de faire la guerre avait été soustraite à son influence. Les conseils des généraux, sur ce point, n’ont pas été écoutés. Tout au plus pouvait-on soumettre quelques considérations purement militaires. La campagne de Norvège est la seule de toutes ces campagnes qu’un militaire ait conseillée à Hitler comme une nécessité stratégique. Mais ce militaire n’était pas Jodl. En ce qui le concerne, l’affirmation qu’il aurait provoqué des guerres n’est aucunement justifiée. Que l’on montre le procès-verbal, le compte rendu de conférence ou tout autre document démontrant que Jodl aurait, à un moment quelconque, poussé à la guerre ou aurait même seulement recommandé de prendre la décision d’une guerre. On utilise contre lui son discours aux Gauleiter. Jodl y montre rétrospectivement comment les événements se sont développés. Ainsi, par exemple, il montre comment le rattachement de l’Autriche a facilité une action contre la Tchécoslovaquie et comment l’occupation de la Tchécoslovaquie a facilité l’action contre la Pologne. Mais c’est être mauvais psychologue que d’en conclure que, dès le début, un plan d’ensemble avait existé pour cela. Lorsque j’achète un livre et que, par sa lecture, mon attention est attirée sur un autre livre que j’achète alors, peut-on conclure que, lors de mon premier achat, j’avais déjà l’intention d’acquérir le second ouvrage ? Si Hitler avait dès le début des plans aussi étendus, Jodl ne les connaissait pas et les avait encore bien moins approuvés. Son plan de bataille purement défensif de 1938 en est déjà une preuve à lui seul.

Bien entendu, chaque fois que la campagne était décidée, il faisait son possible pour la mener à une fin couronnée de succès. C’est cette activité de soutien qui est la cible du second des deux arguments précités. Et c’est exact. Sans ses généraux, Hitler n’aurait pas pu mener ces guerres. Cependant, seul un profane peut édifier là-dessus une responsabilité. Quand les généraux ne font pas leur travail, il n’y a pas de guerre ; mais il faut ajouter que lorsque le fantassin ne marche pas, lorsqu’il n’a rien à mettre dans son arme et rien à manger, il n’y a pas de guerre non plus. Le soldat, l’armurier, le cordonnier, le cultivateur sont-ils pour cela responsables de la guerre ? Il y a, à la base de cet argument, une confusion entre le fait d’être coupable et le fait d’avoir été la cause efficiente. Tous ces gens et beaucoup d’autres encore ont participé de façon efficace à la conduite de la guerre, mais peut-on, pour cela, leur reprocher une faute ? Henry Ford est-il responsable des milliers d’accidents qu’occasionnent annuellement ses voitures ? En répondant oui à la question de savoir si on a été la cause efficiente, on ne répond pas à celle de la culpabilité. L’Accusation s’abstient donc bien de la poser.

Quant à la question de la faute, il y aura lieu d’en parler plus tard. N’anticipons que sur ceci : une participation coupable au plan et à la conduite d’une guerre d’agression suppose deux choses : d’abord que l’auteur savait que cette guerre était une guerre d’agression contraire au Droit ; ensuite, que, sur la base de cette connaissance, il était obligé de renoncer à sa participation.

Ce dernier point est en corrélation avec ce qui a déjà été dit : Jodl était obligé, du fait de sa situation, d’élaborer des plans ; qu’ils fussent utilisés ou non, cela ne dépendait pas de lui. Il est caractéristique que Jodl a dressé des plans de bataille qui n’ont jamais été exécutés. Tous les travaux de l’État-Major ne sont prévus que pour un cas éventuel, c’est-à-dire pour le cas où la direction politique sera amenée à « donner le signal ». Souvent elle l’a fait, souvent elle ne l’a pas fait. Ce n’était plus l’affaire de l’officier de l’État-Major général.

L’autre condition de la culpabilité est que le coupable reconnaisse à la guerre un caractère d’agression. Il s’agit donc de savoir comment les choses se présentent à ses yeux ; ce qu’elles ont réellement été regarde l’historien. Pour le spécialiste du Droit pénal, la question décisive est celle-ci : quelles nouvelles Jodl avait-il sur le comportement de l’adversaire ? Ressortait-il de ces nouvelles que l’adversaire agissait contre sa neutralité, préparait une attaque contre nous, etc. ? Le facteur déterminant n’est pas de savoir si les nouvelles ont été vraies, mais si Jodl les a tenues pour telles. Je suis obligé d’insister là-dessus car on a dit ici en passant que « le Tribunal déciderait si l’on était en présence d’une guerre d’agression ». C’est exact, naturellement, car si le Tribunal nie le caractère agressif de la guerre, il exclut d’avance une condamnation pour une guerre d’agression. Mais si le Tribunal admet que la guerre a été réellement déchaînée de manière contraire au Droit, cela n’établit pas encore la faute de qui que ce soit. Celui qui emporte la montre d’un autre, en croyant que c’est la sienne, n’est pas un voleur. La culpabilité manque, car, si c’était sa propre montre, il ne serait pas punissable. Si donc Jodl a tenu pour réels des faits qui, s’ils avaient été véridiques, eussent fait de la guerre une guerre juridiquement admissible, toute condamnation pour crime contre la paix tombe d’elle-même.

