CENT QUATRE-VINGT-DEUXIÈME JOURNÉE.
Vendredi 19 juillet 1946.

Audience de l’après-midi.

L’HUISSIER AUDIENCIER (lieutenant-colonel James R. Gifford)

L’accusé Hess n’assistera pas ce soir aux débats.

PROFESSEUR Dr EXNER

Nous parlions d’un crime commis par résignation.

En ce qui concerne Jodl, la situation est la suivante : ce qu’un officier ou un fonctionnaire est obligé, en Droit, de faire ou d’empêcher, dépend de la répartition des compétences, et nous savons avec quelle rigueur Hitler était attaché à son observation, avec quelle précision il savait distinguer la direction politique et la direction militaire, avec quelle précision il savait maintenir l’Armée et les SS dans leur sphère d’action. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Jodl s’est élevé en toute occasion contre les plans d’élargissement de la compétence des SS, car une chose était claire : une fois qu’une chose était passée dans la sphère des SS, la Wehrmacht avait perdu alors tout droit de dire un mot. Cela ne veut donc pas dire grand-chose si Jodl a assisté à une conversation de Hitler avec le Dr Best, dans laquelle il a été question, entre autres choses, de terrorisme au Danemark et des moyens de le combattre (RF-90). Jodl n’a pas entendu parler de prétendues « représailles »- dans la mesure où on en a réellement parlé. En effet, il n’a pas assisté à certaines parties de l’entretien. Sa présence à cet entretien ne signifie pas grand-chose parce que toute l’affaire concernait les territoires occupés et ne touchait pas le chef de l’État-Major d’opérations de la Wehrmacht, qui avait été convoqué pour traiter d’autres questions. Ainsi, bien que Jodl eût alors eu vent de choses plus énergiques que ce n’était le cas, il ne pouvait en rien s’immiscer dans ces questions, car son intervention eût été immédiatement repoussée.

Le reproche de la tolérance suppose aussi qu’il était encore possible d’empêcher le crime. Pour Jodl, il est d’abord question d’ordres du Führer qu’il aurait dû, dit-on, empêcher. Mais nous avons assez parlé de l’influence possible sur les déterminations de Hitler. Aussi longtemps que sa résolution n’était pas encore certaine, de bons arguments, employés dans des conditions favorables, pouvaient encore faire impression sur lui ; mais une fois la décision prise, il était inébranlable. Toute opinion contraire repose simplement sur l’ignorance de la situation. Peu à peu, au cours des temps, Jodl a, sans doute, mis en œuvre d’autres méthodes pour influencer les résolutions du Führer ou, du moins, leur réalisation pratique. Il employait une tactique de temporisation : ou il attendait, pour faire oublier la chose dans la mesure du possible ; ou il faisait des difficultés et des objections, ce qui nécessitait, il est vrai, des arguments aiguisés propres à tenir en échec la pensée de Hitler (ordre sur les commissaires) ; ou il demandait à différents services des avis motivés pour gagner du temps (ordre sur les aviateurs attaquant en rase-mottes). S’il fallait qu’un ordre fût diffusé, il inscrivait la plupart du temps sur la demande de qui il était publié, pour montrer aux commandants en chef qu’il ne faisait pas sienne cette affaire (ordre sur les villages de Norvège). Ou bien il cherchait à en influencer la réalisation en ne s’opposant pas à l’attitude contraire à cet ordre (ordre des commandos), etc. Mais si l’on pense qu’il aurait pu simplement refuser de rédiger le projet d’un ordre immoral, que l’on considère l’ordre des commandos à propos duquel cette méthode a justement amené le résultat contraire de celui qu’on attendait.

J’en arrive maintenant à la deuxième partie de la formule latine que j’ai citée : le fait en soi n’est pas un crime, nisi sit mens rea. C’est là le dernier point de mon exposé, c’en est aussi le plus délicat et le plus important dans un procès pénal moderne. « Sans faute, pas de châtiment » : ce principe est reconnu depuis l’époque de la Renaissance dans tous les pays civilisés, même si l’on rencontre, ça et là, des opinions divergentes sur la nature de la faute.

Permettez-moi d’abord d’établir une brève comparaison entre les conceptions juridiques anglo-américaines et celles des peuples du continent, en particulier des Allemands. Elle est importante pour porter un jugement dans certains cas. J’ai déjà dû aborder un point important du problème de la faute à propos des guerres d’agression. Si l’on veut absolument rendre Jodl, officier de l’État-Major général, responsable de la conduite de ces guerres, il est en tout cas d’une importance décisive de savoir comment il envisageait lui-même l’ensemble de la situation. Si Jodl croyait, sur la foi des rapports dont il était saisi, que certains faits donnés, au cas où ils étaient véridiques, justifiaient une guerre, on ne peut lui reprocher d’avoir mené sciemment une guerre illégale ; même si sa conviction reposait sur des erreurs. Cette erreur exclut la préméditation. On dit dans un jugement, Green contre Toison ;

« En Droit coutumier, une croyance raisonnable à l’existence de circonstances qui, si elles sont vraies, rendraient non répréhensible l’acte pour lequel un individu est accusé, a toujours été tenue pour une bonne défense. »

Dans un autre jugement, Regina contre Prince, on dit :

« Il me semble s’ensuivre que la maxime mens rea s’applique chaque fois que les faits qui sont présents à l’esprit de l’accusé et qu’il a un motif raisonnable de croire et qu’il tient pour tels feraient, s’ils étaient vrais, que ses actes ne constitueraient plus du tout un crime. »

Dans un troisième cas de décision américaine, Commonwealth contre Pressby, on donne un bon exemple : une sentinelle tire sur son chef de corps qui se dirige vers elle, en croyant que c’est un ennemi. Ce dernier exemple est étroitement apparenté aux guerres d’agression qu’il s’agit ici de juger.

Selon le Droit anglais, l’ignorance de la loi pénale n’est pas, en règle générale, une excuse. Cependant, on trouve ce principe remarquable :

« Si toutefois il y a un doute sur la question de Droit, aucune personne ne peut être condamnée et passible d’emprisonnement si elle a agi simplement d’après une fausse interprétation de la loi. »

En outre, il va de soi qu’une erreur sur des questions de Droit privé puisse exclure la préméditation criminelle :

« Si une personne prend ce qu’elle croit lui appartenir, il est impossible de dire qu’elle est coupable d’un délit. » Cette règle pourrait aussi être invoquée, dans le domaine qui nous occupe, à propos de l’erreur sur les dispositions du Droit international.

Je vois cependant dans cette doctrine de l’erreur une certaine différence avec le Droit allemand car, en Droit allemand, toute erreur, même imputable à la négligence, exclut la préméditation. En Droit anglais, cela semble s’appliquer à la seule erreur « raisonnable », non accompagnée de négligence. Si la sentinelle en question avait tiré précipitamment et sans connaissance suffisante, elle n’aurait été, chez nous, condamnée incontestablement que pour homicide par imprudence. Et, si je comprends bien, ni l’Angleterre, ni l’Amérique n’auraient tenu compte de cette erreur due à la négligence et- ce soldat eût dû s’attendre à être condamné pour homicide volontaire. Mais cette divergence des conceptions juridiques ne devrait jouer aucun rôle dans le cas qui nous occupe. Car on pourra difficilement reprocher à Jodl d’être arrivé à connaître la situation après un examen trop rapide et trop approfondi des rapports dont il disposait.

Les deux Droits divergent encore sur un autre point.

Je lis, en effet, dans une décision anglaise, que l’intention et le fait doivent être réunis pour constituer un crime. Mais examinons de plus près en quoi consiste cette réunion. En Droit allemand, peut être seulement condamné pour assassinat celui qui a prévu et voulu donner la mort. Il est dit au contraire dans le jugement Begina contre Prince, déjà cité : « Si un homme frappe avec une arme dangereuse dans l’intention de causer de graves blessures et qu’il tue, il en résulte que le crime devient un assassinat. L’auteur a couru le risque ». Cet homme ne pourrait être puni chez nous que pour des blessures graves, jamais pour un assassinat (article 226 du Code pénal allemand). Nous ne saurions admettre, car nous le tenons pour injuste, que le « résultat » qui est le fruit d’un hasard, puisse faire de l’acte un assassinat.

Les opinions, enfin, sont de nouveau conformes sur un troisième point, qui est important ici. Pour chaque crime grave il faut qu’il y ait une intention, et pour qu’il y ait intention, il ne faut pas avoir conscience de faire quelque chose de punissable, mais conscience qu’il est injuste d’agir ainsi.

« Pour constituer un acte criminel, il faut, en général, qu’il y ait intention criminelle ». La doctrine générale est indiquée dans Pleas of the Crown de Hales : « Là où il n’y a pas volonté de commettre une infraction, il ne saurait y avoir d’infraction ».

On a longtemps discuté chez nous dans le but de savoir si l’auteur doit avoir conscience qu’il agit contrairement à la loi ou s’il suffit qu’il soit conscient de faire quelque chose de contraire au devoir. Et l’opinion dominante, que le projet de notre Code pénal allemand a aussi adoptée, se ramène à ceci : l’auteur doit être conscient « d’agir contrairement à la loi » ou, dans un sens naturel, « de commettre une injustice ». J’ai été extrêmement intéressé de trouver la même pensée, exprimée avec des mots presque identiques, dans la décision Green contre Toison : « Il faut, au moins, l’intention de faire quelque chose de mal. Cette intention peut appartenir à l’une ou l’autre de deux catégories. Elle peut être de faire quelque chose de mal en soi et en dehors de la loi positive, ou elle peut être de commettre un acte simplement interdit par un statut ou par le Droit coutumier, ou bien les deux éléments d’intention peuvent coexister dans la même action ».

Ainsi, en Droit anglais, l’intention comprend cette conscience de ne pouvoir agir de la sorte.

« Il est fort probable que la mens rea, une mauvaise intention, ou une connaissance de l’iniquité de l’acte, sont un élément essentiel de toute infraction ». Cette décision cite quelques exceptions à ce principe, mais elles ne nous intéressent pas ici ; elles concernent la bigamie et la séduction, où interviennent des dispositions positives du statut, de même que certaines infractions à l’ordre public, etc.

Notre question est donc : Lors de la rédaction et de la transmission des divers projets et ordres qui lui sont aujourd’hui reprochés, Jodl avait-il conscience de commettre une injustice ? Selon ma conviction la plus intime : non.

La seule preuve que l’Accusation apporte à ce sujet est le reproche suivant : pourquoi donc, s’il avait la conscience tranquille, a-t-il songé à tenir certains cas absolument secrets. On peut répondre à cela qu’il y a dans les questions militaires les raisons les plus variées pour ne pas divulguer certains faits. Il en était ainsi avant la guerre, à plus forte raison pendant la guerre ; et même maintenant, après la guerre, il plane par exemple un profond mystère sur la bombe atomique. Le maintien du secret n’est pas forcément en rapport avec une conscience coupable. Et lorsque Jodl dit qu’il a gardé secret — abstraction faite d’autres motifs — l’un des deux ordres sur les commandos, en raison du caractère répugnant de sa disposition finale, il l’a fait, sans doute, pour l’honneur de la Wehrmacht, mais non parce qu’il croyait commettre lui-même une action condamnable en transmettant l’ordre, qu’il n’avait pas rédigé et dont — selon sa conviction — il n’avait pas à répondre. Cette dernière constatation est à souligner, elle a une signification générale. Dans tous les travaux militaires de Jodl, qu’il s’agisse de plans de guerre, de projets d’ordres ou d’aide-mémoire, la question essentielle n’est pas de savoir s’il était au courant ou supposait que telle guerre ou tel ordre fût contraire au Droit, mais s’il avait conscience de commettre une faute par sa collaboration ou par ses actions. Jodl avait la conscience tranquille : cela ressort assez clairement, me semble-t-il, du fait qu’avant d’être fait prisonnier il a disposé de trois semaines pour brûler la plupart de ces documents ; il ne l’a pas fait parce qu’il était convaincu de n’avoir rien à cacher.

Lors de l’élaboration de ces ordres, il n’avait pas conscience de faire quelque chose de mal, et cela pour deux raisons : d’une part, parce qu’il se sentait lié par les ordres du Führer et, d’autre part, parce que — sans parler d’un ordre concret — il était convaincu qu’en sa qualité de chef de l’État-Major d’opérations de la Wehrmacht, il se devait d’adopter une telle attitude. Examinons cela de plus près : je ne vais pas m’étendre plus longtemps sur cet ordre et sa signification juridique. Il me semble cependant qu’un point nécessite un éclaircissement. M. Jackson a cité l’article 47 du code de justice militaire allemand dans le but de prouver que, d’après le Droit allemand, l’ordre donné par le supérieur n’engage pas la responsabilité de son subordonné. Une autre remarque s’impose à l’esprit : pour le concept de conspiration, on se réfère au Droit anglo-américain, pour celui de l’ordre, au Droit allemand, chaque fois, à celui qui est le plus défavorable à l’accusé. Je ne sais cependant pas si M. Jackson se serait référé à l’article 47 du code de justice militaire allemand s’il avait su de quelle façon il avait été interprété par les plus hautes juridictions militaires et comment, par conséquent, se présentait en réalité la véritable situation juridique en Allemagne. Il faut tout d’abord établir un point : en tête de l’article 47 se trouve le principe suivant : « Si une loi pénale est violée par l’exécution d’un ordre, dans les questions de service, c’est le chef qui a donné l’ordre qui en porte, à lui seul, la responsabilité ». Et puis vient l’exception, que la pratique a limitée le plus possible, en vue du maintien de la discipline militaire. Elle défend le point de vue suivant : la punition infligée à l’auteur principal n’est applicable au subordonné que si l’ordre en question ne présentait pour lui aucun caractère d’obligation, si, par exemple, étant donné sa nature, il se trouvait en dehors du cadre des tâches de la Wehrmacht et si le subordonné savait que l’acte était ordonné dans le but de commettre un crime ou un délit. L’infraction doit, par conséquent, être dûment envisagée par celui qui donne l’ordre, et le subordonné doit le savoir d’une façon certaine. Le fait qu’il aurait pu ou dû le reconnaître ne suffit pas. Et même si le subordonné est responsable, on peut, dans le cas d’une faute légère, ne pas lui infliger de peine. Toute cette disposition est critiquée à l’extrême, niais l’on voit de quelle façon les tribunaux ont limité son application afin de couvrir autant que possible le soldat obéissant à un ordre. En réalité, de tels cas étaient très rarement punis. Pendant ses trente années de service, Jodl ne se souvient d’aucun.

Je dois ajouter quelque chose ici, étant donné que M. Jackson a présenté, il y a peu de jours, un document supplémentaire concernant ce problème (PS-3881). Il s’agit de déclarations qui ont été faites par le Dr Freisler, président du Volksgerichtshof, au cours du procès contre les auteurs de l’attentat du 20 juillet 1944. Freisler a toujours été considéré en Allemagne comme la caricature d’un magistrat ; nous avons entendu ses hurlements indignés au cours de ce Procès lorsque le Ministère Public, il y a quelques mois, nous en a présenté un film parlant dans ; cette salle. Cet expert en matières juridiques, dans la mesure où le sens de ses remarques détachées de leur contexte est reconnaissable, voulait dire : quand un officier a ordonné à un subordonné d’aider à l’assassinat de Hitler, cet ordre n’excuse pas celui qui obéit. Pour faire cette constatation, on n’avait pas besoin, à vrai dire, de l’autorité de Freisler. S’il a jamais existé un ordre militaire sortant du cadre des tâches de la Wehrmacht, qui ne liait donc pas celui qui le recevait et qui, par conséquent, ne l’excusait pas, c’était bien l’ordre d’assassiner le chef de cette Wehrmacht. Mais il m’est incompréhensible que l’on puisse comparer l’ordre d’un officier quelconque de tuer le chef de l’État avec l’ordre du chef de l’État de commettre un acte contraire au Droit international. Je ne développerai pas davantage cette idée.

On ne pourra arriver à une juste compréhension de la situation de Jodl, ni à une appréciation équitable de ses actes, si l’on ne considère pas les deux hommes qui se trouvaient en présence. Les représentants du Ministère Public ont rendu leur tâche bien aisée. Si Hitler était encore en vie, il occuperait, en sa qualité de chef des grands criminels de guerre, la première place au banc des accusés et serait considéré comme l’origine et la source de toutes les atrocités commises. Mais comme il est mort, son rôle est minimisé dans l’appréciation de la culpabilité des autres accusés et on juge leur conduite presque comme s’il n’avait jamais existé.

Cet homme violent, cette puissance infernale, comme l’appelait Jodl, ne peut être oublié comme une quantité négligeable, lorsqu’il s’agit de juger équitablement les faits et gestes de son entourage immédiat. Au cours de ces derniers ; mois, j’ai songé sans cesse aux relations étroites entre le génie, la folie et le crime, que le clairvoyant Cesare Lombroso a notées jadis. Dans l’Histoire, c’est le succès qui décide de la valeur ou de la nullité des hommes. C’est pourquoi le jugement que l’Histoire portera sur Hitler sera peut-être accablant. Mais n’oublions pas ses débuts : si l’on compare la situation de l’Allemagne vers la fin de 1932 et à la fin de 1938, on ne s’étonnera pas du prestige incomparable dont il jouissait, à l’époque même où Jodl l’a connu.

