CENT QUATRE-VINGT-SEPTIÈME JOURNÉE.
Vendredi 26 juillet 1946.
Audience du matin.
Je donne maintenant la parole au Procureur Général américain.
Plaise au Tribunal. L’accusé Hess n’assistera pas à l’audience.
Un procureur peut rarement se trouver en face ’d’une tâche plus écrasante que celle de choisir ses derniers arguments, quand il existe une grande disproportion entre le temps dont il dispose et la documentation qu’il pourrait utiliser. En huit mois — ce qui est bien court ipour un procès d’État — nous avons présenté des témoignages qui embrassaient des panoramas d’événements plus vastes et plus variés qu’il n’en a jamais été réuni dans une procédure. Au total, il est impossible de faire plus que d’esquisser à grands traits les points essentiels du sombre et triste dossier de ce Procès, qui demeurera le texte historique de la honte et de la dépravation du XXe siècle.
Il est courant de penser que notre époque représente l’apogée de la civilisation, d’où les défauts des âges précédents peuvent être considérés d’un air protecteur à la lumière de ce qu’on appelle « le progrès ». En réalité, le siècle actuel ne tiendra pas une place bien admirable dans la longue perspective de l’Histoire, à moins que sa seconde moitié ne rachète sa première. Ces quarante premières années du XXe siècle seront enregistrées dans le livre du temps comme les plus sanglantes de toutes les annales. Les deux guerres mondiales ont laissé un héritage de deuils plus important que celui de toutes les armées engagées dans les guerres de l’Histoire ancienne ou médiévale. Aucun autre demi-siècle n’a jamais été témoin de massacres’ d’une telle importance, de telles cruautés et de telles barbaries, de telles déportations massives de populations en vue d’esclavage, de telles suppressions de minorités. La terreur de Torquemada pâlit devant l’inquisition nazie. Ces actes sont les sinistres faits historiques qui rappelleront cette décade aux générations à venir. Si nous ne pouvons pas’ éliminer les causes et éviter la répétition de ces événements barbares, ce n’est pas prophétiser à la légère que de dire que ce XXe siècle peut encore réussir à mener la civilisation à sa perte.
Stimulés par ces faits, nous nous sommes levés pour laver la honte de l’Histoire de notre ère. Les accusés se plaignent du fait que nous allons trop vite. En rédigeant le Statut de ce Tribunal, nous pensions enregistrer un progrès réalisé dans le Droit international. Mais ils disent que nous avons dépassé notre époque, que nous avons anticipé sur un progrès qui sera réalisé, mais ne l’a pas encore été. L’accord de Londres, qu’il établisse de nouveaux principes ou qu’il se contente de répéter les anciens, marque de toute manière une transition dans le Droit international, qui correspond’ en gros à l’évolution du Droit interne, quand les hommes cessèrent de punir les crimes par les cris de haro et commencèrent à laisser la sanction reposer sur la raison et l’enquête. La Société des Nations a renoncé à l’habitude des cris de haro et à la loi « catch and kill » (attrape et tue). Elle cherche à appliquer des sanctions pour faire observer le Droit international et à guider son application par les témoignages, la loi et la raison au lieu des cris de haro. Les accusés accusent la loi par laquelle on leur demande des comptes. Leur aversion pour la loi qui les condamne n’est pas nouvelle. Elle a déjà été remarquée : « Aucun voleur qui sent la corde autour de son cou n’a une bonne opinion de la loi ».
Je ne m’occuperai pas des points de Droit de ce Procès ; j’ai expliqué la position des États-Unis dans mon exposé introductif : mon distingué collègue, le Procureur Général anglais, répondra au nom de tous les Ministères Publics à l’attaque juridique des accusés. A cette phase du Procès, je m’en tiendrai au Droit applicable à ces crimes, tel qu’il a été fixé dans le Statut. Les accusés qui, sans le Statut, n’auraient absolument aucun droit à être entendus, demandent maintenant que les bases légales de ce Procès soient supprimées. Ce Tribunal n’a, naturellement, pas reçu le pouvoir de mettre de côté ou de modifier l’Accord conclu entre les quatre Puissances, auquel dix-neuf autres nations ont adhéré. Les termes du Statut sont concluants à l’égard de chaque partie dans ce Procès.
En interprétant le Statut, nous ne devions pourtant pas ignorer le caractère unique et remarquable de cette assemblée, en tant que Tribunal Militaire International. Ce n’est pas une partie du mécanisme constitutionnel de la justice interne d’aucune des nations signataires. L’Allemagne s’est rendue sans conditions, mais aucun traité de paix n’a été signé ou décidé. Les Alliés sont encore techniquement en état de guerre contre l’Allemagne, quoique les institutions politiques et militaires de l’ennemi aient disparu. En tant que Tribunal Militaire, nous poursuivons l’effort de guerre des nations alliées. En tant que Tribunal International, nous ne sommes pas attachés aux raffinements positifs de procédure de nos systèmes constitutionnels ou juridiques respectifs, et nos règles n’introduiront pas de précédents dans le système interne ou la justice civile d’aucun pays. En tant que Tribunal Militaire International, nous nous élevons au-dessus de ce qui est particulier et passager et nous cherchons notre guide non seulement dans le Droit international, mais aussi dans les principes fondamentaux de la doctrine qui sont des hypothèses de la civilisation et qui ont trouvé depuis longtemps à s’incarner dans les codes de toutes les nations.
Nous pouvons être sûrs d’une chose. Dans l’avenir, personne ne devra jamais demander avec appréhension ce que les nazis ont pu avoir dit pour se défendre. L’Histoire saura qu’ils avaient, quoi qu’on puisse dire, le droit de parler. On leur a accordé une forme de jugement qu’ils n’auraient jamais accordée à personne au temps de leur grandeur et de leur pouvoir.
Mais l’équité n’est pas faiblesse. L’extraordinaire équité de ces audiences est un attribut de notre force. La cause du Ministère Public, arrivée maintenant à sa conclusion, semble profondément inattaquable parce qu’elle s’est fortement appuyée sur des documents allemands d’une authenticité indiscutée. Mais ce sont les attaques menées semaine après semaine contre cette cause par les accusés, chacun à leur tour, qui ont prouvé sa véritable force. Le fait est que la déposition des accusés n’a levé aucun des doutes qui, en raison de la nature et de l’importance extraordinaire de ces crimes, auraient pu exister sur leur culpabilité avant qu’ils ne parlent. Ils ont aidé eux-mêmes à la rédaction de leur jugement de condamnation.
Mais, dans ce cas, la justice n’a rien à voir avec certains arguments présentés par les accusés ou leurs avocats. Nous n’avons pas eu à discuter et nous n’avons pas à discuter maintenant les mérites de toute leur philosophie obscure et tortueuse. Nous ne les jugeons pas parce qu’ils ont eu des idées nuisibles. C’est leur droit, s’ils le veulent ainsi, de renoncer à l’héritage hébraïque de la civilisation dont l’Allemagne eut autrefois sa part. Ce n’est pas davantage notre affaire de savoir s’ils ont également répudié l’influence hellénique. La banqueroute intellectuelle et la perversion morale du régime nazi auraient pu ne pas intéresser le Droit international si elles n’avaient pas servi à pousser le peuple des seigneurs à traverser au pas de l’oie les frontières internationales. Ce ne sont pas leurs pensées, ce sont leurs actes, commis au vu et au su de tous, que nous qualifions de crimes. Leurs croyances et leurs enseignements n’ont d’importance que comme témoignages de leurs motifs, de leur but, de leur connaissance et de leur intention.
