CENT QUATRE-VINGT-QUATRIÈME JOURNÉE.
Mardi 23 juillet 1946.
Audience du matin.
J’en étais resté hier au passage dans lequel j’exposais l’activité de Papen dans le cadre des mesures du 30 juin. J’avais rappelé sa démission, son refus de collaborer de quelque manière que ce soit. Je continue au bas de la page 46, dernier paragraphe : Positivement, il s’efforce de faire intervenir l’Armée. Il s’adresse à son ami, le général von Fritsch. Il ne peut songer à Blomberg à cause des opinions de celui-ci. Fritsch ne veut pas agir sans un ordre formel du Président du Reich. Papen essaye donc d’atteindre Hindenburg. L’entourage de Hindenburg l’écarté. Tous les abords de sa propriété de Neudeck sont gardés par des sentinelles SS. Papen envoie son secrétaire Ketteler chez le propriétaire voisin, un vieil ami de Hindenburg, M. von Oldenburg, afin d’obtenir un passage par ce moyen. Cette tentative échoue, elle aussi. Il ne peut que constater à quel point Hindenburg a été influencé puisque, le 30 juin, dans un télégramme rendu public, il exprime à Hitler sa satisfaction pour son attitude.
Que devait donc faire Papen qui eût seulement quelques chances de succès ?
Au moyen de négociations avec Hitler, il avait essayé d’arranger les choses sur le plan légal. Les tentatives en vue de mobiliser le seul facteur de puissance, la Wehrmacht, avaient échoué. Hindenburg était hors d’atteinte et visiblement influencé dans le sens adverse par ses conseillers.
Le Ministère Public soutient qu’à ce moment-là Papen aurait dû faire connaître publiquement les événements criminels du 30 juin ; il aurait ainsi pu provoquer l’écroulement de tout le système nazi. Cette affirmation est insoutenable. Indépendamment du fait que Papen — comme cela a déjà été prouvé — n’avait plus la possibilité de faire une déclaration publique, l’évolution ultérieure des événements en Allemagne a montré qu’une telle protestation isolée n’aurait eu aucun effet à l’égard de la position de Hitler, que ce soit à l’intérieur du pays ou à l’étranger. Le prestige de Hitler était, dès cette époque, et plus encore par la suite, si grand en Allemagne, qu’une telle protestation — si même elle avait pu atteindre le grand public — n’aurait certainement pas trouvé d’écho dans la masse du peuple. La grande masse ne voyait que la renaissance économique et le renforcement de la position allemande face à l’étranger, et seul un petit nombre de gens se rendait réellement compte des dangers de cette évolution. Pour une grande part, les événements du 30 juin étaient mieux connus à l’étranger que dans le peuple allemand. Ce n’est pas une déclaration de Papen qui les lui aurait rendus plus clairs. Ni alors, ni plus tard, l’étranger n’a tiré les conséquences de ce qu’il savait.
Le Ministère Public prétend même qu’une telle mesure aurait pu provoquer la réoccupation de la Rhénanie par les Français. On ne voit pas d’où le Ministère Public peut tirer cette opinion. A cela s’oppose le fait que, plus tard, des événements qui n’étaient pas des événements de politique intérieure, mais intéressaient l’étranger au premier chef, tels que l’institution du service militaire et l’occupation de la Rhénanie, ne provoquèrent aucune réaction.
En donnant sa démission et en ne participant ostensiblement pas aux séances du Cabinet du Reichstag, Papen montra à l’opinion publique qu’il désapprouvait ces événements. Son attitude était une protestation publique contre les mesures du 30 juin et contre celui qui les avait prises. L’Accusation ne peut ignorer ces manifestations extérieures, qui sont des faits historiques. C’est pourquoi elle essaie de fabriquer une opposition entre cette attitude et les opinions profondes de l’accusé. Le seul moyen dont elle dispose à cet effet, ce sont les lettres que von Papen adressa à Hitler en juillet. Si même — comme c’est effectivement le cas — le contenu de ces lettres ne permettait pas d’en connaître clairement le but et le sens, cette tentative, elle aussi — parce qu’elle est insuffisante par nature — échouerait au contact des faits que nous venons de constater.
Je voudrais, d’une manière générale, déclarer ici au sujet de cette question : pour quelle raison Papen se serait-il en apparence opposé à Hitler pendant qu’il occupait le poste de vice-chancelier et pendant les événements du 30 juin, s’il avait été en réalité son subordonné fidèle ? Pour quelle raison Hitler qui, suivant l’Accusation, conspirait avec Papen — et cela ne serait qu’une suite de la conspiration — l’aurait-il lui-même souhaité ? Hitler pouvait-il désirer que Papen révélât dans son discours de Marbourg toutes les faiblesses et les tares du régime national-socialiste ? Pour quelle raison Hitler aurait-il souhaité que Papen s’écartât si manifestement des iniquités commises le 30 juin ? Il aurait certes été à son avantage qu’en apparence aussi le vice-chancelier préconisât les vues de son chancelier ?
Si l’on y réfléchit, on ne peut en arriver qu’à une seule conclusion : ce que le Ministère Public croit pouvoir considérer comme le point de vue intime de Papen est contraire à toute logique. Cette thèse d’une soumission absolue à Hitler, malgré certains faits contraires destinés à la camoufler, le Ministère Public l’utilise à nouveau au sujet de l’acceptation par Papen de son poste à Vienne.
Pour la discussion de cette affaire, j’exposerai tout d’abord brièvement ce qui suit : d’après moi, le dernier stade de la question autrichienne, qui se place après le rappel de Papen et, sans aucun doute, sans qu’il y ait pris part, je veux dire l’entrée des troupes le 12 mars 1938, n’est pas un crime au sens du Statut. Le Statut considère comme punissable la préparation et l’exécution d’une guerre d’agression ou d’une guerre faite en violation des traités internationaux. Dans ses trois points d’accusation, il s’est simplement limité à dénoncer les crimes qui apparaissent les plus graves et leurs conséquences monstrueuses. La guerre d’agression, la guerre interdite même, les crimes contre les lois de la guerre et les crimes contre l’Humanité dans leur forme la plus horrible, les suites imprévisibles de ces actes lourds de conséquences ont justifié cette procédure exceptionnelle. Le Statut ne donne pas au Tribunal mission de punir tout le mal commis au cours de l’évolution du national-socialisme. En particulier, il ne lui donne pas mission d’examiner si telle ou telle mesure politique était nécessaire ou permise. Une tâche de ce genre ne pourrait pas être remplie par ce Tribunal, ne serait-ce que pour des raisons techniques et des raisons de temps. La mission du Tribunal ne consiste pas à examiner si les traités internationaux ont été respectés ou pas. Cette question n’a de signification que si des guerres ont été provoquées ou s’il faut répondre d’attentats qui devront être définis de façon plus précise. L’entrée en Autriche, si l’on veut étendre cette idée au domaine du Droit international, n’est pas une guerre. Cela ressort du seul fait qu’aucune violence n’a été commise, qu’il n’y a pas eu la moindre résistance et qu’au contraire, les troupes ont été accueillies avec enthousiasme. L’entrée en Autriche ne doit pas non plus être considérée en corrélation avec les agressions ultérieures. C’était un cas particulier, fondé sur une situation particulière qui, dès 1918, avait trouvé son expression dans le fait qu’un rattachement à l’Allemagne de l’État autrichien, à peine viable, était souhaité, tant du côté autrichien que du côté allemand, et cela quel que soit le régime constitutionnel.
Les événements réels sont ainsi séparés des plans de guerre de Hitler, et même des préparatifs militaires dont je parlerai plus tard, et doivent être considérés comme la solution d’un problème de politique extérieure devenu aigu, et dont les deux parties souhaitaient depuis toujours, et indépendamment de Hitler, le résultat.
L’activité de Papen à Vienne est clairement définie par trois facteurs : les circonstances de sa nomination le 26 juillet 1934, sa lettre à Hitler le 16 juillet 1936 (document de la Défense n° 71) après la conclusion de l’accord de juillet, et son rappel le 4 février 1938.
Sa nomination a eu lieu dans les circonstances suivantes : un événement grave était survenu. Dollfuss assassiné, les rapports entre l’Allemagne et l’Autriche sont non seulement tendus, mais arrivés à un point particulièrement dangereux de leur évolution. La situation internationale est menaçante. Les Italiens marchent sur le Brenner. La menace d’une orientation définitive de l’Autriche vers l’un des groupes de puissances intéressés est imminente. On est donc exposé à une situation définitive qui rendrait impossible pour toujours le maintien de rapports, ne fussent-ils que supportables, entre l’Allemagne et l’Autriche.
Dans cette situation difficile, Hitler pense manifestement devoir écarter ses scrupules à l’égard de la personne de Papen et lui confier une mission à Vienne. Papen était particulièrement désigné pour mener une politique qui triomphât du temps mort résultant de l’assassinat de Dollfuss. Papen avait toujours, en ce qui concerne les questions relatives à l’Autriche, parlé au cours des séances du cabinet, en faveur d’une évolution amicale des relations. Papen était connu à l’étranger comme le représentant d’une politique d’entente raisonnable.
Von Papen, de son côté, avait d’extrêmes scrupules à accepter ce poste. Ses expériences des derniers temps dans le domaine de la politique intérieure, ses opinions personnelles sur la façon dont lui-même et ses collaborateurs avaient été traités le 30 juin, son opinion sur l’assassinat de Dollfuss avec qui il avait été, du fait de son ancienne activité, en parfaites relations d’amitié, tous ces faits s’opposaient à ce qu’il occupât ce poste. Il était donc très difficile pour Papen de prendre une décision. Cependant, la conviction qu’il était seul capable de remplir la tâche de façon à donner entière satisfaction devait l’emporter. Pouvait-il penser qu’il se trouverait quelqu’un d’autre ayant la ferme volonté, et aussi la possibilité, de rester dans la voie de l’apaisement ? L’indépendance personnelle qu’il avait lui-même, il ne pouvait supposer qu’elle existât chez une personnalité du Ministère des Affaires étrangères et encore moins chez un homme du Parti. Papen apportait avec lui toute l’expérience de son activité de vice-chancelier. Il savait combien il était difficile de s’imposer à Hitler avec des arguments positifs présentés dans la forme voulue. Lui seul pouvait espérer, par ses efforts, accomplir logiquement, même dans l’avenir, une politique de paix, malgré les conseillers de tendances extrémistes de Hitler. D’autre part, ses expériences l’avaient rendu prudent. Il pose des conditions et demande qu’on fixe une ligne nette, soutenue par des faits. Il demande qu’on cesse d’influencer le mouvement nazi autrichien, et, tout d’abord, que l’on renvoie l’homme qui avait participé directement ou indirectement à cet acte criminel, l’inspecteur régional Habicht. Il demande à être subordonné personnellement à Hitler, afin de lui permettre de s’assurer que les conditions qu’il posait seraient observées, et d’éviter qu’elles ne soient édulcorées en passant par la voie hiérarchique. Il obtient une chose généralement impossible- dans les rapports avec le chef de l’État : il fait fixer par écrit les conditions auxquelles le ministre prend possession de son poste. Elles sont signées de Hitler. Il veut toujours être en mesure de tenir Hitler par la promesse qu’il lui a faite par écrit.
Nous avons eu une représentation claire de ces événements par les déclarations des témoins, en particulier par la déposition du témoin von Tschirschky, un homme qui, d’après les déclarations du Ministère Public, ne peut véritablement pas être soupçonné de voir les choses subjectivement en faveur de l’inculpé.
L’Accusation déclare que, par pur opportunisme, Papen se serait déclaré prêt, en exécutant fidèle des plans d’agression déjà connus de Hitler, à assumer volontairement cette nouvelle fonction.
La forme donnée à cette mission, la prudence poussée à l’extrême de l’accusé, peuvent-elles véritablement être associées à un tel état d’esprit ? Ces négociations intérieures, ce document signé de Hitler, qui n’a pas été publié et qui est resté dans les mains de Papen, ne peuvent pourtant pas, et ce serait là la conséquence du point de vue de l’Accusation, être considérés comme un simulacre de combat destiné à faire illusion. Tout cela n’était pas destiné au public et n’a jamais été publié.
Les circonstances qui entourent l’arrivée de Papen au poste de Vienne ne peuvent que nous amener à conclure qu’il tenait sérieusement à pratiquer la politique d’apaisement qui avait été arrêtée. C’est aussi une erreur de parler ici d’opportunisme. Papen avait refusé le poste d’ambassadeur au Vatican. Le poste de ministre à Vienne n’était pas un poste honorifique attirant pour un ancien chancelier du Reich qui venait de quitter le poste de vice-chancelier. Enfin, la solidité de la situation de fortune de Papen excluait de prime abord tout motif matériel.
La lettre adressée le 16 juillet 1936 par Papen à Hitler est l’annonce du résultat de plusieurs années d’efforts en vue d’amener des relations détendues et pacifiques entre les deux pays. Cela avait été couronné par le traité du 11 juillet 1936.
Ce document, dont la valeur probatoire ne peut faire l’objet du moindre doute, donne une explication claire de la tâche confiée à Papen et de son exécution. Papen indique que l’on a désormais atteint le but pour lequel il a été nommé à Vienne le 26 juillet 1934. Il considère sa mission comme remplie avec la conclusion du traité.
La preuve de l’exactitude des conceptions de Papen au sujet de sa mission et de son accomplissement ne peut être apportée plus clairement que par cette lettre. Qu’a-t-on cru, par contre, au moyen d’allusions équivoques et laborieuses, devoir mettre sous le couvert de sa mission ? Instrument volontaire des plans d’agression de Hitler, il aurait assumé la tâche de préparer et de mener à bien une annexion de l’Autriche par la violence. Il aurait été chargé de saper le Gouvernement de Schuschnigg et de collaborer dans ce but avec le mouvement nazi clandestin d’Autriche. Tout ce qu’il a fait pour provoquer un apaisement des relations mutuelles aurait été un camouflage destiné à lui permettre de poursuivre ses plans cachés.
Et voici le rapport final insoupçonnable adressé à son mandant. Doit-il aussi être un camouflage, un exposé qui serait en contradiction formelle avec les faits ? Cette lettre, qui a été retrouvée par les troupes alliées dans les archives secrètes de la Chancellerie du Reich, nous remercions le Ministère Public de l’avoir mise actuellement à la disposition de la Défense.