Or, les représentants du Ministère Public ont posé à plusieurs reprises aux généraux la question ironique de savoir comment le code de l’honneur des officiers s’accordait avec le fait de leur part de prêter leur concours à une guerre qu’ils avaient reconnue comme contraire au Droit ? Supposons que Jodl ait été convaincu de l’illégalité de la guerre et ait refusé son concours pour des raisons de conscience. Quelle différence y aurait-il alors entre lui et un soldat qui, en pleine bataille, jette son fusil et se retire ? Tous deux seraient passibles de la mort pour refus d’obéissance en temps de guerre. Certes, je sais que les États-Unis sont assez magnanimes pour respecter un soldat qui refuse de prendre les armes, pour des raisons religieuses, et ne pas le traiter comme nous. Mais il en est sans doute autrement pour celui qui, par scrupules de Droit international, ne participe pas à une guerre décidée par les chefs politiques. On lui objecterait que ce n’est pas son affaire, l’affaire de sa conscience, d’examiner si la guerre est permise, mais bien plutôt l’affaire des services compétents de l’État. D’après le Droit international, le refus d’obéissance serait indiscutablement fondé. Au reste, je ne vois dans cette question ironique posée aux généraux, que l’essai d’une humiliation morale et non un reproche relevant de l’objet de ce Procès. Le Tribunal Militaire International n’est pas un tribunal d’honneur ayant à connaître de l’attitude adoptée par l’accusé dans des questions d’honneur, mais une juridiction pénale qui a à juger des actions précises déclarées punissables par le Statut. Les représentants de l’Accusation me semblent avoir perdu cela de vue à plusieurs reprises.

Avant de passer au dernier, au onzième point de l’exposé des charges anglo-américain, aux crimes de guerre et contre l’Humanité, je dois faire quelques remarques préliminaires.

Dissipons d’abord un malentendu : l’Accusation dit que nous avons voulu faire une guerre totale ; elle entend par là une guerre menée indifféremment par tous les moyens, qu’ils soient légaux ou illégaux, bref, une guerre menée en violation brutale du droit de la guerre. Je n’ai pas été peu surpris de lire cela. Sans doute, nous avons assez parlé de guerre totale pendant les sept dernières années, mais nous entendions par là tout autre chose. Nous appelions « guerre totale » une guerre faite à l’aide de tous les moyens moraux, personnels et matériels, mobilisant toute la force nationale ; par conséquent, transformation de toute l’économie pour les besoins de la guerre, enrôlement du dernier homme capable de porter les armes, de la dernière femme capable de travailler et des jeunes dans la mesure du possible, etc. Les soldats allemands du front de l’Est, qui connaissaient l’exemple de la Russie, se moquaient de nous lorsque nous parlions de « guerre totale » : il y avait encore dans chacune de nos rues trois épiciers et, à chaque coin, des boulangeries. Ce n’était pas une guerre totale : tant de forces de travail étalent consacrées à des fins non guerrières, et de grandes usines fabriquaient des objets qui n’avaient rien à voir avec la guerre, etc. Il fallait que la guerre fût vraiment totale si elle devait être victorieuse. C’était absolument sans rapports avec le mépris du droit de la guerre. Je n’ai jamais entendu une telle acception du terme.

L’exposé des charges anglo-américain charge Jodl de trois documents. Ils concernent l’ordre des commandos et la capitulation de Leningrad. Un quatrième (PS-886) a plus tard été retiré par le Ministère Public. Il est vrai que les représentants des Ministères Publics français et russe en ont ajouté d’autres.

Nous devons encore revenir d’abord à la question suivante : A quoi s’étendait la compétence de Jodl en sa qualité de chef de l’État-Major d’opérations de la Wehrmacht ? Jodl était avant tout, nous le savons, le conseiller du Chef suprême de la Wehrmacht pour la direction des opérations. Mais son État-Major avait, en plus des sections d’opérations des trois parties de la Wehrmacht, d’autres sections encore. Lorsque, au cours de l’hiver 1941-1942, les opérations se sont multipliées sur une vaste échelle, il y a eu une répartition du travail entre le chef de l’OKW et Jodl : Jodl reçut alors les opérations militaires et la rédaction du communiqué de la Wehrmacht, et le chef de l’O’KW se chargea de tout le reste avec les services du Quartiermeister et la section d’organisation de l’État-Major d’opérations de la Wehrmacht. Il ressort de tout cela que Jodl n’avait rien à faire avec les prisonniers de guerre, dont une section particulière de l’OKW était chargée, ni avec l’administration des territoires occupés, ni par conséquent avec la prise des otages et les déportations. Nous reviendrons encore sur le document UK-56. Jodl n’avait rien à voir non plus avec les tâches policières sur le théâtre des opérations ou dans la zone des étapes. L’État-Major d’opérations de la Wehrmacht n’avait pas de pouvoir de commandement, mais malgré tout il existe de nombreux ordres que Jodl a signés par ordre ou de son initiale « J ». Nous devons maintenant discuter de ces ordres et de la responsabilité qu’ils engageaient.