Nous portons notre accusation contre l’agression illégale, mais nous ne jugeons pas les motifs, les espoirs ou les désappointements qui ont pu amener l’Allemagne à recourir à une guerre d’agression comme instrument de politique. Le Droit, à l’inverse de la politique, ne s’occupe pas du bien ou du mal résultant du statu quo, ni de la valeur des doléances exprimées contre lui. Il exige simplement de ne pas attaquer le statu quo en utilisant des méthodes violentes, et que la guerre ne serve pas une politique. Nous pouvons admettre que le mélange des groupes ethniques et culturels, les barrières économiques et l’opposition rencontrée par les ambitions nationales, ont créé en 1930, et continueront à créer de sérieux problèmes pour l’Allemagne comme pour les autres peuples d’Europe. Nous pouvons admettre aussi que le monde n’a pas réussi à trouver des remèdes politiques ou légaux qui remplaceraient honorablement et utilement la guerre. Nous ne répondons pas non plus de la morale et de la sagesse d’aucun pays, y compris le mien, vis-à-vis de ces problèmes. Mais nous affirmons qu’il est maintenant, comme il l’a été un certain temps avant 1939, illégal et criminel pour l’Allemagne ou toute autre nation, de redresser des griefs ou de chercher à développer son territoire au moyen d’une guerre d’agression.
Permettez-moi d’insister sur un point fondamental. Les États-Unis n’ont aucun intérêt à condamner un accusé si nous n’avons pas prouvé qu’il est coupable selon un au moins des chefs d’accusation qui lui sont imputés par l’Acte d’accusation. Un résultat qui serait trouvé injuste par le jugement paisible et critique de la postérité ne serait une victoire pour aucun des pays qui prennent part à ce Procès. Mais au total, nous avons devant nous les preuves établies de la criminalité des accusés, et nous avons entendu leurs pauvres excuses et leurs misérables échappatoires. Le jugement indéterminé que nous portions au début de ce Procès ne convient plus. Il est temps de prononcer un jugement définitif et, si l’accusation que je porte semble dure et intransigeante, c’est que les preuves la veulent utile.
Je ne puis peut-être faire rien de plus utile que d’essayer d’extraire cette affaire du marais des détails qui remplissent les dossiers et de ne vous en présenter que les grandes lignes, car elle est impressionnante dans sa simplicité. Il est vrai que des milliers de documents et des milliers de pages de témoignages traitent d’une époque, englobent un continent et atteignent presque chaque branche de l’effort humain. Ils jettent la lumière sur des branches, telles que la diplomatie, le développement de la marine et de la guerre, la genèse de la guerre aérienne, la politique de la montée au pouvoir du nazisme, le système financier et économique d’une guerre totalitaire, la sociologie, la psychologie collective et la pathologie des foules. Je dois laisser aux experts la tâche de démêler les témoignages et d’écrire des livres sur leur spécialité, tandis que j’esquisse dans leurs grandes lignes les crimes qui, si on les considérait comme légaux, menaceraient la continuité de la civilisation.
Je dois, ainsi que l’a dit Kipling, « éclabousser une toile de dix lieues à l’aide d’un pinceau à cheveux de comète. »
Les crimes du régime nazi
La force de l’accusation portée contre les accusés sous le chef de conspiration, que les États-Unis ont le devoir de soutenir, réside dans sa simplicité. Elle ne comporte que l’établissement de trois faits précis :
1° Les actes définis comme crimes par le Statut, ont-ils été commis ?
2° Ont-ils été commis conformément à un plan ou une conspiration ?
3° Ces accusés font-ils partie de ceux qui sont criminellement responsables ?
L’Accusation exige l’examen d’une politique criminelle et non d’une multitude de crimes isolés, non préparés ou contestés. Les crimes substantiels sur lesquels nous nous appuyons, soit comme buts d’un plan concerté, soit comme moyens de leur accomplissement, sont reconnus. Les piliers qui soutiennent l’accusation de conspiration, peuvent être trouvés dans cinq catégories de faits dont le caractère et l’étendue sont des considérations importantes pour apprécier la preuve de la conspiration.
1. La prise du pouvoir et l’assujetissement de l’Allemagne à un régime d’État policier. Le parti nazi saisit le contrôle de l’État allemand en 1933. « La prise du pouvoir » est la formule dont usent les accusés et les témoins de la Défense ; elle convient si bien, qu’elle est passée à la fois dans l’Histoire et dans la conversation de tous les jours. Dans les premiers temps, la junte nazie vivait dans la crainte constante d’être renversée. Göring, en 1934, faisait remarquer que ses ennemis étaient légions et disait : « C’est pourquoi ont été créés les camps de concentration où nous avons d’abord enfermé des milliers de fonctionnaires communistes et sociaux-démocrates. » (PS-2344.)
En 1933, Göring prévoyait tout le programme de cruauté et d’oppression préméditées lorsqu’il annonçait publiquement :
« Quiconque dans l’avenir lèvera la main contre un représentant du mouvement national-socialiste ou de l’État devra savoir qu’il perdra la vie dans un très court délai. » (PS-2494.)
De nouveaux crimes politiques furent créés à cette fin. Devint un crime le fait d’organiser ou d’aider un parti politique autre que le parti nazi (PS-2548). Devint un crime le fait de faire circuler une déclaration fausse ou exagérée, susceptible de causer un tort à l’État ou même au Parti (PS-1652). Les lois étaient empreintes d’une telle ambiguïté qu’elles pouvaient être employées pour punir presque tous les actes innocents. C’était un crime, par exemple, que de provoquer « tout acte contraire à l’intérêt public » (PS-1390). La doctrine du châtiment par analogie fut introduite pour permettre la condamnation d’actes qu’aucune loi n’interdisait (PS-1962). Le ministre de la Justice Gurtner expliqua que le national-socialisme considérait toute violation des buts de la vie que la société s’était fixée pour elle-même comme un acte coupable en tant que tel, et que cet acte pouvait être puni même s’il n’était pas contraire à la loi formelle existante (PS-2549).
La Gestapo et le SD étaient les instruments d’un système d’espionnage qui pénétrait la vie publique et privée (PS-1680). Göring contrôlait une installation personnelle d’écoute téléphonique. Le secret des communications privées fut supprimé (PS-2533). Les Blockleiter du Parti, désignés chacun pour surveiller cinquante familles, espionnaient tout sans cesse dans leur secteur. Sur la foi de cet espionnage, des individus étaient traînés en détention de sécurité et dans des camps de concentration sans poursuites judiciaires légales d’aucune sorte et sans qu’il en fût donné aucune raison. Les membres de la police politique du Parti étaient affranchis d’une responsabilité légale pour leurs actes (PS-2347).
