CENT QUATRE-VINGT-TROISIÈME JOURNÉE.
Lundi 22 juillet 1946.
Audience du matin.
Le Tribunal apprend que le Ministère Public anglais soumettra à la traduction les documents qui concernent les SS et les chefs politiques. Devons-nous nous en occuper au préalable ?
Je m’occupe moi-même des documents qui concernent les chefs politiques et mon collègue, M. Elwyn Jones, de ceux des SS. Le Tribunal pourrait peut-être aborder maintenant les documents qui concernent les chefs politiques ?
Oui.
Monsieur le Président, j’en ai parlé au Dr Servatius qui représente les chefs politiques, et nous nous sommes entendus sur les documents qu’il doit présenter. J’ai fait imprimer des listes des documents sur lesquels nous nous sommes mis d’accord.
Le Dr Servatius a primitivement soumis six livres contenant 250 documents, dont certains sont très longs. Nous sommes convenus en fin de compte d’un total de 90 documents dont nous n’avons fait traduire que des extraits. Ces passages ont été marqués, et le reste évidemment sera laissé de côté.
De quelle importance seront les livres de documents ? Pouvez-vous nous le dire ?
Oui, il y aura en tout environ 100 documents, mais la plupart sont très brefs. Le plus long, je crois, n’a que deux pages. Les autres ne sont que de courts extraits d’un ou deux paragraphes.
Oui.
Je pourrais peut-être ajouter que le Dr Servatius avait compris dans ses livres un certain nombre d’affidavits que nous avons exclus, car nous avons compris que le Tribunal désirait en laisser l’examen aux commissions. Il y avait aussi des citations de Mein Kampf que nous avons également exclues, parce que le Tribunal avait sous les yeux un exemplaire de cet ouvrage. C’est un gain de temps pour les services de traduction et de ronéotypie. Quant au reste, tant de documents faisaient double emploi, et le Dr Servatius s’est pleinement rangé à cet avis, que ce que nous avons admis sous la rubrique A correspond au but poursuivi. Si j’ai bien compris le sens de l’entretien que j’ai eu avec lui ce matin avant l’audience, le Dr Servatius désirerait compléter cette liste sur certains points. Il voudrait faire rentrer sous cette rubrique A les documents 50, 68, 69 et 162, qui en sont encore exclus. Monsieur le Président, il serait opportun que le Dr Servatius poursuive avec moi l’examen de cette question, afin que nous puissions arriver à nous entendre sur l’admission ou le rejet de ces documents.
Certainement.
Je ne sais pas si le Dr Servatius a quelque chose à ajouter ?
Monsieur le Président, je suis d’accord pour régler cette question et les petites questions qui restent encore pendantes avec le représentant du Ministère Public. Les livres pourront être réduits à deux. Autrement dit, il me restera deux livres de documents.
Je vous remercie. Monsieur Elwyn Jones ?
En ce qui concerne les documents relatifs aux SS, le Dr Pelckmann et les représentants du Ministère Public se sont mis d’accord sur 99 de ces documents. Il a été entendu que 22 documents seraient laissés de côté. En ce qui concerne les autres, certains seront inclus dans leur totalité, ou sous forme d’extraits.
En ce qui concerne les documents 31 et 32, le Dr Pelckmann a indiqué qu’il reconsidérerait les indications relatives à ces documents. Il est, par conséquent, possible que le Dr Pelckmann ait des observations à soumettre au Tribunal à ce sujet. En ce qui concerne six de ces documents, cependant, nous ne sommes pas arrivés à un accord. Le Dr Pelckmann soutient que ces documents sont nécessaires pour son exposé, et il serait peut-être utile que je soumette au Tribunal les objections du Ministère Public.
Le premier de ces documents, le numéro 69, est un extrait du discours prononcé lors de la première séance du Reichstag après l’accession des nazis au pouvoir par le chef social-démocrate Wels. Cet extrait indique que le parti de Wels soutenait l’égalité des droits et niait la responsabilité de l’Allemagne dans la guerre. J’indique, au nom du Ministère Public, que ce document est cumulatif et qu’il y a déjà suffisamment de documents dans ce sens déposés devant le Tribunal. En tout cas, je prétends qu’il n’est d’aucun poids dans l’affaire des SS.
La responsabilité de l’Allemagne dans la guerre ? A quel moment ?
Dans l’avant-dernière guerre.
Oui.
Je propose enfin, au cas où le Tribunal admettrait ce document, d’en fournir, dans l’intérêt de la vérité historique, des extraits suffisamment vastes pour comprendre la critique rigoureuse du parti nazi que fait M. Wels.
Le document suivant porte le numéro 85. C’est un extrait du Völkischer Beobachter, une citation de William Randolph Hearst, rapportant une prétendue explication donnée par l’accusé Rosenberg le 3 septembre 1934. Lorsque ce célèbre personnage était en Allemagne trois ans auparavant, il y régnait le plus grand désordre. Aujourd’hui, le 3 septembre 1934, sous la conduite de Hitler, l’Allemagne est devenue le pays de l’ordre.
Le Tribunal se souviendra que cette date suivait de neuf semaines ce que Hitler a qualifié lui-même les terribles assassinats du 30 juin 1934. Je déclare respectueusement que ce document est, lui aussi, cumulatif, qu’il n’a pas d’intérêt et qu’il n’a aucune force probante.
Le document suivant porte le numéro 86. C’est également un extrait du Völkischer Beobachter qui prétend rapporter les impressions de voyage d’un sportif américain à travers l’Allemagne en 1934. Il décrit sa satisfaction pour ce qu’il a constaté en Allemagne. Encore une fois, ce document est cumulatif, sans relation directe avec les SS et sans valeur probatoire.
Encore un document contesté, le numéro 96. C’est un extrait d’un livre d’un auteur américain qui, de façon significative, a été publié en Allemagne en 1935. C’est un long extrait qui parle de camps de concentration. Il décrit une visite de l’auteur au camp de concentration d’Oranienburg. Il parle des installations sanitaires modernes et des dortoirs qui sont aussi bons apparemment que ceux de l’Armée américaine. Les prisonniers ont la même nourriture que le commandant du camp et que les gardes SS ; trois repas abondants sinon avec luxe, chaque jour, et le reste à l’avenant. Je prétends que cet extrait n’a aucune valeur objective.
Et, enfin, il y a deux autres documents, les numéros 101 et 102. Le document 101 est un extrait d’un magazine américain prétendant décrire les résultats de certaines expériences effectuées par les savants américains avec un vaccin qualifié d’immunisant.
Le document 102 est extrait du livre L’odyssée d’un docteur américain qui se rapporte à d’autres expériences au moyen de produits immunisants dans le cas de maladie du béribéri. Le Ministère Public ne peut en aucune façon accepter la vérité des faits mentionnés dans ces extraits ; mais même s’ils étaient vrais ils n’auraient aucun rapport avec ce dont nous nous occupons ici. Je propose de les rejeter des livres de documents des SS.
En dehors de ces documents, la Défense et le Ministère Public sont d’accord, et il n’y a plus rien à dire à ce sujet, Monsieur le Président.
Le Tribunal aimerait entendre le Dr Pelckmann.
Monsieur le Président, je vais m’occuper des différents documents qui ont été présentés par le Ministère Public. D’abord, les documents SS-31 et SS-32.
Les documents SS-31 et SS-32 s’occupent de la question de savoir si les SA et les SS ont exigé l’adhésion des étudiant si aux SA ou aux SS. C’est une question qui, en premier lieu, concernait les SS. Les documents des SA ont été traités récemment, et je crois que ces documents ont été présentés à cette occasion. C’est pourquoi je les retire. Il ne me reste que six documents propres qui soient discutés. Tout d’abord le document SS-69. A propos de ces documents, je voudrais faire une déclaration de principe : ces documents ne traitent pas la question de savoir si ce qu’il disent est ou a été objectivement vrai. Ils sont là pour présenter des faits et pour montrer, comme les lecteurs l’ont admis, que ces faits étaient véritables. Ils démontrent que ces faits ont été décisifs pour la formation de l’opinion aussi bien du peuple allemand que des SS qui en faisaient partie. Ils s’occupent également de l’attitude de l’étranger ou de l’attitude à l’intérieur. Les choses doivent être considérées autrement pour chaque accusé. Pour chacun d’eux, l’attitude de l’étranger a pu être sans importance. L’Accusation prétend qu’une grande partie des accusés a trompé l’étranger. Mais la grande masse de la population, et en particulier les membres des SS, devaient pouvoir considérer que ce que l’étranger a pensé et fait était essentiel pour la formation de l’opinion, de savoir si le régime national-socialiste était criminel ou non. Tous ces documents se placent à ce point de vue général.
Le premier document, SS-69, est un discours du député social-démocrate Wels. Comme l’a dit le représentant du Ministère Publie, il a été prononcé après la prise du pouvoir par Hitler et déclarait que son auteur était d’accord pour dire qu’il fallait combattre le Traité de Versailles. Mais il ne s’agit pas de savoir si ce Traité était justifié ou non. Il ne s’agit que de savoir ce que pensaient la masse du peuple et les partisans de Hitler qui venaient d’arriver au pouvoir, lorsqu’un social-démocrate était précisément d’accord avec un point du Parti.
Par conséquent, je considère ce document comme un moyen de preuve important, particulièrement pour les SS, parce que, à leurs yeux, comme aux yeux de tous les autres Allemands, il constituait un moyen de forcer l’opinion.
Docteur Pelckmann, estimez-vous qu’il ressorte de ce document que le Traité de Versailles devait être combattu par la guerre ou qu’il fallait essayer de l’éliminer par des négociations ?
Il ne dit en rien que le Traité devait être combattu par la guerre.
Passons aux documents SS-85 et SS-86. Le célèbre éditeur de journaux américains Hearst qui, autant que je le sache, avait également une influence considérable en Amérique, dit, comme le Ministère Public l’a fait remarquer, et cette déclaration a été faite quelques mois après les événements sanglants du 30 juin 1934, en septembre 1934, qu’il était venu en Allemagne trois ans auparavant et qu’il y avait trouvé un très grand chaos, alors que sous le régime de Hitler l’Allemagne était devenue le pays de l’ordre.
Il faut encore que j’insiste sur un fait. Je ne constate pas des faits objectifs, mais des faits qui ont été notés par des publicistes étrangers, diffusés à l’étranger et présentés, à ce moment-là, par la propagande nationale-socialiste au peuple allemand. Le peuple allemand et, par conséquent, la grande masse des SS, ne pouvaient pas admettre que ces publications étaient autre chose que la confirmation de ce qu’ils trouvaient dans leur bonne foi, que tout cela était fait pour maintenir l’ordre et la paix du monde.