Le troisième point qui caractérise clairement l’activité de von Papen à Vienne est son rappel du 4 février 1938. Les nombreux rappels et nominations qui ont eu lieu ce jour-là montrent clairement le changement survenu dans les différents postes militaires et politiques importants. Les personnalités militaires et diplomatiques rappelées sont la preuve de l’unique motif de ces revirements inhabituels et de grande envergure. Si, à cette époque, Hitler, sans en avoir donné la raison, releva Papen de son poste d’une façon imprévue et sans aucun motif, cela prouve clairement que Hitler, sur le point d’entreprendre un changement radical dans sa politique extérieure, ne voyait plus dans Papen l’homme qu’il fallait à Vienne.
Ces trois points permettent en eux-mêmes de confirmer d’une façon claire et suffisante l’activité exercée par Papen en faveur de la paix, pendant tout le temps de sa mission en Autriche. Mais comme l’Accusation s’efforce, sur ce point-là également, d’interpréter certains événements au détriment de Papen, je voudrais encore soumettre cette période à un court examen.
Nous y voyons Papen en lutte constante avec le mouvement clandestin. Le caractère absurde de l’Accusation selon laquelle il aurait conspiré avec lui sera démontre si l’on sait que Papen, suivant les plans de ce mouvement clandestin dont le ministre des Affaires étrangères Schmidt a confirmé l’existence, devait être la victime d’un attentat de ces mêmes hors-la-loi. La preuve documentaire qui résulte des rapports que Papen a adressés à Hitler est tout aussi décisive. Cela aussi est un moyen de preuve tout à fait irréfutable, car les rapports adressés régulièrement à Hitler dans le cours des affaires excluent toute intention de tromper l’opinion publique. Il est regrettable que l’on n’ait pu retrouver l’ensemble de ces rapports, ce qui eût permis de tirer de leur intégralité une image historique claire et définitive de l’activité de Papen. Nous ne possédons qu’une partie de ces rapports ; mais si Papen, comme il ressort de l’examen des preuves, a fait passer à l’étranger, à la fin de son activité, des copies de tous ses rapports, il ne peut l’avoir fait que pour justifier devant l’Histoire sa politique de paix. Cela prouve tout à fait clairement que sa politique, exposée dans des rapports sans lacunes, ne peut avoir été qu’une politique d’opposition à l’évolution amorcée par ailleurs en mars 1938. Tous les témoins qui ont comparu devant le Tribunal et ont pu faire des déclarations sur les événements autrichiens ont déclaré sous la foi du serment que Papen avait mené une politique d’apaisement et avait combattu toute intrusion du mouvement clandestin dans les affaires politiques.
Que peuvent opposer à cela les allégations du Ministère Public selon lesquelles Papen, en raison de sa situation de ministre d’Allemagne, et conformément aux traités conclus avec l’Autriche devait avoir certains rapports extérieurs avec certains membres ; du mouvement nazi autrichien ?
Ces rapports n’ont en aucune manière été tenus secrets ; ils étaient de simples rapports d’observation et étaient nécessaires afin qu’il pût remplir sa mission d’informer Berlin sur ce qui se passait réellement en Autriche. Si vraiment il avait collaboré avec le mouvement clandestin de la façon dont le prétend l’Accusation, cela aurait pu être exprimé en toute sécurité dans ses rapports destinés à Berlin. Il ne trame avec le mouvement clandestin aucun plan secret ; nous le voyons bien plutôt prendre part à des négociations officielles avec le Gouvernement autrichien au sujet de la participation accordée par le pacte de juillet à l’opposition nationale, pour lui permettre de prendre part aux travaux du Gouvernement. Et si, en définitive, nous lisons dans le rapport Rainer le compte rendu de l’histoire du mouvement clandestin, nous voyons se dérouler son activité au cours de ces années sans que Papen y ait apporté la moindre collaboration ou le moindre soutien.
Que peut-on conclure, à la charge de l’accusé, du fait qu’il s’intéressait à l’activité de l’union autrichienne pour la liberté (Oesterreichischer Freiheitsbund), et cela quand on saura que cette union pour la liberté se présentait sous l’aspect d’une association autrichienne, corporative et non nazie, que l’on considérait comme prêté à suivre Schuschnigg et à soutenir son Gouvernement ?
Que peut-on conclure, à la charge de l’accusé, du fait qu’il observait également la situation gouvernementale en Autriche et qu’il en référait à Berlin, et particulièrement si à cette occasion il exprimait le vœu que tel ou tel groupement soit favorable à l’évolution de rapports amicaux avec l’Autriche ?
Le Ministère Public a, au cours du contre-interrogatoire, présenté des rapports de services étrangers que Papen a fait suivre à Berlin. Il croit que Papen a fait sienne la teneur de ces rapports. Cette hypothèse doit être fausse. Le but d’information de l’envoi des rapports du service secret étranger est évident. De plus, on peut encore à ce sujet constater ce qui suit : Papen a aussi fait suivre tout particulièrement à Berlin les rapports qui étaient entre ses mains et qui contenaient une critique de la position allemande. Les témoins Gisevius et Lahousen ont fait remarquer que Hitler avait été faussement ou insuffisamment informé par ses collaborateurs les plus proches. Les rapports critiques émanant de l’étranger que Papen faisait parvenir à Hitler par les voies directes pouvaient et devaient avoir pour but d’attirer l’attention de Hitler sur certaines situations défavorables et de le pousser à y obvier. Ceci est très souvent le cas pour les déclarations concernant les événements antireligieux en Allemagne. On peut placer sur le même plan la présentation des rapports mentionnés particulièrement au cours du contre-interrogatoire dans l’affaire Tschirschky sur l’activité de la Gestapo. Les rapports réguliers de Papen à Hitler traitaient également pour une part des événements survenus dans les États voisins. Il ressort de l’examen de ces rapports qu’il ne s’agit ici que de problèmes, ayant un rapport direct avec la situation de politique extérieure de l’Autriche dans les Balkans et qui, par conséquent, étaient du ressort du ministre d’Allemagne accrédité à Vienne.
Enfin, examinons les affidavits Messersmith. Il rapporte les événements après une période de dix ans et, dans le cas de Papen, de mémoire, semble-t-il. Le temps et les connaissances acquises par la suite ont visiblement altéré à tel point ses souvenirs que, par exemple, les déclarations de Papen concernant sa mission dans le Sud-Est est reproduit d’une manière totalement divergente dans les deux affidavits.
Du point de vue critique, je peux d’ailleurs me contenter de faire remarquer que le contenu de ces affidavits est en contradiction avec toutes les règles de l’expérience et de la logique. Un diplomate ne peut pas avoir révélé au représentant d’un autre pays, qui exprime à son égard les réserves les plus formelles, les buts secrets de sa politique. Il est impossible que Papen, comme le dit ailleurs Messersmith, ait annoncé, non seulement à lui, mais aussi officiellement, son prétendu projet de renverser Schuschnigg, auprès du Gouvernement duquel Papen était lui-même accrédité. Il est impossible que des révélations de cette sorte n’aient pas eu de conséquences et n’aient pu être révélées qu’en 1945.
Les deux affidavits ne peuvent donc pas constituer la base d’un jugement sans tenir compte du fait que leur teneur est contredite par toutes les autres preuves concernant aussi bien les plans que les actions de Papen. Je reviens encore à ce que j’ai dit hier de la réponse faite par M. Gabronski au questionnaire qui lui a été adressé. C’est le document Papen-106. Les réponses au questionnaire adressé à l’ambassadeur polonais Gabronski réfutent totalement les affirmations de l’affidavit Messersmith, Cette déposition d’un diplomate appartenant à un pays avec lequel l’Allemagne était en guerre depuis septembre 1939 semble particulièrement digne d’intérêt. Gabronski eut l’occasion d’observer von Papen pendant toute la période de son activité à Vienne, de 1934 à 1938. Dans les réponses données au questionnaire, il a été indiqué par erreur la date de 1937 comme début de l’activité de Gabronski à Vienne, au lieu de 1934. Toutes les accusations formulées par Messersmith, collaboration avec le mouvement nazi clandestin, intrigues et tentatives de renversement du Gouvernement Schuschnigg, politique agressive dans le sud-est de l’Europe, partage de la Tchécoslovaquie avec la Pologne et la Hongrie, tout cela est réfuté par la déposition de Gabronski.
Je rappellerai également l’affidavit Rademacher von Unna dont des extraits ont été lus hier. Si Papen se défend d’avoir eu en secret des rapports avec un ministre autrichien, c’est la preuve qu’il n’a eu aucune activité subversive, puisqu’il n’a pas utilisé une possibilité aussi commode pour une telle activité.
Je crois avoir ainsi donné suffisamment d’indications sur la période pendant laquelle Papen exerçait son activité de ministre extraordinaire à Vienne.
Le Ministère Public a en outre considéré la collaboration de Papen aux entretiens de Berchtesgaden le 12 février.
La mise sur pied de la conférence de Berchtesgaden n’était pas le point de départ d’une nouvelle orientation, mais le résultat d’une évolution antérieure. Plusieurs mois auparavant déjà, Papen et Schuschnigg s’étaient entretenus et avaient estimé qu’il était désirable qu’une rencontre entre les deux hommes d’État eût lieu dans un proche avenir. Le traité du mois de juillet avait, bien entendu, laissé la porte ouverte à de nombreux points de discussion. La déposition du témoin Guido Schmidt nous a clairement montré la situation : un parti d’opposition, très puissant en nombre, non autorisé officiellement, mais néanmoins tacitement toléré en raison des circonstances, avait, du point de vue idéologique, les yeux fixés sur son chef — tout au moins idéal — en Allemagne. Là, le chef de ce parti était en même temps chef de l’État. Sur le plan de la politique extérieure, une séparation entre les partis des deux pays était indispensable. Mais leurs rapports idéologiques internes devaient toutefois nécessairement provoquer des différends continuels. Nous voyons de ce fait le Gouvernement autrichien faire preuve d’une réserve compréhensible et manifester des efforts constants pour empêcher que l’influence de ce mouvement croisse dans l’administration et le Gouvernement. A cette situation, de fait correspondait également, sur le plan pratique, la solution des questions résultant de la convention du mois de juillet. Il allait de soi que, du côté autrichien, on s’efforçât d’interpréter les dispositions du traité de façon restrictive. Il était tout aussi naturel que, du côté allemand, on eût le désir d’exploiter en leur totalité les possibilités résultant du contrat. De ce fait, une prise de contact directe des responsabilités se trouvant à la tête des deux pays, et qui, du côté allemand, étaient en même temps les chefs du Parti, ne pouvait être considérée que comme une exigence raisonnable. Le rappel de Papen, le 4 février, menace d’interrompre cette évolution. Peut-être que, dans le cas où on assisterait à une aggravation de la situation, comme on s’y attendait, une telle rencontre, ayant pour but d’aplanir les difficultés existantes, serait ajournée à jamais. Tout au moins pouvait-on en attendre plus tard, dans une atmosphère plus tendue et sous l’influence d’une personnalité plus extrémiste, un résultat tout différent de celui espéré par Schusch-nigg et Papen.
Il est donc tout à fait compréhensible que Papen, lors de sa visite d’adieu à Hitler le 5 février, lorsqu’il fut question de ces choses, acceptât, même après son rappel, la mission d’organiser l’entretien prévu et d’accompagner à cet effet la délégation autrichienne à Berchtesgaden. L’Accusation reproche à Papen le fait qu’à ce moment déjà, le programme des entretiens ultérieurs aurait été fixé. En revanche, Papen a déclaré, lors de sa déposition, qu’il avait simplement reçu mandat de préparer l’entretien en vue de parvenir à un règlement de tous les différends sur la base de la convention de juillet. L’Accusation a affirmé le contraire, mais elle n’a pas pu le prouver. De ce qui s’est passé le 12 février, on ne peut, compte tenu de la personnalité de Hitler, déduire en aucune façon ce qu’il pensait lui-même, lorsque cet entretien fut mentionné pour la première fois, le 5 novembre, et moins encore ce qu’il avait communiqué de ses plans à Papen. L’exanien des preuves a établi que les points mentionnés par Hitler le 12 novembre sont identiques aux exigences que les nationaux-socialistes autrichiens ont formulées immédiatement avant l’entretien et qu’ils avaient transmises par leur propre canal à Hitler. Il en résulte qu’il est impossible que le thème de l’entretien, choisi par Hitler lors de la réunion dû 12 novembre, ait déjà été élaboré à cette date : il ne l’était tout au moins pas d’une façon précise. Si les nazis autrichiens ont, avec leurs exigences, gagné Papen de vitesse à Berchtesgaden, ce fait réfute l’affirmation de l’Accusation suivant laquelle Papen aurait conspiré avec Hitler et avec le parti autrichien. Dans ce cas, il aurait sans doute été lui-même le meilleur agent de liaison entre les désirs du Parti et Hitler. Le fait est également appuyé par les dépositions des témoins Seyss-Inquart et Rainer, qui ont affirmé clairement que, pendant cette période, ils n’avaient pas eu de contacts avec Papen. Rainer indique également dans son rapport que Papen pensait que le projet de réunion avait été caché au parti autrichien.
L’Accusation a retenu à la charge de Papen l’affirmation suivant laquelle, lors de la réception de la délégation autrichienne à la frontière germano-autrichienne, il aurait attiré l’attention de Schuschnigg sur la présence de généraux. L’enquête n’a pas établi si cette affirmation est exacte. L’unique moyen de preuve utilisable à cet effet est la déposition de Schmidt. Celui-ci n’a pas pu affirmer avec précision si Papen avait parlé d’un seul général, à savoir de Keitel, qui, comme on le sait, se tenait constamment dans l’entourage de Hitler depuis qu’il avait pris ses nouvelles fonctions, ou de plusieurs généraux. Papen lui-même ne sait plus aujourd’hui si, et sous quelle forme, il a fait à ce moment-là une remarque de ce genre à Schuschnigg. Il ne sait pas non plus s’il avait même connaissance à ce moment de la présence de généraux. Il est bien possible qu’il ait appris ce fait au cours de la nuit qu’il passa à Salzbourg, où il logeait dans un autre hôtel que la délégation autrichienne. En tout cas, on ne peut pas ne pas tenir compte du fait que, même si Papen a fait l’observation alléguée par le Ministère Public, il l’a fait avant la visite, et n’a par conséquent pas participé, à l’encontre de la délégation autrichienne, à une mesure d’intimidation basée sur la surprise.