Une fois tous les services administratifs sous le contrôle nazi et le Reichstag réduit à l’impuissance, le domaine judiciaire demeurait le dernier obstacle à ce règne de la terreur (PS-2469). Mais on vint bientôt à bout de son indépendance et il fut réorganisé pour rendre une justice vénale (PS-784). Les juges furent dépossédés de leurs postes pour des raisons politiques ou raciales, espionnés et soumis à des pressions pour qu’ils adhèrent au parti nazi (PS-2967). Après que le Reichsgericht eût acquitté trois des quatre inculpés que les nazis accusaient d’avoir mis le feu au Reichstag, la compétence en matière de crimes de trahison fut confiée à un Volksgerichtshof, nouvellement institué, qui comprenait deux juges et cinq fonctionnaires du Parti (PS-2967). Le film allemand représentant ce Volksgerichtshof, que nous avons projeté dans cette salle, nous a montré le magistrat président couvrant d’insultes partisanes les accusés muets (PS-3054). Des tribunaux d’exception furent créés pour juger les crimes politiques : seuls siégeaient les membres du Parti (PS-2065) et des « lettres de juges » indiquaient à ces juges-marionnettes les « lignes générales » qu’ils devaient suivre (D-229).
Cela eut pour résultat d’enlever tout moyen pacifique de résister au Gouvernement ou d’en changer. Après s’être faufilés par le portail du pouvoir, les nazis claquèrent la porte au nez de tous les autres qui pouvaient aussi aspirer à y entrer. Depuis que le Droit était ce que les nazis disaient, toute forme d’opposition était déracinée et toute voix dissidente étouffée. L’Allemagne était sous la griffe d’une police d’État qui employait la peur des camps de concentration comme un moyen pour empêcher toute résistance. Le Parti était l’État, l’État était le Parti et la terreur le jour, et la mort la nuit constituaient la politique.
2. La préparation et la conduite des guerres d’agression. Dès le moment où les nazis s’emparèrent du pouvoir, ils entreprirent des efforts fiévreux mais constants pour armer en vue de la guerre, au mépris du Traité de Versailles. En 1933, ils ne trouvèrent aucune aviation. En 1939, ils avaient vingt et une escadres comprenant deux cent-quarante escadrilles ou environ 2.400 avions de première ligne, ainsi que des avio’ns d’entraînement et de transport. En 1933, ils trouvèrent une armée composée de trois divisions d’infanterie et de trois divisions de cavalerie. En 1939, ils avaient levé et équipé une armée de cinquante et une divisions, dont quatre étaient entièrement motorisées et quatre des divisions blindées. En 1933, ils trouvèrent une marine co’mposée d’un croiseur et de six croiseurs légers. En 1939, ils avaient construit une marine comprenant quatre navires de ligne, un porte-avions, six croiseurs, vingt-deux torpilleurs et cinquante-quatre sous-marins. Ils avaient également construit pendant cette période une industrie d’armement d’aussi bon rendement que celle de n’importe quel pays du monde (EC-28).
Ces nouvelles armes furent utilisées, à dater de septembre 1939, dans une série de guerres entreprises sans déclaration contre des nations avec lesquelles l’Allemagne était liée par des traités d’arbitrage et de non-agression, et en violation d’assurances réitérées. Le 1er septembre 1939, cette Allemagne réarmée attaquait la Pologne. Le mois d’avril suivant était le témoin de l’invasion et de l’occupation du Danemark, et de la Norvège, et mai l’envahissement de la Belgique, des Pays-Bas et du Luxembourg. Un autre printemps voyait la Yougoslavie et la Grèce attaquées et, en juin 1941, se produisait l’invasion de la Russie soviétique. C’est alors que le Japon, que l’Allemagne avait adopté comme partenaire, frappait Pearl-Harbour sans avertissement, en décembre 1941, et, quatre jours plus tard, l’Allemagne déclarait la guerre aux États-Unis.
Nous n’avons pas besoin de nous préoccuper des nombreuses difficultés abstraites qui peuvent être invoquées sur le point de savoir ce qui constitue une agression dans les cas douteux. Je vais vous montrer, en discutant la question du complot, que, d’après toutes les preuves qui ont été présentées par les autorités responsables par tous les canons du bon sens, ces guerres ont été des guerres illégales ; d’agression faites en violation des traités et des assurances.
3. La guerre faite au mépris du Droit international. Il n’est pas nécessaire d’insister sur ces faits. Göring soutient que les règles de la guerre sur terre étaient périmées, qu’aucune nation ne pouvait faire une guerre totale dans leur cadre. Il a déclaré que les nazis auraient dénoncé les conventions dont l’Allemagne était signataire mais que le général Jodl voulait que les soldats allemands capturés continuassent à bénéficier de leur observation par les Alliés. Mais ce fut contre le peuple soviétique et les prisonniers soviétiques que la fureur teutonne ne connut plus de bornes, en dépit d’un avertissement de l’amiral Canaris disant que ce traitement était une violation du Droit international.
Nous n’avons donc pas besoin, pour étayer l’accusation de complot, d’énumérer les détails révoltants des méthodes destinées à affamer, frapper, tuer, faire mourir de froid et exterminer en masse, qui ont été employées, comme on l’a reconnu, contre les soldats de l’Est. Nous pouvons également considérer comme établi ou reconnu que se sont produites effectivement des pratiques contraires au Droit telles que les exécutions d’aviateurs britanniques et américains, le mauvais traitement des prisonniers de guerre de l’Ouest, l’obligation pour les prisonniers de guerre français à travailler pour la guerre en Allemagne, et autres violations délibérées des Conventions de La Haye et de Genève, en exécution des ordres des autorités supérieures (R-110).
4. Mise en esclavage et pillage des populations dans les pays occupés. L’accusé Sauckel, Délégué général à l’utilisation de la main-d’œuvre (PS-1666), est l’autorité compétente qui a déclaré : « Sur 5.000.000 de travailleurs étrangers qui sont venus en Allemagne, il n’y en a pas 200.000 qui soient venus volontairement » (R-124). On rendit compte officiellement à l’accusé Rosenberg que, dans les territoires qui dépendaient de lui, « on utilisait des méthodes de recrutement qui avaient probablement leur origine dans la période la plus sombre de la traite des esclaves » (PS-294). Sauckel, lui-même, rapporta que des agents, hommes et femmes, faisaient la chasse à l’homme, les enivraient et les « shangaïaient » en Allemagne (PS-220). Ces captifs étaient entassés dans des trains sans chauffage, sans nourriture ni facilités sanitaires. Les morts étaient jetés dehors, aux gares, et les nouveaux-nés jetés par les portières des trains en marche (PS-054). Sauckel a donné l’ordre que « tous les hommes soient nourris, logés et traités de telle façon qu’on puisse les exploiter jusqu’à la limite du possible et au meilleur marché imaginable » (PS-01). Environ 2.000.000 de ces hommes ont été employés directement à des fabrications d’armement et de munitions. Le directeur de l’usine de locomotives Krupp à Essen s’est plaint à la société que les travailleurs de force russes étaient tellement sous-alimentés qu’ils étaient trop affaiblis pour faire leur travail (D-316), et le médecin de l’usine Krupp a confirmé leur condition pitoyable. Les travailleurs soviétiques étaient mis dans des camps gardés par des hommes de la Gestapo, qui étaient autorisés à punir toute désobéissance par l’internement dans un camp de concentration ou la pendaison immédiate (PS-3040).
