CENT QUATRE-VINGT-CINQUIÈME JOURNÉE.
Mercredi 24 juillet 1946.

Audience de l’après-midi.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

A l’automne 1938, l’accusé von Neurath est intervenu encore une fois de son propre chef pour écarter le danger de guerre imminent qui menaçait le peuple allemand. Je n’ai pas besoin de parler en détail de l’organisation de la Conférence de Munich à la fin septembre 1938, après les dépositions concordantes de Göring et d’autres témoins. Le fait est que son organisation et son succès, c’est-à-dire l’entente avec l’Angleterre et la France sur la question des Sudètes, sont dus, en grande partie, à l’initiative et à la coopération de l’accusé. La possibilité lui en a été donnée par une circonstance qui lui est reprochée bien à tort par le Ministère Public : sa nomination au poste de président du conseil de cabinet secret qui venait d’être créé par Hitler, au moment où il quittait son poste de ministre des Affaires étrangères. Sans ces fonctions, il ne lui aurait pas été possible, en septembre 1938, d’arriver jusqu’à Hitler et d’obtenir son approbation pour la Conférence de Munich. En effet, contrairement à ce que prétend le Ministère Public, tout en ayant reçu le titre de ministre du Reich, il n’a plus été ministre actif, donc membre du Gouvernement du Reich, du jour de son départ du ministère des Affaires étrangères, ce qui résulte déjà du fait qu’à dater de ce moment son traitement a été diminué du tiers. A partir de ce jour-là cessa donc aussi une responsabilité quelconque de l’accusé dans la politique du Reich. En effet, contrairement à ce que prétend le Ministère Public, il n’était pas, comme président du conseil de cabinet secret, membre du Gouvernement du Reich, et ne pouvait pénétrer et encore moins avoir siège et parole aux séances du cabinet. Cela ressort déjà indiscutablement du texte du décret de Hitler portant création de ce conseil de cabinet secret, car il stipule expressément que le conseil de cabinet secret doit servir uniquement à conseiller le Führer personnellement, c’est-à-dire Hitler uniquement, et qu’il n’est réuni que pour des affaires de politique extérieure. Et précisément, il ressort aussi du livre de Huber, Droit constitutionnel du Grand Reich allemand, PS-1744, cité par le Ministère Public à l’appui de son affirmation contraire, que le conseil de cabinet secret et son président n’ont rien à voir avec le Gouvernement du Reich, mais ne formant qu’un des nombreux bureaux du Führer lui-même. En réalité, le conseil de cabinet secret lui-même ne s’est jamais réuni et ne devait non plus jamais se réunir comme le prouvent les dépositions de Goring, Lammers et d’autres témoins. Il ne devait être en réalité qu’un honneur personnel fait à l’accusé et devait effacer l’impression que des différends s’étaient élevés entre Hitler et lui. L’accusé lui-même n’attribuait pas d’autre signification à sa fonction puisqu’il se retira dans sa propriété privée du Wurtemberg à partir du 4 février 1938 et n’alla que rarement à Berlin, où il n’exerçait et ne pouvait exercer aucune activité officielle, puisque le ministre des Affaires étrangères le tenait intentionnellement à l’écart de toute information relative aux événements politiques. Et si le Ministère Public croit devoir déduire des documents qu’il a présentés sous le numéro PS-3945 qu’il avait reçu du Reich et de la Chancellerie du Reich des sommes d’argent pour se procurer des informations diplomatiques, ce fait est, sans tenir compte de la déposition donnée sous la foi du serment par l’accusé lui-même, réfuté par la lettre du 31 mai 1939 du chef du bureau du conseil de cabinet secret qui avait été institué pour la forme, l’Amtsrat Kôppen ; cette lettre se trouve parmi ces documents et il en ressort clairement que ces sommes d’argent qui avaient été payées à ce bureau à grands intervalles et allaient en diminuant, étaient destinées à couvrir les frais d’entretien de ce bureau, et non à des buts secrets d’information.

L’accusé n’a pas eu plus d’activité en tant que membre du conseil de Défense du Reich, poste auquel il avait été nommé par la loi de Défense du Reich, qu’il n’en a eu comme président du conseil de cabinet secret, sauf à une occasion en septembre 1938. Là encore, le Ministère Public se trompe lorsqu’il reproche à l’accusé d’avoir été membre de ce conseil et qu’il veut lui attribuer, de ce fait, des intentions agressives ou le soutien de telles intentions. Je crois pouvoir renoncer à insister sur cette tentative du Ministère Public, étant donné les multiples explications qui ont été fournies sur ce conseil de Défense du Reich au cours de l’examen des preuves, et me contenter de souligner que les deux lois de Défense du Reich ne contiennent aucune tendance agressive, mais, bien au contraire, comme le montre leur contenu, uniquement les dispositions nécessaires au cas où le Reich serait attaqué ou mêlé à une guerre, comme cela se fait dans tout État qui doit envisager la possibilité d’une guerre. Mais on comprend mal comment on peut en déduire des intentions ou des projets de guerre de l’accusé. L’accusé n’a d’ailleurs assisté à aucune des séances de ce conseil et n’a jamais reçu de communications sur les décisions prises, par ce conseil. Le document PS-2194 présenté par le Ministère Public comme prétendue preuve du contraire, n’était pas adressé à l’accusé, mais à une section des transports du ministère des Communications du Reich rattachée au Gouvernement du Protectorat, à laquelle il était destiné. Son expéditeur n’était d’ailleurs pas le conseil de Défense, mais le ministère saxon de l’Économie et du Travail.

Le Ministère Public ne réussira jamais, par de tels efforts, à prouver que l’accusé s’est rendu coupable directement ou indirectement, à un moment quelconque, par sa politique, du crime d’avoir projeté ou préparé une guerre d’agression, ni même de l’avoir approuvée et favorisée. C’est le contraire qui s’est produit.

Toute son activité consistait en un seul effort : atteindre par une voie pacifique et par des moyens pacifiques les buts que s’étaient déjà proposés tous les gouvernements démocratiques qui avaient précédé depuis 1919, l’élimination des clauses du Traité de Versailles qui brimaient l’Allemagne et la ravalaient au rang d’État de deuxième ordre, et amener par là une pacification générale de l’Europe. Aucun des actes diplomatiques de l’accusé n’a servi à un autre but ou contenu une autre intention qui puisse être considérée comme un crime dans le sens du Statut.

C’est à juste titre que la nouvelle de sa démission de ministre des Affaires étrangères a été apprise avec souci et consternation par le monde entier, par l’étranger — je renvoie à la déposition du témoin Dieckhoff — aussi bien que par le pays même et dans celui-ci particulièrement par les milieux conservateurs. Ce fait seul réfute l’allégation du Ministère Public d’après laquelle l’accusé aurait agi dans ces milieux comme un membre de la Cinquième colonne. Le Ministère Public aura beau se référer au discours de Hitler à ses généraux, en novembre 1939, et, encore plus, à ceux de l’accusé lui-même des 29 août et 31 octobre 1937, il n’y changera rien. Le discours de Hitler a été prononcé au temps des premiers succès militaires et était destiné à faire considérer ces succès comme le fruit de sa propre direction des affaires de l’État ; il est à considérer uniquement de ce point de vue. Les discours de l’accusé, toutefois, veulent exactement dire le contraire de ce que le Ministère Public croit comprendre, car les deux discours contenus dans mon livre de documents 4, n° 126 et 128, soulignent expressément la volonté de paix, riche en succès, de la politique étrangère dirigée par l’accusé, et mettent particulièrement enrelief que les succès obtenus ont été atteints exclusivement par des moyens pacifiques et non par la force. Particulièrement le discours du 31 octobre 1937, le dernier discours officiel de l’accusé, en sa qualité de ministre des Affaires étrangères, était précisément un résumé de sa politique de paix. Le Ministère Public lui-même a dû admettre, dans cette salle, que ce résumé était exact et l’est toujours, puisque l’un de ses représentants a fait de ce discours tenu par Hitler le 5 novembre 1937, et qui avait motivé la démission de mon client, le point de départ d’une nouvelle direction dans la politique extérieure allemande. Il reconnaissait ainsi indubitablement que la politique extérieure allemande n’avait pas jusqu’à ce moment-là été une politique agressive, ni une politique de force qu’elle n’avait pas poursuivi d’intention ou de plan d’agression, mais que, conformément à la profession de foi politique et humaine de l’accusé, elle était entièrement pacifique et ne pouvait pas être autrement. Ce point a été confirmé clairement ici par tous les témoins qui ont été interrogés et par les questionnaires et affidavits qui se trouvent dans mes livres de documents. Cette profession de foi reposait sur trois principes fondamentaux : l’amour de l’Humanité, l’amour de la patrie et l’amour de la Paix, tous trois issus de la profonde conscience de ses responsabilités devant lui-même, devant son Dieu et devant son peuple.

C’est par cette conscience de ses responsabilités qu’il s’est senti obligé aussi d’accepter le poste de Protecteur du Reich en Bohême et Moravie, lorsque Hitler, peu de jours après l’occupation de la Tchécoslovaquie, l’appela à Vienne, l’arrachant à ses propriétés et à cette oisiveté pleine de dignité qu’il avait bien méritée. Il lui annonça qu’il l’avait choisi pour ce poste. Il s’y opposa tout d’abord et lutta longuement avec lui-même, puisqu’il avait, depuis toujours, été l’adversaire le plus farouche de toute intervention, à plus forte raison, d’une incorporation plus ou moins forcée d’autres peuples au Reich. Pour cette même raison, il avait condamné le rattachement de la Tchécoslovaquie et le prétendu traité de protection, conclu avec le Président Hacha, sans avoir la moindre idée, à ce moment-là, de la façon dont les choses s’étaient passées dans la réalité. C’est seulement ici, à Nuremberg, qu’il a appris les véritables détails du déroulement des faits. Et malgré sa répugnance à reprendre encore une fois, et surtout à son âge, une charge publique et, ce qui plus est encore, au service de Hitler et de son régime qu’il n’avait pas approuvé, il arriva, de par son sens des responsabilités envers son peuple et de son attitude humanitaire fondamentale, à la conclusion qu’il fallait qu’il répondît à cet appel. Lorsque Hitler lui déclara qu’il l’avait précisément choisi comme la seule personne capable d’assurer avec succès la réconciliation souhaitable du peuple tchèque avec le nouvel état de choses et avec le peuple allemand, il ne put pas ne pas reconnaître qu’on lui imposait ainsi un devoir auquel il ne pouvait pas se soustraire aussi bien dans l’intérêt du peuple allemand que dans celui de l’Humanité et de la compréhension des peuples. Et en fait, n’était-ce pas une des tâches les plus nobles que de vouloir réconcilier, par une direction et un traitement humains et justes, un peuple appelé à considérer toute atteinte à sa liberté et à son indépendance comme le pire des torts qui eût pu lui être fait et qui devait le remplir de la haine la plus sanglante et d’exaspération pour le peuple qu’il considérait comme un oppresseur insupportable, précisément avec le peuple qui avait créé cette situation ? Ce but n’était-il pas dans la même ligne que la tendance à assurer et à maintenir la paix, qui marquait clairement et indubitablement toute sa politique étrangère ? Pour des raisons morales et pratiques, il devait se dire à bon droit que s’il se dérobait à cette tâche, un autre homme sorti du cercle des intimes de Hitler serait très probablement appelé au poste de Protecteur du Reich, un autre homme qui n’était ni capable ni disposé à réconcilier le peuple tchèque par des procédés humains et justes, mais au contraire à le maintenir sous l’oppression par la force et la terreur comme ce fut le cas deux ans et demi plus tard. C’est pour ces seules raisons qu’il se décida à accepter ce poste en faisant abstraction de tout intérêt personnel et en passant outre au danger qu’il courait, comme on le lui reprochait de plusieurs côtés, en acceptant et en soutenant Hitler et son régime. Il ne le fit d’ailleurs qu’après avoir reçu de Hitler l’assurance qu’il approuverait et soutiendrait sa politique d’apaisement et de réconciliation et la manière juste et généreuse dont il entendait traiter le peuple tchèque. Il connaissait les difficultés que présentait la tâche qu’il avait acceptée. Je n’hésite pas à accorder qu’il s’est agi là d’une décision à l’occasion de laquelle une personnalité, d’un caractère et d’une mentalité différents de celle de M. von Neurath, aurait été embarrassée pour apprécier si, selon le point de vue du Ministère Public anglais, il était immoral de rester dans un Gouvernement condamnable. Mais cette décision était la seule possible, la seule logique pour la personne consciente de ses responsabilités qu’était M. von Neurath, qui, je l’espère, a été suffisamment dépeint devant le Tribunal. Il est d’un tragique d’une grandeur antique que de voir l’échec d’une tâche, entreprise uniquement pour des mobiles d’une haute moralité, conduire M. von Neurath sur ce banc des accusés.

Le Ministère Public a essayé de présenter comme invraisemblable la version de l’accusé suivant laquelle il aurait accepté le poste de Protecteur du Reich dans le seul but d’apaiser et de réconcilier les esprits par une politique sauvegardant dans une large mesure les intérêts et les valeurs nationales du peuple tchèque et, ce faisant, de servir aussi les intérêts de son pays. Dans ce but, il fait état du document-photocopie n° PS-3859 qu’il a présenté et qui est une lettre de l’accusé au chef de la Chancellerie du Reich, Lammers, datée du 31 août 1940. A ce sujet, je voudrais ajouter un détail : grâce au second interrogatoire de l’accusé auquel le Tribunal a bien voulu me permettre de procéder, je crois avoir prouvé que ces documents, principalement les deux rapports joints à la lettre de Lammers, ne correspondent pas en réalité aux idées et aux tendances de l’accusé que j’ai décrites plus haut, en ce qui concerne la question de la germanisation du peuple tchèque. Non seulement ces photocopies, selon la déclaration précise de l’accusé, ne correspondent absolument pas, ni dans le contenu, ni dans la forme, c’est-à-dire dans leur longueur, aux originaux présentés à la signature de l’accusé ou approuvés par lui, qui devaient être joints à la lettre de Lammers, mais elles donnent plutôt le droit de douter que les documents photocopiés soient véritablement les mêmes que ceux joints à la lettre de Lammers, et cela pour les raisons suivantes : contrairement à l’habitude de toutes les administrations, ces deux photocopies ne portent pas le signe de la lettre à Lammers, même pas un signe distinctif, indiquant qu’elles sont jointes à un troisième document, à plus forte raison à la lettre de Lammers. La photocopie du premier rapport ne porte pas non plus la signature de l’accusé, qu’il a apposée, selon sa déclaration, sur le rapport original qu’il a présenté et qui avait été rédigé par ses services ou par lui-même. Cette photocopie présente plutôt de façon frappante une note de correction d’une copie qui aurait dû être signée par un SS-Obersturmbannfùhrer employé dans les services du sous-secrétaire d’État Frick, mais qui ne l’a pas été en réalité. Ces faits font apparaître la véracité des dires de l’accusé, lorsqu’il affirme que, si les photocopies des rapports ont vraiment été jointes à la lettre à Lammers, elles ont été échangées, dans le service du secrétaire d’État Frank chargé de l’expédition des lettres, par celui-ci ou sur son ordre le rapport original de l’accusé et contre le projet de rapport de Frank qu’il avait approuvé. L’explication que l’accusé a donnée de cette lettre à Lammers, des pièces jointes et de leur objet mérite pleine confiance : comme il voulait l’essayer par le plan qui contenait le rapport du général Friderici du 15 octobre 1939 qui a été présenté sous le numéro USA-65 (L-150), il voulait, en s’appuyant sur les deux rapports transmis, faire à Hitler un exposé de vive voix pour le décider à abandonner et à interdire des plans qui tendaient à un partage du territoire du Protectorat et à une germanisation du peuple tchèque sous quelque forme que ce fût. Il repoussait catégoriquement cette germanisation pour toutes sortes de raisons, la moindre n’étant pas celle constituée par les intérêts du peuple tchèque, qui lui avait été confié avec son originalité et son unité nationales. Ces dires sont confirmés par les dépositions du témoin von Hol-leben, dans le questionnaire auquel il a répondu (livre de documents 5 n° 156), par celles du Dr von Burgsdorff ainsi que par la propre lettre de l’accusé que la baronne Ritter (livre de documents 1, n° 3) cite textuellement dans son affidavit. Et en fait, il a fait prévaloir son opinion, comme le prouve le rapport Ziemke sur l’entretien avec Hitler qui a été présenté par le Ministère Public. Tant qu’il est resté à Prague, aucun pas n’a été fait dans la voie d’une germanisation du peuple tchèque, l’accusé a interdit même d’en poser le problème comme le prouve le document PS-3862 présenté par l’Accusation. C’est précisément cette opposition à tout partage du territoire du Protectorat et à toute forme plus ou moins violente de germanisation méthodique du peuple tchèque qui prouve de façon éclatante les intentions de l’accusé et ses efforts pour protéger et maintenir l’originalité et l’unité nationale du peuple tchèque. C’était conforme aux principes et aux intentions qu’il a présentés comme la ligne directrice de son activité, dans un article qui a paru dans la Frankfurter Zeitung du 30 mars 1939 (livre de documents 5, n° 143) sur l’ordre nouveau en Europe centrale, Dans cet article, il fait lui-même de sa tâche une tâche belle mais difficile. Combien elle a été difficile en réalité, presque irréalisable, c’est ce que je dois malheureusement bientôt montrer.