La seconde déclaration, dans le document 86, est à peu près semblable. Elle date du 27 septembre et est intitulée : « L’Amérique prend part aux Jeux Olympiques ». Le chef de l’athlétisme américain a étudié la question de savoir si la nation américaine devait participer aux Jeux Olympiques. Il a fait un rapport en Amérique sur ce qu’il avait expérimenté, après s’être rendu en Allemagne, et il s’est prononcé de façon décisive pour la participation des États-Unis aux Jeux Olympiques. Et l’effet attendu s’est réalisé : le Comité a décidé de participer aux Jeux Olympiques.
Nous y voyons un renforcement et une confirmation de l’opinion publique allemande, et par conséquent de la masse des membres SS, et nous constatons que, dans ce cadre, l’étranger a nettement pris une attitude positive en face de l’Allemagne nouvelle. Et je vous prie de ne pas oublier que ces faits dépendent de différentes époques. Lors de la discussion devant le Tribunal de la question des organisations, du 28 février au 2 mars, on a attiré l’attention sur le fait que l’appartenance dépendait des époques. Et on doit se représenter combien il pouvait être important, pour chacun de leurs membres, lorsque l’effectif des SS s’est mis à croître d’une manière extraordinaire, en 1933, que l’étranger, immédiatement après la prise du pouvoir, donnât des preuves de son adhésion.
Je m’excuse, Monsieur le Président, de donner des explications un peu plus longues qu’on ne le désirerait, mais je pense qu’il est absolument nécessaire de discuter ces principes de la Défense touchant aux organisations, qui n’ont pas encore été abordés devant le Tribunal.
Ensuite, vient le document SS-96. Il s’agit encore une fois d’une voix de l’étranger. Celle d’un journaliste américain. Mais je ne suis naturellement pas à même de vérifier sa qualité. Je sais seulement, ce qui est objectivement important, que c’est la voix d’un journal américain qui a été diffusée dans une édition allemande extrêmement répandue. Ce journaliste explique, dans cette page qui a été citée, les conditions dans les camps de concentration en Allemagne. L’impression qui en résulte est en général satisfaisante, et je dois mentionner jusqu’en 1935 en ce qui concerne la question de...
Pouvez-vous donner au Tribunal le nom de ce journaliste ?
Oui. Il s’appelle Doug Brinkley.
Voulez-vous l’épeler ?
D-o-u-g-l-a-s B-r-i-n-k-l-e-y. J’ai déjà dit que je ne connaissais pas plus ce nom que vous, mais il faut partir du point de vue que cette publication a eu lieu en Allemagne, et que l’Allemand moyen ne pouvait pas savoir s’il s’agissait d’un journaliste américain connu ou inconnu. En tout cas, il s’est occupé des conditions qui régnaient dans les camps de concentration en Allemagne et de la connaissance que les Allemands, en règle générale, et les membres des SS en particulier, pouvaient en avoir. Ce point est important car dans la présentation des preuves et devant les commissions, je montrerai, comme je l’ai déjà montré, que la connaissance des choses qui se passaient réellement dans les camps de concentration se bornait à un très petit cercle d’individus qui avaient à s’en occuper.
Enfin, dans les documents SS-101 et SS-102, il s’agit de la question des expériences médicales sur des êtres humains. Je voudrais dire d’abord que je ne veux absolument pas représenter l’opinion qui veut que ces tentatives faites dans les camps de concentration correspondent aux principes de l’humanité. Pour en juger, je ne peux rien dire sans un examen détaillé des preuves, mais en me basant sur des publications scientifiques récentes, j’indique que la question des expériences médicales souvent mortelles sur des êtres vivants, qui permettent de sauver la vie à des milliers et des centaines de milliers d’individus, a été affirmée par la science et par d’éminents savants étrangers anglais et américains. Les internés des camps de concentration se sont mis volontairement à la disposition de ces expériences. J’ai essayé de le démontrer devant les commissions et j’aurai encore l’occasion de le faire. J’indique de plus que la preuve de ces expériences a été produite à l’étranger, et, selon moi, par les déclarations de ces personnes qui ne se sont pas toujours présentées volontairement comme sujets d’expériences. Dans le détail, le document 101...
Voulez-vous arrêter un instant ? Je crois que vous avez dit que ces gens s’étaient proposés volontairement pour ces expériences ?
De ces documents, il n’apparaît pas d’une façon claire que ces individus se soient présentés volontairement ; mais je prétends, d’après les déclarations qui ont été faites, que les expériences dans les camps de concentration ont été pratiquées sur des volontaires, à moins...
Je vous ai demandé ce que disent ces documents 101 et 102 dont vous venez de parler. Ne disiez-vous pas que les gens s’étaient volontairement soumis à ces expériences dont vous nous parlez ?
Non. Je disais, Monsieur le Président, que les cas différaient et qu’on ne peut pas le déduire clairement des documents. Certains documents indiquent que ces personnes ne se sont pas présentées volontairement pour ces expériences. Il me paraît plus important par contre...
Je me dois, Messieurs, de contredire les déclarations de la Défense. Il ressort du document 101, cet article paru dans le magazine Times qui n’est pas, à mon sens, une revue scientifique, que la question de savoir si les personnes utilisées pour ces expériences étaient des volontaires ou non n’a pas été abordée. Le second extrait du document 102 indique de façon non équivoque que les sujets de ces expériences étaient des volontaires.
C’est exact. Le deuxième document traite des expériences sur des volontaires. Par contre, le premier ne règle pas la question. Mais je conclus du contexte que la question du volontariat ne semble pas résolue. C’est un extrait d’une revue nouvelle, le Times, du 24 juin 1946, qui s’occupe de la lutte contre la tuberculose. Des savants américains ont entrepris des expériences en pratiquant des injections contre la tuberculose à 3.000 Indiens. La moitié a été vaccinée. L’autre moitié a reçu une injection salée anodine. 40 cas de tuberculose se sont développés, cas n’ont pas réagi et on a enregistré 38 décès. Et les expériences avaient été tentées sur des Indiens qui n’étaient pas tuberculeux.
L’autre document est la traduction allemande d’un livre américain : L’Odyssée d’un docteur américain. On décrit dans ce livre des expériences qui ont été tentées sur des détenus de Bilibid par les savants Fraser et Stanton à propos du béribéri. Comme le Ministère Public l’a annoncé, ces expériences amenaient quelques avantages à ceux qui en étaient l’objet, voire même des diminutions de peine, si elles se révélaient dangereuses. Ces essais ont été pratiqués sur les internés de l’asile de fous de Kuvala Lumpur : on donna à la moitié d’entre eux du riz non décortiqué et à l’autre moitié du riz décortiqué. Cette moitié contracta la maladie. On changea les deux groupes. Les malades se guérirent, mais ceux qui étaient bien portants tombèrent malades. Les suites de ces expériences, comme la maladie elle-même, sont extraordinairement tenaces. Les malades, en fin de compte, ne peuvent quitter le lit et meurent souvent de faiblesse cardiaque.
« Je n’oublie pas l’impression » — et je cite cet ouvrage — « que m’a faite l’immense hôpital de Singapour où sont soignés les malades incurables atteints du béribéri. Ces pauvres gens rampent sur les mains... »
Nous n’avons pas besoin de tous ces détails.
Je veux dire simplement qu’il s’agit ici d’un avis scientifique qui est au moins discuté...
Excusez-moi d’intervenir encore une fois, mais l’avocat donne à ces citations une interprétation si erronée que je suis forcé de protester. Le rapport dont on parle traite des symptômes du béribéri et n’a aucun rapport avec le résultat de ces expériences. Les expériences ont pris la forme suivante : on a mis des Malais à leur régime habituel, qui se compose de riz décortiqué dont on pensait qu’il entraînait le béribéri. D’autres prisonniers ont été soumis à un autre régime composé de riz non décortiqué, et il a été prouvé que leur régime habituel, composé de riz décortiqué, provoquait le béribéri. Il n’y a donc pas lieu d’en tirer des conclusions sinistres. Il n’y a là aucun élément propre au Dr Rascher.
Je voudrais conclure sur la question subjective. La Défense prétend que ces expériences ont été tenues secrètes, et que même lorsqu’elles ont été connues...
Nous avons pris connaissance de l’essentiel de vos arguments.
Je vous remercie.
Nous entendrons maintenant le Ministère Public américain à propos de l’État-Major général et du Haut Commandement du SD et de la Gestapo.
Monsieur le Président, en ce qui concerne le SD et la Gestapo, nous sommes arrivés à un accord complet avec la Défense. Il n’y a donc pas de divergences sur les documents. Ils forment environ 150 pages pour la Gestapo et 80 pages pour le SD.
En ce qui concerne le Haut Commandement et l’Etat-Major général, nous n’avons pu nous mettre d’accord sur quelques-uns des documents. Dans le premier livre de documents, nous avons à propos du document n° 5, soulevé des objections contre sa traduction parce qu’il fait état des avis d’un certain général Busse sur le sentiment politique de quelques généraux vis-à-vis du national-socialisme. Ce n’est que son opinion et n’a pas la prétention d’être autre chose. Quelques graphiques et cartes sont joints. Il prétend se rattacher à des impressions que le général aurait recueillies au cours de conversations avec d’autres. Rien ne dit qu’il eût eu une autorité suffisante pour en savoir plus qu’aucun autre en ce domaine.
Nous faisons également des objections au document n° 8, car c’est un document basé sur la collection d’opinions réunies par le général Winter. Il a fait une sorte de référendum privé, parmi ses collaborateurs, et a rassemblé ces opinions dans un affidavit...
Quelle est la nature de ce document ? Est-ce une publication ?
Non, Monsieur le Président, ce n’est pas une publication. C’est une déclaration du général Winter.
Est-ce une déclaration sous serment ?
Oui, Monsieur le Président.
Les déclarations de Busse et de Winter ont été faites toutes deux sous serment ?
Oui, toutes deux. Et les deux intéressés les ont présentées.
Quelle en est la date ? 1946 ?
Oui, Monsieur le Président ; elles sont très récentes. 1946.
Quelle date ?
L’une d’elles est de juin ; en tout cas de ces deux derniers mois.
Le document n° 9 a le même caractère. C’est une déclaration basée sur des déclarations écrites. Parmi toutes ces déclarations qui émanent de membres de la Wehrmacht, et en tout cas parmi celles qui sont faites sous la foi du serment, il ne s’en trouve aucune qui soit certifiée par les gens intéressés. L’auteur de l’affidavit tourne en rond, fait des enquêtes et jure sous la foi du serment que ses affirmations sont exactes et est d’avis qu’elles sont exactes sans démontrer le moins du monde que les gens qui lui ont donné des renseignements l’ont fait en les certifiant sous la foi du serment.
Le document n° 11 est un article de journal sur un rapport du général Marshall au ministre de la Guerre américain. Il a déjà été présenté ici par l’avocat. Notre objection est de nature technique, mais elle est indispensable et fondée. Nous estimons qu’un extrait de journal ne saurait être utilisé quand le document a été déposé. Comme il a déjà été soumis, il ne devrait pas y avoir de difficulté. C’est le document Jodl-56. Nous n’avons pu encore amener la Défense à partager ce point de vue.