Les populations des pays occupés étaient exploitées et opprimées sans merci. Le terrorisme était à l’ordre du jour. Des civils étaient arrêtés sans motif, condamnés sans avocat, exécutés sans avoir été entendus. Des villages furent détruits, les habitants mâles fusillés ou envoyés en camps de concentration, les femmes envoyées aux travaux forcés et les enfants éparpillés à l’étranger (PS-3012). L’étendue du massacre dans la seule Pologne, a été indiquée par Frank dans un rapport en ces termes :
« Si je voulais faire poser une affiche pour chaque groupe de sept Polonais fusillés, les forêts de Pologne ne suffiraient pas à produire le papier nécessaire » (PS-2233).
L’on ne peut espérer à ce que ceux qui veulent réduire des hommes en esclavage se privent de les piller. Des rapports pleins de vantardise montrent avec quelle perfection et quelle science les ressources des pays occupés furent aspirées et intégrées dans l’économie de guerre allemande, répandant le dénuement, la faim et l’inflation parmi les habitants (EC-317). En plus de ce vaste plan qui visait à seconder l’effort de guerre allemand, il y avait les activités sordides de l’Einsatzstab de Rosenberg, qui pillait les trésors artistiques pour le compte de Göring et de ses complices (PS-014). A considérer le spectacle du FUhrer en second de l’Allemagne, exhortant son peuple à abandonner tout confort et à tendre tous ses nerfs sur le seul effort de guerre, tandis qu’il s’affairait à confisquer les œuvres d’art par wagons, il est difficile de dire s’il peut être qualifié de tragédien ou de comédien. Dans les deux cas c’était un crime.
De tous temps, avant et pendant cette guerre, le Droit international a parlé avec précision et autorité de la protection due aux civils d’un pays occupé, et de tous temps le commerce des esclaves et le pillage des pays occupés ont été considérés comme une illégalité flagrante.
5. Groupe de crimes : persécution et extermination des Juifs et des Chrétiens. Le mouvement nazi laissera une triste mémoire dans l’Histoire pour son entreprise de persécution des Juifs, la persécution la plus poussée et la plus terrible qui ait jamais été. Bien que l’antisémitisme n’ait été ni l’invention, ni le monopole du parti nazi, il fut dès le début adopté, provoqué et exploité par ses chefs. Ceux-ci l’utilisèrent comme « l’étincelle psychologique qui enflamme la foule ». Après la prise du pouvoir, il fit l’objet d’une politique d’État officielle. La persécution débuta par une série de lois d’exception éliminant les Juifs de l’administration, des professions et de la vie économique. Au fur et à mesure où elle s’intensifia, elle comprit le refoulement des Juifs dans les ghettos et l’exil. Des émeutes furent organisées par les chefs du Parti en vue de piller les commerces juifs et de brûler les synagogues. Les biens juifs furent confisqués et une amende collective de 1.000.000.000 de Mark fut infligée aux Juifs allemands. Le programme continua à croître en furie et en inconscience jusqu’à la « solution finale ». Celle-ci consista à envoyer dans les camps de concentration comme travailleurs esclaves, tous les Juifs en état de travailler, et à envoyer ceux qui n’en étaient pas capables, c’est-à-dire, les enfants au-dessous de douze ans et les gens au-dessus de cinquante, de même que tous ceux qui étaient jugés inaptes par un médecin SS, dans des camps d’extermination (PS-2605). Adolf Eich-mann, le sinistre personnage chargé de ce programme d’extermination, a estimé que le résultat de l’action anti-juive atteignait un total de 6.000.000 de Juifs tués, 4.000.000 furent tués dans des établissements d’extermination, et 2.000.000 par les Einsatzgruppen ; des unités mobiles de la Police de sûreté et du SD poursuivaient les Juifs dans les ghettos et chez eux et les asphyxiaient dans des fourgons à gaz, les fusillaient en masse dans des fossés anti-chars et à l’aide de tous moyens que l’ingéniosité nazie pouvait concevoir.
Ce programme a été si complet et si inflexible qu’en tant que race, les Juifs d’Europe n’existent plus, réalisant ainsi la prophétie diabolique d’Adolf Hitler au commencement de la guerre (PS-2738).
Bien entendu, tout programme de ce genre devait compter avec l’opposition de l’Église chrétienne. C’est ce qui se passa dès le début. L’accusé Bormann écrivit à tous les Gauleiter en 1941 que « les conceptions nationales-socialistes et chrétiennes sont incompatibles », que le peuple devait être séparé des Églises et l’influence de l’Église totalement supprimée. L’accusé Rosenberg écrivit même de mornes traités préconisant une nouvelle et étrange religion nazie (PS-2349).
La Gestapo institua des spécialistes des Églises auxquels on signifia que le but final « était la destruction des Églises confessionnelles » (PS-1815). Les dossiers sont pleins de cas précis de persécutions du clergé (PS-1164, PS-1521, PS-848, PS-849), de confiscations de biens appartenant à l’Église (PS-1481), d’ingérence dans les publications religieuses (PS-1498), de suppression radicale de tout enseignement religieux (PS-121), et de toute organisation religieuse (PS-1481, PS-1482, R-145).
L’instrument principal de persécution et d’extermination était le camp de concentration conçu par l’accusé Göring et entretenu sous l’autorité générale des accusés Frick et Kaltenbrunner. Les horreurs de ces lieux d’iniquités ont été clairement révélées par des documents (PS-2309, PS-3870), et attestées par des témoins. Le Tribunal doit être saturé de descriptions verbales et d’images. D’après vos dossiers, il est clair que les camps de concentration ont été la première et la pire des armes d’oppression qu’utilisa l’État national-socialiste ; ils ont été les premiers moyens employés pour la persécution de l’Église chrétienne et l’extermination de la race juive. C’est ce qu’ont reconnu devant vous à la barre des témoins quelques-uns des accusés. Selon les termes de l’accusé Frank : « Un millier d’années s’écoulera avant que cette culpabilité de l’Allemage soit effacée ».
Tels ont été donc les cinq crimes fondamentaux du régime nazi. Leur perpétration, qui ne peut être niée, demeure reconnue. L’accusé Keitel, qui est en mesure de connaître les faits, a remis au Tribunal un résumé exact de ces événements. Son défenseur disait le 8 juillet : « L’accusé a déclaré admettre que le contenu de l’Accusation générale est prouvé du point de vue objectif et positif, mais non en ce qui concerne chaque cas individuel, et cela en regard du Droit et de la procédure régissant ce Tribunal. Il serait vain, malgré la possibilité de réfuter plusieurs documents ou faits particuliers, d’essayer d’ébranler l’Accusation prise dans son ensemble ».
Je passe maintenant à la question de savoir si ces groupes d’actes criminels ont été intégrés dans un plan concerté ou un complot.