La raison en est en premier lieu que non seulement les pleins pouvoirs n’ont pas été accordés au Protecteur du Reich dans le Protectorat et que, abstraction faite de sa subordination à Hitler, il n’a jamais eu une position absolument prédominante et déterminante, mais encore que ses compétences et ses pouvoirs n’étaient pas assez nettement délimités. En réalité, il était stipulé dans le décret de Hitler du 16 mars 1939, créant le Protectorat, et dans l’ordonnance complémentaire du 22 mars 1939 (livre de documents 5, n° 144 et 145) que le Protecteur du Reich était subordonné au Führer-Chancelier, qu’il était le seul représentant de celui-ci et du Gouvernement et qu’il devait recevoir ses instructions du Führer-Chancelier. Mais, en même temps, non seulement certaines branches de l’administration, comme la Wehrmacht, les Transports, les Postes et Télégraphes, étaient à priori soustraits à sa compétence, mais encore on avait donné au Gouvernement du Reich ou bien au Reich le droit de placer sous la propre administration du Reich, indépendante du Protecteur, des branches de l’administration qui dépendaient normalement de ce dernier, et en cas d’urgence, d’organiser des services qui n’étaient pas soumis à la compétence du Protecteur. Le Reich s’était encore attribué le droit de prendre les mesures nécessaires à la sécurité et à l’ordre dans le Protectorat par-dessus la tête du Protecteur. Ensuite — et c’est le plus important — chacune des multiples autorités supérieures du Reich, donc non seulement les ministères du Reich, mais par exemple aussi la Reichsbank, le Plan de quatre ans, le conseil des ministres pour la Défense, etc., reçurent le droit de promulguer de leur propre autorité, et indépendamment du Protecteur du Reich, des ordonnances de droit et de prendre des mesures d’organisation, et intervinrent ainsi dans des branches administratives subordonnées au Protecteur sans que celui-ci eût eu le droit ou la possibilité de protester contre de telles mesures ou de les empêcher si elles étaient à rencontre de ses propres ordonnances ou mesures ou de sa propre politique. Au contraire, il était tenu non seulement de publier de telles mesures dans le Protectorat, mais d’en surveiller l’exécution. Sa position de Protecteur n’était donc, pour l’expliquer par un exemple, pas du tout la même que celle du vice-roi britannique des Indes, mais correspondait, quoique dans une forme extérieure plus élevée, plutôt à celle de Reichsstatthalter ou d’Oberpräsident d’une province. C’est pourquoi elle ne correspondait pas non plus à ce que l’on appelait jusqu’alors en Droit public un protectorat et elle ne pouvait pas non plus y correspondre car ce « Protectorat de Bohême et Moravie », suivant l’article 1 de l’ordonnance du 16 mars 1939 que j’ai citée, et je dois le souligner particulièrement ici, appartenait au territoire du Reich et était donc une partie du Reich. Et il possédait, en tant que partie du Reich, une certaine administration propre et une autonomie limitée. C’est pour cela qu’il était naturel qu’on y introduisît les lois et des ordonnances valables pour le reste du territoire du Reich.

Il est clair que de cette délimitation un peu confuse et vague des droits et compétence du Protecteur devaient naître bientôt les plus grandes difficultés non seulement pour une politique unifiée et dirigée selon des points de vue et des directives unifiés, mais encore pour l’accusé lui-même dans l’exécution de la politique qu’il avait voulue et entreprise. Ces difficultés et ces résistances s’aggravèrent de plus en plus avec le temps. D’un autre côté, il résulte de tout ceci que l’on ne peut juger de la responsabilité de l’accusé que sous cet angle, qu’en tenant compte de ces diverses compétences de toutes les autres autorités possibles. Jamais il ne pourra être rendu responsable d’ordonnances, de mesures et d’actes qu’il n’a pas lui-même promulgués ou ordonnés et qui ont été le fait d’autres autorités ou services soustraits à son influence, en dehors de sa collaboration, sans qu’il le sache, et contre sa volonté. Il n’avait ni le droit ni le pouvoir de les empêcher et faisait tout au plus figure de service de transmission.

Cela vaut en particulier pour la co-responsabilité dont le charge l’Accusation tchèque (URSS-60 a) à propos des actes de Hitler et du Gouvernement du Reich avant et après la création du Protectorat. La base de l’assertion du Ministère Public qui veut que M. von Neurath soit resté — après sa démission de ministre des Affaires étrangères — membre du Gouvernement du Reich, est objectivement fausse. J’ai déjà indubitablement prouvé ailleurs que, ni comme ministre en non-activité, ni comme président du conseil de cabinet secret, il n’a été membre du Gouvernement du Reich. Et comme Protecteur, il était encore bien moins membre du Gouvernement du Reich. Cela aussi a été avéré et n’a jamais été affirmé par le Ministère Publie devant ce Tribunal. Toute coresponsabilité de l’accusé disparaît donc de toutes les mesures et de tous les actes, quels qu’ils soient, qui ont précédé ou préparé la création du Protectorat. J’ai de même prouvé ailleurs que la déclaration qu’il a faite à l’ambassadeur de Tchécoslovaquie, le 12 mars 1939 — et qu’on lui reproche comme un acte préparatoire — n’était ni fausse, ni mensongère et n’était donc pas un acte préparant l’invasion de la Tchécoslovaquie. Lorsque l’Accusation tchèque tire ensuite de l’article 5 du décret cité ci-dessus du 16 mars 1939, la conclusion qu’en tant que Protecteur il était responsable sans discrimination de tout ce qui s’était passé dans le Protectorat pendant la durée de son activité, c’est-à-dire du 17 mars 1939 au 27 septembre 1941, cette conclusion est aussi, étant donné la situation effective des compétences dans le Protectorat, inexacte et fausse. Aucun Droit du monde ne permet d’accabler quelqu’un d’une responsabilité pénale pour des faits et des actes commis par des tiers, auxquels il n’a pas participé, ou qui se sont même produits contre sa propre volonté. C’est ainsi qu’il ne peut être rendu responsable de la fixation du cours du change entre le Reichsmark et la couronne tchèque car cette fixation était déjà chose faite lorsqu’il a pris son poste. Il n’y a pas participé et il n’avait ni le droit ni les pouvoirs de changer les cours et on peut d’ailleurs se demander — comme le Ministère Public l’affirme sans preuves — si ce cours était désavantageux pour le peuple tchèque ou non. Ce n’est probablement pas la peine de souligner que même dans la négative, il n’y a pas encore là un crime au sens du Statut ; et c’est seulement comme tel qu’il serait punissable.

On ne peut pas plus le rendre responsable de la création et de l’exécution de l’union douanière. Celle-ci avait déjà été ordonnée dans l’article 3 du décret qui dit textuellement : « Le Protectorat appartient au territoire douanier du Reich et est soumis à sa souveraineté douanière ». Cette ordonnance était la conséquence naturelle du fait déjà souligné que le Protectorat faisait partie intégrante du Reich. A ce sujet, il faut faire particulièrement remarquer que l’accusé considérait comme nuisible et préjudiciable à l’économie tchèque ce rattachement du Protectorat au territoire douanier et à la souveraineté douanière du Reich. Le fait qu’il ait réussi à repousser son exécution et sa réalisation — malgré la pression du ministre des Finances du Reich — pendant un an et demi, jusqu’au 1er octobre 1940, est une preuve certaine que les intérêts du peuple tchèque qui lui étaient confiés passèrent avant les intérêts du Reich.

Il n’a absolument rien eu à faire avec les mesures économiques du prétendu transfert des banques et des entreprises industrielles tchèques et de la prétendue occupation de leurs positions-clés par des Allemands. Ces mesures ont eu lieu sur l’ordre d’autres autorités, en particulier de la Reichsbank et du délégué au Plan de quatre ans, sans son consentement et sans sa collaboration. Elles étaient, d’ailleurs, la suite naturelle du fait que de capitaux allemands très importants avaient auparavant été investis dans ces banques et ces entreprises ; ils augmentèrent encore sous l’occupation, du fait que les crédits, qui avaient été accordés par les autres, pays étrangers, avaient été retirés et remplacés par des maisons allemandes.

Il n’avait, enfin, rien à voir avec la justice qui dépendait uniquement du ministère de la Justice. Les tribunaux allemands, y compris les cours martiales, et les ministères publics n’étaient installés que par lui et ce n’est que par lui que les juges et les procureurs étaient nommés. M. von Neurath lui-même n’avait rien à voir avec tout cela et encore bien moins avec les décisions des tribunaux, comme il ressort sans contradiction possible des ordonnances et des décrets qui s’y rapportent et les instituent, particulièrement de l’ordonnance du 14 avril 1939 (livre de documents 5, n° 147) sur l’exercice de la justice criminelle.

Là aussi il faut encore attirer l’attention sur le fait que ni les mesures économiques, ni l’institution de tribunaux allemands dans le Protectorat, qui appartenait au territoire du Reich allemand, ne sont considérés, même de loin, comme des crimes punissables par ce Statut. Ne sont pas non plus à considérer comme crimes les reproches adressés à l’accusé par l’Acte d’accusation tchèque, à propos des atteintes à l’instruction publique tchèque par la nomination d’inspecteurs de l’enseignement allemands, mesures qui, elles non plus, ne venaient pas de M. von Neurath mais du ministère allemand de l’Éducation et de l’Instruction. La fermeture d’un très grand nombre d’écoles primaires supérieures tchèques n’a pas eu lieu sur l’ordre de l’accusé, ni non plus sur celui du ministère du Reich allemand, mais sur l’ordre du Gouvernement tchèque lui-même, il est vrai sous l’impulsion de l’accusé. Cette mesure s’est imposée comme nécessaire, précisément dans l’intérêt de la jeunesse tchèque, et par là, du monde intellectuel tchèque et du peuple, pour parer au danger de la formation et du développement d’un vaste prolétariat intellectuel. Ce danger était devenu aigu du fait qu’après l’incorporation des territoires sudètes dans le Reich allemand à l’automne 1938, un grand nombre de fonctionnaires et de membres des professions libérales avaient afflué dans le territoire du Protectorat où, par suite de la réduction de ce territoire due à la séparation du territoire des Sudètes et de la Slovaquie et de l’encombrement déjà existant dans les professions supérieures, les possibilités d’emploi et de profit pour les élèves des écoles primaires supérieures dont le nombre allaient en s’accroissant se trouvaient encore diminuées. Il faut ajouter à cela la fermeture des universités, survenue en novembre 1939, sur l’ordre personnel de Hitler. Le Gouvernement tchèque ne pouvait pas ne pas reconnaître le bien-fondé des considérations de l’accusé et a ordonné lui-même la fermeture d’un grand nombre d’écoles. Aucune pression n’a été faite par l’accusé sur le Gouvernement tchèque. Ce fait a été prouvé par l’exposé des preuves. Il a cependant été procédé à la dissolution des sociétés de gymnastique et de sport et d’autres organisations du même genre par la Police, qui n’était pas placée sous les ordres de l’accusé, sans que ce dernier en eût eu connaissance ou qu’il y eût pris une part active quelconque. Il en a été de même de la confiscation et de l’emploi des biens des dites sociétés. On n’a d’ailleurs pas pu établir avec précision si ces dissolutions avaient eu lieu pendant que l’accusé était encore en fonction ou si elles n’avaient eu lieu qu’après son départ. La dissolution des Sokols a cependant été une nécessité absolue d’État, une mesure prise dans l’intérêt des Allemands et également dans celui de la pacification et de l’apaisement du peuple tchèque, car les Sokols formaient, sans contredit, le centre de toutes les aspirations des ennemis de l’Allemagne et de l’excitation à la résistance du peuple tchèque contre tout ce qui était allemand.

Il ressort déjà des preuves précédentes combien étaient nombreuses les interventions d’autres autorités et d’autres services dans l’administration du Protectorat, qui, de ce fait, révèlent les difficultés et les résistances qui s’opposaient à la politique uniforme de l’accusé, mais ces dernières n’ont aucunement été supprimées, mais au contraire accentuées encore par l’ordonnance du 1er septembre 1939 relative à la création de l’administration et de la Police de sûreté allemande (livre de documents 5, n° 149). Cette ordonnance a été publiée, sans prise de contact préalable avec l’accusé, par le conseil des ministres pour la Défense du Reich. Elle est aussi, surtout dans sa première partie, très peu claire et déroutante. Elle place, en effet, toutes les autorités administratives allemandes et leurs fonctionnaires du Protectorat sous les ordres du Protecteur du Reich ; mais cette dépendance n’était qu’administrative, c’est-à-dire de pure forme, et non pas positive, sur le plan du partage des attributions administratives. A ce point de vue, la situation resta, après comme avant, la même que celle qui résultait du droit des autorités supérieures du Reich, conformément à l’article 11 du décret du 16 mars 1939 et à l’ordonnance du 22 mars 1939. La seule différence était que, désormais, toutes les administrations et tous les bureaux qui étaient organisés par d’autres services ou devaient l’être à l’avenir, seraient rattachés formellement à l’administration du Protecteur du Reich et figureraient comme services de celle-ci, sous la dénomination administrative : « Le Protecteur du Reich de Bohême et Moravie ». Mais cela n’eut pas pourtant pour conséquence de soumettre en fait ces services ainsi rattachés à la personne du Protecteur du Reich, c’est-à-dire à l’accusé lui-même, de leur permettre de recevoir ses instructions et ses ordres et de travailler dans le sens qu’il avait indiqué, d’après ses directives. Ils continuèrent bien plutôt à recevoir, comme par le passé, les instructions de leurs autorités administratives du Reich qu’ils devaient observer et suivre à l’exclusion de toutes autres. C’est ainsi par exemple que le service des transports, constitué de cette manière auprès du Protecteur du Reich, et qui avait à élaborer des questions de transport qui étaient déjà exclues par le décret du 13 mars 1939 de la compétence du Protecteur, dépendait, comme par le passé, du ministère des Transports du Reich et non pas du Protecteur. Il n’avait donc pas de directives à recevoir de celui-ci, mais il les recevait du ministère de Berlin. Il en était de même dans d’autres domaines, et même dans celui de l’administration intérieure pure.

Par cette ordonnance du 1er septembre 1939 du Conseil des ministres pour la Défense du Reich, et non pas, comme l’indique faussement l’Accusation tchèque, par une ordonnance de l’accusé, on entreprit une nouvelle division du territoire du Protectorat, en Oberlandratsbezirke ayant à leur tête un Oberlandrat, qui, d’après le paragraphe 6 de l’ordonnance, était en somme un ser-vifce administratif subordonné administrativement au Protecteur pour toutes les branches de l’Administration et, en tant que tel, exerçait aussi, avec des pouvoirs très étendus, la surveillance des autorités tchèques du Protectorat non pas par ordre du Protecteur du Reich mais du ministère compétent du Reich à Berlin. De ce fait aussi devaient naître de graves différends et des contradictions entre les mesures prises par ces Oberlandraten, à la suite d’instructions reçues du ministère de l’Intérieur du Reich à Berlin, et la politique poursuivie par l’accusé. Dans quelle mesure les autorités administratives tchèques ont eu à souffrir de cet état de choses ou ont eu à en subir l’influence, cela importe peu, car cette ordonnance et l’introduction de fonctionnaires allemands du Reich dans la vie administrative tchèque ne constituent pas un crime punissable en vertu du Statut de ce Tribunal. Cette ordonnance aussi n’est qu’une conséquence du fait que le Protectorat appartenait au Reich. Par contre, cette ordonnance tirait au clair la question de la situation de la Police, aussi bien de la police politique que de la Police de sûreté, à l’intérieur du territoire du Protectorat. Cette question n’avait absolument pas pu être éclaircie jusqu’au moment de la promulgation de cette ordonnance et avait amené, dès le premier jour de l’entrée en fonction de M. von Neurath, des différends et malentendus entre son secrétaire d’État, Frank, et lui.