Or, c’est face à cet homme que Jodl s’est trouvé. Jodl un soldat droit, remarquablement doué, mais n’aspirant jamais à autre chose qu’à être un soldat consciencieux, à l’esprit clair et réaliste, ennemi de toute diplomatie, de toute machination politique, élevé dans l’idéal du corps des officiers allemands — bravoure, fidélité, obéissance — instruit d’ans la tradition centenaire de l’État-Major allemand qui ne connaissait que l’accomplissement du devoir, le travail désintéressé, et encore le travail. Il était naturel qu’en travaillant au côté de Hitler cet homme tombât sous son charme. Il faut tenir compte de l’époque où ces événements se sont déroulés. Des relations confiantes ne pouvaient évidemment pas intervenir, mais Jodl n’était pas non plus homme à s’incliner sans objection. Il y a eu bien des heurts, des discussions violentes. Jodl avait la réputation d’être celui qui osait, plus que tous les autres membres de l’OKW, faire opposition au Führer. Comme Kesselring l’a rapporté, il savait lui répondre avec une violence qui atteignait, à l’occasion, les limites de’ la correction militaire. C’est justement pour cette raison que je ne crois pas que les notions d’ordre et d’obéissance nous donnent toute l’explication, de l’attitude de Jodl au cours de ces années. Mais bien plus : la pensée plus vaste de l’accomplissement du devoir : s’adonner de toutes ses forces aux tâches qui lui étaient assignées dans une période critique. Que l’on s’imagine La situation dans laquelle se trouvait Jodl : la lutte pour l’existence de sa patrie, les exigences d’une guerre de plus en plus cruelle et, en même temps, les vues de son Chef suprême qui s’écartaient de toute tradition, de ce qui était permis et défendu dans une guerre. Il est clair que Jodl devait entrer en conflit, en conflit avec Hitler, en conflit avec lui-même.

Permettez-moi de faire une comparaison. Comme vous nous l’avez déjà annoncé, vous vous sentez liés, Messieurs, par le Statut de ce Tribunal. Il se peut que certains d’entre vous aient ressenti des doutes sur le point de savoir si toutes les dispositions de ce Statut étaient conformes au Droit international et aux principes juridiques universellement reconnus. Mais vous avez repoussé ces doutes car, en tant que juges, vous vous considérez liés par les ordres que vos quatre Gouvernements ont établis d’un commun accord.

De même, il se peut que Jodl, en sa qualité d’officier de l’État-Major général, se soit cru tenu de collaborer aux dispositions prises par son Chef suprême même si, ça et là, il a pu douter de leur admissibilité au point de vue du Droit international. Mais, de par ses fonctions, il s’estimait tenu d’élaborer des plans de guerre sans vérifier s’ils étaient exécutés, et dans quelles conditions ; il avait à rédiger et à publier des milliers d’ordres, même s’il n’était pas d’accord avec certains d’entre eux. Quand ses représentations ou la tactique dilatoire dont il se servait s’avéraient inutiles, force lui était de s’incliner ; comme officier de l’État-Major général, il n’avait qu’une fonction auxiliaire. Il ne lui est pas du tout venu à l’esprit qu’il ait pu mal agir tant qu’il a exercé cette fonction au mieux de sa conscience et de ses capacités. Or on dit maintenant : Jodl n’aurait jamais dû, en aucune circonstance, se prêter à telle ou telle action. Qu’aurait-il dû faire ? Si l’on fait grief à quelqu’un d’avoir agi de telle ou telle façon, on doit être à même de dire quelle aurait été, en l’occurrence, la bonne façon d’agir. Il aurait dû démissionner, dit-on. C’était, certes, un moyen facile d’en sortir. En temps de paix, on pouvait l’utiliser, mais en temps de guerre, la situation était différente. Jodl tenta à plusieurs reprises de quitter l’OKW et d’être muté au front. En vain. De plus, les démissions n’étaient pas acceptées à moins qu’elles ne fussent désirées par le Führer, comme ce fut le cas pour Brauchitsch et Leeb. Il se refusait absolument à admettre, en temps de guerre, toute demande de démission de la part de ses généraux. C’est de la désertion, disait-il ; le fantassin de première ligne ne peut pas, lui non plus, démissionner lorsqu’il ne se sent pas à l’aise, et le général doit tenir bon, lui aussi, tout comme le fantassin, quelle que soit la place qu’il occupe. En 1944, cet ordre a été répété par écrit sous la forme la plus sévère, et accompagné des motifs. Si un général, pour des raisons personnelles, veut se retirer, qu’il sache que le Führer porte seul la pleine responsabilité de ses ordres et que le général a seulement à assurer leur exécution la plus minutieuse. Une demande ainsi motivée est incompatible avec l’honneur d’un soldat et punissable. Ainsi donc, Jodl ne pouvait démissionner. Aurait-il dû simuler une maladie ? Mais cela aussi c’est de la désertion et, en temps de guerre, un crime capital. Peut-on sérieusement supposer qu’un officier élevé dans la vieille tradition trahisse, d&ns une période tragique, la patrie à laquelle il a consacré toute sa vie, agisse comme un lâche et ne puisse plus regarder en face une jeune recrue ? Je ne le crois pas.

Il ne restait donc que la troisième issue : l’assassinat et la révolution. En temps de paix, cela eût signifié en même temps la guerre civile ; en temps de guerre, c’était l’effondrement immédiat du front et la chute du Reich. Il aurait donc fallu que Jodl lançât l’appel : Fiât justifia pereat patria ?

Le Ministère Public semble, en effet, estimer qu’il aurait fallu exiger des accusés qu’ils se conduisissent de la sorte. Curieuse pensée ! Peut-on justifier le meurtre et la trahison du point de vue moral ? C’est là une question sur laquelle moralistes et théologiens peuvent bien ne pas être d’accord. Mais pour les juristes, en tout cas, c’est une chose indiscutable. Être obligé, sous peine de sanction, d’assassiner le chef de l’État ? Et, qui plus est, en étant soldat ? Et même en temps de guerre ? Depuis toujours on punit ceux qui commettent un crime de ce genre. Mais les punir parce qu’ils ne le font pas, serait nouveau.

Il y a certes, pour le juriste aussi, des limites à l’obligation juridique. Mais pour les situations qui créent un conflit et dont on ne peut sortir que par des moyens de cet ordre, vaut toujours le vieil adage : Ultra passe nemo obligatur.

Jodl n’était pas un rebelle. Sa conscience lui disait : la patrie est en danger, que chacun reste à son poste. Le poste de Jodl était à la tête de l’État-Major d’opérations de la Wehrmacht. Il n’a pas été volontaire pour l’occuper, il n’a pas été volontaire pour y rester. C’était une dure obligation. Il a accompli jusqu’à une fin amère la tâche que cette situation lui imposait, avec tout son savoir et toute sa conscience.

Permettez-moi, Messieurs, pour terminer, d’ajouter un souvenir personnel qui éclairera encore la personnalité de Jodl.

Je l’ai connu à Vienne, il y a environ vingt ans, dans la maison de son oncle le philosophe Frédéric Jodl. J’ai eu avec lui un entretien sur la formation de l’officier de carrière. Ce que le jeune capitaine m’a dit alors était animé d’un tel sérieux, d’un tel sens moral, si loin de tout ce que l’on appelait militarisme, que ses paroles sont restées gravées dans ma mémoire. Je n’ai plus eu, par la suite, aucun contact avec lui jusqu’à l’automne dernier où j’ai été, à ma grande surprise, désigné pour venir le défendre ici. Ma première pensée a été qu’il fallait venir en aide à ce vaillant soldat. Mais j’hésitais à accepter, car je ne suis pas avocat de profession. Pourtant, lorsque je le rencontrai pour la première fois au Palais de justice, il me dit une parole qui dissipa tous mes doutes : « Soyez assuré, Monsieur le Professeur, » — me dit-il — « que si je sentais en moi ne fût-ce qu’une étincelle de culpabilité, ce n’est pas vous que j’aurais choisi pour me défendre ».

Je crois, Messieurs, que c’est un gentleman et non un criminel qui parle ainsi. C’est pourquoi je vous prie d’acquitter le général Jodl.

LE président

Je donne la parole au Dr Steinbauer, avocat de l’accusé Seyss-Inquart.

Dr GUSTAV STEINBAUER (avocat de l’accusé Seyss-Inquart)

Monsieur le Président, Messieurs, Nuremberg, la vieille ville vénérable des empereurs, qui a donné, non seulement à la nation allemande mais au monde, un de ses peintres les plus subtils, Albert Duerer, un sculpteur, Veit Stoss, qui n’a jamais été dépassé, et le maître chanteur Hans Sachs, est devenue, sur ses ruines, la scène du plus grand procès criminel de l’histoire judiciaire. Nuremberg a vu dans ses murs non seulement l’ancienne splendeur impériale mais, les années après les autres, les congrès du parti national-socialiste qui appartenaient à l’immense propagande qui a su, par une mise en scène gigantesque mais aussi diabolique, avec drapeaux et étendards, tambours et fanfares, mettre en marche des millions d’hommes sous le mot d’ordre de l’égalité des droits pour l’Allemagne, pour conduire finalement au bord de l’abîme par l’exagération de ses buts, un peuple qui a donné tant de bonnes et belles choses à l’Humanité.

Nous avons entendu ici l’Accusation qui a essayé de prouver, sur un large plan, que des hommes ont conspiré pour conquérir un monde pacifique par des guerres d’agression. Ces guerres ont, en outre, non seulement violé les traités qui devaient empêcher la guerre ainsi que les règles établies pour la conduite humanitaire de la guerre, mais encore foulé aux pieds d’une manière lamentable les principes d’humanité les plus élémentaires. Nous avons vu pendant des mois des monceaux de documents et un long défilé de témoins qui devaient renforcer l’accusation ; et, d’un autre côté, la Défense, gardienne et servante du Droit, s’est efforcée d’aider le Tribunal dans la recherche de la vérité. Dans la salle d’audience se tenaient les représentants de tous les pays du monde et, trop souvent, le monde retenait son souffle quand les nappes de brume qui se déchiraient faisaient voir un abîme de crimes insoupçonnés. Et devant les portes du Tribunal se tient, profondément ébranlé, le peuple allemand dont les accusés étaient les chefs. Quelle que puisse être l’issue de ce Procès, une chose devra être considérée comme un mérite pour la Défense : c’est le fait qu’on ne puisse désormais plus parler, quand la question de la responsabilité du peuple allemand sera soulevée, de complicité ou de faute collective, mais peut-être plutôt d’une honte collective, car c’est sous la direction d’Allemands que des crimes épouvantables ont été commis !

Maintenant, au dernier acte de cette tragédie mondiale, le rideau se lève encore une fois pour laisser parler la Défense et pour attendre ensuite un jugement qui doit, non seulement être conforme aux principes fondamentaux du Droit, mais encore contribuer à ce que des crimes, tels que l’Accusation les a dépeints, ne soient plus possibles.

Le 20 novembre 1945, lors de l’ouverture des débats, M. le Président a déclaré que ce Procès était de grande importance pour des millions d’hommes dans le monde entier. Pour cette raison, tous ceux qui y participent ont le devoir solennel de remplir leur mission sans crainte et sans favoritisme pour quiconque et conformément aux principes du Droit et de la Justice. Cette tâche a souvent été presque trop lourde pour le défenseur. Non pas à cause de l’ampleur de l’objet du Procès, non pas à cause d’une multitude de questions de droit d’une nature souvent nouvelle, mais parce que des faits ont été dévoilés qui sont si épouvantables et si insondables qu’un cerveau normal ne peut les concevoir. Je ne pense pas ici à la peau humaine travaillée, au savon fait avec de la graisse humaine, dont la réalité nous a été prouvée ; je ne pense pas à la manière méthodique avec laquelle on a tourmenté, torture, assommé, fusillé, pendu ou gazé des millions de personnes. Non, je pense aux nombreux tableaux isolés si bouleversants qui ont produit sur moi et probablement sur tous les autres l’impression la plus profonde.

Je crois encore entendre l’abbé Moyon racontant l’exécution par fusillade des otages du camp de Choisel à Châteaubriant : « Monsieur le curé, nous n’avons pas votre conviction religieuse, mais nous sommes unis par le même amour de notre patrie. Nous voulons mourir pour que le peuple français devienne plus heureux ». Je vois le défilé des Juifs de Dubno qui s’approchent lentement du lieu d’exécution, je vois les victimes s’aidant mutuellement à se dévêtir, le petit garçon exhortant ses parents à mourir courageusement, je les vols portant une vieille femme que la paralysie empêche de faire les quelques pas vers la fosse où l’attend la balle mortelle du pistolet mitrailleur. J’entends encore une fois la déposition de la journaliste française Marie-Claude Vaillant-Couturier, qui retrace avec des paroles émouvantes comment, dans le camp, on foula aux pieds de manière honteuse les sentiments sacrés de la maternité et de l’honneur féminin.

Auschwitz a englouti à lui seul 3.500.000 êtres humains, hommes, femmes et enfants. L’arme la plus redoutable de l’Accusation est bien constituée par les esprits de toutes ces victimes innocentes qui se rangent aux côtés du Ministère Public et exigent l’expiation. Mais, moi non plus je ne suis pas seul. A mes côtés se pressent les nombreuses victimes innocentes que la guerre a faites du côté allemand, des femmes et des enfants tombés victimes des attaques terroristes effectuées sur Fribourg, Cologne, Dresde, Hambourg, Berlin et Vienne, ainsi que sur presque toutes les autres villes allemandes. A mes côtés se rangent encore mes camarades de la Wehrmacht qui, par centaines de mille, jeunes et vieux, ont donné leur vie à la patrie, en bons et loyaux soldats fidèles à leur serment du drapeau. Mais quand bien même ils ne seraient pas là, quand bien même l’accusé serait tout seul devant ses juges, il serait d’autant plus de mon devoir d’avocat assermenté de me placer à ses côtés pour l’aider, être son bouclier et sa défense et vous crier, Messieurs, devant cette multitude de pièces à charge : « Ne portez pas un jugement sous l’effet de la colère, mais cherchez plutôt — comme notre poète autrichien Wildgans, qui était magistrat lui-même, l’a écrit dans le livre de pensées d’un jeune juge — le noble rameau qui fleurit parmi les épines ».

Avant de reprendre l’Accusation point par point, je voudrais tracer une brève esquisse de la personnalité de l’accusé. Ce que Schiller a écrit dans son Wallenstein s’applique très bien à lui :

« Déchiré entre la haine et la faveur des partis, sa personnalité flotte dans l’Histoire ». Le Ministère Public, dans l’exposé des charges, le dépeint sous les traits d’un opportuniste politique froid et résolu, qui se sent une mission à remplir. Il serait plus que notoire qu’il aurait abusé de ses fonctions de ministre pour livrer par son double jeu l’Autriche aux conjurés. En Pologne et dans les Pays-Bas, il aurait commis de sang-froid des actes de cruauté et foulé aux pieds, sans scrupules, des obligations de Droit public, le droit des petites nations à la liberté de pensées religieuse et politique. George S. Messersmith porte un jugement semblable dans le document PS-1760, quand il dit que le Dr Seyss-Inquart, avec lequel il avait eu lui-même peu de contacts personnels, — l’accusé nie avoir jamais connu Messersmith — était venu le voir et s’était montré d’une mauvaise foi absolue à propos d’informations de source sûre qui concernaient son ami, le Chancelier fédéral Schuschnigg. L’affirmation selon laquelle Schuschnigg et Seyss-Inquart étaient liés d’amitié est d’ailleurs fausse. Messersmith avait quitté Vienne au printemps de 1937. C’est alors seulement — tous les témoins l’ont dit — que Schuschnigg est entré pour la première fois en relation avec Seyss-Inquart. Et Messersmith ajoute textuellement que l’on peut dire une seule chose en faveur de Seyss-Inquart à cette époque : c’est qu’il croyait peut-être aux protestations allemandes qu’on lui faisait sur la sauvegarde de l’indépendance de l’Autriche.

M. Gedye, qui a été des années durant le correspondant à Vienne de journaux anglais et américains, a aussi parlé de Seyss-Inquart dans son livre : Le suicide de l’Autriche, disant de lui : « C’est un nazi bien élevé, ce qui est doublement inquiétant, un jeune ’avocat intelligent, de bonne mine et de bonnes manières, qui affirme sans ambiguïté être hostile aux attentats à la bombe et aux manifestations bruyantes et qui, dans les salons, prêche la primauté des armes spirituelles sur les méthodes matérielles et brutales ». Martin Fuchs, l’auteur du livre que j’ai cité : Un pacte avec Hitler, dit le l’accusé : « Seyss-Inquart, officiellement connu comme nazi, était catholique pratiquant et représentait un mouvement nazi autrichien qui devait garantir la place de l’Autriche au côté du Reich ». En Autriche, on condamne actuellement l’accusé parce qu’il aurait motivé par son télégramme l’entrée des troupes allemandes. Plus d’un, parmi mes amis qui sont revenus de Dachau et de Mauthausen, m’ont reproché de représenter en justice, en ma qualité d’avocat, l’homme qui a trahi notre pays. Des Hollandais que j’ai interrogés sur la personnalité de l’accusé m’ont déclaré que le peuple néerlandais le détestait comme le représentant suprême de Hitler dans leur pays, d’autant plus qu’au début de l’occupation il avait déclaré venir en ami aux Pays-Bas et qu’il les avait ainsi trompés. A Vienne, je connaissais moi-même l’accusé qui était mon confrère. Il passait en général pour un avocat capable et consciencieux ; politiquement, il était proche des milieux nationalistes, mais il n’était pas particulièrement en vue. Mais au cours des nombreux entretiens que j’ai eus pendant ce Procès avec lui, j’ai cherché à me faire une image exacte de sa personnalité. Nous avons souvent parlé de nos familles ensemble, de nos souvenirs communs du front, en particulier dans les montagnes du Tyrol où il avait été blessé et symbolisait pour ses hommes le commandant de compagnie brave et prudent. Il parlait aussi avec plaisir d’ascensions hardies, mats, le plus volontiers, de musique, et j’ai souvent pensé qu’un homme capable de parler avec autant de finesse de Bach, de Mozart, de Beethoven et de Bruckner ne pouvait pas être un monstre et surtout pas un criminel de sang-froid, car l’amour de la nature et de la musique ne peut trouver asile que dans le cœur d’un homme bon.