Le document n° 13 est encore un recueil d’opinions divergentes contenues dans une déclaration du général Winter, qui se rapporte à une autre enquête qu’il a effectuée parmi ses camarades de captivité sur leur attitude à l’égard de ce qu’on a appelé l’ordre des commissaires. Cette affaire a déjà été soumise à la commission instituée par le Tribunal. Notre objection a déjà été formulée sur ce point devant la Commission, qui l’a admise. En tout cas, nous élevons à nouveau une objection et nous estimons que cette déclaration du général Winter, fondée sur des renseignements de cette sorte, n’a aucune valeur.
Le document n° 20 est une lettre d’un général Seidler. Cette lettre du général Seidler, naturellement, n’est pas une déclaration sous serment. C’est le document n° 20, auquel nous faisons objection. Nous avons en tout cas des doutes sérieux sur sa valeur. Le livre n° 2 contient un document auquel nous faisons objection. C’est le document n° 15. Ce n’est pas non plus une déclaration sous la foi du serment, c’est une lettre du général von Graevenitz au général von Kleist ; elle date du 24 juin 1946. Elle ne nous semble pas avoir de valeur et nous estimons qu’elle n’a pas à être utilisée par le Tribunal.
En dehors de cela, nous n’avons pas de divergences de vues.
Monsieur Dodd, voudriez-vous nous dire la longueur de ces documents contre lesquels vous avez formulé des objections ?
Ils ont, en moyenne, d’après ce que je vois du texte allemand, deux ou trois pages. Plusieurs contiennent des annexes. Vous parlez en général ?
Oui, prenez-en la liste en commençant par le numéro 5.
Il y a deux pages. C’est une déclaration accompagnée d’une annexe.
Et qu’en est-il de Winter, le document n° 8 ?
Il a sept pages, et deux pages d’annexés, ce qui fait neuf pages. L’article de journal sur le rapport du général Marshall a, je crois, une page dactylographiée. Le document 13 a dix pages. La lettre du général Seidler n’a qu’une page ; le document n° 15 n’a qu’une page. C’est une lettre.
Je vous remercie. Docteur Latemser ?
Il reste encore un certain nombre de documents qui sont sujets à discussion. C’est d’abord le document n° 5, page 29. Il se rapporte à des faits historiques connus qui figurent dans ce tableau graphique pour représenter leur étendue et leur effet à l’intérieur du groupe de chefs militaires qui est accusé. La déclaration sous la foi du serment du général Busse, qui est jointe, ne doit pas démontrer des faits historiquement connus, mais seulement expliquer le tableau. Il ne s’agit pas d’une opinion privée du général Busse. On ne peut donc pas présenter d’objection contre l’admission de ce tableau.
Je dois maintenant envisager les documents 8 et 9 en bloc, car ils pourraient entraîner des objections du même ordre. Les listes que j’ai soumises sous ces deux numéros doivent permettre au Tribunal de juger d’une manière plus approfondie le cercle de militaires qui fait l’objet de cette accusation. Il ne s’agit donc pas d’explication écrite au sens où nous l’avons employée jusqu’alors, mais de listes, et je me déclare prêt, au cas où la section technique le demanderait, à réduire ces listes dans la mesure de la demande.
Le document USA-778 (PS-3739) est la base des deux listes : il a été présenté par le Ministère Public le 2 mars 1946. Il indique le nom des personnes qui tombent sous le coup de l’accusation, et l’époque où elles ont occupé des fonctions correspondantes. Ce document ne donne aucune source à la base de ces données. Ce sont donc de pures affirmations du Ministère Public. Abandonnant ce document USA-778, j’ai demandé au général Winter d’établir les listes 8 et 9 au mieux de sa conscience et de ses connaissances. A rencontre de la liste du Ministère Public, le Tribunal peut apprécier la source de ces listes et il peut d’autant mieux le faire que le général Winter a été personnellement cité comme témoin au cours des débats de l’affaire Jodl.
La liste n° 8 comprend les morts, ceux qui sont accusés à titre individuel et ceux enfin qui n’ont occupé les fonctions correspondantes qu’à un titre passager. On arrive ainsi, d’après cette liste, à 56 personnes, de sorte que la signification pratique du jugement s’arrêterait à ce nombre. Cette liste renferme en outre les cas nombreux où des commandants en chef ont été privés de leurs commandements en raison de leurs divergences d’opinions.
La liste n° 9 donne les noms des 31 personnes qui, rassemblées par le Ministère Public, ont occupé leurs postes moins de six mois. Cette preuve est importante pour la prétendue conspiration. Si le Tribunal veut avoir une solide base de fait pour la composition du groupe accusé, ces listes doivent être admises. La liste du Ministère Public qui a été adoptée (USA-778) ne peut se référer aux mêmes sources que celles que je fournis. Car les listes de la Défense citent leurs sources qui sont susceptibles de vérification. Si j’avais suivi la même voie que le Ministère Public, je n’aurais pas eu besoin de présenter des listes accompagnées de déclarations sous la foi du serment. C’est pourquoi je vous demande d’admettre ces documents.
Le numéro 11 a été, sous la même forme, adopté par le Tribunal sous le numéro Jodl-56. Je me suis alors reporté à ces documents et me suis adressé au Ministère Public, mais mes efforts pour éclaircir la question n’ont pas été reconnus.
Si nous vous comprenons bien, le document n° 11 est un article de journal qui concerne le rapport du général Marshall ?
Lorsqu’on me l’a reproché, je m’y suis immédiatement reporté, et ce même document, auquel je vais me référer, a déjà été présenté au cours des débats intéressant Jodl. Il s’agit du rapport Marshall. Je retire par conséquent ce document.
Vous le retirez ? Très bien.
Oui ; ce document a déjà été déposé. Mais je ne voulais l’avoir dans mon livre de documents que pour compléter ; il n’était pas nécessaire, Monsieur le Président, que le Ministère Public me l’explique, car je suis tout à fait au courant.
Le document Mil-13 est le fondement du document USA-778 en ce qui concerne le groupe accusé. A l’aide de cette liste établie également par le général Winter, je voudrais expliquer l’attitude qui s’est révélée exempte de critique des. généraux vis-à-vis de l’ordre des commissaires. Comme cette liste, qui a été établie au moyen de celle déposée par le Ministère Public, et la déclaration sous la foi du serment qui lui est jointe donnent les mêmes sources, ce document peut être apprécié à sa juste valeur. Les objections du Ministère Public peuvent influer sur sa force probante, mais elles ne peuvent détruire le caractère documentaire de cette pièce.
Le document 13, c’est-à-dire celui qui traite de l’attitude des généraux sur l’ordre des commissaires, n’a-t-il pas déjà été examiné par la commission ?
Oui, Monsieur le Président, mais avec ces documents et ces interrogatoires, il n’est pas possible d’obtenir la vue d’ensemble que je voudrais avoir en présentant ce document. Dans ce document figurent les noms des généraux qui rentrent dans ce prétendu groupe. J’ai fait une colonne pour ceux qui ont reçu l’ordre et une autre colonne pour ceux qui l’ont exécuté. Et le général Winter explique les faits qu’il avoue dans une déclaration sous la foi du serment, qui est jointe à cette liste. Il indique aussi les sources qui sont à la base de ses connaissances, de sorte que je puis examiner ces sources et apprécier leur force probante.
Docteur Laternser, vous avez déjà convoqué un certain nombre de témoins devant la commission, n’est-ce pas ?
Oui, Monsieur le Président. J’ai entendu huit témoins.
Je suppose que tous ou presque tous, ont traité de cette question, et que vous avez soumis un certain nombre d’affidavits traitant également de cette question, n’est-ce pas ?
Oui.
Combien d’affidavits avez-vous présentés devant la commission ?
Il y en avait 72, Monsieur le Président.
Est-ce que ce n’est pas une tentative de votre part pour étendre et rendre plus probantes les preuves que vous soumettez ?
Monsieur le Président, dans l’ordre des commissaires, il s’agit incontestablement d’un ordre criminel, mais je voudrais montrer à l’aide de cette liste, pour la rendre plus claire encore, quelle a été sur ce point, l’attitude exemplaire des généraux. Et j’ai réuni dans cette liste les résultats de cette recherche avec la déclaration du général Winter, de sorte que le Tribunal pourra apprécier ce qu’il faut tirer de ces faits. Je tiens simplement à faire remarquer que les objections du Ministère Public peuvent atteindre la force probante, mais non la nature de ce document que je vous demande d’admettre.
Si vous avez déposé quelque 72 ou 82 affidavits devant la commission, pourquoi ne lui avez-vous pas soumis également ce document ?
Il ne s’agit pas d’un affidavit. Jusqu’à présent, seuls des affidavits ont été présentés. Tandis qu’il s’agit dans le document Mil-13 d’une chose principale, la liste, alors que les déclarations sous serment qui lui sont jointes n’en sont que des annexes qui doivent lui donner une signification propre. Le point principal de ce document est donc la liste et non pas la déclaration sous la foi du serment qui l’explique. La commission n’avait pas lieu d’admettre un tel document.
Oui, Docteur Laternser, mais le fait qu’il s’agisse d’un affidavit qui authentifie une liste ne le rend pas inadmissible par la commission. Il aurait pu être présenté à la commission, et si tel avait été le cas, il nous eût été transmis comme tout ce qui est enregistré devant la commission. Comme je l’apprends, tous ces documents auraient dû être déposés devant la commission.
Non, Monsieur le Président, ce point de vue est inexact. Jusqu’alors, nous n’avons pu présenter à la commission que des affidavits et non pas des documents. Les documents devaient figurer dans les livres de documents. C’est pourquoi nous discutons aujourd’hui. Et cette liste Mil-13 est un document, tandis que la déclaration sous serment n’a qu’un caractère subsidiaire.
Nous vous entendons et allons prendre cela en considération.
Je voudrais encore me prononcer sur les documents Mil-15 et Mil-20. Ce sont des lettres, et je demande à être autorisé à les produire, du fait qu’au cours de ces débats de simples lettres ont souvent été admises. Je rappelle que c’est, d’une part, une lettre de Rainer qui a trait à l’affaire Seyss-Inquart. D’autre part, je dois donner à la lettre du général Zeitzler du 8 juillet 1946 (Mil-20) une grande valeur, car il en résulte qu’en raison des efforts de l’un des généraux qui tombent sous l’accusation, l’ordre des commissaires a été rapporté. C’est pourquoi cette lettre présente pour moi, en ma qualité de défenseur du groupe accusé, une signification particulière.
Voudriez-vous m’indiquer la date de ces lettres ?
Cette lettre porte la date du 8 juillet. Elle m’a été adressée. C’est tout ce que je voulais répondre aux objections du Ministère Public.
Je vous remercie. Monsieur Dodd, nous en avons terminé avec la discussion que nous avions abordée ce matin, n’est-ce pas ?
Oui.