Premièrement, il y a là des ordres qui commencent par les mots « Le Führer a ordonné », qui ont été signés par Jodl ou bien signés par Keitel et paraphés par Jodl. Il s’agit d’ordres qui ont été donnés oralement par le Führer, avec l’obligation pour Jodl de les formuler ou de les rédiger par écrit. En ce qui concerne la responsabilité, rien d’autre n’est valable en principe que ce qui s’appliquait aux ordres signés par Hitler lui-même. Pour déterminer la responsabilité, on doit se poser la question : Quelle était la tâche de celui qui était chargé de rédiger l’ordre ? Qu’avait-il le droit et le devoir de faire ? Si le contenu de l’ordre était déjà fixé dans tous les points essentiels, la tâche de Jodl était seulement une activité de pure forme ; il avait à formuler ce qui était déjà fixé et à le transposer dans la forme habituelle d’un ordre militaire, sans pouvoir changer quoi que ce fût de son contenu. On ne doit pas méconnaître que la faute, ici, réside seulement dans le contenu de l’ordre et qu’en l’espèce, justement, le subordonné n’a pas d’influence sur ce contenu. Ici, la raison d’absence de culpabilité du subordonné ne repose pas sur l’ordre du supérieur d’agir d’une certaine manière, mais dans le manque de compétence du subordonné de pouvoir changer quoi que ce soit aux faits considérés. Si donc l’Accusation voit dans la rédaction de pure forme de l’ordre une coopération punissable, on ne peut pas l’approuver, d’abord parce qu’il s’agit d’un ordre du Führer, qui crée le droit et que, dans ce cas, la complicité punissable est impossible. Mais même si on ne l’admet pas, bien mieux, si l’on considère un ordre du Führer comme illégal et punissable, on ne peut pas éviter de reconnaître que le rôle de Jodl n’était pas de vérifier sa légalité, mais devait consister simplement à rédiger exactement, au point de vue technique, l’ordre en question, c’est-à-dire conformément à la volonté de celui qui le donnait. S’il a fait cela et rien que cela, aucune responsabilité ne peut l’atteindre. Le supérieur a, dans ce cas, donné l’ordre lui-même et le subordonné l’a seulement rédigé. Naturellement, on devra faire une différence si c’est un secrétaire qui met l’ordre par écrit ou si c’est un général d’un rang élevé. Celui-ci aussi n’aura certes pas le devoir en droit peut-être, mais le devoir moral, d’exprimer ses craintes envers son supérieur. En fait, Jodl a toujours procédé ainsi ; c’était là la moindre de ses diverses méthodes pour empêcher une illégalité, et nous en parlerons encore.

Deuxièmement, un autre cas très fréquent est celui où Jodl signait son ordre par « IA. » (Im Auftrag), c’est-à-dire « par ordre », ou bien encore paraphait de son « J » des ordres signés par Keitel. Qu’en est-il de sa responsabilité ? Ici, nous devrons faire la différence entre la responsabilité militaire et celle qui relève du Droit pénal. Au point de vue militaire, c’est le supérieur sur l’ordre duquel est donnée la signature qui est responsable de l’ordre. Le Droit pénal insiste sur la faute et veut frapper le vrai responsable et non celui qui est militairement responsable. Étant donné donc que celui qui appose son paraphe ou celui qui signe « par ordre » est en général l’auteur du document, il se peut que cet auteur soit responsable au point de vue pénal, bien qu’il ne soit pas coupable au point de vue militaire. C’est pour cela qu’ici il faut déterminer pour chaque cas particulier la participation effective des deux signataires et, d’après cela, décider de leur responsabilité.

Troisièmement, Jodl n’apposait pas son initiale à droite sous le dernier mot du document, mais en haut et à droite de la première page, cela voulait simplement dire que la pièce lui avait été soumise en communication. Cela ne veut pas dire qu’il l’ait réellement lue ou qu’il l’ait approuvée. Une initiale ainsi apposée n’est donc pas par elle-même un lien de cause à effet entre cet ordre et une responsabilité pénale quelconque.

Quatrièmement, on reproche aussi à Jodl certaines notes, soit certaines notes de conférence, soit des remarques manuscrites qu’il a apposées sur certains projets ou autres documents. Quelle est la valeur juridique de ces notes ? A propos du cas « Grün », j’ai déjà exposé les remarques suivantes à propos d’un projet tendant à créer un incident. Une note de conférence contient des remarques, des comptes rendus, des opinions de l’auteur ou d’autres services, etc. Ce n’est pas un ordre, mais la base sur laquelle le chef peut se décider à donner un ordre ou tel ordre déterminé. Aussi longtemps qu’une telle note reste à l’état de note, c’est un acte strictement privé qui n’a aucune importance juridique et ne peut constituer une infraction aux lois et usages de la guerre, comme l’article 6, b du Statut en fait la condition d’une condamnation. Il en est de même des annotations marginales fréquemment rencontrées dans les dossiers de l’OKW, « oui », « non » ou « impossible », etc. Évidemment, ces annotations de projet ou ces notes marginales peuvent acquérir aussi une importance juridique. Si une note contient une proposition contraire au Droit international et influence à ce point le supérieur qu’il donne un ordre de même teneur, ce fait pourrait alors être considéré comme une participation à une infraction au Droit international. Mais s’il n’en résulte aucun ordre ou un ordre contredisant la proposition, celle-ci reste sans effet ; c’est une affaire purement privée qui n’est en aucun cas punissable. D’autre part, une annotation ou une note marginale peut être un symptôme de l’état d’esprit du rédacteur. On peut y voir s’il respecte en son for intérieur le Droit international ou s’il n’a pour lui aucun égard. Cela peut être d’une aide précieuse pour juger sa personnalité. Mais il n’y a pas de délit d’opinion. Les intentions de meurtre montrent l’accusé sous un mauvais jour, mais ne sont pas punissables. Il est vrai qu’il faut juger avec prudence de telles remarques : elles sont souvent faites de façon négligée et rapide, sans beaucoup de réflexion, à l’usage exclusif du lecteur intéressé, etc.