Lorsque Hitler transmit à l’accusé, suivant la déposition de ce dernier, la charge de Protecteur du Reich, il lui avait assuré de très grands pouvoirs, en particulier la protection et l’entier appui de la politique, envisagée par l’accusé, de réconciliation et de compromis, à rencontre des aspirations radicales du Parti et d’autres milieux chauvins. L’accusé en avait conclu qu’en tant que représentant du Führer dans le Protectorat, il devait avoir et aurait une influence déterminante également sur l’activité de la Police. L’accusé n’avait pas pu prévoir à l’époque, comme il l’a dit lui-même, qu’une grande partie des possibilités d’action qu’il avait acceptées, avaient été rendues à priori illusoires, du fait que la Police n’avait pas été placée effectivement et dès le début sous ses ordres. Le fait que Frank, qui avait été nommé chef suprême des SS et de la Police dans le Protectorat, fût placé à ses côtés comme adjoint en qualité de secrétaire d’État, permit à l’accusé d’en déduire que Hitler aspirait à centraliser le commandement de la Police, non pas en sa personne, à lui, accusé, mais tout au moins dans son administration, c’est-à-dire auprès de son secrétaire d’État. En réalité, ces rapports se développèrent tout différemment, car le secrétaire d’État Frank ne pensait nullement introduire d’une façon quelconque son chef administratif, l’accusé, dans l’activité de la Police, mais il ne reconnaissait que la compétence et le pouvoir de commandement de Himmler, c’est-à-dire de son supérieur qui était chef des SS et de la Police et du Service central de la sécurité du Reich.

Cette situation effective a été consacrée légalement par l’ordonnance du 1er septembre 1939.

En effet, celle-ci indique clairement que ni la Police de sûreté allemande, ni la Gestapo, n’étaient sous les ordres du Protecteur du Reich. Cela résulte à première vue du fait qu’elle sépare nettement les deux domaines de l’administration et de la Police en traitant, dans la première partie, de l’organisation de l’administration allemande dans le Protectorat, administration qui dépend du Protecteur, et, dans la deuxième partie, de la Police de sûreté allemande, qui en est absolument indépendante. Celle-ci ne dépend pas du Reichsprotektor, mais fait partie de l’administration propre du Reich, suivant la réserve faite dans l’article 5, paragraphe 6 du décret du 16 mars 1939, c’est-à-dire qu’elle reçoit ses ordres du chef de la Police de Berlin, c’est-à-dire directement de Himmler, en partie aussi par l’intermédiaire du chef supérieur des SS et de la Police à Prague. Quant aux relations entre la Police et le Reichsprotektor il faut se référer à la deuxième phrase du paragraphe 11. Il y est dit :

« Les organismes de la Police de sûreté allemande doivent rassembler et exploiter les résultats de leurs enquêtes pour donner au Reichsprotektor et aux services subalternes des renseignements sur les événements importants, pour le tenir au courant et lui fournir certaines suggestions. »

Cela signifie que le Reichsprotektor n’avait, ni en Droit, ni en fait, la possibilité d’exercer une influence quelconque sur l’activité de la Police. Il ne pouvait pas s’opposer, avant leur exécution, aux ordres venus de Berlin ; indépendamment du fait qu’il ne pouvait les connaître, il n’en avait pas le droit. Il pouvait seulement demander à être informé ultérieurement des mesures déjà prises par la Police et même cela n’arrivait, comme l’a montré l’exposé des preuves, que dans des cas très rares. Il n’avait ni le droit ni la possibilité de donner lui-même des ordres à la Police.

En raison de cette séparation des pouvoirs, des contrastes et des différences très marquées devaient obligatoirement s’établir dès le début entre la position de M. von Neurath et celle toute différente de Frank, vis-à-vis du peuple tchèque. En effet, Frank était un Allemand des Sudètes, un de ces chefs des Allemands des Sudètes pleins de haine et de rancœur contre tout ce qui était tchèque. Il ne voulait pas entendre parler d’une entente, d’un rapprochement ou d’une réconciliation entre les peuples allemand et tchèque et, dès le premier jour de son activité, il a donné libre cours à ses sentiments hostiles aux Tchèques.

Tout d’abord, c’est-à-dire jusqu’au début de la guerre, l’activité de la Police fut sans doute assez faible, si bien que ce contraste ne se fit pas sentir trop fortement et que, par conséquent, M. von Neurath put croire que ces contrastes s’émousseraient peu à peu, que Frank s’adapterait à ses vues et à ses désirs et se montrerait accommodant. De sorte que l’accusé ne reconnut pas la nécessité d’exercer personnellement sur la Police une influence étayée par une loi. Lorsqu’il fut ensuite obligé, en raison de l’activité peu à peu croissante de la Police et de ses abus, de se rendre compte que ses espérances ne se réaliseraient pas, il porta constamment ce sujet devant Hitler par des rapports écrits ou oraux, comme l’ont établi les déclarations concordantes faites à la barre des témoins par le Dr Vôickers et von Holleben pour modifier cette situation fatale et placer la Police sous ses ordres, et exclusivement sous ses ordres.

Cependant, toutes les promesses et assurances de Hitler s’avérèrent trompeuses ; la Police ne fut pas placée sous les ordres de Neurath. Mais il ne voulut pas si vite renoncer à la lutte ; il ne voulait pas se décourager de la tâche qu’il avait assumée, il voulait précisément tenter d’imposer sa personne ainsi que sa politique et, au cas où il n’aboutirait pas, tout au moins de modérer et d’adoucir après coup les conséquences et les rigueurs des mesures de Police, dans leurs grandes lignes comme dans le détail. Il ressort des déclarations de tous les témoins que j’ai cités ici, surtout de celles du Dr Völckers qui, en sa qualité de chef de cabinet de l’accusé avait continuellement à s’occuper de ce genre d’affaires, que Neurath se faisait personnellement faire des rapports très exacts sur toutes les mesures et tous les actes accomplis par la Police, tels que les arrestations et autres excès, dans la mesure où il en avait connaissance surtout par les Tchèques, et que, partout où c’était possible, il intervenait pour faire libérer les détenus ou obtenir des adoucissements quelconques. Du reste, cela ressort des documents présentés par le Ministère Public, tels que la note de l’accusé relative à sa conversation avec le Président Hacha, le 26 mars 1940 (annexe 5 à l’additif n° 1, URSS-60), et même des déclarations jointes à l’exposé des charges individuel, de Bienert, qui avait lui-même été arrêté par la Police et relâché peu après, sur l’intervention de l’accusé.

Sur la question de la responsabilité de l’accusé dans les mesures de Police, toutes les déclarations concordent, à l’exception de la déclaration de Frank du 7 mars 1946. Mais celle-ci est en contradiction directe avec ses propres déclarations précédentes. Au cours de son interrogatoire du 30 mai 1945 (livre de documents 5, n° 153) Frank avait dit textuellement :

« La Police n’était pas sous les ordres des services du Protecteur du Reich. La Gestapo et la Police de sécurité recevaient directement leurs instructions et leurs ordres de l’Office principal de la sécurité du Reich à Berlin (RSHA). »

La déclaration de Frank du 5 mai 1945 au sujet des manifestations d’étudiants (livre de documents 5, n° 152) est également caractéristique de la façon dont la Police recevait ses ordres directement de Berlin et en dehors du Protecteur du Reich. Dans ce document, Frank parle du rapport qu’il avait envoyé à Berlin sur les premières manifestations, en disant qu’il avait des instructions, qu’il les avait reçues sur-le-champ du Quartier Général du Führer, que ces instructions avaient été envoyées directement de Berlin à la Police de sûreté à Prague, et que lui, Frank, les avait obtenues de cette dernière. Il n’est nullement question dans tout cela de la personne ou des services du Protecteur du Reich ; c’est une affaire intérieure de la Police, qui ne fait intervenir que le chef supérieur des SS et de la Police, Frank.

Devant l’importance de ce point, je voudrais me référer expressément aux déclarations des témoins von Burgsdorff et Vôickers qui, en raison de la position qu’ils ont occupée durant toute la période où l’accusé a exercé ses fonctions, connaissent intimement cette question. Burgsdorff avait déclaré que la Police était sous les ordres de Frank, qui recevait ses instructions directement de Himmler. Vôickers dit que l’accusé n’avait aucune influence sur l’activité de Frank, et par là sur celle de la Police. En réalité, dès le début, la Police, donc aussi le secrétaire d’État Frank, ont été complètement indépendants de l’accusé pour les mesures qu’ils prenaient, ce qu’a légalement confirmé l’ordonnance du 1er septembre 1939. En ce qui concerne les rapports de l’accusé avec Frank, tous les témoins affirment, même dans des déclarations écrites, qu’ils étaient des plus mauvais.

Étant donné cette situation, on ne peut pas admettre que le chef du service de sécurité et de la Police de sûreté ait exercé auprès de l’accusé l’activité d’un conseiller politique. L’accusé ne se souvient nullement d’une ordonnance de 1933, relative à la nomination de cet homme, qui est mentionnée dans une lettre du chef de la Police de sûreté (URSS-487). De toute façon, d’après ses propres déclarations qui sont catégoriques, il n’est jamais entré en fonctions.

Ainsi, le document URSS-487 ne paraît pas posséder de force probante. La copie de ce document qui m’a été remise par le Ministère Public porte la date du 21 juillet 1943. Il en ressort déjà d’une manière évidente que la nomination du chef du Service de sécurité, si jamais elle a eu lieu, n’a pas été faite pendant toute la durée de l’exercice des fonctions de l’accusé. Mais indépendamment de la date, il en ressort, en ce qui concerne l’objet de la lettre, qu’il s’agit là, non pas de la nomination d’un conseiller politique auprès du Protecteur du Reich, mais auprès du secrétaire d’État à la sécurité, donc de Frank. L’expression « Monsieur le Protecteur du Reich » ne peut être comprise autrement ; il ne s’agit pas de la personne, mais du service. Il était de coutume dans la vie administrative allemande de parler de « Monsieur » le ministre du Reich, etc., même dans le cas où l’on ne s’adressait pas personnellement à lui, mais a une des sections de son service. Que le chef du service de sécurité ait été nommé conseiller politique du secrétaire d’État qui était en même temps secrétaire d’Éitat du service de l’accusé et secrétaire d’État indépendant du service de sécurité, voilà qui est parfaitement digne de foi et vraisemblable.

Mais la façon dont mon client lui-même envisageait les mesures propres à apaiser les sentiments de la population et à empêcher ou à prévenir des excès ou des rébellions, ressort justement de l’avertissement de la fin août 1939, que lui reproche le Ministère Public. L’accuse a déclaré sous la foi du serment que cet avertissement avait, dans son idée, précisément pour but d’intimider la population avant qu’elle ne commît des actes de violence, et en particulier des actes de sabotage, qui étaient à prévoir dans la période de haute tension politique précédant la guerre, et d’éviter ainsi d’avoir à prendre des mesures plus sévères de police ou de justice qui n’auraient fait qu’exaspérer la population. On ne peut douter qu’il soit plus humain de publier un avertissement pareil et d’empêcher par là qu’aucun crime ne soit commis, que d’en laisser commettre, en l’absence d’avertissement, et de sévir ensuite avec rigueur. Le fait que des actes de sabotage, lorsqu’il n’était pas possible de les prévenir, devaient être sévèrement punis dans des circonstances pareilles, sera certainement reconnu dans tout autre pays, et constitue un fait évident. Ainsi que l’accusé l’a déclaré, l’avertissement avait atteint son but. Il ne prévoyait, implicitement ou explicitement, aucune sanction spéciale ; il ne contenait aucune menace spéciale de condamnation, mais se référait uniquement, comme son texte l’indique, à des sanctions pénales déjà existantes. La phrase suivante : « La responsabilité pour tous les actes de sabotage incombe non seulement au coupable, mais aussi à toute la population tchèque », se rapporte évidemment, ainsi que l’a confirmé l’accusé, à la seule responsabilité morale, et non pas à la responsabilité pénale. Cela signifie qu’au cas où des actes de sabotage graves devaient se renouveller des mesures générales seraient appliquées dans les régions en question, comme, par exemple, un couvre-feu prolongé, la défense Ide sortir, ou des interruptions générales de la circulation ou du courant, dont toute la population aurait à souffrir. Une responsabilité pénale collective aurait dû être conçue d’une façon essentiellement plus concrète. Au début de la proclamation, il est expressément déclaré que tout individu qui commet une des actions mentionnées est un ennemi du Reich et doit être puni en conséquence. Cette phrase indique précisément que la sanction pénale applicable à un tel acte de sabotage devait être établie sur une base tout à fait individuelle. A cette époque, personne à Prague, pas même le chef de la Police, n’aurait songé à instituer des peines collectives ou même, comme le Ministère Public l’affirme gratuitement, à introduire ainsi le système des otages. A ce sujet, je voudrais seulement renvoyer encore à la déposition du témoin von Holleben (livre de documents 5, n° 158) dans laquelle il déclare : « Neurath, donc, a toujours refusé de rendre un être humain responsable des actes d’un autre ».

Il résulte en outre de tout ce qui a été dit auparavant que l’accusé von Neurath ne peut pas être tenu pour responsable des arrestations qui ont été opérées au moment de l’occupation du territoire tchèque, non plus que de celles qui ont été effectuées au moment du déclenchement de la guerre et au cours desquelles, selon le Ministère Public, 8.000 notables Tchèques ont été pris comme otages et dirigés sur un camp de concentration, ou exécutés. Ces arrestations, d’après la déclaration de l’accusé avec laquelle concordent les dépositions de Frank, avaient été effectuées sur l’ordre direct de Berlin sans que l’accusé et Frank lui-même en eussent été informés. La déposition en sens contraire de Bienert, que présente le Ministère Public, est objectivement inexacte et repose sur des conclusions illogiques et inexactes. Bienert conclut que cette action tout entière s’est déroulée sous la direction de l’accusé, étant donné qu’il a donné l’ordre de le libérer quatre heures seulement après son arrestation. Cette conclusion manque de toute logique et est objectivement inexacte.

Il est prouvé de façon absolument irréfutable sur la base des preuves présentées, que l’accusé n’est pas responsable de l’ordre donné pour l’exécution de neuf étudiants, et pour l’arrestation d’environ douze cents étudiants dans la nuit du 16 au 17 novembre 1939. Ces mesures, que l’on ne peut qualifier autrement que d’actes terroristes, ont été ordonnées à l’insu de l’accusé et en son absence, par Hitler lui-même et exécutées sur ses instructions directes par Frank. Il est non moins irréfutable que la proclamation du 17 novembre 1939 qui rendait ces mesures publiques n’a été ni édictée ni signée par l’accusé, mais que, bien au contraire, on a abusé de son nom. Les déclarations de l’accusé lui-même, celles du témoin Dr Vôickers, qui a accompagné l’accusé au cours de son voyage à Berlin, le 16 novembre 1939, le lendemain des manifestations d’étudiants, et qui n’est rentré de Berlin à Prague, en même temps que l’accusé, que l’après-midi du 17 novembre, de plus les déclarations écrites de M. von Holleben et finalement les affidavits de la secrétaire de l’accusé, Mademoiselle Friedrich (livre de documents 5, n° 159) et de la baronne Ritter, confirment unanimement que, dans la nuit du 16 ’au 17 novembre, lorsque les exécutions et les arrestations ont eu lieu, l’accusé n’était certainement pas à Prague, mais à Berlin, et que l’annonce de ces événements avait déjà été affichée sur les murs de Prague lorsque l’accusé y est revenu. L’accusé n’a pas la moindre responsabilité pour ces atrocités. L’ordre à cet effet, ainsi que l’ordre simultané de fermer les universités avaient au contraire été donnés directement par Hitler à Frank, à Berlin, et cela comme le confirme expressément le témoin Vôickers, en l’absence et à l’insu de l’accusé. On comprendra aisément la valeur qu’on peut attacher dès lors à la déclaration du Dr Haveika, qui a été présentée par le Ministère Public.