Sa participation à l’entretien est éclairée par l’examen des preuves. Seul Hitler parlait et cherchait à impressionner Schuschnigg d’une façon brutale, qui surprit même ceux qui le connaissaient. En ce qui concerne les détails techniques, ils furent réglés avec Ribbentrop. Papen a plus ou moins joué le rôle de spectateur, ce qui correspond d’ailleurs au fait qu’il n’occupait plus de situation officielle. D’après les dépositions concordantes des assistants, il considérait comme son unique devoir, étant donné les circonstances, d’exercer une influence apaisante.
Il faut se représenter sa situation : il voit échouer ses plans par l’attitude de Hitler, à laquelle aucun homme raisonnable ne pouvait s’attendre. Il voit un homme, rageur par nature, faire, dans son emportement, bon marché de tout ce qui est nécessaire dans le cadre d’une conférence d’hommes d’État. Il entend les menaces de Hitler et il doit admettre que ce dernier est décidé à laisser prendre aux événements un cours irréparable, au cas où les pourparlers tourneraient court.
Dans cette situation, le fait d’obtenir certaines concessions — Hitler céda sur le terrain du ministère de l’Armée et sur celui des exigences économiques — et la remise, qui ne fut obtenue qu’après de longues discussions, de l’accord définitif jusqu’au moment où il serait approuvé par le Gouvernement autrichien et par le Président fédéral, était la solution la meilleure d’un problème délicat. Si, sur ce point, Papen était d’accord avec les hommes d’État autrichiens qui, sans aucun doute, étaient prêts, en raison des circonstances, à signer provisoirement, ne fût-ce que pour servir raisonnablement les intérêts de leur État, on ne peut pas élever contre Papen le reproche d’avoir à l’avance approuvé et envisagé intentionnellement ces événements.
La façon dont Hitler jugea l’activité antérieure de Papen en Autriche et sa participation à la conférence de Berchtesgaden nous est montrée par le fait que, par la suite, il ne reçut plus aucun poste officiel à Vienne. Un homme ayant participé de cœur et de fait aux événements de Berchtesgaden n’aurait pas été laissé sans mission par Hitler, au cours de l’évolution décisive qui allait se produire. On ne l’aurait pas remplacé par de nouvelles personnalités venues de Berlin et, la situation diplomatique étant devenue plus difficile encore, on n’aurait pas renoncé au travail d’un homme que sa longue activité avait familiarisé avec toutes ces questions. On aurait certainement utilisé ses relations personnelles avec les hommes d’État autrichiens, relations qui auraient merveilleusement servi les plans de Hitler. Si, comme le fait l’Accusation, on considère les efforts de Papen pour établir un compromis au cours des conversations de Berchtesgaden comme une manœuvre destinée à donner le change, on doit penser que, dans ce cas, on aurait sans doute laissé Papen continuer à agir et on ne l’aurait pas remplacé par des hommes nouveaux, de tendance plus extrémiste.
La note de Papen sur sa visite d’adieu au Chancelier est instructive. Un homme qui transmet à Berlin, comme étant, selon ses propres termes, « digne d’attention » l’opinion de Schuschnigg, disant qu’on avait exercé sur lui une certaine pression à Berchtesgaden, n’a pas pu participer à ces manœuvres coercitives. L’examen des preuves a montré que Papen n’a exercé aucune activité officielle dans la période qui a suivi.
Le nouveau chargé d’affaires, le baron von Stein, prit la direction des services de la légation. C’était un national-socialiste notoire. Il fut soutenu par Keppler, familier de Hitler. Papen, en revanche, fait ses visites d’adieu et va pratiquer les sports d’hiver à Kitzbühel.
Entre temps, la situation devient de plus en plus tendue. Le plébiscite annoncé par Schuschnigg a fait évoluer les événements dans une mesure que Hitler lui-même n’avait peut-être pas prévue. La visite de Seyss-Inquart et de Rainer à Papen le 9 mars fut une rencontre de hasard, sans qu’on ait tenu conseil à cette occasion ou que des décisions aient été prises. Si, comme en témoigne Rainer, Papen a même soutenu qu’un véritable Autrichien ne pouvait répondre « non » au plébiscite et devait par conséquent suivre le mot d’ordre de Schuschnigg, il en resulte que Papen était opposé aux opinions des nazis autrichiens et à celles exprimées plus tard à Berlin.
Si, finalement, je peux encore revenir sur la présence de Papen à Berlin le 11 mars, il ne m’est pas possible de donner une explication claire du désir de Hitler de voir Papen à Berlin, même en examinant rétrospectivement les circonstances. Les raisons de ce désir peuvent avoir été de nature très complexe. Si Hitler, encore qu’on puisse en douter, était déjà décidé à l’époque à en venir à la solution qui fut adoptée ultérieurement, la raison a pu toutefois en être sa crainte de voir l’homme de la politique d’apaisement, qui se trouvait à Vienne, sollicité par les milieux gouvernementaux autrichiens, dans leur situation désespérée, et qu’avec la collaboration de von Papen, il pût s’ensuivre des propositions d’union.
Je me souviens à ce sujet d’une situation semblable, au début de la campagne de Pologne, lorsque Hitler craignait « qu’un cochon quelconque fît une proposition de médiation à la dernière minute ». D’un autre côté, il est tout à fait plausible que la convocation de Papen à Berlin réponde au désir de Hitler de ne pas être privé des conseils d’un spécialiste des affaires autrichiennes tel que Papen, au cas où le Gouvernement autrichien se raviserait.
Il est cependant superflu, dans le cadre des considérations qu’il faut faire sur l’Accusation, de se donner la peine de rechercher les raisons profondes de Hitler. En dernier ressort, le point décisif est uniquement l’activité de Papen pendant son passage à la Chancellerie.
A son arrivée, il a exprimé à Hitler le désir de provoquer une détente dans la situation par l’ajournement du plébiscite. Papen a illustré son opinion sur les événements ultérieurs par l’attitude qu’il a prise devant les préparatifs militaires et la levée de l’ordre d’invasion. Grâce au relevé des conversations téléphoniques de Göring, nous avons conservé un récit des événements qui se sont déroulés à la Chancellerie du Reich. Il en ressort — et cela est confirmé par sa déposition — qu’il a été le principal agent moteur et que même il a parfois dépassé les intentions de Hitler. Il a souligné que depuis toujours il s’était efforcé de faire prévaloir sa solution et que, pour se décider, il n’avait pas besoin de réfléchir ou de prendre conseil. Enfin, l’affidavit Seherr-Thoss nous montre quelle était l’attitude de Papen au soir de ce jour-là. Il déclara dans un cercle d’intimes qu’il avait déconseillé à Hitler de faire entrer les troupes en Autriche mais que, malgré son avis, il avait « commis la folie de donner l’ordre d’invasion ».
Enfin, nous assistons encore à une prise de position très ferme de Papen, au cours de la conversation qu’il eut, quelques années plus tard, avec le témoin Guido Schmidt. A cette époque, l’annexion de l’Autriche était, depuis longtemps déjà, un fait historique et elle était considérée pour la plupart des Allemands comme un grand succès politique. Papen, au contraire, condamne de façon très sévère les méthodes employées par Hitler et se range une fois de plus du côté de la légalité et de la fidélité aux traités, principe dont on peut voir, maintenant, que c’est à ses propres dépens que l’Allemagne les a abandonnés.
J’en conclus qu’indépendamment de savoir si le cas de l’Autriche peut être étudié dans le cadre délimité par la Charte, la preuve a été fournie au cours de la défense que l’accusé n’a ni contribué personnellement à l’entrée en Autriche ni ne l’a préparée au moyen d’une politique dirigée dans ce sens, et que son activité en Autriche avait pour seul but celui qui avait été fixé au moment de sa nomination,, le 26 juillet 1934, à savoir une politique qui permît de renouer des rapports pacifiques entre les deux pays ; c’est là un but légal qui n’a absolument rien à voir avec une politique d’agression particulière ou générale.
En dehors de mon texte, je voudrais encore attirer l’attention sur ce qui suit. Ces buts que Papen avait faits siens ne sont pas en contradiction avec ce que lui-même et la grande majorité des Allemands et des Autrichiens espéraient voir se réaliser depuis 1918, comme étant le résultat d’une évolution normale la réunion des deux peuples sur une base constitutionnelle quelle qu’elle soit. Il est évident qu’étant donné les restrictions imposées par les traités de paix, de nombreuses difficultés restaient à surmonter ; mais Papen ne pouvait-il pas admettre, en toute conscience, que les parties contractantes ne refuseraient pas de faire droit au vœu de ces deux peuples, vœu dont l’importance était soulignée par l’impossibilité politique et économique de maintenir la situation existante. Ne fallait-il pas appliquer ici le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, le grand principe du XXe siècle ? Les nombreuses voix venues de l’étranger à cette époque, sa conversation avec l’ambassadeur Sir Nevile Henderson, qui est mentionnée dans le rapport de Papen du 1er juin 1937 (document de la Défense n° 74), l’attitude des pays voisins, dont ce rapport témoigne également, et enfin les résultats obtenus dans le domaine des réparations pouvaient lui faire espérer qu’une solution, pourrait un jour être trouvée dans un accord international. Mais la condition première était qu’une telle initiative fût prise par un Gouvernement autrichien souverain et indépendant. Ceci ne pouvait avoir pour point de départ que des relations véritablement amicales avec l’Allemagne. La mission de Papen pouvait donc constituer la base de la réalisation des vœux que les deux États avaient déjà exprimés publiquement.
Je continue ma lecture.
L’époque qui suit n’est pas considérée par l’Accusation. La Défense doit pourtant l’étudier pour exposer ses preuves. Il est facile de prouver, au moyen de constatations relatives à cette époque, que les affirmations du Ministère Public portant sur l’époque précédente sont nécessairement inexactes.
L’Accusation abandonne Papen à la fin de son activité à Vienne et elle ne donne aucune explication des faits auxquels on peut attribuer l’inactivité de Papen à ce moment. Il n’y a pas de motif, pas d’événement qui puisse avoir poussé le prétendu conspirateur à ce changement. Nous arrivons maintenant à l’époque des préparatifs directs à la guerre et à son déclenchement.
Comme le prétend le Ministère Public, l’ancien conspirateur Papen a quitté à ce moment la voie qu’il avait suivie jusqu’alors, malgré les possibilités manifestes qui s’offraient à lui. Mais l’Accusation aurait dû préciser d’une manière ou d’une autre les raisons de ce changement sous peine de voir considérer de prime abord comme peu fondée l’interprétation qu’elle a donnée des actions précédentes, d’ans le sens d’une intention criminelle.
Après l’incorporation de l’Autriche, Papen se retira à la campagne, où il se tint à l’écart de la vie publique pendant plus d’un an, jusqu’en avril 1939.
Ce fait est important, si l’on considère la situation d’alors. Le 4 février 1938 avait manifestement amené une recrudescence d’activité de la politique extérieure allemande. Suivant le Ministère Public, Papen aurait été consciemment l’instrument de Hitler pour les premiers préparatifs de cette politique. Si c’était exact, il faudrait, en considérant le résultat obtenu, considérer Papen comme un diplomate dont le succès aurait été total. Or, cet heureux diplomate, ce conspirateur ne va pas à un endiroit où il pourra poursuivra cette activité, où l’on pourrait procéder à des préparatifs, comme par exemple dans le pays des Sudètes. Il n’est pas nommé à un poste où convergent les grands courants politiques, Paris, Londres ou Moscou, où il pourrait indubitablement- apparaître, grâce à son crédit international, comme l’homme apte à soutenir la politique de Hitler. Cet homme se retire de la vie publique à un moment où toute la politique extérieure de Hitler, la crise des Sudètes, l’incorporation de la Tchécoslovaquie et les préparatifs de la guerre de Pologne créent une ambiance politique très tendue. Si Hitler, à cette époque, n’a pas fait appel à ses services, c’est véritablement que Papen n’a pas été le conspirateur, pas même le partisan de Hitler, ni celui à qui Hitler était redevable du premier succès de sa politique, l’incorporation de l’Autriche. A ce sujet, il est aussi caractéristique de noter que Papen n’a été appelé qu’à un moment où il ne s’agissait pas d’occuper un pays ou de faire des préparatifs en vue d’opérations prévues. Papen est appelé lorsque la politique d’expansion menée par l’allié italien en Albanie provoque des difficultés et fait craindre des complications avec la Turquie. Il est donc clairement chargé de maintenir la paix.
Si l’Accusation ne peut parvenir à faire état de l’activité de Papen à Ankara, elle ne renonce pas pour autant à porter un jugement défavorable au sujet d’e l’acceptation de ce poste par Papen. Il faut donc, sur ce point également, entrer dans les détails.
Papen était également très hésitant au sujet de cette nouvelle nomination. Deux fois déjà, en des temps plus calmes, il avait décliné cette nomination pour des raisons d’ordre général et surtout parce qu’il ne voulait plus assumer de charge officielle. Cette fois, il voit des raisons auxquelles il ne peut plus se soustraire. Il voit une nouvelle mission qu’il croit devoir remplir.
Depuis mars 1939, la situation politique générale était extrêmement tendue. Un facteur même secondaire pouvait mettre le feu aux poudres. Une guerre entre l’Italie et la Turquie pouvait, par le jeu des traités, déclencher un conflit général. Si, par son activité, Papen pouvait, du moins dans ce domaine, exclure l’éventualité d’une guerre, il devait trouver une justification intérieure à l’acceptation de sa mission. Il était placé devant le problème qui se pose à tous ceux qui sont appelés à collaborer à un système qu’ils n’approuvent pas. Se tenir à l’écart, prendre une attitude toute passive, voilà certes la solution la plus facile ; elle l’est d’autant plus si aucun motif particulier ne pousse l’intéressé à accepter la charge. La solution la plus pénible consiste à accepter, dans le cadre d’une politique générale que l’on n’approuve pas, une charge présentant en elle-même un but digne d’efforts. Et lorsque ce domaine particulier est si important que l’exclusion de l’éventualité d’une guerre en dépend, il n’est que normal et digne d’approbation de se décider à assumer une telle mission. Et surtout, s’il subsiste la moindre possibilité d’atteindre ce but, les intérêts privés doivent passer au second plan.
Si l’on considère à la fois tout ce que Papen a fait après avoir accepté cette mission à Ankara, si l’on considère que, grâce à son intervention, les Italiens ont été rappelés au calme par les Allemands et que des complications pouvant amener la guerre ont pu être évitées, si l’on tient compte du succès de Papen qui a su, plus tard, empêcher l’extension de la guerre à la Turquie et aux autres territoires du Sud-Est, on peut dire après coup que l’acceptation par Papen de cette charge, à rencontre de son inclination personnelle, a été une décision heureuse.