Son programme politique, c’était l’idée de l’Anschluss, et cela se comprend étant donné son origine. Son berceau a été la vieille ville minière d’Iglau, îlot linguistique allemand dans l’océan slave. De bonne heure, il a connu la petite guerre que se faisaient deux nations dressées l’une contre l’autre. Avec une profonde émotion, il a appris que l’ouragan contemporain avait aussi déferlé l’an passé sur sa petite patrie et qu’Iglau, qui avait été allemande pendant huit cents ans, avait désormais cessé de l’être. Cela ne doit, en aucun cas, nous faire oublier, pour juger l’accusé, que les Allemands des régions frontières sont ceux qui, de tout temps, ont subi de la manière la plus vive les misères ethniques et éprouvé plus fortement et plus profondément que les autres citoyens du Reich, qu’un sentiment de sécurité endort souvent dans le contentement de soi-même, la pensée de la grande patrie allemande. Ce n’est donc pas un hasard si les chefs du mouvement en faveur de l’Anschluss, dont les noms figurent dans mon livre de documents, étaient originaires des Sudètes. Le Dr Otto Bauer, le chef maintenant disparu des socialistes, est né à Untertannowitz en Moravie, dans la partie allemande des Sudètes.

N’ayant plus rencontré l’accusé depuis l’automne de 1938 et l’ayant revu pour la première fois ici dans sa prison, j’ai prié l’un de ses collaborateurs aux Pays-Bas, qui était également connu pour n’être pas nazi et inspirait toute confiance par suite de ses anciennes fonctions de haut magistrat, de me donner un jugement objectif sur la personnalité du Dr Seyss-Inquart. Il écrit :

« Dans le service, j’ai aussitôt remarqué chez lui, comme qualités maîtresses, son intelligence claire et pénétrante et la manière systématique dont il mettait ses multiples facultés au service de l’accomplissement total de son devoir.

Ce faisant, il n’a jamais, comme plusieurs de ses contemporains qui exerçaient des fonctions de même rang, déformé ce qu’il connaissait de la réalité par des opinions qu’il devait au fanatisme ; il s’est au contraire toujours efforcé d’aborder les choses avec un esprit clair, sans préjugés, comme il sied à la manière d’être d’un politique conscient de ses responsabilités, et de voir les choses telles quelles sont. Il a ainsi acquis la sûreté de soi et les capacités nécessaires pour écouter les autres, et même ses subordonnés, avec calme, réfléchir avec eux et se laisser même persuader... La vie en société chez lui atteignait au niveau d’une haute et rare élévation. On remarquait aussitôt, à l’atmosphère de ce foyer, que le maître de maison devait être un homme cultivé. Il n’a pas haï et, lorsqu’il pensait être un objet de haine, il a répondu sans haine ni vengeance, en prenant seulement telles mesures que l’état de la situation lui semblait rendre nécessaires.

La grande tragédie de sa vie et de son œuvre, c’est que sa route a été traversée par la personne de Hitler et de quelques-uns de ses collaborateurs immédiats, qui incarnaient des forces supérieures à la sienne... En tant qu’intellectuel possédant aussi une culture spirituelle, il était naturellement suspect aux puissants de la bureaucratie du Parti, Bormann, et de la direction des SS, Himmler, quoiqu’il eût porté l’insigne en or du Parti et qu’il eût un grade honorifique élevé dans les SS. Il restait le jeune membre du Parti, venu de la sphère intellectuelle qui était toujours considérée avec méfiance. Mais, pour ces puissants, il était trop mou. Toutefois, il espérait en général pouvoir exclure de plus en plus de son domaine d’activité les immixtions des services autonomes du Reich, en gagnant lui-même de plus en plus la confiance du Führer. C’est dans ses rapports avec le Führer que tient son destin, je l’ai déjà dit.

Les connaissances extraordinaires, l’énergie créatrice et les grands succès obtenus par Hitler en politique intérieure et extérieure dans les premières années qui ont suivi ce que l’on appelle la prise du pouvoir, avaient placé Seyss-Inquart, comme tant d’autres, même parmi les personnalités marquantes de l’étranger, sous le charme de Hitler. Il devint un fidèle de Hitler et crut sincèrement que, chez ce dernier, l’amour du peuple allemand était le motif principal de ses actes. Au début, et lorsque le peuple allemand a été au comble de l’affliction, il s’est cru obligé d’être fidèle à son attitude loyale, alors que les faiblesses et les fautes de Hitler commençaient à lui apparaître . . .

Mais je suis fermement persuadé qu’il a été, comme une grande partie de notre peuple, beaucoup plus une victime inconsciente qu’un instrument volontaire de la force démoniaque de Hitler. »

Tel est le jugement dicté sur lui par la droiture d’un magistrat allemand.

Le Ministère Public fonde le Procès sur l’idée de complot, afin d’enfermer ainsi les accusés dans un cercle d’e responsabilité commune. Mes savants confrères ont déjà exposé en détail, au cours de ce Procès, leur opinion sur l’idée de complot et sur ses conséquences. Ce serait porter de l’eau à la rivière que de vouloir revenir sur ces explications. Mais étant donné que c’est l’idée directrice de ce Procès qui doit avant tout attribuer à mon client la responsabilité des événements qui ont bouleversé le monde, je voudrais présenter au Tribunal quelques arguments sur ce point. Lorsque nous parcourons les pages de l’Histoire, nous trouvons fort souvent exposé que des hommes se sont unis afin de renverser un souverain impopulaire ou un régime exécré et de s’emparer du pouvoir. Tous ces cas sont, d’après un terme général et superficiel, des « conspirations ». L’Italien Malaparte a, dans son livre paru à Paris : La technique du coup d’État, essayé de présenter les méthodes techniques qui ont été la base des conjurations et des révolutions, de Catilina à Hitler et Mussolini. Par ce seul aperçu, on voit déjà clairement combien il est injuste de désigner toutes ces tentatives sous le terme de conjuration, alors qu’il faudrait arriver avant tout à une définition précise, que l’on puisse concevoir en Droit pénal. En tous les cas, il est certain que l’on ne peut simplement classer sous le terme d’e conspiration, employé par l’Accusation, toutes les conspirations que l’on appelle ainsi communément sans autre forme. Peut-être ce qu’on appelle le « Gunpowder-Plot » était-il un véritable complot, lorsque Guy Fawkes et ses acolytes ont essayé, sous Jacques Ier, de faire sauter le Parlement. Aujourd’hui encore, le peuple anglais fête le 5 novembre avec des feux d’artifice et des feux de joie en brûlant un mannequin de paille en commémoration du crime qui, heureusement, avait pu être évité. Mais on ne peut appeler conspiration toute collaboration ayant un but politique ; l’imprécision du langage a toujours permis c’est particulièrement important et doit être souligné — d’employer dans des luttes politiques le mot de conspiration et de justifier par là, faute de preuves ; suffisantes, l’extermination de l’adversaire politique qui, dans l’Histoire, apparaît peut-être comme le représentant de la meilleure cause.

Etant donné que les Pays-Bas m’intéressent tout particulièrement dans ce Procès, je tiens à apporter deux exemples de leur histoire. L’un nous rappellera la guerre d’indépendance des Pays-Bas contre le roi Philippe Il, que nos deux plus grands écrivains, Goethe dans Egmont, et Schiller dans son Histoire de la révolte de l’Union des Pays-Bas, ont choisi comme sujet. Schiller écrivait, à propos de la mort héroïque des deux vaillants Néerlandais Egmont et Homes : « Les deux comtes étaient reconnus coupables par Sa Majesté offensée, parce qu’ils avaient favorisé et encouragé l’affreuse conspiration du prince d’Orange, avaient pris sous leur protection la noblesse confédérée et avalent mal servi, dans leur lieutenance et autres charges, le roi et l’Eglise. Tous deux devaient être décapités publiquement, leurs têtes devaient être piquées sur des lances et n’en être retirées qu’après ordre formel du duc. Tous leurs biens, fiefs et droits, devaient être attribués au fisc royal. La condamnation fut signée par le duc seul et par le secrétaire Pranz, sans qu’on se fût donné la peine de demander l’approbation des autres conseillers criminels... »

Environ vingt ans plus tard, la direction commune de la République, prise par le conseiller-pensionnaire Johann van Oldenbarneveit comme homme d’Etat, et par Moritz von Nassau Oranien comme général en chef, pendant les dix années bien connues qui allaient de 1588 à 1598, avait donné au jeune Etat néerlandais sa sécurité définitive. Mais l’opposition entre ces deux hommes devait donner lieu à un dénouement tragique. Le conseiller-pensionnaire Oldenbarneveit, qui s’était acquis de grands mérites, fut emprisonné dans ses vieux jours sous l’inculpation d’avoir conspiré, ainsi d’ailleurs que son ami, Hugo Grotius, le père du droit des gens. Tandis que Grotius sauva sa vie en s’enfuyant de la prison dans un coffre de livres, Oldenbarneveit fut décapité parce qu’il avait, aux termes des attendus du jugement, fortement peiné l’Eglise de Dieu. L’unité de l’État était toutefois sauvée. La prédominance de l’Espagne en matière maritime passa à la petite république des Pays-Bas.

Je voudrais citer par ailleurs au procureur français un exemple du reproche parfaitement injustifié de conspiration qui figure dans l’histoire de son pays, la France. Louis XVI fut accusé et reconnu coupable d’avoir conspiré contre le peuple. Ce fut le citoyen de Sèze qui le défendit à la barre de la Convention nationale, le 26 décembre 1792, l’an 1 de la République. Ce fut sans ; doute une des plaidoiries les plus émouvantes qui aient jamais été prononcées, une plaidoirie dans laquelle le défenseur dut s’attaquer en même temps à un autre danger qui tient à toute juridiction répressive d’inspiration politique ou de passion politique, celui d’avoir manqué au principe de droit nullum crimen et nulla posna sine lège. Sans peur et plein de courage, il déclara entre autres : « Là où il n’y a pas de loi qui prescrit et pas de juge qui punit, on n’a pas le droit de se référer à la volonté générale. La volonté générale ne peut juger, comme telle, ni un homme, ni un fait. Mais lorsqu’il n’y a pas de loi qui prescrit, on ne peut pas non plus rendre un jugement, on ne peut pas en venir à une condamnation ». Nous trouvons aujourd’hui encore ce principe du nullum crimen, nulla pœna sine lege fortement ancré dans presque toutes les législations. Nous le trouvons dans le Code pénal allemand et autrichien ; nous le trouvons aussi dans le Droit français à l’article 4 du Code pénal qui dit : « Nulle contravention, nul délit, nul crime, ne peuvent être punis de peines qui n’étaient pas prononcées par la loi avant qu’ils fussent commis ».

Avec raison, l’hebdomadaire américain Time écrivait dans son numéro 22 du 26 novembre 1945, dans un de ses articles : « Quelles que soient les lois que les Alliés essayent d’établir pour les besoins du Procès de Nuremberg, la majeure partie de ces lois n’existait pas encore à l’époque à laquelle les faits ont été commis. Depuis l’époque de Cicéron, les juristes ont condamné une punition ex postfacto  ».

Le fait que ce principe n’a pas perdu sa signification pendant ce Procès mais que, au contraire, il a conservé encore toute son efficacité, résulte — et je me permets de le rappeler à nouveau à M. le procureur français — de ce que la Constitution française, qui a été soumise le 19 avril 1946 à l’Assemblée nationale, constate expressément à l’article 10 du Statut des Droits de l’homme : « La loi n’a aucune force rétroactive. Personne ne peut être condamné et, puni, sauf par une loi promulguée et publiée avant l’action qu’elle entend réprimer. Toute personne inculpée est considérée de prime abord comme étant innocente, jusqu’à ce qu’elle ait été déclarée coupable. Personne ne peut être condamné deux fois pour la même action ». Or, ce qui est un droit de l’homme pour le Français, doit sans doute rester également un droit de l’homme pour l’Allemand.

Ce principe est fortement ancré non seulement dans le Droit des différents pays, mais encore dans le Droit international. Lorsque, après la première guerre mondiale les Alliés demandèrent aux Pays-Bas l’extradition de l’empereur Guillaume II, qui y avait trouvé un droit d’asile, le Gouvernement hollandais refusa l’extradition de l’empereur, en faisant remarquer que « l’article 227 du Traité de Versailles est entré en vigueur le 10 janvier 1920 et ne figure pas sur la liste des actions punissables prévues par les lois des Pays-Bas ou par les traités conclus par les Pays-Bas. Ce nouveau crime n’était pas prévu non plus par la législation pénale des pays qui demandaient l’extradition de l’empereur.

Dans le même sens se sont prononcés aussi A. Morignhac et E. Lemonon : Le droit des gens et la guerre de 1914-1918, tome 2, page 572 :

« Nul ne peut être puni autrement qu’en vertu d’une loi adoptée et publiée au préalable. C’est pourquoi on exige de la Hollande de collaborer à un procès contraire à l’idée même de la justice ».

Lorsqu’en 1935 l’idée de l’analogie pénétra dans le Droit pénal allemand, cette nouveauté fut fortement critiquée dans les milieux juridiques, même en dehors de l’Allemagne. Le deuxième congrès international de Droit comparé, qui eut lieu à La Haye en 1937, formulait une résolution contre l’analogie en Droit pénal. Dans cette résolution, le congrès s’est prononcé en faveur du principe nulla pœna sine lege (voir : Vœux et résolutions du deuxième congrès international de Droit comparé. La Haye, 4-11 août 1937).

Il résulte par conséquent de ce qui vient d’être dit qu’il est inadmissible en Droit d’appliquer dans ce Procès des principes qui manquent de base légale. Le Droit continental ne connaît pas la notion de la conspiration. Le Droit autrichien, qui pourrait entrer en ligne de compte pour mon client au point de vue du statut personnel, ne connaît pas davantage cette notion. On trouve tout au plus de très faibles ressemblances en se référant à la loi sur les explosifs du 27 mai 1885, paragraphe 5, qui déclare déjà punissable le simple fait de se concerter en vue de l’exécution d’un crime à l’aide d’explosifs. L’article 174-Ic du Code pénal qualifie de crime le vol commis par un voleur membre d’une bande qui s’est concertée en vue de l’exécution de vols en commun. Le Droit allemand ne connaît que la responsabilité pénale de l’auteur principal, du complice et de l’aide pour un acte commis par un tiers. La situation est similaire en Droit français et je mentionne brièvement à ce sujet les articles 59, 60, 89 et 265 du Code pénal. Le fait que cette affaire soit peu claire et pour le moins douteuse est reconnu également par A.N. Trainine, le distingué professeur russe de Droit international, dans son livre : La responsabilité pénale des Hitlériens. Il dit à la page 13 :

« Les problèmes du Droit pénal international ont malheureusement été peu étudiés ; il manque une définition théorique claire de la notion fondamentale d’« infraction internationale », et il reste encore à créer un système bien ordonné de ce droit. »

Selon l’Accusation, le but ou les moyens de la conspiration sont des crimes contre la Paix, contre les lois de la guerre et contre l’Humanité. Le professeur Jahrreiss a déjà parlé longuement de la culpabilité des individus qui avaient rompu la paix internationale et il a exposé et approuvé l’état de la science étrangère du Droit international. Mais comme des juristes de langue allemande ont également traité de cette question, je voudrais me permettre une remarque complémentaire.

L’auteur autrichien de Droit international réputé qu’est Alfred von Verdross, a affirmé dans son livre Le Droit international :

« Selon l’opinion actuelle, il n’y a que les États et d’autres communautés juridiques du Droit international qui puissent être auteurs d’une infraction au Droit international, et non pas les individus.

Pour l’individu, il n’y aurait d’obligation du point de vue du Droit international que si le Droit international lui-même liait une situation de fait à une infraction et ordonnait que des mesures soient appliqués directement au fait causé par un seul homme. C’est alors seulement que les hommes qui, selon le Droit en vigueur, ne sont soumis qu’au Droit civil et pénal de leur Etat, seraient exceptionnellement liés d’une façon directe par le Droit international ».

Apres ces courtes explications complémentaires sur les bases juridiques du Procès, j’en viens à l’accusation qui reproche à mon client d’avoir participé comme conspirateur à l’invasion et à la mise sous contrôle de l’Autriche et d’avoir commis, en Pologne et dans les Pays-Bas, des crimes de guerre et des crimes contre l’Humanité.

Le premier acte se passe donc en Autriche, le deuxième dans les Pays-Bas après un court intermède en Pologne.

Au-dessus et à l’est de Berchtesgaden se trouve l’Obersalzberg, à 1.000 mètres d’altitude, couvert des prés et de bois et situé au pied nord du Hohen G611, avec des termes éparpillées et une vue magnifique. Au-dessus de la vieille route se trouve le majestueux Berghof, né en 1936 de la transformation de la maison Wachenfeld. C’est là, et non pas sur le Rhin, ni dans le Teutoburgerwald, ni sur les côtes de la mer du Nord qu’Adolf Hitler se retirait ; lorsqu’il voulait se reposer loin de la Chancellerie du Beich. Derrière l’Hintereck tout proche, cachée par une petite colline, se trouve la maison du Generalfeldmarschall Göring.

