CENT QUATRE-VINGT-QUATRIÈME JOURNÉE.
Mardi 23 juillet 1946.

Audience de l’après-midi.

M. JEAN-JACQUES LANOIRE (substitut du Procureur Général français)

Monsieur le Président, je vous demande l’autorisation de faire une très courte déclaration au nom de l’Accusation française, bien qu’il ne soit pas d’usage que le Ministère Public intervienne en cours de plaidoirie. La défense de Speer, ce matin, a émis quelques opinions qu’il me paraît nécessaire de relever sans attendre, en priant votre Tribunal de bien vouloir les écarter.

LE PRÉSIDENT

Le Tribunal ne pense pas qu’il soit opportun que l’exposé d’un avocat soit interrompu par le Ministère Public. Le Ministère Public aura la parole par la suite et aura toute latitude pour répondre aux exposés faits au nom des accusés.

M. LANOIRE

Monsieur le Président, je me conformerai à votre décision.

LE PRÉSIDENT

Docteur Flachsner, attendez un instant ; j’ai une déclaration à faire.

Le Tribunal rappelle son ordonnance du 23 février 1946, paragraphe 8, relatif aux déclarations que peuvent faire les accusés, conformément à l’article 24 de la Charte. Étant donné le caractère étendu des déclarations déjà faites par les accusés et leurs avocats, le Tribunal estime que si les accusés désirent faire d’autres déclarations, celles-ci ne devront porter que sur des questions qui ont été omises. Les accusés n’auront pas le droit de faire d’autres déclarations ou de répéter ce qui a déjà été dit par eux-mêmes ou par leurs avocats ; ils pourront faire de courtes déclarations de quelques minutes sur les questions qui n’auront pas encore été traitées au cours de leur témoignage ou dans l’argumentation de leur avocat. C’est tout.

Dr FLACHSNER

Monsieur le Président, Messieurs les juges. Je continuerai mon exposé.

Un autre point de l’Accusation porte sur la violation de l’article 32 de la Convention de Genève sur les prisonniers de guerre ; des prisonniers du guerre auraient été chargés de travaux malsains, en ce sens que certains auraient été employés dans des mines. L’Accusation se réfère à ce sujet au procès-verbal d’une séance du Comité central de planification, au cours de laquelle fut discutée l’utilisation de prisonniers russes dans les mines. L’emploi de prisonniers de guerre dans les mines ne peut être considéré de prime abord comme un interdit ; il a été pratiqué dans toutes les nations industrielles. On ne peut donc trouver à redire à l’emploi de prisonniers russes dans les mines, dans la mesure où ceux-ci se trouvaient dans un état physique leur permettant de fournir le pénible travail des mineurs. Le Ministère Public n’a ni exposé ni prouvé que ces prisonniers ne fussent pas physiquement aptes au travail dont ils étaient chargés. Le fait que l’utilisation de prisonniers de guerre pour l’exploitation des mines ait été discuté et approuvé par le Comité central de planification ne permet pas de conclure à une violation de l’article 32 de la Convention sur les prisonniers de guerre. D’une manière générale, le traitement des prisonniers de guerre doit être examiné en Droit à différents points de vue. Le Gouvernement allemand considérait qu’il fallait adopter une autre base juridique pour les prisonniers soviétiques que pour le traitement des prisonniers appartenant aux nations occidentales ; ces dernières avaient toutes signé la Convention de Genève de 1929 sur les prisonniers de guerre, tandis que l’Union Soviétique n’y avait pas participé. Le Ministère Public soviétique a déposé, avec le document EC-338 (URSS-356), une enquête faite sur le plan du Droit international par le service AusIand/Abwehr de l’OKW sur la légalité des prescriptions édictées au sujet du traitement des prisonniers soviétiques et en a fait une violente critique. Il est essentiel de signaler que ce rapport exprime l’opinion que les prisonniers de guerre soviétiques ne doivent pas être traités suivant les principes posés par la Convention de Genève, puisque l’Union Soviétique n’y a pas participé et que cette note se réfère au décret soviétique du 1er juillet 1941 sur le traitement des prisonniers de guerre, décret dont le rapport du service Ausland/Abwehr de l’OKW constate qu’il correspond pour l’essentiel aux dispositions de la Convention de Genève sur les prisonniers de guerre. Il est caractéristique que ce décret stipule que les prisonniers de guerre, sous-officiers et soldats, peuvent être employés à des travaux dans les camps et, au dehors, dans l’industrie et l’agriculture ; la seule limitation prévue est l’interdiction de faire travailler les prisonniers de guerre : a) dans la zone des opérations ; b) pour les besoins personnels de l’administration et pour ceux d’autres prisonniers (ordonnances). (Voir pages 12 et 13 de mon livre de documents.)

Aucune disposition limitant l’emploi de la main-d’œuvre des prisonniers de guerre, conformément aux articles 31 et 32 de la Convention de Genève, ne peut être tirée de l’ordre cité. Il faut cependant rechercher si les dispositions des articles 31 et 32 de la Convention de Genève dérivent des règles générales du Droit international dont il faudrait tenir compte, même s’il n’existait pas de réglementation particulière dérivant de traités tels que la Convention de Genève. Mais cela ne peut pas être dit d’une manière générale. Les dispositions mentionnées ne peuvent être considérées comme la fixation par un traité d’un concept juridique universellement valable, si un membre de la famille internationale aussi important que l’Union Soviétique ne reconnaît pas une telle réglementation.

Partant de cette idée, on ne peut pas faire d’objection à l’emploi de prisonniers soviétiques à des travaux interdits par l’article 31 de la convention sur les prisonniers de guerre. Le personnel militaire italien interné en Allemagne après la défection de l’Italie ne tombait pas sous le coup des dispositions de la Convention de Genève, puisqu’il n’y avait pas eu état de guerre entre l’Allemagne et l’Italie. L’utilisation comme main-d’œuvre de ces internés militaires ne tombait pas non plus sous le coup des limitations apportées par l’article 31. Mais il faut tenir compte du fait que, dans le travail établi par M. Deuss, ces internés militaires sont comptés au nombre des prisonniers de guerre employés à l’économie d’armement.

Je me résume donc sur ce point : L’attribution des prisonniers de guerre aux entreprises était effectuée exclusivement par les services du Délégué général à la main-d’œuvre. Un contrôle destiné à régler l’emploi des prisonniers de guerre conformément aux conventions était effectué par l’officier chargé de la main-d’œuvre du Stalag, officier qui était responsable en dernier ressort devant le général commandant le service des prisonniers de guerre à l’OKW. Il n’était pas possible à l’accusé Speer d exercer une influence quelconque sur la répartition et l’emploi des prisonniers.

L’Accusation n’a pas été non plus en mesure d’apporter une preuve quelconque de la participation de l’accusé Speer à une occupation illégale des prisonniers de guerre. Ces affirmations de l’Accusation n’ont pas pu être appuyées par des preuves.

Le Ministère Public a, en outre, mis à la charge de l’accusé le fait que l’organisation Todt, que Speer dirigea après la mort du Dr Todt en février 1942, avait employé des ouvriers français aux travaux de fortifications sur les côtes françaises. En ce qui concerne l’organisation Todt, il s’agit d’une organisation strictement civile dépendant de l’inspecteur général du réseau routier. Elle travaillait suivant les principes de l’économie privée, c’est-à-dire qu’elle faisait exécuter les travaux projetés par des entreprises privées, y compris les firmes étrangères installées dans le pays intéressé, et ne faisait que surveiller l’exécution des travaux. Les entreprises privées pouvaient procéder elles-mêmes au recrutement de leur main-d’œuvre et à leur approvisionnement en matériel. C’est précisément la participation des entreprises de construction du pays qui permit d’écarter les difficultés que présentait habituellement l’exécution des travaux. Les chantiers de l’organisation Todt jouissaient d’une réputation particulièrement bonne, car les ouvriers qui y travaillaient avaient l’assurance qu’ils n’iraient pas travailler dans les usines d’Allemagne, puisque l’importance de ces chantiers était considérée comme prépondérante. Les ouvriers allaient volontairement travailler dans les entreprises travaillant pour l’organisation Todt, afin d’avoir cette assurance. L’exemple donné par l’accusé Speer au cours de son contre-interrogatoire montre les mauvais résultats produits sur les travailleurs employés aux chantiers de l’organisation Todt par l’envoi en Allemagne de 50.000 ouvriers français de l’O.T. pour réparer les dégâts causés par une attaque aérienne sur deux barrages de l’Allemagne de l’Ouest. Le résultat fut si défavorable que ces 50.000 ouvriers durent être ramenés en France. Entre temps, en effet, de nombreux ouvriers de l’O.T. en France avaient disparu, car ils craignaient d’être envoyés un jour ou l’autre en Allemagne contre leur gré, alors que jusqu’à présent ils avaient précisément considéré le travail dans les chantiers de l’O.T. comme une assurance contre un envoi éventuel en Allemagne. Ce n’est qu’après le retour en France de ces 50.000 ouvriers, retour provoqué par l’intervention de l’accusé Speer à la suite de ce résultat désastreux, que la confiance fut rétablie.

Il résulte donc de ce qui précède que les ouvriers de l’O.T. en France étaient libres, et en tout cas qu’aucune pression n’avait été exercée sur eux. Cela eut pour conséquences qu’au moment où fut instauré en France le système des entreprises protégées, toutes les maisons travaillant pour l’O.T. furent déclarées entreprises protégées, ce qui supprima toute éventualité de recrutement. Cet exemple montre que l’allégation du Ministère Public suivant laquelle les ouvriers de l’O.T. auraient été embauchés de force est fausse.

Puisqu’il est établi que le Gouvernement français était d’accord sur l’emploi d’ouvriers français aussi bien dans les chantiers régis par l’O.T. que dans les autres usines d’armement en Allemagne et dans les territoires occupés, toute idée d’illégalité est écartée dans ce domaine. Il ne faut pas omettre de mentionner ici que la conclusion de l’armistice avec la France avait placé celle-ci en dehors des hostilités. La Convention d’armistice ne constituait pas un simple accord de cessez-le-feu, mais consacrait de facto la fin des hostilités et devait être un acte préparatoire au traité de paix. C’était un état qui n’était plus l’état de guerre, mais qui n’était pas encore non plus le retour définitif aux relations pacifiques établies par un traité de paix. Ni l’un ni l’autre des signataires de l’armistice ne pouvait envisager un retour aux hostilités. L’armistice avait pour seul but de régler les rapports jusqu’au moment de la paix définitive. Les dispositions prévues par la Convention de La Haye ou par la convention sur les prisonniers de guerre, et suivant lesquelles les services requis ne doivent pas aller à l’encontre des devoirs de fidélité à la patrie ou comporter l’obligation de prendre part aux opérations contre celle-ci, ne s’appliquent pas ici, car la patrie n’était plus en état de guerre. Après un armistice général, la fabrication d’armes et de munitions ne peut plus être dirigée contre la partie exclue des hostilités, mais seulement contre ceux des belligérants encore en activité. Le principe, déjà mentionné, de la fidélité à la patrie, n’est plus applicable dans un cas semblable.

Il reste encore à montrer que l’organisation Todt n’était pas une sorte d’organisation paramilitaire comme on l’a prétendu. Apparemment, cette erreur s’est trouvée renforcée par le fait que les membres allemands de l’organisation Todt en pays étranger portaient un uniforme. Ils étaient considérés comme assimilés à la Wehrmacht ; par contre, le personnel recruté par les entreprises privées, les ouvriers du bâtiment et les techniciens n’étaient pas du tout placés dans les mêmes conditions. On ne peut donc pas non plus déclarer que la main-d’œuvre indigène ait été indirectement incorporée à un organisme dépendant de la Wehrmacht.

L’accusé Speer se trouve encore accusé du fait que des détenus de camps de concentration aient été employés dans le secteur économique qu’il contrôlait. L’accusé l’a reconnu. Mais une responsabilité d’ordre pénal basée sur ce fait ne résiste pas à un examen juridique de la question. L’emploi de détenus de Droit commun à des travaux d’intérêt économique a toujours été habituel en Allemagne. Il pouvait être pratiqué sous différentes formes, soit à l’intérieur de l’établissement pénitentiaire, soit à l’extérieur. Du fait du manque de main-d’œuvre résultant de l’aggravation de la guerre économique, il était nécessaire de faire également appel à la réserve de main-d’œuvre qui se trouvait dans les camps de concentration. Le Ministère Public a présenté des documents desquels il ressort à quel point les services dépendant du ministre Himmler se sont efforcés d’utiliser les réserves de main-d’œuvre des camps de concentration pour l’institution d’entreprises propres aux SS, et l’accusé Speer a donné au Tribunal, au cours de son interrogatoire des 20 et 21 juin, des éclaircissements sur les efforts entrepris par Himmler en vue de créer une industrie d’armement particulière qui dépendît de lui seul ; ceci aurait eu pour résultat que tout contrôle sur la production d’armes de ces entreprises SS eût été rendu impossible, et que les SS auraient pu s’approvisionner en armes sans qu’aucun contrôle des services de l’Armée ou autres eût été possible. S’opposant à cet état de choses, l’accusé Speer parvint à imposer son opinion à Hitler. On obtint de Himmler qu’il mît une partie des détenus des camps de concentration à la disposition de l’industrie d’armement. Ainsi ces détenus virent leur situation s’améliorer : ils recevaient les rations alimentaires plus élevées destinées aux travailleurs exécutant des travaux de force ou des travaux de longue durée ; comme l’a déclaré le témoin Riecke, en outre, ils sortaient des grands camps de concentration et, pendant les heures de travail, ils n’étaient pas sous le contrôle des SS, mais dépendaient au contraire des contremaîtres et des chefs d’ateliers. Certes, afin d’éviter de longs transports et de longues marches, des camps annexes furent établis dans le voisinage des entreprises et des lieux de travail où ils étaient employés ; ces camps n’étaient accessibles ni au contrôle du chef d’entreprise, ni à celui des services de l’accusé Speer, mais ils étaient soumis au contrôle exclusif des services compétents pour l’administration des camps de concentration. On ne peut donc rendre responsable des conditions de vie dans Ces camps, lorsqu’elles étaient mauvaises, ni les chefs d’entreprises, ni les services de l’accusé Speer. D’une manière générale, comme cela ressort de la lettre écrite le 7 mai 1944 à l’accusé Speer par le chef de service Schieber — livre de documents 2, page 88 — les détenus préféraient le travail dans de telles entreprises à celui imposé par l’administration des camps de concentration ; Schieber dit très clairement dans cette lettre qu’il fallait pour cette raison faire une grande part au travail des détenus des camps de concentration, afin d’adoucir leur sort. Mais il déclare en outre que le nombre des détenus des camps de concentration occupés dans l’industrie d’armement est de 36.000 et que ce nombre diminue. L’indication fournie par l’accusé au cours de son interrogatoire, suivant laquelle le nombre total des détenus travaillant pour l’industrie d’armement s’élevait à l% du nombre total des travailleurs occupés dans l’industrie d’armement, est trop élevée. Sur 4.900.00 travailleurs occupés dans l’industrie d’armement, 36.000 détenus ne représentent que 7 pour 1.000. Le nombre des détenus de camps de concentration occupés dans l’industrie d’armement ne représente donc qu’une partie infime de toute la main-d’œuvre occupée à la fabrication d’armement, c’est-à-dire de toute la main-d’œuvre utilisée à la fabrication de produits finis.

Ces chiffres montrent combien erronée est l’hypothèse de l’Accusation selon laquelle l’emploi de ces détenus dans l’industrie d’armement aurait eu pour conséquence d’augmenter la demande de main-d’œuvre, demande qui aurait été satisfaite par l’envoi en camp de concentration des personnes qui n’y seraient jamais allées dans des circonstances normales. L’opinion selon laquelle l’emploi effectif de détenus de camps de concentration dans l’industrie d’armement aurait provoqué une augmentation du nombre des internés de ces camps est réfutée par la lettre de Schieber, déjà mentionnée — document n° 6, page 88 du livre de documents — et par le témoignage du même, déposé sous le numéro 37, livre de documents n° 51. Suivant ces documents, l’emploi d’internés de camps de concentration dans l’industrie d’armement a commencé à l’automne de 1943 et le nombre des détenus qui y furent occupés atteignit son maximum en mars 1944 avec le chiffre de 36.000, après quoi il cessa de s’accroître et diminua même. Les conclusions du Ministère Public ne résistent donc pas à l’examen. On n’a même pas fourni la preuve que Speer ait essayé de faire interner des gens dans les camps de concentration.

Au cours de son interrogatoire, l’accusé a reconnu que, dans toute l’Allemagne, le transfert dans un camp de concentration était chose redoutée. Les craintes du peuple à l’endroit des camps de concentration étaient sans doute justifiées, d’abord parce qu’il dépendait de la seule appréciation des autorités de Police dirigées par Himmler de décider du transfert de quelqu’un dans un camp de concentration ; en outre, aucune instance judiciaire ne procédait à l’examen des motifs du transfert dans le camp de concentration ; enfin, et c’est la raison principale, il dépendait absolument de l’arbitraire des autorités des camps de concentration de fixer la durée de la détention.

L’Accusation a fait valoir, en outre, que Speer avait continué à faire travailler les détenus des camps de concentration dans l’industrie après s’être rendu compte par une visite au camp de Mauthausen des conditions qui y régnaient. La déclaration faite par l’accusé à ce sujet montre que ce fut pas le cas. Comme il ne s’agissait que d’une courte visite au cours de laquelle il se proposait uniquement de faire savoir à l’administration du camp qu’elle devait arrêter les travaux qu’elle avait entrepris malgré l’interdiction, travaux qui ne servaient pas à la guerre, et mettre la main-d’œuvre à la disposition de l’industrie d’armement, l’accusé Speer ne put se faire qu’une image superficielle des conditions de vie du camp. On peut se référer, à ce sujet, à ses dépositions. De plus, des témoins de l’Accusation ont souligné qu’au cours de ces visites de hautes personnalités dans les camps de concentration, on ne montrait que les bons côtés de ceux-ci et que tout ce qui aurait pu témoigner d’atrocités, etc., était soigneusement caché pour que le camp ne fît pas une impression défavorable sur les visiteurs. (Voir la déposition du témoin Blaha en date du 14 janvier 1946.)

A cette question se rattache le point de l’Accusation selon lequel Speer aurait approuvé l’emploi de Juifs hongrois comme ouvriers pour la construction, ordonnée par Hitler, d’usines d’avions à l’abri des bombes. On peut se référer à ce sujet aux dépositions des témoins Milch et Frank. Milch a déclaré que Speer, qui était malade à ce moment-là, s’était violemment opposé à cette construction, mais que Hitler, qui exigeait la mise en œuvre de ces travaux, chargea directement le chef de l’O.T., Dorsch, de les exécuter. Afin de ne pas laisser apparaître le différend qui opposait Hitler et Speer, Dorsch resta sous les ordres de Speer pour la forme mais, en ce qui concerne cette affaire, il n’était directement en rapport qu’avec Hitler et ne dépendait que de lui. Milch a également déclaré que ces projets de construction n’ont pas été réalisés pratiquement. J’ai présenté, sous le numéro 34, à la page 52 de mon livre de documents, l’ordre de Hitler à Speer, en date du 21 avril 1944. Cet ordre montre clairement que Hitler considérait Dorsch comme étant directement responsable devant, lui, car la nomination de Speer, qui était obligé de faire concorder ces constructions avec les projets de construction dont il était chargé, était de pure forme. La déposition du maréchal Milch est confirmée par ce document.

A l’appui de son allégation selon laquelle l’accusé Speer aurait participé à l’internement de gens dans les camps de concentration, le Ministère Public cite une déclaration faite au cours d’une séance du service central de planification, en date du 30 octobre 1942, au sujet de la question des fainéants (Bummelanten). Il faut, sur ce point, considérer la déposition de l’accusé Speer selon laquelle ni le service central de planification ni lui-même ne sont, à la suite de cette déclaration, intervenus auprès du Délégué général à la main-d’œuvre pour remédier à cet état de choses. En fait, cela n’eut pas de suite. Ce n’est qu’en novembre 1943 que Sauckel prit un décret contre les fainéants. On appelait ainsi les ouvriers qui, pour se soustraire à l’obligation de travailler, prétextaient une maladie ou ceux qui ne se présentaient pas au lieu de travail soit en donnant de mauvaises raisons, soit en n’en donnant pas. On ne peut omettre de mentionner ici que la guerre économique ne négligea pas ce domaine. On essaya, par les moyens les plus divers, d’atténuer l’ardeur au travail des ouvriers. En jetant des tracts, et par divers autres moyens, on leur donna des conseils sur la manière de se faire porter malades, sur les moyens efficaces à employer pour simuler des maladies au moment des visites médicales ; on les invita à travailler plus lentement, etc. Au début, cette propagande n’eut qu’un succès limité. Mais comme les cas isolés ont facilement une influence néfaste sur la discipline de travail de l’ensemble des ouvriers, l’accusé Speer envisagea la possibilité d’une intervention de la Police. Cependant, Speer ne prit pas d’initiative pour faire effectivement passer la Police à l’action. Ce n’est qu’un an plus tard que le Délégué général à la main-d’œuvre prit une ordonnance qui obligeait l’employeur à infliger des sanctions disciplinaires ; dans des cas particulièrement graves, il est vrai, une demande de punition pouvait être présentée. Suivant cette ordonnance, l’ouvrier pouvait aussi être envoyé pour cinquante-six jours dans un camp d’éducation par le travail. Ce n’est que dans les cas très graves de violation de l’obligation de travailler que l’ordonnance du Délégué général à la main-d’œuvre prévoyait l’envoi en camp de concentration. Il faut signaler ici que cette ordonnance valait pour les ouvriers allemands comme pour les ouvriers étrangers, parce que les ouvriers allemands ne devaient en aucun cas jouir d’un traitement différent. Au cours du contre-interrogatoire de l’accusé Sauckel, le Ministère Public français a produit un document concernant une séance des services du travail de Sauckel à la Wartburg. Au cours de cette séance, le Dr Sturm, rapporteur pour les questions du Droit ouvrier auprès du Délégué général à la main-d’œuvre, fit un exposé sur les punitions des ouvriers et constata, à cette occasion, que seul un pourcentage infime d’ouvriers avait dû être soumis à des sanctions. Il en ressort que l’Accusation n’a pas produit de preuves à l’appui de son affirmation selon laquelle les camps de concentration se sont remplis à la suite de l’ordonnance de Sauckel sur les fainéants, de sorte qu’il n’est pas prouvé non plus que les mesures prises par Sauckel ou Speer aient contribué à remplir les camps de concentration Dans sa déclaration faite le 22 mai 1944 — page 49 de mon livre de documents, pièce USA-179 — devant le service central de planification, Speer a souligné que les prisonniers de guerre évadés et arrêtés par la Police devaient être ramenés aussitôt à leur travail. Cette remarque montre quelle était l’attitude de principe de l’accusé Speer, qui ne voulait pas que les prisonniers de guerre évadés fussent envoyés dans un camp de concentration, mais demandait qu’ils fussent aussitôt remis au travail. L’Accusation n’a pu prouver valablement son affirmation suivant laquelle Speer aurait fait remplir les camps de concentration pour en obtenir de la main-d’œuvre.