Le Tribunal prendra tout cela en considération. Je donne la parole au Dr Steinbauer, avocat de l’accusé Seyss-Inquart.
Vendredi, j’en étais arrivé, Messieurs, a la page 71 de mon exposé, que je reprends aujourd’hui à cette même page avec votre autorisation.
Il ressort de ce qui a été dit que le Commissaire du Reich n’avait qu’une responsabilité limitée pour la Police allemande dans la mesure où il devait faire appel à elle pour l’exécution de ses ordonnances dans le domaine civil. La Police avait coutume, quand le Commissaire du Reich faisait appel à son concours, de se mettre d’abord, la plupart du temps, d’accord avec Himmler à ce sujet. Mais le Commissaire du Reich ne pouvait dans tous les cas qui étaient de la compétence de la Police, ni lui donner des ordres, ni intervenir de jure dans son activité. C’est ce qu’il faut absolument prendre en considération, si l’on juge la question juive, les camps de concentration et les déportations.
La légitimité des tribunaux d’exception et de la prison préventive policière est admise par le rapport du Gouvernement néerlandais lui-même. L’emprisonnement, la direction des camps de concentration et des camps de prisonniers étaient affaires de la Police. Comme l’accusé l’a exposé en détail dans sa déposition, il s’est particulièrement efforcé, ce qu’ont également confirmé Wimmer et Schwebel, de faire cesser dans les camps les mauvaises conditions dont il avait eu connaissance. Je ne ferai que mentionner brièvement ici le traitement des otages indo-néerlandais dont l’accusé s’est beaucoup occupé et, enfin, le fait qu’il est parvenu à faire revenir aux Pays-Bas des ecclésiastiques qui avaient été internés dans le Reich.
Après avoir esquissé rapidement la position de la Police et ses énormes pouvoirs, j’en viendrai à l’un des points principaux de l’Accusation : la question juive.
Dans l’exposé des charges, le Ministère Public déclare que le Commissaire du Reich Seyss-Inquart porte seul l’entière responsabilité de l’accomplissement du programme nazi de persécution des Juifs dans les Pays-Bas. Il aurait lui-même affirmé dans son discours d’Amsterdam du 13 mars 1941, devant les membres de la NSDAP : « Les Juifs ne sont pas pour nous des Néerlandais ; les Juifs représentent l’ennemi pour le national-socialisme et le Reich national-socialiste ». Seyss-Inquart donne aussi dans ce discours les raisons pour lesquelles il avait cru devoir prendre cette attitude vis-à-vis des Juifs, pour sauvegarder les intérêts du Reich ; il voyait en eux des êtres qui, par leur influence sur le peuple allemand, paralyseraient sa volonté de résistance et se présenteraient partout comme ennemis du peuple allemand. Mais il ressort justement de ce discours que Seyss-Inquart ne considérait toutes les mesures prises contre les Juifs que comme des mesures de sécurité pendant la guerre. Il parle de son intention de prendre des mesures modérées pour la période des transitions et dit qu’après la fin de l’occupation les Néerlandais auront à décider du sort à réserver aux Juifs. Il était tout naturel et évident que, pendant la dernière guerre, les Juifs, sans distinction de nationalité eussent appartenu, après le traitement qu’ils avaient subi dans le Reich allemand et, plus tard, dans les pays occupés, aux plus ardents des adversaires de l’Allemagne national-socialiste. Ce fait devait être porté à la connaissance de chaque fonctionnaire qui devait sauvegarder les intérêts du Reich dans un pays occupé. C’est ce qui fait comprendre aussi le discours d’introduction que j’ai mentionné. C’est pourquoi, lorsque Seyss-Inquart fut chargé, par ordre du Führer, de la sauvegarde des intérêts du Reich dans les Pays-Bas, il fallut qu’il prît, d’une façon ou d’une autre, position sur la question juive. Son intention était d’éloigner les Juifs des situations importantes de l’État et de l’économie pendant l’occupation, mais non de prendre d’autres mesures contre eux. Effectivement, il n’appliqua que les mesures stipulant que les Juifs au service de l’État devaient seulement être mis en congé ou à la retraite. Entre temps, Adolf Hitler avait exclusivement conféré le droit à Himmler et à Heydrich de traiter le problème juif avec les pleins pouvoirs et sur tout le territoire où étaient en jeu les intérêts du Reich. Mais la Police de sûreté n’était pas satisfaite des mesures dilatoires prises par le Commissaire du Reich pour traiter la question juive : elle se référa aux pouvoirs que nous venons de mentionner et créa un service à Amsterdam. La Police de sûreté prétendait qu’elle ne pouvait garantir la sécurité du Reich, la tâche qui lui avait été confiée, si on ne limitait pas davantage le nombre des Juifs dans la vie économique et les conditions dans lesquelles ils pouvaient se déplacer personnellement. On a, disait-elle, réuni des Anglais et des Français dans les camps, on les a envoyés de l’autre côté de la frontière, en Allemagne, on a mis sous séquestre leurs fortunes comme biens ennemis, c’est-à-dire qu’on leur a appliqué le traitement qu’avaient subi les Allemands qui se trouvaient en pays ennemis. La Police faisait particulièrement allusion au fait qu’effectivement beaucoup de Juifs participaient, après les avoir souvent organisés, à tous les actes de sabotage ou à toutes autres tentatives de résistance. Les Juifs hollandais aussi, dont les ancêtres avaient, en partie, émigré de la fière Espagne et provenaient cependant pour la plupart du Reich et de l’Est, dirigeaient avant l’occupation déjà des postes importants dans l’administration, mais tout particulièrement dans la presse, dans la lutte contre le national-socialisme. Lorsque l’ennemi arriva dans le pays, ils savaient que ce serait une lutte à mort et, contrairement à la parole de Shylock dans le Marchand de Venise : « Car la souffrance est l’héritage de ma race », ils mirent non seulement leurs biens, mais aussi leurs vies, à la disposition du mouvement naissant de résistance. Le Commissaire du Reich ne pouvait pas rester indifférent devant un pareil fait. Il ne pouvait être question de traiter les Juifs de la même façon que les Anglais et les Français ou d’autres étrangers ennemis, en les confinant dans un camp, ne fût-ce qu’à cause du grand nombre de personnes visées. Les mesures qui concernaient la liberté d’action personnelle étaient prises par le chef supérieur des SS et de la Police, directement subordonné à Himmler ou par la Police de sûreté, qui se trouvait sous les ordres immédiats de Heydrich. A cela s’ajoute aussi l’introduction de l’étoile juive qui, d’ailleurs, n’a pas été considérée corne une diffamation par les Néerlandais. En même temps que ces ordonnances sur la liberté d’action personnelle, les biens des organisations juives et des Juifs étaient également mis sous séquestre. Le Commissaire du Reich dépêcha le Dr Bömker, son chargé de mission spécial, avec l’ordre de surveiller les mesures prises par la Police et d’empêcher les abus, pour autant que cela pouvait être organisé. En réalité, il est souvent intervenu et a su contrecarrer les mesures néfastes de la Police. L’activité du Commissaire du Reich s’étendait, avant tout, à des mesures économiques, et la mémoire du Commissaire du Gouvernement néerlandais concernant le transfert de population dans leur pays d’origine, document PS-1726 (USA-195), donne une idée très nette du problème juif aux Pays-Bas. Ce document montre que le Commissaire du Reich a réussi à faire retarder de près d’une année l’application des mesures prises contre les Juifs, et qu’on a commencé seulement en février 1941 à sévir plus sévèrement contre eux, à la suite de la création ordonnée par Heydrich d’un service central pour l’émigration juive placé sous les ordres du SS-ObersturmFührer de Funte. En comparant les mesures contre les Juifs prises en Allemagne et celles prises dans les autres pays occupés, on peut constater une grande uniformité qui permet de conclure qu’il ne s’agit pas de mesures prises par le Commissaire du Reich, mais de mesures uniformes émanant de services du Reich, c’est-à-dire de la Police. Le Commissaire du Reich est aussi intervenu pour que la mise sous séquestre des biens juifs se fît suivant un plan établi. Quand on en vint, plus tard, sur l’ordre du service central, à la liquidation des biens juifs, le produit de la liquidation ne fut pas encaissé, mais porté au crédit des propriétaires, de sorte qu’environ 500.000.000 de florins se trouvèrent réunis, en dernier lieu, au service du séquestre des biens juifs. Pour mettre fin à l’insistance continuelle et à l’immixtion dans les affaires gouvernementales de la Police, par l’intermédiaire de Heydrich, le Commissaire du Reich essaya, conjointement avec le chef supérieur des SS et de la Police, de stabiliser la question juive dans les Pays-Bas, en réunissant tous les Juifs tombant sous le coup des dispositions restrictives dans deux quartiers d’Amsterdam et dans deux camps où ils devaient vivre sous une administration autonome. L’un des camps s’appelait Westerbork, où il y avait une police de camp juive ; au dehors, ce camp était surveillé par la Police néerlandaise. Quand, au printemps de 1945, il tomba aux mains des Canadiens, la radiodiffusion anglaise annonça que les Juifs qui y étaient internés avaient été retrouvés en bonne santé, contrairement aux autres camps libérés en dehors du territoire néerlandais. L’e deuxième camp d’internement devait être établi à Vught. Himmler en fit un camp de concentration. La communauté juive d’Amsterdam était placée sous la direction du diamantaire Ascher. On mit des fonds à la disposition de la communauté juive, particulièrement dans les écoles, on négocia avec des usines pour procurer du travail aux habitants des quartiers juifs. Au commencement de 1942, Heydrich ou Himmler demanda le transfert des Juifs néerlandais dans un camp de triage dans le Reich. Tous deux se référèrent aux pleins pouvoirs du Führer et firent remarquer qu’il fallait s’attendre, tôt ou tard, à une invasion, que la Hollande semblait un territoire approprié parce que les ports de Rotterdam et d’Amsterdam constituaient des bases de ravitaillement et que, de là, les Anglais auraient le chemin le plus court vers la Ruhr ou les centres industriels d’Allemagne. Le fait de laisser dans la future zone d’opérations en face de l’Angleterre une grande quantité de gens particulièrement hostiles à l’Allemagne n’est pas, disaient-ils, compatible avec la sécurité du Reich. La Police maintint son point de vue et le Commissaire du Reich ne put qu’intervenir pour que l’évacuation se fît de manière plus humaine. Le Commissaire du Reich réussit à soustraire à l’évacuation des milliers de Juifs qui ont pu ainsi rester en Hollande. L’accusé fit inspecter les camps d’internement par ses services et, sur l’intervention de l’Église chrétienne, fit remédier aux abus dans la mesure où il pouvait le faire. L’ordre d’évacuation n’a pas été donné par l’accusé, mais par Himmler ou Heydrich ; l’accusé n’a même pas donné son accord pour l’évacuation. Une partie des Juifs fut envoyée, sur son intervention, à Theresienstadt, qui passait pour un camp d’internement surveillé par de prétendus services internationaux, comme par exemple la Croix-Rouge, et où les Juifs étaient, disait-on, bien traités. Grâce aux mesures d’exception obtenues par le Commissaire du Reich, de nombreux Juifs ont pu échapper à l’évacuation. Le Dr Bömker, que j’ai déjà nommé, reçut l’ordre de surveiller le transport des Juifs, et il fut possible de remédier à plusieurs reprises à des abus du chef supérieur des SS et de la Police. La plus grande partie de ces Juifs fut envoyée en Pologne ; et c’est l’une des phrases les plus terribles qui figure dans les documents produits par le Ministère Public, quand on lit, dans le document USA-195 : « Le nombre total des déportés s’élevait à 117.000. Après qu’ils eurent quitté la Hollande, leurs traces furent complètement perdues : ils avaient été absorbés dans une masse de déportés venant de presque tous les pays occupés, et il ne fut pas possible d’identifier le groupe particulier qu’ils avaient formé ».