Adolf Hitler se tient, songeur, à la large fenêtre de sa maison de campagne, et ses regards glissent par-dessus les prairies et les vallées, vers les montagnes couvertes de neige, illuminées par le soleil couchant. Le pays que protègent ces montagnes, c’est l’Autriche sa patrie. C’est un pays allemand, libre et indépendant, qui n’est pas soumis à sa volonté comme le Reich dont il est devenu le chef absolu. Lorsqu’il écrivait l’œuvre de sa vie dans la forteresse de Landsberg, il disait déjà à la première page de son livre ; « Il faut que l’Autriche allemande retourne à la grande patrie allemande ! » De la profondeur des vallées, les ombres de la nuit montent lentement et ses pensées vont au delà des montagnes vers la vieille ville impériale sur le Danube, vers Vienne, qu’il aime et hait en même temps. C’est la ville de sa jeunesse sans joie, remplie des souvenirs de pauvreté et de misère. Dans son livre Mein Kampf,, il compare cette ville à Munich et il dit de cette dernière : « Munich, c’est une ville allemande ; quelle différence avec Vienne ! La pensée de cette Babylone de races me rendait malade ! » Malgré cela, cette ville reste le but de ses aspirations et cette même ville de Vienne, il l’appelle pendant les journées de mars 1938 une perle qu’il sertira comme il convient à sa beauté. Sur sa table, se trouve un livre : L’histoire des Allemands d’Autriche. Hitler a lut et relu ce livre ; c’est l’histoire de sa patrie et nous voulons, nous aussi, feuilleter un peu de ce livre dans la mesure où le temps nous permet de le faire ici. Nous lisons que l’Autriche a été pendant bien des siècles l’un des plus solides piliers de la vie allemande. Son évolution, son ascension et sa chute forment une partie importante de l’Histoire allemande. L’Autriche était et est encore une partie de l’âme allemande, de la gloire allemande et de la souffrance allemande. L’Autriche a reçu du vieil empire des forces inestimables, mais elle a contribué de son côté, par un apport considérable et précieux, au développement de la culture allemande tout entière.

Ses débuts historiques remontent à l’empereur franc Charlemagne qui créa la première Autriche pour protéger le Reich vers l’Est. Elle fut victime de l’invasion des Magyars. La victoire du roi allemand Otto 1er à Augsburg en 955 marqua l’heure de la résurrection d’une Autriche qui’ restera pendant presque trois siècles le bastion surveillant l’Est, sous la domination de la lignée franconienne des Babenberger. Lorsque le dernier des Babenberger fut tué au cours de la guerre contre la Hongrie, l’Autriche passa à la maison alémanique des Habsbourg qui devait, pendant des siècles, porter la couronne impériale du Saint Empire romain germanique et être, par sa suprématie, le plus puissant bouclier du Reich. La force mystique de l’idée du Reich donna à Frédéric III la foi inébranlable en l’avenir universel de l’Autriche : Austria erit in orbe ultima. Sous Maximillen, Vienne devint le siège principal de l’humanisme. Charles-Quint dépassa l’idée de nation et fut dominé par l’idée de puissance de l’empire du moyen âge. La défense et la libération de Vienne en 1683 furent un exploit allemand d’importance primordiale. Sous les insignes de la suzeraineté du roi d’Allemagne, catholiques et protestants, fils de toutes les tribus allemandes, combattirent pour sauver la capitale du christianisme. Au XVIIIe siècle, le conflit entre les Etats territoriaux et le Reich, entre les seigneurs et l’idée du Reich, fit ressortir le dualisme allemand qui devint dès lors tragique pour le Reich et pour l’Autriche !. L’Autriche et la Prusse, Marie-Thérèse et Frédéric Le Grand. La grande impératrice et le grand roi. Ce conflit des deux puissances mit fin au Saint Empire romain germanique en 1806.

Le Reich périt, mais l’idée du Reich vécut. En 1813, Prussiens et Autrichiens combattirent côte à côte à Leipzig, sous la conduite de Schwarzenberg, Scharnhorst, Gneisenau et Blücher, pour se débarrasser du joug du tyran corse. Le 11 janvier 1849, les députés de toutes les provinces allemandes se réunirent à Francfort-sur-le-Main en assemblée nationale constituante. Le député autrichien, l’ingénieur des mines Karl Wagner, de Styrie, prononça ces paroles mémorables : « Laissez une brèche pour que nous puissions entrer, nous viendrons, malheureusement peut-être plus tous.. Nous autres, Allemands d’Autriche, nous viendrons. Comment ? Et quand ? Qui saurait le dire ? Qui sait lire dans le livre de l’avenir ? Mais nous viendrons ; ! »

L’année précédente, le poète Ludwig Uhland avait prononcé comme député ces paroles mémorables dans l’église Saint-Paul où les représentants de toutes les nations et de tous les États allemands s’étaient réunis : « L’Autriche peut servir de phare pour l’Est ; elle a cependant une mission plus proche, plus, haute : être l’artère au cœur de l’Allemagne ».

Mais sur les champs de bataille de Königgrätz, en 1866, une communauté qui existait depuis mille ans entre l’Autriche et l’Allemagne fut anéantie, et l’Autriche fut obligée de se retirer de l’union allemande.

Dans le Reich aussi on reconnut combien la solution que Bismarck donna au problème allemand en excluant de force l’Autriche de l’union des État allemands était peu satisfaisante, et Paul de Lagarde écrivit : « Mais malgré cela, 1866 et le Reich allemand sont un épisode. Nikolsburg ne peut séparer ce dont la géographie et l’Histoire veulent faire un ensemble, même si cet ensemble n’est pas destiné à rester longtemps uni ».

Une fois encore, avant la chute définitive de l’aigle à deux têtes des Habsbourg, Allemands et Autrichiens se battirent côte à côte en 1914-1918, avec la fidélité des Nibelungen, pour la liberté de la patrie.

Une Histoire commune de presque mille ans, mais avant tout une langue et des origines communes, des coutumes identiques et des formes de vie semblables, réalisant une communauté très étroite et même l’unité dans le domaine tout entier de la culture intellectuelle, de l’activité littéraire et de la recherche scientifique.

Si l’Autrichien montre ici une structure spéciale, c’est avant tout parce qu’il a, dans le domaine de la poésie et de la musique, dépassé ou du moins égalé les créations des autres groupes ethniques allemands. On peut aussi faire ressortir que l’étroite communauté de vie de plusieurs siècles avec les autres nations destine l’Autrichien à réduire les oppositions et à aplanir les contradictions. Le plaisir que lui procurent le sentiment et la couleur, son sens du côté extérieur de la vie, le désignent peut-être tout particulièrement pour cela. Le cadre étroit du Procès impose des limites justifiées à la description détaillée de la vie culturelle commune. Je me contente de citer les noms : ceux qui ont chanté les Nibelungen, les ménestrels, Walther von der Vogelweide, Ulrich von Lichtenstein et Oswald von Wolken-stein. Les humanistes Aeneas Sylvius et Konrad Celtis, l’orientaliste Hammer-Purgstall, le poète des chansons de soldats von Collin, le dramaturge classique Franz Grillparzer, les poètes précédant la révolution Ralmund et Nestroy, Stifter et Bauernfeld, les poètes de la terre natale Steizhammer et Rosegger et enfin, Rainer Maria Rilke, Franz Werfel, Anton Wildgans et Hermann Bahr. Dans le domaine magique de la musique, je trouve une foule de noms brillants : Mozart, Haydn et Schubert, les rois de la valse Lanner et Strauss, le compositeur de symphonies Anton Bruckner. Tous étaient Autrichiens !

Mais n’est-ce pas le symbole de l’unité intellectuelle que Beethoven et Brahms aient, comme Hebbel poète du nord de l’Allemagne, fait de Vienne l’artiste, le foyer de leur activité créatrice ? Il n’y a pas de musique allemande sans l’Autriche. Mais ce n’est pas seulement dans le domaine de l’art, mais aussi dans le domaine de la science et de la technique, que l’Autriche contribua fièrement à la vie culturelle du peuple allemand.

Mais revenons à l’Obersalzberg. Si Hitler, ce psychopathe démoniaque, aimait sa patrie d’un amour de prétendant repoussé, l’amour de Göring était de tout autre nature. Lui aussi aimait à regarder vers la proche Autriche. Il y avait passé sa jeunesse, elle n’y avait pas été sans joie, ni vide ! Dans le pays de Salzbourg, avec sa vieille ville épiscopale, ses lacs et ses montagnes, Hermann Göring a appris à connaître le caractère autrichien, à aimer le peuple et le pays. Quelle joie pour ce hardi chasseur qui est devenu un hardi aviateur, lorsqu’il a vu sur les éboulis rocheux le premier chamois au centre des réticules de sa lunette de tir ! Lorsqu’il fut grièvement blessé le 9 novembre 1923 par une rafale de mitrailleuse, sur la place de l’Odéon à Munich, des amis fidèles accompagnés de sa femme Karin, qui était elle-même gravement malade, le transportèrent dans les montagnes libres du Tyrol autrichien par les sentiers isolés, suivis des rabatteurs. Plus tard, un grand bas-relief orna le hall de Karinhall : l’Autriche y taisait partie de la carte d’Allemagne, sans frontières, bien avant l’Anschluss. Mais Hermann Göring était aussi le chef du Plan de quatre ans et savait que l’Autriche n’était pas seulement belle et comblée d’honneurs, mais qu’elle possédait aussi l’Erzberg où il y avait du minerai de fer et de l’acier pour couler des canons ; il connaissait les riches forêts de l’Autriche où il y avait du bols pour la cellulose, pour les constructions navales et pour l’armement. Il n’ignorait pas que l’Autriche possédait les plus importants gisements de bauxite et de magnésite du monde et les riches nappes souterraines de pétrole de Zistersdorf. C’est la raison du plus tort qui prévaut ! Si l’Allemagne voulait de nouveau dire son mot dans le monde, il lui fallait une armée forte et une flotte puissante. C’est pour cela aussi qu’il aimait l’Autriche : Hermann Göring n’a d’ailleurs jamais caché ces sentiments et les a exprimés clairement et à plusieurs reprises aux diplomates des grandes Puissances. Il a, par exemple, déclaré ouvertement à lord Halifax que l’un des éléments de la politique allemande consistait, quel que soit le gouvernement du moment, à provoquer une occasion pour réunir les deux peuples apparentés par leur origine et leur sang purement allemand. Il a aussi déclaré comme témoin devant ce Tribunal, avec une franchise humaine, que, lorsque le problème de l’Anschluss entra dans sa phase aiguë, il avait saisi cette possibilité si longtemps attendue de trouver une solution définitive, et qu’il assumait l’entière responsabilité de ce qui s’était passé à l’époque. C’est pourquoi on peut ajouter foi à sa déclaration lorsqu’il dit qu’il aurait tout fait pour que le rattachement de l’Autriche n’ébranlât pas la Paix.

LE PRÉSIDENT

Je crois que nous pouvons prendre connaissance de l’histoire de l’Autriche sans que vous en parliez dans votre plaidoirie. Les vingt dernières pages que vous venez de lire ont été consacrées à cette histoire de l’Autriche.

Dr STEINBAUER

Monsieur le Président, pardonnez-moi, mais je considère comme nécessaire d’exposer la situation de l’Autriche d’où mon client est originaire. J’en ai terminé et passe maintenant aux faits.

La volonté commune des deux chefs du IIIe Reich d’incorporer l’Autriche au bon moment, voilà la clé du problème de l’Anschluss ! Point n’est besoin pour cela d’une conspiration ; ceux qui y participèrent n’étaient que des pions sur l’échiquier des deux hommes, des figurants sur le théâtre du monde ! Mais revenons à l’Autriche.

Ce n’est que si nous connaissons l’histoire de ce pays de 1918 à 1938, que nous pourrons juger équitablement le rôle de l’accusé dans cette question.

Au cours de l’exposé des preuves, j’ai déjà attiré l’attention sur le fait qu’à mon avis trois raisons ont amené l’Anschluss, et j’ai déjà essayé de le confirmer par les documents que j’ai soumis et auxquels je me réfère : 1. La détresse économique ; 2. La désunion des partis démocratiques née de ce fait, et 3. L’attitude des grandes puissances vis-à-vis de l’Autriche, particulièrement pendant les jours critiques de mars 1938.

Le Dr Karl Renner, Président fédéral de la république d’Autriche, qui jouit de la confiance des quatre Puissances d’occupation et que tout le peuple autrichien respecte parce qu’il a repris en mains pour la deuxième fois, à une époque de grande détresse, le gouvernail du vaisseau de l’État, a exposé très exactement l’histoire de l’Anschluss dans un mémorandum, daté de 1945 :

« La raison politique pour laquelle l’idée de l’Anschluss a atteint presque toute l’Autriche sans exception à la fin de la première guerre mondiale, est à attribuer aux puissances victorieuses qui proclamaient sans cesse qu’on s’était battu pour « le droit des « peuples à disposer d’eux-mêmes »,

que chaque nation avait le droit de posséder sa propre forme nationale et unie, et que la paix réaliserait cette exigence...

« Mais cette raison politique n’était pas décisive auprès des masses. L’Autriche est un pays montagneux avec trop peu de terre arable, un pays de structure économique unilatérale ; sa capitale héberge à elle seule un tiers de la population, son industrie nourrit une grande partie de celle-ci, rien que par le fait qu’elle travaille pour ses voisins et qu’elle reçoit de ceux-ci des matières premières et du pain. La brusque séparation de parties très agricoles de l’ancien territoire à unité douanière, de la monarchie danubienne, les mesures exagérées de protection douanière des États successeurs en 1918, enlevèrent au pays ses sources de ravitaillement en même temps que ses débouchés. La crainte de ne pouvoir se nourrir par ses propres moyens et de ne pouvoir trouver de travail chez soi, la réduction soudaine du marché du travail, furent les raisons pour lesquelles l’Anschluss apparut à presque tout le monde, en 1918, comme la seule issue : imaginable. Il pouvait d’autant moins être question de chauvinisme national chez la classe ouvrière autrichienne, que celle-ci est originaire dans de grandes proportions de parents non-allemands et qu’elle avait à peine perdu ses rapports avec son pays d’origine. Devant les ouvriers de toutes les branches se dressait menaçante, l’écrasante concurrence des industries allemande et tchécoslovaque à laquelle le petit pays, entièrement coupé de la mer, pauvre en matières premières, craignait de ne pouvoir résister. Comprendre cette situation économique, c’est comprendre le mouvement en faveur de l’Anschluss et discerner pourquoi l’annonce glorieuse de Hitler d’avoir éliminé le chômage devait faire une si profonde impression sur les milieux ouvriers autrichiens, de sorte que la volonté de se défendre contre l’annexion a été bien minime au début. »

J’ai devant mol des statistiques économiques datant de l’année 1938. J’en cite quelques chiffres. Ils sont éloquents : Population ............ Reich 68.150.000 Autriche 6.710.000

Superficie en Km2.......... 470.714 83.868

Mouvement de la population 1936 plus 7,2 moins 0,1

pour mille habitants

Chômeurs 1934 ........... 2.353.000 363.000

Chômeurs 1937 ........... 573.000 319.000

Commerce extérieur autrichien en 1937.

Exportations : vers l’Allemagne ........... 179,8 millions.

— l’Italie ............. 172,6 —

— la Hongrie...... 111,2 —

— la Tchécoslovaquie 87,5 —

La Cour permanente internationale de La Haye déclara, par sa décision du 5 septembre 1931, par huit voix contre sept, que l’union douanière projetée entre l’Allemagne et, l’Autriche était inconciliable avec le Protocole de Genève du 4 octobre 1922. C’était un essai officiel des gouvernements d’arriver à des rapports mutuels plus étroits, au point de vue du Droit public, avec l’approbation des Puissances victorieuses. Il échoua. Dans les têtes des fanatiques du rattachement, la conviction ne devait-elle pas s’éveiller d’atteindre ce but national suprême par leurs propres moyens ?