Si nous considérons tout cela, quelques-unes des accusations élevées contre Jodl tombent. D’abord son attitude dans l’affaire des avions attaquant en rase-mottes (PS-731, PS-735) n’est en rien punissable. On avait proposé de laisser agir la justice populaire contre les aviateurs qui attaquaient la population civile en rase-mottes d’une manière vraiment criminelle, ce qui se produisait de plus en plus souvent. Jodl était opposé à ce projet, car il devait conduire à un massacre général de tous les aviateurs abattus en parachute. Sous forme d’annotations marginales, Jodl a émis sans cesse de nouvelles objections à ce projet. Il a réussi ainsi à saboter l’ordre en question que la Wehrmacht n’a jamais diffusé. Ce résultat doit être mis au compte de Jodl, mais on lui reproche ouvertement de ne pas avoir trouvé des paroles d’indignation pour repousser ce projet. C’eût été absolument inopportun dans les circonstances d’alors. De toute façon, il n’y a pas là d’acte punissable.

En second lieu, l’ordre des commissaires (PS-884). Sur ce projet d’ordre sauvage, rédigé dès avant la guerre contre la Russie, Jodl inscrivit la remarque qu’il attirerait des représailles contre nos propres soldats, et qu’il était préférable d’attendre de voir comment les commissaires se comporteraient pour prendre éventuellement des mesures. Là encore, on ne lui tient pas compte de ce qu’il s’est opposé verbalement à cet ordre, mais on lui reproche la façon dont il l’a fait. Juridiquement, ce détail est sans importance. Jodl ne s’est plus, par la suite, occupé de cette affaire. Il n’a pas connu non plus le résultat de ses remarques.

En troisième lieu, la Convention de Genève (D-606). Là, Jodl ne s’est pas contenté de notes de conférence, mais il a présenté à Hitler un exposé détaillé, car il voulait à tout prix contrecarrer ce projet de dénonciation de la Convention. Dans cet exposé, il fait part de toutes les raisons qu’il élève contre ce projet et rassure Hitler en lui disant que l’on pourrait parer aux conséquences de plusieurs dispositions, sans pour cela dénoncer la Convention. Cela n’est pas, non plus, un acte contraire au Droit international, maïs témoigne tout au plus d’une neutralité hostile au Droit international. Plus exactement : c’est une apparence. En réalité, ce n’était qu’une tactique éprouvée pour détourner Hitler de son projet infâme. Il n’y a pas lu de dénonciation. Quant on reproche à Jodl des arguments immoraux, on oublie qu’après une expérience de cinq ans, il savait mieux que nous quels étaient les arguments qui pouvaient convaincre son chef.

Quatrièmement, l’ordre concernant Leningrad (C-12 3). Le 7 octobre 1941, Jodl a communiqué au Commandant en chef de l’Armée de terre — et ce n’était qu’une communication — que Hitler avait renouvelé un ancien ordre, aux termes duquel une proposition de capitulation ne devait être acceptée ni de Leningrad, ni de Moscou. Mais une pareille proposition n’a jamais été faite : c’est pourquoi l’ordre n’aurait pas pu être exécuté. Toute cette affaire en est restée à l’état de projet et ne constitue donc pas une violation du Droit international. Elle peut donc au plus être considérée comme révélatrice des sentiments de son instigateur, mais ne peut justifier une accusation pour un acte punissable. Pour expliquer la chose, je dois cependant ajouter que Jodl exposait, dans sa lettre, la situation de fait incontestable qui avait incité Hitler à donner cet ordre :

a) La proposition de capitulation ne serait faite qu’en apparence. En effet, Leningrad était minée et serait défendue jusqu’au dernier homme, comme la radio russe l’avait déjà annoncé. Les mauvaises expériences qu’on avait faites avec les incendies à retardement, systématiquement préparés, de Kiev, d’Odessa et de Kharkov, avaient appris à la Direction allemande à qui l’on avait affaire.

b) A cela s’ajoutait le grand danger d’épidémie qui persistait, même si Leningrad capitulait vraiment. C’est pourquoi les troupes allemandes ne devaient pas pénétrer dans la ville. La capitulation ne pouvait donc être admise du point de vue technique.

c) A cela s’ajoutait encore l’impossibilité pure et simple de nourrir, en plus des troupes allemandes, une population urbaine de plusieurs millions, à moitié morts de faim. Les voies ferrées n’avaient pas encore été adaptées à la voie allemande, le ravitaillement des troupes allemandes causait les plus gros soucis. Enfin, il subsistait pour les opérations allemandes un danger militaire dont le Feldmarschall Leeb s’était plaint à l’accusé Keitel. Tout cela contraignait à ne pas laisser fuir la population des villes à travers les lignes allemandes vers l’Ouest et le Sud, mais à lui rendre possible la fuite vers l’Est et même à la faciliter. D’où l’ordre de laisser des brèches à l’Est, le long du front.

C’est en dehors des considérations militaires que Hitler laissait voir comment il voulait exploiter la situation militaire technique, dans le cadre de ses projets à l’Est. Cela n’a rien à voir avec l’ordre lui-même. Il importe seulement de savoir s’il était inévitable du point de vue militaire ; et il l’était, en effet, pour les raisons précitées. Que cet ordre eût été de nouveau communiqué par Jodl ou non, cela ne pouvait rien changer à la situation.