Monsieur le Président, je vais maintenant traiter de la question que vous m’avez posée au début de ma plaidoirie. Elle a trait à l’interprétation du paragraphe 6 a) du Statut en ce qui concerne l’accusé Speer, et en particulier au terme « Poursuite d’une guerre d’agression ».

Je voudrais, à ce propos, faire la remarque suivante : le Statut, au paragraphe 6 a), déclare punissable la poursuite d’une guerre d’agression. Je n’ai pas besoin de donner une définition de la guerre d’agression, car le professeur Jahrreiss l’a déjà fait. Il ne s’agit ici que d’interpréter le terme « Poursuite d’une guerre d’agression » J’ai exprimé l’opinion qu’une guerre d’agression ne pouvait être le fait que de celui entre les mains duquel est placé le Commandement suprême. Tous les autres participants ne font qu’exécuter des ordres, même si leur participation constitue un appoint considérable. C’est pourquoi on ne peut pas invoquer, en ce qui concerne l’accusé Speer, la « poursuite d’une guerre d’agression ». Mais je voudrais encore ajouter ceci : Au cours d’une audience du Tribunal, vers le 28 février ou le 1er mars, l’un des juges a fait remarquer à M. Justice Jackson que le Ministère Public avait déclaré en son temps que le crime dit « guerre d’agression » se trouvait consommé dès le début de celle-ci. Je ne peux que faire mienne cette conception. Au cours de l’exposé des preuves, j’ai eu suffisamment l’occasion de décrire l’activité de l’accusé Speer pendant la dernière phase de la guerre, à partir de juin 1944. C’est pourquoi je puis me contenter d’ajouter à cet exposé chronologique détaillé la preuve que la déposition tout entière de Speer est confirmée presque sans exception par les dépositions d’autres témoins et par des documents. Les déclarations écrites de témoins, dont j’ai renoncé à donner lecture devant le Tribunal, sont toutes concordantes, bien que les témoins viennent des camps les plus divers et n’aient pas été influencés en faisant leur déclaration,

A partir de juin 1944, l’accusé Speer informa Hitler avec précision de l’état de la production et souligna énergiquement que la guerre était perdue si la production continuait à baisser. La preuve en est faite par les mémoires adressés par Speer à Hitler, déposés sous les numéros Speer-14, 15, 20, 21, 22, 23 et 24. Comme l’a déclaré dans son témoignage le général Guderian, chef de l’État-Major général de l’Armée de terre — question 6, page 179 de mon livre de documents — Hitler considérait toute information de ce genre comme haute trahison et prévoyait des sanctions correspondantes. Malgré cela, Speer, comme cela ressort également de la déposition de Guderian, a toujours exposé clairement à Hitler, comme à Guderian, son opinion sur les perspectives de la guerre.

Hitler avait, en particulier, interdit d’informer d’autres personnes de la véritable situation de la guerre. Malgré cela, quand Hitler eût donné ses ordres de destruction totale, Speer fit savoir aux Gauleiter et aux commandants en chef de différents groupes d’armées que la guerre était perdue ; il parvint à empêcher, au moins en partie, la politique de destruction de Hitler. Ceci ressort des dépositions des témoins Hupfauer, Kempf et von Poser.

Le 29 mars 1945, Hitler déclara à Speer qu’il aurait à tirer vis-à-vis de lui-même les conséquences habituelles dans de tels cas s’il continuait à déclarer que la guerre était perdue. Cette conversation est rapportée dans la déposition du témoin Kempf. Malgré cela, Speer se rendit deux jours plus tard auprès de Seyss-Inquart (le 1er avril 1945), pour lui dire également que la guerre était perdue. Le témoin Seyss-Inquart et le témoin Schwebel ont, au cours de leur déposition du 11 juin et du 14 juin 1946, déclaré en pleine concordance que cette conversation avec Speer du 1er avril 1945 avait été à l’origine des négociations de Seyss-Inquart avec le général Smith, chef de l’État-Major du général Eisenhower. Ceci eut pour conséquence la remise de la Hollande intacte aux Alliés.

Le 24 avril 1945, Speer revint encore par avion à Berlin, qui était déjà assiégé, pour persuader Hitler que la lutte était dénuée de sens et devait être abandonnée, comme le montre la déclaration du témoin von Poser. Le 29 avril 1945, Hitler destitua Speer dans son testament (document PS-2569, page 87 du livre de documents Speer). C’est pourquoi le Procureur Général américain, M. Justice Jackson, a dû confirmer à l’accusé Speer, au cours de son interrogation contradictoire, qu’il a sans doute été le seul homme à avoir dit à Hitler toute la vérité.

Quant aux industries de Pologne, des Balkans, de Tchécoslovaquie, de Belgique, de Hollande, le Ministère Public n’a présenté aucun document concernant des destructions qui auraient été opérées dans ces pays lors de la retraite allemande. Ceci est dû au premier chef à l’accusé Speer, qui empêcha la destruction des industries de ces pays, ordonnée par Hitler, en partie même en interprétant faussement les ordres donnés. Speer avait, dès l’été 1944, la conviction que ces destructions devaient être empêchées du point de vue de l’intérêt commun de l’Europe ; c’est ce qui ressort de la déclaration du témoin von Poser.

Une destruction méthodique aurait facilement permis de paralyser complètement, pour deux à trois ans, les industries fortement développées des pays occupés de l’Europe centrale et occidentale et de rendre ainsi impossible à ces peuples, pour des années, toute production industrielle et toute vie civilisée, voire si ce n’est même leur reconstruction par leurs propres moyens.

Le témoin Seyss-Inquart a déclaré au cours de son interrogatoire du 11 juin 1946 que la destruction de quatorze points en Hollande, telle qu’elle avait été prévue, aurait complètement ruiné les possibilités d’existence de ce pays. La destruction, par exemple, de toutes les usines de force motrice de ces pays aurait provoqué un effet semblable à la destruction des deux ou trois usines de force motrice de la région du Donetz par les Soviets en 1941. Malgré tous les efforts, la production ne put y reprendre qu’au cours de l’été 1943. Des conséquences semblables, ou même plus graves, menaçaient le continent européen dans le cas où les ordres de Hitler auraient été exécutés.

Après le succès du débarquement dans ces régions occupées, Speer donna l’autorisation de ne pas procéder à des destructions, comme Vont confirmé les témoins von Poser, Kempf, Schieber, Kehrl, Rohiand, Seyss-Inquart, Hirschfeld et le document Speer n° 16, question 12, page 112 ; Schieber pour l’Italie du Nord, question 25, page 119 ; Rohiand pour le Luxembourg et la Lorraine, question 5, page 157 ; Kempf pour les Balkans, la Tchécoslovaquie, la Haute-Silésie polonaise, la France, la Belgique, la Hollande, le Luxembourg ; Seyss-Inquart pour la Hollande (tome XVI, page 19 du procès-verbal) ; Hirschfeld pour la France, la Belgique, la Tchécoslovaquie, l’Italie du Nord, la Hongrie, les Balkans, la Pologne.

Immédiatement après la nomination de l’accusé Dônitz comme successeur de Hitler, il soumit à celui-ci des ordres interdisant toute destruction dans les territoires encore occupés de Norvège, de Tchécoslovaquie et de Hollande, ainsi que l’activité du Werwolf, comme il ressort des dépositions des témoins von Poser et Kempf.

Alors que dans les territoires occupés Speer n’avait pas de compétence directe en ce qui concerne les destructions auxquelles il fallait procéder dans l’industrie, il avait à exécuter cette mission dans les limites du « Reich Grand allemand », avec ses services et sous sa propre responsabilité.

Il lui fallut déployer dans ce domaine une activité particulièrement intense pour empêcher la destruction totale, obstinément exigée par Hitler, de toutes les installations de valeur. Au sujet de ce désir de destruction manifesté par Hitler et un grand nombre de ses Gauleiter, nous avons les dépositions des témoins Guderian, Rohiand, Hupfauer, von Poser, Stahl et Kempf.

Le document le plus important traitant de cette question est la lettre de Speer à Hitler en date du 29 mars 1945, déposée comme document Speer-24, dans laquelle Speer répète les remarques faites par Hitler au cours de l’entretien du 18 mars 1945. Ce document montre clairement que Hitler avait en vue la destruction totale des bases vitales du peuple allemand. Il est particulièrement riche de sens pour une future histoire de l’époque hitlérienne.

A ce propos, il est bon de lire les déclarations du général Guderian qui confirme que Hitler, en février 1945, premièrement, confondait son destin inévitable avec celui du peuple allemand, deuxièmement, voulait continuer par tous les moyens cette lutte insensée et qu’en conséquence il ordonna, troisièmement, la destruction complète de toutes les valeurs matérielles (Guderian, pages 177 et 179 de mon livre de documents). Mais il a, en même temps, été possible de présenter au Tribunal les documents Speer-25 à 28, qui sont les ordres de destruction et d’évacuation signés par Bormann et Hitler, et donnés par ceux-ci au lendemain de la conversation avec Speer. Dès la mi-mars 1944, Speer était décidé à tout faire, une fois la guerre inévitablement perdue, pour conserver au peuple allemand les bases indispensables à son existence ; ce fait a été confirmé par le témoin Rohiand. Au fur et à mesure que le danger augmentait, il répétait cette décision avec une insistance croissante devant ses collaborateurs, comme l’ont confirmé les témoins Kempf, von Poser et Stahl pour juillet-août 1944, les témoins Stahl, Kempf, von Poser, Rohiand et Hupfauer pour la période critique qui commença en février 1945.

De très nombreux ordres donnés par Speer entre septembre 1944 et fin mars 1945 pour la sauvegarde des installations industrielles ont put être présentés in extenso au Tribunal. Ces ordres furent tout d’abord donnés sans l’autorisation de Hitler, mais il les approuva pour une part, l’accusé l’ayant adroitement amené à considérer que ces territoires pouvaient être reconquis.

Les dépositions des témoins Ronland, Kempf et von Poser, ainsi que les nombreux mémoires de Speer sur la situation militaire, prouvent qu’il a sciemment utilisé ces illusions de Hitler pour empêcher ces destructions sans les partager lui-même. A partir du début de février 1945, Hitler ne se laissa plus convaincre par une telle argumentation. L’introduction précédant ses ordres de destruction du 19 mars 1945 montre au contraire qu’il considérait comme nécessaire de s’y opposer. Au moyen de contre-ordres tels que celui du 30 mars 1945 — document Speer n° 29, page 81 du livre de documents — concernant les installations industrielles, ou celui du 4 avril 1945 pour les écluses et barrages, Speer donna des directives contraires aux intentions exprimées par les ordres de Hitler pour empêcher les destructions dans l’industrie. Ceci est d’ailleurs confirmé par les témoins Kempf, Poser et Ronland.

Au mois de mars, le pouvoir d’ordonner la destruction des entreprises industrielles et autres installations passa d’une façon temporaire de Speer aux Gauleiter. Pendant cette période, Speer a agi en rébellion ouverte, et en se rendant dans les régions menacées, fit en sorte que ces ordres fussent sabotés. C’est ainsi, par exemple, qu’il a méthodiquement soustrait aux Gauleiter les stocks d’explosifs, comme cela a été dit par les témoins von Poser, Kempf et Rohiand, et il fit cesser la fabrication des explosifs dits industriels, qui étaient employés pour les destructions, comme en témoigne la déclaration du témoin Kehrl, chef du département des matières premières, de son ministère.

Il apparaît également comme important que Speer ait expressément attiré l’attention de Hitler, par écrit, sur les conséquences des destructions sur l’avenir du peuple allemand, ainsi que cela ressort du mémorandum de Speer, en date du 15 mars 1945, déposé sous le numéro Speer-23. Speer y déclare par exemple que la destruction projetée des installations industrielles et des ponts, dans le territoire de la Ruhr par exemple, aurait pour effet de rendre impossible, après la guerre, la reconstruction de l’Allemagne par ses propres moyens. C’est donc sans doute à Speer qu’en revient le principal mérite si aujourd’hui la reconstruction industrielle de l’Europe occidentale et centrale peut reprendre plus rapidement et si, en France, en Belgique et en Hollande, d’après les dernières indications données par ces pays, la production de paix de 1938 peut déjà pratiquement être atteinte à nouveau.

Speer était le ministre responsable des moyens de production, c’est-à-dire des usines et de leurs installations. Il était donc au poste de commande par lequel devaient nécessairement passer les intentions destructrices de Hitler. Nous avons pu voir, au cours de ce Procès, à quel point, dans un régime autoritaire, de tels postes de commande peuvent faciliter la mise à exécution de la volonté du chef de l’État. Ce fut une heureuse circonstance qu’à l’époque décisive un homme clairvoyant comme Speer ait dirigé ce poste dont dépendait la destruction de l’industrie.

Toutefois, en dehors de son domaine d’activité, Speer a également pris des mesures de plus en plus énergiques pour faciliter la transition au peuple allemand et en même temps abréger la guerre. C’est ainsi que Speer tenta d’empêcher la destruction des ponts. Tout Allemand sait que, jusqu’aux derniers jours de la guerre et jusque dans les derniers recoins de l’Allemagne, les ponts furent détruits d’une façon absurde.

Néanmoins, ses efforts eurent sans aucun doute un succès partiel. Les nombreuses discussions que Speer eut à ce sujet avec les divers chefs militaires sont confirmées par le témoin Kempf et par le lieutenant-colonel von Poser. Ce témoin était l’officier de liaison de Speer auprès de l’Armée de terre et l’accompagna dans tous ses déplacements au front. Ces conversations eurent un succès partiel. Finalement, le général Guderian, chef de l’État-Major général de l’Armée de terre, et Speer, tentèrent, sur la proposition de ce dernier, d’obtenir de Hitler, au milieu de mars 1945, qu’il modifiât son ordre, de destruction des ponts. Cette démarche, qui a été confirmée par le général Guderian au cours de son témoignage, resta toutefois sans effet. Speer, qui savait quelles conséquences incalculables auraient ces destructions de ponts, donna enfin, le 6 avril 1945, au nom du général Winter, de l’OKW, six ordres qui avaient pour but de préserver les ponts des lignes ferroviaires importantes du Reich ainsi que tout le territoire de la Ruhr. Ces ordres, qu’il prit sous sa propre responsabilité, ont été confirmés par les déclarations des témoins von Poser et Kempf.

Lorsqu’à la fin de janvier 1945, Speer constata que le ravitaillement du peuple allemand n’était plus assuré à longue échéance et que l’emblavement printanier pour la récolte de 1945 était en danger, il fit passer les exigences de l’armement et de la production qu’il représentait après les intérêts du ravitaillement. Il ressort des déclarations des témoins Hupfauer, Kehrl, Rohiand, von Poser, Rieeke, du secrétaire d’État au ministère du Ravitaillement, des témoins Milch, Kempf et Seyss-Inquart que ces mesures ne furent pas seulement prises pour assurer le ravitaillement courant, mais pour faciliter la période de transition, après l’occupation par les troupes alliées. Lorsque Speer crut avoir de nouvelles raisons de craindre que Hitler, poussé par ses collaborateurs intimes du Parti, n’utilisât, en automne 1944 et ensuite au printemps 1945, les gaz toxiques modernes, il s’y opposa catégoriquement, comme il appert de son interrogatoire contradictoire par le procureur américain M. Justice Jackson, et de la déposition du témoin Brandt. La déclaration de Speer suivant laquelle, poussé par cette crainte, il arrêta, dès novembre 1944, la production allemande de gaz toxiques, est confinnée par le témoin Schieber. Speer a déclaré en même temps que les autorités militaires avaient également été unanimes à s’opposer à un tel plan.

Enfin l’accusé Speer essaya, à partir de la fin de février 1945, en mettant sur pied un complot, de mettre un terme rapide à la guerre. Les déclarations du témoin Stahl aussi bien que celles du témoin von Poser montrent que Speer projetait encore d’autres mesures de force. M. Justice Jackson a également établi au cours de l’interrogatoire contradictoire de Speer, que l’Accusation avait connaissance d’autres projets qui devaient être réalisés sous la direction de Speer.

L’attitude politique de Speer, en dehors de toute cette activité, est caractérisée par deux faits : premièrement, dans son mémoire à Hitler, présenté sous la référence Speer n° 1, il déclare que Bormann et Goebbels le considèrent comme « étranger et hostile au Parti » et dit qu’il lui serait impossible de continuer son ouvrage si lui-même et ses collaborateurs étaient jugés selon les critères de la politique du Parti. Deuxièmement, le 20 juillet 1944, Speer fut inscrit par les conspirateurs sur leur liste des membres du Gouvernement, dans lequel il aurait continué à assumer les fonctions de ministre de l’Armement ; il était, d’ailleurs, le seul ministre du régime de Hitler à figurer sur cette liste, comme les témoins Ohlendorf, Kempf et Stahl l’ont déclaré.

Serait-il possible que ces milieux aient envisagé de confier un ministère à Speer s’il n’avait pas, depuis longtemps, passé pour un technicien sérieux et étranger à toute politique, dans son pays comme à l’étranger ? Le fait que Speer, tout en étant un des collaborateurs les plus intimes de Hitler, fut choisi pour un tel poste, n’est-il pas un signe de la grande estime que l’opposition lui portait ?

Messieurs les juges, permettez-moi de dire encore quelques mots de principe sur le cas Speer. Lorsqu’à l’âge de 36 ans, l’accusé prit son poste de ministre, son pays se trouvait engagé dans une lutte à mort. Il ne pouvait pas se soustraire aux tâches qui lui étaient confiées. Il employa toute son énergie à résoudre une tâche qui paraissait presque insoluble. Les succès qu’il obtint ne l’empêchèrent pas de voir quelle était la situation réelle. Trop tard, il reconnut que Hitler ne pensait pas à son peuple, mais uniquement à lui-même. Dans son livre Mein Kampf, Hitler a écrit que le Gouvernement d’un peuple doit toujours rester conscient du fait qu’il n’a pas le droit d’entraîner son peuple dans la ruine et qu’il a bien plutôt le devoir de le retirer en temps utile afin que le peuple puisse continuer à vivre. De tels principes n’avaient de valeur pour Hitler que dans le cas de Gouvernements dont il ne faisait pas lui-même partie. Mais pour lui-même, il considérait que le peuple allemand, s’il perdait la guerre, se serait montré le plus faible et n’aurait plus de raison d’exister. En face de cet ego-centrisme brutal, Speer avait conservé le sentiment qu’il était le serviteur de son peuple et de son État. Sans se ménager, sans prendre soin de sa sécurité, Speer a agi comme il pensait qu’il était de son devoir de le faire vis-à-vis de son peuple. Il fallait que Speer trahît Hitler pour rester fidèle à son peuple. Au tragique que comporte cette destinée, personne ne pourra refuser son respect.

LE PRÉSIDENT

Je donne maintenant la parole au Dr von Ludinghausen, défenseur de l’accusé von Neurath.

Dr OTTO VON LUDINGHAUSEN (avocat de l’accusé von Neurath)

Monsieur le Président, Messieurs les juges. « Jamais encore la guerre ne m’est apparue aussi exécrable ». Voilà ce qu’en 1799 Napoléon Bonaparte écrivait au Directoire, après la prise de Jaffa, où il avait fait fusiller 2.000 prisonniers turcs. Ce mot d’un des plus grands hommes de guerre de tous les peuples contenait la condamnation absolue non seulement de la guerre comme telle, mais aussi de tous les moyens pour la mener, considérés alors non seulement comme inévitables, mais comme permis. Et la condamnation morale de la guerre qu’il prononçait dans ces paroles ne l’a pas été en vain. Dès le milieu du siècle dernier commencèrent les efforts de personnalités de haute valeur morale en vue d’adoucir et d’éliminer dans une certaine mesure les atrocités de la guerre. La fondation de la Croix-Rouge à Genève fut le premier succès visible, éclatant, de ces efforts, le premier fruit que porta la parole de Napoléon. Mais cette parole constitue aussi, si j’ose dire, la date de naissance proprement dite du Procès actuel. Celui-ci aussi a été causé et dicté par la volonté non seulement de limiter la guerre dans la manière de la faire, dans la liberté d’utiliser ses moyens et ses méthodes d’action, mais encore de trouver des voies et des moyens permettant d’éliminer complètement la guerre en tant qu’instrument politique dans les relations des peuples entre eux. Il poursuit le même but élevé qui est de créer dans la vie des peuples, dans les rapports entre États voisins, un Droit international, auquel se soumettront tous les États et tous les peuples, dans la mesure où ils aspirent à être considérés comme des États civilisés, auquel ils seront liés de la même façon que le ressortissant d’un État l’est par la loi de son État qui règle la vie en commun de ses ressortissants. Certes, Messieurs les juges, vous comprendrez, et avec vous le monde entier, combien il est douloureux pour nous autres Allemands que ce soit précisément une guerre menée par notre État et notre peuple qui ait fait naître cette tentative de créer un tel Droit international ; pourtant ni mon client, l’accusé von Neurath, ni moi-même n’avons pu faire autrement que de saluer la tentative que constitue ce Procès, car ce qui a toujours guidé mon client dans toute son activité officielle, du premier au dernier jour, c’est la volonté d’empêcher des guerres, de servir la Paix. Et je n’hésite pas à souligner spécialement ce fait, bien que mon client soit aujourd’hui devant ce Tribunal, en vertu d’un principe juridique entièrement nouveau. Car c’est la première fois dans l’Histoire que doit être réalisée ici l’idée selon laquelle l’homme d’État ou les hommes d’État d’une nation sont personnellement responsables et punissables pour des guerres d’agression déclenchées par eux et pour les méthodes inhumaines et cruelles appliquées dans une telle guerre. Cette idée, dont la réalisation incombe au Tribunal, est en tant que principe juridique, une innovation absolue dans’ l’histoire du Droit international. Mais si le Procès actuel et le Statut sur lequel il est fondé ne doivent pas être uniquement une procédure sans lendemain, destinée seulement à ce cas unique, c’est-à-dire à la guerre qui vient de se terminer, s’il n’est pas seulement né de la pensée d’une vengeance pour le mal et les dommages infligés aux puissances victorieuses, mais s’il est vraiment issu de la volonté de la décision d’éliminer la guerre elle-même et ses cruautés en stipulant la responsabilité personnelle des hommes d’État, alors le Procès constituera vraiment un événement que salueront tous les amis de la Paix du plus profond de leur conviction. De plus, le Procès comporte deux éléments qui paraissent aptes à révolutionner toute l’application, toute la direction de la politique étrangère pratiquée jusqu’ici par les États du monde, et de les placer sur une base nouvelle et, sans aucun doute, moralement supérieure.