Une année plus tard, le passif du commerce extérieur autrichien atteignit 613.000.000 de Schilling. Le Dr Dollfuss obtint le 15 juillet 1932 un emprunt à Lausanne, à la condition die renvoyer à dix ans la question du rattachement. La ratification eut lieu au cours de la séance du Conseil national, le 30 août 1932, par 82 voix contre 80. Le social-démocrate Körner, qui est aujourd’hui maire de Vienne, avait élevé au sein du Conseil fédéral une objection contre cette loi, en vue d’une communauté plus étroite avec le Reich. L’année suivante, Hitler arriva au pouvoir. Les sociaux-démocrates virent dans le Reich leur parti dissous et les syndicats écrasés, ils virent l’incendie du Reichstag et le début die la persécution des Juifs ; et leurs chefs se détournèrent du rattachement. Les milieux catholiques qui, par le rattachement, voulaient renforcer l’élément catholique dans le Reich, se détournèrent eux aussi en raison des débuts de persécution contre l’Église dans le Reich, et ce ne furent plus que les nationaux-socialistes, dont le nombre avait décuplé en peu de temps, qui défendirent l’idée du rattachement. Le Dr Dollfuss ayant éliminé le Parlement et, par là, l’accès au pouvoir au moyen du bulletin de vote, les nationaux-socialistes conduits par l’inspecteur régional Théo Habicht aspirèrent, par tous les moyens, au pouvoir dans l’État. On en arriva aux événements sanglants de l’année 1934. Le Dr Dollfuss meurt assassiné et son successeur, le Dr Schuschnigg, cherche à remettre en ordre le système profondément ébranlé de l’État. Les socialistes boudent à cause des événements de février 1934 et se tiennent à l’écart. Au point de vue de la politique extérieure, la situation change aussi. En 1934, l’Italie se trouvait encore aux côtés de l’Autriche et Mussolini massait de façon menaçante pour le Nord, ses divisions au Brenner. Or, l’aventure éthiopienne force l’Italie à se mettre aux côtés de Hitler. L’Autriche est obligée de suivre ce changement de direction et conclut, dans le but d’améliorer la situation économique, l’accord du 11 juillet 1936. Par cet accord, l’Allemagne reconnaît l’indépendance de l’Autriche et cesse la guerre économique. Mais le prix en est un certain nombre de mesures qui donnent un regain de force aux nationaux-socialistes en Autriche. Afin d’élargir la base étroite sur laquelle reposait son Gouvernement et amener une véritable pacification, le chancelier Schuschnigg déclare vouloir appeler les prétendus nationaux à collaborer avec lui. Parmi ces hommes se trouve l’accusé qui deviendra, en 1937, conseiller d’Etat autrichien. Comme on l’a déjà dit, son programme politique était constitué par l’idée du rattachement ; il ne s’en est d’ailleurs jamais caché. Il provient aussi, chose qu’il ne faut par perdre de vue, des rangs de l’opposition nationale. Le rattachement de l’Autriche n’a fait que le rapprocher du national-socialisme, et il semble inutile d’entamer de longues recherches pour savoir à quelle date il est devenu réellement membre du Parti. Parmi les documents confisqués lors de son arrestation, se trouvait également sa carte de membre : elle portait un chiffre dépassant 7.000.000. Les renseignements concernant son appartenance au Parti sont confirmés par deux témoins : le Gauleiter Rainer et Ulberreither. Lorsque le nouveau conseiller d’État va plus tard se présenter à Berlin à Hess, délégué du Führer, celui-là est très poli mais distant, et regrette que Seyss-Inquart ne soit pas un combattant de la première heure !

La tâche du Dr Seyss-Inquart consiste à surveiller l’exécution de l’accord de juillet et à servir de médiateur entre le Gouvernement autrichien d’une part, les sphères nationales ainsi que le Reich d’autre part. Cette tâche était pénible et ingrate, car les sphères patriotiques ne pouvaient oublier la terreur semée par les nationaux-socialistes au temps de Dollfuss. Les nationaux-socialistes, dont le chef était alors le capitaine Leopold, étaient mécontents de la méthode employée au Gouvernement par le représentant nationaliste Seyss-Inquart. Constamment, des différends surgissaient entre les deux hommes ; ils allèrent si loin que Seyss-Inquart voulut abandonner sa mission d’en arriver à une entente. Pour abréger, je renvoie à ce sujet aux documents 44, lettre du secrétaire d’Etat Keppler au général Bodenschatz, 45, télégramme de Göring à Keppler, et 46 (USA-704), de mon livre de documents. A tout moment, des violations de l’accord de juillet avaient lieu, et la Police autrichienne trouva un plan de coup d’État — connu sous le nom de plan Tays — qui visait à obtenir par la force un changement de gouvernement. Le ministre Guido Zernatto a témoigné que l’accusé s’était écarté de toutes ces aspirations. On en arriva à la conférence du 12 février 1938 à l’Obersalzberg. Le déroulement de cet entretien est connu. Le fait que l’accusé se soit entretenu, la veille de la conférence, non seulement avec Zernatto, représentant et confident du chancelier, dans le Gouvernement, mais aussi avec les chefs nationalistes, se comprend si l’on se représente le rôle de conciliateur toujours ouvertement déclaré de l’accusé. Celui-ci devait aussi connaître les exigences de l’opposition, si l’entrevue des deux hommes d’État à Berchtesgaden devait apporter un aplanissement des différends. Par contre, on ne peut accabler l’accusé d’avoir mené double jeu dans le cadre d’une conspiration, parce que le parti national-socialiste cherchait à exploiter à son avantage la connaissance de la situation et agissait, par l’envoi de Mühlmann, plus rapidement que le Chancelier Schuschnigg qui ne se doutait de rien. Là aussi, il faut renvoyer au témoignage du ministre Zematto, mort en émigration, qui montre qu’il avait ; l’impression certaine que Seyss-Inquart n’avait pas encore connaissance des accords conclus à l’Obersalzberg. Sur la base de cette entente, Seyss-Inquart devint ministre de l’Intérieur et de la Sûreté. Comme tel, il alla à Berlin afin de rendre une visite officielle au chef d’État du Reich, et de lui développer à cette occasion son programme politique concernant les relations mutuelles des deux États. Ce programme est connu du Tribunal par la note de conférence, document n° 61, qui lui a été soumise. La version que l’accusé, au cours de sa déposition, a donnée de cet entretien, semble entièrement digne de foi. Apparemment et pour des causes de différentes natures, Hitler n’était pas encore décidé à opérer le rattachement de l’Autriche. A ce sujet, je renvoie à la déposition de l’accusé Göring qui, interrogé le 14 mars comme témoin, déclara :

« Je n’étais pas présent à Berchtesgaden et je n’approuvais pas cet accord parce que j’étais contre toute mesure prolongeant cet état d’indécision. »

Par l’accord de Berchtesgaden, l’activité et la propagande étaient permises aux nazis dans une certaine mesure. Les 2.000 membres du Parti, libérés de prison par suite de l’amnistie, et les ; membres qui étaient pour partie de retour du Reich, agirent spécialement d’une manière accrue dans les provinces fédérales pour un accroissement rapide du Parti. Ils utilisèrent particulièrement le discours de Hitler au Reichstag, le 20 février, pour des démonstrations dirigées contre la sûreté de l’État, dans le but d’arriver au plus tôt au pouvoir dans l’État. Non seulement Schuschnigg, mais les larges masses ouvrières aussi reconnurent alors la gravité de la situation. Le danger menaçant fit oublier les différends du passé et des négociations entre Schuschnigg et les chefs ouvriers socialistes, ainsi qu’avec les syndicats chrétiens, parurent donner les garanties nécessaires pour la création d’un fond commun de défense de toutes les forces démocratiques contre l’attaque imminente du nazisme. Une action rapide s’avéra nécessaire et Schuschnigg annonça son référendum populaire. Tout le pays se réveilla de sa léthargie. Ses ouvriers et ses paysans furent appelés à la défense et, sous la conduite de Zernatto, on prit rapidement les mesures préparatoires pour les élections’ dans les usines et jusque dans les vallées les plus reculées. Il était clair que cette tentative du Chancelier Schuschnigg de donner au dernier moment un coup de barre et de changer la direction devait susciter non seulement l’opposition ides nationaux-socialistes autrichiens, mais aussi celle de ceux du Reich, Hitler fulmina et Mussolini n’eut malheureusement que trop raison lorsqu’il mit Schuschnigg en garde ;de procéder à des élections, en lui disant qu’elles seraient la bombe qui exploserait entre ses propres mains.

Et maintenant, revenons à l’accusé. Il était non seulement membre du Gouvernement, mais encore homme de confiance ’de l’opposition nationaliste et garant, vis-à-vis du Reich, de l’application des accords conclus à Berchtesgaden. Quand le Ministère Public lui reproche d’avoir engagé sa parole d’honneur devant Schuschnigg sur la question du vote et de n’avoir pas tenu cette parole, il se trompe. On pourrait faire allusion, à ce sujet, au discours prononcé le 11 mars 1942 par le Gauleiter Rainer devant les membres du Parti de Berlin. A la page 12 de ce document PS-4005, on lit que la secrétaire de Zematto était en secret membre du Parti nazi et a livré au Parti le plan de vote, aussitôt qu’elle en a eu connaissance. Rainer dit que tout ce plan était déjà connu à 11 h. 30 au cours de cette ’même soirée.

LE PRÉSIDENT

Nous allons suspendre l’audience.

(L’audience est suspendue.)
Dr STEINBAUER

La protestation qu’au nom des nationaux Seyss-Inquart a élevée devant le Chancelier contre ce plébiscite, était, du point de vue juridique formel, absolument légitime. Sans parler du fait que la brièveté du délai ne permettait aucune des garanties nécessaires à un vote régulier, ce vote était en lui-même constitutionnellement sans fondement. L’article 65 de la Constitution autrichienne du 1er mai 1934 fixe avec précision les conditions d’une consultation populaire. En annonçant les élections, le Dr Schuschnigg s’appuie aussi sur l’article 93 de la Constitution, qui stipule d’une façon générale que le « Chancelier fédéral fixe les tendances de la politique ». L’organisation du vote était l’œuvre du Front national, c’est-à-dire de l’organisation politique. Le déroulement ultérieur des événements est connu, principalement les événements du 11 mars 1938. Le reproche principal de conspiration consiste ici dans le fait que Seyss-Inquart a provoqué l’entrée des troupes allemandes en Autriche, par un télégramme qui prétendait l’existence de troubles. Nous trouvons ce mensonge historique, qui a fait surnommer l’accusé le « Judas d’Autriche » dans la plupart des récits de l’Anschluss. Nous le rencontrons par exemple dans Axis rule in occupied Europe, page 109, de Raphaël Lemkin. Nous le rencontrons surtout dans l’exposé introductif du Procureur Général américain Jackson, bien que la présentation des conversations téléphoniques de Göring (PS-2449), en liaison avec le témoignage de Göring, ait prouvé sans contestation possible que ce télégramme n’était jamais parti et avait été dicté à une tierce personne à une époque où les troupes allemandes avaient déjà reçu l’ordre de franchir la frontière. Ces conversations téléphoniques de Göring constituent donc un document historique de la plus grande importance. Le discours de Rainer en Carinthie et son témoignage devant le Tribunal contredisent aussi l’accusation sur la participation de Seyss-Inquart à la prise de pouvoir. D’après le document PS-4005, c’est Globocznik qui a abusé du téléphone de la chancellerie fédérale pour alarmer les pays de la Confédération autrichienne.

Désigné pour le poste de Chancelier d’Autriche par le départ forcé de Schuschnigg, l’accusé forme son ministère, invite les ministres à prendre leurs fonctions, et reconduit chez lui, dans sa propre voiture, le chef du Gouvernement sortant. Lorsque, finalement, on sait par les témoignages de Stuckart et de Glaises Horstenau dans quelles circonstances le décret d’annexion a été pris, on peut dire que Zernatto avait raison d’écriée alors que l’Autriche avait été conquise, à son avis, malgré Seyss-Inquart et son Gouvernement (document n° 63). Pour qui regarde sans passion l’ensemble des événements de mars 1938 relatifs à l’Anschluss et en particulier le rôle de l’accusé, on ne peut qu’arriver à la conclusion que l’on ne peut parler de plan de conspiration soigneusement préparé, ni de perpétration concertée d’un crime. En ce qui concerne l’Autriche, c’est l’anglais Geyde qui a raison lorsqu’il dit qu’avec l’entrée des troupes, le rideau est tombé sur la tragédie de l’Autriche. Il devait se lever bientôt de nouveau sur un autre drame : « Le martyre de l’Autriche ».

Le 15 mars 1938, Adolf Hitler vint à Vienne. Nous avons vu dans cette salle d’audience le film retraçant son accueil. Avec une émotion contenue, l’accusé s’adressa à lui en ces termes : « Nous sommes parvenus au but où tendaient des siècles d’Histoire allemande, pour lequel sont morts des millions d’Allemands et des meilleurs, au dernier enjeu d’une lutte acharnée, à la dernière consolation des heures les plus amères. La marche de l’Est est de nouveau dans le sein de la mère patrie. Le Reich est rétabli. Le Reich de tous les Allemands est né. »

Seyss-Inquart exprimait là ses idées politiques qui étaient et restèrent celles de ses collaborateurs. Joseph Goebbels accompagna le Führer et fit marcher à pleins tours la gigantesque machine de propagande. Les réunions se succédèrent. De grandes fêtes eurent lieu. Dans tout le pays, il n’y avait pas une maison qui ne fut décorée. Le chef des ouvriers socialistes déclara : « Je vote oui » et les évêques parlèrent de l’accomplissement d’un devoir national : Rends à Dieu ce qui appartient à Dieu et à César ce qui appartient à César ». Tous devaient être déçus, car Himmler accompagnait aussi Goebbels avec sa Gestapo et ses SS. Déjà dans la nuit du 12 au 13 mars de nombreuses arrestations étaient opérées à Vienne. Elles atteignaient les membres des anciennes formations militaires, ainsi que les chefs importants du Schutzbundes socialiste, les Juifs qui avaient un rôle politique ou une fonction publique, les communistes et les monarchistes, les prêtres et les francs-maçons, et même les dirigeants du mouvement scout et des organisations de jeunesse autrichiennes. Dans la seule ville de Vienne, plus de 76.000 arrestations furent opérées. Le 2 avril 1938, le premier convoi pour. Dachau quittait déjà la gare de l’Ouest, emmenant 165 anciens fonctionnaires, dont le chancelier actuel Figl, le ministre de l’enseignement Hurdes et le ministre de la Justice, le Dr. Gerö. Le 21 mai suivait un deuxième convoi, à la fin de mai un troisième et ainsi de suite. Régulièrement, tous les huit jours, des convois partaient pour Dachau, Buchenwald et Sachsenhausen. Le 10 mai 1946, le tribunal populaire de Vienne a condamné à mort Anton Brunner qui avait envoyé dans les camps d’extermination de Theresienstadt, Auschwitz, Minsk et Riga, 49.000 êtres humains, Juifs pour la plupart.

Et l’accusé ? On lui enleva toute influence. Ce fut le vainqueur de la bataille électorale de la Sarre, Joseph Bürckel, qui, nanti de pouvoirs dictatoriaux, reçut le poste de Commissaire du Reich pour l’incorporation de l’Autriche au Reich. Les pouvoirs de l’accusé étaient à peine plus importants que ceux d’un Oberpräsident, c’est-à-dire d’une autorité administrative de deuxième plan. Il avait directement devant lui Bürckel qui, sous prétexte de coordination technique, intervenait partout et revendiquait tout pour lui, en particulier les questions religieuses et juives, ce qui est prouvé par les documents 67, 70, 91. L’accusé s’opposa aux méthodes de Bürckel. Il a même élevé une protestation auprès de Hitler contre l’action de Bürckel à Gratz, le 8 avril 1938. Nous le savons aussi par les témoignages de Neubacher, Schirach et Streicher et aussi par les documents présentés par la Défense. Mais Bürckel, que Churchill a désigné dans son livre Step by Step comme le « Gouverneur » de Vienne est resté le plus fort et l’incommodant solliciteur Seyss-Inquart a été envoyé comme commissaire de province en Pologne du Sud. Ce seul traitement, infligé par ses prétendus camarades de la conjuration, démontre déjà trop nettement que Seyss-Inquart, guidé par son enthousiasme en faveur de l’Anschluss, ne pouvait pas être un conspirateur. Ce n’était pas un dirigeant, mais un dirigé ou d’après mon avis, plus exactement un mal dirigé, peut-être aussi un outil docile dans la main des deux grands hommes du mouvement, Hitler et Göring, mais uniquement pour son idéal politique, l’Anschluss, sans aucune intention de guerre d’agression.

Il est certain qu’il y eut après l’Anschluss un développement économique. C’était en partie le faux développement dû au réarmement. Mais les événements démontrèrent qu’il ne s’était pas réalisé, ce rattachement, tel que se l’étaient représenté les partisans, enthousiastes de l’Anschluss en Autriche, surtout quand la guerre donna motif et prétexte de la manière la plus dure à la poursuite de l’unification et à la répression de toute autre opinion ou critique. L’Autriche ne cessa pas d’espérer en sa libération et de lutter pour elle. Il y eut beaucoup de douleur et beaucoup de morts. 6.000 personnes furent exécutées en Autriche. Le seul tribunal de Vienne condamna 1.200 personnes à être guillotinées, dont 800 uniquement en raison de leurs opinions anti-nazies. Dans les derniers jours de la guerre, les’ plus beaux monuments de Vienne s’abattirent et la cathédrale Saint-Etienne, un des monuments les plus nobles de l’art gothique allemand, fut la proie des flammes. C’est ainsi que s’accomplit la promesse que Hitler avait faite le 15 mars 1938 :

« La perle a l’écrin que sa beauté mérite ».

L’idée de l’Anschluss, c’est-à-dire le désir d’amener l’unité nationale d’un peuple, n’était pas un crime ; mais ce qui a été criminel, ce fut l’introduction d’un système qui ensevelit probablement pour toujours sa réalisation. Ce n’est certainement pas cela que l’accusé voulait.

En terminant mes explications sur la question autrichienne, je passe maintenant à l’examen rapide de la question, en ce qui concerne l’accusé Seyss-Inquart, de ce qu’il faut dire au point de vue juridique au sujet de l’accusation formulée contre mon client.

Pour établir sa responsabilité juridique, je résumerai brièvement maintenant son comportement. Prenons d’abord son activité politique :

1. Après l’accord du 11 juillet 1936, le Chancelier fédéral, le Dr Schuschnigg, s’est adjoint la collaboration de l’accusé Seyss-Inquart à titre de représentant de l’opposition nationale et non de partisan politique, comme c’était, par exemple, le cas du témoin Guido Schmidt.