Nous avons pu voir, au cours de la présentation des preuves, comment, dès l’origine, en 1939, Papen a entrepris, sur une vaste échelle, des efforts en vue d’établir une paix de renoncement, et nous devons donc l’approuver, pour cette raison également, d’avoir accepté cette mission, sans même tenir compte du succès final qui était réservé à ses efforts, et même si l’on ne pouvait compter que sur une très faible possibilité d’atteindre le but envisagé.
Finalement, l’acceptation d’un poste de ce geinre pourrait déjà se justifier moralement par un succès partiel, si petit soit-il, tel que le fait d’avoir soustrait 10.000 Juifs à la déportation en Pologne, qui a été confirmé par l’affidavit de Marchionini.
A ce sujet, je voudrais attirer l’attention sur un malentendu qui pourrait surgir au sujet de l’examen de cet affidavit.
Marchionini fait remarquer dans son affidavit que l’intervention de Papen a sauvé la vie aux Juifs en question. Interrogé à ce sujet, Papen a confirmé l’exactitude de cet affidavit. Cette confirmation concorde également avec les faits. Il ne s’ensuit pas cependant que l’on savait à cette époque, comme Marchionini le sait aujourd’hui, que cette opération était aussi importante. Papen savait naturellement que la déportation en Pologne, pour des raisons et pour une destination inconnues, était une chose très grave. C’est pour cette raison qu’il est intervenu. Ce n’est que maintenant qu’il sait, de même que Marchionini ne le sait avec certitude qu’aujourd’hui, que ces hommes ne partaient pas pour travailler en déportation, mais allaient directement dans les chambres à gaz.
Je voudrais encore mentionner le document 105, le questionnaire du nonce apostolique à Paris, Monseigneur Roncalli, qui témoigne, d’après sa propre expérience, de l’attitude de Papen au sujet de questions religieuses.
L’activité de Papen à Ankara a été dépeinte de manière détaillée par les témoins Kroll et von Lersner. Elle prouve clairement la volonté d’une politique de paix suivie, d’une politique qui, indépendamment d’e la situation militaire et politique du moment s’efforçait, même au moment de l’apogée ides victoires allemandes, de parvenir à une paix de compromis. Suivant les dépositions de Rosé et de Kroll, Papen fut bouleversé par le déclenchement de la guerre de Pologne et la condamna de prime abord.
Comment peut-on faire concorder de telles opinions et une telle activité avec les affirmations de l’Accusation ? Papen est accusé d’avoir, en conspirant avec Hitler, provoqué la guerre. L’Accusation croit pouvoir déceler l’acte criminel dans l’attitude de l’accusé bien des années avant la guerre. Aucun fait réel n’a pu être établi expliquant la raison pour laquelle le conspirateur Papen s’est fait le champion de la paix. Le Ministère Public a fondé ses accusations sur le sol mouvant des interprétations et a omis de vérifier si les charges portées par l’Accusation peuvent cadrer avec toute la personnalité de l’accusé. En raison de la nature de l’accusation, on ne peut pas se contenter, pour résoudre ce problème, ’d’affirmer la duplicité de son caractère et le sens de l’opportunité. L’Accusation englobe des crimes d’une étendue effroyable. Une telle accusation doit également être étayée sur la personnalité du coupable. La participation à une telle conspiration ne peut être imaginée que dans une acception complète des doctrines exposées au cours du Procès et désignées par « nazisme » dans leurs conséquences les plus extrêmes. Un conspirateur, au sens de l’Accusation, ne peut être qu’un homme qui s’est consacré tout entier à ce but. Il faut que ce soit un homme chez qui les dernières obligations morales ont disparu. Une telle personnalité ne peut pas être une manifestation éphémère ; les dispositions à commettre de tels crimes se trouvent dans la personne même de leur auteur.
En face de la caricature que l’Accusation a tracée du caractère de von Papen, sa vraie personnalité nous est apparue avec précision au cours de ce Procès. Nous voyons un homme que ses origines et son éducation rattachent à la tradition et aux idées conservatrices, un homme ayant le sens de la responsabilité nationale et qui, précisément pour cette raison, a tout naturellement respecté celle des autres.
Ses liens personnels avec nos voisins de l’Ouest, sa connaissance du monde excluent, à priori, qu’il considère les choses d’un point de vue unilatéral et conformément aux seuls désirs de sa propre nation. Il sait que la vie internationale est, elle aussi, basée sur la fidélité et la confiance et qu’il faut qu’on respecte la parole donnée.
Nous avons devant nous un homme qui a fait de ses profondes convictions religieuses le principe fondamental de son activité et qui se trouve, par la force des choses, en contradiction avec les doctrines idéologiques du national-socialisme. Nous avons suivi sa carrière politique et nous avons vu qu’il s’est toujours tenu, dans tous les domaines de son activité, à une ligne de conduite politique basée sur ces principes.
Conformément à cette attitude de principe, et conscient de sa responsabilité, il ne s’est pas soustrait aux tâches qui lui ont été imparties. Même si nous assistons, en fin de compte, à l’effondrement de ses espoirs et de ses efforts, cela ne peut pas être considéré comme la pierre de touche de la pureté de ses opinions.
Accuser un tel homme d’un crime, au sens des faits établis par le Statut, n’a probablement été possible qu’en raison des facilités légales qu’une accusation de conspiration apporte à l’accusateur. Cette argumentation devait également s’écrouler au cours de l’exposé des faits contre Papen.
Le Ministère Public n’a pas pu prouver que Papen s’était associé, à un moment quelconque, à la conspiration. En face d’elle se dresse la réalité. La présentation des preuves à décharge a établi des faits qui rendent impossible une association de sa personne, ne serait-ce qu’avec l’idée des faits dont on l’accuse.
La conclusion est claire : Franz von Papen est innocent de l’accusation portée contre lui !
L’audience est levée.
La parole est au Dr Flachsner, défenseur de l’accusé Speer.
Monsieur le Président, Messieurs les juges. Le Ministère Public a accusé Speer d’avoir commis des infractions aux quatre points de l’accusation qui coïncident pour l’essentiel avec les dispositions des paragraphes 6, a) à 6, c). Le Ministère Public français, qui a concrétisé avec le plus de précision les charges particulières relevées contre l’accusé Speer, renonce à faire état des infractions aux dispositions pénales du paragraphe 6, a) du Statut et ne demande contre Speer que l’application des paragraphes 6, b) et 6, c). Mais puisque, au cours des débats, la notion juridique de conspiration a été évoquée à plusieurs reprises, précisément à propos de la personne de l’accusé Speer, et qu’il a été affirmé que l’accusé Speer, lui aussi, s’était rendu coupable d’une infraction, au sens des dispositions pénales figurant sous le chiffre 6, a) des statuts, il me faut considérer ce point avec attention.
D’autre part, Speer est accusé d’avoir élaboré, préparé, déclenché et mené une guerre d’agression ou une guerre en violation de traités internationaux, bien qu’à l’époque où l’accusé prit la direction, du ministère de l’Armement qui, un an et demi plus tard, devint ministère de l’Armement et de la Production de guerre, le Reich allemand fût déjà en état de guerre avec tous les États devant lesquels il capitula en mai 1945. Au moment où l’accusé prit en charge son poste au Gouvernement, les faits visés par le paragraphe 6, a) étaient déjà accomplis en totalité, et l’activité de l’accusé Speer n’eut pas la moindre influence sur la situation existante.
L’accusé n’était pour rien dans la genèse de cet état de choses. Son activité antérieure était celle d’un architecte qui se consacrait exclusivement à des constructions d’ordre civil et n’a contribué en rien à la préparation ni au déclenchement d’une guerre qui violait les traités internationaux (voir dans mon livre de documents, à la page 19, le document PS-1435).
S’il s’agissait, pour les faits déclarés criminels par le paragraphe 6, a) du Statut, du Droit international généralement en vigueur et si la culpabilité individuelle des personnes visées par ce chef d’accusation était reconnue conformément au Droit international généralement en vigueur, la responsabilité de cet état de choses ne pourrait, malgré tout, pas être, à mon avis, imputée à l’accusé Speer, car les débats n’ont pas apporté la moindre preuve que Speer ait contribué, pour si peu que ce soit, à créer cette situation. Il faut considérer que, pour déclarer coupable une attitude, il faut que l’intéressé ait contribué d’une manière quelconque à provoquer le fait déclaré condamnable ou ait été à l’origine de ce fait. Mais si, comme c’est le cas, l’accusé Speer est entré au Gouvernement sans avoir contribué en quoi que ce soit à ce qu’on appelle les crimes contre la paix, aucune responsabilité pénale ne peut lui être imputée de ce fait, même si d’autres membres du Gouvernement doivent tomber sous le coup de cette responsabilité.
Le Ministère Public a déclaré que, par son entrée au Gouvernement, l’accusé avait approuvé ou autorisé les crimes contre la paix précédemment commis. Une telle conception, empruntée au Droit privé, ne peut être appliquée au Droit pénal. Le Droit pénal ne peut s’appliquer qu’à des états de faits résultant d’actes qui servent à l’accomplissement des faits déclarés punissables. A cela, l’introduction de la notion juridique de conspiration ne change rien. A ce sujet, on peut rappeler l’exposé détaillé du Dr Stahmer sur la conspiration. Les vues de droit qui y ont été exprimés feront aussi l’objet de cet exposé. Afin d’éviter les répétitions, je m’y référerai, ainsi qu’à l’exposé du professeur Jahrreiss. On peut donc déclarer que l’accusé Speer ne peut être déclaré coupable d’un crime contre la paix.
Il résulte de l’interrogatoire de l’accusé et de son contre-interrogatoire portant sur son activité au sein du Parti que Speer, en raison de sa situation d’architecte, n’exerçait, même dans le Parti, que des fonctions d’ordre artistique et architectural. Speer était chargé des constructions dans l’Etat-Major de Hess ; c’était là une tâche purement technique, qui n’avait rien à voir avec quelques préparatifs de guerre que ce soit. Le Parti, qui désirait contrôler et influencer toutes les activités vitales de la nation, avait, en nommant un délégué au Bâtiment, créé un service qui avait pour mission d’assurer l’uniformité des constructions du Parti. Les Gauleiter et les autres services du Parti devaient, pour leurs projets de construction, pouvoir solliciter l’avis de ce service, mais ils ne l’ont fait que très rarement.
Docteur Fladisner, le Tribunal pense qu’il serait bon, au moment qui vous conviendra le mieux, que vous donniez une définition de l’expression « poursuite d’une guerre d’agression » au sens de l’article 6 a) Je ne voudrais pas vous interrompre et je ne vous demande pas de le faire maintenant, mais au moment qui vous conviendra. Le Tribunal désirerait vous entendre interpréter le terme employé à l’article 6, a) « poursuite d’une guerre d’agression ».
Oui, Monsieur le Président. Je reviendrai plus tard sur ce point, quand j’aurai terminé ce chapitre.
Ce n’était, par nature, qu’une tâche purement architecturale, quand le Parti s’occupait de constructions. Celui-ci s’efforçait de donner à ses constructions un caractère uniforme et représentatif. Étant donné le caractère tout à fait personnel de l’expression architecturale, il va sans dire que chaque architecte poursuivait ses propres intentions quand un problème lui était posé. L’activité de l’accusé, en sa qualité de délégué au Bâtiment, était donc relativement limitée et d’importance secondaire, puisqu’il ne disposait même pas d’un service particulier. Vouloir en déduire une participation de l’accusé à un crime quelconque contre la paix serait erroné. Il en est de même des autres fonctions de l’accusé, avant et pendant la guerre, jusqu’au moment où il assuma la charge de ministre.
Lorsque l’accusé fut chargé de refaire le plan des villes de Berlin et de Nuremberg, cette activité n’avait pas le moindre rapport avec un crime contre la paix ; bien au contraire, son activité doit plutôt être considérée comme un obstacle aux préparatifs de guerre, puisqu’elle réclamait une quantité considérable de matières premières et d’autre matériel qui auraient pu servir, directement ou indirectement, à l’industrie d’armement.
Les projets de constructions dont Speer était chargé étaient des projets à longue échéance. Ils ne pouvaient donner à Speer que l’impression que Hitler comptait sur une longue période de paix. Il ne peut donc pas être question que l’accusé ait, dès avant sa nomination au poste de ministre, collaboré directement ou indirectement à la réalisation d’un état de fait qui, selon le paragraphe 6 a) du Statut, est considéré comme un crime contre la paix.
Le fait que l’accusé fût membre du Reichstag depuis 1941 ne peut pas non plus étayer l’accusation, car le Ministère Public a souligné lui-même que, dans un régime autoritaire, le Reichstag était devenu une institution sans la moindre importance et n’avait plus pour rôle que d’accepter et d’acclamer les décisions du Führer. Dans ce sens non plus il ne peut être question d’attribuer à l’accusé une part de responsabilité pour la guerre, car il n’est pas possible d’établir que le Reichstag ait exercé la moindre activité en vue de l’extension de la guerre à l’Union Soviétique ou aux États-Unis.
C’est donc à juste titre que le Ministère Public français a renoncé à poursuivre l’accusé en vertu du paragraphe 6 a) du Statut.
Par ailleurs, le Ministère Public accuse Speer d’avoir participé à des crimes de guerre, commis pendant la période de sa gestion, en transférant en Allemagne, contre leur volonté, des ouvriers des territoires occupés et en les ayant employés, dans un but de guerre, à la production de matériel d’armement. A ce sujet, il faut dire ce qui suit : Le Ministère Public accuse Speer d’avoir commis des infractions à l’article 52 de la Convention de La Haye réglementant la guerre sur terre, article selon lequel des services ne pourront être réclamés des ressortissants des territoires occupés que pour les besoins de l’armée d’occupation ; en outre, ils doivent être en rapport avec les ressources du pays et ne doivent pas impliquer pour les populations l’obligation de prendre part aux opérations de la guerre contre leur patrie. La Convention de La Haye stipule, dans son article 2, que tous les États participant à la guerre en question doivent y avoir adhéré (clause de la participation générale). Étant donné la situation créée par la guerre contre l’Union Soviétique, la Convention de La Haye, à laquelle l’Union Soviétique n’a pas participé, ne pourrait trouver à s’appliquer que si l’on pouvait considérer comme valable pour tous les principes juridiques qui y sont exposés. Il faut donc partir du point de vue qu’une appréciation juridique distincte doit prévaloir, suivant qu’on se trouve en présence de territoires relevant d’États cosignataires de la Convention de La Haye ou de territoires appartenant à des États qu’on ne peut pas considérer comme parties contractantes.