Depuis l’Antiquité, déjà depuis le célèbre discours de Périclès et les doctrines de Platon sur l’État, c’était et c’est le postulat suprême, j’oserais presque dire unique, pour la politique d’un homme d’État et pour le jugement que l’Histoire porte sur lui, de mettre tout en œuvre afin d’obtenir le maximum possible dont son peuple et l’État confiés à sa direction ont besoin pour leur existence, pour le maintien et l’amélioration de leurs conditions de vie et de leur puissance par rapport aux autres peuples, et ceci, par n’importe quels moyens. Chaque peuple de la terre a dans son Histoire des hommes d’État qui, ainsi, ont été célébrés et honorés comme des héros, comme des exemples brillants, qui sont entrés comme tels dans l’Histoire uniquement parce qu’ils avaient réussi, sans qu’on examine si les moyens dont ils se sont servis pour obtenir ces résultats étaient en accord ou non avec les principes, non seulement de la morale chrétienne, mais de toute morale élevée. A cette maxime, le Statut de ce Tribunal en oppose une nouvelle en déclarant que toute guerre d’agression est punissable dans la personne de l’homme d’État qui en est responsable, sans considérer absolument si cette guerre d’agression a été couronnée de succès ou non.

Mais ceci ne signifie pas autre chose que la soumission de tout Gouvernement, fût-ce le meilleur et fût-il victorieux, à la loi morale qui condamne toute application de la force comme moyen politique. Mais cela signifie en même temps, pour avoir un sens et un résultat pratiques, la soumission de tout Gouvernement au contrôle et au jugement des autres États civilisés de la terre, ce qui signifierait, d’après le Statut de ce Tribunal, qu’il faille également procéder au contrôle et au jugement éventuel des mesures d’ordre inférieur, qui peuvent être considérées ultérieurement comme des mesures préparatoires à cette guerre. Cela nous mènerait trop loin d’examiner ici les conséquences qui pourraient en découler ; c’est bien plutôt l’affaire des spécialistes du Droit international et de l’évolution ultérieure. Je voudrais donc me limiter à ne mettre en relief qu’une seule conséquence, à savoir : seront soumis au jugement d’un futur Tribunal international et, partant, à la possibilité d’une sanction, le ou les hommes d’États responsables d’avoir projeté, préparé et conduit des guerres d’agression, même si elles se terminent par une victoire. Peut-être ce point constitue-t-il l’élément principal, la morale fondamentale des principes et des dispositions énoncées par le Statut.

Si je souligne particulièrement ces points, ce n’est pas que moi-même ou mon client doutions de ce que les auteurs de ce Statut n’aient été absolument conscients de ces conséquences. Le fait que cette conception nouvelle dans le Droit international doive trouver, pour la première fois, grâce aux Gouvernements alliés, son application, non pas en étant imposée par la force, mais au moyen d’une procédure juridique possédant toutes les garanties d’objectivité et d’impartialité et engagée devant l’opinion publique mondiale, apparaît aux yeux de mon client et de moi-même comme la preuve que ce Procès a été créé et sera soutenu par des aspirations idéales en vue de libérer l’Humanité du fléau de la guerre. Certes, nous ne méconnaissons nullement, mon client et moi-même, que le Statut et la procédure qui en découle sont en contradiction manifeste avec les principes juridiques de tous les États démocratiques, avec tout principe juridique libéral et démocratique, sur le point important qui réside dans le fait que l’on doit juger et punir ici de multiples actions qui, au moment où elles ont été commises, n’étaient incontestablement menacées de sanction par aucune loi ni aucun précédent. Mais du moins sommes-nous soutenus, mon client et moi-même, par la conviction que ce Tribunal ne fondera pas ses décisions sur des actions isolées et sans aucun lien entre elles, sur des faits brutaux, mais examinera et contrôlera avec une conscience toute particulière les mobiles et les intentions sous-jacents aux actes de chacun des accusés. Je suis convaincu, Messieurs les juges, que vous devrez constater que mon client, du premier au dernier jour de son activité officielle, que ce soit en tant que ministre des Affaires étrangères du Reich ou en tant que Protecteur, n’a été rempli que du seul désir de consacrer son activité à empêcher la guerre et ses atrocités, à maintenir la paix ; en restant à son poste, il n’a justement fait que servir son ardente aspiration à empêcher, grâce à son influence, la guerre et ses cruautés ; il n’a démissionné que lorsqu’il s’est vu forcé de constater que tous ses efforts restaient vains, que la volonté et la détermination du Chef suprême de l’État, c’est-à-dire de Hitler, de faire la guerre, étaient plus fortes que lui. Si l’on est obligé de se rendre à cette évidence, on ne peut alors voir dans le fait qu’il a appartenu au Gouvernement du Reich et qu’il y est resté jusqu’à ce moment une approbation, et moins encore une coopération et une participation au plan, à la préparation ou à la conduite de la guerre et lui imputer une part de responsabilité dans la guerre ou les atrocités et les monstruosités qui en ont résulté.

Et précisément le principe juridique mis en application ici pour la première fois, tout au moins en matière de Droit international et par des États démocratiques, selon lequel une action déjà commise peut être sanctionnée ultérieurement par une loi, exige impérieusement, pour la condamnation de l’accusé, que soit examinée la question de la culpabilité subjective de l’accusé et qu’il y soit donné une réponse, c’est-à-dire que la preuve soit faite que l’accusé non seulement avait conscience de l’amoralité et du prétendu caractère répréhensible de l’acte en question, mais aussi la volonté de commettre cet acte ou du moins d’y prêter son assistance active en dépit de ce sentiment. La non-observation de ce postulat non seulement dépouillerait toute la procédure de sa haute signification morale, mais ouvrirait les portes à l’arbitraire et ferait paraître aux yeux du monde une telle procédure non comme un jugement positif au sens le plus vrai et le plus profond du terme, mais seulement comme un « diktat » arbitraire revêtu de la robe de la Justice.

Ainsi une responsabilité immense vous incombe, si lourde qu’aucun tribunal du monde n’en a jamais assumé de pareille. Vous devez, Messieurs les juges, selon la volonté et la pensée du père de ce Procès, le Président Rooseveit, disparu bien trop prématurément pour le monde entier, poser la première pierre du temple de la paix des peuples. Vous avez pour charge d’établir les fondations qui serviront à atteindre l’idéal de la paix éternelle qu’il avait conçu. C’est sur votre jugement que se baseront les générations futures. Vous avez à donner pour l’avenir les directives au moyen desquelles ceux qui viendront après nous chercheront à atteindre ce but élevé. Ce n’est pas un précédent que vous devez créer, ce n’est pas un cas isolé que vous devez juger, ni les hommes coupables selon votre jugement que vous devez punir, mais il vous appartient de poser les principes fondamentaux d’un nouveau Droit international réglementant le monde de l’avenir. Ceci seul, tâche qui vous est assignée, donne à ce Tribunal son sens, sa justification et sa haute mission morale devant lesquels nous nous inclinons. Mais ceci suppose en même temps que la sentence que vous prononcerez contre les accusés ne soit pas une sentence au sens ordinaire du terme, un arrêt rendu contre chacun des accusés et leurs actions, mais la nouvelle loi fondamentale dans laquelle tous les tribunaux futurs puiseront la loi d’après laquelle ils prononceront leurs sentences.

C’est donc à vous, Messieurs les juges, qu’échoit la tâche d’exposer sous forme de principe les préceptes du Statut, de dégager les règles et principes qui serviront à tout jamais à l’application pratique du Statut. La responsabilité que vous assumez ainsi devant l’Histoire vous place devant deux questions essentielles auxquelles il est d’autant plus difficile de répondre que le concept juridique de conspiration, ancré dans le Statut et constituant le fondement juridique de l’Accusation, n’est pas seulement étranger à la plupart des peuples, et particulièrement des peuples européens, mais que l’application qui en a été faite jusqu’à ce jour dans un pays ou un autre est issue de la répression des crimes et délits de Droit commun commis en violation de dispositions de lois purement internes et n’avait de valeur qu’à ce titre. On en déduit nécessairement que la façon d’interpréter et d’appliquer ce concept juridique ne peut et ne doit jamais, en matière de Droit international, être la même que pour la répression de bandes de criminels de Droit commun ayant violé l’ordre social d’un État et les lois prononcées en vue de sa protection. Dans ce dernier cas, il s’agit généralement d’hommes plus ou moins amoraux ou d’individus agissant par intérêt personnel, cupidité ou autres instincts immoraux, et qui se placent en dehors de l’ordre social établi. Mais en Droit international il ne s’agit, en définitive, surtout quand il est question de guerres d’agression, pas tant du ou des hommes d’État pris individuellement, que des peuples entiers. Les temps de la monarchie absolue, où seule la volonté du souverain décidait du sort et des actions d’un peuple, sont définitivement révolus. On ne peut imaginer aujourd’hui un autocrate absolu, un despote tout puissant dont le pouvoir ne s’appuie pas sur le peuple ou s’exercerait contre sa volonté ou simplement qui ne disposerait pas de l’adhésion tacite du peuple, du moins dans sa majorité. Et c’est ainsi qu’aujourd’hui — et ceci doit être proclamé à la face du monde — est également assis au banc des accusés, invisible derrière eux, notre pauvre peuple allemand, vaincu et torturé, qui a élevé un homme sur le pavois pour en faire son chef, qui, à son tour, l’a précipité vers sa perte. De cette constatation résulte nécessairement une exigence à laquelle on ne peut se dérober : en appliquant cette notion de conspiration au Droit international, il faut procéder autrement que dans le cas d’un complot de criminels ordinaires et examiner et vérifier en premier lieu comment il est arrivé, comment il a pu arriver qu’un peuple d’un niveau intellectuel aussi élevé que le peuple allemand, un peuple qui a fourni une telle contribution à la civilisation du monde et à ses trésors spirituels ait acclamé un homme comme Hitler, l’ait suivi dans la plus sanglante des guerres et lui ait donné le meilleur de lui-même. Ce n’est que si vous-mêmes, Messieurs les juges, prenez en considération ces éléments, si vous examinez cette question, que vous pourrez également parvenir à un jugement équitable de chacun des accusés, ne serait-ce qu’en raison de leur diversité, jugement qui subsistera devant l’Histoire. C’est pourquoi j’ai non seulement considéré comme mon droit, en tant que défenseur de mon client, l’accusé von Neurath, mais aussi comme de mon devoir, en tant qu’Allemand, de vous donner à grands traits l’explication de ce fait, inexplicable au monde non allemand, de la domination nazie, de mettre sous vos yeux comment, à la suite du Traité de Versailles, et pour une bonne part également en raison de la manière dont il fut appliqué, les choses en sont venues à ce point par une évolution historique nécessaire.

Après que, dans les combats à l’échelle mondiale de ses grands empereurs et avec la mort du dernier d’entre eux, l’empereur Frédéric Barberousse, la puissance royale se fut effondrée, disparut progressivement avec elle tout sentiment communautaire, toute conscience nationale, et la vieille hydre de la discorde entre les tribus allemandes releva à nouveau ses multiples têtes de serpent. Sur les ruines de la royauté allemande naquit un nouvel univers de pouvoirs parti-cularistes et territoriaux. Des princes spirituels et temporels, des villes du Reich, des comtes et des chevaliers formèrent, au cours des siècles suivants, une mosaïque enchevêtrée et informe constituant l’ébauche de grands, de petits et de tout petits Etats, qui minèrent et étouffèrent toute unité du sentiment national. Les princes, la noblesse, les bourgeois et les paysans suivaient chacun leur propre vole. Les intérêts particularistes et égoïstes de différentes castes réduisirent à néant tous les efforts en vue de coordonner politiquement toutes les forces créatrices du peuple allemand, de rétablir d’une façon ou d’une autre l’unité du peuple et de l’Etat en voie de désintégration. A tout cela vint s’ajouter, à l’aube du XVe siècle, un événement qui constitue peut-être la plus grande tragédie de l’histoire du peuple allemand : la Réforme de Luther, Issue des tréfonds du sentiment religieux allemand, de la pensée et de l’intuition religieuse allemandes. Mais, au lieu de réunir les diverses branches de la famille allemande, de réveiller dans ce peuple, divisé en centaines de parties différentes, un idéal commun et, partant, la conscience d’une communauté nationale, cette Réforme agrandit et approfondit bien au contraire, au sein de ce pauvre peuple déchiré sous et par l’influence d’un empereur allemand qui avait certes retrouvé sa puissance, mais restait Incapable et mcompréhensif, voire hostile envers ce sentiment allemand et la réforme qui en était issue, la fissure déjà existante qui devint alors une rupture dans l’unité de la foi. En effet, c’est par le fer et par le feu que Charles-Quint essaya de combattre cette Réforme qu’il considérait comme une hérésie, donc comme un péché, et précipita ainsi le peuple allemand dans la période la plus sombre de son Histoire. Au cours de guerres de religion qui suivirent, des Allemands prirent des armes contre des Allemands, oubliant qu’ils appartenaient à une communauté allemande jusqu’au point d’appeler des peuples étrangers à l’aide contre leurs propres compatriotes et à s’entre-déchirer en combattant aux côtés de ceux-là. A la fin de la guerre de Trente ans, l’impuissance de l’Allemagne et du peuple allemand est définitivement scellée. L’Allemagne devient le jouet et l’amusement de ses voisins, la terre d’élection des guerres entre peuples étrangers. Et tout cela à une époque où le peuple anglais, sous le régime de la géniale reine Elisabeth et, peu de temps après elle, sous celui d’Olivier Cromwell, assisté d’un Parlement librement élu par le peuple et conscient de ses responsabilités, jetait les bases de s’a future puissance mondiale. A une époque où le peuple français, sous une royauté puissante et active, après avoir renversé ses seigneurs féodaux, avait depuis longtemps atteint l’unité parfaite et s’était soudé en un bloc formant une nation. Mais en Allemagne, toute pensée allemande était paralysée. L’appauvrissement consécutif aux guerres interminables amena la disparition de toute conscience nationale, non seulement dans le domaine politique, mais aussi dans le domaine intellectuel et même dans sa langue. Le peuple chamarrait sa vieille langue d’expressions étrangères, et ses penseurs écrivaient en français ou en latin. Les soucis mesquins de la misérable vie quotidienne effacent pour la masse du peuple allemand jusqu’au dernier souvenir de la grandeur impériale des siècles passés. Dépaysées, ayant cessé d’être comprises, comme étrangères, n’éveillant plus d’échos, les cathédrales gothiques, témoins de la splendeur passée de la bourgeoisie allemande, se dressent dans un monde transformé. Chacun ne vivait que pour soi, pour sa pauvre petite existence. Quoi d’étonnant si, sur un sol aussi appauvri, sous l’influence rayonnante de la royauté française, objet d’admiration, on vit dans presque toutes les cours allemandes et jusque dans les plus petites principautés, se développer un absolutisme qui devait permettre à ces seigneurs, grands où petits, d’imiter le Roi Soleil de France. Ce ne fut que lorsque, au commencement du siècle dernier, le peuple allemand, allié à d’autres peuples, se souleva contre la domination napoléonienne, que s’e réveilla dans les guerres de libération la conscience d’une communauté du peuple allemand, le désir qui, malgré tout, sommeillait depuis huit siècles au plus profond du peuple allemand, de voir renaître sous une nouvelle forme l’ancienne splendeur d’un Beich de nation allemande, uni et respecté. Ce ne fut pourtant qu’après des dizaines d’années d’efforts et de déceptions que cette ardente aspiration se réalisa, il y a maintenant 75 ans, et qu’un Reich allemand unifié reparut sous une nouvelle forme. Mais c’est seulement ce jour-là que, pour la première fois dans son Histoire, le peuple allemand fut appelé par la nouvelle constitution du Reich à participer par ses conseils et par ses actes à la direction de ce nouveau Reich et qu’en même temps que ce droit, le devoir de partager les responsabilités de la direction de l’Etat lui fut imposé. Si enthousiaste et si joyeux que fût l’accueil réservé à ce droit, ce peuple n’en était pas moins incapable en raison de son passé, de mesurer du premier coup l’immense gravité de ce devoir ; et n’est-ce pas, en vérité, trop demander à un peuple tenu éloigné dans sa masse, depuis des siècles, de toute participation au gouvernement et au destin de son Etat, que d’apprendre en quelques années ce que les autres peuples ont mis des siècles à apprendre lentement, ce dont ils ont fait un élément naturel de leur existence, de leur pensée, de leur conduite et de leurs sentiments. Ce n’est pas un moindre personnage que l’un des dirigeants de la plus vieille démocratie du monde, M. Stanley Baldwin, lord-président du Conseil britannique, qui dans son discours du 11 mars 1935 à la Chambre des communes, disait de la démocratie qu’elle est la forme la plus difficile de gouvernement, car elle ne peut fonctionner que lorsque le peuple entier est en mesure de réfléchit avec sagesse et de former des opinions bien pesées, et lorsqu’il ne se laisse pas entraîner par la propagande et les sentiments. C’est ici que réside la divergence fondamentale entre le peuple allemand et les autres peuples occidentaux, divergence qui ne peut être effacée par aucune dialectique et qui explique aussi, pour la plus grande partie, la tournure qu’ont prise les événements dans ces soixante-dix dernières années. Un peuple entier si doué et si capable soit-il, ne peut pas être formé comme un individu dans le bref espace de cinquante années et arriver à une éducation parfaite dans un domaine qui, jusqu’ici, lui était étranger. C’est uniquement par l’expérience, par lentes étapes, que se développe la pensée politique, que se développent le sens, l’instinct et le don de reconnaître ce qui est juste, que se développe la puissance de juger ce qui est utile au peuple entier et à l’Etat, que se développent la connaissance et la compréhension des rapports dans la vie politique et sociale, et que se développe enfin la conscience de ce que chacun est, lui-même, responsable de ce qui se fait au nom de son peuple. Inexorablement, l’action du passé se manifeste dans le présent, même dans l’Histoire des peuples qui ne croient pas ou ne veulent pas croire à cette loi historique. Il était inévitable que n’ayant eu, pendant des siècles, aucune part au gouvernement et donc partagé aucune responsabilité, le peuple allemand ait cru pouvoir accorder sa confiance aux hommes chargés d’en assurer la direction, d’autant plus que cette direction, notamment en ce qui concernait la politique extérieure, s’e trouvait entre les mains d’un homme d’État comme Bismarck, sous l’autorité duquel le jeune Reich s’épanouit incontestablement dans tous les domaines et surtout dans celui de l’économie, et connut une période de paix prospère telle qu’on n’en avait pas vue depuis longtemps. Confiant et inexpérimenté qu’il était, le peuple allemand pensa pouvoir accorder la même confiance aux successeurs de Bismarck et, même si sur le plan de la politique Intérieure il s’éleva, peu à peu, plus d’une opposition à cette polittque, le peuple allemand, dans sa majorité, resta fermement convaincu que les hommes nouveaux continueraient dans le domaine de la politique extérieure à suivre les voies pacifiques tracées par Bismarck. Le peuple allemand, dans son inexpérience à l’égard de la diplomatie secrète qui était partout en usage, n’était nullement en mesure de juger de la justesse o’u de la fausseté de la politique extérieure poursuivie par ces hommes. Pour la plus grande part, il ne lui vint même pas, il ne pouvait même pas lui venir à l’esprit que la politique menée par les successeurs de Bismarck pouvait aboutir à une guerre. Le peuple allemand lui-même était loin de la pensée d’une guerre. Il n’avait pas d’autre désir, pas d’autre aspiration que de poursuivre en paix son travail, l’édification Intérieure de son jeune Reich retrouvé, l’accroissement de sa prospérité. Rien n’existait en dehors de ce désir qui aurait pu être jugé digne du sang de ses fils. Le déclenchement de la première guerre mondiale l’a trouvé complètement déconcerté et il ne comprit absolument pas comment l’étrange » avait pu songer à mettre à son cdmpte, étant donné les efforts notoires de son empereur pour maintenir la paix, la responsabilité exclusive de cette guerre. Gravement, animé de la conviction sacrée qu’il s’agissait uniquement de défendre patrie, femmes et enfants contre des agressions non provoquées, déclenchées par les puissances ennemies, il a pris les armes. Et c’est pour la même raison qu’après l’effondrement de sa force de résistance, devant la supériorité numérique de ses ennemis, le peuple allemand n’a ni compris, ni approuvé jusqu’à ce jour l’obligation, imposée par le Traité de Versailles, de reconnaître sa responsabilité exclusive dans cette guerre. Voilà pourquoi il a considéré et considère encore aujourd’hui ce traité non comme un traité de paix véritable, mais comme une paix Imposée par les puissances victorieuses, un « Diktat » qui lui apparaît non comme l’expiation des injustices qu’il aurait commises, mais uniquement et exclusivement comme l’expression de la volonté d’anéantir son unité et sa liberté, conquises il y a quelques décades à peine, d’anéantir son existence en tant que peuple et en tant qu’Etat. A nouveau, ce malheureux peuple se trouvait au bord de l’abîme ; tout ce qu’il avait rêvé et désiré au cours de longs siècles et qui s’était enfin réalisé depuis quelques décades menaçaît de retomber en ruines. A nouveau, comme il y a des siècles, il se trouvait devant les décombres de ce qu’il avait possédé, il risquait de perdre son existence de peuple et d’Etat et de retomber dans la misère des temps obscurs d’autrefois. Une seule chose lui était restée cette fois-ci : c’était sa conscience populaire, la conscience de son unité nationale. Et c’est une page de gloire éternelle dans l’histoire de la social-démocratie allemande que d’avoir pris pour mot d’ordre cette conscience, ce sentiment de solidarité allemande, de l’avoir inscrit sur sa bannière, de l’avoir maintenu et fortifié dans la masse du peuple et d’avoir usé de toute son influence pour lutter une fois encore contre un séparatisme renaissant, aidant ainsi à maintenu- l’unité du Reich et du peuple allemand.