2. Seyss-Inquart a toujours déclaré — la première fois en juillet 1934, au Dr Dollfuss — que l’opposition nationale ne se composait plus que de nationaux-socialistes qui suivaient uniquement la volonté de Hitler et n’agiraient en aucun cas contre cette volonté.

3. Seyss-Inquart a déclaré être un national-socialiste ; il a donc toujours défendu les intérêts des nationaux-socialistes autrichiens.

Ce fait n’est pas seulement confirmé par le témoin Skubl, mais aussi par les garants que j’ai déjà cités.

4. Afin d’éviter tout conflit militaire ou international, Seyss-Inquart a poursuivi le but de la participation des nationaux-socialistes autrichiens, indépendants du Parti du Reich, à la collaboration étroite entre l’Autriche et l’Allemagne.

5. Seyss-Inquart a déclaré que ce but ne pouvait être atteint que si Hitler était d’accord et indiquait expressément cette politique aux nationaux-socialistes. C’est cela qu’il voulait obtenir.

6. Les efforts de Seyss-Inquart ont atteint leur point culminant dans son entretien avec Hitler, le 7 février 1938. Quoique ministre, pour ainsi dire par la grâce de Hitler, il a défendu son programme autrichien. C’est là qu’est l’erreur de Seyss-Inquart. Il supposait que Hitler et Berlin feraient de la politique, c’est-à-dire, pour parler comme Bismarck, exerceraient l’art du possible. Mais Berlin ne voulait pas faire de politique. C’est devant ce fait que la politique de Seyss-Inquart s’est effondrée, le 11 mars. Cette erreur est-elle punissable ? D’autant plus que les’ chefs d’État autrichiens voulaient suivre le même chemin de l’entente et que le Dr Schuschnigg le laissa agir au su de son programme ? Devant cette attitude de principe de l’accusé jusqu’en mars 1938, les détails de son comportement politique et tactique sont d’une importance secondaire.

Passons maintenant à l’activité de l’accusé, en sa qualité de ministre de l’Intérieur et de la Sûreté.

7. On ne peut trouver de traces d’une influence nazie quelconque sur le pouvoir exécutif autrichien. Le témoin Skubl l’a confirmé avec une clarté qui ne peut être dépassée. Seyss-Inquart a interdit à la Police toute attitude politique (document 51) ; il a interdit les manifestations nationales-socialistes (document 59) ; il a évité de tels incidents (document 59) ; il a rappelé les nazis autrichiens au respect de la légalité (document 52).

8. Le 11 mars 1938, Seyss-Inquart a rempli ses obligations d’agent de liaison, conformément à l’accord de Berchtesgaden. Avec Glaise-Horstenau, il a fait au Dr Schuschnigg, dans la matinée du 11 mars, un exposé absolument clair de la situation. Il attira, en particulier, l’attention sur la menace de manifestations nationales-socialistes et sur la possibilité d’une invasion allemande. Dans l’après-midi, il a transmis les exigences de Göring à Schuschnigg ainsi que les réponses de ce dernier à celui-là.

9. Seyss-Inquart s’est retiré après l’offre de démission du Dr Schuschnigg. Il n’a, en aucune façon, cédé à la demande de Göring de réaliser la transmission de la Chancellerie fédérale ou de prendre le pouvoir. Les ultimatums portant sur la menace d’invasion du Reich ont été, comme l’on sait, transmis par le conseiller d’ambassade von Stein et par le général von Muff, à la pression desquels le Président Miklas finit par céder. Cela résulte des déclarations du Président Miklas (PS-3697), et des témoins Rainer et Schmidt.

10. Ce n’est qu’après le discours d’adieux du Dr Schuschnigg que Seyss-Inquart a lancé un appel officiel en faveur du maintien de l’ordre. Il ne se présentait pas comme gouvernement provisoire, mais de bonne foi comme ministre de l’Intérieur et de la Sûreté, comme le témoin Schmidt l’a confirmé. L’ordre de n’opposer aucune résistance aux troupes allemandes lui avait été dicté par le discours d’adieux du Dr Schuschnigg.

11. Seyss-Inquart a cherché, aussi longtemps que possible, à sauvegarder l’indépendance de l’Autriche et cela résulte, pour préciser : des conversations téléphoniques avec Göring (document 58) ; des raisons qu’il a données à la proposition faite à Guido Schmidt d’entrer dans son ministère comme ministre des Affaires étrangères, ainsi que le témoin Schmidt le confirme ; des explications du témoin Skubl ; du refus du télégramme demandé (document 58) ; de la demande adressée à Hitler de ne pas envahir l’Autriche, ainsi que Göring le confirme ; de la demande adressée à Hitler de faire entrer aussi des troupes autrichiennes dans le Reich.

12. Le 13 mars 1938, la loi sur l’Anschluss a été promulguée conformément à l’article III de la Constitution autrichienne du 1er mai 1934. La situation psychologique était la même pour Seyss-Inquart que pour tous les Autrichiens qui avaient voté au scrutin secret avec 4.381.070 « oui » en faveur de l’Anschluss, contre environ 15.000 « non ».

On reproche entre autres choses à Seyss-Inquart d’avoir d’abord utilisé ses différentes situations et son influence personnelle pour favoriser la conquête, l’incorporation et le contrôle de l’Autriche par les conspirateurs nazis. Par ailleurs, comme éléments essentiels de son intention criminelle au sens de l’Accusation, il aurait pris part aux plans politiques et aux préparatifs des conspirateurs nazis en vue de guerres d’agression et de guerres en violation des assurances, traités et accords internationaux. Voyons le premier point. A propos de ce premier reproche, j’attire votre attention sur l’aperçu général que j’ai déjà donné et je puis me limiter à ce sujet aux courtes considérations qui suivent : aucune peine n’a jamais été prévue pour l’incorporation de l’Autriche dans le Reich allemand, en tant que but politique, et ce n’est que dans cette fin que l’accusé a agi. L’Accusation dépasse ici, comme du reste sur d’autres points encore, le cadre du Statut.

Voyons le deuxième point. Le deuxième reproche adressé à l’accusé Seyss-Inquart, celui d’avoir participé comme conspirateur au crime contre la Paix, est prévu à l’article 6, paragraphe 2 (a) du Statut. On y prévoit, entre autres choses, la sanction de la préparation du déclenchement ou de la poursuite d’une guerre d’agression ou d’une guerre de violation des accords internationaux, faits considérés comme une rupture de la paix.

Je laisse à l’appréciation du Tribunal le point de savoir si cette disposition pourrait s’appliquer au cas de l’invasion de l’Autriche, bien qu’il n’y ait pas eu de guerre. Tout laisse à penser qu’au sens de l’article que j’ai mentionné le déchaînement d’une guerre est la condition du caractère criminel de la rupture de la paix.

Je ne peux, en tout cas, pas me familiariser avec une interprétation de cette disposition qui est si démesurément extensive qu’elle punit aussi, à l’égal du crime consommé, un plan de guerre abandonné ou un plan éventuel de guerre dont l’exécution s’est déroulée sans verser de sang.

Mais il faut insister tout particulièrement sur le fait qu’on n’a fourni aucune preuve tendant à établir que mon client ait jamais eu la pensée, en s’occupant de la question de l’Anschluss, que l’on pourrait avoir une guerre avec l’Autriche ou avec une autre puissance quelconque en raison de l’Anschluss ou comme conséquence de cet événement. Au contraire, sa décision de s’occuper activement de politique, après le drame du 25 juillet 1934, n’était dictée que par un effort pour ne pas laisser la question de l’Anschluss devenir la cause de complications militaires ou internationales. Et, bien plus, cette perspective devait toujours lui rester complètement étrangère, alors que Hitler et son entourage auraient sérieusement considéré la possibilité d’une telle éventualité. Le résultat de l’entreprise autrichienne lui a donné raison. A leur arrivé en Autriche, les troupes allemandes ont été reçues avec des acclamations et des fleurs.

Quant aux grandes puissances, la France et l’Angleterre protestent sans doute, le 12 mars 1938, contre l’Anschluss. Mais ce n’était qu’une protestation très adoucie et très platonique. Schuschnigg ne reçut pas d’appui militaire ; et surtout, la Société des Nations, garante de l’indépendance autrichienne, ne fut pas convoquée. Le 14 mars 1938, le Gouvernement anglais fit déclarer à la Chambre des Communes qu’il avait discuté la nouvelle situation avec les amis de l’Entente de Genève et qu’on avait été unanime à reconnaître qu’une discussion à Genève ne pourrait amener aucun résultat satisfaisant. Lorsque la Société des Nations fut informée de l’Anschluss par le ministère des Affaires étrangères allemand, elle en prit connaissance sans protester et remit ses passeports à Pflügl, qui représentait l’Autriche’ à la Société des Nations.

La Cour d’arbitrage de La Haye raya son membre autrichien, le professeur Verdross de Vienne, de la liste des juges. Les représentations diplomatiques furent rappelées ou transformées en consulats en Allemagne.

Peu de temps après, quelques mois seulement après l’occupation et l’annexion de ce petit pays, un traité international était conclu le 29 septembre 1938 à Munich avec le prétendu agresseur au sujet d’un second petit État.

Le procureur français, M. de Menthon, a rappelé dans son réquisitoire le souvenir du grand politique et homme d’État Politis. Je veux, moi aussi, rappeler son souvenir. Peu de temps avant sa mort prématurée, il a écrit dans son livre La morale internationale la phrase suivante : « Qui menace les petites nations menace l’Humanité tout entière ! »

Les Puissances signataires du pacte de la Société des Nations n’ont pas cru devoir observer cette phrase dans le cas de l’Autriche. Mais elles n’ont pas cru non plus devoir invoquer un autre principe de l’ordre international contre l’Anschluss autrichien. Je fais allusion au principe qui est entré dans la science du Droit international et dans la langue diplomatique sous le nom de doctrine Stimson.

C’est le principe d’après lequel les Etats du monde refusent de reconnaître des changements de territoire opérés par la violence ; le principe est entré aussi fortement dans la conscience juridique internationale de notre temps que la prohibition des guerres d’agression qui est un des grands principes auxquels répond le Procès de Nuremberg.

Pour prouver ce fait, je rappelle ici la proposition du délégué brésilien Braga lors de la deuxième conférence de la Société des Nations ; il y suggéra un « blocus juridique universel » contre des Etat agresseurs. Une des mesures à prendre devait être le refus du droit d’annexion aux Etats agresseurs. Vous trouvez cette déclaration dans le livre de documents soumis au Tribunal par le professeur Jahrreiss en complément de son exposé juridique ; il s’agit du document n° 10, page 35.

En plus, je rappelle le pacte dit de Saavedra-Lamas, conclu le 10 octobre 1933 à Rio-de-Janeiro par quelques États sud-américains et auquel se sont joints l’Italie et la Petite Entente. Les signataires s’obligent à ne pas reconnaître la validité d’une occupation par la force ou de l’annexion de territoire d’Etat. La VIIè conférence panaméricame accepta ce principe, le 26 décembre 1933, avec la participation des États-Unis.

Quant à son contenu, il est conforme à une motion soumise par le délégué du Pérou Cornejo au Conseil de la Société des Nations avant le 14 janvier 1930 déjà. Ce principe est surtout contenu dans les fameuses notes du secrétaire d’Etat américain Stimson adressées à la Chine et au Japon, le 27 janvier 1932. On y trouve les paroles suivantes : « Le Gouvernement américain n’a pas l’intention de reconnaître une situation quelconque, un traité ou un accord, réalisés par des moyens contraires au Statut et aux obligations de Paris du 27 août 1928 ».

Je rappelle enfin au Tribunal la déclaration du Conseil de la Société des Nations du 16 février 1932, où la doctrine Stimson, élevée à l’état de principe, a trouvé l’expression suivante : « Aucune violation de l’intégrité territoriale, aucune atteinte à l’indépendance politique d’un membre de la Société des Nations, commises contre l’article 10 (du Statut de la Société des Nations) ne pourraient être reconnue valable par les États membres ».

Et toutes les nations de la terre ont pourtant reconnu l’incorporation de l’Autriche au Reich allemand, sans qu’elles se crussent obligées de se soucier de la doctrine Stimson. Ainsi quelque chose d’essentiel contredit ce reproche d’avoir rompu la paix en violation des pactes. L’Allemagne aurait violé trois pactes : d’une part, la Convention austro-allemande du 11 juillet 1936 ; d’autre part, l’article 88 du Traité de Saint-Germain ; enfin, l’article 80 du Traité de Versailles. Ici aussi nous devons faire remarquer que tous les États en question ont non seulement admis la rupture de traité mais l’ont encore tacitement approuvée par leur attitude. Cela constitue au moins un renoncement au Droit international, et les Puissances intéressées se sont désistées de tout droit à une réaction ultérieure contre une violation de pacte qui contredirait tout approbation. En ce qui concerne particulièrement l’article 88 du Traité de Saint-Germain, une violation de cette disposition ne peut donc être mise à la charge du Gouvernement allemand et, par conséquent, de l’accusé Seyss-Inquart, en leur qualité de conspirateurs prétendus, parce que l’Allemagne n’était pas liée à ce Traité qu’elle n’avait pas signé et qui représentait pour elle une res inter alios acta.

Le Pacte austro-allemand du 11 juillet 1936 était, d’autre part, pour les Puissances autres que l’Allemagne et l’Autriche, une res inter alios acta. L’Autriche, seule, aurait pu objecter la violation de ce traité. A ce sujet, nous attirons aussi l’attention sur le fait que l’Autriche ressuscitée n’a pas pris part à la signature ’ de l’Accord de Londres du 8 août 1945. Les quatre nations qui ont institué le Tribunal Militaire International ne peuvent donc légalement faire valoir en ce Procès ; les intérêts autrichiens.

En ce qui concerne l’article 88 du Traité de Versailles, je ne voudrais pas que l’on tentât de débattre la question de la validité juridique de cette disposition ; en particulier, je ne veux pas entrer dans l’étude de l’importance que pourrait avoir du point de vue juridique la contradiction entre cet article et les Quatorze points de Wilson.

Mais pour conclure ces explications d’ordre juridique sur l’affaire autrichienne, je ne puis m’empêcher tout à fait d’exprimer une idée générale : l’un des grands principes de l’ordre international qui s’est frayé un chemin au cours des XIXe et XXe siècles, non sans douleurs, troubles et errements, et qui s’est réalisé toujours davantage, est le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Ce principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes s’est ancré si fort dans les représentations que s’est faites notre siècle des relations juridiques internationales, que l’on se voit forcé de le compter au nombre des principes généraux du Droit international, ce qui est bien près de la pensée démocratique.

Mais en tant que principe général du Droit international, il formerait, à côté du Droit coutumier international, et, en troisième lieu, du Droit résultant du traité, une norme déterminante pour le Tribunal Militaire International de Nuremberg qui doit aussi s’en rapporter, pour d’autres sujets, à une telle base. Il aurait aussi, comme tous les principes juridiques universellement reconnus, un caractère obligatoire et aurait la priorité en particulier sur le Droit international résultant du traité. Une série d’États doivent leur existence à cette expression sublime de la pensée démocratique. Cette faveur a été refusée aux Autrichiens après la première guerre mondiale en 1918. Malgré les aspirations communes et concordantes du peuple en Autriche et en Allemagne, l’Autriche a été contrainte, comme une image artificielle et contre nature d’un État qui ne pouvait vivre ni mourir, de prolonger au jour le jour son existence. Quelle amertume se dégage de l’Encyclique Ubi areano du 23 décembre 1922 : « Nous espérions la paix, mais elle n’apporta pas le salut ; nous espérions la guérison, mais c’est l’effroi qui vint ; nous escomptions l’heure du rétablissement, mais des troubles survirent ; nous attendions la lumière, et ce sont les ténèbres qui sont venues ». En 1938, aussi, l’Autriche et l’Allemagne s’efforcèrent de réaliser le souhait prédominant de leurs habitants et cette fois, elles y réussirent. Placée dans le cadre de l’Histoire mondiale, l’incorporation de l’Autriche ne signifie rien d’autre que l’intégration couronnée de succès d’un grand principe vivant d’ordre international, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Cet élan dynamique a passé sans en tenir compte sur les dispositions artificielles et contre nature du traité. Qui peut ici parler de faute ?

Je n’ai rien à dire au sujet de la question tchécoslovaque et peu de choses en ce qui concerne la question polonaise. Car mon client, pendant son court séjour en Pologne, n’a joué aucun rôle : il s’est occupé principalement des questions touchant à l’organisation de l’appareil administratif allemand. Il me suffit, à ce sujet, de me référer aux résultats ; obtenus au cours de la présentation des preuves. De son grade honorifique dans les SS, je ne dirai rien non plus, si ce n’est qu’une personne qui avait reçu un grade honorifique n’était pas placée sous le pouvoir disciplinaire et le commandement de Himmler et ne possédait non plus un tel pouvoir dans les SS. En ce qui concerne son poste de ministre sans portefeuille, l’importance de cette fonction dans le cadre des organisations sera exposée dans le chapitre consacré au Gouvernement du Reich.