En examinant la question, il faut se demander si une déportation de la main-d’œuvre des territoires occupés, pendant l’état de guerre, par une puissance ennemie, peut être justifiée en application de l’article 52 de la Convention de La Haye. L’article 52 constitue une limitation de l’article 46 de ladite Convention, dans lequel est posé le principe que la population des pays occupés, ainsi que ses biens, doivent souffrir le moins possible des faits de guerre, dans la mesure où les nécessités de guerre le permettent. En partant de ce principe, il y a lieu de voir si la déportation de main-d’œuvre nécessaire à l’économie de guerre d’un pays belligérant est interdite. Il y a lieu de tenir compte ici de ce que la situation est différente si la déportation est entreprise par une puissance belligérante à la suite d’accords passés avec le Gouvernement du pays occupé par ladite puissance. Le Ministère Public a prétendu que de tels accords n’ont pas de valeur juridique, parce qu’ils ont été conclus sous la pression de l’occupation et parce que le Gouvernement existant en France pendant l’occupation ne peut pas être considéré comme représentant le peuple français.
Le premier argument ne saurait appuyer le point de vue du Ministère Public. Les traités internationaux seront toujours influencés dans leur teneur par le poids des parties contractantes. Tout traité de paix conclu entre un État vainqueur et un État vaincu fera apparaître cette répartition des forces. Cela n’est cependant pas contraire à la nature du traité.
Le deuxième argument, en vertu duquel le Ministère Public récuse la référence à l’accord conclu avec le Gouvernement français d’alors au sujet de la prestation de main-d’œuvre, ne saurait, lui non plus, être soutenu. Le « Gouvernement de Vichy » constituait le seul Gouvernement se trouvant en territoire français ; il était le successeur légal du Gouvernement en fonctions avant l’occupation et était en outre reconnu au point de vue du Droit international par le fait que des États qui ne participaient pas encore à la guerre entretenaient avec lui des relations diplomatiques.
On ne saurait pas non plus supposer que la volonté du Gouvernement français, exprimée dans cet accord, de collaborer avec le Reich, dont les opérations de guerre étaient alors couronnées de succès, ait été en contradiction avec la véritable opinion du peuple français. On peut, à ce sujet, se reporter au document R-124, page 34 de mon livre de documents. Il faut surtout tenir compte de la situation économique dans laquelle se trouvait alors la France occupée. Quand la France eût été éliminée des opérations de guerre, toute la France européenne avait été comprise dans le blocus total. Il en résultait que les matières premières qui n’étaient pas produites en France même n’arrivaient plus et que la production se trouvait arrêtée. Donc, par le simple jeu du blocus total, certains éléments essentiels de la capacité de production française avaient été immobilisés, et un grand nombre de travailleurs avaient perdu leur gagne-pain. De plus, le Gouvernement français ne s’était pas déclaré inconditionnellement disposé à laisser transférer de la main-d’œuvre en Allemagne, mais avait demandé en échange certaines compensations telles que la libération de prisonniers de guerre, etc.
La question de savoir si, et dans quelle mesure, les espérances qui avaient incité le Gouvernement français à conclure cet accord se sont effectivement réalisées, importe peu dans la détermination de la légalité de ces conventions. Du point de vue juridique, le caractère contractuel de ces conventions ne peut pas être mis en doute. En partant de ces faits, l’accusation formulée par le Ministère Public selon laquelle le transfert des travailleurs de la zone occupée de France aurait eu lieu contre leur volonté, et donc en violation du Droit, ne peut pas être soutenue. Les conventions conclues entre les Gouvernements allemand et français ne peuvent pas être invoquées pour juger de la situation juridique relative aux travailleurs de Belgique et de Hollande, parce que, dans ces pays, le Gouvernement avait quitté le territoire, qu’il n’existait donc plus d’autorité politique, et qu’en particulier les secrétaires généraux du Gouvernement, restés sur place, ne pouvaient pas être considérés comme les représentants de leur Gouvernement, et que les instructions sur lesquelles se faisait le transfert des travailleurs en Allemagne ont été données sur l’ordre du Commissaire du Reich ou du commandant militaire. Il ressort de l’exposé du Dr Steinbauer concernant l’activité de l’accusé Seyss-Inquart aux Pays-Bas que des réglementations spéciales ont été appliquées à ces pays et à la déportation de leur main-d’œuvre. Afin d’éviter les répétitions, je me réfère à cet exposé.
En ce qui concerne les pays de l’Est, il convient tout d’abord de constater que l’Union Soviétique n’était pas signataire de la Convention de La Haye. Il reste cependant à examiner si le principe énoncé à l’article 46 de la Convention de La Haye et relatif au traitement des civils en temps de guerre et en cas d’occupation d’un pays belligérant par l’adversaire, ne doit être considéré comme un règlement généralement valable du Droit international, applicable même dans le cas où le pays belligérant en question n’a pas expressément adhéré à la Convention de La Haye.
En examinant cette question, on arriverait à la conclusion que la déportation de la main-d’œuvre des territoires occupés doit être considérée comme illégale, à moins toutefois que n’intervienne un élément particulier excluant l’illégalité.
L’état d’exception défini par le Droit international peut être considéré comme un tel élément. Certes, les spécialistes du Droit international discutent de la question de savoir si, et dans quelle mesure, une action illégale en elle-même peut être rendue légale par un tel état d’exception. Mais cette situation doit être considérée comme donnée dans les cas où un État lutte pour son existence même.
Les Alliés ayant posé comme but de guerre la capitulation sans condition de l’Allemagne, on doit admettre que l’Allemagne se trouvait, en effet, face à un tel état d’exception, puisque, aussi bien il ne subsistait plus de doute sur l’intention de l’adversaire d’anéantir l’État allemand dans ses fondations.
Mais cet état d’exception peut être considéré comme avant déjà existé à une époque antérieure, dès le moment où il était devenu évident que la guerre n’était plus une guerre au sens de la Convention ide La Haye, c’est-à-dire une explication entre deux pays, mais une lutte dirigée non plus seulement contre les forces armées, mais en premier lieu contre la puissance économique et, par là, également contre le « potentiel de guerre » des nations belligérantes. La Convention de La Haye est issue d’une conception de la guerre qui était déjà dépassée lors de la première, et à plus forte raison, lors de la seconde guerre mondiale.
Si, pendant la première guerre mondiale, les belligérants avaient déjà cherché à atteindre réciproquement, au moyen du blocus et du contre-blocus, leurs puissances économiques respectives, ceci se manifesta d’autant plus au cours de la deuxième guerre mondiale, quand la lutte directe contre l’ennemi, par la destruction de ses centres de production au moyen de la guerre aérienne, vint compléter les effets, plus indirects, du blocus. La conception de la guerre sur laquelle se base la Convention de La Haye a subi une transformation complète. Si l’on considère qu’un pays n’est à même de se défendre militairement contre un adversaire puissamment armé du point de vue technique, que lorsqu’il dispose lui-même d’un potentiel économique intact, l’enjeu de cette guerre a été, en premier lieu, de détruire cette puissance de production de l’adversaire. C’était là l’objet qu’avait en vue l’Angleterre en procédant au blocus, non seulement de l’Allemagne, mais de tous les pays compris dans la zone d’influence allemande.
Le Dr Kranzbùhler s’est déjà prononcé sur les problèmes qui en découlent. Je renvoie donc, sur ce sujet, à son exposé.
C’est en tenant compte de cette considération que fut menée la guerre aérienne non seulement, en premier lieu, pour atteindre certaines parties du territoire de l’État allemand, mais aussi en vue de détruire les moyens et les possibilités de production des territoires occupés. La guerre aérienne, par ses attaques incessantes, visait ’des objectifs économiques situés en France, en Belgique, aux Pays-Bas, en Tchécoslovaquie, en Pologne et en Autriche, et avait en outre pour objet de mettre hors service et d’anéantir tout le réseau de communications, non seulement sur le front même ou sur ses arrières immédiats, mais aussi sur des centaines de kilomètres de profondeur afin de paralyser les fonctions vitales de l’adversaire. L’offensive aérienne des Alliés contre le Japon en est un témoignage particulièrement éloquent. Cette guerre a dépassé les cadres fixés par la Convention de La Haye. Elle ne distingue plus le territoire de l’État ennemi des territoires occupés, qui se trouvent touchés dans la même mesure par le blocus de l’adversaire. Dans cette guerre, qui s’était assignée le but de détruire non seulement l’existence même de l’État mais aussi la capacité de production de l’économie adverse, on peut parler d’un véritable état d’exception dans l’État.
Lorsque l’accusé Speer fut nommé ministre, la guerre économique, telle que nous venons de la décrire, battait son plein dans les deux camps. Le ministère de Speer avait précisément pour tâche de résoudre les problèmes qui en découlaient dans le domaine de la production. Ainsi Speer fut-il placé au centre de cette guerre économique. Il y a maintenant lieu de voir si, et jusqu’à quel point, les mesures prises du côté allemand étaient propres à parer à cet état d’exception.
Docteur Flàchsner, j’aimerais vous poser cette question : y a-t-il eu, depuis la guerre de 1914-1918, des négociations quelconques entre États, que ce soit à la Société des Nations ou ailleurs, ayant pour but de déclarer caduques les Conventions de La Haye ? J’aimerais que vous examiniez cette question et que vous me répondiez lorsque cela conviendra.
Monsieur le Président, je puis dès maintenant répondre à cette question par la négative. Dans la période qui s’est écoulée entre les deux guerres, on ne s’est entretenu de ce problème que de façon tout à fait accessoire. Dans la mesure où je suis bien informé, on en a parlé dans le domaine de la guerre navale, et, en ce qui concerne la guerre sur terre, au sujet du traitement des prisonniers de guerre. La Convention de La Haye elle-même — exception faite pour certaines conventions de détail concernant des méthodes de guerre particulières — n’a pas subi d’autres amendements ou additions. Je pourrais ajouter qu’entre temps, certaines méthodes de combat ont été interdites par traités, mais les principes — et c’est là la base de mon argumentation — les principes posés par la Convention de La Haye n’ont subi aucune modification au cours de cette période.
Oui. Je comprends donc que depuis la guerre de 1914-1918 aucun accord entre États n’est intervenu pour déclarer caduques les Conventions de La Haye ?
C’est exact, Monsieur le Président. Il y a maintenant lieu de voir si et jusqu’à quel point les mesures prises du côté allemand étaient propres à faire face à cet état d’exception.
Le Ministère Public a exposé à plusieurs reprises, au cours des débats, que les travailleurs, importés étaient destinés à libérer des ouvriers pour le front. Il est certain que cette considération fut une de celles qui déterminèrent l’emploi de main-d’œuvre étrangère, mais sans aucun doute, elle ne fut pas la seule décisive, ni même celle qui fut prépondérante. C’est un fait que le blocus total du Reich réalisé par ses adversaires obligea celui-ci à créer des centres de production de produits de remplacement, afin de continuer à faire la guerre sous la forme technique qu’elle avait prise. C’est également un fait que les perturbations causées dans la vie économique par la guerre aérienne ont nécessité une utilisation plus intensive de la main-d’œuvre ; il suffit de mentionner ici, à titre d’exemple, la main-d’œuvre supplémentaire nécessaire au déblaiement des dégâts causés par les bombardements. Eu égard à cette situation, on est autorisé à parler d’un véritable état d’exception, puisque sans la création de tels centres de production il n’eût pas été possible ’de poursuivre la lutte pour l’existence.
Si l’on voulait objecter à cela qu’il n’est pas possible de parler d’un état d’exception excluant le caractère illégal au point de vue du Droit International, des actes commis, puisque cette guerre était à l’origine une guerre d’agression et était donc illégale à priori, on peut tout au moins, en ce qui concerne l’accusé Speer, invoquer en sa faveur qu’il croyait à l’existence d’un tel état d’exception et qu’il pouvait y croire. La présentation des preuves a démontré que les dessous de la genèse de la guerre, dans la mesure où ils on été exposés ici par le Ministère Public, étaient pour la plus grande part inconnus des accusés et que Speer les ignorait totalement.