C’était beaucoup, mais ce n’était pas suffisant, car le Traité de Versailles subsistait devant lui comme le danger le plus terrible. Ce traité l’attaquait à la racine même de son existence matérielle, de sa vie économique, et le soumettait pour des générations à des entraves économiques qui devaient l’étouffer. Il n’est pas besoin de citer dans le détail ces stipulations ; elles sont entrées dans l’Histoire et leurs effets se firent sentir après peu de temps, au détriment du monde entier, démontrant ainsi l’impossibilité de les maintenir. Mais qui devait être considéré par le peuple allemand comme le principal auteur de ce traité ? Uniquement la France qui, par là, croyait une fois de plus pouvoir éterniser la politique que, depuis Richelieu, elle n’avait cessé de mener à l’égard de l’Allemagne et qui visait à son affaiblissement, sinon à son anéantissement. Tel était le désir et le rêve d’un peuple qui avait proclamé au monde des droits de l’homme, de ce même peuple qui, cent trente ans auparavant, avait inscrit sur ses drapeaux les mots : liberté, égalité, fraternité.

A tout cela s’ajoutait la révolution intérieure qui avait privé le peuple allemand de tout gouvernement qui eût été capable de lui montrer la voie de la lutte contre le chaos menaçant, par ses propres ressources, sans aucune aide, sans expérience personnelle, il lui fallut tout d’abord créer un nouvel Etat ou plutôt les bases d’un tel Etat. En vérité, c’est là une tâche gigantesque pour un peuple qui, jusqu’à cette époque et dans tout son passé, avait toujours été guidé et s’était vu conférer, cinquante ans plus tôt seulement, le droit de participer aux décisions et, partant, le devoir d’en partager les responsabilités, encore que dans une mesure réduite. Devra-t-on s’étonner que la tâche qui lui était confiée dépassât ses forces, que ce peuple qui n’avait pas encore de tradition politique solide et qui était déchiré à l’intérieur, devînt aussitôt la victime, le jouet des prophètes les plus divers qui lui promettaient le salut par les moyens les plus différents ? Il se produisit donc ce qui devait se produire : on lui donna à Weimar une constitution qui ne s’accordait ni aux circonstances, ni au caractère du peuple allemand, ni encore à la nécessité d’un gouvernement fort. Cette constitution ne créait pas un véritable Etat démocratique, mais un Etat fondé sur les partis dans lequel se sont les partis et non le peuple qui devenaient les supports de l’Etat où l’on se bornait à assurer le dénombrement mécanique des bulletins de vote en laissant aux partis le soin de régler les luttes qui en résultaient. La conséquence inévitable en tut une infinité de partis qui se disputaient par tous les moyens les voix des masses électorales et, par là même, causaient un éparpillement sans limite du peuple en une multitude de fractions qui se querellaient jusqu’à s’entrégorger, paralysant à priori tout gouvernement fort et durable et en faisant même une impossibilité. C’est, déjà dans cet antagonisme des intérêts et des conditions d’existence des partis luttant entre eux pour la conquête du pouvoir dans l’Etat, que réside une des raisons tragiques qui expliquent le national-socialisme et, plus tard, sa prise du pouvoir en 1933. Car l’histoire, l’avenir et la décadence de peuples renaissants sont déterminés par des lois éternelles qui fixent avec une logique inexorable l’évolution et le sens des événements. De même que sans la Révolution française jamais un Napoléon n’eût été possible, de même sans la faiblesse du Gouvernement résultant de la Constitution de Weimar, il n’y aurait pas eu de Hitler. Placé dès le début dans des circonstances aussi difficiles, le peuple allemand entreprit la lutte contre la décadence dont il était menacé. Qui ne veut ou ne peut reconnaître qu’il fut le jouet des innombrables partis qui se disputaient ses voioc, qui, pour sauvegarder leurs intérêts égoïstes, renversaient les gouvernements les uns après les autres et rendaient ainsi Impossible tout gouvernement fort et uni ? Avec un courage admirable, mettant ses forces en œuvre Jusqu’à leur extrême limite, le peuple allemand entreprit et mena cette lutte qui ne laissait entrevoir que peu de chances de succès ; jusqu’à la dernière goutte de sang, il poursuivit ses efforts pour s’acquitter des réparations imposées par le Traité de Versailles. Il endura même l’inflation qui minait son économie et la surmonta au prix de l’existence de sa classe moyenne et de l’achat de ses biens par les capitaux étrangers. Mais tous ses efforts, son travail, ses sacrifices, n’ont finalement servi à rien. Son niveau de vie baissait de plus en plus, des usines toujours plus nombreuses devaient fermer leurs portes, la mainmise de l’étranger se faisait de plus en plus forte, les éléments de la fortune nationale passaient toujours plus nombreux entre des mains étrangères pour une bouchée de pain, le chômage augmentait et près de dix pour cent de la population se trouvait sans pain et sans travail. Et pourquoi tout cela ? Les puissances occidentales, la France à leur tête, au lieu d’atténuer, dans leur propre intérêt, les clauses irréalisables du Traité de Versailles et de les réduire à une mesure raisonnable, se servaient de chaque occasion pour affaiblir l’Allemagne davantage encore et rendre sa situation plus difficile, pour asservir encore plus le peuple allemand. Je ne ferai que rappeler, avant tout l’occupation de la Ruhr par la France en 1922, effectuée sous le prétexte que l’Allemagne, en dépit de tous ses efforts surhumains, n’avait pas été en état de payer dans leur totalité les réparations qui lui étaient Imposées. Déjà, en 1920, les troupes françaises étaient entrées dans la région du Main, en alléguant que la Reichswehr, lors de la lutte contre la révolte communiste dans la Ruhr, avait pénétré dans un territoire démilitarisé. En février 1921, une livraison de charbon imposée au titre des réparations n’ayant pas pu être effectuée en totalité à la suite d’une émeute communiste dans le territoire de la Ruhr, une conférence réunie à Londres dicta à l’Allemagne de nouvelles conditions de paiement. Celles-ci ne pouvant, une fois de plus, pas être satisfaites entièrement par l’Allemagne, les troupes alliées traversèrent le Rhin inférieur et occupèrent les têtes de pont de la rive droite. Lorsque, le 3 mal 1921, fut remis à Beritn par les puissances victorieuses l’ultimatum élaboré à Londres imposant à l’Allemagne le paiement de 1.032.000.000.000 de Mark en trente-sept ans, et l’envoi en Angleterre, et en France du quart des exportations, les troupes anglaises et françaises étaient prêtes à se mettre en marche pour appuyer cet ultimatum. Devant l’imminence du plébiscite sur le partage de la région industrielle de Haute-Silésie, le Gouvernement allemand ne put qu’accepter cet ultimatum, à une époque où il fallait déjà 50.000.000.000 de Mark pour se procurer un seul millard or en devises. Et lorsque, après le partage effectué au détriment de l’Allemagne, de la Haute-Silésie entre cette dernière et la Pologne, l’année 1921 approchait de sa fin, l’Allemagne tomba sous la coupe de la Commission des Réparations qui, non seulement imposa au Gouvernement allemand une série de nouvelles impositions, mais se fit en outre payer immédiatement 280.000.000 de Mark-or. En vain l’Allemagne mit son espoir de salut dans la conférence économique qui se réunit à Gênes le 10 avril 1922. La France refusa, à priori, toute discussion des obligations de réparations et, par conséquent, des problèmes économiques. Ce que la France visait par cette attitude Intransigeante, le monde entier devait bientôt le voir clairement. Affaibli par les mesures des puissances occidentales, la perte du territoire Industriel de Haute-SilésIe et la chute vertigineuse du Mark, le Gouvernement allemand se vit par deux fois contraint, en 1922, de demander un délai pour les paiements au comptant qui venaient à échéance. Mais il lui fallut payer l’octroi de ce délai en acceptant un contrôle financier des puissances de l’Ouest et assister, Impuissant, à l’expulsion par la France des Allemands de l’Alsace et de la Lorraine, à la saisie de leurs biens par la France. Et lorsque, le 15 août 1922, la politique de réalisation de l’Allemagne finit par s’effondrer, lorsque le Reich allemand ne put plus payer intégralement même les prestations en nature et que la Commission des Réparations crut devoir, en décembre 1922, constater qu’au cours de l’année l’Allemagne s’était rendue coupable d’un manquement volontaire en livrant trop peu de bols et de poteaux télégraphiques, la France saisit cette occasion pour déduire de ce prétendu manquement volontaire le droit d’appliquer des sanctions. Contrairement à la Grande-Bretagne et à l’Italie qui n’exigèrent pas de gages territoriaux, ses armées traversèrent le Rhin le 11 janvier 1923 et occupèrent la Ruhr ; son rêve était exaucé : l’Allemagne, dépouillée de tous ses droits, était à terre et à sa merci. Comment concilier cette volonté manifeste de destruction, que ne peut nier aucune dialectique, avec l’esprit de solidarité des peuples, avec le sentiment d’humanité et les enseignements de la religion chrétienne sur lesquels le Ministère Public français a tant insisté ?

Tous ces événements historiques, Messieurs les juges, j’ai été obligé de les retracer devant vous une fois de plus pour vous montrer comment fut préparé le terrain sur lequel a germé la semence du national-socialisme, sur lequel devait germer, par une nécessité historique, cette semence dont on ne vit ; que trop tard que c’était celle du Démon.

Presque en même temps que le « Casque d’acier » en Allemagne du Nord, fut fondé en Allemagne du Sud le parti des Travailleurs allemands, dont Hitler devint, en 1919, le septième membre et dont, très rapidement, il prit la direction. Ces deux partis étalent basés sur les expériences de guerre de millions de soldats, sur la camaraderie que la guerre avait portée a sa plus haute expression ; l’un et l’autre avaient inscrit sur leurs drapeaux l’idée nationale, le rétablissement d’un nouvel Stat national. Mais tandis que le « Casque d’acier » se contentait de cultiver principalement la tradition nationale et militaire parmi ses membres dont le nombre s’éleva bientôt à plusieurs centaines de mille, sans s’efforcer d’atteindre des buts purement politiques, le parti des Travailleurs allemands, sous la conduite de Hitler, visa bientôt plus loin en se faisant l’expression politique et le porte-parole d’une idée non’ seulement nationale, mais aussi sociale, qui consistait à tondre la pensée nationale avec les idées et les problèmes contemporains d’ordre social et à réaliser ainsi un renouveau intérieur. Cette idée avait pour base la conviction, d’une part, qu’à la suite de l’effondrement de l’Allemagne la structure sociale du peuple allemand était en voie de transformation complète et, d’autre part, que la renaissance du Reich n’était possible qu’au moyen de la création, nécessaire à cet effet, d’une communauté populaire homogène sur une base nationale et sociale. Dans l’esprit de Hitler, cela n’était possible que si la communauté populaire était basée sur le socialisme, le socialisme sur la communauté, et les deux fondus en une unité. C’est ainsi qu’il donna au parti des Travailleurs allemands, dont il transforma en même temps l’appellation en parti national-socialiste des Travailleurs allemands, son programme bien connu. Ce programme était national en ce qu’il demandait la suppression des chaînes du Traité de Versailles et la création d’un Reich allemand unifié ; social en ce que, mettant tout particulièrement l’accent sur la valeur du travail et surtout sur l’abolition des revenus obtenus sans travail et sans effort, il réclamait la nationalisation de certaines entreprises et des richesses du sol et l’abolition de l’asservissement financier. Ce programme, tel qu’il était rédigé, représentait de façon certaine le désir et la volonté latente de millions d’Allemands de voir l’Allemagne renaître de sa détresse et s’établir une liberté nationale et sociale. Et de ce programme, Je dois dire ici une fois pour toutes, en toute netteté, devant l’opinion publique mondiale, qu’il n’est pas vrai que le point 2 de ce programme, dont on a tant discuté, point qui réclamait la suppression du Traité de Versailles, contienne ou prévole la menace de recourir à la force pour atteindre ce but. L’affirmation contraire émise par le Ministère Public manque de toute justification. Nulle part dans ce programme il n’est question de force ; pas un seul mot n’exprime cette idée. Mais peut-être le Ministère Public veut-il voir une menace de violence dans la référence au principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ?

Il n’était pas étonnant que ce programme qui, plus que ceux de tous les autres partis, rassemblait tous les désirs et toutes les exigences de l’époque, suscitât peu à peu des échos et parvînt à exercer une force d’attraction sans cesse croissante. Et ce ne sont pas les charges et les contraintes que les puissances occidentales imposaient sans cesse au peuple allemand, et surtout l’occupation de la Ruhr, qui contribuèrent le moins à rendre cette force d’attraction toujours plus puissante. Car c’est précisément l’occupation de la Ruhr, considérée par le peuple allemand tout entier comme une profonde blessure, qui fit surgir sa résistance unanime et, pour la première fois depuis 1918, fit monter la flamme ardente du sentiment national, de la conscience de l’unité nationale du peuple. Il est profondément tragique que les puissances occidentales n’aient pas discerné cette première lueur d’une nouvelle conscience nationale de l’Allemagne, qu’ils n’aient pas compris les signes des temps qui s’y manifestaient et qu’ils n’aient pas fait preuve de la moindre compréhension à son égard. Qui sait si, en faisant des concessions, en desserrant graduellement les entraves économiques et politiques de l’Allemagne, les puissances occidentales n’auraient pas engagé les événements dans une direction toute différente, et si la plus sanglante de toutes les guerres n’aurait pas été épargnée au monde ?

Mais au lieu de relâcher les entraves, les puissances ne firent que les resserrer toujours davantage au cours des années suivantes. En 1924, sous la pression des puissances occidentales, fut établi le fameux plan Dawes qui transformait en papiers commerciaux les paiements allemands venant à échéance et contraignait l’Allemagne à contracter de forts emprunts à l’étranger, en échange desquels la Reichsbank fut émancipée de la tutelle du Reich et placée sous la surveillance d’une commission spéciale, les chemins de fer du Reich transformés en société anonyme et les douanes, les impôts et autres garanties hypothéquées, afin que l’Allemagne pût ainsi remplir ses obligations. Mais étant donné l’appauvrissement provoqué par l’inflation et l’énorme liquidation à l’étranger du patrimoine allemand qu’elle avait causée, cela signifiait, puisqu’il fallait payer à l’étranger l’intérêt de ces emprunts, un asservissement et une soumission plus grands que jamais de l’économie allemande, de la main-d’œuvre allemande, dans tous les domaines, à la domination de l’étranger, au capital étranger. Et la Ruhr était toujours occupée.

Au plan Dawes succéda en 1925 le Pacte de Locarno. Celui-ci, qui constituait en premier lieu une réassurance politique de la haute finance internationale contre le risque des emprunts accordés à l’Allemagne, liait, il est vrai, dans un certain sens, l’intérêt des puissances occidentales aux obligations économiques de l’Allemagne et, jusqu’à un certain point, contraignait ces puissances à ne rien entreprendre vis-à-vis d’elle. Il lui donnait aussi, par son admission plus ou moins forcée au sein de la Société des Nations, la base, le tremplin, de la lutte qu’elle mènerait plus tard pour obtenir l’égalité des droits. Mais d’un autre côté, en reconnaissant à nouveau toutes les obligations politiques et militaires imposées à l’Allemagne à Versailles, il lui rappelait la discrimination dont elle était l’objet. Entre temps, les capitaux entrés en Allemagne à la suite du plan Dawes avaient entraîné un relèvement apparent de l’économie allemande ; mais cette prospérité, après peu de temps, se révéla fallacieuse. Le chômage prit de nouveau des formes gigantesques, l’une après l’autre les usines furent obligées de fermer, le niveau de la vie baissa de plus en plus, la pauvreté devint de plus en plus grande, la misère atteignit des couches de plus en plus larges du peuple allemand tandis que l’impossibilité d’acquitter les obligations de paiement imposées à l’Allemagne devint de plus en plus évidente. Mais au lieu de venir en aide à l’Allemagne, les puissances occidentales, dans ce moment de détresse suprême, lui proposèrent un nouveau plan : le plan Young, qui, il est vrai, amenait l’évacuation de la Ruhr, mais ne modifiait pas les discriminations établies par le Traité de Versailles et imposait, bien au contraire, des paiements annuels de réparations véritablement écrasants, allant jusqu’en 1966. Pour sauver l’Allemagne d’une catastrophe, le Gouvernement allemand se vit contraint d’accepter ce plan.

Mais sous la pression de tous ces événements et de la misère qui les accompagnait, il s’était produit dans le peuple allemand une modification complète, non seulement de la structure économique, mais aussi de sa structure sociologique. Ce phénomène, qui s’était déjà annoncé pendant la guerre mondiale et qui avait trouvé un commencement d’expression pendant les années de l’inflation, ce manifestait maintenant avec netteté et devenait le facteur déterminant de l’évolution ultérieure. La grande masse de la classe moyenne indépendante, la plus grande part de la bourgeoisie, étaient prolétarisées, la classe ouvrière s’était en partie élevée flans la sphère de la petite bourgeoisie, mais était aussi pour une part, à la suite du chômage croissant, descendue de plus en plus dans l’échelle sociale ; la propriété ne s’était maintenue que dans une partie toujours plus réduite du peuple. Cette évolution sociale supprima à peu près totalement la différence entre la bourgeoisie et la classe ouvrière, l’opposition des classes et, de la misère des temps, naquit une large communauté dans laquelle se retrouvaient toutes les classes de la population. Cette fusion des couches sociales supérieures et intérieures qui, jusqu’alors, avaient vécu isolées les unes des autres, fit naître un état d’esprit auquel l’idée de communauté populaire était naturelle et dont les oppositions et les différences internes ne furent dorénavant plus déterminées que par leur participation à la politique et leur attitude à l’égard de celle-ci. Ces oppositions, ces attitudes contraires en politique atteignirent leur point culminant dans deux idées : celle du nationalisme et celle du communisme international. C’est alors que Hitler et la NSDAP qu’il dirigeait déclenchèrent la lutte pour conquérir l’âme du peuple allemand, en se plaçant avec décision et lucidité du côté de la lutte pour l’idée nationaliste contre l’idéal communiste international. Mais ce furent précisément les puissances occidentales, avec leur politique qui acculait le peuple allemand à une servitude et à une misère de plus en plus grande, qui lui fournirent ses meilleures armes dans la lutte qu’il commença, dès l’occupï.tion de la Ruhr, avec tous les moyens de la propagande et en mettant en œuvre toutes les ressources de son extraordinaire et indiscutable puissance de suggestion sur les masses. Grâce à cette arme, il réussit à attiser le sentiment national dans des parties toujours plus vastes du peuple allemand de sorte que, lors des élections au Belchstag du 14 septembre 1930, la NSDAP était déjà le deuxième parti par ordre d’importance. Ces élections faisaient clairement ressortir deux choses : d’abord le désir de couches de plus en plus étendues du peuple allemand de rétablir son honneur et l’égalité de ses droits dans le conseil des nations, le désir de vivre d’un peuple opprimé depuis douze ans et atteint dans ses sentiments le plus élémentaire, bâillonné et menacé dans son existence même. Mais elles montraient aussi qu’une grande partie du peuple était lassée des dissensions continuelles entre les partis, au Reichtag et au Gouvernement, et aspirait à trouver un chef qui ferait sortir le peuple du chaos menaçant, et que c’est en la personne de Hitler qu’elle voyait ce chef. Mais les puissances occidentales méconnurent encore ce dernier signe. Elles oubliaient ou ne voulaient pas reconnaître que cette loi physique fondamentale, suivant laquelle toute force vivante, soumise sans possibilité d’expansion à une pression trop forte, fait éclater l’enveloppe qui l’entoure, joue également dans la vie des peuples. Car les peuples aussi portent en eux une force vivante. Voilà ce qu’elles oubliaient, bien qu’elles aient eu dans leur propre Histoire des exemples éclatants de la justesse de cette thèse : le peuple français avec sa Révolution, le peuple anglais avec son Cromwell. Au lieu de se conformer à cette loi, elles poursuivirent immuablement la même politique. Elles répondirent aux élections du 14 septembre 1930 en retirant les crédits accordés à l’Allemagne, et la France s’opposa à toutes les tentatives faites par le Gouvernement allemand en vue d’obtenir quelques adoucissements, tant sur le plan économique que sur le plan politique.

Étant donné les limites de temps imposées à la Défense pour ses plaidoiries, je dois m’abstenir d’exposer plus avant les suites de cette politique et me contenterai d’indiquer que la misère de l’Allemagne grandissait toujours, que les conditions devenaient en Allemagne de plus en plus intolérables. Quiconque ne l’a pas vécu lui-même ne peut s’imaginer quelle était à l’époque l’apparence de l’Allemagne, quelle misère terrible, quelle charge immense l’accablaient. L’Allemagne, à cette époque, était littéralement au bord du précipice, car à la lutte pour la simple existence s’ajoutait encore la lutte pour la médication interne de la structure du peuple, la lutte en vue de savoir si la majorité du peuple allemand était prête à s’en remettre à un socialisme à base nationale ou au communisme international. Le peuple allemand répondit à cette question, d’abord par la réélection du Président du Beich von Hindenburg, le 13 mars 1932, et ensuite, lorsque même un homme comme Bruning n’eût pu réussir à former, au moyen des partis du Relchstag, une majorité gouvernementale suffisante, par les élections au Relchstag du 6 novembre 1932, qui firent de la NSDAP le parti de loin le plus fort du Keich. Près de la moitié du peuple avait ainsi clairement exprimé qu’elle était lasse de l’éternelle discorde entre les partis, qu’elle désirait un chef puissant qui sauverait le peuple allemand de sa misère, le tirerait de l’abîme et le conduirait vers un nouvel avenir.

Mais comme, d’autre part, les communistes, eux aussi, avaient eu de grands succès électoraux et se préparaient à la lutte ouverte pour le pouvoir, Hinden-burg se vit en face de l’alternative, soit de nommer Hitler Chancelier du Reich, en sa qualité de chef du parti le plus puissant, soit de proclamer la dictature militaire. Mais la dernière solution aurait signifié la guerre civile. Après de pénibles luttes internes, Hindenburg, fidèle aux principes démocratiques auxquels il avait juré fidélité, se décida à appeler Hitler au poste de Chancelier du Reich, épargnant ainsi au peuple allemand la guerre civile.