Le Ministère Public prétend que ces cinq catégories de crimes prémédités n’étaient pas des phénomènes indépendants ou séparés, mais qu’ils ont été tous commis selon un plan concerté ou complot. La Défense admet que ces catégories de crimes ont été commises, mais elle n’admet pas que ces crimes aient fait partie les uns et les autres d’un programme unique. Le crime central, dans ce type de crime, la cheville ouvrière qui les relie tous ensemble, est le complot en vue d’une guerre d’agression. La raison principale de la compétence judiciaire internationale à propos de ces crimes repose sur ce fait. Avons-nous établi le plan ou complot en vue d’une guerre d’agression ?
Certains faits admis ou clairement établis aident à répondre à cette question. Le premier, c’est qu’une telle guerre d’agression a réellement eu lieu. Le second, c’est qu’il est reconnu qu’à partir du moment où les nazis sont arrivés au pouvoir, chacun d’eux et chacun des accusés ont travaillé comme des castors à la préparation d’une guerre. La question, par conséquent, revient à ceci : Préparaient-ils la guerre qui a eu lieu ou bien une guerre qui n’a jamais été déclenchée ? Il est probablement exact que dans les premiers jours aucun d’entre eux n’a eu idée du mois et de l’année auxquels la guerre commencerait. Ils ignoraient probablement la querelle qui la précipiterait, ou si son premier coup serait porté vers l’Autriche, la Tchécoslovaquie ou la Pologne. Mais je prétends que les accusés ou bien savaient ou bien devaient savoir que la guerre qu’ils préparaient serait une guerre d’agression allemande. Cela vient, en partie, de ce qu’on ne pouvait vraiment pas s’attendre à ce qu’une puissance quelconque ou des puissances alliées attaquassent l’Allemagne, mais principalement du fait que la nature essentielle des plans allemands était telle qu’ils étaient certains de rencontrer tôt ou tard une résistance et qu’ils ne pourraient alors être accomplis que par une agression.
Les plans d’agression d’Adolf Hitler étaient tout aussi secrets que Mein Kampf dont plus de 6.000.000 d’exemplaires avaient été diffusés en Allemagne. Non seulement il demandait ouvertement l’abrogation du Traité de Versailles, mais il présentait des réclamations qui allaient bien au delà d’une simple rectification de ses prétendues injustices (GB-128). Il avouait son intention d’attaquer les États voisins et de s’emparer de leur territoire qui, disait-il, devrait être conquis à la force d’une épée triomphante. A entendre chaque Allemand, c’était les « voix des aïeux qui prédisaient la guerre ».
Göring a déclaré, dans cette salle, à propos de son premier entretien avec Hitler, bien avant la prise du pouvoir :
« J’ai expliqué que j’avais remarqué que Hitler avait une opinion bien arrêtée sur l’impuissance d’une protestation, et secondement qu’il était d’avis que l’Allemagne devait se débarrasser du Traité de Versailles... Nous ne disions pas que nous devions avoir une guerre et défaire nos ennemis, mais nous nous étions fixés comme but d’adapter les méthodes aux événements politiques. »
Lorsqu’on lui demanda si ce but devait être atteint au besoin par la guerre, Göring ne nia pas cette possibilité mais évita de répondre directement en disant qu’il n’en avait pas été discuté à l’époque. Il continua en disant que le but de la dénonciation du Traité de Versailles était évident et notoire et que « chaque Allemand devait, à mon avis, demander qu’il fût révisé. Sans nul doute c’était un très puissant motif d’adhérer au Parti ».
Ce ne peut donc être la plus minime excuse pour toute personne qui a aidé Hitler à obtenir le pouvoir absolu sur le peuple allemand ou qui a participé à son régime, que d’avoir ignoré quelles seraient ses exigences vis-à-vis des voisins de l’Allemagne.
Immédiatement après la prise du pouvoir, les nazis se mirent en devoir de réaliser ces intentions agressives en préparant la guerre. Ils commencèrent par enrôler les industriels allemands en vue d’un programme secret de réarmement. Vingt jours après la prise du pouvoir, Schadit reçut Hitler, Göring et une vingtaine des principaux industriels. Parmi eux se trouvaient Krupp von Bohien, des grandes usines d’armement Krupp, et des représentants de l’I.G. Farben et d’autres industries lourdes de la Ruhr. Hitler et Göring exposèrent leur programme aux industriels qui furent si enthousiasmés qu’ils proposèrent de réunir 3.000.000 de Reichsmark pour renforcer et consolider le pouvoir du parti nazi (EC-433). Deux mois plus tard, Krupp travaillait à réorganiser l’association de l’industrie allemande dans le sens des buts politiques du Gouvernement nazi (D-157). Krupp se vanta par la suite d’avoir réussi à maintenir secrètement les industries allemandes sur pied et prêtes à fonctionner en dépit des clauses du Traité de Versailles sur le désarmement ; il rappela l’acceptation enthousiaste par les industriels des « grandes intentions du Führer », dans la période de réarmement de 1933 à 1939 (D-317). A peu près deux mois après que Schacht eût provoqué cette première conférence en vue d’obtenir l’aide des industriels, les nazis s’employèrent à adapter la main-d’œuvre industrielle à leurs plans d’agression. En avril 1933, Hitler donna l’ordre au Dr Ley de se charger des syndicats qui comprenaient quelques 6.000.000 de membres. Sur l’ordre du Parti, Ley saisit les syndicats, leurs biens et leurs fonds. Les chefs des syndicats placés en détention de protection par les SS et les SA, furent internés dans des camps de concentration (PS-2283, PS-2271, PS-2335, PS-2334, PS-2928, PS-2277, PS-2332, PS-2333). Les syndicats libres furent alors remplacés par une organisation nazie connue sous le nom de « Front allemand du Travail » qui avait à sa tête le Dr Ley. Elle se développa au point de contrôler plus de 23.000.000 de membres (PS-2275). Les conventions collectives furent supprimées, la voix des ouvriers ne put plus se faire entendre sur les conditions du travail, et le contrat de travail fut imposé par des administrateurs du travail nommés par Hitler (PS-405). Le but agressif de ce programme de travail fut clairement reconnu par Robert Ley cinq jours après le déclenchement de la guerre, lorsqu’il déclara dans un discours que les nationaux-socialistes avaient monopolisé toutes les ressources et toutes les énergies, au cours des sept années écoulées, afin de pouvoir être équipés pour l’effort suprême de la bataille (PS-1939).
Les nazis s’employèrent également à adapter aussitôt le Gouvernement aux besoins de la guerre. En avril 1933, le cabinet forma un conseil de la Défense, dont le comité de travail se réunit fréquemment par la suite. Lors de la réunion du 23 mai 1933 que l’accusé Keitel présidait, on fit aux membres la recommandation suivante :
« Aucun document ne doit être perdu, car il risquerait de tomber entre les mains des services de renseignements étrangers. Les questions débattues oralement ne peuvent pas être prouvées. Nous pourrons nier à Genève » (EC-177.)
En janvier 1934, et les dates, Messieurs, sont importantes sur ce point, en présence de l’accusé Jodl, le conseil étudia un programme de mobilisation et un ordre de mobilisation pour environ 240.000 entreprises. De nouveau, il fut convenu que rien ne serait écrit de façon que le but militaire ne pût pas être découvert. (EC-404).