Dans la mesure où le transport d’ouvriers étrangers dans le Reich constitue objectivement une mesure contraire au Droit international, il faut examiner jusqu’à quel point l’accusé Speer peut être accusé d’y avoir participé. Au cours de son interrogatoire du 18 octobre 1945, avant le commencement du Procès, l’accusé Speer a reconnu qu’il savait qu’à partir de septembre 1942 tout au moins, les ouvriers étrangers ne venaient plus de leur propre gré en Allemagne. Il y avait consenti, car il n’était plus guère possible de se procurer autrement la main-d’œuvre nécessaire. De cette déclaration, il appert que l’accusé était convaincu de la nécessité de cette mesure d’exception ; on doit donc subjectivement tenir compte du fait qu’il croyait à l’existence d’un état d’exception dont la gravité excluait le caractère illégal. Mais, en premier lieu, on doit vérifier jusqu’à quel point l’accusé Speer a réellement contribué à ces déportations vers l’Allemagne. Il faut, en premier, considérer le fait que l’accusé Speer avait une tâche purement technique, qu’il a suffisamment décrite lors de l’exposé des preuves. On pourra s’y référer. Pour accomplir sa tâche, il posait ses demandes de main-d’œuvre, et la façon dont ces demandes ont été satisfaites dans le détail nous a été expliquée par les dépositions des témoins Schieber et Schmelter. Les demandes comportaient des chiffres globaux, et leur réalisation incombait à l’accusé Sauckel. Ces demandes portaient sur la main-d’œuvre en général, et c’était la tâche de l’accusé Sauckel de leur donner suite dans la mesure du possible et selon son propre jugement. Il disposait à cet effet die la possibilité de puiser dans les réserves de la main-d’œuvre nationale et de celle d’embaucher des travailleurs étrangers. Que l’accusé Speer ait eu soin d’obtenir avant tout de la main-d’œuvre allemande pour l’exécution des tâches qui lui avaient été confiées par le Gouvernement, les témoins Schieber, Kehrl et Schmelter l’ont exposé lors de leur déposition. Que la satisfaction de ses demandes de main-d’œuvre nécessaire à la réalisation de sa mission, à savoir l’augmentation de la production des armements, ait eu une importance essentielle, certes, mais non pas décisive, cela a été prouvé par la déclaration du témoin Saur (document 54 du livre de documents 2, page 146) suivant laquelle, dans la phase finale de la production (pour l’ensemble des armements), le chiffre de la main-d’œuvre a, pendant la période d’activité de l’accusé comme ministre de l’Armement, passé de 4.000.000 à 4.900.000, alors que les fabrications d’armement augmentaient de 550 % et dans certaines branches de 700 %. Il faut donc partir du fait que l’augmentation de la production d’armement que Speer avait reçu mission de réaliser n’était pas due en premier lieu à l’augmentation de la main-d’œuvre, mais à des mesures techniques d’organisation. Il en résulte que les demandes de main-d’œuvre étaient certes un élément essentiel, mais non pas décisif pour l’accompilissemient de la mission dont l’accusé était chargé. L’accusé a déclaré, et cela est vraisemblable, qu’il a demandé de la main-d’œuvre à Sauckel ; mais il a souligné aussi qu’il tenait avant tout à avoir des ouvriers allemands. L’augmentation du nombre d’ouvriers dans le secteur économique contrôlé par l’accusé était, selon lui, réalisable sans avoir recours à la main-d’œuvre étrangère dans les proportions où cela s’est fait. Les mesures prises par l’accusé dans le but d’empêcher le transfert dans le Reich de la main-d’œuvre de l’Ouest ont été exposées dans le détail au cours de l’examen des preuves. Pour l’adoption de ces mesures, c’est-à-dire le transfert dans les pays occidentaux de la production des biens de consommation et de la fabrication de pièces détachées pour l’armement, telles que les pièces forgées et le matériel de chemin de fer, ainsi que l’installation dans ces pays des entreprises protégées, Speer se basait sur le fait qu’il serait possible, de cette manière, de mettre fin au recrutement des ouvriers en France, en Belgique et en Hollande. Comme l’accusé l’a exposé au cours de son interrogatoire, ses entretiens avec le ministre français Bichelonne eurent pratiquement pour résultat de mettre fin à la déportation de la main-d’œuvre en Allemagne. Les effets de ces mesures ont été exposés dans le détail par le délégué à la main-d’œuvre au cours de la séance du 17 mars 1944 du Plan central (voir la page 32 de mon livre de documents). Malgré toutes les résistances opposées à cette politique (voir la lettre de Sauckel à Hitler du 17 mars 1944, document PS-3819), Speer poursuivit son but. Le procès-verbal présenté par le Ministère Public sous le numéro PS-556 et relatif à l’entretien qui eut lieu chez Hitler le 4 janvier 1944, montre, par la décision prise, que les entreprises protégées dont Sauckel voulait obtenir la suppression devaient être soustraites au recrutement de la main-d’œuvre par Sauckel. Speer voulait occuper la main-d’œuvre française en France dans l’espoir de transférer dans les territoires occupés de l’Ouest la fabrication des biens de consommation et la production civile ne constituant pas une fabrication d’armes. Il voulait occuper dans les fabrications d’armement la main-d’œuvre allemande libérée par l’arrêt de certaines industries allemandes (voir le document R-124, pages 33, 34 du livre de documents Speer). De cette manière, il pouvait augmenter sa production parce que la formation des ouvriers allemands était plus facile du fait de l’absence .de difficultés de langage, et aussi parce que les difficultés de ravitaillement disparaissaient (voir, entre autres, Kehrl, page 110 livre de documents Speer, document 50).
Cette politique eut pour conséquence que les ouvriers des territoires de l’Ouest furent occupés principalement dans la production civile et non dans la fabrication des armes.
Eh ce qui canceme l’emploi des ouvriers étrangers dans les entreprises protégées, il faut ajouter que le Statut considère deux faits : la déportation pour le travail obligatoire et le travail obligatoire lui-même.
Le travail obligatoire en France avait été ordonné par le Gouvernement français. Au point de vue du Droit international, rien ne s’y opposait, à moins qu’on ne prétende que le Gouvernement français n’était pas autorisé à prendre de telles mesures. Ainsi que l’a déclaré l’accusé Speer, la direction de l’Économie française avait, au moyen des accords passés par Bichelonne, obtenu son indépendance, évidemment avec les restrictions qui résultaient de l’accord.
D’après les constatations de Berk (livre de documents 1, page 38, document PS-1289), le collaborateur de l’accusé Sauckel, 20% de la production des entreprises protégées de France allaient à l’économie française, tandis que plus de 40% des produits de l’industrie des biens de consommation allaient aux Français. Il s’ensuit donc que l’industrie française d’armement ne fabriquait pas d’armes où de matériel de guerre immédiat, car les autorités allemandes n’en auraient certes pas confié l’exécution à des services français. Si le Tribunal, dans sa séance du 20 juin 1946, a exprimé ses réserves sur l’argumentation fournie sur ce point en déclarant qu’il ne saurait être fait état de ces questions utilitaires, on peut opposer à cela le point de vue de la Défense, à savoir que cet exposé n’a pour but que de tirer au clair la question de légalité. Si le Gouvernement français avait le droit d’instituer le travail obligatoire et si des usines, dans lesquelles des ouvriers français étaient occupés en vertu de ces ordonnances ou en vertu de contrats de travail volontaires, recevaient des commiamdes pour le compte de l’Allemagne, ceci ne pouvait pas être contesté en Droit L’institution des entreprises protégées, qui empêchait les prélèvements de main-d’œuvre et l’envoi d’ouvriers en Allemagne et, d’autre part, le transfert en France, en Belgique et en Hollande de certaines branches de la production, permirent de satisfaire aux besoins de l’économie allemande d’une façon qui, en Droit, ne peut être contestée. Si l’accusé Speer n’a pas réussi à suspendre complètement le transfert des ouvriers, il a cependant réussi à ce que les contingents soient considérablement réduits. En opposition à la politique de transplantation de main-d’œuvre dans le Reich, poursuivie par d’autres services, l’accusé avait pour but de faire travailler, pour ses besoins, les ouvriers dans leur pays (documents Speer 9, page 24 et Speer n° 11). Dans cette mesure, il s’est opposé à la déportation des ouvriers hors de leur patrie.
Pour apporter la preuve de l’affirmation selon laquelle Speer aurait joué un rôle décisif dans l’intensification des déportations pour le travail forcé, le Ministère Public se réfère au document PS-556 qui est constitué par une note de Sauckel sur une conversation téléphonique avec Speer le 5 mai 1943. On a opposé à ce document la copie du procès-verbal du Fuhrer du 3 au 5 janvier 1943, document Speer n° 35, qui faisait l’objet de cette conversation téléphonique. Encore qu’il y figure de sévères remarques de Hitler, on n’y trouve cependant pas la tendance que l’on peut déduire de la note de Sauckel. Sur ce point déjà l’accusé Speer était en conflit avec Sauckel. La mission de diriger l’industrie française d’armement confiée à Speer dans ce procès-verbal lui permettait d’instituer les entreprises protégées. De ce fait, cessait pratiquement la réquisition de la main-d’œuvre en France, c’est-à-dire qu’on obtenait un résultat inverse de ce que voudrait prouver le Ministère Public. Il faut ici renvoyer au document RF-22. Ce document établit que l’accord Speer-Biehelonne réduisit, à partir du mois d’octobre 1943, l’envoi de la main-d’œuvre en Allemagne des 9/10è (comparer avec le livre de documents Speer, voir page 41 de mon livre de documents).
Il importe peu, pour déterminer dans quelle mesure ces faits viennent à la décharge de l’accusé, de savoir s’il a agi pour des raisons d’opportunité ou bien parce qu’il tenait l’autre procédé pour illégal. Seul est à considérer le résultat qui consista, en fait, comme le montre le document RF-22 déjà cité, à arrêter les envois de main-d’œuvre vers l’Allemagne. Enfin, il ressort du procès-verbal des rapports au Führer du 19 au 22 juin 1944, document Speer n° 12, et de la déposition de Seyss-Inquart, le 11 juin 1946, que malgré la disparition des industries des territoires de l’Ouest et l’intention qu’avaient d’autres services d’envoyer en Allemagne les ouvriers devenus sans travail, Speer maintint son système des entreprises protégées et provoqua ainsi l’écroulement définitif des projets tendant à poursuivre l’envoi de main-d’œuvre en Allemagne.
On ne peut pas prétendre que l’accusé Speer ait eu l’obligation d’examiner le caractère légal, au point de vue du Droit international, des mesures prises par Sauckel, et cela pour les raisons suivantes : Lorsqu’on 1942, il entra en fonction, il y avait longtemps que l’on envoyait des ouvriers étrangers en Allemagne, Il a supposé que la légalité de ces mesures avait été examinée au préalable. Il n’était pas juridiquement tenu d’en contrôler personnellement les fondements juridiques, et il pouvait supposer que les services chargés du recrutement de la main-d’œuvre avaient examiné les bases juridiques de leur activité. De plus, le Délégué général à la main-d’œuvre lui avait, à plusieurs reprises, confirmé au cours de ces années que l’envoi de main-d’œuvre dans le Reich s’effectuait en toute légalité. Il pouvait penser à bon droit que les services auxquels le Gouvernement avait confié la tâche de recruter la main-d’œuvre avaient de leur côté examiné la légalité des mesures prises par ce Gouvernement pour assurer l’exécution de cette mission. Transposée sur le plan du Droit privé, l’activité de l’accusé dans le cadre de l’État pourrait être comparée à celle du directeur technique d’une entreprise dans laquelle l’accusé Sauckel aurait occupé le poste de chef du personnel. Le directeur technique n’est pas non plus, dans ce cas, tenu de contrôler la légalité des contrats de travail qui lient les différents ouvriers. Il a simplement à veiller à ce que les ouvriers mis à sa disposition pour l’accomplissement de sa tâche soient employés à la bonne place et dans une forme régulière. On ne peut pas objecter à cela que l’accusé Sauckel ne se serait considéré que comme le délégué de l’accusé Speer. Cela n’aurait pas été conforme à la division du travail établie entre les deux accusés par le Gouvernement. Il ne faut pas méconnaître le fait que, de tous les secteurs de l’économie qui transmettaient leurs demandes à l’accusé Sauckel, ceux que représentait Speer étaient les plus importants pour la conduite de la guerre et par conséquent avaient la priorité. Mais cela ne signifie pas que Sauckel ait eu le devoir de satisfaire à tout prix aux exigences du secteur Speer avant toutes les autres. L’examen des preuves, et en particulier la déposition des témoins Schieber (livre de documents 2, page 114) et Kehrl (livre de documents 1, page 106) ont montré qu’il ne l’a pas fait et qu’il ne pouvait d’ailleurs pas le faire, car les autres secteurs de la vie économique, les autres « parties prenantes » avaient très souvent des besoins aussi urgents et que les contingents de main-d’œuvre disponibles ne suffisaient pas à satisfaire également à toutes les demandes. Si Sauckel n’avait été qu’un « délégué de Speer », un organe chargé uniquement d’exécuter les ordres de Speer, il va sans dire que l’on n’aurait pas assisté entre eux à l’éclosion de différends aussi profonds.
Le Ministère Public a tenu à souligner que l’accusé Sauckel avait été nommé Délégué général à la main-d’œuvre à l’instigation de Speer et en a tiré la conclusion que Sauckel était plus ou moins un instrument entre les mains de l’accusé Speer, ou du moins dépendait de lui dans une large mesure. Cette façon de voir ne correspond pas à la réalité. Après avoir pris possession de ses fonctions de ministre de l’Armement, l’accusé Speer dut bientôt constater que l’attribution de main-d’œuvre aux entreprises, effectuée jusque là par le ministère du Travail, ne répondait pas aux exigences formulées. Pour le ministère du Travail, cette activité ne représentait qu’une fraction de l’ensemble de ces fonctions.
L’accusé Speer a déclaré, au cours de sa déposition, que le ministère du Travail ne pouvait pas faire prévaloir ses vues sur les tendances manifestées par les Gauleiter dans leurs ressorts, parce que ceux-ci avaient à cœur d’empêcher de toutes leurs forces les transferts de main-d’œuvre de leur Gau dans un autre. L’accusé Speer pensait que cette section du ministère du Travail, organisée d’une manière purement bureaucratique, n’était pas apte à s’acquitter de cette mission et il proposa au Gouvernement d’en charger un Gauleiter. Mais la demande formulée en même temps par Speer de se voir subordonner ce Gauleiter chargé du recrutement de la main-d’œuvre, ne fut pas acceptée par le Gouvernement, en considération d’autres compétences existantes. La personne présentée par Speer ne fut pas acceptée non plus et l’on nomma à sa place l’accusé Sauckel. Les efforts de Speer pour créer une délégation générale à la main-d’œuvre constituaient donc uniquement des suggestions dans le domaine de l’organisation, suggestions qui avaient pour but de vaincre les résistances opposées à l’activité du service de la main-d’œuvre du ministère du Travail. Il serait cependant erroné d’en conclure que l’accusé Speer est responsable de toutes les mesures prises par l’accusé Sauckel.
L’Accusation ne peut invoquer à l’appui de ses affirmations le fait que l’accusé, en sa qualité de membre de l’Office central de planification, ait pris part à des séances au cours desquelles fut discuté le problème de la main-d’œuvre. Le Ministère Public cherche à tirer des séances de l’Office central de planification la preuve que l’accusé Speer a joué un rôle décisif dans le recrutement de main-d’œuvre étrangère. A cette thèse, on peut opposer ceci : le Ministère Public n’a présenté que le procès-verbal textuel des séances de l’Office central de planification, mais non pas les résolutions prises à la suite de ces séances. Ce sont cependant ces résolutions qui constituent l’élément décisif. Étant donné que l’accusé Speer a, à l’époque, remis aux autorités alliées l’ensemble de ses documents, parmi lesquels figurent également les procès-verbaux relatifs aux décisions de l’Office central de planification, il eut été facile au Ministère Public de présenter ces résolutions, desquelles on aurait pu conclure au caractère décisif des interventions de l’accusé dans le domaine du recrutement de la main-d’œuvre. Mais ces décisions n’existent pas et l’on ne peut donc déduire du fait que les questions de main-d’œuvre aient également été discutées au cours des séances de l’Office central de planification que cet organisme ait inclus ce problème dans le domaine de son activité. L’ordonnance créant l’Office central de planification a été communiquée sous le numéro 42 du document Speer n° 7 du livre de documents. Cette ordonnance définit nettement le domaine d’activité de l’Office central de planification. Le recrutement et la répartition de la main-d’œuvre n’avaient pas besoin d’être compris dans le ressort de l’Office central de planification puisqu’on avait précisément créé dans ce but la nouvelle autorité du Délégué général à la main-d’œuvre. Il ressort aussi de l’examen des preuves que s’il est vrai que l’accusé Sauckel a discuté de questions concernant l’utilisation de la main-d’œuvre devant l’Office central de planification, il n’en affirmait pas moins énergiquement son indépendance vis-à-vis de cet organisme et attachait une grande importance à ce que ses décisions n’engageassent pas en dernier ressort sa responsabilité que devant le Führer, et indépendamment de l’Office central de planification. Je renvoie à ce sujet aux dépositions du témoin Kehrl et du témoin Schieber (documents Speer n° 36 et 37).