Nous arrivons maintenant à la question capitale de toute l’Accusation, au point le plus dramatique de la procédure criminelle dirigée contre l’accusé. L’accusé connaissait-il le sort qui était réservé à tous ces êtres malheureux et innocents ? A-t-il intentionnellement approuvé ce qui se passait, ou bien ne l’a-t-il pas empêché par sa faute ? L’accusé a toujours déclare solennellement, et cela également sous la foi du serment, au cours de sa déposition, qu’il ne connaissait rien de cette affaire et qu’il pensait que les Juifs étaient réellement transportés dans l’Est pour la durée de la guerre. Lorsque l’accusé a eu, en 1942 ou 1943, la possibilité, à l’occasion d’une conférence, de parler lui-même à Adolf Hitler, il a amené la conversation sur le problème juif. Comme le Commissaire du Reich déclarait que l’évacuation des Juifs soulevait de graves désordres dans les Pays-Bas, Adolf Hitler lui répliqua qu’il se devait de séparer les Juifs du corps de la nation allemande, en tant qu’élément destructeur, et qu’il voulait les transplanter dans l’Est. Himmler, chef des SS et de la Police allemande, questionné par l’accusé au début de 1944, répliqua aux scrupules du Commissaire du Reich en lui disant qu’il ne devait pas s’inquiéter pour ces Juifs, car les Juifs hollandais étaient ses meilleurs travailleurs. Les organes du Gouvernement envoyés dans les camps en revenaient en rapportant que les Juifs se portaient bien et qu’ils étaient contents. Des nouvelles des déportés, qui cessèrent par la suite, arrivaient régulièrement aussi aux Pays-Bas. Aujourd’hui qu’est levé le voile épais qui était tendu sur l’horreur de ces assassinats collectifs, nous connaissons les circonstances et la vérité. Les données qui ont été relevées consciencieusement au cours de ce Procès ont établi que Hitler et Himmler s’étaient entendus, d’une manière absolument diabolique, pour voiler et cacher la connaissance de leurs desseins criminels dans la solution du problème juif. Lorsque j’ai lu pour la première fois le rapport néerlandais sur la question juive, j’ai moi-même été profondément bouleversé. C’est ce document et ce que l’on appelle le testament de Hitler de Hossbach de 1937 que j’ai soumis en particulier à mon client. A propos du document Hossbach, qui demandait l’évacuation de 1.000.000 d’Autrichiens, le Dr Seyss-Inquart m’a répondu qu’il n’avait jamais vu ni entendu parler de ce document et que s’il avait connu un tel projet, il ne s’y serait pas associé. Lorsque je lui ai soumis le document relatif aux Juifs, il m’a déclaré, d’une manière convaincante, qu’il ne connaissait rien du résultat final des événements qui s’étaient passés dans les camps d’extermination. Comme j’exprimais alors mon opinion en lui demandant pourquoi, étant donné qu’il n’avait pas pu faire prévaloir son point de vue, en particulier dans la question juive, contre Himmler et ses séides, il n’était pas parti, il me répondit que j’avais aussi été soldat et devais savoir qu’en temps de guerre un soldat ne pouvait pas déserter. Il était arrivé à la conviction que, en dehors des autres devoirs qui lui incombaient, il devait rester à son poste, car rien de meilleur n’en aurait résulté pour les Hollandais. Je peux, en ma qualité d’avocat et de juriste, ajouter encore quelque chose. On ne pouvait pas supposer les mesures d’anéantissement que le Ministère Public a mentionnées. Si elles ont eu lieu dans la mesure prétendue, il s’agit d’actes commis par un groupe particulier de tueurs aux ordres de Himmler, qui correspondaient uniquement à une situation désespérée. Mais on applique en Droit pénal le principe suivant lequel le lien de cause à effet est rompu si une infraction indépendante vient s’y ajouter. C’est ce qui se passe ici. Avant de clore le chapitre le plus difficile de toute l’Accusation, je voudrais encore examiner la question de savoir si l’on peut croire à l’affirmation de l’accusé lorsqu’il prétend qu’il ne pouvait, en fait, avoir aucune connaissance des crimes monstrueux qui se déroulaient dans les camps d’extermination.
Je crois qu’il serait temps de suspendre.
J’en viens maintenant aux documents. Les documents contre lesquels, dans l’affaire des SS, on a fait des objections, sont les suivants : 69, 85, 86, 96, 101 et 102 ; ils sont tous refusés.
Dans la procédure suivie contre le SD et la Gestapo, tous les documents sont admis.
Dans la procédure contre le Haut Commandement, le Tribunal admet que les documents 8 et 9 peuvent être traduits et insérés dans le livre de documents. Le numéro lia été retiré. Les numéros 5, 13, 15 et 20 peuvent être soumis à la commission sans être traduits pour les livres de documents. J’en ai terminé. Docteur Steinbauer ?
Je continue. Je voudrais, avant tout, apporter à ce sujet le témoignage d’un médecin français, qui a lui-même longtemps été interné dans un camp d’extermination. Il s’agit du Dr Goutbien, de Montgeron (Seine-et-Oise), qui écrit :
« Il est difficile pour un homme normal de se représenter exactement un camp de concentration, qui, dans le langage populaire allemand, est désigné par les deux lettres « K.Z. ». C’est difficile pour plusieurs raisons : tout d’abord, un homme qui a été élevé selon les principes de notre civilisation tout imbibée des principes humanitaires et chrétiens élémentaires, ne peut pas croire à la véracité des récits qui sont faits par les victimes, tant l’horreur, le sadisme, l’excès de raffinement dans la souffrance, dépassent la sensibilité normale ; ensuite les Hitlériens ont essayé de masquer leurs crimes par des apparences, si bien qu’un étranger qui aurait visité il y a deux ou trois ans un camp de concentration aurait été frappé par l’ordre, la propreté qui y régnaient.
« Si un juriste s’était penché sur les cas d’exécution, il eût trouvé toujours des motifs, sinon valables, du moins suffisants, pour les justifier. Si un médecin enfin avait fouillé les documents médicaux, il eût conclu très facilement à des morts normales.
« Tel était le voile qui entourait les K.Z. et que les SS tenaient jalousement baissé. Les SS essayaient de donner une apparence juridique à leurs crimes ; il s’agit ici d’un trait caractéristique de l’hypocrisie hitlérienne. »
C’est dans le même sens que s’exprime aussi le Père jésuite Kùble dans son livre Les camps de concentration, une question de conscience pour le peuple allemand. Il écrit, page 19 :
« ... Et il croyait pouvoir éviter de se démasquer en entourant comme d’un cercle ses actions du plus impénétrable secret. Ce cercle était si étroitement serré qu’un Allemand devait se rendre à l’étranger s’il voulait recueillir des informations concrètes concernant les camps et y lire quelque chose sur les « Moorsoldaten » (soldats des marais). Chez nous, il n’existait pas de livre de ce genre et ce qui se disait de bouche à oreille était bien peu de chose Personne ne pouvait sortir du camp le plus terrible, et les malfaiteurs eux-mêmes étaient à leur tour « liquidés » de temps à autre, afin qu’ils ne pussent rien révéler. Les rares personnes cependant qui sortaient des camps moins terribles étaient tellement intimidées qu’elles ne faisaient que des allusions purement générales et obscures, juste suffisantes pour produire dans le peuple entier un sentiment général de frayeur vis-à-vis de ces lieux couverts de mystère. »
Mais ce peu d’informations transmis de bouche à oreille ne parvenait jamais à la connaissance des fonctionnaires supérieurs du IIIe Reich. Car dans le cas où ceux-ci s’intéressaient à ces choses, la Police l’apprenait et c’était elle qui se chargeait alors de faire taire les propagateurs de cette propagande d’atrocités. C’est pourquoi, avec le temps, on finit par s’abstenir d’en dire quelque chose à ces fonctionnaires.
Le témoignage le plus important est celui d’un homme qui savait, d’un de ceux qui prirent eux-mêmes une part active à la liquidation des Juifs. Le 25 juin 1946, a eu lieu devant ce Tribunal l’interrogatoire, mené par le magistrat qui en était chargé, du témoin Dieter Wisliceny, représentant spécial de cet Eichmann, chargé de l’extermination des Juifs. Il déclara qu’on avait conduit à Theresienstadt des commissions de la Croix-Rouge Internationale ou des diplomates étrangers pour faire croire à des conditions normales d’hébergement. Les Juifs transportés à Auschwitz étaient contraints d’écrire des cartes postales avant d’être assassinés ; ces cartes postales étaient ensuite envoyées à de longs intervalles pour donner l’impression que ces personnes étaient encore en vie. Il invita plusieurs représentants de la presse. On lui demanda expressément qui était préposé à la question juive dans les pays occupés : le chef de la Police d’ordre, la Police de sûreté ou le SD. Il répondit : « D’après ce que je sais, la question juive, dans les autres pays occupés, relève du chef supérieur des SS et de la Police, en vertu d’un ordre spécial de Himmler ».
Afin d’induire les gens en erreur d’une manière plus complète encore, on avait demandé par exemple au Gouvernement slovaque de payer 500 Mark pour chaque Juif comme contribution aux frais de colonisation. Comme je faisais remarquer ce fait à l’accusé, il me répondit que Himmler lui avait demandé, à lui aussi, de fournir une contribution de 400 Reichsmark aux frais de la colonisation, pour chaque Juifs néerlandais. Il avait refusé en sa qualité de Commissaire du Reich : les données concernant la colonisation effective des Juifs étaient insuffisantes et le règlement définitif devait être réservé jusqu’à la paix.