C’est ainsi, et non pas autrement, que Hitler et la NSDAP se sont emparés du pouvoir dans le Reich. Ici aussi, comme toujours, l’Histoire a été inexorable dans son évolution logique. La raison de l’apparition de Hitler et de la montée au pouvoir réside en définitive dans le Traité de Versailles qui avait imposé au peuple allemand des entraves insupportables qu’aucun peuple de la terre ne pouvait supporter à la longue. La tragédie de l’Allemagne et de toute l’Europe fut que les puissances victorieuses de Versailles n’aient pas voulu le comprendre et qu’au lieu de reconnaître les suites inévitables de la situation artificielle créée à Versailles, elles l’aient encore aggravée davantage au cours des années. Ce n’est pas le peuple allemand, il faut ici le dire en toute netteté, qui est seul coupable de l’apparition de Hitler, mais dans la mesure où il est possible de parler de culpabilité dans l’Histoire, à un égal degré les effets du Traité de Versailles. Il y a toujours eu, parmi les peuples de la terre, aussi longtemps qu’ils avaient encore en eux une étincelle de volonté de vivre et de force vitale, aux jours de la misère et du déshonneur le plus profonds, des hommes qui, élus par l’Histoire, en sont, grâce à leur personnalité, à leur aptitude à entraîner la grande masse du peuple, devenus les chefs et l’ont sortie de cette misère. Le destin tragique du peuple allemand fut que cette fois ce fut un homme qui ne provenait pas de la vraie souche allemande, ne portait pas en lui le caractère et l’essence véritables du peuple allemand, qui, bien plus, était un étranger dont l’origine et l’extraction sont encore aujourd’hui entourées d’incertitude. Mais à cette époque, si lourde d’événements, il devait apparaître comme le seul capable de sortir le peuple allemand d.u chaos et de le mener vers une vie nouvelle et, par les circonstances et la volonté du peuple allemand, 11 fut investi de la force et du pouvoir nécessaires. Cette force d’attraction que Hitler exerçait sur les masses était d’autant plus grande qu’il avait derrière lui la haute figure et l’auréole du Président du Reich von Hindenburg, qui était presque devenu légendaire. Mais, dans l’intérêt de la vérité et pour l’honneur du peuple allemand, on doit faire ressortir ici avec force que, malgré cela, le Parti ne réussit pas, aux premières élections faites après la prise du pouvoir par Hitler, à obtenir la majorité absolue au Reichstag ; bien au contraire, environ la moitié des électeurs suivirent dans un esprit démocratique leurs anciens partis, ce qui constitue une preuve de racines profondes que l’idée démocratique avait déjà prises dans le peuple allemand.

L’autorité de Hindenburg appuyait également les mesures gouvernementales prises par la suite par Hitler, avec une logique et esprit de suite conformes à sa conception, visant à conférer à son gouvernement la plus grande puissance possible dans la lutte contre les forces destructrices qui subsistaient à l’intérieur, de même que dans la lutte pour la liberté économique et politique. Car sans un gouvernement fort et homogène, cette lutte n’était pas possible. L’expérience de la période d’après guerre l’avait prouvé. Ce n’était donc pas seulement une conséquence de Hitler si, devant la lutte Imminente pour l’existence du peuple allemand, il essaya de concentrer dans la direction de l’Etat toutes les forces populaires et s’il se fît, avec le consentement du Président du Reich, accorder en premier lieu par le Reichstag encore librement élu en vertu de la constitution démocratique, les « pleins pouvoirs » du 23 mars 1933 et si, fort de cette décision, il fit approuver par le cabinet la loi « de mise au pas » du 7 avril 1933. Ces deux lois servaient le dessein de Hitler de donner au Gouvernement la possibilité de rallier toutes les forces du peuple en vue de la lutte imminente pour l’existence. Et c’était ce même but que servait aussi la loi sur l’unité de l’Etat et du Parti, ainsi que la dissolution de tous les autres partis politiques. Tout cela provenait de la nécessité, créée par les circonstances, d’éliminer tous troubles intérieurs afin d’avoir les mains libres dans la lutte contre la misère économique et de pouvoir rendre au peuple allemand la place qui lui revenait parmi les peuples. Cette nécessité explique aussi la création de la Police secrète d’Etat destinée à être l’instrument de la lutte contre les menées clandestines des communistes et à les faire cesser.

Pour reconnaître dès ce moment quels pourraient être dans l’avenir la portée et le développement de ces mesures, les couches les plus larges du peuple allemand, et surtout la jeunesse, manquaient non seulement de toute expérience, mais aussi de sens critique. Car c’était surtout la jeunesse qui acclamait Hitler comme le chef tant désiré qui devait la sortir de la inisère, et c’était la jeunesse qui, pleine d’une confiance aveugle, le suivait comme l’homme qui devait lui apporter la libération de toutes les entraves qui lui étaient imposées contre la nature et effacer sa honte. Gerhart Hauptmann, le poète allemand qui vient de mourir et qui connaissait bien la psychologie du peuple, a écrit dans une de ses œuvres psychologiques les plus profondes peut-être : D e r N a r r in Christo (Le fou dans le Christ) la phrase suivante : « Le plus puissant liant social de la nature est toujours une oeuvre collective d’imagination ; ceux qui, d’une multitude humaine, veulent faire une unité docile le savent bien. Les tyrans et les seigneurs de ce genre, créateurs d’Etats, se servent de ces hommes qui, doués d’une imagination fanatique, possèdent la foi dans leurs rêves, l’encouragent, l’imposent ; on érige ainsi, dans la masse, le sanctuaire collectif pour lequel, bientôt et pendant une longue période, aucun sacrifice ne sera trop précieux ».

Combien plus la vérité de cette remarque doit s’appliquer à un peuple qui, comme j’ai essayé de vous le montrer, a dans toute son Histoire toujours été accoutumé à être mené, qui n’avait pour ainsi dire jamais dirigé son propre destin, qui n’avait cessé d’être déçu depuis quinze ans et qui avait dû perdre tout espoir de voir les autres Etats le comprendre et ; lui venir en aide. Il approuvait d’autant plus ce renforcement de l’autorité de l’Etat qu’il s’était lassé de la lutte éternelle entre les partte et qu’il voulait se consacrer uniquement à la reconstruction de sa vie économique, sans être dérangé par de nouvelles luttes, de nouvelles agitations intérieures. Dans sa confiance aveugle, il ne voyait pas encore que les mesures prises par le Gouvernement pourraient à l’avenir l’enchaîner lui-même et le priver de moyens de faire front à un Gouvernement opposé à ses sentiments les plus intimes. Tout d’abord, sa foi en Hitler fut renforcée et accrue par le fait incontestable que Hitler réussit à remettre en mouvement les rouages économiques et à faire disparaître peu à peu le spectre du chômage. Car dans le court délai d’une année, Hitler avait réussi à redonner du travail et du pain à presque 2.000.000 de chômeurs. Et si ces résultats avaient été rendus possibles en partiie par la reprise des armements et par divers travaux publics, il ne Cherchait pas à satisfaire par les premiers les désirs ou les tendances d’ordre militaire du peuple allemand, mais seulement à répondre au goût que de tous temps il avait manifesté pour les armes ainsi qu’à un certain sentiment d’intériorité. Ceci a été reconnu avec une entière exactitude par le général Smuts dans son discours prononcé le 12 novembre 1934 au Royal Institut of International Affairs, dans les termes suivants : « On nous parle sans cesse de ce qui se passe de l’autre côté du Rhin, on parle des armements secrets. Probablement n’est-ce là rien d’autre que la manifestation d’un complexe d’intériorité. Ce n’est pas du vrai militarisme et il s’agit bien plutôt de moyens militaires pour attirer les masses. Cette agitation désordonnée cause un heureux sentiment de satisfaction et de soulagement chez ceux-là qui se sentent eux-mêmes inférieurs ou humiliés par leurs voisins d’outre-Rhin ».

Le peuple allemand se réjouissait des spectacles militaires qu’on lui offrait, non pas à cause des désirs guerriers qui lui ont été imputés par le Ministère Public, ni même à cause d’une envie déralsonnée d’agression qui aurait sommeillé en lui, mais simplement par plaisir pour le spectacle et par un sentiment instinctif que le fondateur de la recherche historique moderne a exprimé en ces termes : « La conscience nationale d’un grand peuple exige qu’il lui soit attribué dans le monde la place qui lui revient. Les circonstances extérieures ne constituent pas un empire de convenance, mais de puissance effective. Le crédit d’un État correspondra toujours au degré d’évolution de s’es forces intérieures, et une nation ne manquera jamais, si elle ne se trouve pas à la place qui lui revient, de le ressentir ».

Et voici que ce peuple qui, jusqu’à la prise du pouvoir par Hitler, avait souffert de ce sentiment instinctif d’infériorité, vit soudain sous la direction de Hitler tomber l’un après l’autre, comme par enchantement, tous les liens discriminatoires que lui avaient imposés le Traité de Versailles ; il vit soudain l’Allemagne sur le point de reprendre dans le concert des nations la place à laquelle elle aspirait depuis si longtemps. Cela ne confine-t-il pas au miracle que de voir comment la politique extérieure menée par mon client, mettant judicieusement à profit toutes les configurations et tous les événements de politique extérieure apparus au cours des années suivantes, réussit par des moyens pacifiques à écarter peu à peu toutes les clauses du Traité de Versailles qui paralysaient la politique extérieure de l’Allemagne, tandis que les puissances occidentales, qui avaient jusque-là veillé si jalousement à l’exécution la plus scrupuleuse des clauses, même les plus insignifiantes, du Traité de Versailles, assistaient maintenant à tout cela sans bouger et ne pouvaient faire plus que d’émettre des protestations écrites. Et n’est-il pas vraiment grotesque qu’à partir de 1933, les mêmes peuples qui jusque-là avaient réagi au plus léger manquement envers les obligations des réparations commises par une Allemagne démocratique, en prenant des mesures militaires telles que l’occupation des têtes de pont de la rive droite du Rhin et celle de la Ruhr, n’eussent soudain réagi que par de vaines protestations aux mesures prises par l’Allemagne qu’ils considéraient comme des violations des stipulations les plus importantes des traités, telles que le réarmement ou la remilitarisation de la Rhénanie, et n’eussent même pas pensé à résister de façon sérieuse. Cela ne devait-il pas avoir pour conséquence nécessaire d’augmenter encore la popularité de Hitler, son prestige auprès des masses, le désir que l’on avait de le suivre, la foi en lui, et d’aveugler le peuple sur les mesures intérieures qui allaient en s’aggravant, l’étranglement progressif de la liberté dans les domaines culturel, artistique et spirituel, de la liberté de pensée et de critique, et les mesures antisémites ? Les événements sanglants du 30 juin 1934 ne purent rien y changer, bien au contraire ; car la relation particulièrement habile qu’en donna Hitler ne les fit apparaître au peuple que comme une affaire purement intérieure du Parti, ayant eu pour but de le purger de ses éléments indésirables. Non seulement, ils renforcèrent la confiance en lui, mais encore écartèrent les doutes et les scrupules qui s’étaient manifestés ça et là au sujet de sa personne et de sa façon autoritaire de gouverner. Quant au tait que le meurtre de généraux éminents n’ait produit aucune réaction dans le peuple, cela ne fait au fond que prouver combien peu ce peuple était militariste. Et si, au cours de ce Procès, le Ministère Public a reproché, avec une indignation pleine d’emphase, au peuple allemand tout entier de ne pas s’être unanimement Indigné et dressé contre cet étranglement et cette servitude, contre les excès, et surtout contre la cruauté des camps de concentration et la persécution des Juifs, il faut, de la façon la plus catégorique, répondre ceci : Les restrictions imposées à la liberté culturelle et spirituelle touchaient principalement et en premier lieu les intellectuels des classes supérieures, relativement peu nombreux par rapport à l’ensemble du peuple, qui les ressentit à peine, car, par ailleurs, Hitler pourvoyait dans une très grande mesure à la satisfaction des besoins des masses par des représentations théâtrales et cinématographiques et des concerts populaires à bon marché, souvent même gratuits, par des représentations publiques et diverses manifestations. Les suites que devait avoir ce bâillon imposé aux intellectuels ne furent pas connues de la masse aussi rapidement et ne pouvaient pas l’être pour la simple raison qu’elle était tenue en haleine par son travail et par de nombreuses autres diversions.

En ce qui concerne, d’autre part, les camps de concentration et les atrocités qui y étalent commises, je considère comme de mon devoir de déclarer ici une fois pour toutes, pour l’honneur du peuple allemand, qu’il n’est pas exact que le peuple allemand, dans sa grande majorité, ait eu connaissance jusqu’aux derniers jours de la guerre de ce qui se passait dans les camps de concentration. Une affirmation contraire ne peut être émise que par quelqu’un qui n’a aucune idée de ce qu’était la vie en Allemagne, du système de trouvailles raffinées qui permettait de garder secrètes les conditions existant dans les camps de concentration, et même l’existence de la plupart des camps. D’ailleurs, comment aurait-il été possible que de larges couches du peuple aient eu connaissance de ce qui se passait dans les camps ? Le Ministère Public lui-même a tenté ici de nous prouver que seul un pourcentage infime de détenus a été libéré et que ceux qui étalent relâchés devaient s’engager par écrit, sous peine de mort, à garder le silence le plus strict sur ce qu’ils avaient vécu durant leur captivité. Ils savaient que s’ils violaient cet engagement et que la Gestapo l’apprenait par hasard, ils exposaient leur vie. Mol-même, dans ma clientèle, je me suis trouvé face à de nombreux détenus de camps de concentration libérés, mais je n’ai jamais réussi à en faire parler un seul, et il en a été de même pour bien d’autres. Et s’il arrivait que l’un ou l’autre racontât quelque chose, les auditeurs, de leur côté, se gardaient de le colporter, car ils savaient qu’eux aussi encouraient immanquablement l’arrestation et l’internement dans un camp de concentration si la Gestapo en avait connaissance. Et lorsqu’au cours de la guerre on obtint lentement, très lentement, de plus amples détails sur les camps de concentration, la plupart des villes allemandes se trouvaient depuis longtemps sous la grêle de bombes des aviateurs alliés. Il n’est que par trop humain que la population, soumise chaque jour à l’horreur des attaques aériennes, ne se soit pas souciée du sort des internés des camps de concentration, mais que chacun ait pensé d’abord à lui-même, à sa famille, ait eu le souci de sa vie, de son existence. Et enfin, je vous le demande. Messieurs les juges, qui donc aurait dû se dresser, qui donc aurait dû se révolter contre la domination de Hitler et du Parti ? Depuis le début de la guerre, depuis l’automne de 1939, la fleur de la population masculine se trouvait sous les armes et menait au front de durs combats. Ce n’est pas avec des enfants, des femmes, des vieillards et des hommes plus ou moins malades ou affaiblis que l’on peut faire une révolution. Et qui en aurait donné le signal, qui l’aurait dirigée ? Jamais aucune révolution n’a encore été faite par une foule sans chef. Il faut, toujours et partout, que des chefs les guident et les conduisent. Une levée en masse entreprise par une foule sans armes contre une puissance armée organisée est absolument sans espoir, tant à la guerre qu’à l’intérieur. A quel point aurait été vaine une révolte, un soulèvement du peuple, on le mesure clairement à l’échec de la conspiration du 20 juillet 1944, tramée de longue date par de véritables chefs et avec toutes les mesures de précaution imaginables et qui s’étayalt sur des couches importantes de la population. Mais la seule existence de cette conspiration démontre déjà que le Procureur Général français, M. de Menthon, n’a pas raison, dans son exposé si riche et si intéressant du 11 novembre 1946, de voir dans l’idéologie nationale-socialiste, qu’il condamne d’ailleurs à fort juste titre avec sa glorification de la race et de la suprématie de la race germanique sur toutes les nations du monde, la dernière expression, le produit suprême de l’esprit allemand et de sa véritable nature, et de prétendre que les premiers symptômes de cette apparition sont un Fichte et un Hegel : Fichte, un des représentants les plus grands et, les plus nobles du christianisme et de la morale chrétienne, est aux antipodes de cette idéologie nationale-socialiste. Et comment peut-on évoquer d’un même soutle une telle Idéologie et un esprit comme Hegel, dont le système philosophique était peut-être le plus idéaliste de tous, qui voyait dans l’Etat la réunion de toutes les forces et de tous les buts moraux, à qui l’Etat apparaissait d’une manière qui rappelle l’idéal antique, comme la matérialisation de la notion de morale, comme quelque chose de divin sur terre. Le Procureur Général français oublie aussi que c’est du peuple allemand qu’est sorti Kant dont la doctrine impérissable de l’Impératif catégorique est sans doute, à côté de la morale chrétienne, la proclamation du principe moral la plus profonde et la plus sublime qui ait jamais été faite. Et il se trompe lorsqu’il associe, sous quelque rapport que ce soit, Nietzsche, ce penseur qui constitue une manifestation unique dans l’univers spirituel allemand, et le surhomme auquel il aspirait, à l’idéologie des chefs nationaux-socialistes. Eux aussi un monde les sépare. Non, Messieurs les juges, ces héros de l’esprit du peuple allemand n’ont rien à voir avec l’idéologie nazie. Celle-ci est en contradiction formelle avec la véritable pensée, les véritables sentiments allemands, avec le vrai caractère, les vraies dispositions du peuple allemand et, avant tout, avec son attitude envers les autres peuples de la terre. En effet, ce peuple n’a jamais imaginé lui-même qu’il fût meilleur, de quelque manière, supérieur aux autres peuples. Il n’a jamais été animé du désir de détruire les autres peuples ; avant tout, il ne connaît pas la haine et n’a pas de désirs de vengeance. C’est précisément là, la tragédie des rapports entre le peuple allemand et le peuple français, que celui-ci n’ait jamais voulu comprendre que le peuple allemand n’était pas, comme lui-même depuis la guerre de 1870 jusqu’à la guerre mondiale, rempli de l’idée de la revanche et que, même après. Versailles, il n’était pas imprégné de l’idée de la reconquête de l’Alsace-Lorrame. L’idée du pan-germanisme, du Grand Reich germanique n’a jamais éveillé d’écho en lui, pas même à l’époque du grand enthousiasme pour Hitler, bien que la doctrine du pan-slavisme et l’accueil enthousiaste qu’elle avait reçu chez les peuples slaves ait été pour lui un exemple frappant. Et c’est précisément cette idéologie, prêchée par les chefs spirituels du Parti, qui, la première, provoqua et fortifia l’opposition des milieux Intellectuels, du peuple allemand et, plus tard, avec les autres mesures de coercition et les limitations de la liberté individuelle, celle des autres couches du peuple, jusque dans les rangs du Parti lui-même. C’est pourquoi, dans sa grande majorité, il ne montra aucun enthousiasme pour la guerre que Hitler entreprit à la fin de l’été 1939. Ce qu’était le véritable état d’esprit du peuple dès l’automne 1938, je me permettrai, pour vous le dépeindre, d’évoquer. Messieurs les juges, une expérience personnelle vécue le 25 ou le 26 septembre 1938. Ce jour-là, je me trouvais avec ma voiture dans une rue conduisant à une des sorties du sud de Berlin et je fus obligé de m’arrêter car toute la rue était encombrée de véhicules. Comme je demandais à une femme du peuple qui passait quelle était la raison de cet embouteillage, elle me répondit avec une telle expression de protond abattement et d’horreur : « C’est là devant, ils partent en guerre » que je fus saisi d’un frisson. Voilà quelle était la véritable opinion du peuple devant la guerre, caractérisée aussi par le fait que les troupes partant pour le front n’étaient pas acclamées par une foule enthousiaste, mais ne rencontraient que des visages fermés et exprimant l’effroi. Et si l’on me demande maintenant pourquoi le peuple ne s’est pas soulevé et insurgé dès ce moment-là, on en trouvera l’explication dans ce que je viens de dire. Un peuple habitué depuis des siècles à être conduit et à obéir suivait, une fois de plus, l’ordre du Gouvernement qu’il avait élevé sur le pavois. Ce peuple, lentement mais sûrement enchaîné par son Gouvernement, n’avait absolument pas la possibilité de se soulever, de faire une révolution spontanée, sans préparation et sans chef, contre ce Gouvernement. Cela ne devint possible que quand le poids de la guerre se fit de plus en plus insupportable et que des hommes occupant des positions-clés, conscients de leur responsabilité, s’associèrent pour essayer, au moyen d’un travail de longue haleine extrêmement dangereux et dont le but était bien précis, de mettre fin à la domination nazie et à la guerre qu’elle avait déclenchée, et de sauver le peuple allemand de la catastrophe qui n’allait pas manquer de s’abattre sur lui. Le succès fut pourtant refusé par le destin à cette entreprise. Mais, je le répète, le fait même de cette entreprise, l’appui qu’elle trouva dans toutes les couches de la population et dans le Parti même, prouvent clairement que l’idéologie nazie qui, depuis 1938, dominait la politique, ne répondait pas au véritable caractère du peuple allemand, à son essence, à sa nature, à ses dons, à son âme ni à sa mentalité, qu’elle n’était pas née de lui mais lui était étrangère et anti-naturelle.

Mais ce ne sont pas seulement les hommes du 20 juillet 1944 qui s’étaient décidés, en pleine guerre, à supprimer Hitler et toute la domination nationale-socialiste. Il y avait eu également d’autres hommes qui étaient décidés à atteindre le même but, quoique par d’autres moyens, et qui avaient déjà fait les premiers pas dans ce sens. A ceux-là appartenait également l’accusé von Neurath, comme vous avez pu l’apprendre au cours de la déposition du témoin Strôhlin. Comment aurait-il pu en être autrement chez lui qui descendait d’une vieille famille, qui avait donné à son pays de Wurtemberg tant de fidèles fonctionnaires, chez lui dont toute la vie, depuis sa plus tendre enfance, avait été imprégnée de l’esprit régnant dans la maison paternelle, d’un ardent amour pour son pays et pour son peuple, et dont toutes les aspirations ne tendaient que vers un seul but : servir sa patrie de toutes ses forces et de tout son pouvoir.

LE PRÉSIDENT

Docteur von Lüdinghausen, peut-être pourrions-nous maintenant suspendre l’audience.