Le crédit accordé à ce témoin Haveika ainsi qu’à toutes les autres dépositions de témoins tchèques présentées par le Ministère Public doit d’ailleurs être examiné avec la plus grande prudence. Ces dépositions sont de prime abord sujettes à deux importantes réserves. D’une part, il s’agit, dans le cas de tous ces témoins, de membres de l’ancien Gouveinement autonome tchèque, donc de collaborateurs, qui sont aujourd’hui détenus pour cette raison et attendent leur jugement. Du point de vue humain, on ne comprend que trop bien qu’ils voient aujourd’hui sous un autre jour les conditions de cette période-là, qu’ils les jugent autrement qu’elles n’étaient en réalité, et qu’ils confondent, sans le vouloir, dans leur mémoire les choses atroces qui se sont produites après le départ de M. von Neurath de Prague, avec les événements qui s’y sont déroulés pendant son séjour, et que, pour ces raisons, leur mémoire manque de précision. Il ne faut pas oublier non plus qu’ils espèrent, suivant en cela une tendance très naturelle, se décharger en chargeant M. von Neurath. En plus, il s’y ajoute, et ceci est presque plus important encore, qu’ils n’avaient et ne pouvaient avoir aucune connaissance de la situation juridique et des compétences au sein même des services du Protecteur du Reich, et qu’ils ne peuvent, de ce fait, juger jusqu’à quel point l’accusé avait lui-même promulgué ou fait promulguer les différents ordres et ordonnances. Un exemple le démontre clairement : dans sa déposition, le témoin Kalfus prétend que l’accusé serait responsable de l’union douanière entre le Protectorat et le Reich. A ce sujet, je ne fais que renvoyer à l’ordonnance de Hitler du 16 mars 1939 qui déclare déjà expressément que le Protectorat fait partie du domaine douanier du Reich. Si, de plus, le témoin Bienert affirme que M. von Neurath a soumis l’administration politique de Bohême et Moravie — l’administration de l’État aussi bien que celle des communes — aux Allemands, il y a là encore une erreur, du point de vue objectif, puisque, comme je l’ai déjà démontré, cette subordination résulte de l’ordonnance du 1er septembre 1939, qui a été promulguée non pas par l’accusé, mais par le conseil des ministres pour la Défense du Reich. Ces quelques exemples démontrent suffisamment combien toutes ces déclarations sont peu dignes de foi et combien les témoins étaient peu informés sur l’organisation réelle et les rapports de commandement au sein des’services du Protecteur du Reich. C’est ainsi que l’affirmation réitérée des témoins que les arrestations et les multiples autres mesures de force appliquées par la Gestapo contre la population tchèque ont été exécutées sur l’ordre ou les instructions personnelles de l’accusé constitue ou un mensonge voulu ou une preuve de leur ignorance des ordonnances officielles promulguées et publiées dans le journal officiel tchèque. Car, comme je l’ai déjà prouvé, la Gestapo ne relevait nullement de l’autorité de l’accusé. Les conclusions que l’on en peut tirer sur le crédit à accorder aux témoins sont naturelles. Il est évident, par contre, que les déclarations sous la foi du serment qui ont été faites par l’accusé et par les témoins que j’ai présentés méritent, avec les ordonnances que j’ai déposées, un tout autre crédit.

Ainsi donc, l’affirmation de l’Acte d’accusation tchèque et des témoignages qui lui servent de base selon laquelle M. von Neurath aurait ordonné, à la mi-novembre 1939, la fermeture des universités, est réfutée comme objectivement fausse. La fermeture des universités a eu lieu bien plutôt sur l’ordre exprès de Hitler. Comme la présentation des preuves l’a irréfutablement montré, l’accusé a immédiatement protesté auprès de Hitler contre cette mesure et a obtenu de celui-ci la promesse qu’il ferait rouvrir les universités au bout d’un an au lieu de trois. Si par la suite Hitler n’a pas tenu sa promesse, cela ne peut être mis à la charge de l’accusé. Le fait qu’il s’est efforcé d’obtenir la révocation de l’ordonnance de fermeture des universités prouve à quel point il tenait à préserver le niveau culturel et les milieux intellectuels tchèques.

De même que dans ce cas, l’accusé a pris fait et cause pour le peuple tchèque, dans son ensemble et en particulier, chaque fois qu’il l’a pu. C’est vrai tout spécialement dans le domaine de l’activité néfaste de la Police et de la Gestapo, dans la mesure où il en a eu connaisance. Ainsi, il est intervenu, suivant ses propres déclarations qui sont confirmées par celles du témoin Dr Vôickers, immédiatement après l’arrestation des étudiants à la mi-novembre 1939, avec toute son énergie et d’une manière inlassable pour qu’ils fussent relâchés. Et il a réussi, comme nous l’avons entendu ici non seulement de sa bouche, mais également du Dr Völckers, à faire libérer presque tous les étudiants jusqu’à son départ de Prague, le 27 septembre 1941. De la même manière, il est intervenu aussi inlassablement en faveur de la mise en liberté d’environ 8.000 Tchèques influents qui avaient été arrêtés au commencement de la guerre. Il n’avait pas non plus ordonné ces arrestations. Sa déclaration sous la foi du serment le prouve contrairement aux affirmations non conformes à la vérité des témoins tchèques Bienert, Krejci et Haveika. Elles n’ont même pas été ordonnées par Frank ou par un autre chef supérieur des SS ou de la Police du Protectorat, mais bien directement par Berlin, C’est aussi d’ailleurs grâce à l’accusé, que l’ordre donné en 1941 par Hitler, sur l’instigation de Frank et de Himmler, de destituer et d’arrêter l’ancien président du conseil tchèque, le général Elias, fut rapporté à la suite de son intervention personnelle auprès de Hitler. Ce n’est qu’après son départ qu’Elias a été arrêté par Heydrich et plus tard condamné à mort par un tribunal du peuple.

L’affirmation du témoin tchèque Bienert, d’après laquelle l’accusé aurait effectué des transferts de travailleurs tchèques dans le Reich, c’est-à-dire aurait déporté de force des ouvriers tchèques, est positivement fausse. Il est par contre exact que pendant toute la durée des fonctions de l’accusé, pas un seul travailleur tchèque n’a été déporté de force en Allemagne. Jusqu’au 27 septembre 1941, il n’y avait d’ailleurs pas eu encore de déportation forcée de travailleurs d’aucun des territoires occupés par l’Allemagne. Elles n’ont eu lieu que plus tard. Certes, de nombreux ouvriers Tchèques s’étaient volontairement rendus dans le Reich et y avaient accepté du travail de bon gré, car, en raison du taux d’échange fixé pour le Reichs-mark et des salaires plus élevés, ils gagnaient beaucoup plus qu’à Prague et pouvaient ainsi envoyer une partie considérable de leur salaire à leur famille restée dans le Protectorat. Si l’Acte d’accusation tchèque veut en outre rendre l’accusé responsable du fait que la Gestapo a envoyé des personnes arrêtées dans des camps de concentration et qu’elles y ont subi de mauvais traitements, il y a lieu de préciser, de la façon la plus nette, que jusqu’au 27 septembre 1941, qui a marqué la fin de l’activité officielle de l’accusé dans le Protectorat, il n’existait pas un seul camp de concentration dans le pays. Ils furent tous installés pendant l’administration de son successeur, après son départ. De même, l’ordonnance relative à la détention de protection et à la détention préventive, dont l’Acte d’accusation tchèque semble également vouloir lui faire grief, n’a été promulguée qu’après son départ, le 9 mars 1942, ainsi qu’il ressort de la copie jointe au rapport tchèque URSS-60.

En ce qui concerne, enfin, les charges portées par le Ministère Public à l’égard des mesures que l’accusé aurait prises contre les Juifs, l’exposé de l’Accusation, ici encore, ne correspond par aux faits, et s’avère même inexact lorsqu’on examine de plus près le document présenté à cet effet par le Ministère Public lui-même.

Sur l’ensemble des vingt et une ordonnances dans le livre de documents britannique n° 12 b, quatre seulement portent la signature de l’accusé lui-même, six ont été promulguées directement par le ministère du Reich et dix par le secrétaire d’État Frank ou par le Dr von Burgsdorff, qui lui était immédiatement subordonné, tandis qu’une autre encore émane du Président de l’État tchèque, Hacha. La première ordonnance du 21 juin 1939, signée par von Neurath lui-même, qui ne contient rien d’autre que l’application au Protectorat, rattaché au Reich le 16 mars 1939, des prescriptions relatives au traitement des biens juifs déjà en vigueur sur tout le territoire du Reich allemand, avait déjà été dictée par Berlin à l’accusé dès son entrée en fonctions. Le fait qu’elle n’a été promulguée par l’accusé que le 21 juin 1939, c’est-à-dire trois mois plus tard, prouve qu’il a dit la vérité en déclarant qu’il voulait laisser aux Juifs le temps de se préparer à l’application des mesures allemandes qui les concernaient. Leur ajournement jusqu’à cette date s’est fait dans l’intérêt évident des Juifs. La deuxième ordonnance promulguée par l’accusé lui-même, le 16 septembre 1940, se rapportait uniquement à la déclaration obligatoire des garanties, c’est-à-dire des gages qui se trouvaient entre les mains de Juifs : elle correspondait aux nombreuses mesures identiques ou semblables déjà prises dans le Reich à l’égard de tous les citoyens allemands. La troisième ordonnance promulguée et signée par Neurath lui-même, le 5 mars 1940, de même que la quatrième ordonnance du 14 septembre 1940, visaient, ainsi qu’il ressort sans aucun doute possible de leur contenu, à rendre possible et à faciliter l’exode des Juifs rendu inévitable par l’évolution des circonstances dans le Reich allemand. Ces deux décrets étaient donc promulgués en faveur des Juifs et prouvent que l’accusé n’avait pas une attitude hostile envers eux. Tous les documents que j’ai soumis à ce sujet — entre autres un communiqué de presse du printemps 1933 (livre de documents 1, n° 9) qui a trait au boycottage des Juifs, — ainsi que les témoins — prouvent que l’accusé non seulement n’était pas d’accord avec les mesures prises contre les Juifs — surtout avec des mesures violentes — mais au contraire qu’il les combattait. De telles mesures auraient été en contradiction avec toute son attitude chrétienne et humaine, comme l’ont prouvé spécialement les déclarations du témoin Köpke. C’est un fait que jusqu’au jour de son départ de Prague aucune synagogue n’a été fermée, et que le culte religieux Israélite n’a guère connu de restrictions. Il ne faut pas de preuve particulière pour démontrer que l’accusé ne peut pas être reconnu responsable des six décrets promulgués par le ministère de l’Intérieur du Reich. Il n’est pas responsable non plus des décrets signés par Frank et par M. von Burgsdorff, car il faut considérer la position indépendante du secrétaire d’État Frank et la compétence de la Police dans toute les questions juives. Il faut encore insister sur le fait que — contrairement à ce qu’affirme l’Acte d’accusation — l’accusé a déclaré sous serment que pendant toute la période où il a été en fonctions, aucune persécution de Juifs n’avait eu lieu.

Mais ses conceptions humaines et chrétiennes que j’ai déjà mentionnées plus haut font paraître peu probables, de prime abord, les affirmations contenues dans le rapport tchèque du 4 septembre 1945 (PS-998), et relatives à une prétendue attitude anti-religieuse de l’accusé. Il est vrai que ce rapport qui figure dans l’exposé de l’Accusation tchèque du 14 novembre 1945 (URSS-60) n’a pas fait l’objet d’un reproche du Ministère Public, mais néanmoins je voudrais en parler brièvement. La présentation des preuves a prouvé que les relations entre M. von Neurath et l’archevêque de Prague ne furent pas seulement bonnes, mais amicales, et que l’archevêque avait remercié von Neurath de l’assistance qu’il avait apportée aux Églises ; cela n’aurait certainement pas été le cas si Neurath avait eu une attitude anti-religieuse, ou s’il avait opprimé ou persécuté l’Église, ses organisations ou le clergé. Il n’y a rien d’extraordinaire dans le fait qu’il y ait eu aussi des divergences de service, comme dans le cas de la lettre de l’archevêque qui a été soumise par le Ministère Public ; dans tous les pays, à toutes les époques, l’État et l’Église ont eu des divergences ; par conséquent, cette lettre ne peut absolument pas être considérée comme la preuve d’une politique anti-religieuse de l’accusé. Il se peut que des ecclésiastiques aient été arrêtés ; mais ces arrestations n’ont pas été ordonnées par l’accusé mais par la Police qui n’était pas sous ses ordres et, de plus, pour autant que l’accusé en a eu connaissance, ces arrestations n’ont pas eu lieu en raison d’activités religieuses, mais du fait de menées politiques. Aussi le rapport tchèque cité ne montre-t-il point que les actions contre l’Église, ses organisations et le clergé, dont il est question dans ce document, aient eu lieu à l’époque où l’accusé était en fonction. Il a été nettement prouvé que l’accusé lui-même n’a jamais promulgué de mesures hostiles à l’Église ou à la religion, mais par contre, qu’il a expressément autorisé des pèlerinages à des sanctuaires tchèques par exemple. Je voudrais ici faire ressortir avec insistance que l’accusé ne s’est aucunement rendu coupable d’atteinte au sentiment national tchèque. Contrairement à l’affirmation du Ministère Public, il n’a pas ordonné la destruction ou la fermeture des maisons Masaryk, il n’a pas fait détruire ou enlever des monuments élevés en l’honneur des grands hommes de Tchécoslovaquie, comme le Ministère Public tente de le lui reprocher. Pour autant que des maisons Masaryk aient été fermées, les responsables de ces actes en sont uniquement les SS et la Police, qui n’étaient pas sous ses ordres. Le fait qu’il ait expressément autorisé que des couronnes fussent déposées — comme de coutume — aux monuments élevés à Masaryk, éclaire suffisamment son attitude dans la question du sentiment national tchèque.

De même, malgré toutes les tentatives des éléments radicaux, l’accusé n’a pris aucune mesure contre la vie culturelle. La vie théâtrale tchèque resta absolument libre, les lettres et la littérature tchèques ne furent aucunement opprimées ou influencées, exception faite naturellement pour des ouvrages de caractère anti-allemand ou provocateur. Même la presse qui, d’ailleurs, ne dépendait pas de lui mais du contrôle et de la censure du ministère de la Propagande du Reich, ne subit pas d’autres limitations que celles du Reich, car l’accusé s’efforçait, de façon générale, de maintenir et d’encourager l’originalité et l’indépendance de la vie culturelle tchèque. Je ne crois pas devoir m’étendre plus longtemps sur ce point, et voudrais pouvoir me contenter des propres déclarations de Neurath à ce sujet, auxquelles je me réfère, ainsi qu’à celles des témoins allemands qui ont été entendus. Mais ces dépositions montrent clairement aussi les difficultés et les résistances provenant de certains milieux et services extrémistes, et, pour une part qui n’est pas la moindre, de son propre secrétaire d’État Frank, contre lesquelles il avait à lutter dans ses efforts qui étaient ceux de toute sa politique à l’égard du peuple tchèque. Si l’on veut résumer son activité officielle, on peut dire que son existence à Prague ne fut tout entière qu’une lutte unique, une lutte contre les forces inspirées et dirigées par Himmler, une lutte d’autant plus difficile, qu’il n’avait pas effectivement les pleins pouvoirs dans le Protectorat, que précisément les services et les autorités les plus importants et les plus influents dans le domaine de la politique intérieure, l’ensemble de la Police et de la Gestapo, n’étaient pas sous ses ordres. Malgré cela, il n’a pas abandonné la lutte, il ne s’est pas lassé de protester à maintes reprises auprès de Hitler et de demander de l’aide, dans beaucoup de cas avec succès, dans d’autres, sans succès. Il a lutté jusqu’au bout, il ne s’est pas laissé décourager par des échecs, il a finalement poursuivi sa politique orientée vers la conciliation et le compromis, vers la pacification et la conservation du peuple tchèque. Et lorsque, en automne 1941, il dut à nouveau se rendre compte que la poursuite de la lutte était sans espoir, que l’influence de Himmler sur Hitler était plus forte que la sienne, que Hitler s’était décidé à passer désormais à une politique de force et de terreur et à envoyer dans ce but à Prague Heydrich qui était connu comme un chien sanguinaire, il en tira immédiatement les conséquences, comme il le fit au cours de l’hiver 1937-1938 lorsqu’il était ministre des Affaires étrangères, il abandonna ses fonctions, quitta Prague et se retira définitivement dans la vie privée.

LE PRÉSIDENT

Nous allons suspendre l’audience.

(L’audience est suspendue.)
LE PRESIDENT

Le Tribunal siégera en audience publique samedi, jusqu’à 13 heures.

Dr VON LÜDINGHAUSEN

L’impression que cette démission avait créée dans le peuple tchèque, même dans les milieux les plus hostiles aux Allemands, et les sentiments qu’elle a provoqués, r’essortent avec une netteté qu’il est difficile de surpasser, du fait que le rapport tchèque URSS-60, où l’on ne saurait voir des sentiments pro-allemands ou de la sympathie pour mon client, emploie en parlant du départ de ce dernier les termes suivants : le texte allemand dit « Gehörigen Schlag » (un coup sensible), le texte anglais dit « a heavy blow » (un rude coup), et désavoue ainsi, au fond, sa propre accusation contre M. von Neurath. Et en effet je crois avoir prouvé que durant tout l’exercice de ses fonctions, l’accusé ne s’est personnellement rendu coupable d’aucun de ces crimes contre l’Humanité que le Statut du Tribunal déclare punissables, et seuls de tels crimes peuvent entrer en considération ici. Et voici que se pose la question, en somme capitale, de ce Procès, celle de savoir si l’accusé, en acceptant le poste de Protecteur du Reich et en y restant malgré la guerre déchaînée par Hitler quelques mois après son entrée en fonctions, malgré les événements de novembre 1939, et maintes autres circonstances, s’est rendu coupable d’avoir donné son appui et apporté sa collaboration à Hitler et à ses complices. Le Ministère Public répond par l’affirmative. Mais un examen objectif et impartial peut-il vraiment fournir une réponse affirmative à cette question ?