L’accusé a mentionné également, de sa propre initiative, pendant son interrogatoire, quelques cas de stérilisation. J’ai fait des requêtes pour que me soient communiquées les lettres écrites par Seyss-Inquart à Himmler : elles démontrent, avec la déposition de l’accusé, les faits suivants : contrairement à l’affirmation de la secrétaire Hildegard Kunze, qui avait alors 18 ans, Seyss-Inquart n’a jamais, par quelque voie de service que ce soit, fait de compte rendu à Himmler sur la question juive. Par contre, Seyss-Inquart a demandé à Himmler de ne pas aggraver davantage la situation des Juifs dans les Pays-Bas et, à cette occasion, il a insisté sur les mesures qui avaient entre temps été prises contre les Juifs et qui dépassaient les mesures prises dans le Reich ; il cita à ce propos les cas de stérilisation. Seyss-Inquart a tout de suite pris position contre la stérilisation des femmes et a déclaré aux Églises chrétiennes qu’aucune contrainte ne serait exercée. Et en effet, peu après, d’autres cas ne se sont plus présentés. En ce qui concerne le cas lui-même, une responsabilité ne peut incomber à l’accusé que dans la mesure où il n’a pas pris immédiatement position contre cette action, sans qu’il ait eu toutefois la certitude de pouvoir l’empêcher. Les raisons de l’attitude de l’accusé résultent de la lettre que j’ai déposée comme preuve : c’était le souci que la situation des Juifs pût encore empirer, et la supposition que ces Juifs seraient dorénavant soustraits à l’attention ultérieure de la Police.
En tout cas, lorsque des mesures contre les Juifs ont été prises par l’accusé, elles ont été appliquées comme des mesures destinées aux étrangers ennemis, pour les raisons dont l’accusé a fait mention dans son discours à Amsterdam du 21 mars 1941. Ce qui est arrivé en dehors de ce domaine résultait d’instructions directes des services centraux du Reich, notamment de Heydrich, et, dans la plupart des cas, d’organes de ces services centraux du Reich.
Un autre chef d’accusation repose sur l’affirmation que l’accusé, en sa qualité de Commissaire du Reich, aurait, au cours de la politique d’anéantissement et d’affaiblissement envisagée dans les pays occupés, intentionnellement négligé l’alimentation des Hollandais, ce qui aurait finalement amené la famine. Les affirmations en ce sens paraissent réfutées par les dépositions des témoins, Dr Hirschfeld et von der Wense, ainsi que de l’accusé lui-même. Dans l’intérêt de la population, toute l’organisation du ravitaillement était restée dès le début sous une direction néerlandaise, bien que le Commissaire du Reich sût que des cellules dirigeantes de la résistance s’étaient précisément formées dans ce domaine. L’approvisionnement n’était certainement pas pire dans les Pays-Bas qu’en Allemagne, qui envoyait pourtant des céréales panifiables. En 1944 encore, l’alimentation comportait 1.800 calories ; elle comptait jusque-là 2.500 calories, auxquelles s’ajoutaient encore des suppléments divers. Le Commissaire du Reich est parvenu aussi à supprimer le trafic des sacs à dos de la Wehrmacht, dont il a été question dans le contre-interrogatoire, mais seulement en 1943, en intervenant auprès du service du Ravitaillement du Reich. La déposition du témoin von der Wense a confirmé que l’accusé a aidé dans une large mesure l’économie alimentaire des Pays-Bas, par exemple en encourageant le développement du polder du Nord-Est et en repoussant les exigences exagérées du Reich. Le fait que la production néerlandaise d’azote ait pu être réservée jusqu’en septembre 1944 à l’agriculture nationale est dû uniquement au mérite dé l’accusé. A partir de l’automne 1944, la situation dans le secteur de l’alimentation empira considérablement. Après l’invasion, le pays était devenu en grande partie zone de guerre, et les voies de communications avaient été détruites par d’innombrables attaques aériennes. Il en résulta une situation alimentaire difficile, surtout dans l’ouest de la Hollande où des millions d’hommes se trouvaient entassés dans l’espace étroit de trois grandes villes. Devant les faibles effectifs des troupes d’occupation, il eût été d’une stupidité colossale d’affamer à dessein ces masses compactes et de les pousser ainsi à une résistance désespérée. Lorsqu’on septembre 1944, une grève des cheminots et des marins éclata, sur l’instigation du Gouvernement exilé à Londres qui comptait sur une issue heureuse de la bataille d’Arnhem et sur la débâcle immédiate des Allemands, cette situation se présenta, au point de vue du Droit international, comme un état d’exception dans lequel le pays lui-même s’était placé vis-à-vis de l’occupant. Il était naturel que la Wehrmacht réclamât pour sa propre défense tout le tonnage disponible afin d’assurer son ravitaillement. Pour éviter des répétitions, je renvoie aux dépositions de von der Wense et du Dr Hirschfeld ; et je relève ici comme le fait le plus important que, d’après la déposition du témoin Dr Hirschfeld, le Commissaire du Reich a donné, dès le 16 octobre 1944, l’ordre de lever l’interdiction du trafic naval. Il avait pu compter que cette interdiction de quatre semaines, qui n’était pas projetée comme une mesure répressive, ne serait pas nuisible, puisque des vivres existaient en quantité suffisante ou bien pouvaient être transportés en Hollande au cours des mois de novembre et de décembre. En fait, il avait déjà fait lever l’embargo à une date antérieure et créé une organisation spéciale de transports pour l’acheminement des produits alimentaires des provinces du Nord-Est à l’aide de moyens de transports allemands. Le fait que la faillite de l’organisation néerlandaise des transports, les attaques de jour et de nuit de l’aviation ennemie, les actes de sabotage du mouvement de résistance, et finalement une grande pénurie de charbon ont dérangé l’action du ravitaillement et la détresse provoquée par la grève ne peuvent aucunement être imputés à l’accusé comme une infraction. En tout cas, les statistiques que j’ai présentées montrent que, pendant toute la durée de l’occupation jusqu’au milieu de 1944, l’accroissement de la population a été constant et que les conditions générales d’existence en tenant compte de la guerre, n’ont pas subi d’altération fondamentale.
Lorsque, par suite de la guerre, la situation alimentaire est devenue de plus en plus précaire, l’accusé a veillé à faire acheminer des produits alimentaires avec des trains allemands, et il a mis à la disposition des enfants des produits alimentaires provenant des stocks de la Wehrmacht. Il a soutenu les œuvres d’assistance des Églises et de la Croix-Rouge, bien que les mouvements de résistance eussent abusé à maintes reprises de l’insigne de Genève. Le prince héritier de Suède, en sa qualité de président de la Croix-Rouge suédoise, a exprimé ses remerciements chaleureux au Commissaire du Reich. Finalement, par l’entremise des hommes de confiance du Gouvernement néerlandais en exil, le Commissaire du Reich s’est mis en rapport avec ce dernier, amenant ainsi la conclusion d’un accord avec le Haut Commandement allié qui assurait le ravitaillement de la Hollande et mettait ainsi virtuellement fin à l’occupation. Dans les milieux militaires alliés, on comptait à l’époque sur une résistance de 60 jours. Certes, les troupes d’occupation dans les Pays-Bas auraient pu opposer cette résistance, mais le pays et sa population auraient ainsi été anéantis.
J’en arrive maintenant au dernier point de l’Accusation française, aux inondations et aux destructions provoquées par la puissance occupante. Si le Ministère Public n’avait pas soulevé cette question, je l’aurais, en ma qualité de défenseur, portée devant le Tribunal, car cette affaire éclaire précisément l’accusé d’une très favorable lumière. En me référant aux dépositions des témoins Wimmer, Schwebel, du Dr Hirschfeld et du général von Kleffel, je voudrais brièvement ajouter quelque chose. Le Tribunal sait sans doute que 40 % de toute la superficie des Pays-Bas se trouve au-dessous du niveau de la mer. Par un pénible effort de plusieurs siècles, on a arraché à la mer des terres toujours plus étendues que l’on a transformées en cultures fertiles. De puissantes digues protègent le pays, des écluses et des stations de pompage règlent l’admission de l’eau et la navigation intérieure. La lutte permanente contre la tempête et l’eau ont donné au caractère des Hollandais la fierté et l’amour de la liberté. « Dieu a créé la terre, mais nous avons créé nous-mêmes notre pays » dit un proverbe hollandais. Lorsque les troupes canadiennes ont percé vers le Nord, le Commissaire du Reich — comme beaucoup de gens s’y attendaient — n’a pas pris le chemin du Reich, mais est revenu à La Haye, afin de porter sa responsabilité jusqu’à la fin. Il craignait que l’effondrement du Reich ne conduisît à une politique de catastrophe qui, dans un pays aussi sensible que la Hollande, qui comptait 271 habitants au kilomètre carré, pouvait conduire à l’anéantissement. La bataille des Goths, dans laquelle tout est détruit, était devenue l’idée fixe de certains. Goebbels avait bien déclaré que, s’ils devaient partir, ils claqueraient les portes, de telle sorte que le monde entier l’entendît. Le Commissaire du Reich mettait en garde contre de telles idées. Et, en effet, l’ordre de la « terre brûlée » fut distribué. Il aurait signifié la destruction de toutes les installations techniques, y compris les digues et écluses aux Pays-Bas, la destruction des deux tiers du pays. Par une action commune avec le ministre Speer et Donitz, tout cela a été empêché. Ce fait a été confirmé dans mon questionnaire par le général von Kleffel, qui commandait en chef, et reconnu par le chef de l’État-Major de l’Armée américaine, le général Bedell Smith. Même des monuments historiques devaient être détruits, comme l’a déclaré le témoin Sehwebel. Le défenseur du général Christiansen m’a informé qu’à côté des formations techniques de la Wehrmacht qui effectuaient les démolitions et les inondations justifiées par la situation militaire, des envoyés de Himmler avaient fait également leur apparition afin d’exécuter des destructions derrière la Wehrmacht. Tout cela a été empêché grâce à l’intervention du Commissaire du Reich, conscient de sa responsabilité, et le pays a été sauvé dans une très large mesure d’une destruction irréparable à tout jamais. Sur la digue de fermeture du Zuiderzee, la plus importante installation hydraulique qui ait jamais été érigée, se trouve depuis mai 1932 un monument sobre, qui ne porte aucun nom, mais seulement la maxime : Een volk dut leeft, bouwt aan zijn toekomst (Un peuple qui vit construit son avenir). Quelle que soit l’issue du Procès, peut-être qu’un jour viendra où l’on inscrira sous ce dicton ces quelques mots : « Sauvé de la destruction par Seyss-Inquart ».
J’en ai ainsi terminé avec le second chef d’accusation. Le rideau descend lentement sur le spectacle du prétendu complot. Cependant, je vous demande si un homme qui, en pleine lutte pour la vie de son pays, se trouve placé à la tête de l’administration d’un pays ennemi et s’efforce inlassablement d’empêcher et de limiter les excès, peut être qualifié pour cela de despote cruel et tyrannique et de criminel de guerre ?