J’ai hâte, sans m’attarder davantage à cet intermède, de me tourner vers le second domaine d’activité qui nous intéresse en cette affaire : les Pays-Bas. Bien des personnes ne connaissent des Pays-Bas que la patrie des moulins à vent, des sabots et des pantalons bouffants, des maisons en briques rouges, des grands troupeaux de bétail sur de verts pâturages et des vastes champs de tulipes multicolores. C’est pour moi le pays qui a donné à l’Humanité un Rembrandt et de nombreux autres maîtres de l’école flamande ainsi que le grand maître du Droit international Grotius ; c’est, pour moi, le pays qui a lutté pour sa liberté dans des guerres sanglantes contre Philippe II d’Espagne, qui a donné le jour au marin, devenu un grand héros, de Ruyter, qui, le 21 août 1673 a gagné une des plus grandes batailles navales de l’Histoire. Mais nous avons appris ici, au cours du Procès, que parmi tous les pays occupés, ce sont les Pays-Bas qui ont organisé la résistance politique la plus unie et la plus tenace, une résistance qui est devenue de plus en plus efficace, et que ce pays n’a jamais abandonné l’espoir, au cours de toutes ces années, de recouvrer un jour sa liberté. La devise de la province de Zélande : Luctor et emergo est devenue le mot d’ordre du pays tout entier.

Eh mai 1940, Seyss-Inquart arrivait dans ce pays comme Chef suprême de l’Administration civile. Quoiqu’il eût pu penser ou projeter, son destin tragique fut d’y arriver comme le représentant d’Adolf Hitler et d’un système haï dans le monde entier. Des centaines de lois, d’ordonnances et de décrets portent sa signature et, quoiqu’ils fussent parfaitement corrects du point de vue légal, ils représentaient, aux yeux du peuple des mesures de l’ennemi et de son oppresseur Seyss-Inquart. Mon client n’a pas recherché ce poste. Bien au contraire, il a désiré et demandé de pouvoir combattre au front. Adolf Hitler a refusé cette demande. Aussi Seyss-Inquart n’a-t-il jamais nié sa responsabilité et, après la débâcle, il s’est constitué prisonnier. On doit, en jugeant son activité administrative et au cas où la position juridique de la Défense sur les ordres supérieurs ne serait pas partagée par le Tribunal, prendre en considération, d’une part, l’organisation générale du Reich et, d’autre part, l’attitude de la population néerlandaise tout en se référant à l’article 8 du Statut. Il ressort, de son comportement que je vais exposer, comment Seyss-Inquart a résolu, en principe, ses deux tâches principales qui étaient opposées l’une à l’autre : représenter les intérêts du Reich et assister la population dans l’esprit de la Convention de La Haye. En ce qui concerne l’administration de la Hollande, mon client s’est laissé principalement guider par les considérations juridiques suivantes : le développement de la technique militaire, particulièrement dans le domaine de la guerre aérienne, les proportions considérables que prenait la guerre économique, l’élargissement de la guerre devenue « totale » et « indivisible », la naissance de la notion du blocus total ont rendu sans objet le Droit international tel qu’il existait pendant, les années 1899 et 1907, lors de l’élaboration de la Convention de La Haye, en partie par l’effet de la. clause rébus sic stantibus ; ils l’ont aussi, en partie, rendu incomplet et inutilisable en raison des données et des besoins nouveaux. Seuls quelques vestiges des temps jadis ont subsisté jusqu’à la seconde guerre mondiale.

Ce changement paraît particulièrement radical en ce qui concerne les bombardements des quartiers d’habitations rendus possibles par le prodigieux développement de la technique aéronautique et de la fabrication des explosifs, bombardements que le Droit ne justifiait aucunement jusque là et dont la justification — si elle est possible — ne peut exister qu’au nom de la guerre totale. Mais cette évolution a surtout eu pour effet, notamment sous l’influence de la conception anglo-américaine de la guerre, d’entraîner l’individu dans la guerre en tant qu’objet. C’est pourquoi la population civile ennemie, ainsi que les ressources des territoires occupés, sont devenues au cours de cette évolution le potentiel de guerre de là puissance occupante, jusqu’aux limites imposées par l’Humanité. Le Droit international général constitue une autre barrière en stipulant que l’utilisation de ces éléments doit être nécessitée par la guerre ; troisièmement, enfin, il faut que cette utilisation soit possible ex aequo et bono. Le caractère total et indivisible de l’a guerre moderne interdit en outre de traiter séparément des secteurs distincts. Il ne s’agit plus de recourir aux ressources humaines et économiques d’une région déterminée pour en couvrir les besoins propres, comme la Convention de La Haye le prescrit encore en partie. Ces ressources doivent dorénavant être mises à la disposition de l’organisation d’une puissance en guerre, considérée comme un tout, et profitent d’ailleurs de leur rattachement à l’ensemble. Les récents progrès techniques, notamment dans le domaine des transmissions et des transports, placent en face de nouvelles et lourdes tâches l’attitude à prendre à l’égard d’un autre problème de la guerre, celui des « partisans ».

Les partisans, par rapport à la première guerre mondiale, ont pris une importance inimaginable au cours de la deuxième guerre mondiale et sont devenus un danger énorme pour les troupes combattantes, comparable à l’épuisante guérilla menée en Espagne contre Napoléon 1er . Le vieux Droit international est loin de fournir des règles propres à éliminer ce danger. Il est évident que la lutte contre ce danger doit être déterminée au premier chef par le souci de garantir à tout prix la sécurité des troupes combattantes. Cela veut dire que l’Armée comme les autorités d’occupation ont le droit et le devoir de prendre les plus rigoureuses mesures de répression et de prévention, qui vont jusqu’à la limite du possible et de l’humain.

C’est d’après ces directives que mon client a rempli ses fonctions, dans la constante préoccupation de faire son devoir selon les instructions de la personnalité juridique reconnue par le Droit international, c’est-à-dire de la Direction suprême du Reich. En agissant ainsi, il était loin de se douter qu’il commettait une infraction au Droit, ni qu’il se rendait passible de sanctions. L’ignorance des lois pénales ne met pas le coupable à l’abri de son châtiment, mais ceci n’a aucun rapport avec l’application du principe au cas présent. Car il ne s’agit pas ici d’un Droit pénal national, mais d’un Droit international et, d’autre part, il ne s’agit pas, d’une erreur judiciaire, mais d’une conception subjective du devoir, qui, ça et là, a pu être fausse, mais qui était toujours de bonne foi.

Passons maintenant, après cette explication de principe, aux actes administratifs de l’accusé et indiquons que, comme partout dans les pays occupés, mais en particulier en Allemagne même, l’administration nationale-socialiste présente une super-organisation qui se recoupe de plus en plus et, en même temps, une centralisation extrêmement forte vers Berlin. Il y avait donc dans les Pays-Bas les compétences suivantes :

1. Le Commissariat du Reich (Administration civile et sauvegarde des intérêts du Reich) ;

2. Le Commandant de la Wehrmacht et les différents commandants en chef, y compris leurs propres tribunaux ;

3. La Police, dont je parlerai plus tard ;

4. Le Plan de quatre ans de Göring ;

5. L’« Einsatzstab » Rosenberg ;

6. Les services d’utilisation de la main-d’œuvre de Sauckel ;

7. Le ministère de l’Armement de Speer et,

8. Pour une part, qui n’est pas la moindre, le parti national-socialiste avec ses services et ses organisations.

Le Commissaire du Reich avait, selon l’ordre du Führer, donc, de jure, à exécuter sans réserve les instructions transmises par les services centraux et n’avait pas le droit d’intervenir dans les mesures qu’ils prenaient. Peut-être que, plus tard, les historiens mettront encore une fois en lumière l’adresse avec laquelle l’accusé a su éviter beaucoup de ces choses ou, du moins, les adoucir. En ce qui concerne la population des Pays-Bas, elle était ainsi que nous l’avons déjà dit, absolument réfractaire, et les forces du mouvement de résistance organisé, armé et dirigé par le Gouvernement hollandais de Londres, augmentaient d’année en année. C’est en partant de ces deux points de vue qu’il faut considérer l’attitude de l’accusé pour en arriver à une appréciation juste.

Je passe maintenant à l’Accusation, en suivant dans ses grandes lignes la classification des procureurs français.

Le premier reproche consiste dans la violation de la souveraineté du pays par l’introduction d’un Commissariat du Reich avec ses quatre commissariats généraux, la suppression des libertés civiques, l’introduction du principe du chef et la dissolution des corporations légales et des partis politiques. On ne peut, dans ces mesures, découvrir une violation du Droit international. Étant donné que l’Allemagne, comme les Pays-Bas, Puissance signataire de la quatrième Convention de La Haye de 1907, s’est réclamée pendant la guerre de la Convention de La Haye relative aux opérations sur terre, il faut, malgré l’absence de la clause de participation générale, après l’entrée en guerre des Soviets, admettre également pour les Pays-Bas la validité de cette convention relative aux opérations sur terre dans le sens restrictif que j’ai mentionné au début de cet exposé. Les principes de cette convention ne paraissent pas avoir été violés. Par suite de l’occupation totale du pays, de la fuite de la reine et des ministres, le pouvoir gouvernemental suprême dans les affaires civiles passa, de la couronne et du Parlement, aux autorités d’occupation, et par conséquent, au Commissariat du Reich. Le général Winkelmann, que l’on avait laissé dans le pays avec des pleins pouvoirs exceptionnels a, par la capitulation sans conditions du 10 mai 1940, renoncé à faire usage d’un quelconque de ses pouvoirs. Au surplus, c’est un droit reconnu à la puissance occupante d’organiser l’administration selon ses besoins. La seule chose qui, dans ce domaine, n’est pas permise, c’est d’entreprendre quoi que ce soit qui anticipe sur la solution définitive qui doit régler le sort du pays. C’est ce qu’a reconnu expressément aussi la Cour suprême des Pays-Bas, dans sa décision du 12 janvier 1942 que j’ai présentée ici. Le partage du pouvoir entre le Commissaire du Reich et le Commandant en chef de la Wehrmacht, prévu par le décret du Führer, constitue, lui aussi, une répartition intérieure des compétences de la puissance occupante. C’est ce qui est expressément constaté dans le British Manual of Military Law. La suspension du Parlement, la limitation de l’activité du conseil d’État à la fonction juridictionnelle en matière de contestations administratives et, pour finir, la dissolution des partis parlementaires, tout cela ne constitue pas non plus une violation du Droit international, car pendant l’occupation, c’est l’occupant lui-même qui décide dans quelle mesure il est nécessaire de prendre des mesures législatives et de modifier la législation nationale. Une cinquantaine de partis se disputaient à chaque élection les cent cinquante sièges du Parlement hollandais. Le désaccord des partis a fait non seulement place à l’union dirigée contre la puissance occupante, mais encore ils ont pris souvent une part active dans les différents mouvements de résistance contre l’occupant : ainsi leur suspension et, plus tard, leur dissolution, qui ne fut décidée que par une ordonnance du 5 juillet 1941, relevaient-elles du bon droit de la puissance occupante, d’autant plus qu’on pouvait s’attendre à des opérations militaires dans le pays et à une invasion. Cela rendait nécessaire une concentration plus ferme de l’appareil administratif, en excluant tous les obstacles parlementaires et toutes les possibilités de propagande ennemie inhérentes à ces institutions. Si l’on fait remarquer que la NSB a été encouragée dans ce but, il suffit de répondre simplement que le Commissaire du Reich opposa un refus constant à la formation d’un gouvernement par ce parti. Le fait que les partis qui existaient dans le pays ou s’étaient nouvellement formés et qui, au point de vue idéologique, se rapprochaient de la puissance occupante aient été encouragés par celle-ci, n’est pas non plus inadmissible au point de vue du Droit international. Étant donné qu’aucun pouvoir administratif officiel ne fut attribué à la NSB et que les organisations politiques n’acquirent aucune influence sur l’administration, le fait que ce parti ait été déclaré représentant de la volonté politique du peuple néerlandais n’a pas non plus joué de rôle. C’était et c’est encore aujourd’hui l’habitude des puissances occupantes d’encourager et d’appuyer les partis qui leur sont proches politiquement.

Le reproche de germanisation que l’on a soulevé n’est pas admissible non plus. Le peuple néerlandais a, de par ses origines, toujours été considéré comme un peuple germanique ; on ne peut donc pas vouloir le germaniser. Si l’on feuillette l’Histoire des Pays-Bas, l’on voit que les Hollandais ont, pendant des siècles, fait partie de la confédération de l’empire germanique ; et le voyageur qui parcourt le pays peut voir encore, à Groningen, l’aigle impérial dans les armoiries, de même qu’Amsterdam, depuis 1489, porte dans ; ses armoiries la couronne impériale. A Utrecht sont morts le premier et le dernier empereurs saliens, Konrad II et Henri V. Il était compréhensible que la puissance occupante voulût orienter vers l’Europe centrale ce pays isolé de la mer et de ses colonies par le blocus, mais il n’y a jamais eu l’intention, du moins pas chez le Commissaire du Reich, de supprimer les particularités nationales et l’indépendance des Hollandais. C’est à bon droit que l’accusé a dit, entre autres, dans son discours du 9 novembre 1943 à Utrecht (livre de documents 102) :

« Nous cesserions nous-mêmes d’être des Européens si nous ne considérions plus comme notre mission de sauvegarder et d’encourager cette floraison des cultures des peuples européens basées sur la race et le sang. »

Le reproche fait par le Ministère Public français d’avoir entraîné les Pays-Bas dans la guerre n’est pas justifié non plus. L’incorporation de volontaires de nationalité hollandaise dans l’Armée allemande n’était pas inadmissible. L’article 45 de la Convention de La Haye interdit seulement le recrutement forcé d’hommes en vue d’actions militaires contre leur propre pays. Cela ne supprimait pas les dispositions du Droit pénal hollandais contre les engagés volontaires, dispositions qui avaient été renforcées pendant la guerre par décret royal et que le Ministère Public allègue ici. Il en est de même pour la réglementation de la nationalité de ces engagés volontaires et des mariages avec des ressortissants allemands. Comme ces décrets du Commissaire du Reich ne pouvaient avoir force de loi que dans les limites du Reich allemand, on peut en toute conscience prétendre qu’ils ne constituent pas un abus contre la souveraineté dans le sens de l’Accusation. Le fait de museler une presse qui prenait notoirement position contre la puissance occupante était une mesure qui s’imposait.

Le Ministère Public français voit en outre dans la fermeture des universités et dans l’exigence d’une déclaration de loyauté une violation de la souveraineté par l’élimination de la vie intellectuelle. Il se réfère en particulier à la fermeture de l’université de Leyde. Or, la fermeture de l’université de Leyde a été décidée à la suite de manifestations d’étudiants et constitue, par conséquent, une mesure inattaquable du point de vue du Droit international, pour la protection de la puissance occupante. Quant à la déclaration de loyauté, elle reste aussi dans les limites de la Convention de La Haye. L’article 45 interdit de forcer la population d’un pays occupé à prêter le serment de fidélité. Or, dans le texte de la déclaration, il n’est question que de s’abstenir de toute action contre le Reich allemand ou son Armée. Comme la population des territoires occupés doit quand même obéissance à la puissance occupante qui exerce le pouvoir, cette déclaration, qui ne comporte aucune promesse d’action, ne peut en rien être considérée comme contraire au Droit international.

L’organisation des administrations fut presque entièrement prise en charge et maintenue malgré une attitude négative, voire même hostile ; on s’abstint en particulier de toute intervention dans le domaine judiciaire. Le seul reproche fait en ce. sens est la destitution du président du tribunal de Leeuwarden. L’accusé a expressément déclaré qu’il assumait la responsabilité de cet incident et il peut le faire de plein droit. La puissance occupante ne peut intervenir dans la justice que lorsque le but de l’occupation est mis en danger. Quand un juge pratique le déni de justice, la puissance occupante est en droit, particulièrement lorsque la raison de la plainte est écartée par le Commissaire du Reich, comme c’était le cas en l’espèce, de le démettre de ses fonctions.

Le Ministère Public français continue en affirmant que l’accusé a perpétré une série d’actes de terreur. Pendant la présentation des preuves, nous avons entendu ce qu’il en était des sanctions collectives. De plus, les témoignages du conseiller à la cour d’appel Rudolf Fritsch et du président Joppich ont prouvé que l’accusé était extrêmement consciencieux lorsqu’il exerçait le droit de grâce et qu’il a limité le plus possible les peines capitales ; pour ce qui est des tribunaux de police, l’accusé et le témoin Wimmler ont démontré qu’il s’agissait d’une procédure dirigée par un magistrat, que l’accusé pouvait choisir librement un avocat, même un Hollandais s’il le désirait, et que cette procédure n’avait lieu qu’exceptionnellement, et du reste n’a été en vigueur que pendant très peu de temps, à savoir quinze jours. Nous trouvons actuellement encore de semblables procédures exceptionnelles sous une forme beaucoup plus aiguë chez les diverses puissances occupantes. L’exclusion des tribunaux réguliers et le transfert de la compétence, pour le jugement des saboteurs et des résistants à partir de juillet 1944, ont été réalisés par un ordre direct du Führer, malgré les protestations de l’accusé.

Un des points les plus graves de l’Accusation est la question des otages, que, pour cette raison, je devrai traiter en détail. L’aspect juridique du problème a déjà été traité en gros par le Dr Nelte et je renvoie à ses explications. Le Ministère Public a notamment fait état de deux cas, dans le document RF-879. Ce sont les fusillades d’otages à Rotterdam et celles qui ont suivi l’attentat contre le chef des SS et de la Police, Rauter. Dès son premier interrogatoire par le Ministère Public, l’accusé a parlé du fait que, dans le premier cas, la Wehrmacht avait exigé vingt-cinq à cinquante otages. Le témoin Wimmler a confirmé que la Wehrmacht avait demandé ces otages, qu’à la suite de l’intervention de l’accusé leur nombre fut réduit à cinq, et que l’exécution était du ressort du chef des SS et de la Police. Les rapports de la Wehrmacht avec le Commissaire du Reich, ainsi que les rapports de la Wehrmacht avec la Police, étaient réglés par le décret du 18 mai 1940 paru au Reichsgesetz-blatt, 1ère partie, page 778 (PS-1376), paragraphes 2 et 3.