Le 21 mai 1935 fut promulguée la loi très secrète sur la Défense du Reich. L’accusé Schacht fut nommé plénipotentiaire général à l’économie de guerre avec la tâche de préparer secrètement toutes les forces économiques en vue de la guerre, et, dans l’éventualité d’une mobilisation, de financer la guerre (PS-2261). Les efforts secrets de Schacht furent aidés, en octobre 1936, par la nomination de l’accusé Göring au poste de Délégué au Plan de quatre ans, ayant pour mission d’adapter toute l’économie à la guerre dans une période de quatre ans (EC-408).
Un programme secret d’accumulation de matières premières et de crédits étrangers nécessaires à un réarmement important fut aussi mis sur pied dès la prise du pouvoir. En septembre 1934, le ministre de l’Économie se plaignait déjà que le travail d’amoncellement des stocks fût entravé par le manque de devises étrangères et que la nécessité de garder le secret constituât une aggravation sensible de cette tâche (EC-128).
Le contrôle des changes fut établi immédiatement. Les finances furent attribuées au magicien Schacht, qui invoqua les traites Mefo pour atteindre le double but de saigner le marché monétaire à court terme aux fins de réarmement tout en dissimulant le montant de ces dépenses (EC-436).
L’esprit de l’administration nazie tout entière fut résumé par Göring lors d’une réunion du conseil des ministres, à laquelle Schacht assistait le 27 mai 1936, lorsqu’il déclara :
« Pour toutes les mesures à prendre, on doit tenir compte du fait que nous sommes certains d’avoir à faire la guerre » (PS-1301.)
L’État-Major général devait naturellement être engagé aussi dans les plans de guerre. La plupart des généraux, attirés par la perspective de reformer leurs armées, devinrent des complices volontaires. L’omnipotent ministre de la Guerre von Blomberg et le chef d’État-Major général von Fritsch ne faisaient pas bon accueil à la politique de plus en plus agressive du régime de Hitler : on les discrédita par des machinations haineuses et répugnantes qui les privèrent de leur poste en janvier 1938. Là-dessus, Hitler prit lui-même le Haut Commandement des Forces armées, et les postes de von Blomberg et von Fritsch furent occupés par d’autres qui devinrent, comme Blomberg le disait en parlant de Keitel « un instrument docile dans les mains de Hitler pour chacune de ses décisions » (PS-3704).
Les généraux ne limitèrent pas leur participation aux questions purement militaires. Ils participèrent à toutes les principales intrigues diplomatiques et politiques, telles que la réunion de l’Ober-salzberg, où Hitler, flanqué de Keitel et d’autres généraux influents, lança son quasi-ultimatum à Schuschnigg (PS-1780).
Dès le 5 novembre 1937, le plan d’attaque commençait à se préciser, quant à l’heure « H » et à la victime de cette attaque. Dans une réunion à laquelle assistaient les accusés Raeder, Göring et von Neurath, Hitler indiqua le but cynique, et je cite :
« Ce qui importe pour l’Allemagne, c’est d’atteindre le plus grand avantage au prix le plus bas. » (PS-386.)
Il discuta divers plans pour l’invasion de l’Autriche et de la Tchécoslovaquie, montrant clairement qu’il ne considérait pas ces territoires comme une fin en soi, mais comme un moyen pour d’autres conquêtes. Il souligna l’aide militaire et politique considérable qu’apporterait la possession de ces pays et examina la possibilité d’y recruter de nouvelles armées d’un effectif d’environ douze divisions. Il déclara sèchement et effrontément que le but était d’acquérir en Europe un plus grand espace vital et admit que « la question allemande ne pouvait se régler que par la force ».
Six mois plus tard, enhardi par la conquête de l’Autriche sans effusion de sang, Hitler, dans une directive secrète adressée à Keitel, exprimait sa « décision irrévocable d’écraser la Tchécoslovaquie par les armes, dans un prochain avenir » (PS-388). Le même jour, Jodl notait, dans son journal, que le Führer avait exprimé sa décision absolue de détruire à bref délai la Tchécoslovaquie et avait commencé les préparatifs sur toute la ligne (PS-1780). En avril, le plan d’une attaque de la Tchécoslovaquie par une campagne-éclair à la suite d’un « incident » était complet (PS-388).
Sur tous les points, les préparatifs se précisèrent en vue d’une guerre d’expansion, car on supposait qu’elle aboutirait à un conflit mondial. En septembre 1938, l’amiral Caris parlait officiellement d’un « projet d’études de guerre navale contre l’Angleterre » :
« L’accord est unanime sur le thème principal de cette étude.
1. Si, selon la décision du Fiihrer, l’Allemagne doit acquérir la place de puissance mondiale, elle a besoin, non seulement de possessions coloniales suffisantes, mais aussi d’assurer ses communications par mer et son accès à l’Océan.
2. Ces deux exigences ne peuvent être satisfaites qu’en s’opposant aux intérêts anglo-français, elles restreindront leur situation en tant que puissances mondiales. Il est improbable qu’elles puissent être satisfaites par des moyens pacifiques. La décision de faire de l’Allemagne une puissance mondiale nous impose, en conséquence, la nécessité de faire des préparatifs de guerre qui conviennent.
3. La guerre contre l’Angleterre signifie en même temps la guerre contre l’Empire, contre la France, probablement aussi contre la Russie et un grand nombre de pays d’Outre-mer ; en fait, contre la moitié ou le tiers du monde.
Elle ne peut se justifier et avoir une chance de succès que si elle est préparée économiquement aussi bien que politiquement et militairement, et conduite avec le dessein de conquérir pour l’Allemagne une sortie sur l’Océan. » (C-23.)
Ce Tribunal connaît les assurances catégoriques qui ont été données à un monde alarmé, après l’A-nschIuss, après Munich et après l’occupation de la Bohême et de la Moravie. L’Allemagne affirmait par là que ses ambitions étaient réalisées et que Hitler n’avait plus de renvendications territoriales à formuler en Europe. Le compte rendu de ce Procès démontre que ces promesses constituaient des duperies préméditées et que les gens haut placés dans la fraternité nazie le savaient.
Dès le 15 avril 1936, Göring fit remarquer à Mussolini et à Ciano que la possession de ces territoires rendrait possible une attaque de la Pologne (PS-1874). Le ministère de Ribbentrop écrivait le 26 août 1938 : Après la liquidation de la question tchécoslovaque, on pense en général que le tour de la Pologne viendra ensuite » (TC-76.)
Après l’invasion de la Pologne, Hitler se vanta du fait que les triomphes remportés sur l’Autriche et la Tchécoslovaquie « avaient servi de base aux opérations contre la Pologne » (PS-789). Göring réalisa en pratique la théorie et donna des instructions immédiates pour l’exploitation du potentiel de guerre dans le but de rendre l’Allemagne encore plus forte, d’abord dans le pays des Sudètes, puis dans le Protectorat tout entier (R-133).