Je ne voudrais pas terminer mes explications sans exprimer quelques idées générales sur le Procès. J’estime la France et sa culture ancienne, et je considère comme un honneur d’avoir pu, comme avocat, croiser le fer avec des Français. J’ai entendu le discours du Procureur Général français François de Menthon avec la plus grande attention et en y prenant une part véritable. Mais l’on ne peut laisser ce discours tout à fait sans réplique. De Menthon a parlé de l’Allemagne comme de l’ennemie éternelle de la France et il est le seul à avoir réclamé la peine la plus sévère, la mort, pour tous les accusés sans distinction. Cela met en lumière l’un des points faibles de ce Procès, à savoir qu’il sera toujours le Procès du vainqueur contre le vaincu. Cela fait trop penser au Gaulois Brennus qui, avec son Vae victis, jette l’épée dans la balance inégale. En agissant de la sorte, de Menthon élève involontairement un obstacle sur la voie d’une paix durable. Le péché contre l’esprit serait, le vice fondamental du national-socialisme et la source de tous les crimes, dit M. de Menthon. Le national-socialisme reposerait sur les théories racistes, un produit de l’esprit allemand. De Menthon dit toutefois avec raison que le national-socialisme est l’aboutissement d’une longue évolution doctrinale. En effet, il n’y a pas dans l’Histoire de transitions immédiates : tout se rattache à des pensées et à des tendances antérieures. Le XXe siècle ne peut être expliqué qu’en liaison avec son évolution qui le rattache au siècle précédent. Le XIXe siècle s’est terminé sur un ton de nationalisme exacerbé qui l’a dominé, et il est important de constater à ce propos que ce ne sont pas des Allemands, mais des Français, qui ont les premiers formulé les théories racistes, le comte de Gobineau dans son Essai sur l’inégalité des races humaines et Georges Sorel dans ses Réflexions sur la violence. A la fin de son exposé, M. de Menthon cite l’ouvrage de M. Politis, que j’ai cité moi-même, La morale internationale. Or, Politis décrit le nationalisme exagéré comme une véritable maladie internationale qui a trouvé son origine dans le XIXe siècle. Il mentionne spécialement le cas du Français Maurice Barrés. Il voit la négation de toute loi morale dans la phrase : « La patrie eût-elle tort, il faut lui donner raison ». Mais je citerai encore un autre Français à M. de Menthon. C’est un petit professeur d’histoire. La Gestapo, les Polices allemande et française sont à ses trousses, il change souvent de figure et de nom. Il est partout. Nous le trouvons dans le Massif Central, en Auvergne, dans les montagnes autour de Grenoble, sur la côte près de Bordeaux, et à Paris. Partout où il surgit, des trains de la Wehrmacht déraillent, des dépôts de munitions explosent, des usines importantes cessent de travailler. Il a toujours présentes à l’esprit les paroles du général de Gaulle :
« Notre pays est en danger de mort, venez tous vers nous, luttez pour la France ». Cet homme, c’est Georges Bidault. L’ennemi une fois chassé du pays, son premier soin est de visiter les grands blessés à l’hôpital. Mais ce n’est pas seulement vers les Français qu’il se tourne. Il pénètre aussi dans les salles de blessés allemands et leur dit : « Camarades, je vous souhaite une guérison prochaine et un heureux retour dans votre pays ». Ces paroles de l’homme qui dirige aujourd’hui la France nous indiquent la voie de la paix dans le cadre d’une franche et sincère coopération des peuples et des nations. Hitler voulait créer une Europe nouvelle ; les méthodes qu’il a employées l’ont fait échouer. L’Allemagne est terrassée, sans défense, ses villes sont détruites, son économie anéantie. C’est pourquoi la France, un des plus anciens pays de la chrétienté, le pays qui, à la fin du XVIIIe siècle, nous a apporté la révélation des droits de l’homme, cette France a, particulièrement aujourd’hui, la mission et la responsabilité de sauvegarder la civilisation occidentale. Mais pour cela, il faut avant tout que disparaisse la méfiance qui empoisonne l’existence des peuples. Voilà ce que je voulais dire en termes brefs et généraux à propos de ce Procès.
Je remets maintenant, avec confiance, entre vos mains, Messieurs, le sort de mon client. Je suis bien sûr que vous examinerez avec soin tout ce qui parle aussi en faveur de Seyss-Inquart. Mais je veux moi-même, une fois encore, parcourir, comme je l’ai si souvent fait au cours des longs mois de ce Procès, les rues de Nuremberg, et contempler, du haut du château impérial détruit, la terre d’Allemagne. Dominant les ruines de la vieille ville, se dresse, presque intact, le monument du peintre Albrecht Durer et du géographe Martin Behaim. Ce sont des annonciateurs de l’art allemand et de la science allemande. Que ces deux noms soient un symbole pour l’avenir et que, tels les rayons d’un phare, ils aident le peuple allemand à sortir des ténèbres de la misère et le guident vers les hauteurs lumineuses d’une paix durable !
Le Tribunal suspend l’audience pour quelques minutes.
Je donne la parole au Dr Bergold, défenseur de l’accusé Bormann.
Monsieur le Président, Messieurs. Le cas de l’accusé Martin Bormann, dont le Tribunal m’a confié la défense, est peu ordinaire.
Quand le Reich national-socialiste était encore à son apogée, l’accusé vivait dans l’ombre ; dans ce Procès, il est resté semblable à une ombre, et maintenant il est vraisemblablement au séjour des ombres, comme on appelait les morts dans l’Antiquité. Il est le seul des accusés, qui ne soit pas ici, auquel s’applique le paragraphe 12 du Statut. Il semble que l’Histoire ait voulu assurer la continuité du genii loci et voir débattre à Nuremberg justement la question de savoir si la mort très probable de l’accusé peut s’opposer, et dans quelle mesure, à ce que cet homme soit jugé par contumace. A Nuremberg, en effet, un dicton datant du moyen âge dit que les Nurembergeois ne pendent personne avant de l’avoir pris. Au temps jadis, et à Nuremberg précisément, on a remarquablement étudié la façon dont on peut diriger une procédure pénale contre un accusé absent.
Docteur Bergold, le Tribunal a l’impression que vous êtes en train d’argumenter sur le fait qu’il n’a pas le droit de juger l’accusé Bormann par contumace. Nous en avons déjà discuté le 17 novembre 1945 et nous avons pris une décision le 22 novembre, après vous avoir commis. Conformément à l’article 12 du Statut, le Tribunal est habilité, dans l’intérêt de la justice, à poursuivre les débats par contumace contre l’accusé.
Monsieur le Président, c’est exact ; je connais cette décision. Je voudrais simplement savoir si, au cours des débats, des considérations n’ont pas été soulevées qui étaient susceptibles de modifier la décision du Tribunal. Car je suppose que les décisions du Tribunal peuvent être soumises à une révision éventuelle de sa part. C’est pourquoi je donne cette explication, pour bien démontrer que le Procès a soulevé des points qui nécessitent un nouvel examen de cette question.
Mais, Docteur Bergold, le moment est certainement mal choisi pour régler cette contestation, puisque les débats intéressant Bormann sont maintenant clos. Nous vous avons suffisamment donné de temps pour présenter une requête à cette fin.
Comprenez-vous mes explications ?
Je n’ai pas tout à fait compris la dernière phrase.
Je disais qu’il était beaucoup trop tard maintenant pour présenter une requête de cette sorte. Depuis le mois de novembre, vous avez eu toute latitude pour adresser cette requête aux fins d’un nouvel examen de cette décision par le Tribunal, mais au lieu de le faire, vous vous êtes précipité dans la défense de l’accusé Bormann.
Peut-être avez-vous mal réglé votre interrupteur. Voulez-vous voir s’il fonctionne bien ?
Monsieur le Président, la traduction est si peu claire et si mauvaise que je ne puis comprendre tout le sens de vos paroles. La traduction allemande n’est pas suffisamment claire.
Je parlerai plus lentement. Je disais que si vous vouliez que le Tribunal considérât à nouveau sa décision du 22 novembre 1945, vous eussiez dû adresser auparavant une requête en ce sens. Au lieu de cela, vous avez continué à assumer la défense de Bormann, et le Tribunal a décidé d’ouvrir les débats contre lui. C’est pourquoi il n’est pas disposé à entendre vos explications sur la nécessité d’une révision de sa décision. Au cas où vous l’estimeriez nécessaire pour votre client, le Tribunal ne voit aucune objection que cette pièce ou les pages de votre plaidoirie qui s’y rapportent, figurent parmi les documents’. Mais le Tribunal ne veut pas considérer à nouveau sa décision.
Mais, Monsieur le Président, ce n’est qu’à la fin de mon exposé des preuves que j’ai eu un élément décisif : les déclarations du témoin Kempka. Et ces déclarations du témoin Kempka rendent, à mon avis, si évidente la vraisemblance de la mort de Bormann qu’en partant de ce point de vue, je me demande si l’on ne peut pas examiner à nouveau la question,
Je disais simplement que le Tribunal ne voulait pas entendre votre texte, de la page 1 à la page 10. Vous traiterez ultérieurement dans votre plaidoirie la question de savoir si Bormann est mort ou non. Sur ce point, le Tribunal est tout disposé à vous écouter. Mais les pages 1 à 10 de votre plaidoirie ne traitent pas de la mort de l’accusé. Si vous voulez commencer au dernier paragraphe de la page 10, nous sommes prêts à vous écouter.
Monsieur le Président, je dois me soumettre à cette décision.
Messieurs. Je ne peux ni ne veux critiquer le Statut. Je dois seulement constater, au cours de ces explications juridiques que vous ne m’avez pas laissé développer, que le Statut a créé une nouveauté. Dans ce procès par contumace va intervenir une décision définitive qui ne sera susceptible d’aucun nouvel examen en cas de réapparition de l’accusé. Mais, à mon humble avis, devant cette innovation juridique qu’on n’a encore jamais vue dans aucun pays, le Tribunal veut, en l’état actuel des débats, et compte tenu de la preuve que vient d’apporter le témoin Kempka, utiliser le droit que lui confère l’article 12. Du fait qu’un nouvel examen de la décision n’est plus possible, les débats ne pourraient être conduits, à mon avis, que si, en application des principes nobles et clairs du Droit russe, il est prouvé, premièrement, que l’accusé Martin Bormann se soustrait intentionnellement à l’action de la justice et que, deuxièmement, les faits ne font en aucune manière l’objet d’un doute. Étant donné que le Statut ne contient pas des précisions sur le point de savoir quand et dans quelles conditions préliminaires le Tribunal doit user de son droit, le Tribunal lui-même doit créer le Droit.
La responsabilité du Tribunal est très grande dans ce cas particulier, du fait que le jugement rendu n’est pas susceptible d’une voie de recours. Mon opinion, qui veut que le jugement soit définitif, est également celle du Tribunal, étant donné que, dans la citation officielle à comparaître adressée à l’accusé Bormann, la dernière phrase dit expressément que le jugement, au cas où l’accusé sera reconnu coupable, sera exécuté sans aucune autre procédure, dès son arrestation. A mon avis, il n’est nullement prouvé que l’accusé se soustrait intentionnellement au Procès. Après l’audition du témoin Kempka, il est à mon avis très probable que l’accusé Bormann est mort.