Il me faut discuter à présent de certains crimes de guerre qui ont été portés à la charge de Jodl : a) L’ordre des commandos : Deux ordres du 18 octobre 1942, rédigés textuellement par Hitler et signés par lui, ont joué un rôle particulier dans ce Procès : ce sont ce qu’on appelle l’ordre sur les commandos adressé à la troupe (PS-498) et l’ordre explicatif qui s’y rapporte adressé aux commandants en chef (PS-503).

Ces ordres, en raison de leur contenu, ne sont pas du ressort de Jodl. Si Jodl a jamais eu une part dans cette affaire, c’est pour une raison spéciale : ces ordres sont des ordonnances d’exécution qui se rapportent à un ordre donné par Hitler onze jours auparavant, également rédigé par ses soins et joint au communiqué de la Wehrmacht du 7 octobre 1942. Jodl a, comme d’habitude, rédigé des communiqué de la Wehrmacht et l’additif concernant les origines de cet ordre, que Hitler a ajouté à la fin de ce communiqué. C’est pourquoi Hitler l’a invité à élaborer des projets pour l’ordre d’exécution. Jodl ne l’a pas fait et n’a pas soumis à Hitler un projet que son État-Major avait établi de sa propre initiative. Au contraire, il a fait dire à Hitler, avec qui il avait à l’époque des discussions violentes, qu’il n’était pas en mesure de répondre à sa demande. Là-dessus, Hitler a lui-même rédigé ces deux ordres. On reproche deux choses à Jodl : d’avoir distribué les ordres rédigés par Hitler, par la voie hiérarchique, et d’avoir pourvu l’ordre explicatif adressé aux commandants en chef d’un ordre particulier recommandant le secret.

L’ordre est né de l’irritation de Hitler causée par la situation militaire qui avait empiré pour deux raisons à l’automne 1942. L’une était l’efficacité fatale des groupes de sabotage très bien équipés, amenés par bateaux ou par avions. L’autre, les méthodes de lutte devenues particulièrement sauvages, employées par certains adversaires qui agissaient soit individuellement, soit par petits groupes. Jodl a expliqué ici comment ce retour à l’état sauvage s’était traduit dans les rapports et les photographies des troupes. La pratique a démontré que ces méthodes, contraires à tout esprit militaire, étaient constatées en particulier chez les groupes de sabotage. Hitler voulait s’opposer à ces méthodes non militaires et contrecarrer cette activité de sabotage si dangereuse pour la Direction allemande de la guerre. Mais il savait que le sabotage ne permettait pas de protester d’après le Droit international, quand il était exécuté par des soldats réguliers. C’est ainsi que s’explique tout simplement le premier ordre de Hitler, qui a été publié dans le communiqué de la Wehrmacht du 7 octobre 1942 : Pas de pardon pour les soldats ennemis qui agissent en groupes de sabotage, qui se conduisent comme des « bandits » et en conséquence se mettent, dans leur méthode de combat, en dehors de la pratique militaire. Les ordres d’exécution auraient dû préciser les règles permettant de définir la pratique militaire. L’ordonnance d’exécution de Hitler n’a pas donné cette précision et, de plus, n’a apporté aucune précision dans ce qu’elle avait de concluant. C’est ainsi qu’il a été possible d’appliquer cet ordre dans le sens de l’idée essentielle indiscutablement justifiée et de ne pas l’appliquer là où se présentaient seulement des doutes sur le point de savoir si on avait affaire à des « bandits ».