Il y a une chose qui, après tout ce que nous avons appris par l’accusé lui-même, par les témoins que j’ai interrogés à ce sujet et par les affidavits présentés, devrait être établie de façon inattaquable : de même que M. von Neurath n’est pas entré jadis dans le gouvernement de Hitler en qualité de ministre des Affaires étrangères pour des raisons extérieures et matérielles, de même il n’a pas davantage assumé la charge de Protecteur du Reich pour de semblables raisons. La preuve en est dans le fait qu’il a refusé la dotation que Hitler lui destinait en 1943 à l’occasion de son 70e anniversaire ; mais comme ce n’était pas réalisable, il l’a déposée à sa banque, comme je vous l’ai prouvé par les lettres de sa banque (livre de documents 5, n° 160 et 161) et n’en a pas touché un sou. Et le faste dont on avait entouré la fonction de Protecteur du Reich n’avait rien d’attirant ni même d’intéressant pour lui : c’est ce qui ressort clairement de sa lettre du 14 octobre 1939 au témoin le Dr Köpke (livre de documents 5, n° 150), dans laquelle il la décrit simplement comme une prison. Dans les deux cas, comme non seulement les témoignages de l’accusé lui-même, mais aussi tous les témoins que j’ai cités et les documents produits l’ont prouvé, le motif et la raison d’accepter cette fonction et de persévérer ne résidaient pas dans le fait qu’il approuvait les idéologies du régime nazi tout entier, ainsi que ses méthodes, et voulait les soutenir, mais au contraire, provenait du profond sentiment de sa responsabilité humaine et de sa responsabilité d’homme d’État vis-à-vis de son peuple, dans ses convictions éthiques et morales les plus hautes et les plus spontanées. Comme il ne pouvait pas, n’avait pas le pouvoir d’éliminer Hitler et la domination nazie, il se considéra comme tenu, du moins pour sa part minime, dans le cadre et les limites de sa force, à lutter contre les tendances nazies qu’il abhorrait et d’empêcher leur réalisation dans le territoire qui relevait de sa compétence. Peut-on réellement, je vous le demande, en faire un reproche à M. von Neurath ? Peut-on le condamner parce que cette tâche qu’il a entreprise dans un sentiment moral du devoir et par conscience de sa responsabilité a dépassé ses forces et l’a fait échouer ?

Messieurs, libérez-vous pour une fois de toutes les préventions juridiques et politiques, de toute considération rétrospective des choses qui entraîne des conclusions en tout cas très incertaines, et pénétrez en pensée l’âme de cet homme, le monde de sa pensée, sa conception de la vie. Issu d’une famille chrétienne, remplie d’idées humaines et foncièrement honnêtes, mais aussi imbue de la conscience de sa responsabilité envers son peuple allemand, il avait grandi et atteint l’âge de 60 ans après une carrière de haut fonctionnaire sous les divers gouvernements, d’abord sous le régime impérial, puis sous les gouvernements changeants de la République. Sans s’informer de leurs tendances politiques, sans chercher à savoir s’ils étaient conservateurs, démocrates ou sociaux-démocrates, il les avait servis, il avait rempli les fonctions qui lui étaient assignées dans le domaine de son activité. En qualité de diplomate, de haut fonctionnaire des Affaires étrangères du Reich, le domaine de la politique intérieure lui était tout à fait étranger ; il considérait comme son seul devoir de servir son peuple en tant que tel, sans considération de ses gouvernements passagers et de leur attitude en matière de politique intérieure. Et il accepta ainsi, tout à fait contre ses désirs personnels, le poste du ministre des Affaires étrangères, à l’appel de Hindenburg au moment de la détresse. Il entra ainsi dans le Gouvernement du Reich et y demeura même après la nomination de Hitler, non comme représentant d’un parti politique déterminé, mais comme homme de confiance par excellence de Hindenburg dans le domaine de la politique étrangère. Il était le garant de la politique pacifique du Reich, le rocher de bronze de ce domaine.

Étant donné toute son éducation, son sentiment de sa responsabilité envers son peuple, il ne pouvait absolument pas agir autrement que de rester à son poste lorsqu’il fut entraîné dans le tourbillon et le dynamisme du mouvement national-socialiste et qu’il se vit forcé de voir le chemin que prenait ce mouvement et les moyens dont il faisait usage, qu’il ne pouvait lui-même que condamner. Mais de même que d’autres Allemands honnêtes et patriotes ont été déterminés par sentiment de leur responsabilité et de leur devoir vis-à-vis du peuple à seconder avec force Hitler et la domination nazie, de même sa conscience de la responsabilité et du devoir, non seulement vis-à-vis de lui-même, mais aussi vis-à-vis de son peuple, a forcé l’accusé à ne pas tenir compte de son aversion personnelle pour l’immoralité de ce régime et à lutter activement contre cette immoralité en restant à son poste et en continuant à le diriger suivant ses principes. Ainsi, du moins dans le domaine soumis à sa compétence, il a tenu cette immoralité à l’écart et a garanti son peuple allemand contre cette immoralité du régime nazi et de ses conséquences, contre une guerre, aussi longtemps que cela lui a été possible. Et lorsqu’un an et demi après sa démission il reçut un nouvel appel pour accepter, cette fois, le poste de Protecteur du Reich de Bohême et de Moravie, et que Hitler lui déclara qu’il l’avait justement choisi pour ces fonctions parce qu’il le considérait comme la seule personne qualifiée pour mener à bonne fin la politique qu’il avait projetée d’un apaisement et d’une reconciliation réels, dans le cadre de la nouvelle situation du peuple tchèque et du peuple allemand, le même sentiment de responsabilité et de devoir le contraignit à donner suite à cet appel. Toutefois, il devait conclure, du fait que Hitler voulait lui confier cette fonction bien qu’il connût son opposition au régime nazi, sa politique et ses procédés, que Hitler désirait vraiment de bonne foi un apaisement et une réconciliation avec le peuple tchèque. Il avait devant lui une tâche dont la réalisation ne devait pas seulement être du plus vif intérêt pour son propre peuple, mais aussi pour un peuple étranger. Une tâche qui servait non seulement l’idéal de réconciliation de deux peuples, mais encore l’idéal de l’Humanité, de l’amour chrétien du prochain, mais qui devait aussi protéger le peuple tchèque des moyens pernicieux du régime nazi. Et je demande maintenant s’il n’est pas au moins aussi moral de s’adonner soi-même entièrement à un tel but, de travailler activement sous le couvert d’une collaboration apparente qui semble extérieurement telle, contre le régime que l’on considère comme pernicieux et immoral, de refuser, dans un domaine si limité soit-il, d’empêcher l’application des moyens de ce régime et de sauver ainsi des innocents de la misère et de la mort, que de se retirer avec amertume par aversion personnelle et d’assister, passif, au déchaînement sans frein de ce régime contre l’Humanité ? Il n’est pas donné à chacun d’être une nature violente, un révolutionnaire, qui a recours à la force contre le régime abhorré et ses représentants. Et n’oubliez pas, Messieurs, qu’à cette époque, sous le régime autoritaire de Hitler, il n’y avait que ces deux moyens-là pour travailler d’une façon active et efficace contre le nazisme et sa terreur. Sous ce régime-là il n’y avait pas, comme dans les États démocratiques libres, avec un Parlement élu en toute liberté et indépendance, mille autres moyens de lutte contre un gouvernement haï et maudit. Dans l’Allemagne hitlérienne, toute opposition active et même ouverte signifiait un sacrifice absolument inutile. C’est pourquoi, Messieurs, je vous prie, en appréciant les faits ainsi que la réponse à ma question, de ne pas les considérer à la lumière des conditions démocratiques qui vous sont devenues toutes naturelles, mais qui sont absolument incomparables avec l’état de choses qui régnait en Allemagne au temps de Hitler. C’est parce qu’on n’a pas tenu compte de ce fait que tant de malheurs sont arrivés jusqu’à nos jours.

Et l’accusé von Neurath n’a-t-il pas tout justement sauvé la liberté et la vie de milliers d’hommes, dont la liberté et la vie auraient été irrémédiablement perdues sans son intervention, en acceptant les fonctions de Protecteur du Reich et en les conservant, bien qu’il dût se rendre compte qu’il ne pouvait accomplir sa tâche sans encourir de culpabilité, qu’il ne disposait pour la mener à bonne fin des moyens nécessaires, mais que, malgré tout cela, il continuât sa lutte contre la terreur du régime nazi ? Est-ce que cela ne vaut pas mille fois mieux, est-ce que cela n’est pas beaucoup plus moral que s’il s’était immédiatement retiré, rempli de dégoût et d’une vertueuse indignation ?

Je n’hésite pas à répondre par l’affirmative, comme j’ai déjà répondu à ma première question, et à me déclarer convaincu que personne ne me condamnera pour cela. Ou bien le destin de l’accusé doit-il se dérouler devant nous comme une tragédie de Sophocle dans laquelle l’homme devient coupable tout en étant innocent, parce qu’il a écouté sa conscience et son sens des responsabilités ?

Messieurs, par les explications qui précèdent, je crois avoir démontré et apporté la preuve qu’aucun des actes que le Ministère Public reproche à mon client ne sont criminels au sens du Statut, et qu’aucun de ces actes n’a traduit le dessein de l’accusé de commettre un crime dans le sens du Statut de ce Tribunal ; ni du point de vue objectif, ni du point de vue subjectif, il n’y a donc eu acte punissable. Mais je crois avoir démontré en outre que toutes les actions de mon client poursuivaient dans leur ensemble un but exactement opposé à celui dont le Ministère Public lui fait grief, c’est-à-dire qu’elles visaient non à commettre mais à empêcher ces actes mêmes que le Statut qualifie de crimes susceptibles d’être réprimés, qu’il s’agisse du crime ’d’avoir projeté, préparé et dirigé une guerre d’agression, de crimes de guerre ou de crimes contre l’Humanité.

Cependant, il me reste encore une chose à faire : d’en déduire à quel point il est impossible, voire absurde, d’appliquer à mon client les principes de la conspiration. Car la conspiration présuppose que chacun des participants ne désire pas seulement le dessein criminel mais que, par son entrée dans la conspiration, par sa participation dès l’origine, il approuve et soit disposé également à appro-uver les actions commises par les autres membres en vue de préparer la réalisation de ce dessein criminel ou d’un acte qui a un rapport quelconque avec lui. Mais si, comme le Ministère Public le fait sciemment, on considère qu’en Droit international le fait d’avoir accepté ou d’être resté à un poste tout en connaissant le dessein criminel suffit à prouver qu’il y a eu approbation du dessein criminel et des agissements de chacun des autres accusés dans leur vie publique même, en vue d’en amener la réalisation et si, de ce fait, on déduit ensuite la responsabilité pénale de tous, il en résulte, avec une logique irréfutable, qu’en appliquant le principe de la co-responsabilité établie sur l’acceptation ou la continuation d’une fonction, sans égard pour les motifs, les causes et les buts, aussi convenables et moraux qu’ils soient, de ce geste, on se voit contraint de punir non seulement ceux qui ont repoussé les desseins, les plans et les actes criminels d’autrui, mais aussi ceux qui les ont activement combattus et dont c’était le but en acceptant un poste ou en restant en fonctions, comme ce fut le cas pour l’accusé von Neurath. Qu’un tel résultat soit le contraire de tout sentiment naturel de justice et de toute pensée juridique, qu’il soit le contraire de ce que ce Tribunal doit s’efforcer d’atteindre et s’efforce d’atteindre, qu’il soit le contraire de tout postulat éthique, cela, Messieurs, je n’ai pas besoin de vous le prouver, de le prouver à un Tribunal qui, non seulement incarne ici la Justice, la conscience juridique et morale de tous les peuples civilisés de la terre, mais qui doit aussi montrer aux générations futures le chemin de la Paix parmi les peuples. Mais la réalisation de cette tâche ne peut survenir que si vous montrez à nouveau aux hommes que toute généralisation, tout nivellement, tout traitement et, partant, toute appréciation et tout jugement porté sur les hommes et leurs actes sont mauvais lorsqu’ils se basent sur des normes qui tiennent à la collectivité, je serais tenté de dire grégaires, au lieu de rechercher la personnalité, la volonté et les intentions de l’individu. Un tel traitement nie les droits sacrés de l’individu et mène finalement et inévitablement à l’idolâtrie de la puissance. Mais cette adoration de la puissance, cette foi en la puissance, ont été justement la raison essentielle des événements terribles qui se sont déroulés encore une fois devant nos yeux.

Mais vous ne pouvez rendre justice et accomplir la double tâche de punir là où une peine doit intervenir d’après le droit divin et humain, en indiquant en même temps à l’Humanité les voies qui mènent à la paix parmi les peuples si, de par votre jugement, vous n’enlevez à l’Humanité la foi en la puissance et si vous ne rendez aux peuples du monde, et non pas en dernière analyse au seul peuple allemand, à la place de cette foi en la puissance, la foi et le respect des droits sacrés de l’individu que Dieu le Père a créé à son image. Pénétré de la vérité de cette conception, je remets maintenant en toute confiance entre vos mains le sort de mon client, l’accusé von Neurath.

LE PRÉSIDENT

Je donne la parole au Dr Fritz, avocat de l’accuse Fritzsche.

Dr HEINZ FRITZ (avocat de l’accusé Fritzsche)

Monsieur le Président, Messieurs. Dans le cas Fritzsche, le résultat des preuves est relativement clair. Bien que ma plaidoirie arrive tardivement par rapport aux autres, il est indispensable de considérer de plus près les problèmes juridiques qui se posent. Ils sont dus, avant tout, au fait que Fritzsche a été qualifié d’auxiliaire d’une manière particulièrement pertinente par le Ministère Public.

Je dois en premier lieu faire la lumière sur la fonction que Fritzsche a occupée au ministère de la Propagande, sur le rôle qu’il a joué, d’une manière générale, dans la propagande allemande. C’est de là qu’on doit pouvoir tirer des conclusions sur sa prétendue participation à la soi-disant conspiration.

Au commencement du Procès, M. Albrecht a présenté comme preuve l’organisation du Gouvernement du IIIe Reich, d’après la situation de mars 1945, sous la forme d’un schéma. M. Albrecht a reconnu lui-même que le nom de Fritzsche n’y apparaît pas dans les fonctions d’un des dirigeants principaux du ministère de la Propagande. Il a franchement ajouté que son importance avait été plus grande que sa fonction, telle qu’elle est décrite dans ce schéma, ne permet de le reconnaître. Il a conclu en affirmant que des preuves en avaient été présentées au Tribunal (audience du 21 novembre 1945).

Cela s’est-il passé dans la réalité et l’audition de la preuve a-t-elle pu réellement permettre de conclure à une plus grande importance de Fritzsche ? Sir David Maxwell-Fyfe a produit au cours des débats, lors de l’audience du 28 février 1946, un résumé des éléments de culpabilité qui fait ressortir d’une manière particulièrement impressionnante les liens plus ou moins étroits qui unissent les accusés, pris en particulier, aux faits dont ils doivent être coupables aux yeux du Ministère Public. Le Tribunal aura constaté que l’accusé Fritzsche est le seul qui ne figure absolument pas sur ce tableau. Cela provient de ce qu’il n’appartient à aucune des organisations qui doivent être déclarées coupables. Un coup d’œil jeté sur le plan d’organisation du ministère de la Propagande qui a été présenté dans le dossier E par le Ministère Public (audience du 23 janvier 1946) , fait voir d’une manière particulièrement frappante que Fritzsche lui-même n’a été, dans sa dernière fonction de directeur du ministère et de chef de la section de radio, qu’un des douze fonctionnaires de même rang. Une telle position exclut déjà, à première vue, l’hypothèse selon laquelle il aurait pu déterminer les lignes directrices de la politique, les lignes directrices de la diffusion des nouvelles et les principes de ce qui pouvait être porté à la connaissance de l’Allemagne et du monde. Le capitaine Sprecher — manifestement pour augmenter l’importance de Fritzsche — a attiré l’attention sur le fait que le chef de la section de la presse allemande a occupé une position unique en son genre, mais il n’a pas non plus passé sous silence le fait qu’il a eu des prédécesseurs et des successeurs dans cette fonction que l’on prétend unique en son genre.