Le témoin Kempka a déclaré avoir essayé, dans la nuit du 1er au 2 mai 1945, de fuir la ligne de feu russe, en marchant sur le côté gauche d’un char en marche. Il était en compagnie du secrétaire d’État Naumann, qui marchait en tête, et était suivi de l’accusé Bormann, du StandartenFührer Dr Stumpfecker, qui venait en troisième ; lui-même fermait la marche. Bormann avançait tout contre la partie médiane du char, de sorte que le témoin avait l’impression que Bormann se tenait au char avec la main. Cette façon de procéder paraissait en outre nécessaire au témoin pour pouvoir suivre le char en marche. 30 ou 40 mètres plus loin, après avoir franchi le barrage antichar allemand, le char explosa vraisemblablement après avoir été atteint par un coup de Panzerfaust.
Le témoin a observé sans aucun doute qu’à l’endroit précisément où Bormann marchait, tout contre le char, un jet de flamme est sorti de ce dernier qui explosait, et que Bormann, ainsi que le secrétaire d’État Naumann, qui marchait à quelques pas devant lui, se sont écroulés au milieu dé cette flamme. Bormann s’est donc trouvé au centre de l’explosion qui a été si violente que le témoin est convaincu que Bormann y a sans doute trouvé la mort. On ne peut pas dire que le fait que le témoin ait échappé à la puissance de l’explosion permette de conclure nécessairement que Bormann en sait sorti sain et sauf. Il faut tenir compte du fait que Kempka courait à l’arrière gauche du char et, par conséquent, se trouvait à quatre mètres environ de l’explosion proprement dite. En outre, il faut tenir compte du fait que le Dr Stumpfecker, qui courait devant lui, a constitué une protection supplémentaire : en effet son corps a été projeté sur lui lors de l’explosion et lui a servi en quelque sorte de bouclier. Kempka a déclaré que Bormann était revêtu de l’uniforme et portait les insignes de grade d’un SS-ObergruppenFührer. Même si Bormann n’avait pas été tué à cette occasion, il aurait été à coup sûr blessé si grièvement que la fuite ne lui aurait plus été possible. Il serait certainement tombé aux mains des troupes soviétiques qui, d’après l’affidavit du témoin Krüger, étaient déjà tout près de la Chancellerie du Reich et l’avaient déjà occupée le 2 mai, grâce à la fuite des occupants. Étant donné la loyauté avec laquelle l’URSS prend part à ce Procès, elle aurait tout naturellement mis Bormann à la disposition du Tribunal. Il n’existe que deux possibilités. Mais comme, tout au moins à mon avis, la première ne s’est pas produite, à savoir que Bormann blessé serait tombé entre les mains des Soviets, seule la deuxième possibilité demeure, suivant laquelle Bormann a été tué. J’ai donc, à mon avis, démontré avec assez de vraisemblance que Bormann est mort.
Selon moi, il ne devrait pas être permis de dire que, jusqu’à ce que son décès soit constaté en toute exactitude, une personne puisse être supposée vivante, et que j’aie, en ma qualité de défenseur, à réfuter cette supposition. On ne connaît une semblable présomption légale dans tous les pays du monde que dans le domaine du Droit privé, et seulement pour régler des questions de droit de succession ou de biens matrimoniaux. Pourtant, une telle présomption légale n’a été établie que très rarement, et d’une manière contestée, dans le Droit commun et dans le Droit prussien. Le Code civil ne connaît pas de présomption légale de vie, mais n’admet qu’une déclaration d’absence. Le Common Law ne connaît ni l’institution d’une déclaration de décès, ni celle d’une présomption de vie. Le Droit russe autorise, après un temps assez bref, une déclaration d’absence qui peut être suivie d’une déclaration de décès. Mais il est impossible de trouver dans ces dispositions une présomption de vie.
Quoi qu’il en soit sur le terrain du Droit privé, une chose est certaine, c’est que le Droit pénal d’aucun État ne connaît aucune présomption légale de vie. Mais si le Droit pénal ignore cette présomption de vie, je n’ai pas à l’infirmer. Il doit alors suffire à la défense d’apporter la preuve de circonstances d’où l’on peut conclure — ainsi que je l’ai déjà exposé — qu’un accusé est décédé en appréciant raisonnablement le cours d’une vie normale. Je suis avant toutes choses d’avis que la mort de l’accusé Bormann présente assez de vraisemblance, présente même une si grande probabilité que la procédure devrait être suspendue définitivement, étant donné que le Statut ne prévoit pas de procédure contre les personnes décédées. Autrement, si le Ministère Public admettait une procédure contre des personnes décédées, il aurait dû logiquement et raisonnablement accuser les véritables chefs du national-socialisme. Mais, en dépit de tout, il n’est nullement prouvé, à mon avis, que l’accusé Martin Bormann essaye de se soustraire intentionnellement au jugement du Tribunal, tant que demeure la possibilité que cet accusé soit mort. Il est exact que le Statut ne connaît pas de semblable hypothèse sur le procès d’un accusé qui n’a pu être retrouvé. Le Statut est plein de réserve à ce sujet, et j’ai déjà dit qu’à mon avis le Tribunal devrait apprécier de façon très rigoureuse, après l’audition du témoin Kempka, sa compétence dans le cas si particulier de l’accusé Martin Bor-mann. Je songe au caractère irrévocable et, dans le cas de Bor-mann, facile et équitable du jugement, et cependant il me semble qu’il faut respecter le principe fondamental de Droit, généralement admis par les États civilisés, selon lequel une affaire concernant un accusé n’est abordée qu’après son arrestation. Par un renvoi des débats, on éviterait de créer un fait accompli, tant que subsiste encore la possibilité d’excuser l’absence de Bormann.
Je me permets de faire remarquer ici que l’article 12 du Statut, deuxième partie, recommande au Tribunal, dans l’intérêt de la justice, de songer, en étudiant chaque cas, s’il jugerait par contumace dans des cas autres que ceux où l’accusé ne se présenterait pas. Mais ces intérêts de la justice ne sont pas unilatéraux et dirigés exclusivement contre l’accusé. La justice véritable tient compte de tous les intérêts. Le Droit de tous les États exige que les intérêts de l’accusé soient respectés, eux aussi, dans la mesure du possible. Le Tribunal a déjà pris la décision, dans le cas de la maladie de l’accusé Krupp, de ne pas continuer les débats contre lui. Quand bien même ce cas ne serait pas entièrement comparable à celui de l’accusé Bormann, cette décision devrait également intervenir ici.
Précisément à cause de la particularité du cas, et en considération du fait que les déclarations du témoin Kempka ne peuvent en aucune manière être considérées comme prouvées, c’est-à-dire que l’accusé Bormann se tient intentionnellement hors des débats, et aussi parce que, de quelque façon qu’on juge la chose, la possibilité ne peut être écartée que l’accusé, même s’il a été sauvé et n’est pas tombé aux mains des Alliés, a pu être blessé d’une façon si grave et si permanente qu’il ne soit plus à même, ni physiquement ni mentalement, de se présenter devant le Tribunal, j’estime que le Tribunal devrait, pour ces raisons et d’après mes explications détaillées, écarter l’accusé Bormann des débats, dans l’intérêt d’une véritable justice.
Une telle décision serait également justifiée d’après le deuxième principe formulé par la loi russe, qui veut qu’en général des poursuites ne puissent être admises que lorsque les éléments de la cause ne présentent plus de doute.
L’accusé Bormann n’est pas là. Il n’a pas pu se défendre lui-même contre les accusations portées contre lui. Il n’a pu me donner aucune instruction et je n’ai pu trouver aucun témoin ayant une connaissance suffisante des faits ou étant à même de me permettre de présenter des preuves à rencontre des accusations qui ont été portées.
Avant comme au cours de ce long Procès, la personnalité et l’activité de Bormann sont restées dans la pénombre où l’accusé, de par son caractère, se tenait déjà de son vivant. Les charges que beaucoup de ses coaccusés, peut-être pour des raisons particulières, et, évidemment, pour mieux faire valoir leur propre défense, ont portées contre lui, ne peuvent équitablement servir de base à un jugement. Les représentants du Ministère Public ont déjà souvent répété que les accusés s’efforçaient de rejeter la faute principale des actes qui faisaient l’objet de l’examen de ce Tribunal sur des morts et des absents. Certains de mes confrères ont suivi dans leurs plaidoiries cette tactique des accusés. Peut-être ont-ils eu raison. Je ne puis en juger. Du reste, je ne suis pas qualifié pour porter un jugement là-dessus. Mais personne ne sait ce que l’accusé Bormann aurait pu répondre à ces hommes s’il avait été présent. Il aurait peut-être pu prouver que toute son activité n’avait aucun rapport avec les événements dont traite le Ministère Public et qu’il n’a jamais eu l’influence qui lui est attribuée en ses qualités de secrétaire du Führer et du Parti. C’est une expérience connue dans le monde entier qu’on a toujours attribué aux secrétaires et directeurs des chancelleries centrales, comme aux camériers princiers de l’absolutisme, une influence considérable sur leurs supérieurs et leurs maîtres, car, à ce stade, d’après la nature de l’affaire, tout ce qui ne peut être réglé que d’une façon bureaucratique, doit passer par les mains d’un tel secrétaire. Mais, dans un État moderne, que peut-on soustraire au Moloch de la bureaucratie ?
Le livre de documents et l’exposé écrit soumis par le Ministère Public ne contiennent nullement la preuve concluante que Bormann a exercé lui-même, dans le cadre des événements et mesures incriminés, une influence dominante et efficace sur les actions et les affaires du IIIe Reich, de la NSDAP ou même de Hitler et quelle force cette influence a pu avoir.
Dans l’ordonnance explicative de Bormann, reproduite dans le second volume du recueil officiel Décrets, ordonnances et communications de la Chancellerie du Parti, page 228, présenté dans mon livre de documents sous le numéro Bormann-11, il apparaît clairement que la Chancellerie du Parti a été un service que Hitler a utilisé pour diriger la NSDAP. On a fait expressément ressortir que, depuis le 12 mai 1941, Hitler lui-même a repris complètement et exclusivement la direction du Parti. Bormann, qui était le chef de la chancellerie du Parti à cette époque, avait été chargé de tenir Hitler constamment au courant des travaux du Parti et de porter à sa connaissance toutes les circonstances importantes pour les décisions concernant les affaires du Parti ; cela devait se faire d’après le principe des instructions de Hitler, dont le chef du Parti, s’était réservé la détermination particulièrement en ce qui concernait les lignes politiques.
Ainsi, il est établi que la chancellerie du Parti a été la chancellerie centrale de la politique intérieure de la direction du Reich par laquelle toutes les impulsions et toutes les informations parvenaient par la voie hiérarchique à Hitler et par laquelle toutes les ordonnances et instructions de Hitler étaient transmises aux services subordonnés.
Nous allons maintenant suspendre l’audience.