Après tout ce que contenaient les rapports sur la conduite de l’ennemi, Jodl trouva compréhensible la tendance fondamentale de l’ordre de Hitler publié dans le communiqué de la Wehrmacht ; il jugea aussi que les prescriptions édictées par Hitler dans l’ordre des commandos du 18 octobre 1942, vagues sur certains points, étaient partiellement autorisées par le Droit international et partiellement douteuses peut-être au sens du même Droit. Aujourd’hui, il ne sait plus comme autrefois si et dans quelle mesure ces ordonnances allaient à rencontre du Droit international. Une chose est certaine, c’est que la rédaction vague de cet ordre a permis aux commandants de l’appliquer seulement à des hommes qui s’étaient placés nettement en dehors des usages militaires. Jodl a souhaité cette méthode d’application et, dans la mesure où il le pouvait, il l’a favorisée, comme le montre l’exposé des preuves. Il a contribué de toutes ses forces à ce que l’application de cet ordre des commandos restât dans le cadre de ce qui était sans aucun doute admissible. De plus, il a veillé à ce que l’application de cet ordre n’eût pas lieu sur les grands territoires, par exemple dans la plus grande partie de l’Italie, dès que Hitler se laissa amener à des limitations locales (PS-551). L’ordre de conserver le secret sur ce point est considéré par Jodl comme un signe de la conscience de sa culpabilité. Mais ce secret avait des motifs sérieux d’autre nature. L’ennemi, autant que possible, ne devait pas connaître l’importance des dommages causés par ses groupes de sabotage qui agissaient comme des bandits. C’est pourquoi on ordonna spécialement de garder le secret dans l’ordre PS-503, qui donne des renseignements sur les dommages, tandis que l’ordre principal était connu du monde entier par le communiqué de la Wehrmacht. A vrai dire, c’est aussi pour un deuxième motif que Jodl a ordonné de tenir particulièrement secret l’ordre explicatif. Il ne tenait pas à la propagation de la disposition finale, prévoyant que les prisonniers appartenant à des commandos devaient être fusillés après leur interrogatoire. Il lui répugnait, au point de vue humain, que ce fût admis ou non par le Droit international, d’exclure du bénéfice de la Convention de Genève des combattants qui ne jouaient pas le jeu militaire. Il espérait, et il pouvait espérer, que les commandants trouveraient des moyens d’éviter des actes inhumains par une appréciation saine de chaque cas. Et ceux que cela n’intéressait pas devaient ignorer cette disposition. L’idée fondamentale que la pratique ne devait pas dépasser était conforme au Droit international, qui ne veut protéger que l’homme qui combat avec l’esprit d’un soldat. C’est d’ailleurs la tendance des lois de la guerre, en général, qui prévoient un combat chevaleresque. Il fallait effectivement faire quelque chose pour créer un risque à l’ennemi dans le cas où il emploierait des méthodes aussi farouches. Il n’y avait rien à dire contre les groupes de sabotage qui combattaient militairement. L’ennemi n’avait qu’à abandonner ces méthodes radicalement contraires au Droit international. Du reste, il faut souligner que la transmission d’un ordre ne veut pas dire qu’on soit responsable de son contenu. Ici, Jodl n’a pas, comme dans beaucoup d’autres cas, conseillé ou même rédigé l’ordre en question ; au contraire, il s’est refusé à le rédiger. Il l’a simplement distribué par la voie hiérarchique, conformément aux ordres reçus. Non seulement il n’est pas coupable, parce que la transmission lui était ordonnée, mais encore parce qu’il ne pouvait avoir aucune influence sur le contenu de l’ordre à transmettre. Contrôler cet ordre était en dehors de sa compétence et de son droit. Son rôle était purement technique et vraiment étranger au contenu de la note. En théorie, il n’était même pas tenu de la lire. Admettons que Hitler ait chargé, après rédaction de l’ordre, n’importe quel lieutenant de la téléphoner aux commandants en chef. Ce lieutenant aurait-il eu le droit et le devoir d’examiner la légalité de son contenu et de dire :

« Je ne le fais pas » ou bien « Il faut que je consulte d’abord la Convention de La Haye sur la guerre sur terre pour savoir si je peux le faire » ? Les conséquences seraient grotesques. Et, dans ce cas, le général n’est rien d’autre que le messager qui transmet ce qu’on lui a remis. La réponse que Jodl a faite à la question que je lui ai exposée de savoir ce qui se serait passé s’il avait refusé de procéder à cette transmission, est caractéristique de la conception militaire de la situation :

« J’aurais été évacué immédiatement, et à bon droit ».

b) La lutte contre les bandes. En ce qui concerne la lutte contre les bandes, on ne pourrait adresser un reproche à Jodl que dans deux cas...

GÉNÉRAL R. A. RUDENKO (Procureur Général soviétique)

Monsieur le Président. Ce défenseur emploie ce terme pour désigner le mouvement patriotique qui a embrassé, comme on le sait, des millions de patriotes qui se sont levés pour combattre les envahisseurs germano-fascistes. J’estime que le terme employé est un outrage adressé aux partisans qui ont apporté une très importante contribution pour chasser les envahisseurs hitlériens. Et je proteste.

LE PRÉSIDENT

Votre objection semble se rapporter à un mot russe que je ne comprends naturellement pas. Je crois qu’il n’y a pas d’objections à élever contre le terme anglais de « partisans ». Mais j’ignore le mot allemand. Et il ne me semble pas que le Tribunal ait à formuler quelque objection.

PROFESSEUR Dr EXNER

Monsieur le Président, personne ne doute de notre côté que des milliers, des centaines de milliers de patriotes ont été compris sous ce terme de « bandes ». J’utilise cette expression parce que c’est l’expression officielle des ordres allemands qui parlent de « bandes » ; je ne l’utilise pas dans un sens péjoratif. Lorsque je dis « bandes », je ne porte aucun jugement de valeur, et il ne doit y en avoir aucun sous ce mot.

LE PRÉSIDENT

Docteur Exner, y a-t-il un mot allemand différent pour les mots anglais « bandit » et « partisan » ?

PROFESSEUR Dr EXNER

Nous utilisons aussi le mot « partisan ». C’est pour nous un mot étranger, mais nous l’utilisons. Nous parlons aussi de « bandes », dans un sens qui n’est pas nécessairement péjoratif et de « bandits », mot qui désigne les criminels.

LE PRÉSIDENT

Pourquoi ne vous en tenez-vous pas simplement au mot « partisan » ?

PROFESSEUR Dr EXNER

Je peux tout aussi bien le faire, Monsieur le Président ; si j’ai utilisé le mot « bandes », c’est parce que c’était l’expression habituelle. Mais je n’ai aucune objection à formuler contre le mot « partisans ».

LE PRÉSIDENT

Quand vous citez un ordre, vous devez employer les mots contenus dans cet ordre.

PROFESSEUR Dr EXNER

Très bien. J’en viens donc à la lutte contre les partisans. En ce qui concerne la lutte menée contre les partisans, on ne pourrait adresser un reproche à Jodl que dans deux cas : D’abord, s’il avait permis que la lutte fût menée sans être réglementée, et d’une manière « chaotique », comme l’a affirmé un témoin ; en second lieu, s’il avait donné pour le combat des instructions qui auraient été en contradiction avec le Droit international.