Lorsque Fritzsche a été nommé par Goebbels directeur de la section de radiodiffusion, en novembre 1942, il n’obtenait pas par là une plus haute situation dans la hiérarchie administrative. Son activité n’était qu’une pure affaire administrative. Celle-ci se rapportait à des questions d’organisation technique. Mon client mentionne, dans son affidavit du 7 janvier 1946, l’activité administrative qui y est inhérente et énumère aussi ses nombreux prédécesseurs. Quelqu’un a-t-il eu l’idée d’accuser ces nombreuses personnes d’être des criminels de guerre importants ou d’en faire les dirigeants supérieurs d’un instrument de propagande ? Comme ce n’est pas le cas, il faut bien en tirer la conclusion que ce n’est pas la fonction officielle de Fritzsche qui a servi de base à l’Accusation

(audience du 28 février 1946) .

Justice Jackson a, lui aussi, attiré l’attention sur le fait que, dans le cadre des organisations qui sont ici accusées, tous les fonctionnaires, chefs de section ou employés de l’État n’étaient pas purement et simplement représentés : on ne nomme que le Gouvernement du Reich. C’est pourquoi on ne peut pas faire à Fritzsche le reproche qu’on pourrait adresser certainement aux membres des organisations. Du fait de sa position en elle-même et de la liaison étroite de chaque membre des organisations, on ne peut pas conclure que les plans de la prétendue conspiration lui aient été au préalable connus et lui aient été absolument clairs en raison de son appartenance à l’organisation.

Le Ministère Public russe a aussi essayé, pendant le contre-interrogatoire de Fritzsche, de grossir l’importance de la position de celui-ci. Il a présenté au cours de la discussion trois procès-verbaux : les dépositions des témoins Schôrner, Voss et Stahel (documents URSS-472, URSS-411, URSS-473). Mais on ne peut pas voir de preuves dans ces documents. Ces procès-verbaux n’ont d’ailleurs été utilisés que pour en reprocher quelques parties à l’accusé Fritzsche. En raison de cette limitation, j’ai pu renoncer, au cours du contre-interrogatoire, à l’audition de ces trois personnes qui ont signé ces procès-verbaux. Mais pour les parties qui ont été reprochées à l’accusé Fritzsche durant son audition à la barre des témoins, il n’a pas manqué de prendre position. Il ne me reste plus qu’à donner les indications suivantes : aucun de ces trois personnages n’a seulement affirmé être au courant de l’organisation intérieure du ministère de la Propagande. Aucun des trois procès-verbaux ne contient une déclaration quelconque de Fritzsche. Ces procès-verbaux contiennent plutôt de simples jugements. Des jugements de témoins que nous n’avons pas à connaître, surtout lorsque ces témoins ne peuvent pas produire de faits précis et définis. C’est déjà la raison pour laquelle toute force probante doit leur être déniée. Mais ce sont, en plus, des jugements absolument faux. Ils ne peuvent, en aucun cas, être tirés des propres déclarations de Fritzsche présentées au cours de cette procédure par le Ministère Public, c’est-à-dire de ses discours à la radio.

Si l’on avait pu produire contre l’accusé Fritzsche des preuves susceptibles d’étayer un jugement, il aurait mieux valu, étant donné que le Ministère Public aurait pu se procurer tous les discours qu’il a prononcés à la radio, présenter ici les déclarations qu’il a faites et qui auraient permis au Tribunal de se former sa propre religion. Les procès-verbaux de l’audition des témoins contiennent l’affirmation tout à fait sommaire que Fritzsche aurait été le « représentant » de Goebbels. J’ai présenté cette affirmation au témoin von Schirmeister ; il l’a qualifiée de pur non-sens. Fritzsche a dû dire la même chose à la barre des témoins. Il ne peut subsister aucun doute que le témoignage concordant des témoins ne soit exact. Enfin, il y a encore des centaines d’anciens collaborateurs de ce ministère qui peuvent confirmer, d’après leurs propres connaissances, l’exactitude de ces déclarations. Je peux donc constater l’échec complet de la tentative qui a été faite de grossir l’importance de la situation de Fritzsche, contrairement aux indications sur l’organisation du ministère de la Propagande qu’a présentées M. Albrecht.

L’audition des preuves a permis, en outre, de conclure que Fritzsche n’a pas été le créateur du grand appareil de contrôle de la presse allemande, ainsi que le Ministère Public l’affirme en outre (audience du 23 janvier 1946) . Ce fut plutôt le travail du Dr Goebbels et d’autres de ses collaborateurs. Au point de vue purement chronologique, ce ne peut avoir été l’oeuvre de Fritzsche. Pour commencer, il a été, durant des années, simple employé, puis administrateur, et ce n’est qu’à partir de l’hiver 1938-1939 qu’il est devenu l’un de ces douze chefs de section du ministère. Lorsqu’il est devenu chef de la section de la presse allemande, la direction de la politique de la presse était entre les mains du chef de la presse du Reich, le Dr Dietrich. Il est devenu chef de la section de la radiodiffusion, ainsi qu’il a été déjà dit, en novembre 1942 seulement et il n’a pas pu créer de bases nouvelles. Ni Goebbels ni Dietrich ne se sont jamais laissé enlever des mains la direction de la presse et de la radiodiffusion allemandes. En ce qui concerne les détails sur ce point, je vous renvoie à la déposition du témoin von Schirmeister. Les nombreuses autres indications données aussi bien par Fritzsche, lorsqu’il a été interrogé comme témoin, que par le témoin von Schirmeister, montrent bien que Fritzsche n’a pas pu être le créateur de la section de presse, no’n plus que le chef de la propagande allemande, dans la mesure où celle-ci émanait directement du ministère.

En fait, au cours de son activité, Fritzsche n’a jamais exercé une fonction de commandement en ce domaine, et il ne le pouvait pas en raison de sa situation de fonctionnaire ; de sorte qu’on ne peut parler de lui comme du créateur ou du directeur de la presse et de la radiodiffusion du IIIe Reich. Au contraire, on avait institué entre le Dr Goebbels, le Dr Dietrich et lui toute une série d’autres services qui avaient le pas sur lui. Je peux vous renvoyer à ce sujet aux déclarations générales faites par le lieutenant Meitzer sur l’importance d’un secrétaire d’État au ministère de la Propagande du Reich et du chef de la presse du Reich, en se référant à une déposition faite par Amann le 19 décembre 1945 : il a attiré l’attention sur le fait que les titulaires de ces postes ont exercé le contrôle complet sur le service des nouvelles en Allemagne (audience du 11 janvier 1946, document PS-3501) . Fritzsche n’a jamais occupé une de ces positions. Le ministère de la Propagande avait du reste non pas un, mais trois secrétaires d’Éltat, Le Dr Goebbels s’était entouré d’un cabinet ministériel. Je crois aussi qu’il est juste d’insister ici sur ce rang inférieur, parce que le Ministère Public croit pouvoir conclure dans d’autres cas — par exemple pour l’accusé Göring — à une responsabilité particulière fondée sur un rang élevé, qui résulte par conséquent de la seule situation extérieure d’un accusé. On ne peut donc en aucune façon partir du fait que Fritzsche aurait eu une influence décisive quelconque sur la direction de la propagande en général ou sur la politique qui était poursuivie par la presse et la radio.

Les fonctions que Fritzsche a remplies dans le service technique d’information ne le concernent que comme journaliste et comme spécialiste. Elles n’ont rien à voir avec le contenu de la propagande qui a été poursuivie par le Gouvernement de l’État. Il n’a jamais été qu’un exécutant. Il est exact qu’il a organisé au point de vue technique les bureaux d’information des journaux. Il les a ainsi modernisés et perfectionnés. Il est en outre exact que ce service d’information a joué plus tard dans la guerre un rôle très important. Fritzsche n’a exercé ce genre d’activité que dans les années 1933 à 1938 ; mais il est incontestable qu’il n’a pas exercé pendant ces années la moindre influence sur la teneur et la tendance politique des nouvelles, d’autant plus qu’il n’était alors qu’un simple employé.

Ces indications sur la situation officielle de Fritzsche à l’intérieur du ministère de la Propagande sont encore justifiées pour une autre raison. Si Fritzsche a reconnu ses faits et gestes et s’il veut en assumer la responsabilité pleine et entière, — il a eu l’occasion de s’expliquer pertinemment sur l’occasion et la teneur de tous les extraits qui lui ont été reprochés de ses discours à la radio — il ne peut pas cependant adopter des thèses qui ont été représentées par d’autres services de l’appareil de la propagande officielle, même à l’intérieur de son ministère. Pour commencer, il ne peut pas répondre de la propagande désorganisée du Parti. Fritzsche a exposé les différentes espèces, ordonnées et désordonnées, de la propagande du IIIe Reich, et insisté sur leurs répercussions. Je puis rappeler au Tribunal que le témoin von Schir-meister a déclaré que Goebbels lui-même n’avait rien pu faire pour la propagande fondée sur le dogme du Parti et sur le mythe. Ce n’était pas pour lui des choses avec lesquelles on pouvait prendre les masses. L’accusé Speer a pu indiquer, en mentionnant l’agitation secrète due aux armes nouvelles, d’autres sources de propagande désorganisée. Fritzsche n’a aucune responsabilité en tout cela. Sa situation officielle n’était pas assez influente pour qu’il pût combattre efficacement tous ces défauts et tous ces abus. C’est pour ce motif que sa tentative renouvelée de faire interdire le Stürmer, car il considérait ce journal comme un moyen de propagande parfaitement anti-allemand, resta sans succès. La propagande du Parti a, par ces effets pratiques, joué un rôle bien plus important que celui que Fritzsche aurait jamais pu jouer avec les fonctions si restreintes qu’il lui opposait. Je rappelle que, d’après la déclaration de Fritzsche à la barre des témoins, le Dr Goebbels lui-même avait peur de Bormann. C’était une conséquence de ce principe fatal d’après lequel ce n’était pas l’État qui devait commander au Parti, mais au contraire le Parti qui devait commander au Reich.

L’exposé des preuves et, en particulier, l’interrogatoire du témoin von Schirmeister a, de ce fait, fourni une preuve irréfutable que les instructions décisives sur la propagande du IIIe Reich venaient d’autres services. Goebbels qui, par rapport à Fritzsche, occupait personnellement une situation tout à fait élevée, ne permettait à aucun fonctionnaire subordonné de son ministère de s’immiscer dans ses plans. Il est démontré qu’avec l’autorité que lui conférait sa situation, avec l’habileté de ses arguments que le monde entier connaît et au besoin avec la voix du mensonge, il arrivait à réaliser ses plans. La direction de la politique de presse allemande (ne considérons que ce cadre restreint) était entre les mains du Dr Goebbels et du Dr Dietrich. Il en était de même, ainsi que l’a déclaré le témoin von Schirmeister, pour la radio, lorsque, en novembre 1942, Fritzsche en a pris la direction. Le Dr Goebbels, un des plus anciens et des plus intimes collaborateurs de Hitler et du Dr Dietrich, le compagnon fidèle de Hitler (il était, pendant la guerre, presque sans interruption à son Quartier Général), ne se laissèrent jamais dessaisir de la direction de la presse et de la radio, surtout par un homme tel que Fritzsche qui n’avait aucune sorte de rapports avec Hitler, qui n’avait même jamais eu une seule conversation avec lui. En dernier lieu, la volonté de Hitler était décisive, même sur ce point. D’autre part, nous avons entendu parler de l’influence — qu’elle ait été motivée par Hitler, par Goebbels, ou par Dietrich, on ne peut le préciser — qui a aussi été exercée avec succès par d’autres services d’État sur la presse et la radio. Je mentionne ici le ministère des Affaires étrangères, le Haut Commandement de la Wehrmacht et des ministères dont les chefs étaient bien plus étroitement liés aux trois personnes en question que Fritzsche.

Pour éviter un malentendu, je me permets de préciser que l’affirmation de l’Acte d’accusation, qui voulait que Fritzsche eût été, d’une façon ou d’une autre, en contact avec les services de propagande du Parti, par exemple le service de presse du Reich, de la NSDAP ou la section de radiodiffusion du Parti, a été, au cours des débats, expressément retirée par le Ministère Public.

Je crois avoir par là limité suffisamment la responsabilité de l’accusé. De cette limitation ressort l’injustice de l’opinion qui a été très répandue, suivant laquelle Fritzsche aurait eu une situation très importante et influente dans l’appareil gigantesque de la propagande du IIIe Reich, Cette limitation tient compte non seulement juridiquement, mais moralement aussi, des faits qui ont été mis en lumière par la présentation des preuves.

Je me suis déjà ainsi, dans une certaine mesure, prononcé sur le reproche fait à Fritzsche d’avoir été un membre de la prétendue conjuration. Le Ministère Public a essayé à plusieurs reprises de classer les différents stades du travail de Fritzsche dans le prétendu groupe de conjurés, et en a tiré des conclusions importantes : Fritzsche serait, de ce fait, responsable également de crimes de guerre, de crimes contre l’Humanité, et même de crimes contre la Paix (audience du 23 janvier 1946) . Ces tentatives, dès rétablissements des charges, ont paru à peine justifiées positivement, et ce n’est certes pas une critique exagérée si je déclare ici que le Ministère Public s’est trouvé assez embarrassé pour faire de la situation de fonctionnaire subalterne de Fritzsche une fonction importante et de premier plan. Aujourd’hui, après la fin de l’exposé des preuves, il me semble que la tentative faite pour classer Fritzsche dans le cercle des conspirateurs a échoué.

On ne trouve pas trace de Fritzsche dans aucune des réunions au cours desquelles Hitler a discuté, dans le cercle plus ou moins restreint de ses collaborateurs, de plans ou d’actions quelconques. Il n’a pris part non plus effectivement à aucune discussion dans laquelle il aurait été question de précipiter le monde dans le carnage d’une guerre d’agression. Il n’était pas un partisan de la première heure et ne s’est vu décerner que plus tard l’insigne en or du Parti. Il n’appartenait, ainsi que je l’ai bien fait remarquer, à aucune de ces organisations qui doivent être déclarées criminelles. Il a rempli jusqu’au dernier moment un emploi de fonctionnaire dans un ministère ; il a reçu des directives comme tout autre fonctionnaire. Il ne pouvait à aucun moment devenir conseiller politique.

Le pont qui le reliait à la prétendue conjuration n’aurait pu, d’après la situation, être lancé que par la personne du Dr Goebbels. Le témoin von Schirmeister a réfuté cette hypothèse. D’après sa déclaration, Fritzsche n’a jamais fait partie du cercle restreint des personnes qui approchaient le Dr Goebbels. Il est vrai que von Schirmeister a même pu affirmer que Fritzsche devait souvent s’adresser à lui-même lorsqu’il désirait connaître les vues du Dr Goebbels sur une question quelconque, puisque von Schirmeister était le rédacteur personnel de Goebbels pour la presse. Des relations par le canal des secrétaires d’État — par exemple des docteurs Dietrich et Naumann, pour n’en nommer que quelques-uns — présentaient aussi des difficultés Ce n’est pas la méthode qu’emploient d’habitude les conspirateurs entre eux. Le témoin von Schirmeister a déclaré plus tard qu’il aurait été impossible à Fritzsche de se mêler à un échange d’idées avec Goebbels, en vue d’élaborer des plans. Il revenait donc au Ministère Public de prouver en quoi on pouvait reconnaître que l’accusé Fritzsche avait participé à la conjuration. Je prétends que cette preuve n’a été rapportée sur aucun point de l’accusation.

Je crois qu’en général ce ne sont pas les situations officielles de Fritzsche qui ont amené à dresser une accusation contre lui. Bien plus, je suppose que l’on doit mettre uniquement sur le compte de ses allocutions radiodiffusées le fait qu’il s’est fait connaître pendant la guerre seulement en Allemagne et peut-être aussi dans une partie du reste du monde.

C’est pourquoi tous les sévères reproches qui lui sont adressés en reviennent toujours à ses allocutions. Les autres affirmations sur sa situation dans le cadre du Gouvernement ou même du Parti se basent uniquement sur des conjectures ou des combinaisons sans base solide, comme il ressort, par exemple, avec une clarté particulière, des jugements absolument personnels, et qui ont d’ailleurs été réfutés, de Schôrner, Voss et Stahel. Son nom n’est devenu célèbre que par le moyen technique dont il se servait. Seule la grande importance de la radio pour la transmission des nouvelles l’a fait apparaître sous un jour particulier. Il est incontestable qu’il a eu, par là, une grande influence sur le peuple allemand. Je peux démontrer, grâce à no’tre propre expérience de l’Allemagne sous la domination nazie, que chaque orateur de Gau ou n’importe quel dirigeant de Kreis a parlé un langage qui allait beaucoup plus loin. Mais leurs allocutions n’ont paru en général que dans la presse locale.