Afin de confondre l’accusé, le Ministère Public a produit le procès-verbal des déclarations faites par le général Christiansen en sa qualité d’accusé et non de témoin. Dans un interrogatoire d’accusé, celui-ci n’est pas obligé de dire la vérité. De ce procès-verbal, il ressort que : a) L’ordre fut donné par la Wehrmacht, en tenant compte des cas graves de sabotage, et par analogie d’ailleurs avec l’ordonnance qui avait, entre temps, été publiée en Belgique et en France et qu’on appelait « Code des otages ».

b) L’arrestation des otages s’effectuait alors, sur l’ordre du Commandement militaire en chef aux Pays-Bas, par la Police allemande :

« Un ordre est un ordre ».

c) L’OKW ou le Commandement en chef à l’Ouest persistait à exiger l’exécution malgré des objections.

d) Exécution par la Police.

e) Proclamation I, élaborée par le service juridique du Commandement militaire en chef ; proclamation II, faite par le chef supérieur des SS et de la Police.

Le Tribunal estimerait-il plausible la justification de l’accusé s’il se servait, à cette fin, des arguments du général Christiansen ?

Quant au second cas d’exécution d’otages, il s’agit là des conséquences d’un attentat perpétré en mars 1945 contre le chef supérieur des SS et de la Police, le SS-ObergruppenFührer Rauter, qui était le plus haut fonctionnaire de Police dans les Pays-Bas et était directement sous les ordres de Himmler. En nous rappelant les conséquences de l’assassinat, en mai 1942, du tyran Heydrich par des patriotes tchèques, nous pouvons nous imaginer combien Himmler, alors à l’apogée de sa puissance, insistait pour qu’un attentat perpétré contre un de ses fonctionnaires le plus proche et le plus direct fût vengé en conséquence. Il est compréhensible que l’accusé, lui aussi, à l’occasion de l’attentat contre un de ses commissaires généraux, ait exigé, en tant que chef du pouvoir administratif, des mesures préventives d’intimidation. Or, il n’a pas demandé l’arrestation d’otages, mais il a demandé l’exécution de criminels qui avaient déjà légalement été jugés. L’exactitude de ces affirmations ressort du document RF-879, puisque les témoins Schôngarth, Lages, Kolitz et Gerbig sont d’accord pour confirmer que seuls des gens déjà condamnés à mort, et non pas deux cents mais seulement cent dix-sept, ont peut-être été exécutés avant la date prévue pour l’exécution. C’est également ce que confirme le Commissaire de Police Munt au paragraphe D-II du rapport du Gouvernement hollandais et, de même, le Dr Friedrich Wimmler qui a été entendu comme témoin par le Tribunal. Il ne s’agit donc pas, en l’occurrence, d’otages à proprement parler, mais d’exécutions de saboteurs, de pillards : et autres ; ces exécutions étaient justifiées du point de vue de l’occupation et déclarées exécutions d’otages dans le but d’intimider la population. Le fait pour l’accusé d’avoir réussi à réduire le chiffre de cinq cents otages authentiques, initialement demandé par Himmler, à cent dix-sept cas d’exécution, ne saurait être une raison de rendre l’accusé responsable des atrocités de Himmler.

L’Accusation affirme, en outre, que l’accusé, en sa qualité de Commissaire du Reich, a approuvé, dirigé et soutenu la déportation d’un grand nombre de sujets néerlandais, vers le Reich, En ce qui concerne les questions de principe relatives à l’emploi ides travailleurs étrangers, elles ont déjà été traitées à fond par d’autres défenseurs. Mais qu’il me soit encore permis de faire quelques remarques relatives à ce chef d’accusation. Comme je l’ai prouvé par une information du bureau des statistiques, le chiffre de 300.000 à 500.000 chômeurs, pour moins de 9.000.000 d’habitants, constituait, avant la guerre, un trait chronique de la vie économique des Pays-Bas qui, avec plus ou moins de raison, étaient considérés comme un des pays les plus riches de l’Europe. Lorsque, du fait de l’occupation, le pouvoir gouvernemental est passé entre les mains du Commissaire du Reich, il était de son devoir de combattre le chômage pour maintenir l’ordre et la tranquillité. Il est clair que cette action n’a pas été entreprise avec des principes libéraux, d’autant plus que dans les pays à système économique libéral, l’économie, conformément aux exigences de la guerre, était dirigée dans le sens de l’unité. Jusqu’en 1943, l’utilisation de la main-d’œuvre se fit d’après le principe du volontariat. Qu’une certaine contrainte économique ait existé, l’accusé l’a déjà déclaré lui-même. Le ministre Speer, notamment, avait parfaitement compris qu’en transférant les travailleurs du Reich dans les Pays-Bas, on pouvait créer la possibilité d’employer le travailleur dans sa propre patrie. En 1943, le service du travail appela trois classes de jeunes gens non mariés sans un acte de violence. Lorsqu’on 1944 le Reich réclama 250.000 travailleurs, le Commissaire du Reich les refusa, ce que Lammers a également confirmé. Lorsqu’on automne 1944 eut lieu cette chasse à l’homme qui visait à s’emparer de la population mobilisable, ce fut, comme l’ont confirmé les témoins Hirschfeld, Sehiwebel et Wimmler, un acte de la Wehrmacht dont l’accusé ne peut être rendu responsable. Au contraire, il faut constater ici expressément que le Commissaire du Reich, en délivrant entre temps plus de 1.000.000 de sursis et en insistant sur une possibilité de réglementation des transports, ainsi que sur une mobilisation de la main-d’œuvre qu’il avait introduite, atténua la dureté de ces mesures. Et il ne faut pas ignorer que l’accroissement du mouvement de résistance faisait craindre à la Wehrmacht, à juste titre, que les homme massés dans les provinces du Sud-Ouest présentassent un grave danger pour les forces occupantes. En résumé, on doit remarquer ici, du point de vue juridique, que l’accusé était lié aux ordres des services centraux dans le cadre du Plan de quatre ans, qu’en absence de tels ordres et de telles demandes, il n’aurait jamais envoyé d’ouvriers en Allemagne, et que dans la mesure où l’exécution de ces prescriptions n’était pas conforme aux lois de l’Humanité, il élevait des protestations. Dans le cadre de son activité, l’accusé a observé les lois de l’Humanité.

En ce qui concerne le point suivant de l’Accusation, le prétendu pillage économique du pays, on doit se référer également aux déclarations de principe préliminaires. La réquisition des matières premières a été effectuée après l’occupation, dans le cadre du Plan de quatre ans, et réalisée avec la collaboration des autorités néerlandaises, qui ont eu l’occasion d’éviter ainsi des excès inutiles. Il va de soi que l’accusé eût préféré garder toutes ces réserves sur le territoire qu’il administrait. L’accusé a insisté afin que toutes les réquisitions fassent l’objet d’une procédure de dédommagement régulière, et a empêché le démontage injustifié d’établissements tels que, par exemple, la fabrique de margarine de Dordrecht ou le laboratoire du froid de Leyden. Étant donné que les Néerlandais ne devaient pas avoir un sort plus dur que les citoyens allemands, conformément à une promesse donnée par Göring sur l’insistance du Commissaire du Reich, il semble, si l’on ne donne pas une interprétation par trop étroite à ce point, et en ce qui touche l’accusé, que l’article 53 de la Convention de La Haye relative à la guerre sur terre a été respecté. Il ressort du rapport de l’officier du ravitaillement en campagne auprès du Commandant de la Wehrmacht dans les Pays-Bas du 9 octobre 1944 (RF-132) et du rapport du lieutenant Haupt, PS-3003 (USA-196), que les réquisitions qui étaient nécessitées par la situation militaire ont été effectuées en première ligne par la Wehrmacht. Ce dernier fait remarquer tout particulièrement que la grosse difficulté de toute la situation réside dans le fait que le Commissaire du Reich Seyss-Inquart se trouve encore en territoire occupé bien qu’il n’exerce presque plus de compétence. Cela veut sans doute signifier que l’accusé, pour autant qu’il a eu le pouvoir, a encore, dans ce domaine, diminué également la nécessité de ces mesures sévères ou les a empêchées. Il est absolument défendable au point de vue du Droit international que la Wehrmacht ait, dans la guerre totale, après l’invasion, à l’approche de l’ennemi, prélevé les matières premières et le matériel roulant.

La situation forcée créée par la guerre exigeait une nouvelle organisation de l’économie néerlandaise sur le continent européen. D’après une statistique officielle, il y avait, avant la guerre, en Hollande, 39% de personnes occupées dans l’artisanat et l’industrie, 23% dans le commerce et les transports, 20% dans l’agriculture. Du fait de son exclusion du monde extérieur, les transports par bateaux ont été complètement arrêtés et nous ne disons qu’à titre d’exemple que 60% du commerce du port de Rotterdam intéressaient le trafic des marchandises allemandes. L’agriculture développée au plus haut point avait été parfaitement améliorée : elle était basée sur les engrais chimiques en provenance d’Amérique du Sud et sur le fourrage spécial du Canada. Nous avons constaté, d’après les déclarations du témoin Hirschfeld, dans quelle mesure l’agriculture hollandaise a relativement survécu à la guerre, surtout en ce qui concerne son cheptel connu du monde entier. Cela ne fut possible que par une collaboration compréhensive du Commissariat du Reich avec les services locaux et le soutien de ces derniers par l’accusé.

L’organisation de l’économie dans le cadre de la Grande Europe, qui, pendant la guerre, a été presque exclusivement dirigée par l’Allemagne et ses alliés a, sans nul doute, ouvert de grandes possibilités à l’industrie et au commerce hollandais. Il allait donc de soi que, même dans le domaine des finances, l’économie de l’espace européen devait se régler sur les conditions existant dans le Reich allemand. Déjà en ce qui concernait la politique des prix, une réglementation de l’économie financière était nécessaire. Entrer dans de plus amples détails dépasserait le cadre de ce Procès.

En réponse à l’Accusation, je ne ferai qu’indiquer que l’accusé n’a eu aucune influence sur le montant des frais d’occupation, qu’il n’a même pas eu une possibilité de contrôle ; seul le budget civil du Commissaire du Reich était réglé par le Commissaire du Reich avec l’approbation du Reich et sous la surveillance de la cour des comptes du Reich. En accord avec les services néerlandais, les besoins civils ont été fixés à 3.000.000 de florins par mois, somme qui n’a pas été dépassée ; au contraire, à la fin de 1943, 60.000.000 de florins avaient été économisés qui restèrent aux Pays-Bas. La disparition des frontières douanières dans les relations entre les deux États était justifiée par la politique commune des prix et ne pouvait produire tout son effet qu’en faveur des Pays-Bas. Les rapports entre le mark et le florin ont même été établis après accord. Une différence se produisit pour la première fois lors de la suppression du blocage des devises. C’est alors que divergèrent les opinions de l’ancien secrétaire général néerlandais Trip et du Commissaire général Fischböck. L’accusé, qui n’était certes pas en définitive un financier, a soumis cet important problème aux services centraux du Reich pour décision, et l’accusé Göring a textuellement déclaré, lors de la présentation des preuves, qu’il s’était prononcé, à l’encontre de l’opinion du ministre de l’Économie Funk, en faveur de la conception du Dr Fischböck. L’accusé ne peut donc pas encourir de responsabilité pénale ; on ne peut même pas lui reprocher une culpa in eligendo, pour avoir alors, à la place du secrétaire général Trip, démissionnaire, appelé Rost van Tonningen, qui, en sa qualité d’ancien Commissaire de la Société des Nations, était assurément un excellent financier.

L’accusé Funk a également déclaré ici qu’il avait toujours considéré les dettes de clearing comme de vraies dettes. Dans le rapport du Gouvernement néerlandais, il, a été souligné que les exigences financières du Reich avaient sensiblement atteint le même montant dans toutes les régions de l’Ouest occupées et que, seules, les méthodes étaient différentes. La méthode suivie dans les Pays-Bas aurait eu comme résultat, si l’Allemagne avait gagné la guerre, de donner aux Pays-Bas une créance réelle sur le Reich de 4.500.000.000 de florins. Toute cette question n’entre donc pas dans le cadre d’un procès criminel, mais bien dans celui des négociations de paix. Tout a d’ailleurs été passé dans les livres avec exactitude ; ainsi, par exemple, les receveurs des sociétés néerlandaises de tramways prenaient minutieusement note de tout voyage effectué par un membre de la Wehrmacht qui voyageait avec un bon de transport.

En ce qui concerne le prétendu pillage des musées et des bibliothèques, ainsi que de la fortune royale, je me permets, pour gagner du temps, de rappeler les résultats obtenus par la présentation des preuves. Il en résulte indubitablement que l’accusé a pris un soin particulier pour sauvegarder les œuvres d’art publiques, de renommée mondiale, et qu’il a réduit au minimum les abus des services du Reich, si abus il y avait.

Pour autant que l’enlèvement ne se rapportait pas à des objets importants pour la conduite de la guerre, par exemple trésors artistiques, bibliothèques, etc., l’accusé n’y a pas participé. Les quelques tableaux qu’il a achetés pour Vienne, il les a acquis au marché libre. En ce qui concerne la fortune royale elle même, il a donné des instructions pour que ce prélèvement ne reste qu’une démonstration. C’est également ce que confirme le rapport gouvernemental néerlandais. La bibliothèque Rosenthaliana, qui a souvent été mentionnée, n’a pas été transférée dans le Reich ; l’accusé en a arrêté à Groningen l’évacuation qui était faite contre sa volonté. Le cas d’Arnhem apparaît également éclairci par la déposition des témoins Hirsehfeld et Wimmler et le rapport des services économiques de l’Armée (document 81).

La question juive est, dans une certain mesure, liée aux questions économiques. Avant que je n’en vienne à ce point important, je dois absolument parler de la situation de la Police dans les Pays-Bas. Le Ministère Public veut prouver que la Police et également la Police allemande, en particulier la Police de sûreté, étaient sous les ordres de l’accusé. A cette tentative d’opposer le fait que chez toutes les Puissances signataires, à l’exception des Soviets, la Police est, en fait, une partie de l’administration civile et en particulier de l’administration intérieure. En Allemagne, la situation était la suivante : Himmler était indépendant de facto et non pas de jure ; il était même plus puissant que n’importe quel ministre bien qu’il fut nominalement secrétaire d’État au ministère de l’Intérieur. Les SS, dirigées d’une façon rigide et centralisée, lui étaient subordonnées en sa qualité de ReichsFührer. L’accusé Keitel a déclaré, le 5 avril 1946, que, depuis le début de la guerre, les SS étaient devenues de plus en plus un facteur de puissance indépendant à l’intérieur du Reich. Lui-même et ses collaborateurs n’avaient rien à voir aux pleins pouvoirs de Himmler ; Himmler et Heydrich s’étaient arrogés le droit de décider de la vie et de la mort dans les pays occupés sur la base de l’ordre du Führer que nous avons maintes fois mentionné.

Quelle était maintenant la situation dans les Pays-Bas ? En premier lieu, on peut déjà remarquer dans le décret du Führer du 18 mai 1940 que la Police allemande n’était pas une partie de l’organisation du Commissaire du Reich et ne lui était pas subordonnée. Le décret dit notamment : « La Police allemande est mise à la disposition du Commissaire du Reich », ce qui n’aurait pas été nécessaire si elle avait fait partie des attributions du Commissaire du Reich. Si donc le Commissaire du Reich constitue la plus haute autorité gouvernementale dans le domaine civil, la Police n’y est pas comprise.

En second lieu, dans l’ordonnance n° 4, le Commissaire du Reich a fait connaître les organes d’administration de manière que les Hollandais pussent voir clairement ce qui les concernait sans se perdre dans la division des services du Reich. Quant à la Police, aussi bien la Police allemande que la Police néerlandaise, on a nommé un deuxième Commissaire général à la Sûreté. C’était un chef supérieur des SS et de la Police. D’après le paragraphe 5 de cette ordonnance, le chef supérieur des SS et de la Police dirige :

a) La Police allemande et les Waffen SS. Cette stipulation est déclarative pour les Hollandais, car le chef supérieur des SS et de la Police Hussupf avait été nommé par le Führer sur la proposition de Himmler, sans qu’on eût pris l’avis du Commissaire du Reich. Rauter se présenta au Commissaire du Reich après sa nomination. Quant aux Waffen SS, comme le Ministère Public l’estime également, le Commissaire du Reich n’aurait pas pu nommer leur commandant en chef.

b) La Police néerlandaise. Cette précision est constitutive, car le Commissaire du Reich était compétent en ce qui concernait la Police néerlandaise. Le témoin hollandais Hirschfeld, qui a été secrétaire général pendant tout le temps de l’occupation, a expressément confirmé que Rauter était directement subordonné à Himmler et que l’unité de la Police et de l’administration qui ressortait en apparence de l’ordonnance n’existait pas en réalité. Dans son livre Axis rule in occupied Europe, Raphaël Lemkin à assigné à la page 21, comme tâche à la Police, la liquidation de personnes indésirables au point de vue politique et de Juifs. Il dit également que la responsabilité principale de la réquisition et de la déportation de la main-d’œuvre du service du travail dans les pays occupés incombe à la Police.

LE PRÉSIDENT

Je crois qu’il serait temps de lever l’audience.

(L’audience sera reprise le 22 juillet 1946 à 10 heures.)