(L’audience est suspendue.)
Dr VON LUDINGHAUSEN

Issu d’une vieille lignée qui avait donné à son pays de Wurtemberg de nombreux et fidèles hauts fonctionnaires, l’accusé von Neurath avait reçu dans la maison paternelle une éducation simple et sévère imprégnée non seulement d’un véritable esprit chrétien et d’un réel amour du prochain, mais aussi d’un amour vibrant, prêt au sacrifice, pour son peuple et sa patrie allemande. Dès son plus jeune âge, on lui avait inculqué comme principe directeur pour toute sa vie, ses pensées et ses actes, le désir, la volonté, la mission sacrée de mettre toutes sea forces et toute sa connaissance, tous ses dons et toutes ses capacités au service de la prospérité de sa nation, de lui subordonner, de lui sacrifier même tous ses intérêts personnels. Mais, et il faut déjà le souligner ici, à côté de ces aspirations existaient en lui, avec une force égale, un sentiment religieux authentique et profond et un amour de la vérité et du prochain qui le rendait d’avance hostile à tout emploi de la contrainte envers son prochain, non seulement dans sa vie personnelle, dans son attitude envers son prochain, mais aussi qui domina, dans la même mesure, toute son activité officielle, même après le traité de Versailles, et lui dicta la loi de son activité officielle comme représentant du Reich auprès des autres Etats, comme ministre des Affaires étrangères et enfin comme Protecteur de Bohême et Moravie. Son caractère aimable et conciliant, son aisance et ses manières, naturelles chez un homme de son rang et de son éducation, mais aussi et surtout son amour de la paix et la sincérité qui se manifestaient dans tous ses actes de diplomate et d’homme d’État, lui acquirent dans le monde entier, dans tous les postes qu’il occupa, le respect absolu et véritable et la sympathie de tous les hommes avec lesquels il entra en rapports, et même de ses adversaires politiques. Pour prouver clairement ces faits que vos propres diplomates, Messieurs les juges, vous confirmeront, il suffit de mentionner, comme vous l’a appris la déclaration sous la foi du serment de mon client, que le roi George V et le roi Edouard VIII d’Angleterre eux-mêmes ont reçu l’accusé en audience privée à l’occasion de son passage à Londres en 1933 et 1935 ; que le Gouvernement anglais l’a invité pendant l’été 1937, et à nouveau en 1938, alors qu’il n’était déjà plus ministre des Affaires étrangères, à se rendre en Angleterre pour des entretiens politiques, et enfin que le corps diplomatique accrédité à Berlin se présenta chez lui au grand complet le 2 février 1938 pour le féliciter à l’occasion de son 65e anniversaire et lui exprimer, par la voix de son doyen, Monseigneur Orsenigo, sa gratitude et sa reconnaissance pour la façon toujours compréhen-sive et animée d’un esprit de conciliation avec laquelle il assumait sa charge de ministre des Affaires étrangères.

N’accordez-vous, Messieurs les juges, que si peu de connaissance des hommes, si peu d’expérience à vos propres diplomates et à vos hommes d’État, qu’ils ne se soient pas aperçu, au cours des six années que l’accusé a passées au ministère des Affaires étrangères, du fait qu’il aurait sciemment laissé utiliser sa personne et sa réputation par les nazis pour leur servir d’enseigne et que tous ses actes, toutes ses déclarations et les assurances qu’il avait en tant que ministre des Affaires étrangères n’auraient été qu’un camouflage, c’est-à-dire une duperie volontaire du monde entier, comme l’a affirmé l’Accusation ? Bien entendu, il va de soi que des démocraties aussi anciennes et aussi expérimentées que l’Angleterre, l’Amérique et la France, que le Vatican d’autre part, avaient nommé au poste d’ambassadeur à Berlin, dont l’importance était alors capitale, leurs diplomates les plus fins et les plus « expérimentés. Je serais presque tenté de croire que le Ministère Public n’a pas compris exactement quel témoignage de pauvreté il accordait à ses propres diplomates au moyen de cette affirmation, qu’il n’a pu étayer qu’au moyen du seul rapport, combien partial, du consul américain Messersmith. Je suis d’ailleurs fermement convaincu, Messieurs les juges, que vous-mêmes, en raison de votre longue expérience de magistrats, connaissez trop les hommes pour ne pas reconnaître au premier coup d’œil, d’après toute la personnalité de mon client, qu’il est parfaitement incapable de commettre des actions aussi perfides et aussi mensongères, et à plus forte raison pour lui attribuer des dons de comédien si parfaits qu’il ait pu tromper pendant six ans les diplomates les plus capables et les plus expérimentés du monde entier. Un homme qui, comme l’accusé, a mené pendant soixante ans la vie la plus honorable et la plus foncièrement correcte, ne se serait jamais prêté, à la fin de sa vie, à un tel désaveu et un tel reniement de tout ce qu’il avait respecté jusqu’alors. Ceci serait contraire à toute expérience de la vie.

Et c’est du même ordre qu’est l’affirmation du Ministère Public selon laquelle l’accusé von Neurath aurait, par son entrée et sa présence au Gouvernement de Hitler, constitué une Cinquième colonne dans les milieux conservateurs d’Allemagne dans le but déterminé de les gagner au national-socialisme. Cette calomnie, que l’Accusation n’a d’ailleurs même pas cherché à étayer par des preuves, est réfutée par les déclarations sous la foi du serment des témoins et par les affidavits produits qui ont unanimement, établi que le départ de son poste de ministre des Affaires étrangères avait précisément provoqué dans ces milieux la plus grande consternation et le plus grave souci, parce que ces milieux considéraient justement le fait que l’accusé eût quitté le Gouvernement comme l’indication que la politique de paix serait dorénavant remplacée par une autre politique orientée vers la guerre qu’on considérait, avec juste raison, comme un malheur national. Comme tout le monde, en effet, ils partageait la conviction du Président du Reich von Hindenburg, suivant laquelle M. von Neurath était pour le Reich le champion d’une politique étrangère pacifique et le garant du maintien de cette politique de paix envers toute expérience agressive inopportune de la part de Hitler et du parti nazi, et que c’était pour cette raison que le Président du Reich avait fait, lors de la nomination de Hitler à la Chancellerie du Reich, une condition expresse de la présence de l’accusé au Gouvernement, en qualité de ministre des Affaires étrangères. Ce fait est prouvé de manière irréfutable par les dépositions sous la foi du serment de tous les témoins entendus à ce sujet, ainsi que par la copie de la lettre que j’ai déposée, émanant du témoin Köpke, en date du 2 juin 1932, adressée au ministre Rümelin, livre de documents 1, n° 8, et par l’affidavit de la baronne Ritter, livre de documents 1, n° 3. Ce dernier document prouve en même temps à quel point l’accusé se résolut difficilement, et seulement après une longue résistance, à accepter cette nomination ; il appuie ainsi la propre déposition de l’accusé déclarant qu’il ne s’était décidé que quand le Président du Reich, qu’il vénérait si hautement, avait fait appel à son patriotisme et lui avait rappelé la promesse qu’il lui avait faite deux ans plus tôt de ne jamais le laisser, lui, le Président du Reich, dans l’embarras. Mais il n’est pas besoin d’autres preuves pour établir la complète inconsistance et l’inexactitude de l’affirmation, tout aussi gratuite, de l’Accusation, selon laquelle l’accusé aurait utilisé sa situation, son prestige, ses relations et son influence pour aider Hitler et le parti nazi et leur faciliter l’accès au pouvoir dans le Reich. Il est donc à peine nécessaire que je rappelle les déclarations faites à ce sujet par l’accusé Göring et les autres témoins, en particulier celles du Dr Köpke, déclarations desquelles il ressort clairement qu’à ce moment-là aucune relation n’existait entre Hitler et les nazis d’une part et l’accusé d’autre part, et qui plus est, que l’accusé n’a participé en aucune manière aux négociations qui ont précédé la nomination de Hitler au poste de chancelier. Son patriotisme, le profond souci du sort de son peuple et la promesse qu’il avait faite au Président du Reich de ne pas le laisser dans l’embarras au moment critique, ont été les seuls motifs qui l’incitèrent à abandonner son poste, qui lui était devenu cher, d’ambassadeur à Londres, pour accepter, à un moment critique et décisif, la lourde charge de ministre des Affaires étrangères du Reich, poste qui lui avait été attribué par le Président du Reich von Hindenburg, afin de maintenir, contrairement aux désirs éventuels de Hitler, la politique étrangère du Reich dans des voies pacifiques. L’accusé von Neurath peut à bon droit revendiquer pour lui le mérite d’avoir satisfait à tout moment aux lourdes charges de sa mission, même après la mort du Président du Reich von Hindenburg, en y apportant toutes ses forces et en s’y consacrant tout entier, jusqu’au moment où il dût constater que cette tâche était au-dessus de ses forces, que Hitler ne se laissait plus influencer par lui mais était décidé à faire une politique étrangère dans laquelle l’accusé, en raison de ses convictions intimes et de ses vues personnelles, n’était pas en mesure de le suivre.

Jusqu’au 5 novembre 1937, date de la fameuse harangue de Hitler à l’adresse des commandants des différentes armes de la Wehrmacht, l’accusé von Neurath est demeure fidèlement à son poste, conformément à la promesse qu’il avait faite au Président von Hindenburg, même après la mort de celui-ci, et, par fidélité au défunt Président du Reich, s’est chargé, dans bien des cas concernant la politique intérieure de Hitler, de la responsabilité d’assister sans mot dire, comme membre du Gouvernement, à des actes qui n’étaient conformes ni à ses principes ni à ses opinions ou leur étaient même complètement opposés. Il n’était pas en son pouvoir de les empêcher. Il devait donc se contenter, suivant les possibilités, d’adoucir et de supprimer dans certains cas particuliers leurs suites et leurs effets, comme vous avez pu le constater d’après l’affidavit de l’évêque Wurm (livre de documents 1, n° 1) et la déposition des autres témoins entendus à ce sujet. L’accusation suivant laquelle il n’aurait pas profité de ces incidents pour quitter son poste de ministre mais les aurait sciemment approuvés par sa présence et y aurait participé, ne saurait être maintenue. La loi suprême qui régissait ses actes était l’accomplissement de la tâche que lui avait fixée le Président von Hindenburg : maintenir la politique étrangère pacifique du Reich. Il aurait été à ses propres yeux un parjure s’il avait quitté son poste de ministre des Affaires étrangères avant que cette mission fut remplie ou qu’il ne fût certain qu’elle ne pouvait plus l’être. Quel homme pourrait objectivement lui en faire le reproche et même, comme le fait le Ministère Public, l’identifier avec les nazis ?

C’est dans cette attitude de l’accusé qu’il faut chercher la seule raison pour laquelle il n’a pas refusé — comme le lui reproche l’Accusation qui y voit la preuve de ses prétendues opinions nationales-socialistes — sa nomination, en septembre 1937, au grade de Gruppenfiïhrer honoraire des SS, ainsi que la remise par Hitler de l’insigne d’or du Parti au cours de la séance du cabinet du 30 janvier 1937, comme l’a fait le ministre Eitz von Rubenach. Car, comme l’a établi la déclaration de l’accusé Göring au sujet de ce dernier, un tel refus de la part de l’accusé von Neurath aurait été ressenti par Hitler de même que dans le cas d’Eitz von Rubenach, comme un affront auquel il aurait répondu par un renvoi immédiat de l’accusé. Or c’est précisément ce que l’accusé devait et voulait éviter, car à cette époque encore incertaine il pouvait encore satisfaire entièrement à la tâche que le Président du Reich lui avait fixée, d’être le garant d’une politique extérieure de paix, puisque à ce moment-là il était à bon droit convaincu que son influence sur Hitler était encore assez grande pour garantir l’approbation par celui-ci de sa politique extérieure de paix. Les témoignages ont montré qu’il s’agit aucunement, dans l’un et l’autre cas, d’une admission effective dans les SS et le Parti, mais dans le premier cas, d’une question d’uniforme destinée à satisfaire à la vanité extérieure de Hitler en ce qui concerne les membres de sa suite, à l’occasion de la visite de Mussolini, et dans le deuxième cas, de l’expression sensible de sa gratitude pour les services rendus par l’accusé en sa qualité de ministre des Affaires étrangères — ce qui était, en même temps, la preuve de l’approbation sans réserve de Hitler pour la politique de paix suivie par l’accusé — c’est-à-dire d’une pure distinction honorifique, comme elles sont en usage dans tous les autres États. La remise d’une décoration au sens ordinaire du mot n’était, à ce moment-là, pas encore possible étant donné que dans le IIIe Reich il n’en existait pas encore. La déclaration faite par l’accusé sous la foi du serment a établi que dans les deux cas, il avait déclaré aussitôt qu’il ne voulait à aucun prix que le fait d’avoir accepté ces honneurs signifiât son entrée ou son admission aux SS ou au Parti. En outre, il n’a jamais non plus prêté le serment obligatoire pour les membres des SS, jamais exercé la moindre activité au sein des SS et il n’a porté que deux fois l’uniforme SS, sur le désir formel de Hitler. Ce fait est également établi par sa déposition sous la foi du serment.

En fait, il s’agissait, dans les deux cas, de sacrifices personnels faits par l’accusé à la promesse qu’il avait faite à Hindenburg. Si l’Accusation croit pouvoir conclure de ces deux faits à une conviction nationale-socialiste de l’accusé, à un acquiescement à l’idéologie et au système de gouvernement de Hitler, elle fait complètement fausse route. La remise de l’ordre de l’Aigle, elle non plus, n’apporte aucune preuve à l’affirmation du Ministère Public, car pas plus qu’à l’accusé von Ribbentrop cette décoration ne lui fut remise comme distinction personnelle pour services rendus, mais conférée à la fonction de ministre des Affaires étrangères du Reich ou de Reichsprotektor, afin de donner à cet ordre, réservé aux personnalités étrangères, une valeur particulière aux yeux de l’étranger ; ceci ressort d’ailleurs du fait que cette déclaration a été rendue par l’accusé lors de son départ.

L’admission des témoignages a clairement établi, par les dépositions sous la foi du serment de tous les témoins entendus à ce sujet, que du début à la fin du régime national-socialiste l’accusé a fait preuve d’une attitude hostile au régime et à ses principes ; pour cette raison, il a été constamment attaqué et combattu par certains milieux du Parti. En effet, ces milieux savaient parfaitement que l’accusé von Neurath, comme cela a été établi, tant par ses propres déclarations que par celles des témoins Köpke et Dieckhofl, s’est défendu énergiquement et avec succès, jusqu’au dernier jour, contre toutes les tentatives faites pour introduire des membres du Parti comme fonctionnaires au ministère des Affaires étrangères et l’ouvrir ainsi à des influences nationales-socialistes, et que malgré toutes sortes d’intrigues, il n’a pas pu être détourné de sa claire politique de paix. Il supporta également ces hostilités et ces intrigues, soutenu qu’il était par son inattaquable sens des responsabilités et son patriotisme, animé seulement du désir de faire entrer la politique étrangère allemande dans les voies qui étaient, d’après l’expérience qu’il avait pu acquérir au cours des longues années de son activité diplomatique efficace, les seules justes. Il se rendait parfaitement compte que, s’il se retirait de son poste, tomberait le dernier rempart contre l’infiltration des membres du Parti et de l’esprit nazi au ministère des Affaires étrangères et apparaîtrait le danger d’un renversement de la politique de paix qu’il incarnait, ce qui s’est d’ailleurs produit après son départ, le 4 février 1938.

Ce fut pour l’accusé une des plus grandes, peut-être la plus grande déception de sa vie publique, que de devoir reconnaître, en écoutant le discours de Hitler à la date fatale du 5 novembre 1937, que tous ses efforts, toutes ses luttes, tous ses sacrifices personnels des cinq dernières années semblaient avoir été vains, que son influence sur Hitler avait cessé et que celui-ci avait décidé de se détourner de lui et de la politique de paix et d’entente qu’il avait défendue, et qu’il n’hésiterait pas à se servir, le cas échéant, de la force pour réaliser les plans et les intentions plus qu’utopiques qu’il exposait dans son discours. Cette révélation le frappa comme un coup de tonnerre dans un ciel serein, car rien jusque là ne lui avait laissé prévoir que Hitler pouvait ne plus être d’accord avec la politique de paix suivie par l’accusé. La crise cardiaque qui le frappa le jour suivant montre combien ce coup, qui semblait mettre fin à tous ses espoirs, à tous ses efforts pour préserver l’Allemagne des dangers venant de l’extérieur, de complications et d’une catastrophe qui était, sinon certaine, du moins probable, l’avait atteint profondément. Mais, conscient de sa responsabilité et animé du souci ardent de l’avenir de son peuple, avant de tirer la seule conclusion qui lui semblait naturelle, celle de démissionner, il considéra comme de son devoir de faire encore une tentative, au cours d’un entretien approfondi et très sérieux, pour détourner Hitler de ses plans et de ses projets funestes. Mais quand il eût été obligé de reconnaître au cours de cet entretien que la décision de Hitler était irrévocable, il n’hésita pas une seconde à lui déclarer qu’il était décidé à ne collaborer en aucun cas à cette funeste politique et qu’il (Hitler) serait obligé de chercher un autre ministre des Affaires étrangères pour la mener. Hitler accepta sa démission par une lettre du 4 février 1938.

Y a-t-il, je vous le demande, Messieurs les juges, une preuve plus nette et plus claire que cette démission pour établir l’inexactitude absolue, l’inconsistance complète de l’accusation, portée dans ce Procès contre mon client, d’avoir collaboré ou d’avoir voulu collaborer par sa politique extérieure à l’établissement de plans et à la préparation de guerres d’agression qui ont été déclenchées un an et demi plus tard ? Y a-t-il une preuve plus claire et plus nette de l’absurdité qui consiste à vouloir appliquer l’idée de conspiration aux actes et aux gestes d’hommes d’État et de l’accusé en particulier ? Y a-t-il enfin une preuve plus claire et plus nette de l’absurdité d’une appréciation rétrospective de la politique des États, qui constitue ici un des piliers de toute l’Accusation ?

Vous tous, Messieurs les juges, qui avez ici à rendre la justice, vous savez tout aussi bien que moi, par votre propre activité et votre propre expérience, combien il est dangereux de conclure, des actions commises à un certain moment par un homme à ses pensées, ses vues et ses actes d’une époque antérieure, Tempora mutantur et nos in illis. Chacun de nous a certainement pu constater plus d’une fois, au cours de sa vie, l’exactitude de cette phrase. Les convictions et les idées, les intentions et les projets que nous avons eus et réalisés à un certain moment, nous les avons, au cours des années, modifiés et changés en partie en raison de notre propre évolution, en partie à la suite d’événements extérieurs ou du changement des circonstances. Veut-on réellement pour cela établir une thèse et tirer d’un examen rétrospectif la conclusion que les vues, les propos et les actes d’alors n’étaient que des manœuvres de camouflage et que l’homme avait déjà à ce moment l’intention ferme d’agir comme il l’a fait, des années plus tard, dans de tout autres circonstances ? Pourquoi appliquer à un homme politique, à un homme d’État, une règle différente ? N’est-il pas, lui aussi, qu’un homme et par là susceptible des mêmes changements dans ses pensées, ses vues et ses projets ? Il est même, plus que tout autre, exposé à des influences extérieures, à des conditions extérieures, à certains impondérables et il en dépend beaucoup plus qu’un autre. En voici un seul exemple : que diriez-vous d’un homme qui oserait sérieuseme’nt prétendre que Napoléon Bonaparte, au moment où il vint à Paris pendant la Révolution et plus tard quand il prit le commandement de l’Armée française en Italie, avait déjà alors la pensée et l’intention de se faire proclamer empereur des Français en 1804 et de marcher en 1812 sur Moscou ?

Je crois que celui qui établirait cette prétention serait seul dans le monde. Et pourtant un dialecticien adroit pourrait, avec quelque apparence de logique et de fondements, justifier cette affirmation en se basant sur le développement historique des événements, comme l’a fait le Ministère Public en affirmant que Hitler aurait déjà, au moment où il prit le pouvoir, et même au moment de l’établissement du programme du Parti en 1920, non seulement eu l’intention mais même établi le plan de ses guerres d’agression ultérieures et que tout ce que Hitler et les nazis, ou ses collaborateurs, ont fait à l’intérieur et à l’extérieur à partir du moment de la prise du pouvoir, serait la préparation consciente de ces guerres d’agression.

Messieurs les juges, je crois que pour suivre l’Accusation sur ce terrain et pour accorder crédit à son argumentation vraiment bien faible et à son examen rétrospectif des événements, il faudrait largement surestimer non seulement les facultés intellectuelles mais aussi les facultés d’homme d’État de Hitler et de ses satellites. Car c’est indiscutablement la preuve d’une certaine étroitesse d’esprit pour un homme, et à plus forte raison pour un homme d’État, que de baser sa politique, comme Hitler l’a fait indiscutablement, sur l’hypothèse que les gouvernements et les hommes d’État des autres nations se laisseraient toujours tromper et duper par les mêmes méthodes, qu’ils admettraient et qu’ils considéreraient, toujours impassibles, la répétition d’actes toujours semblables, bien qu’ils les considérassent comme une violation des traités jusqu’au moment où Hitler se jugerait prêt à attaquer par les armes le monde presque entier. Et n’est-ce pas, davantage encore, une preuve d’étroitesse d’esprit pour un homme d’État que de sous-estimer à ce point les qualités et l’intelligence et aussi la puissance de ses adversaires comme l’a fait Hitler ? A cela s’ajoute encore un autre élément qu’il convient de ne pas sous-estimer non plus, à savoir la versatilité particulière à la pensée de Hitler et aux décisions qui en résultaient. Je ne crois pas être obligé de vous en donner des preuves ; elle est universellement connue. Mais Hitler était également un homme qui ne supportait aucune contradiction, aucune résistance et qui, lorsqu’il en rencontrait et se trouvait face à des obstacles qu’il ne pouvait pas écarter d’une parole autoritaire, changeait de plans et d’intentions avec la rapidité de l’éclair et se laissait entraîner à prendre des décisions qui étaient souvent exactement opposées à ce qu’il avait voulu, projeté et fait jusqu’alors.