En ce qui concerne ces allocutions, la Défense a été gênée du fait qu’elles n’ont pas pu être mises à sa disposition en totalité et in extenso. Les extraits cités par le Ministère Public russe lors du contre-interrogatoire n’ont pas pu être complétés par le texte in extenso des discours d’alors. Ainsi a disparu la possibilité de rétablir le sens que les allocutions avaient à l’époque où elle ont été prononcées. J’en reviens encore à un exemple à ce sujet. La méthode qui consiste à ne faire connaître au Tribunal que certains passages ou citations est, dans ce cas, particulièrement insuffisante, car, d’après elle, on ne’ peut constater que Fritzsche, dans ses allocutions, a constamment mis au premier plan les événements actuels. On n’y remarque que très rarement ou en passant des conclusions générales de nature idéologique. Mais il ressort déjà des déclarations que Fritzsche a faites sur ses allocutions, qui ont pu lui être présentées m extenso par les représentants du Ministère Public, une image tout à fait différente des mobiles et des motifs de ses discours radiodiffusés. Ces derniers n’ont été, des années 1932 — donc déjà avant la prise de pouvoir par le national-socialisme — à 1939, qu’une revue de presse politique. Ils s’appelaient d’ailleurs ainsi. Ils n’étaient d’ailleurs qu’une collection d’extraits de la presse intérieure et étrangère.

Fritzsche ne conteste d’ailleurs pas que ces extraits étaient choisis en tenant compte des intérêts de l’État national-socialiste. Ce n’est que pendant la guerre que ces allocutions sont devenues, en restant toujours basées jusqu’à la fin sur des extraits de la presse même étrangère, la plate-forme des polémiques qui ont été d’usage pendant la guerre dans les deux camps. Sans aucun doute elles ont contribué énormément à la formation de l’opinion en Allemagne ; sans aucun doute beaucoup de gens ont écouté en Allemagne les allocutions de Fritzsche, non à cause de ses polé1 -miques, mais pour avoir de ses citations une idée au moins approximative de la façon dont s’exprimait l’opinion publique étrangère. Tout d’abord ces discours ont constitué, des années durant, un travail purement privé, en dehors de sa situation officielle. Ce n’est qu’au cours de la guerre qu’ils ont été considérés comme officieux en raison de l’importance ascendante de leur caractère. Ils ont acquis ainsi, pour rendre la chose plus claire, disons le caractère d’éditorial d’un journal qui approchait les milieux gouvernementaux. Il aurait été facile à la Défense de présenter au Tribunal des collections de journaux de la même époque dont les éditoriaux accusaient la même tendance — comme on peut l’affirmer maintenant avec le recul du temps — et qui parlaient un langage beaucoup plus violent.

Fritzsche a pu, de la manière la plus catégorique, et d’après ma conviction, absolument avec raison, contester que ces allocutions eussent poussé à la haine de race, au meurtre ou aux actes de violence, à la haine des peuples ou aux guerres d’agression. Si l’on peut vraiment attribuer un tel effet à ces allocutions, il faudrait alors faire le même reproche à chaque rédacteur du IIIe Reich qui recevait les mots d’ordre quotidiens du chef de la presse du Reich. Ce Tribunal semble formuler un tel reproche à Fritzsche, uniquement parce qu’il a été entendu à longue distance grâce à un moyen technique. Il est de la nature des choses, et cela particulièrement en temps de guerre, car ce n’est que depuis 1939 que ses discours lui donnaient l’importance d’un publiciste, que le polémiste devient lui-même un sujet de polémique. Et c’est plus vrai encore pour celui dont l’influence se répand par la technique que pour celui qui écrit dans un journal local. Ce n’est qu’ainsi que son nom devient, pour l’extérieur, plus connu que les noms même de gens qui sont beaucoup plus puissants que le publiciste. On peut voir jusqu’où vont les reproches du Ministère Public qui touchent cette activité de publiciste dans le fait qu’il aurait non seulement participé au complot qui forgeait les plans, mais encore qu’il est accusé de crimes contre la paix. Lorsqu’un propagandiste se voit l’objet d’un tel reproche, la question se pose aussitôt de savoir si les allocutions radiodiffusées ne devaient pas être le moyen le plus inadéquat pour atteindre les buts criminels d’une conspiration secrète. Ces allocutions, entendues par le monde entier, pouvaient tout au plus être propres à camoufler de tels buts et à tromper le monde. De fait, on adresse justement à Fritzsche le reproche contraire. Il doit en avoir suscité d’autres.

Il me semble qu’ainsi la nature et les particularités de ces allocutions ont été suffisamment caractérisées. Leur importance devait, vis-à-vis des conclusions exagérées du Ministère Public, être ramenée à des dimensions normales.

Avant de m’occuper davantage du reproche adressé à Fritzsche d’avoir contribué, par ses allocutions radiodiffusées ou par d’autres moyens, à certaines guerres d’agression, il est nécessaire, quand on fait à un publiciste des reproches de nature criminelle ou de Droit international, de traiter un problème juridique. Nulle part, aussi loin que je regarde, le Ministère Public n’a débattu la question de savoir si et dans quelle mesure la propagande, c’est-à-dire la tentative pour exercer une influence morale, a été ou est encore réglementée en général par le Droit international, particulièrement en temps de guerre. C’est peut-être seulement parce qu’il aurait fallu répondre un non bien net à la question une fois posée que ce problème n’a jamais été débattu. L’Acte d’accusation constate sans doute, pendant la dictature de Hitler, le gigantesque dispositif de propagande qui a été créé et a amené la surveillance et le contrôle de toute activité intellectuelle, mais n’en tire aucune conclusion en faveur d’une critique partant du Droit International. Effectivement, aucune espèce de disposition générale ou spéciale valable ne touche ce domaine ou l’a jamais concerné ; aucun droit coutumier n’a pu non plus se former ici. Sous ce rapport, il est intéressant de voir que les manuels de Droit international passent en général sur ce problème pour autant que je puisse constater. Sans doute, un certain nombre de manuels teintés en particulier de Droit naturel contiennent régulièrement dans les listes de droits fondamentaux du Droit international un chapitre sur l’honneur et la dignité de l’État. Dans ces chapitres, on déduit de l’égalité des États et de leur vie commune au sein de la communauté internationale qu’ils devraient se traiter mutuellement avec respect. Conformément à cela, on exige encore de se garder des injures adressées par des particuliers qui occupent des fonctions, à d’autres États, et de punir de telles infractions. Mais cette idée n’a trouvé son expression juridique positive que dans le Code pénal de certains pays qui punissent les injures adressées à des dirigeants étrangers, naturellement en temps de paix seulement (1 ) (« Crimes contre les Etats étrangers ». Cahiers suisses de Droit pénal, 1928, page 317). Un autre enseignement, moins orienté sur le Droit naturel, tend à considérer qu’il ne s’agit pas ici d’obligations juridiques, mais d’obligations de courtoisie internationale. Quoi qu’il en soit, un Droit international orienté dans un sens ou dans un autre n’a pas sa place en temps de paix, surtout s’il s’agit de propagande privée par la presse et la littérature. Et maintenant, en ce qui concerne la guerre, il manque, comme je l’ai déjà signalé, une prescription quelconque sur ce sujet. En temps de guerre, il n’y a, d’après le Droit international en vigueur, aucune espèce de limite à la propagande dirigée contre les autres États. Il n’y a donc qu’une seule borne à cette propagande, celle qui domine tout le droit de la guerre : est seulement et entièrement autorisé quod. ad finem belli neces-sarium est. Étant donné l’importance énorme que possède l’influence morale sur la volonté des individus et des peuples, il est indubitable que la propagande peut être un moyen de guerre essentiel et même, dans un cas donné, décisif ; non moins important peut-être que la guerre économique ou même la lutte des armes. La propagande a ici un double devoir : d’une part, servir à soulever la force de résistance de son propre peuple et, d’autre part, contribuer à la décomposition des forces combattives de l’adversaire. Cette influence — embellissement d’un côté, dénigrement de l’autre, dissimulation de faits, etc — n’est, dans son essence, rien d’autre qu’une ruse de guerre expressément autorisée comme moyen de guerre dans le domaine de la guerre sur terre, conformément à l’article 24 de la Convention de La Haye sur la gueire sur terre. Pour suivre cette idée, on peut montrer que l’espionnage, autre forme de ruse guerrière, a aussi été autorisé comme moyen de guerre par la Convention de La Haye sur la guerre sur terre.

Ce que je viens de dire correspond tout à fait à ce qui se passe en pratique entre les États : injurier l’ennemi et ses hommes d’État, les rendre méprisables, interpréter faussement les motifs et les projets adverses, faire des hypothèses calomnieusesi, produire des affirmations gratuites, sont malheureusement des procédés couramment employés par tous et d’une manière croissante au cours d’une guerre.

Mais on ne trouve, avant la première guerre mondiale, que des élans insignifiants en vue d’éviter la guerre. Ils avaient alors un but encore plus lointain : contribuer à l’entente entre les peuples en général, par un désarmement moral universel. Mais on n’est pas arrivé à cette entente avant la première catastrophe mondiale de ce siècle. Comme une juste réaction à la suite des graves complications guerrières, cette entente a reçu après 1918 une forte impulsion et a été portée à la connaissance du monde par les tâches qui ont été présentées à cet égard à la Société des Nations. C’était, il est vrai, une première tentative en vue d’un désarmement moral. A l’occasion de la cinquième session de la Société des Nations à Paris, en 1925, la création d’un Institut de coopération intellectuelle était décidée. Les autres enquêtes qui ont duré des années ont amené l’élaboration de nombreux projets en vue de la création de commissions générales et de sous-commissions, de sections et de comités autonomes disposant d’une documentation immense. Mais tous ces grands efforts n’ont pas amené l’élan idéaliste et l’aspiration des peuples à un désarmement moral et à une coopération intellectuelle, à l’élaboration d’une législation réaliste et concrète qui aurait imposé à chaque État ainsi qu’à ses ressortissants des obligations légales. On n’atteignit aucun résultat qui aurait permis en temps de guerre d’empêcher la haine, les menées, la déformation des faits, l’excitation contre d’autres peuples ou contre les ressortissants d’autres peuples par tous les moyens d’expression modernes. Les deux projets concrets et étendus en vue d’un désarmement moral, présentés par le Gouvernement polonais à la Société des Nations, en deux mémorandums des 17 septembre 1931 (1 ) (Lettre du ministre des Affaires étrangères de Pologne au secrétaire général de la Société des Nations. Numéro officiel : C.602.M.240.1931.IX. (Conf. D.16) ; Péter Dietz : Geistige Abrustung (Désarmement moral), pages 137-143 ; bibliothèque d’Erlangen, sous le numéro U-36/3564) et 13 février 1932 (2 ) ( Proposition de la délégation polonaise relative à la réalisation progressive du désarmement moral. Numéro officiel : Conf. D.76. Dietz, pages 143-145) , eurent le même sort.

Ces projets tendaient à faire interdire, par une législation nationale, toute propagande, pour autant qu’elle pût être dangereuse pour la paix, et même toute propagande visant seulement à troubler les bonnes relations entre les peuples. On devait avoir non seulement une influence sur les grands moyens publics d’information, mais aussi sur les ramifications étendues des administrations de chaque État moderne et aller jusqu’au contrôle des livres de classe. Ces projets qui recommandaient aux États membres de ne plus hésiter, même devant l’établissement de la censure et des mesures d’interdiction, se brisèrent devant une antinomie qui existait alors : ces projets se heurtaient à la conception profondément enracinée qu’aucune atteinte ne sût être portée à la liberté d’expression dans le domaine moral, par des mesures policières extraordinairement étendues ; cette liberté d’expression devait être conservée comme un droit inaliénable donné par le Créateur. On en est resté à cette polarité des conceptions fondamentales. Nous avons eu ici, dans cette salle d’audience, une démonstration particulière de ce que peuvent amener la censure et le contrôle de la presse, de la radiodiffusion et du film. Les quelques accords bilatéraux qui ont été conclus, après l’échec des projets polonais des années 1931 et 1932, ne sont pas assez importants pour être mentionnés ici. Ils se limitaient aux domaines accessoires des moyens de propagande et à l’époque des rapports de bon voisinage.

C’est pourquoi nous ne pouvons ici que formuler l’espoir que, sur une base de solidarité internationale, ces thèses qui sont encore contradictoires puissent également, dans l’avenir, faire l’objet d’une synthèse et être portées sur un plan plus élevé.

On a produit au cours de ce Procès une ordonnance secrète du Haut Commandement de la Wehrmacht en date du 1er octobre 1938 (document C-2). La section de Droit international de ce dernier organisme avait fait établir un tableau pour le cas de complications militaires. On devait pouvoir y trouver les principes permettant de parer à une violation possible des lois de la guerre, soit par l’ami soit par l’ennemi. En pleine connaissance de l’absence de règles de Droit dans le domaine de la propagande, dans son sens le plus large, il y est exposé qu’il est absolument admis par le Droit international de discréditer l’adversaire et de tenter de le diviser, quels que soient les mensonges et les falsifications qu’on utilise à cet effet, et que l’on pourrait même, d’un point de vue juridique, établir pour l’avenir un règlement établissant que, si l’ennemi utilise une propagande de ce genre, il est juridiquement possible d’y répondre par des contre-offensives dans lesquelles il faut utiliser « bien entendu également les atrocités inventées de toutes pièces ». Cela peut paraître cynique et brutal. Mais c’était malheureusement conforme aux usages de la guerre. Ou mieux, cette constatation sans fard provenait des réelles lacunes juridiques qu’offraient les accords de Droit international et la coutume. Le Dr Kranzbûhler a déclaré ici avec raison : « En temps de guerre, la vérité n’est pas un devoir ».

La distance qui nous sépare des méthodes de propagande employées de part et d’autre au cours de la première guerre mondiale nous permet de qualifier d’historiques les événements de cette époque. A cette époque déjà, les belligérants s’étaient laissés séduire par l’idée de tenter de diviser l’adversaire par les moyens de la propagande. Mais la légende des soldats allemands coupant les mains des enfants — un mensonge de guerre, comme l’a prouvé Arthur Ponsonby dans son livre Falsehood in War Time (Le Mensonge en temps de guerre) (1 ) (Arthur Ponsonby M.P. : Falsehood in War Time, contenant un choix de mensonges ayant eu cours parmi les nations pendant la grande guerre, paru à Londres chez George Allen et Unwin Ltd. Muséum Street, 1928) — refaisait son apparition au plus profond de la paix, c’est-à-dire près de dix ans après la première guerre mondiale, dans un livre de classe français (2 ) ( Dans un livre de classe à l’usage des Lorrains : Deuxième livre du syllabaire Langlois, encore en usage en 1927, et qui revient à la page 156, sous le titre : « Souvenez-vous », sur ces prétendus événements ; reproduit dans les Communications d’Alsace et de Lorraine du 20 mars 1927).

Toute une littérature provenant de tous les États belligérants, des dessins, des caricatures concernant la seule première guerre mondiale se trouvent par légions dans toutes les bibliothèques. Beaucoup se rappellent encore ce film qui montrait de terribles atrocités et portait pour titre : Les cavaliers de l’apocalypse. Ce film a presque tait le tour du monde au temps de la première guerre mondiale. Et, malheureusement, on a dû en rester jusqu’à aujourd’hui à ce régime de désordre du Droit. Peut-on, selon le but que Justice Jackson s’efforce de donner à ce Procès, c’est-à-dire créer également un nouveau Droit international, faire entrer rétroactivement dans l’État national-socialiste le cas de l’accusé Fritzsche en sa qualité de publiciste ? Le vœu formulé par le Ministère Public, de voir Fritzsche condamné comme criminel de guerre peut-il être amené par l’affirmation d’une évolution ultérieure logique des lois si, dans le domaine de la propagande, rien jusqu’à présent n’a été réglementé à l’aide du Droit et de la loi, et si aucune poussée fructueuse n’a été faite dans cette direction ? Il ne s’agit certes pas ici d’une lacune juridique seulement apparente.

Ce qui a été dit ne s’applique pas, bien entendu, aux cas dans lesquels on a été réellement incité à des crimes particuliers par les moyens de la propagande. C’est pourquoi j’en viendrai maintenant à chacun des reproches du Ministère Public, afin d’établir que Fritzsche ne s’est pas rendu coupable de ces actes.