Aucun de ces deux points n’est justifié. Jodl n’était pas lui-même compétent en cette matière, mais il a dû s’occuper des bandes de partisans parce qu’elles prenaient des proportions qui commençaient à gêner les opérations militaires. Il a promulgué en 1942 une prescription qui a été remplacée par une seconde en 1944. On ne peut donc pas prétendre qu’il n’existait pas de réglementation de la lutte contre les partisans.

En ce qui concerne le deuxième point, aucun reproche non plus ne peut être adressé à Jodl. Malgré Hitler qui voulait qu’une guerre qui ne tenait aucunement compte de la morale et du Droit international fût menée contre ce dangereux adversaire, Jodl à son insu, a rédigé une note concernant la guerre contre les partisans qui ne laisse rien à désirer au point de vue juridique. Il est même allé jusqu’à faire traiter des partisans en civil comme des prisonniers de guerre et n’a autorisé l’incendie de villages que sur l’ordre des commandants de division, ce qui devait empêcher des infractions à l’article 50 de la Convention de La Haye réglant la conduite de la guerre sur terre. Je me réfère au document RF-665 du volume 2 de mon livre de documents Jo-44. On ne peut donc pas faire de reproches a Jodl si néanmoins la lutte contre les partisans a dégénéré. Ce n’est pas le rôle du chef d’État-Major d’opérations de la Wehrmacht de veiller sur quatre fronts au respect de ses instructions.

c) Incendies de maisons en Norvège (PS-754). Au cours du contre-interrogatoire, le Ministère Public a reproché à Jodl d’avoir ordonné la destruction de villages norvégiens. On fait allusion au télétype du 28 octobre 1944 adressé au commandant de la 20e armée de montagne. Le Ministère Public méconnaît le rôle qui incombait à Jodl. A l’époque, la situation militaire était la suivante : les Allemands reculaient sur la position Lyngen, qui n’était pas encore complètement construite. Il persistait un danger : l’Armée rouge pouvait poursuivre encore son avance en hiver et anéantir les formations allemandes bien plus faibles, si, lors de son avance sur la route nationale n° 50, seule praticable en cette saison, elle trouvait les habitations et une population qui connaissait les lieux. Sans ces cantonnements et sans cet appui de la population, l’avance russe était impossible. L’évacuation de la population et la destruction des habitations devaient écarter le danger et rendre impossible une guerre des partisans contre les troupes allemandes. L’évacuation de la population était également nécessaire dans l’intérêt de la population elle-même. Devant cette situation, Hitler a donné cet ordre, sur la proposition non des soldats, mais du Commissaire du Reich pour les territoires norvégiens occupés, et Jodl l’a transmis régulièrement par ordre au Commandant en chef de la 20e armée de montagne avec toutes les considérations militaires et morales de Hitler. On croit entendre le langage radical de Hitler. Jodl savait, par une conversation téléphonique avec l’État-Major du général Rendulic, que les troupes de montagne n’avaient pas besoin, du point de vue militaire, d’un ordre d’aussi grande portée ; il était opposé à cet ordre et essaya, comme il ne pouvait pas l’empêcher, de trouver un moyen qui conduirait pratiquement au bon résultat. Il voulait que l’ordre ne fût exécuté par la troupe que dans le cadre de ce qui était nécessaire et militairement inévitable, et conformément à l’article 23, g de la Convention de La Haye sur la guerre sur terre. Il savait que son frère, qui commandait dans le Nord, pensait exactement comme lui. Il connaissait d’ailleurs l’esprit militaire des troupes de montagne et savait d’avance que dans ce cas précisément, cet ordre dépassait les bornes pour ces troupes. Afin d’être bien compris de prime abord par tous les services, il expliqua non seulement clairement au début du télétype qu’il s’agissait d’un « ordre du Führer » — le deuxième paragraphe mentionne expressément le mot — mais encore il fit savoir aux soldats que le Führer avait donné cet ordre sur la proposition du Commissaire du Reich et non des militaires. Ils étaient donc informés, et ils ont agi en conséquence. Aucune destruction n’a eu lieu qui n’eût été militairement justifiée. Ainsi les trois villes de Kirkenes, Hammerfest et Alta sont-elles, notamment, restées intactes. Si l’ordre avait été exécuté à la lettre, elles auraient dû être détruites.