Tout cela parle contre l’intention attribuée à Hitler par l’Accusation d’avoir projeté et préparé des guerres au moment de la prise du pouvoir et même des années auparavant. Le fait suivant souligne combien cette supposition est erronée : il est incontestable que Hitler a témoigné à différentes reprises, à partir du jour de la prise du pouvoir jusqu’en 1937, et cela dans des discours publics, des allocutions et des notes diplomatiques non seulement de son désir de paix, ainsi qu’il ressort des documents que j’ai présentés, mais encore qu’il a fait des propositions positives en vue de la réalisation pratique d’une limitation des armements de tous les États, donc également de ceux de l’Allemagne, propositions dont il résulte indiscutablement qu’en ce qui concerne la Wehrmacht et sa puissance, il se serait contenté, par rapport aux armements des puissances de l’Ouest, d’un coefficient qui eût exclu à priori toute guerre d’agression contre d’autres États. Et maintenant, imaginons que l’une de ces offres de Hitler ait été acceptée par les autres États : la guerre d’agression que, soi-disant, il projetait et préparait depuis de longues années, n’aurait absolument pas été possible. Toute la peine, tout le travail et toutes les dépenses en vue d’une telle guerre auraient été vains. Ou bien peut-on admettre que Hitler prévoyait que ses offres seraient repoussées et qu’il ne les faisait que dans cette idée ? Dans ce cas, il aurait vraiment été un génie absolument démoniaque, un visionnaire prophétique de premier ordre. Peut-on réellement supposer cela et admettre de ce fait l’exactitude de l’allégation du Ministère Public selon laquelle une guerre d’agression aurait été projetée pour 1939, dès avant la prise du pouvoir ? Et si même vous vouliez répondre à cette question par l’affirmative en ce qui concerne la personne de Hitler, reconnaîtriez-vous également de tels dons de visionnaires à ses collaborateurs, à ses satellites, voire à tous les membres du Parti ? Poser cette question, c’est y répondre par la négative. Cette question, à elle seule, fait tomber toute la construction si pénible et si artificielle sur laquelle repose l’Accusation. Et avec elle s’écroulent également toutes les allégations qui en découlent, et particulièrement celle de la complicité de tous les collaborateurs de Hitler désignée sous l’appellation de « plan concerté ou complot » et cela au moins jusqu’à l’époque à laquelle un très grand nombre de ses fidèles reconnurent que Hitler voulait réellement la guerre et qu’il y était décidé. Ainsi se trouve également prouvée l’exactitude absolue du postulat que j’ai posé au début de ma plaidoirie après examen de la complicité subjective de chacun des accusés, après m’être refusé à admettre qu’ils partagaient une responsabilité du seul fait qu’ils avaient collaboré aux actes que l’Accusation considère comme des préparatifs à une guerre d’agression et cela pour des actes commis à n’importe quel moment et sans que l’on ait examiné si l’accusé avait eu connaissance des buts et des intentions de Hitler. Ce serait aller à rencontre du sentiment du Droit et de la Justice de tous les peuples de la terre, du plus primitif comme du plus évolué, que de vouloir, comme le fait le Ministère Public, écarter simplement ce postulat et ne pas en tenir compte. Le summum jus qu’on a voulu atteindre par ce Procès deviendrait la summa injuria.

La meilleure preuve de l’exactitude de cette affirmation est l’accusé Neurath lui-même. N’est-ce pas de la folie pure, n’est-ce pas une summa injuria que d’accuser d’avoir sciemment collaboré à des projets et à la préparation de guerres d’agression cet homme dont l’unique préoccupation était d’éviter que l’on ne s’engageât dans la voie de la guerre, souci auquel il fit maint sacrifice personnel, cet homme qui, au moment où il dut reconnaître que cette tâche dépassait ses forces, se démit immédiatement de sa fonction et sollicita son congé ? Il faut croire que l’Accusation s’en est aperçue sans quoi elle n’aurait pas cité comme preuve de la prétendue complicité de l’accusé sa présence lors du discours prononcé par Hitler le 5 novembre 1937, et, d’autre part, intentionnellement passé sous silence le fait que l’accusé a pris prétexte de ce discours, consacrant l’abandon par Hitler d’une politique de paix au profit d’une politique de guerre, pour lui refuser désormais sa collaboration et démontrer de ce fait que ni dans le passé ni dans l’avenir il n’avait collaboré ni ne désirait participer aux projets, à la préparation ou à la conduite d’une guerre d’agression et qu’il n’était aucunement disposé à y donner son approbation. Ainsi se trouve niée une fois pour toutes, toute responsabilité de l’accusé von Neurath dans le sens de l’Accusation, car, même si on voulait prétendre qu’en tant que chef responsable de la politique extérieure allemande il a rompu des accords internationaux, on peut répondre que, d’après le texte même du Statut, la rupture d’accords internationaux ne constitue pas en soi un crime punissable, mais ne le devient que lorsqu’elle sert à la préparation de guerres d’agression. Il faut que celui qui procède à cette rupture ait la volonté de l’utiliser dans ce but ou tout au moins, en ait conscience. Le fait qu’il ait quitté son poste de ministre des Affaires étrangères prouve très nettement que l’accusé von Neurath n’a jamais eu cette volonté, ni même la moindre connaissance de ce fait. Et je montrerai aussi que même cette accusation d’avoir violé ou rompu des traités internationaux n’est pas fondée.

Lorsque, le 2 juin 1932, l’accusé von Neurath se chargea, sur le désir de Hindenburg, du ministère des Affaires étrangères, deux questions dépassaient de loin en importance tous les autres problèmes européens et demandaient une solution urgente : c’était, d’une part, le problème des paiements allemands et, d’autre part, celui du désarmement des États vainqueurs et de l’égalité des droits de l’Allemagne que lui était indissolublement lié.

La première question peut se poser ainsi : l’accusé et l’ancien Chancelier du Reich von Papen réussirent-ils à apporter à ce problème une solution satisfaisante à la conférence des Puissances qui s’ouvrit à Lausanne le 10 juin 1932, peu de jours après l’entrée en fonctions de l’accusé ? A la séance de clôture de cette conférence, le 9 juillet 1932, l’Allemagne fut définitivement libérée de la servitude des dettes imposées par le Traité de Versailles, moyennant un versement unique, pour solde de tout compte, de 3.000.000.000 de Mark. Le plan Young était caduc et il ne restait plus à l’Allemagne que les obligations résultant des emprunts qui lui avaient été accordés. De ce fait, l’Allemagne avait obtenu, du point de vue politique, l’abandon de la section VIII du Traité de Versailles, relative aux obligations au titre des réparations, en vertu de l’article 232. La première brèche était ouverte.

Il en est tout autrement du problème du désarmement. Ce dernier trouvait son origine — je me permets de supposer que ses faits sont connus — dans l’obligation de désarmer imposée à l’Allemagne dans la section V du Traité de Versailles ; en contre partie de cette obligation, le préambule de cette section stipulait que, dans le cas où il y serait satisfait, les États vainqueurs, puissamment armés, auraient l’obligation de désarmer également. L’Allemagne avait désarmé, elle avait rempli ses obligations dès 1927 dans toute leur étendue, ainsi qu’il est indiscutablement établi et a été reconnu expressément par la Société des Nations. De ce fait, l’Allemagne pouvait à bon droit prétendre à l’exécution par les autres parties contractantes des contreparties prévues au préambule de la Section V. Et l’Allemagne avait présenté sa demande de désarmement des États puissamment armés et, en même temps, sa demande en reconnaissance de l’égalité de ses droits, longtemps avant l’entrée en fonctions de l’accusé. Mais les pourparlers qui, sur ces entrefaites, avaient été entrepris à la Conférence de désarmement, n’avaient, au moment de la prise en charge du ministère des Affaires étrangères par l’accusé, non seulement pas fait de progrès mais s’étaient plutôt raidis au cours de l’été 1932. Pour les détails, je me permets de renvoyer, étant donné le peu de temps dont je dispose conformément au règlement sur la durée des plaidoiries, au mémoire allemand du 29 août 1932 qui figure dans mon livre de documents n° 2 sous le numéro 40, ainsi qu’à l’interview accordée par mon client le 6 septembre 1932 à un représentant de l’agence télégraphique Wolff, qui y figure également sous le numéro 41. Enfin, je me référerai à une déclaration faite par l’accusé le 30 septembre 1932 à la presse allemande, déclaration qui a été déposée au Tribunal sous le numéro 45 de mon livre de documents 2. De toutes ces déclarations, qui devaient en même temps servir de préparation aux travaux de la Conférence du désarmement, qui devaient reprendre le 16 octobre 1932, et faire comprendre au monde et aux puissances occidentales le caractère sérieux de la situation, se dégagent en toute clarté les principes qui, dès l’origine et jusqu’à son départ, ont marqué de leur empreinte, la politique suivie par l’accusé et qui furent l’expression de ses tendances, de sa mentalité et de ses idées d’homme, de diplomate et de ministre des Affaires étrangères. Cette politique peut se résumer en ces mots : éviter et empêcher que les différends soient réglés par les armes, atteindre tous les buts de la politique étrangère allemande par des moyens pacifiques, exclure la guerre en tant que moyen politique et, en un mot établir et renforcer la paix entre les peuples. Ce sont ces mêmes tendances que l’ancien ambassadeur de France à Berlin, M. François-Poncet, dans sa lettre déposée au Tribunal sous le numéro 157 de mon livre de documents 5, a indiquées comme étant caractéristiques de l’accusé. Ceci a également été confirmé unanimement par tous les témoignages et les affidavits. Encore que les négociations de la Conférence du désarmement aient débuté par un véritable affront fait à l’Allemagne qui amena le chef de la délégation allemande à déclarer qu’il ne pourrait assister plus longtemps aux travaux dans de telles conditions, les puissances occidentales ne prirent pas sur elles de rester sourdes aux principes moraux d’une politique basée par de telles idées et, sur la proposition du Gouvernement anglais, fut signé le 11 décembre 1932 le Pacte des cinq Puissances (livre de documents 2, n° 47-a) par lequel l’Angleterre, la France et l’Italie, ainsi que les États-Unis d’Amérique, reconnaissaient à l’Allemagne l’égalité des droits. La commission principale de la Conférence du désarmement prit connaissance de ce pacte avec satisfaction le 14 décembre 1932, et le représentant allemand se déclara prêt à participer aux négociations futures de la conférence, déclarant que cette reconnaissance de l’égalité des droits de l’Allemagne faite le 11 décembre 1932 était la condition sine qua non d’une participation ultérieure de l’Allemagne. Un grand pas semblait avoir été fait sur la voie d’une entente dans la question du désarmement.

Cependant, il devait en être autrement : dès l’ouverture des négociations de la Conférence du désarmement réunie à Genève le 2 février 1933, de graves dissentiments éclatèrent entre les délégations française et allemande, et le délégué français, M. Paul-Boncour, alla même jusqu’à déclarer que le Pacte à cinq du 11 décembre 1932 ne créait aucune obligation juridique, puisqu’il n’avait été signé que par cinq puissances. La cause de ces différends de plus en plus violents résidait dans le changement d’attitude fondamental de la France en face du problème du désarmement, changement d’attitude qui s’était exprimé, non sans étonner d’autres pays que l’Allemagne, dans le plan français du 14 novembre 1932, qui constituait la base des négociations. En effet, contrairement aux principes du Traité de Versailles et contrairement à l’attitude qu’elle avait elle-même adoptée jusque là, la France défendait subitement dans ce plan l’idée qu’une armée de métier, avec une longue période de service, présentait un caractère offensif et était une menace pour la paix, et que seule une armée à courte durée de service militaire avait un caractère défensif. Étant donné le peu de temps qui m’est accordé, je dois malhefureusement renoncer, non seulement à examiner dans le détail ce plan français, mais aussi à m’étendre plus longuement sur l’évolution des différends de plus en plus aigus qui surgirent entre l’Allemagne et les autres puissances. Je supposerai ces faits connus et me contenterai de montrer que la nouvelle thèse française, adoptée par la Conférence du désarmement, était clairement dirigée contre l’Allemagne et contre l’armée qu’elle avait créée en accord avec les dispositions du Traité de Versailles, et que, si elle avait dû passer dans le domaine des réalisations, la transformation, qu’elle visait, de la Reichswehr en une milice à court temps de service réduisait encore l’armement de l’Allemagne complètement insuffisant en face d’une attaque éventuelle. De plus, l’élaboration de cette thèse prouvait indubitablement que la France n’était pas disposée à désarmer, ce que l’on pouvait également déduire des propres déclarations du délégué français. Ce nouveau plan de la France, de même que son attitude vis-à-vis du problème de la réduction proportionnelle des différentes armées, n’était qu’une nouvelle expression de son ancienne thèse :

« Sécurité d’abord, désarmement ensuite », thèse qui rendit inutiles non seulement les précédentes négociations mais aussi celles qui avaient été engagées sur un nouveau projet de médiation proposé par l’Angleterre (plan Macdonald) et visant à éviter la rupture des négociations, qui était à craindre. L’Allemagne ayant demandé que l’on tînt compte également de sa propre sécurité et qu’en vertu de l’égalité des droits qui lui avait été reconnue le 11 décembre 1932, le désarmement fut étendu à toutes les puissances, les autres parties estimèrent qu’il s’agissait d’une provocation et rejetèrent sur elle la responsabilité d’un échec éventuel des négociations. Pour mettre les choses au point, et en raison du caractère aigu que prenait la situation aux yeux de l’opinion mondiale, mon client publia alors un article qui parut le 11 mai 1933 dans la revue Société des Nations qui paraissait à Genève (livre de document 2, n° 51). Dans cet article, il analysait les résultats obtenus jusqu’alors par la conférence, précisait l’attitude allemande et concluait en disant que l’échec des revendications allemandes concernant la réalisation du principe de l’égalité des droits par un désarmement des États fortement armés était dû au refus de ceux-ci de désarmer. Il ajoutait qu’en conséquence, l’Allemagne serait contrainte, dans l’intérêt de sa propre sécurité, à prendre des mesures d’armement complémentaires, si et dans la mesure où la réduction et le désarmement général résultant du plan Macdonald ne satisfaisaient pas ses légitimes revendications concernant sa sécurité.

Étant donné la situation internationale de l’époque, ces conclusions étaient parfaitement légitimes. En effet, les événements de la Conférence du désarmement qui avaient été jusqu’à prendre la forme d’une crise, n’étaient qu’un aspect et, dans une certaine mesure, l’expression de la tension internationale apparue depuis l’arrivée de Hitler au pouvoir. L’étranger avait observé l’évolution de la politique intérieure allemande avec étonnement d’abord, mais aussi avec une certaine incompréhension. Peu de temps après la prise du pouvoir par Hitler, le 30 janvier 1933, une opinion se fit jour à l’étranger fondée sur des raisons dont l’exposé nous mènerait trop loin, qui représentait cette « révolution » allemande, non seulement en France et chez ses Alliés, mais même en Angleterre, comme un danger pour l’Europe. La crainte d’un tel danger se fit sentir plus manifestement encore dans l’attitude des puissances occidentales à la Conférence du désarmement, où l’on considérait maintenant le point de vue de l’Allemagne, encore qu’il fût absolument logique et connu depuis longtemps, comme une provocation. Mais ces soucis, ce sentiment d’insécurité en face de la nouvelle Allemagne conduisirent à des mesures et à des menaces plus graves encore.

Avec l’assentiment de l’Angleterre, la France, aux premiers jours de mai 1933, passa aux préparatifs militaires. Elle mit en état d’alerte les ouvrages fortifiés situés à ses frontières, dont les effectifs avaient déjà été renforcés au cours de l’hiver, ainsi que les grands camps de Lorraine et les bases de départ de son armée du Rhin, et exécuta de grandes manœuvres de mobilisation entre Belfort, Mulhouse et Saint-Louis, manœuvres auxquelles le général Weygand, chef de l’Etat-Major général, assista personnellement. A la même époque, M. Paul-Boncour, ministre des Affaires étrangères français, déclara ouvertement dans un discours prononcé au Sénat le 12 mai 1933, qu’en face des événements révolutionnaires d’Allemagne, l’Italie devait être retenue dans le clan des puissances occidentales et, en réponse à l’attitude de l’Allemagne à la Conférence du désarmement, il ajouta que si l’Allemagne voulait conserver la Reichswehr, elle devrait s’en tenir strictement au Traité de Versailles. Ces paroles du ministre français, qui ne peuvent être interprétées que comme une menace, furent encore soulignées et renforcées par des déclarations semblables du ministre de la Guerre britannique Hailsham et par celles faites à la Chambre des Communes par Lord Cecil qui, d’habitude si pacifiste, poussait précisément la France à prendre de nouvelles mesures militaires. La situation était si tendue que l’Europe semblait être de nouveau directement menacée d’une nouvelle guerre.

Ce caractère tendu des relations, cette crise patente qui conduisait directement l’Europe à l’abîme inspira toute la politique de l’accusé von Neurath dans les années qui suivirent. Il faut donc examiner, le plus rapidement possible, les conséquences que devait avoir pour l’Allemagne cette politique dans le domaine extérieur et quelles conséquences elle a eues en réalité. Une chose est indéniable, c’est qu’au printemps 1933 l’Allemagne n’était absolument pas en état de faire la guerre. C’eût été une véritable folie, une pure volonté de suicide que de vouloir faire la guerre avec la petite armée de 100.000 hommes, ne disposant d’aucune arme offensive motorisée, d’aucun char, d’aucune artillerie lourde et d’aucun avion militaire, contre l’Armée française et celle de ses Alliés, fortes de millions d’hommes, parfaitement équipées et disposant des armes offensives les plus modernes. L’attitude et l’opinion des puissances occidentales n’a donc pu, en aucune circonstance, être motivée par la crainte d’une agression venant du côté de l’Allemagne. La seule raison plausible pourrait être recherchée dans l’attitude des puissances occidentales en face du problème du désarmement, c’est-à-dire dans leur volonté de ne pas désarmer et de continuer à appliquer à l’Allemagne un traitement de discrimination, de lui refuser en pratique le traitement d’égalité et de l’empêcher de se relever. C’est cela aussi qui devait, pour le chef de la politique extérieure allemande, constituer le motif de toutes les récentes propositions faites par la France et par l’Angleterre à la Conférence du désarmement, propositions inacceptables pour l’Allemagne, tant pour des raisons d’ordre juridique que pour des raisons tirées de sa sécurité personnelle et de son honneur national. En effet, bien que l’égalité des droits eût été reconnue à l’Allemagne par les puissances de l’Ouest dans la déclaration des cinq Puissances, le plan français du 14 novembre 1932 et le plan anglais du 16 mars 1933, le plan Macdonald ainsi que les résolutions de la Conférence du désarmement s’y rattachant, rendaient impossible, même d’un point de vue objectif, toute réalisation pratique de l’égalité des droits.

Quel homme, ayant l’esprit équitable et objectif, pourrait et voudrait faire au Gouvernement allemand le reproche d’avoir tiré les conséquences de tout cela et d’être arrivé à reconnaître dans l’attitude des puissances occidentales non seulement une violation des accords existants — et même du Traité de Versailles — en ce qui concerne le désarmement, mais aussi la volonté de ces puissances d’empêcher, le cas échéant par les armes, l’Allemagne de maintenir ses exigences justifiées par les accords, de la considérer comme un État de second ordre et de lui refuser même les garanties accordées par le Traité de Versailles. Pouvez-vous, Messieurs les juges, reprocher à un Gouvernement conscient de sa responsabilité vis-à-vis de son peuple d’avoir reconnu que cette situation devait dès lors contribuer à déterminer, sinon constituer, l’élément décisif de sa’’politique étrangère ultérieure ? En effet, la tâche la plus importante de tout Gouvernement conscient de sa responsabilité en politique extérieure est la garantie et le maintien de l’existence et de l’indépendance de son État, le rétablissement de sa liberté et de son honneur au sein des nations. Un homme d’État qui renconce à cette tâche se rend coupable envers son propre peuple. Cette connaissance devait peser d’autant plus lourd que l’Allemagne n’avait pas fait le moindre geste qui eût pu être considéré comme une menace par les puissances de l’Ouest. Au contraire, dès les premiers discours au cours desquels Hitler exposa son programme au Reichstag le 23 mars 1933, il avait affirmé, avec l’approbation unanime de cette assemblée, encore élue à cette époque selon les principes démocratiques, sa ferme volonté de paix, d’entente avec les peuples et en particulier avec la France, et s’était déclaré partisan d’une collaboration pacifique avec les autres peuples du monde ; mais il avait fait valoir aussi que, dans ce but, il fallait supprimer définitivement la discrimination de l’Allemagne et la distinction des peuples en vainqueurs et vaincus. Mais ces déclarations ne furent aucunement prises en considération par les puissances de l’Ouest, bien qu’elles fussent entièrement conformes aux circonstances et continssent tout autre chose que des menaces. Malheureusement elles ne purent amener un changement dans l’attitude des puissances de l’Ouest, ni empêcher la crise de s’aggraver. Une détente sensible ne se fit sentir que lorsque Hitler, arrivé au point culminant, de la crise, répéta, sous l’influence de l’accusé Neurath, lors du fameux discours de paix prononcé au Reichstag le 17 mai 1933 — il s’en trouve des extraits dans mon livre de documents 2, n° 52 — répéta au monde avec la plus grande insistance son désir et celui du peuple allemand de maintenir la paix et se déclara convaincu, comme il le dit textuellement, qu’aucune guerre européenne ne pourrait apporter quelque amélioration que ce soit à la mauvaise situation actuelle et que le déclenchement d’une telle folie, ainsi qu’il nommait la guerre, devait conduire à l’effondrement de la société et des formes de Gouvernement actuelles.

Ce discours de Hitler, dont, après la présentation des preuves, la sincérité et la franchise ne font plus aucun doute et dont le caractère convaincant ne pouvait pas échapper aux puissances de l’Ouest elles-mêmes, provoqua une détente générale dans la situation ; le danger d’une nouvelle guerre mondiale était écarté, le monde reprenait haleine. Il amenait également avec lui la fin de l’isolement et de la mise à l’écart de l’Allemagne, et la politique extérieure allemande saisit avec empressement et sincérité l’occasion de collaborer activement au jeu politique des Etats que lui offrait la proposition de Mussolini d’unir les grandes puissances, l’Angleterre, la France l’Italie et l’Allemagne, dans un pacte dit « Pacte à quatre ». Ce pacte qui fut paraphé le 8 juin 1933 à Rome et signé par l’Allemagne vers la mi-juin et doit le préambule se référait explicitement au pacte des cinq Puissances du 11 décembre 1932, devait mettre les puissances participantes à même de se réunir en conférence restreinte, au cas où dans l’avenir des négociations entreprises avec un plus grand nombre de participants resteraient sans résultat comme cela s’était passé à la Conférence du désarmement. Pour l’Allemagne, l’élément le plus important était de redevenir un membre actif de l’ensemble de la politique européenne en participant à droits égaux à un accord international qui, tant par son contenu que par sa forme, était contraire à toute discrimination à l’égard de l’Allemagne. La conclusion de ce pacte, il est vrai, coïncida avec un renouveau de la tension internationale, qui menaçait d’isoler de nouveau la position de l’Allemagne. Elle provenait moins, cette fois-ci, de la Conférence du désarmement, dont les pourparlers avaient été remis le 29 juin 1933 au 16 octobre 1933, après les efforts habituels faits en vain pour arriver à un progrès, que de l’opposition qui, à la conférence économique mondiale ouverte le 12 juin 1933 à Londres, s’était manifestée entre l’Allemagne et l’Autriche. Le Chancelier fédéral d’Autriche, Dollfuss, profita de cette conférence pour attirer l’attention des puissances sur le prétendu danger que l’Allemagne faisait courir à l’indépendance de l’Autriche en accusant l’Allemagne de soutenir les nationaux-socialistes autrichiens dans leur lutte contre son Gouvernement. En faisant ainsi de la question autrichienne le centre de la politique européenne et en faisant appel aux puissances pour qu’elles protègent contre une prétendue menace, l’indépendance de l’Autriche qu’elles considéraient comme un facteur important de l’équilibre des forces européennes, il ranima leur animosité qui venait d’être apaisée à grand-peine. Ce qu’était l’état d’esprit au cours de l’été 1933 ressort des rapports cités dans mon livre de documents 1 sous les numéros 11 et 12, et que l’accusé avait adressés le 19 juin 1933 au Président von Hindenburg et à Hitler, ainsi que du discours prononcé par l’accusé le 15 septembre 1933 (livre de documents 2, n° 56) devant les représentants de la presse étrangère, discours dans lequel il tirait les conséquences de cet état d’esprit pour les pourparlers de la Conférence du désarmement qui devait se réunir à nouveau le 16 octobre 1933. « Selon certains indices », disait-il « les États puissamment armés semblent moins que jamais prêts à tenir leur engagement de désarmer. Il ne subsiste en fin de compte que l’alternative suivante : réalisation de l’égalité des droits, ou alors effondrement de toute l’idée du désarmement, des conséquences imprévisibles duquel l’Allemagne ne serait pas responsable ».