En ce qui concerne les prétendus crimes contre la paix, le Ministère Public part du fait que chacune des grandes agressions politiques et militaires effectuées par le Gouvernement allemand aurait été précédée d’une campagne de presse. Les conspirateurs nazis auraient aussi utilisé la presse comme moyen de politique extérieure et pour manœuvrer en vue des attaques à venir. De cette description tout à fait générale, peut-être même exacte, de telles intentions, on va jusqu’à tirer la conclusion que Fritzsche, lui aussi, y aurait une part de responsabilité. Une telle responsabilité ne résulterait que du fait qu’il fut, de décembre 1938 au printemps de 1942, directeur de la section « Presse allemande » au ministère de la Propagande. Mais les prémisses manquent à ce raisonnement. Il ne pourrait être valable que si l’on pouvait établir que Fritzsche a été vraiment le créateur et l’inspirateur de toute cette campagne de presse. Fritzsche, en raison de sa position subalterne, ne pouvait savoir dans l’ordre hiérarchique, et par rapport aux véritables chefs de la Propagande : Hitler, Goebbels, Dietrich et autres, que ce qui lui était présenté, ainsi qu’aux autres fonctionnaires, comme une vérité historique. Je rappelle que tous les témoins qui ont déposé sur l’influence de la politique étrangère sur la presse ont fait allusion au fait qu’avant le début de toute action politique et surtout militaire, le ministère des Affaires étrangères a tracé aux yeux du monde les étapes de la grande politique, par la rédaction des livres blancs. De même pour les autres intentions et projets des chefs supérieurs du IIIe Reich, on ne communiquait à la presse, dans ces occassions, que ce que l’opinion publique devait apprendre, mais on taisait ce qu’elle ne devait pas savoir.

Comment, au vu de l’exposé des preuves, la propagande de Fritzsche au sujet des différentes agressions militaires s’est-elle effectivement effectuée ? Qu’a-t-il su de ce qui se passait à l’arrière-plan ?

Peu de temps seulement avant le pas décisif du 15 mars 1939, qui devait conduire à l’occupation de la Bohême-Moravie, il reçut des directives du chef de la presse du Reich. Comme dans tous les autres cas, elles constituaient le « mot d’ordre du jour » (document PS-3469) et étaient données lors des conférences de presse. Ces mots d’ordres étaient ensuite reproduits en caractères gras dans les journaux allemands. On peut mentionner ici que le célèbre organe du Parti, le Völkischer Beobachter, dépendait moins que les autres de tels mots d’ordres, car il touchait directement au chef de la presse et, pendant la guerre, au Grand Quartier Général du Führer, et qu’il disposait surtout d’un propre service d’informations. Ce que contenait le Völkischer Beobachter ne constituait pas, pour cette raison, ce que Fritzsche approuvait en tant que chef de la presse allemande. Dans ses informations de presse, et ce point a une grande importance pour toute son activité, Fritzsche avait un principe : ne communiquer en aucun cas de fausses nouvelles à la presse. La raison extérieure de cette attitude était le fait que son prédécesseur à la section « Presse allemande », Berndt, avait répandu toutes sortes de nouvelles pendant la crise des Sudètes, et perdu de ce fait la confiance des journalistes allemands. Fritzsche et Schirmeister ont donné des détails sur ce point à la barre des témoins.

On ne voit pas dans quelle mesure Fritzsche aurait participé, plus que les autres fonctionnaires ou officiers, à l’entrée des troupes allemandes en Tchécoslovaquie. Ce qui a été relevé au cours de ce Procès sur les intentions secrètes de Hitler à cette époque, Fritzsche l’ignorait, comme il ignorait le « Cas Vert » (Fall Grùn). En tant que direction de la « presse de l’intérieur », il n’a pu acquérir aucune influence sur les moyens de propagande à employer en Tchécoslovaquie (document PS-998).

Il en est de même pour la campagne de Pologne. Là non plus, Fritzsche n’a pas poussé à une intrigue guerrière, ni sciemment répandu des nouvelles pouvant soutenir des intensions d’agression. Précisément, dans son allocution radiodiffusée du 29 août 1939 (document URSS-493), qui- lui a été reprochée au cours du contre-interrogatoire, il fait expressément allusion au fait que l’on ne peut sérieusement douter de la volontée de paix de l’Allemagne.

Ce passage, et d’autres encore, sont spécialement aptes à montrer la bonne foi de Fritzsche. Il a exprimé ici sa déception et celle du peuple allemand d’avoir su que cette volonté de paix, sans cesse affirmée par Hitler, était un mensonge, une perfidie même. Si l’on examine le texte entier des autres allocutions radiodiffusées de Fritzsche, prononcées peu avant et pendant la campagne de Pologne, aucune de ses paroles ne pourra être interprétée comme une approbation de cette guerre d’agression. Les motifs donnés officiellement ont alors convaincu Fritzsche, comme des millions d’autres Allemands, que l’Allemagne avait le Droit pour elle. Comme il l’a expliqué à la barre des témoins, c’est parce qu’il avait à cette époque été amené à une telle conviction qu’il s’est senti, lui aussi, trompé par Hitler.

Il n’en fut pas autrement non plus dans le cas de la Yougoslavie. Ici aussi, Fritzsche n’a pu apprendre que les faits qui lui étaient transmis ainsi qu’aux autres journalistes par le chef de la presse du Reich, et dont il ne pouvait contrôler la vérité, en raison de la rapidité avec laquelle les événements se déroulaient, même dans le cas où la pensée aurait pu lui venir, au cours des événements, que l’on utilisait la presse pour provoquer des mesures agressives.

Le rôle de la presse avant l’attaque par surprise contre l’Union Soviétique a été particulièrement tiré au clair au cours de ce Procès. Pour des raisons stratégiques déjà, tout le service de la Propagande — et Fritzsche, qui était chef de la section « presse intérieure » — ne devaient absolument rien savoir d’avance. Précisément, cette campagne avait été habilement camouflée par Goebbels sous un prétendu projet d’invasion de l’Angleterre par l’Allemagne. Goebbels lui-même a sciemment orienté ses collaborateurs les plus proches sur cette fausse route, comme Schirmeister l’a déclaré à la barre des témoins. La déclaration de Fritzsche prétendant qu’il ne savait rien des préparatifs secrets consistant en la création d’un « ministère des Territoires de l’Est » n’a pas été réfutée par le rapport de Rosen-berg (document PS-1039) qui lui a été présenté au cours du contre-interrogatoire. C’est un document qui a joué un grand rôle dans une autre partie de ce Procès en raison des nombreux noms qu’il contient. Il est, en même temps, l’unique document dans lequel on trouve le nom de Fritzsche associé à des plans secrets quelconques. On ne peut pas déduire de ce document que Rosenberg a rédigé avec quelques-uns de ses collaborateurs, d’après les faits établis vers le 28 ou le 29 juin 1941, donc après le début de la campagne, le fait que Rosenberg ait parlé à l’accusé Fritzsche avant le moment décisif. Le projet ne porte ni date, ni signature. Fritzsche y est d’ailleurs mentionné sous le titre de directeur de ministère, qui ne lui a été conféré qu’à l’automne 1942. Par conséquent, cela ne réfute en rien la déclaration de Fritzsche à la barre des témoins, qui a déclaré que Rosenberg ne lui avait jamais rien fait savoir ni d’une guerre imminente contre l’Union Soviétique, ni du projet de création d’un ministère pour les territoires de l’Est. C’est seulement après le commencement de la campagne et après qu’on eût annoncé officiellement la création d’un nouveau ministère que Rosenberg lui fit savoir par ses collaborateurs comment il désirait voir traiter dans la presse allemande les questions de l’Est.

Il reste donc établi, conformément à ses déclarations, que, dans le cas de la guerre contre l’Union Soviétique comme dans tous les autres cas, Fritzsche n’apprenait les nouvelles qu’au moment où on les lui remettait pour les faire publier. On m’accordera que cela ne permet pas de conclure qu’il ait joué un rôle de conspirateur actif, ou même seulement d’un initié.

On ne peut vraiment pas penser que Fritzsche ait connu quelque chose des plans du Haut Commandement de la Wehrmacht de juin 1941 (document C-26) ou du procès-verbal de Bormann du 16 juillet 1941 (document L-221), deux documents qui lui ont été présentés lors du contre-interrogatoire. Ces discusions nous ont appris qu’elles n’avaient pu avoir eu lieu que dans un cercle très réduit. En outre, les dépositions des témoins qui ne concernaient pas directement Fritzsche ont appris par quels moyens de camouflage militaires les projets étaient dissimulés. C’est ce qu’a indiqué le témoin Paulus, et c’est ce qui résulte également du rapport du service de renseignements militaires allemand (document PS-1229). Toutes ces choses étaient de celles qu’on ne disait pas à un journaliste. Même le témoin Gisevius, qui, cependant, s’est occupé longtemps de rechercher les buts secrets, a fait allusion aux difficultés qu’on avait eues, même au Haut Commandement de la Wehrmacht, pour savoir si Hitler projetait ou non de faire la guerre (audience du 25 avril 1946).

Je peux donc déclarer, pour conclure, que l’affirmation emphatique du Ministère Public, qui veut que Fritzsche, en tant que complice de Goebbels, l’ait aidé à plonger le monde dans le bain de sang des guerres d’agression (audience du 23 janvier 1946) n’est pas fondée. Lorsque j’ai interrogé Fritzsche, il a répondu à cette question : Quels qu’aient été les faits dans les cas particuliers, des informations lui ont été données à tous moments, à lui comme au public allemand, depuis l’invasion de l’Autriche jusqu’à l’agression contre la Russie, qui établissaient la nécessité de l’attitude allemande. On pourrait aussi concevoir le reproche d’un crime contre la paix dans le fait que Fritzsche a constamment invité le peuple allemand à tenir, pendant une guerre d’agression. Naturellement, il n’a pas fait de propagande défaitiste par la voie de ses allocutions radiodiffusées. C’est pourquoi il me faut discuter de la question de savoir si cette participation ou tout autre forme de participation à une guerre d’agression, après son déclenchement, doit être considérée comme une participation au crime contre la paix et punie comme telle.

Le Procureur Général français, M. de Menthon, a voulu, en se basant sur une interprétation littérale de l’article 6, paragraphe 2 a) du Statut, et sans tenir compte du sens profond de ce paragraphe, déduire que les soldats et autres organismes de l’État agresseur ne peuvent pas entreprendre d’actions de guerre justifiables selon le Droit international ; mais il a dû visiblement reconnaître que cette conception devait mener, dans la pratique, à des résultats impossibles. C’est ainsi qu’il a, par exemple, qualifié la Convention de La Haye de réglementation créatrice pour l’agresseur et l’objet de l’agression, de droits et de devoirs. Il a ainsi implicitement mais clairement donné à entendre qu’à son avis, il faut interpréter cette disposition du Statut d’une manière restrictive. Dans l’article 6, paragraphe 2, a) du Statut, sont qualifiés crimes contre la paix, la préparation, le déclenchement ou la poursuite d’une guerre d’agression. Le mot « Durchfùhrung » est la traduction du mot anglais « waging ». Il serait certainement plus juste de le traduire par « Unternehmen » (entreprendre). Or, « entreprendre » veut dire, d’après son sens naturel, à peu près la même chose que « beabsichtigen » (avoir l’intention de) : celui qui entreprend quelque chose a l’intention de le faire, mais ne l’a pas encore fait. Le mot « Durchfùhren » pourrait laisser naître l’impression que le crime contre la paix n’est pas encore consommé avec le déclenchement de la guerre et qu’il pourrait donc s’étendre à toute la durée de la guerre. La conséquence de cette conception serait donc que toutes les personnes qui ont participé à la conduite de la guerre, comme par exemple les chefs d’armées, tous les membres de l’Armée et, de plus, toutes les personnes qui ont soutenu la guerre d’une manière quelconque — également par la livraison de matériel de guerre et par des allocutions radiodiffusées — devraient aussi être punies selon cette disposition. Des gens pourraient avoir commis des crimes contre la paix, même s’ils n’avaient aucunement participé aux projets et aux préparatifs qui ont précédé la guerre. Et même s’ils ne se doutaient pas qu’il s’agissait d’une agression.

En face de cela, il faut constater que ne peuvent entrer en ligne de compte comme auteurs d’une guerre d’agression que ceux qui l’ont projetée eux-mêmes. Ils exécutent leur projet commun en commençant la guerre, avec ou sans déclaration de guerre. La poursuite de la guerre et le fait de la commencer peuvent être mis sur le même plan. Le reproche de crime contre la paix ne peut atteindre que ceux qui l’ont également projetée.

Les raisons suivantes parlent en ce sens : La norme pénale veut protéger la paix contre des guerres d’agression, c’est-à-dire contre des guerres illégitimes. Dès l’instant que ces guerres illégitimes commencent, sont déclenchées, comme le dit l’Acte d’accusation, les bases juridiques de la paix sont violées, le crime contre la paix est accompli et consommé. On ne peut donner au mot « Durchfûhren » ou « Unternehmen » — « waging » — aucun autre sens que celui d’« amener », de « passer à l’exécution du plan ».

L’évolution historique de la conception des crimes contre la paix s’accorde entièrement avec cette explication, dans le Droit international. Le Droit international fait, depuis de longues années, une différence entre les crimes de guerre au sens étroit du mot et la culpabilité de la guerre. Les crimes de guerre sont des infractions aux règles du Droit de la guerre, établies par traité ou découlant du Droit coutumier, aux usages de la guerre ; ce sont aussi les infractions contre l’Humanité. La culpabilité de la guerre est le fait punissable d’avoir amené une guerre et, en particulier, une guerre d’agression injustifiée.

Cette distinction est également apparue dans les négociations relatives au Traité de paix après la première guerre mondiale. Elle a trouvé également son application dans les articles 227 et suivants du Traité de Versailles. Il ne peut subsister aucun doute que le concept de crime contre la paix, au sens du Statut, doit être inden-tique à cette culpabilité de guerre au sens en usage jusqu’ici dans le Droit international. L’article 6 du paragraphe 2, a) doit atteindre les criminels de guerre. Ceux donc qui commencent une guerre contraire au Droit.

L’opinion selon laquelle la poursuite id’une guerre déclenchée contrairement au Droit serait également un crime contre la paix conduirait à des conséquences absolument insoutenables. Pas un ressortissant de l’État qui a entrepris la guerre d’agression ne serait alors innocent. La guerre moderne n’est plus limitée, comme dans les temps anciens, aux passes d’armes des armées en présence. Elle s’est étendue — ainsi que les deux guerres mondiales l’ont montré — à la totalité des peuples en guerre et à tous les domaines de leur vie. Elle s’est élargie au point de devenir la guerre totale. Totale dans le sens que tous y sont impliqués. Même la femme qui tourne des vis dans une usine est impliquée dans la guerre totale. Et comme le Professeur Exner l’a expliqué ici d’une manière si convaincante dans sa plaidoirie, toute capture de prisonniers serait, dans une guerre offensive, une privation abusive de liberté, toute réquisition un vol, et tout coup de feu un assassinat. Il serait absurde de vouloir demander des comptes à tous les individus d’une nation pour des crimes contre la paix. Il serait, en outre, pratiquement impossible d’établir une graduation d’après le degré et la nature de la contribution apportée à la guerre. Ne peuvent donc commettre des crimes contre la paix que ceux qui ont participé à l’éclatement de la guerre — je n’ai plus qu’une page, Monsieur le Président — tandis que la niasse immense ne saurait y avoir sa part.

Le point de vue que je viens de développer figure également, à mon avis, dans l’Acte d’accusation. Il prétend que le crime est réalisé quand la guerre se déchaîne. Mais il ne signale nulle part que le fait de participer à une guerre ou de la soutenir par des actions ou des prestations de quelque nature que ce soit puisse être considéré comme un crime ou comme une aide qui lui est apportée. Selon l’échafaudage du Ministère Public, ne viennent donc en ligne de compte, à partir du début des hostilités, et exclusivement, que les crimes des deuxième et troisième groupes, c’est-à-dire les crimes de guerre au sens plus étroit tel que l’entend le Droit international, et les crimes contre l’Humanité.

A mon avis, Justice Jackson a également adopté ce point de vue lors de son exposé introductif du 21 novembre 1945, et on y est également revenu lors de l’audience du 1er mars 1946, quand M. le juge Biddie a attiré son attention sur le fait qu’il avait alors indiqué que le début de la guerre était l’élément constitutif du crime et non la poursuite de la guerre. En d’autres termes, le crime contre la paix, au sens de l’article 6, paragraphe 2, o) du Statut, est constitué par le déclenchement de la guerre d’agression.

Il ressort de ces explications qu’une activité quelconque orientée pendant la guerre dans le sens de la guerre ne saurait constituer un fait punissable ; et c’est le cas des allocutions radiodiffusées que Fritzsche a prononcées au cours de la guerre.

LE PRÉSIDENT

L’audience est levée.

(L’audience sera reprise le 25 juillet 1946 à 10 heures.)