d) La déportation des Juifs du Danemark (UK-56). Le Ministère Public veut rendre Jodl responsable de la déportation des Juifs du Danemark. Il s’appuie sur un télétype que ce dernier a envoyé par ordre au Commandant en chef des troupes allemandes au Danemark. Ce reproche du Ministère Public est particulièrement difficile à comprendre. En effet, il ressort clairement des différents documents qu’il a produits, que la déportation des Juifs du Danemark a été décidée par Hitler et que l’ordre a été transmis au Reichsführer SS à l’instigation du Dr Best, c’est-à-dire de l’autorité civile, et malgré les scrupules du Commandant en chef des troupes allemandes. L’OKW n’a eu à s’occuper de toute cette affaire que parce que l’état de siège avait alors été proclamé au Danemark et qu’en conséquence le Commandant en chef des troupes allemandes, en tant qu’autorité suprême d’exécution dans le pays, devait être informé, par le service dont il dépendait, de cette action ordonnée par Hitler et transmise à Himmler pour éviter des frictions entre les services allemands au Danemark. Le 20 septembre 1943, Keitel et Jodl avaient reçu, par un télétype du Commandant en chef allemand, la première nouvelle des discussions entre Hitler, le ministère des Affaires étrangères et Himmler. Jodl n’avait qu’un désir, celui de tenir la Wehrmacht en dehors de l’affaire. Sa remarque énergique sur le télégramme du général von Hanneken du 3 octobre 1943 (D-647) le montre : « Cela nous est d’ailleurs parfaitement indifférent ». De savoir si le Reichsführer SS donnait connaissance du nombre des Juifs qui avaient été arrêtés, cela ne montre que trop bien que ces faits n’avaient rien à voir avec des considérations morales, qu’elles fussent positives ou négatives. Toute cette affaire ne regardait pas la Wehrmacht. L’action de Himmler pouvait cependant donner naissance à des difficultés, car la Wehrmacht était responsable de l’ordre et de la paix au Danemark. Il fallait prévenir de telles difficultés. La Wehrmacht ne pouvait rien changer à la décision prise par Hitler dans cette opération de Police et elle n’aurait rien pu changer, même si elle avait été compétente en la matière.

Par le télégramme UK-56, Jodl ne faisait que renseigner le Commandant en chef au Danemark sur la décision qu’avait prise Hitler dans le domaine de la Police. Le ReichsFührer SS, le ministre des Affaires étrangères et le Commandant en chef de l’armée de réserve avaient en même temps été avertis par Jodl qu’il avait informé le Commandant en chef au Danemark. Désormais, la voie était libre, les frictions entre les services allemands étaient évitées. Et c’est à cela uniquement que devait veiller l’OKW. On ne peut pas dire, par exemple, que l’information donnée par Jodl aurait facilité l’exécution de l’ordre que Hitler avait décidé indépendamment de la Wehrmacht. Celui qui est un peu au courant de la puissance de Hitler sait clairement que les frictions entre les services allemands n’auraient en aucun cas empêché l’exécution, mais qu’ils l’auraient tout au plus retardée un peu et ne l’auraient pas pour cela rendue plus agréable pour les intéressés.

Il y a, Messieurs, un vieux principe du Droit pénal, un principe que je trouve toujours cité, même dans les décisions étrangères : actus non facit reum nisi mens sit rea. Une infraction comporte deux éléments : l’actus, le côté objectif de l’infraction, le fait. Et la mens rea, le côté subjectif, la faute. L’Accusation se meut dans une singulière contradiction : dans quelques cas, elle met le ton sur la mens rea et passe sous silence le fait que l’actus coupable manque. Je l’ai montré dans les notes marginales que j’ai mentionnées, qui ne constituent en aucune façon des faits contraires au Droit, mais qui pourraient au plus permettre de conclure à un état d’esprit contraire au Droit. Dans d’autres cas, l’Accusation ne regarde que l’actus , mais elle ne se demande pas s’il existe aussi une mens rea. Cette seconde faute est la plus dangereuse, parce qu’ici l’aspect extérieur de l’infraction est visible pour tous, et que seul un examen psychologique averti en vient à la conclusion qui ne correspond à l’actus aucune mens rea. C’est ce dont nous parlerons dans la suite.

En ce qui concerne l’acte, il faut concevoir un agissement déclaré punissable par le Statut. Cet agissement peut consister en un acte positif ou en une négligence. Si un père voit son fils, se noyer en se baignant et ne fait rien pour le sauver, bien qu’il le puisse, nous le déclarons, d’après sa faute, coupable d’assassinat ou de négligence ayant entraîné la mort. Cette commission d’un délit par omission joue aussi un rôle important dans ce Procès. L’Accusation, en effet, ne cesse de répéter que Jodl a été présent à tel ou tel entretien, lors de tel ou tel discours. Dans une seule page de l’exposé des charges anglo-américain, nous trouvons six fois : « Jodl was présent at... » Qu’est-ce que cela signifie en Droit ? Le fait d’avoir assisté ou entendu peut être d’une grande importance pour apprécier un fait ultérieur, car l’agent ne peut pas dire : « Je ne l’ai pas su », s’il a été associé en quelque façon à la discussion d’un plan. Mais la présence ne crée pas par elle-même la complicité.

D’après le Droit anglais, la présence même directe lors de la commission d’une infraction ne peut comporter de complicité que s’il s’y ajoute un « encouragement ». Il en est de même chez nous. Mais tant qu’un élément de cette nature n’entre pas en question, l’affirmation selon laquelle l’intéressé était présent lors de la discussion d’un projet criminel ne peut que comporter un reproche : il l’a su et il l’a supporté. Nous entendons souvent aujourd’hui ce reproche d’avoir supporté des crimes. Et pas seulement dans cette salle de Tribunal. On reproche au peuple allemand tout entier d’avoir supporté un régime criminel et d’avoir supporté l’extermination de millions de Juifs. Sans doute on peut aussi commettre une infraction par résignation. Mais cependant, pour en faire à quelqu’un un grave grief criminel, par exemple, celui d’avoir assassiné, deux conditions doivent être remplies : la première subjective : il faut qu’il ait su que la mort de la victime était imminente s’il n’intervenait pas ; et deuxièmement, il faut qu’il ait eu l’obligation et la possibilité d’empêcher la mort.

Monsieur le Président, je crois qu’il serait opportun de suspendre ?

LE PRÉSIDENT

Oui.

(L’audience est suspendue jusqu’à 14 heures.)