Ceci ne s’oppose pas au fait que l’Office central de planification ait fait des tentatives pour exercer une influence sur l’activité du Délégué général à la main-d’œuvre, tentatives qui restèrent d’ailleurs sans résultat.
On peut donc considérer comme établi qu’aucune responsabilité ne peut être attribuée à l’accusé Speer pour le transfert de main-d’œuvre des territoires occupés dans le Reich, du fait de son activité dans le cadre de l’Office central de planification.
Or, si le Ministère Public impute maintenant à l’accusé le fait qu’il ait su qu’une grande partie des travailleurs que lui avait fournis Sauckel avait été amenée en Allemagne contre sa volonté et qu’il ait employé ces travailleurs dans les industries qui dépendaient de lui, cette conclusion se heurte à des objections sur le plan juridique. Si, et dans la mesure où l’envoi de main-d’œurvre dans le Reich était un délit selon le Droit international, ce délit se serait trouvé réalisé du fait de l’envoi de main-d’œuvre dans le Reich. Le fiait que les hommes envoyés dans le territoire du Reich avaient été requis pour le travail est, au regard du Droit, un nouvel état de fait pour lequel l’Accusation emploie l’expression d’« esclavage ». A ce sujet, il faut tenir compte de ce qui suit : en vertu de la loi sur le service national et de l’ordonnance prise à ce sujet, chaque Allemand avait l’obligation de mettre son travail à la disposition de l’économie de guerre. Le Gouvernement pouvait en dernier ressort disposer, par l’intermédiaire de l’Office du travail, du travail de chaque citoyen et l’utiliser aux fins qui lui paraissaient convenables. Il ne s’en est pas fait faute. Les travailleurs étrangers envoyés en Allemagne furent également soumis à cette réglementation. Nous ne doutons pas, pour notre part, que même dans la Convention de La Haye il ne se trouve pas de disposition qui approuve l’extension aux habitants des territoires occupés de l’obligation de travailler pour les Allemands. La Convention de La Haye, rédigée sous l’influence d’une conception différente de la guerre, ne pouvait pas encore prendre en considération les conditions créées par la guerre économique. On ne peut cependant pas répondre affirmativement à la question de savoir si la Convention de La Haye réglemente de façon définitive l’ensemble des prérogatives qui échoient à une puissance occupante. L’expérience de toutes les nations qui ont pris part à cette guerre s’oppose à une réponse affirmative. Mais, ici aussi, le point de vue, déjà mentionné, de l’« état d’exception de la nation » peut être invoqué pour juger et apprécier le cas suivant le Droit.
Il faut accorder au Ministère Public que la justification de cette extension du travail obligatoire n’est possible que dans cette mesure. Mais si l’on voulait suivre le Ministère Public en affirmant qu’aucune raison ne justifie l’extension du travail obligatoire à des ressortissants étrangers du territoire occupé, il resterait à prouver dans quelle mesure l’accusé Speer s’est rendu coupable pour avoir employé une main-d’œuvre ainsi assujettie. On peut se rapporter à ce sujet à ce qui a été dit plus haut au sujet de la déportation. Que l’accusé Speer se soit efforcé, bien qu’il n’en, ait pas été responsable, d’améliorer les conditions de vie de ces ouvriers et, dans la mesure où il a eu connaissance de certains abus, de contribuer à y mettre fin, cela ressort des documents 3, 4 et 5 du livre de documents Speer (pages 7, 8 et 9 livre de documents). Il faut également se référer aux déclarations faites par l’accusé lui-même, aussi bien lors de son interrogatoire que du contre-interrogatoire, dans lesquelles il a exposé son activité dans ce domaine.
Le Procureur Général américain, M. Justice Jackson, a déclaré lui-même, lorsqu’il a présenté au cours du contre-interrogatoire de l’accusé Speer une série de documents à l’aide desquels il voulait prouver les mauvais traitements subis par les ouvriers des usines Krupp à Essen, qu’il ne voulait pas rendre l’accusé Speer responsable de tels cas isolés (tome XVI, page 584).
Ces documents comprennent l’affidavit du Dr Jager, document D-288, à l’égard duquel le Dr Servatius a pris position : une lettre de la section de construction de locomotives des établissements Krupp, datée de février 1942, époque à laquelle l’accusé Speer venait seulement d’accéder à son poste de ministre. Cet état de choses avait, comme il y est dit, provoqué une intervention de Speer auprès de Hitler en mars 1942 (document Speer n° 3, page 7 du livre de documents Speer). Un autre de ces documents, D-321, décrit les conditions dans lesquelles les ouvriers russes arrivèrent à Essen en 1941, c’est-à-dire avant l’entrée en fonctions de l’accusé Speer. Les autres documents déposés au cours de ce contre-interrogatoire D-258 (USA-896), n’ont pas, sur l’indication de M. Justice Jackson (procès-verbal, tome XVI, page 567) été produits à la charge de l’accusé. Nous pouvons donc renoncer à entrer dans les détails.
Les documents déposés ensuite concernent tous les événements survenus aux usines Krupp. L’accusé, dans la mesure où il en a eu la possibilité, a donné tous éclaircissements à leur sujet. Il en ressort que les mauvaises conditions de toute nature dont on aurait pu rendre les établissements Krupp responsables, étaient la conséquences des attaques aériennes et de la destruction des possibilités de logement. Mais si même les événements rapportés se sont réellement produits dans ces établissements — et la Défense n’a pas la possibilité d’en faire la preuve — ces événements ne seraient pas une base suffisante pour conclure que les conditions dans lesquelles devaient travailler les ouvriers étrangers de l’industrie d’armement aient été partout les mêmes. Si l’on ne choisit et n’examine qu’une seule entreprise, on ne peut pas en conclure à un système général. Seule la preuve qu’un tel système était général pourrait avoir une signification.
Cette activité de l’accusé Speer ne saurait certes influer radicalement sur l’appréciation pénale de sa conduite mais elle serait d’importance capitale pour juger dans quelle mesure il a pris part à ces actes.
Quand l’accusé entra en fonctions, la pratique de l’emploi de travailleurs étrangers et de prisonniers de guerre était déjà en vigueur. Il ne doit donc pas en être considéré comme l’auteur, ce qui devrait être pris en considération pour le jugement, car il paraissait impossible d’abandonner cette pratique que l’on avait suivie jusqu’alors. L’occupation d’ouvriers étrangers dans l’industrie allemande n’avait d’ailleurs rien d’inhabituel. En temps de paix déjà, une grande quantité de main-d’œuvre étrangère était occupée dans l’agriculture, les mines et les travaux publics. Pendant la guerre et dès avant le début de l’activité ministérielle de l’accusé Speer, des travailleurs étrangers venant aussi bien de l’Ouest que de l’Est avaient été envoyés en grande quantité en Allemagne et seule une part d’entre eux était occupée dans le secteur contrôlé par Speer.
Pour rendre possible la délimitation de la responsabilité des deux accusés Sauckel et Speer, nous nous proposons maintenant de montrer comment la répartition et la distribution des ouvriers dans les entreprises contrôlées en dernier lieu par l’accusé Speer était effectuée. Pour l’exécution du programme d’armement, des plans de production précis étaient établis pour chaque entreprise par les comités et les syndicats industriels en tant qu’organes du ministère Speer. L’entreprise calculait sur ces bases le nombre d’ouvriers nécessaires. Il communiquait ce chiffre à la direction de l’armement et simultanément à l’Office du travail, auquel étaient signalées les demandes de personnel de toutes les parties prenantes. Les directions de l’armement examinaient les demandes de toutes les entreprises qui leur étaient subordonnées et les dirigeaient sur la production de l’armement. Les offices du travail, de leur côté, communiquaient aux offices du travail régionaux les demandes de personnel qui leur étaient faites. Les inspections du travail récapitulaient ces demandes et les adressaient au ministère Speer, section de la main-d’œuvre. Les offices de travail régionaux adressaient leurs déclarations au Délégué général à la main-d’œuvre. Il faut remarquer à ce sujet que le ministère Speer ne contrôlait en 1942 que les travaux de construction et l’armement de l’Armée de terre. L’armement de la Marine et de l’Air recrutaient directement leur main-d’œuvre.
Au printemps 1943, l’armement de la Marine passa au ministère Speer et, à partir de cette époque, recruta sa main-d’œuvre par l’intermédiaire du Service de la main-d’œuvre. En automne 1943 s’y ajouta le reste de la production, tandis que l’armement de l’Air faisait parvenir, directement, jusqu’en août 1944, ses demandes au Délégué général à la main-d’œuvre.
Ces détails étaient nécessaires pour expliquer qu’il est possible de réfuter l’allégation du Ministère Public qui voit en Speer le principal utilisateur de la main-d’œuvre fournie par Sauckel. Je ne mentionne qu’à titre accessoire qu’à côté du ministère Speer il existait des « parties prenantes » tout aussi importantes, telles que l’administration de la Wehrmacht, celle des Transports, etc., fait qui ’a d’ailleurs été confirmé par les dépositions de témoins. Le Délégué général à la main-d’œuvre répartissait la main-d’œuvre qu’il avait à sa disposition entre les différentes parties prenantes, attribuait aux offices régionaux la main-d’œuvre correspondant à leurs demandes, et ceux-ci la répartissaient à leur tour entre les offices du travail locaux, qui procédaient finalement à l’attribution définitive aux différentes entreprises, sur la base des demandes examinées par les services de l’Armement. Cette procédure compliquée comportait une exception en ce sens que pour des travaux particulièrement urgents, on avait adopté le système connu sous le nom de « système des fiches rouges » (voir la page 122 de mon livre de documents). Tous les mois, le Délégué général à la main-d’œuvre émettait un certain nombre de fiches rouges et les mettait à la disposition du ministère de l’Armement qui les répartissait ensuite, par l’intermédiaire des services de l’administration autonome de l’industrie, entre les entreprises placées sous son contrôle. Chaque entreprise remettait ensuite ces fiches rouges à l’Office du travail, qui était tenu de donner suite par priorité aux demandes faites à l’aide de ces fiches avant de procéder à aucune autre répartition de main-d’œuvre. Dans tous les cas, il s’agissait de demandes de main-d’œuvre générales. L’attribution se faisait exclusivement par les soins des offices du travail placés sous les ordres de l’accusé Sauckel, de sorte que ni les entreprises elles-mêmes ni les services de l’accusé Speer, ni ce dernier lui-même, ne pouvaient exercer une influence quelconque sur cette répartition. Seuls les services de la main-d’œuvre pouvaient décider si ces demandes seraient satisfaites au moyen d’ouvriers Allemands, étrangers ou de prisonniers de guerre (livre de documents pages 108, 109).
A la fin de l’exposé de ses preuves, le Ministère Public a présenté, sous le numéro PS-4006, l’ordonnance publiée en commun le 1er décembre 1942 par Speer et Sauckel. Le Ministère Public croit trouver dans cette ordonnance et dans celle du 22 juin 1944, qu’il a déposée en même temps, une base permettant de juger du rapport des forces entre Speer et Sauckel. C’est pourquoi il convient d’examiner ce point de plus près.
Il résulte indiscutablement de l’ordonnance du 1er décembre 1942 que le Délégué général à la main-d’œuvre disposait d’un droit de contrôle sur les demandes de main-d’œuvre qui lui étaient adressées par l’industrie de l’armement. Si donc une entreprise demandait un supplément de main-d’œuvre pour réaliser le programme de fabrication dont elle était chargée, le Délégué général à la main-d’œuvre se réservait la possibilité d’examiner la nécessité de ces demandes de main-d’œuvre. Le but était d’engager chaque entreprise à comprimer au maximum ses besoins de main-d’œuvre. Ces comités devaient examiner en outre dans quelle mesure une entreprise, compte tenu des programmes dont l’exécution lui était confiée, pouvait céder de la main-d’œuvre à d’autres établissements. C’était au ministère de l’Armement ou aux services qui en dépendaient qu’il incombait de déterminer l’ordre préférentiel des demandes de main-d’œuvre qu’ils avaient reçues des établissements dont ils avaient le contrôle. Ils avaient également à décider quelle entreprise était en mesure de céder de la main-d’œuvre à une autre, si l’une et l’autre procédaient à la même fabrication pour des besoins identiques de l’Armée. Si, par exemple, une usine fabriquant des pièces détachées d’automobiles recevait un autre programme de fabrication, les directions de l’Armement pouvaient décider que la main-d’œuvre ainsi libérée serait mise à la disposition d’une autre entreprise dans la mesure où celle-ci avait les mêmes fabrications. Mais l’attribution de la main-d’œuvre en général restait du domaine du Délégué général à la main-d’œuvre.