Dès mai 1939, les préparatifs nazis s’étaient développés à tel point que Hitler confia aux accusés Göring, Raeder, Keitel et d’autres, qu’il était prêt à « attaquer la Pologne à la première occasion propice » bien qu’il reconnût qu’ « il était impossible d’atteindre d’autres succès sans effusion de sang » (L-79). Il a fait connaître les intentions de vol qu’il avait dissimulées dans cette décision, par des mots qui étaient à l’échelle du thème de rapacité développé dans Mein Kampf :
« Il s’agit plutôt de plier les événements aux exigences. Le succès est impossible sans recours à l’invasion d’États étrangers ou à des atteintes portées à des biens étrangers. L’espace vital, qui est, en proportion de l’étendue de l’État, est à la base de toute puissance... Nous ne pouvons espérer d’autres succès sans étendre notre espace vital vers l’Est... »
Alors qu’un monde crédule sommeillait, confortablement entouré des assurances perfides d’intentions pacifiques, les nazis ne se préparaient plus simplement comme avant, en vue d’une guerre, mais en vue de la guerre. Les accusés Göring, Raeder, Frick, Funk et d’autres se rassemblèrent au conseil de Défense du Reich, en juin 1939. Les procès-verbaux certifiés par Göring nous révèlent la preuve de la manière dont chaque pas entrepris dans les plans nazis était lié à l’autre. Trois mois avant que la première unité blindée se fût frayée un chemin en Pologne, ces cinq accusés principaux dressaient des plans pour « l’utilisation de la population en temps de guerre » ; et ils avaient été jusqu’à donner aux industriels un rang de priorité pour la répartition de la main-d’œuvre « après la mobilisation de 5.000.000 d’hommes ». Ils avaient décidé des mesures à prendre pour éviter « la confusion au moment de la mobilisation » et avoué leur dessein d’obtenir et de garder la maîtrise de la situation pendant les premières et décisives semaines d’une guerre. Ils firent alors le projet d’employer à la production des prisonniers de guerre, des prisonniers de Droit commun et des détenus des camps de concentration. Ils décidèrent ensuite « le travail obligatoire pour les femmes en temps de guerre ». Ils avaient déjà transmis les demandes pour le classement, comme indispensables, de 1.172.000 ouvriers spécialistes, et en avaient agréé 727.000. Ils se vantaient de ce que les ordres aux ouvriers d’avoir à se présenter aux services du travail « étaient prêts et rassemblés dans les bureaux de placement ». Et ils résolurent d’augmenter la main-d’œuvre industrielle en amenant en Allemagne des milliers d’ouvriers du Protectorat et de les entasser dans des baraques » (PS-3787).
Ce sont les procès-verbaux de cette réunion significative de plusieurs des accusés principaux qui révèlent comment le plan de déclenchement de la guerre était lié à la conduite de la guerre, en ayant recours à une source illégale de main-d’œuvre pour maintenir la production. Hitler, en annonçant son plan d’attaque de la Pologne avait ’déjà pressenti le programme de travail forcé, comme un de ses corollaires, lorsqu’il signifiait à mots couverts aux accusés Göring, Raeder, Keitel et autres que la population polonaise « serait utilisable comme réservoir de main-d’œuvre » (L-79). Ce fut la partie du plan menée à bien par Frank, qui, en sa qualité de Gouverneur Général, avisait Göring qu’il fournirait au Reich « au moins 1.000.000 d’ouvriers pour l’agriculture et l’industrie, hommes et femmes » (PS-1375), et par Sauckel, dont les réquisitions à travers le territoire occupé rassemblèrent un nombre égal à celui de la population de certaines des plus petites nations d’Europe.
Ici aussi, apparaît le lien entre la main-d’œuvre de guerre et les camps de concentration, un réservoir de main-d’œuvre de plus en plus exploité et avec une cruauté croissante. Un accord entre Himmler et le ministre de la Justice Thierack en 1942 stipulait « que les éléments asociaux seraient remis, pour exécution de leur peine, au Reichsfùhrer SS qui les ferait travailler jusqu’à ce que mort s’ensuive » (PS-654).
Un ordre des SS prévoyait que les prisonniers alités seraient appelés à travailler dans leur lit (PS-1395). La Gestapo ordonna que 45.000 Juifs arrêtés serviraient à augmenter « le recrutement de la main-d’œuvre dans les camps de concentration » (PS-1472). 100.000 Juifs furent amenés de Hongrie pour augmenter la main-d’œuvre des camps (R-124). Sur l’initiative de l’accusé Dönitz, les ouvriers des camps de concentration furent employés à la construction de sous-marins (C-195). Les camps de concentration furent ainsi orientés vers la production de guerre, d’une part, et vers l’administration de la justice et les buts politiques recherchés par les nazis, de l’autre.
L’affectation des prisonniers de guerre à des travaux, qui avait été prévue dans cette réunion, augmenta également avec les besoins de l’Allemagne. A une époque où l’on avait besoin de tous les soldats allemands sur le front et où l’on ne disposait pas de forces à l’intérieur, des prisonniers de guerre russes furent contraints à servir des pièces anti-aériennes contre les avions alliés. Le Feld-marschall Milch se fait l’écho de la jubilation des nazis devant cette violation flagrante du Droit international, en disant :
« ... Il est amusant de voir les Russes contraints à servir les canons. » (R-124.)
Les ordres sur le traitement des prisonniers russes étaient si impitoyables que l’amiral Canaris, faisant remarquer qu’ils seraient « la cause de mauvais traitements et d’exécutions », s’éleva contre eux à l’OKW et déclara qu’ils violaient le Droit international. La réponse de Keitel s’exprimait d’une façon claire :
« Les objections proviennent de la conception militaire d’une guerre chevaleresque ! Il s’agit là de la destruction d’une idéologie ! En conséquence, j’approuve et donne mon appui à ces mesures. » (EC-338.)
La Convention de Genève aurait été ouvertement rejetée si Jodl ne s’y était pas opposé parce qu’il voulait bénéficier de son respect par les Alliés, alors qu’elle ne gênait les Allemands en aucune manière.
D’autres crimes commis dans la conduite de la guerre étaient prévus avec une égale minutie afin d’assurer la victoire des armes nouvelles. En octobre 1938, presque un an avant le début de la guerre, la violation, sur une grande échelle, des règles de la guerre, était envisagée comme une politique et le Haut Commandement fit circuler dans le plus grand secret une liste des explications détournées que le ministre de la Propagande donnerait le cas échéant (C-2). Mais auparavant même, les chefs de l’Armée avaient reçu l’ordre de conduire la guerre par tous les moyens, dès lors qu’ils facilitaient la victoire (L-211). Au fur et à mesure que la guerre avançait, les ordres devenaient plus cruels. Un ordre typique de Keitel demandant d’employer « les moyens les plus brutaux » stipulait que :
« Le devoir des troupes est d’employer tous les moyens sans aucune réserve, même contre les femmes et les enfants, du moment qu’ils conduisent au succès » (URSS-16.)
Les forces navales allemandes n’étaient pas davantage immunisées contre l’infection que les forces terrestres. Raeder ordonna la violation des lois de la guerre partout où c’était nécessaire pour obtenir un succès stratégique (C-157). Dönitz exhorta ses équipages de sous-marins à ne pas sauver les survivants des bateaux ennemis torpillés, afin de désemparer la flotte marchande des nations alliées en décimant ses équipages (D-642).
Ainsi, les crimes de guerre contre les Forces alliées et les crimes contre l’Humanité commis dans les territoires occupés font incontestablement partie du programme qui consistait à faire la guerre, parce que, dans les calculs allemands, ils étaient indispensables à l’espoir qu’on avait de le voir réussir.