Ce scepticisme de l’accusé à l’égard de la situation politique en général et des perspectives de la Conférence du désarmement en particulier, n’était que trop justifié. En effet, le nouveau plan que le chef de la délégation anglaise, Sir John Simon, avait, dès avant le début effectif des pourparlers, présenté sous l’appellation de plan Simon, comme base de négociations, et, plus encore, la déclaration faite par Sir John à l’occasion de ce plan montraient nettement que l’attitude des puissances occidentales était restée la même qu’au printemps de l’année 1933 et que ces puissances étaient encore moins prêtes à ce moment-là à satisfaire les exigences de l’Allemagne pour l’égalité des droits. En effet, Sir John déclara en termes secs que la situation de l’Europe était si trouble et la confiance dans la paix si fortement ébranlée qu’il était impossible de songer à établir une convention de désarmement, même sur le modèle du plan Macdonald que l’Allemagne avait considéré comme inacceptable au printemps. Ce n’était pas seulement une accusation portée à tort contre l’Allemagne qui n’avait fait que défendre son bon droit sur la base des traités, mais encore un refus non déguisé de réaliser l’égalité des droits pour l’Allemagne et le désarmement. Et en effet, ce plan Simon, moins encore que les précédents, ne satisfaisait aux exigences naturelles de l’Allemagne relatives à l’égalité des droits et au désarmement ou à un armement identique pour tous les États, y compris l’Allemagne. Ici encore, étant donné le temps limité dont je dispose, je dois renoncer à en exposer les détails et me contenter de souligner qu’il signifiait une limitation plus stricte et une réduction plus forte de l’armement allemand au profit des autres États. Il prévoyait en effet que, pendant la première moitié de la durée, fixée à huit ans, des opérations de désarmement, seule l’Allemagne devrait pratiquement continuer à désarmer en transformant sa Reichswehr en une armée à court temps de service militaire et en se soumettant, en outre, à un contrôle de ses armements de la part des puissances, tandis que les États puissamment armés ne devaient commencer à désarmer qu’au, cours de la cinquième année, et ce, en ce qui concerne les effectifs seulement, et non pas l’armement proprement dit. Ces dispositions montraient plus clairement que jamais que non seulement les puissances occidentales ne voulaient pas désarmer elles-mêmes, mais encore qu’elles désirairent affaiblir l’Allemagne encore davantage et la soumettre à leurs intérêts. De l’égalité des droits expressément reconnue à l’Allemagne par l’accord des cinq Puissances du 11 décembre 1932, il n’était plus question.

Les puissances occidentales auraient dû se rendre compte que l’Allemagne, à priori, ne pouvait accepter un tel plan qui lui enlevait toute possibilité de poursuivre les pourparlers de cette conférence. Mais, après les expériences que la politique extérieure allemande avait faites au printemps 1933, lorsque l’Allemagne était directement menacée de guerre par les puissances occidentales parce qu’elle ne voulait pas renoncer à ses revendications justifiées, il ne lui restait cette fois-ci d’autre solution que de répondre à la nouvelle menace que contenait indubitablement ce plan, non seulement en le repoussant, mais encore en se retirant de la Conférence du désarmement et de la Société des Nations. En effet, dans ces circonstances, tous les pourparlers de la conférence devaient paraître vains à priori et ne pouvaient que provoquer des oppositions plus violentes encore.

Il est difficilement compréhensible que les puissances occidentales n’aient pas prévu l’attitude de l’Allemagne et qu’elles aient été étonnées de son départ de la Société des Nations et de la Conférence du désarmement. Hitler avait en effet déjà déclaré très nettement, au cours de son discours de paix du 17 mai 1933, que j’ai déjà cité, que le Gouvernement et le peuple allemands, malgré leur désir sincère de paix et leur volonté loyale de désarmer davantage encore en cas de réciprocité, ne pourraient à aucun prix admettre une nouvelle humiliation et renoncer à leurs revendications au sujet de l’égalité des droits et qu’ils tireraient immanquablement les conséquences d’une demande relative à un tel renoncement. Et il est encore plus difficile de comprendre comment l’Accusation peut sérieusement reprocher ce retrait à la politique extérieure allemande et y voir la préparation délibérée de guerres d’agression futures. Ceci ne s’explique que par le fait que l’Accusation passe entièrement sous silence les motifs et les événements qui ont conduit à ce retrait, et qu’elle veut ainsi donner l’impression que le retrait de l’Allemagne était absolument injustifié. Le caractère de contradiction avec l’Histoire que présente la tentative faite par le Ministère Public pour représenter ce retrait comme un acte de préparation à la guerre ressort clairement du fait, également passé sous silence par l’Accusation, que le Gouvernement allemand, en même temps qu’il annonçait son retrait, soulignait énergiquement, par le discours de Hitler du 14 octobre 1933, comme par le discours de l’accusé von Neurath du 16 octobre 1933 (livre de documents 2, n°  59 et 58) sa volonté inchangée de maintenir la paix et de participer à toutes négociations au sujet de tout projet de désarmement tenant compte de l’égalité des droits de l’Allemagne. D’ailleurs, dans le mémoire rédigé par mon client et adressé aux puissances le 18 décembre 1933 (livre de documents 2, n° 61) l’Allemagne mettait en pratique cette volonté d’ouvrir des pourparlers, en faisant de son côté des propositions pratiques de désarmement général.

L’interview que l’accusé accorda le 29 décembre 1933 au représentant du New-York Times a Berlin (livre de documents 2, n° 62) poursuivait d’ailleurs le même but. Un gouvernement ou un ministre des Affaires étrangères qui veut préparer ou projeter une guerre d’agression, ne ferait certes pas de propositions limitant ou même diminuant encore l’armement de son propre pays. Les pourparlers diplomatiques engagés entre l’Allemagne et les différentes puissances occidentales, à la suite de ce mémoire du 18 décembre 1933, se terminèrent — et je me permets de supposer que c’est un fait connu — par la note du Gouvernement français au Gouvernement anglais en date du 17 avril 1934 (livre de document 3, n° 70) dans laquelle le Gouvernement français, en réponse à un mémoire anglais du 29 janvier 1934 et à un nouveau mémoire du Gouvernement allemand en date du 13 mars 1934, fermait la porte à d’autres pourparlers ; ce fait est exposé en détail dans le discours de l’accusé von Neurath du 27 avril 1934 (livre de documents 3, n° 70).

Ce qui est intéressant dans les pourparlers précédents, et le fait doit être souligné ici, c’est que, pendant leur durée, un changement indiscutable s’était opéré dans les relations entre la France et la Russie, et dont l’évolution ultérieure devait, pendant les années à venir, être plus ou moins déterminante non seulement de la politique étrangère allemande, mais encore de toute la politique européenne. Dans son discours prononcé devant le bureau de la Conférence du désarmement le 10 avril 1934, le représentant russe, en opposition avec l’opinion que la Russie avait représentée jusqu’alors, défendit la thèse suivant laquelle la Conférence du désarmement avait pour mission de réaliser une diminution des armements aussi étendue que possible, puisque c’était le meilleur moyen d’assurer la sécurité ; il constata, il est vrai, l’insuccès des efforts qu’elle avait faits pour le désarmement, mais n’en conclut pas pour autant que la conférence avait échoué, assignant au contraire désormais à la Conférence du désarmement la mission exclusive de créer de nouveaux instruments de sécurité conformes au Droit international, point de vue que M. Litvinov, ministre des Affaires étrangères de Russie, reprit le 29 avril 1934. Avec cette thèse, la Russie avait adopté le point de vue de la France : sécurité d’abord, désarmement ensuite ; mais en outre, elle avait ouvert la porte aux efforts dès lors grandissants de réarmement de tous les peuples. On comprendra immédiatement la portée considérable de ce fait quand j’aurai attiré l’attention sur le Pacte d’assistance mutuelle franco-russe qui fut signé un an plus tard et sur la reprise par l’Allemagne de la souveraineté militaire, provoquée tant par ce pacte que par l’augmentation des armements de tous les autres États. En effet, à partir de cette déclaration du ministre des Affaires étrangères russe, c’est une ligne droite qui mène, à travers les pourparlers relatifs au projet du « Pacte de l’Est », pourparlers qui remplirent l’été 1934, au Pacte d’assistance franco-russe du 2 mai 1935 et au Pacte d’assistance russo-tchécoslovaque du 16 mai 1935.

La note française du 17 avril 1934 avec son « non » catégorique signifiait la fin d’une époque et le commencement d’une nouvelle politique internationale. La France avait fait connaître définitivement qu’elle n’était plus disposée à résoudre, au moyen d’une convention générale entre tous les États, les questions de désarmement et de sécurité, mais était décidée à suivre à l’avenir ses propres voies. La raison de cette attitude résidait de toute évidence dans le fait qu’elle avait reconnu ou avait cru reconnaître que les plus importantes des puissances intéressées, l’Angleterre et l’Italie, n’étaient plus décidées à la suivre inconditionnellement et à refuser à l’avenir d’accorder pratiquement à l’Allemagne l’égalité des droits qui lui avait déjà été reconnue en théorie le 11 décembre 1932. Ce fait avait trouvé son expression dans le rapprochement considérable des points de vue exprimés par l’Angleterre et l’Italie, dans le mémorandum anglais du 29 janvier 1934 d’une part, et dans la déclaration de Mussolini au ministre anglais Eden, en date du 26 février 1934, d’autre part, relatifs au point de vue allemand, clairement déterminé dans les mémorandums du 13 mars et du 16 avril 1934. Le mémorandum des puissances dites neutres, à savoir le Danemark, l’Espagne, la Norvège, la Suède et la Suisse, en date du 14 avril 1934, et avant tout également le discours du président du Conseil belge, le comte Broqueville, du 6 mars 1934 (livre de documents 3, n° 66) accusaient la même tendance.

Mais, par cette note du 17 avril 1934, à l’égard de laquelle l’accusé von Neurath, dans son discours du 27 avril 1934 (livre de documents 3, n° 74) prit position devant la presse allemande de façon détaillée et convaincante, la France avait, ainsi qu’on devait le voir bientôt, quitté définitivement le terrain et les principes du Traité de Versailles, dont le préambule de la partie V avait admis, de façon non équivoque, le désarmement général de tous les États de la Société des Nations comme la raison et la contrepartie du désarmement de l’Allemagne. La nouvelle politique dans laquelle s’engagea la Fiance immédiatement après la note du 17 avril 1934 fit bientôt comprendre qu’elle était décidée dès lors à prendre exactement le contre-pied de la pensée fondamentale du Traité de Versailles qui se trouvait à la base du désarmement allemand.

Le 20 avril 1934, M. Louis Barthou, le ministre des Affaires étrangères français, partit pour un voyage dans l’Est qui le conduisit à Varsovie et à Prague et avait, en premier lieu, pour but, ainsi qu’on le reconnut bientôt, de préparer le terrain à la reprise des relations diplomatiques, inexistantes jusqu’alors des États de la Petite Entente avec la Russie et de frayer ainsi la voie à l’inclusion dans la politique européenne aux côtés de la France, de cette puissance militaire, la plus grande d’Europe, qui jusqu’alors tenue à l’écart. Cela réussit. Le 9 juin 1934, la Tchécoslovaquie et la Roumanie, les deux États les plus importants de la Petite Entente, reconnurent le Gouvernement russe et reprirent avec lui les relations diplomatiques. Ainsi la France avait-elle ouvert la première brèche dans l’aversion idéologique et psychologique qu’avaient alors les États européens pour la Russie soviétique, et le ministre français des Affaires étrangères pouvait-il désormais, à son deuxième voyage dans l’Est, non seulement gagner l’assentiment de tous les États à la Petite Entente au « Pacte oriental » pour lequel des négociations étaient depuis longtemps en cours avec la Russie, mais, corrélativement, poser ouvertement celui-ci à Londres, au début de juillet, sur la table de la grande politique internationale ? Ainsi s’annonçait, comme le dit avec raison le’ministre des Affaires étrangères de Tchécoslovaquie, M. Bénès, dans son discours du 2 juillet 1934 (livre de documents 3, n° 81) un regroupement des forces européennes, qui apparaissait de nature à bouleverser dans une certaine mesure tous les rapports précédemment établis sur le continent.

L’Angleterre qui, le 18 mai 1934 encore, avait déclaré par la bouche de son Premier ministre, Lord Stanley Baldwin, devant la Chambre des Communes, que la question de savoir si elle devait adhérer à un système de « sécurité collective » qui devait nécessairement impliquer la possibilité de sanctions la plaçait devant une des décisions les plus délicates de son Histoire — il prononça alors les paroles : « Les sanctions, c’est la guerre » — donna au début de juillet 1934, à l’occasion de la visite de Barthou à Londres, son assentiment non seulement au Pacte oriental mais en outre à l’entrée proposée par la France de l’Union Soviétique à la Société des Nations. Le 18 décembre 1934, la Société des Nations décida officiellement d’admettre la Russie. La France avait ainsi atteint en gros le but qu’elle s’était fixée : faire entrer dans la politique européenne la Russie qui était la plus forte puissance militaire, et cela à ses côtés, comme on devait le voir bientôt.

Malgré ce bouleversement qui s’annonçait dans les rapports de puissance européens, la politique extérieure allemande sous la direction de l’accusé, et malgré la note française du 17 avril 1934 dont elle avait senti les graves conséquences, continua avec logique et sans se laisser déconcerter non seulement sa lutte pacifique pour la reconnaissance pratique de l’égalité des droits à l’Allemagne, mais aussi sa politique de paix. Dans son discours, déjà cité, du 27 avril 1934, mon client avait à nouveau, et sans restrictions, exprimé la volonté inchangée de l’Allemagne de se prêter en outre, et cela même au prix de nouvelles limitations d’armements établies par traités, à toute forme d’entente relative à un désarmement général, pourvu qu’elle soit conforme à ses revendications pour l’égalité des droits. Mais elle ne se contentait pas de cela. Pour remettre en train les conversations et les négociations internationales sur la question du désarmement, qui avaient été interrompues par le « non » français du 17 avril 1934, Hitler rencontra Mussolini à Venise au milieu du mois de juin 1934. Le but et la teneur de cette rencontre furent alors résumés par Mussolini par ces mots : « Nous nous sommes rencontrés pour tenter de dissiper les nuages qui assombrissent l’horizon politique de l’Europe ». Je rap-pelerai, par mesure de précaution, que l’Italie était alors incontestablement aux côtés des puissances de l’Ouest. Quelques jours plus tard, Hitler dans son discours à la « Journée du Gau » de Géra, le 17 juin 1934 (livre de documents 3, n° 80), saisit à nouveau l’occasion de mettre l’accent sur son inébranlable volonté de paix et sur celle de l’Allemagne, en déclarant entre autres textuellement :

« Quand on nous dit : Si vous autres, nationaux-socialistes, souhaitez pour l’Allemagne l’égalité des droits, nous serons obligés d’augmenter nos armements, nous ne pouvons que répondre : en ce qui vous concerne, vous pouvez bien le faire, car nous n’avons pas l’intention de vous attaquer. Nous voulons simplement être assez forts pour faire passer aux autres toute intention de le faire. Plus le monde parle de constituer des blocs, plus il nous apparaît évident qu’il faut nous soucier de maintenir notre propre force ».

C’était cette même pensée qui s’imposait d’elle-même à travers les contours de plus en plus précis de la transformation des rapports de puissance et des tendances politiques ; c’est cette même pensée qui était à la base du programme d’armement aérien anglais rendu publie le 19 juillet 1934, à la Chambre des Communes, pensée que le président du Conseil français, M. Doumergue, exprimait dans son discours du 13 octobre 1934 devant le corps du ministre Louis Barthou assassiné, en prononçant les mots suivants : « Les peuples faibles sont une proie ou un danger ». Aussi incontestablement vraie qu’ait été cette pensée, on n’en tint pas plus compte en ce qui concerne la position des puissances de l’Ouest à l’égard de l’Allemagne que de tous les efforts de la politique extérieure allemande pour faire remettre en marche les négociations relatives au désarmement et des déclarations répétées de l’Allemagne sur son désir d’entente. Maintenant comme auparavant, la reconnaissance pratique de l’égalité de ses droits était refusée à l’Allemagne. Ce fait mettait également la politique allemande, sans même tenir compte de la politique d’encerclement de la France qui devenait de plus en plus manifeste, dans l’impossibilité d’adhérer au Pacte oriental. Les raisons de ce refus d’adhérer au Pacte oriental sont exposées dans le communiqué du Gouvernement allemand du 10 septembre 1934 (livre de documents 3, n° 85). Elles font particulièrement état du fait que l’Allemagne, étant donné sa faiblesse militaire incontestable et son infériorité envers les États puissamment armés, ne pouvait assumer par traité des engagements qui risquaient de l’entraîner dans tous les conflits possibles à l’Est et d’en faire vraisemblablement un théâtre de guerre. Ce n’était pas un désir insuffisant de s’associer à des traités internationaux ou même le manque de volonté de paix qui poussait l’Allemagne à prendre cette attitude, mais en premier lieu et d’une manière décisive, son infériorité militaire notoire. A cela s’ajoutait le véritable caractère de la politique française et du Pacte oriental qui se révélait de plus en plus comme un instrument de la politique française d’encerclement de l’Allemagne. Ce caractère fut rendu manifeste aux yeux du monde lorsqu’au cours de la séance du 23 novembre 1934 de la commission de l’Armée de la Chambre française, le rapporteur Archimbaud déclara indéniable l’existence, entre la France et la Russie, d’une entente formelle sur la base de laquelle cette dernière serait prête à mettre à la disposition de la France, en cas de conflit, une armée importante, bien équipée, et bien entraînée (livre de documents 3, n° 89). Mais ce fait fut prouvé d’une façon tout à fait claire et évidente par la déclaration faite par le ministre français des Affaires étrangères, M. Laval, le 20 janvier 1935 à un représentant du journal russe Izvestia au sujet du protocole franco-russe du 5 décembre 1934 (livre de documents 3, n° 91) et par les déclarations faites par Litvinov le 9 décembre 1934. Il ne pouvait plus, pour un esprit clairvoyant, subsister de doute quant à l’existence d’une alliance étroite entre la France et la Russie, bien que la signature de son texte définitif n’ait eu lieu que le 2 mai 1935, suivie de près par la signature du Pacte russo-tchécoslovaque de non-agression du 16 mai 1935.

Que le système d’alliances ainsi, réalisé par la France ait présenté une analogie désespérée avec celui auquel l’Allemagne avait déjà eu à faire face en 1914, cela devait s’imposer à tout esprit clairvoyant. Et c’est précisément cette similitude manifeste qui devait, pour tout homme d’État allemand, mener à la conclusion que ces alliances ne pouvaient être dirigées que contre la seule Allemagne, et constituaient par conséquent dans tous les cas une menace à son égard. Cela d’autant plus que ces alliances et cet encerclement manifeste de l’Allemagne n’étaient pas les seuls éléments alarmants. Car à la suite de cela avait eu lieu, dans Je cours des derniers mois, une puissante augmentation des armements militaires de presque tous les États non allemands. Non seulement l’Angleterre avait commencé la réalisation de son vaste programme d’armement, comme il ressort du Livre Blanc anglais du 1er mars 1935 — dont la production ne paraît pas nécessaire, puisqu’il s’agit d’un document historique officiel — mais en France aussi, les efforts pour le renforcement de l’Armée avaient commencés sous la direction de celui qui était alors le plus populaire de ses généraux, le maréchal Pétain, et la Russie avait, avec l’assentiment joyeux de la France, entrepris l’augmentation des effectifs de paix de son armée territoriale de 600.000 à 940.000 hommes. La Tchécoslovaquie avait, en décembre 1934, institué le service de deux ans (livre de documents 3, n° 92) et l’Italie également ne cessait d’augmenter ses armements.

Après les expériences amères des dernières années, telles que je les ai présentées à vos yeux, Messieurs les juges, tout cela ne pouvait être ressenti ’et apprécié, du point de vue de la politique allemande, que comme une puissante menace, devant laquelle l’Allemagne se trouvait pour autant dire désarmée. A chaque instant, une politique extérieure consciente de sa responsabilité devait compter avec le danger que cette puissance concrète de la France et de ses alliés, qui augmentaient constamment, vînt à fondre sur l’Allemagne et à l’écraser. Car rien n’est plus dangereux que l’accumulation du pouvoir dans une seule main. Quand elle n’est pas équilibrée par une autre puissance correspondante, elle finit par provoquer, suivant une vieille expérience, une explosion dont l’État le plus voisin, considéré comme l’ennemi, est la victime. Ce dernier était et ne pouvait être que l’Allemagne, car ce n’était qu’en elle que la France voyait son adversaire, et dans aucun autre pays du monde. Et maintenant, je vous le demande, Messieurs les juges, n’était-ce pas un commandement tout naturel de l’instinct de légitime défense, une exigence bien compréhensible de l’instinct de conservation le plus élémentaire de tout être vivant — et les peuples aussi sont des êtres vivants, en eux aussi habite cet instinct de conservation — que désormais le Gouvernement de l’État allemand et le peuple allemand reprissent la puissance défensive qui leur avait été longtemps refusée sans raison, et cherchassent à se préserver de leur côté contre la menace pesant sur l’Allemagne, en décidant la construction d’une flotte aérienne militaire et, par la loi sur le rétablissement de la Wehrmacht allemande du 16 mars 1935, la mise sur pied d’une armée de paix de trente-six divisions seulement, basée sur le système du service obligatoire. Je me réfère à ce sujet à la proclamation du Gouvernement allemand du 16 mars 1935, relative au rétablissement du service obligatoire.

LE PRÉSIDENT

Nous allons suspendre l’audience.

(L’audience sera reprise le 24 juillet 1946 à 10 heures.)