Les services du ministère Speer avaient donc uniquement pour mission d’« orienter » la main-d’œuvre déjà employée dans cette branche de l’économie et qui y avait déjà été attribuée et répartie antérieurement dans les entreprises par le Délégué général à la main-d’œuvre. Pour le reste, c’est le Délégué général à la main-d’œuvre qui était chargé du recrutement de toute la main-d’œuvre ; il participait en outre d’une manière déterminante à l’examen de la réduction du personnel dans certaines entreprises au profit de certaines autres ; c’est ce qu’on appelait les opérations de peignage. La compétence du Délégué général à la main-d’œuvre n’était donc pas notablement restreinte par cet accord conclu avec le ministre de l’Armement et de la Production de guerre. Comme auparavant, il avait pour mission de procurer de la main-d’œuvre aux entreprises ; une compétence étendue lui était même attribuée en ce sens qu’il avait un droit de regard, pour les questions de main-d’œuvre, sur les entreprises d’armement dépendant de l’accusé Speer, afin d’examiner si, et dans quelles mesures, ces entreprises pouvaient céder de la main-d’œuvre à d’autres. Le décret du 22 juin 1944 établissait que la main-d’œuvre déjà disponible devait être employée sur les indications de l’autorité centrale ou du président de la Commission de l’Armement. Il faut aussi remarquer, à ce propos, qu’il ne s’agit pas de l’utilisation d’une main-d’œuvre nouvelle, étrangère à l’Armement, qui était toujours fournie par le Délégué général à la main-d’œuvre, mais uniquement d’opérations de mutation, d’une entreprise à une autre. Les services de Sauckel ne pouvaient donc plus, à la suite de ce décret, contrôler les demandes de main-d’œuvre faites par les entreprises dépendant du Ministère Speer, une fois que le président de la Commission de l’Armement en avait reconnu le bien-fondé. Cette ordonnance ne changea rien à la répartition de base des compétences suivant laquelle le Délégué général à la main-d’œuvre avait à effectuer le recrutement de la main-d’œuvre nécessaire et à s’occuper de l’ensemble de la direction de la main-d’œuvre. Lorsque, à la suite d’une demande contrôlée de main-d’œuvre, les services de Délégué général à la main-d’œuvre procédaient à une répartition, c’est à eux qu’il appartenait de déterminer si celle-ci porterait sur des Allemands, des étrangers, etc. La compétence des services du ministre de l’Armement en matière de main-d’œuvre se limitait aux opérations de mutation, c’est-à-dire à l’attribution à certaines entreprises de main-d’œuvre provenant d’autres entreprises d’armement. Il serait inexact de vouloir déduire de ces ordonnances une restriction notable des attributions du Délégué général à la main-d’œuvre et une extension systématique de celles de Speer. Il serait également faux d’en conclure que l’influence du ministère de l’Armement sur les autres domaines d’activité du Délégué général à la main-d’œuvre eût augmenté.
Enfin le Ministère Public, dans le but manifeste de préciser les rapports Speer-Sauckel, a présenté une note du général Thomas, chef de la section de l’Industrie de guerre et des Armements à l’OKW, en date du 24 mars 1942, et portant sur une conversation entre l’accusé Speer, d’une part, et les chefs des offices d’armement des trois éléments de la Wehrmacht, d’autre part. Thomas déclare dans cette note que le Führer considérait Speer comme son représentant principal et son homme de confiance pour tous les domaines de l’économie. Cette note, pour être comprise, doit être rapprochée du compte rendu remis par le général Thomas sur son activité de chef de la section de l’Industrie de guerre et des Armements, et dont le Tribunal possède des extraits sous le numéro PS-2353.
Avant que Speer fut nommé ministre de l’Armement, Thomas avait pour mission de veiller à ce que le poste de Délégué général à l’Économie, prévu par la loi de Défense du Reich, devînt l’organisme directeur de toute l’économie de guerre. Au moment où, à la suite de la première campagne d’hiver en Russie et des pertes qu’elle avait fait subir, l’armement eut à faire face à des demandes importantes, et quand Hitler, après la mort du Dr Todt, appela l’accusé Speer à lui succéder au ministère de l’Armement et des Munitions, Thomas crut voir en Speer la personnalité à qui seraient attribuées les compétences étendues auxquelles il aspirait comme Délégué général à l’Économie. Mais ceci n’eut pas lieu. Comme il ressort de l’exposé des preuves, Speer n’obtint que l’équipement militaire et la construction. Même la subordination, demandée par Speer, de l’autorité du Délégué général à la main-d’œuvre à son ministère ne fut pas accordée par Hitler. Les attributions de Speer en tant que ministre de l’Armement sont indiquées par l’ordonnance. Les espoirs liés par le général Thomas à la nomination de Speer n’avaient donc reçu aucune réalisation. Speer ne se vit attribuer une compétence plus étendue que lorsqu’on 1943 il prit en charge la production qui fut détachée du ministère de l’Économie. Mais, même alors, il était encore très loin d’avoir la compétence étendue que le général Thomas s’attendait à lui voir attribuer. Se basant sur cette prévision, le général Thomas avait cru voir en la personne de Speer l’homme, nommé par Hitler, qui déciderait de toutes les questions économiques. Cette note du général Thomas, qui n’a qu’un caractère absolument général, n’est que l’expression d’une opinion qui n’a pas été justifiée par les événements. Elle ne constitue pas une base qui permette de répondre à la question, contestée par le Ministère Public, du partage des responsabilités dans la politique de la main-d’œuvre.
En résumé, on peut dire, en ce qui concerne ce chef d’accusation : Speer n’est pas responsable des méthodes de recrutement de la main-d’œuvre étrangère, pas plus que de son transfert en Allemagne. Il est tout au plus responsable de l’utilisation d’une partie de cette main-d’œuvre en Allemagne.
Un autre point de l’Accusation déclare l’accusé coupable d’avoir employé, dans le secteur de l’économie qu’il dirigeait, des prisonniers de guerre, et commis ainsi une infraction à l’article 32 de la Convention de Genève de 1929 sur le traitement des prisonniers de guerre. L’accusé n’a pas contesté que des prisonniers de guerre aient été employés dans les entreprises qui lui étaient subordonnées, mais ceci ne constitue pas de prime abord une infraction aux articles 31 et 32 de ladite Convention. L’expression « industrie d’armement » ou « entreprise d’armement » n’est pas synonyme d’entreprise ou d’industrie ayant pour objet de fabriquer des armes et du matériel destiné directement à la guerre. La dénomination « entreprise d’armement » ne doit être comprise qu’en considération de l’évolution qu’elle a subie. Lorsqu’au début du réarmement se fit sentir une restriction des matières premières, on attribua à titre prioritaire des matières premières à des usines qui travaillaient pour le réarmement. Ces usines étaient contrôlées par les inspections de l’armement instituées par la Wehrmacht et furent nommées « usines d’armement ». A cette catégorie appartenaient, entre autres, toutes les entreprises qui s’occupaient de production de fer, d’acier et de métaux, ainsi que celles qui avaient pour objet la construction de chaudières, de voitures et de machines ; il en était de même pour la totalité de la production d’acier brut et le premier échelon de transformation (fonderie, laminage, forge) ainsi que pour l’ensemble du reste des industries annexes telles que les usines électro-techniques, les entreprises fabriquant des instruments d’optique, celles qui fabriquaient des roulements à billes, des engrenages, etc. Ceci ressort de la déposition du témoin Schieber, livre de documents page 114, question 9.
Seuls 30 à 35% de la production totale du fer furent utilisés pour les fabrications d’armement dans les proportions indiquées ci-dessus et 60% furent destinées au maintien de la production ou à d’autres industries : chemins de fer, construction de navires de commerce, machines ’agricoles, articles d’exportation, appareils pour l’industrie chimique. On peut à ce sujet se référer à la déposition du témoin Kehrl déposée sous la référence Speer n° 36 et particulièrement à sa réponse à la question 5. Étant donné que dans les quantités de fer allouées à l’industrie de l’armement sont également compris la production d’acier brut et les échelons de transformation, on peut admettre avec certitude que de toutes les entreprises réunies dans les inspections d’armements, seules 20 à 30 % environ fabriquaient du matériel d’armement au sens de la Convention de Genève. Il fallait entrer dans ces détails pour se faire une idée de la mesure dans laquelle l’emploi des prisonniers de guerre constituait une infraction à l’article 31 de la Convention de Genève. Le Ministère Public a déposé sous le numéro PS-2520 un affidavit de M. Deuss, statisticien américain de l’économie, afin de prouver combien de prisonniers de guerre et de travailleurs étrangers éteient employés dans l’industrie de l’armement. Ce travail, essentiellement basé sur des chiffres empruntés aux documents ayant appartenu à l’accusé Speer, ne donne aucun renseignement sur les branches de l’industrie d’armement dans lesquelles ont travaillé les différents prisonniers de guerre. Une grande entreprise, considérée, dans son ensemble, comme une usine d’armement du tait qu’elle faisait partie de l’une des catégories ciJ-dessus, pouvait ne fabriquer qu’en partie ou même pas du tout, des armes ou du matériel ayant un rapport direct avec les opérations de guerre. Si une telle entreprise employait des prisonniers de guerre, ceci ne constituait pas une violation de l’article 31 de la Convention de Genève sur les prisonniers de guerre. Mais cette entreprise apparaît dans son ensemble dans l’affidavit D’euss. Ainsi, cet affidavit perd donc sa valeur de preuve quant à la mesure dans laquelle l’article 31 de ladite Convention n’a pas été observé. Nous n’avons donc pas de preuve déterminant si, et dans quelle mesure, l’article 31 de la Convention de Genève a été violé par l’emploi de prisonniers de guerre dans l’armement.
Le Ministère Public français a prétendu qu’il fallait également considérer comme infraction à l’article 31 l’emploi dans l’industrie d’armement de travailleurs civils français libérés de captivité. Cette assertion ne saurait être admise. A partir du moment de leur libération, les anciens prisonniers de guerre étaient des hommes libres, dont la liberté de mouvement n’était pas entravée et qui n’étaient liés que par les engagements résultant de leur contrat de travail. Aucun prisonnier français ne pouvait être forcé d’accepter sa libération en échange de l’engagement de mettre son travail au service de l’industrie allemande. C’était de son plein gré qu’il acceptait, à ces conditions, sa libération. A partir de ce moment-là, il n’était plus soldat, il n’était plus soumis à la discipline militaire, était rétribué comme tout travailleur libre et n’était tenu de respecter aucun des règlements en vigueur dans les camps ni aucune mesure restrictive semblable. Ceux des prisonniers qui préférèrent, sous ces conditions, accepter leur libération considéraient manifesteiment ces avantages comme plus précieux que la protection dont ils bénéficiaient comme prisonnierg de guerre. Dans ces conditions, même leur emploi à des travaux interdits aux prisonniers de guerre par l’article 31 de la Convention de Genève ne constituait pas une violation dudit article. Celui-ci n’interdit pas l’emploi des prisonniers de guerre dans l’industrie de la puissance détentrice. Ne sont interdits que les travaux en relation directe avec les opérations de guerre, tels que l’utilisation de prisonniers de guerre à des travaux de retranchement pour les troupes combattantes. Ceci ne peut être imputé à l’accusé Speer. Sont également interdits : la fabrication et le transport d’armes de toute nature ainsi que le transport de matériel de guerre destiné aux troupes combattantes. En ce qui concerne l’industrie d’armement, placée sous le contrôle de l’accusé Speer, seule la fabrication d’armes et de munitions de toute nature pourrait être retenue comme constituant une violation des dispositions ci-dessusi mentionnées. Mais une telle violation n’a aucunement été prouvé jusqu’ici par le Ministère Public.
Il faut encore examiner de quelle manière s’opérait l’attribution de prisonniers de guerre aux entreprises. Suivant le témoignage de l’accusé Sauckel, cette opération était effectuée d’après les règles suivantes : les officiers des services économiques de l’Armée détachés auprès des commandants des régions militaires indiquaient à l’office du travail régional le nombre de prisonniers de guerre disponibles pour le travail. Le placement des prisonniers de guerre dans les entreprises s’effectuait de la même manière que pour la main-d’œuvre ordinaire. La seule différence résidait dans le fait que les officiers des camps — les prisonniers de guerre étaient logés dans des camps dits « Stammiager » (camps de dépôt) — étaient responsables de l’observation des directives émises par l’OKW sur l’emploi et le traitement, des prisonniers de guerre. Ces officiers de camps étaient tenus de veiller à ce que, lors de l’emploi des prisonniers de guerre, l’article 31 de la Convention de Genève soit observé. Des officiers délégués par les commandants de camps avaient pour mission de surveiller de manière permanente les conditions de travail et le genre d’occupation des prisonniers de guerre occupés dans les entreprises d’armement et avaient à veiller à ce qu’on ne leur fit faire aucun travail interdit. L’accusé Keitel a minutieusement décrit la manière dont était exercé le contrôle pour les prisonniers de guerre en territoire national. Des documents ont également été déposés donnant des indications sur la manière dont étaient traités les prisonniers de guerre.
Les prisonniers de guerre cantonnés dans des camps de rassemblement subissaient un contrôle permanent de la part des officiers du camp, responsables de l’emploi des prisonniers, afin que leur travail fût conforme aux dispositions des articles 31 et 32 de la Convention de Genève. En ce qui concerne les prisonniers de guerre français, il existait, en la personne de l’ambassadeur Scapini, une autorité particulière, qui avait mission de présenter à l’OKW les plaintes éventuelles dans le cas où les prisonniers de guerre auraient été employés de manière contraire au Droit international. Les plaintes déposées par l’ambassadeur Scapini étaient immédiatement examinées et, si elles s’avéraient justifiées, on portait aussitôt remède à leur cause. Il est évidemment possible que, dans une organisation aussi étendue que celle rendue nécessaire par le grand nombre de prisonniers de guerre français, des erreurs aient été commises d’un côté ou d’un autre. La Convention de Genève prévoit elle-même, dans ses modalités, des mesures destinées à faire cesser de tels états de chosies. Dans la dernière guerre également, ces dispositions ont donné la preuve de leur efficacité. Les représentants des puissances protectrices sont intervenus contre les abus qui leur avaient été signalés par des réclamations, et ont exigé et obtenu qu’il y soit mis fin. Lorsque de tels abus ont été reconnus et signalés, il y fut immédiatement remédié. Il serait faux de vouloir conclure d’incidents isolés à un système préétabli. La protection accordée aux prisonniers de guerre par les officiers responsables a même été signalée à l’accusé Speer comme faisant l’objet des critiques de certains chefs d’entreprises qui l’estimaient trop étendue.
En ce qui concerne la situation juridique de l’accusé Speer à ce sujet, il faut examiner en premier lieu si le principe de l’occupation des prisonniers de guerre dans l’industrie d’armement constitue une violation des prescriptions du Droit international. D’après les considérations précédentes sur le caractère des usines classées sous la dénomination d’industrie de l’armement, on ne peut répondre que par la négative. Ce n’est que dans la mesure où des prisonniers de guerre auraient effectivement été employés à la fabrication d’armes ou à celle de matériel de guerre proprement dit, qu’on pourrait parler d’une violation de l’article 31. Nous ne voulons pas contester que dans certains cas cette prescription ait pu être enfreinte. Si, par exemple, comme le montrent les photographies déposées par le Ministère Public américain, des prisonniers de guerre ont été employés à proximité du front au déchargement de trains de munitions, ceci constitue indubitablement une violation de l’article 31. De tels faits ne sauraient toutefois être imputés à l’accusé Speer, car ils ne relèvent pas de sa compétence. Il n’est pas possible de conclure à une violation de grande envergure de la Convention de Genève du fait que des prisonniers de guerre aient été employés dans l’industrie d’armement.
Nous allons suspendre l’audience.