De même, toute la série des crimes commis avant guerre, y compris les persécutions en Allemagne, ont pris leur place autour du plan établi pour une guerre d’agression, comme les pièces d’une mosaïque délicatement travaillée. Tout le catalogue des crimes de l’oppression nazie et du terrorisme en Allemagne, n’est nulle part aussi bien intégré au crime de la guerre que dans cet étrange mélange de hâblerie et de sagesse que constitue le témoignage de Hermann Göring. En décrivant les buts du programme nazi avant la prise du pouvoir, Göring déclarait :
« La première chose à faire était d’achever et d’établir pour l’Allemagne une structure politique différente qui lui permît de s’élever utilement contre le Diktat de Versailles, non seulement par une protestation, mais par une objection de telle nature qu’elle fût réellement prise en considération ».
Par ces intentions, Göring admettait que le plan était fait pour renverser la république de Weimar, pour s’emparer du pouvoir, et pour appliquer le programme nazi par tous les moyens quels qu’ils fussent, légaux ou illégaux.
Le contre-interrogatoire de Göring nous apprend comment tout le programme de crimes en est nécessairement résulté. Parce qu’ils considéraient qu’un État fort était indispensable pour se débarrasser du Traité de Versailles, ils adoptèrent le Führerprinzip. S’étant emparés du pouvoir, les nazis pensèrent qu’il était nécessaire de le protéger en abolissant le Gouvernement parlementaire et en supprimant toute opposition organisée de la part des partis politiques (L-83). Cela se reflétait dans la philosophie de Göring quand il disait que l’Opéra était plus important que le Reichstag. On ne tolérait aucune opposition individuelle, même s’il s’agissait d’une question sans importance. Pour assurer la suppression de l’opposition, il fallait une police politique secrète. Pour éliminer les adversaires incorrigibles, il était indispensable de créer des camps de concentration et d’avoir recours au système de la détention de protection. La détention de protection, d’après la déposition de Göring, signifiait « qu’on arrêtait et mettait en état de détention des personnes n’ayant commis aucun crime, mais desquelles on pouvait s’attendre, si elles restaient en liberté, qu’elles commissent toutes sortes d’actes nuisibles à l’État allemand ».
La même intention de guerre dominait dans la persécution des Juifs. Au commencement, le fanatisme et l’opportunisme politique y ont eu une grande part ; les nazis se servaient de l’antisémitisme et de la mythologie, son alliée et son bouc émissaire, comme d’un templin pour monter au pouvoir. C’est pour cette raison qu’an accueillit favorablement l’immonde Streicher, et Rosenberg, l’impie, aux rassemblements du Parti, et qu’on les nomma chefs et personnages officiels de l’État et du Parti. Mais les nazis estimèrent bientôt que les Juifs étaient au premier plan de l’opposition qui existait contre l’État policier grâce auquel ils projetaient de réaliser leurs plans d’agression militaires. Pour écarter les Juifs de la vie politique et économique de l’Allemagne, on donna comme raison que l’on craignait leur pacifisme et leur opposition à un nationalisme extrémiste. Ils furent par conséquent transportés comme du bétail dans des camps de concentration où on les utilisa sous la contrainte comme main-d’œuvre pour les besoins de la guerre.
Au cours d’une réunion qui eut lieu le 12 novembre 1938, deux jours après les violents pogroms antisémites provoqués par Goebbels et exécutés par le Corps des dirigeants du Parti et par les SA, Göring, Funk, Heydrich, Goebbels et d’autres nazis éminents établirent le programme de l’élimination des Juifs de la vie économique allemande. Les mesures adoptées comprenaient la réclusion des Juifs dans des ghettos, la suppression de leur ravitaillement, l’aryanisation de leurs commerces et la suppression du droit qu’ils avaient de se déplacer (PS-1816). Un autre but se glissa à la base des persécutions juives, car ce fut la confiscation totale de leurs biens qui aida à financer le réarmement de l’Allemagne. Bien qu’on n’adoptât pas le plan de Schacht, qui consistait à faire payer la rançon de toute la race juive d’Allemagne par les Juifs de l’étranger, on dépouilla les Juifs au point que Göring put faire savoir au comité de Défense du Reich que la situation critique du budget du Reich, due au réarmement, s’était redressée « grâce à l’amende de 1.000.000.000 de Reichsmark infligée à la juiverie, et grâce aux bénéfices revenus au Reich au cours de l’aryanisation des entreprises juives » (PS-3575).
Un regard au banc des accusés montrera que malgré les désaccords qui existaient entre eux, chaque accusé jouait un rôle concordant avec celui des autres, et que tous soutenaient le plan concerté. Le fait que des hommes de passé et de facultés si différents aient pu soutenir par pur hasard leurs desseins respectifs est en contradiction avec l’expérience.
Le rôle important et varié de Göring était pour moitié celui d’un militariste, pour moitié celui d’un gangster. Il mettait son doigt rondelet dans tous les gâteaux. Il se servit de ses SA musclés pour aider à amener la bande au pouvoir. Pour protéger ce pouvoir, il imagina d’incendier le Reichstag, constitua la Gestapo et créa les camps de concentration. Il était également partisan de massacrer les adversaires et de fomenter des scandales pour se débarrasser des généraux récalcitrants. Il constitua la Luftwaffe et la lança sur des voisins sans défense. Il fut au premier plan de ceux qui chassèrent les Juifs du pays. En mobilisant la totalité des ressources économiques de l’Allemagne, il donna à l’Allemagne la possibilité de faire la guerre, à la préparation de laquelle’ il avait largement collaboré. Il était, après Hitler, l’homme qui réunissait les activités de tous les accusés en un commun effort.
Les rôles joués par les autres accusés, bien qu’étant moins étendus et moins spectaculaires que celui du Reichsmarschall, apportèrent cependant une contribution totale et indispensable à l’entreprise commune ; si l’un d’eux avait manqué, l’oeuvre commune eût été en danger. On a prouvé que ces hommes étaient coupables d’un grand nombre de faits précis. Il ne servirait à rien — et nous n’en avons d’ailleurs pas le temps — de passer en revue tous les crimes dont les preuves les ont chargés. Cependant, en considérant leur complot comme un tout effectif, il conviendrait de rappeler brièvement les services éminents que chacun des hommes assis sur ce banc a rendus à la cause commune.
Je crois qu’il serait temps de suspendre.
Avant de succomber à l’esprit d’aventure, le fanatique Hess était le mécanicien qui surveillait l’appareil du Parti, transmettait les ordres et la propagande au corps des dirigeants, contrôlait tous les aspects de l’activité du Parti et maintenait l’organisation comme un instrument de pouvoir fidèle et toujours prêt. Lorsque les craintes de l’étranger menacèrent le succès du plan de conquête nazi, ce fut le fourbe Ribbentrop, le marchand de mensonges, qui fut chargé de verser de l’huile dans les rouages du soupçon, en prêchant l’évangile des intentions modérées et pacifiques. Keitel, instrument faible, et consentant, livra au Parti les Forces armées, l’instrument d’agression, et leur ordonna d’exécuter ses plans criminels. Kaltenbrunner, le grand inquisiteur, revêtit le manteau sanglant de Heydrich pour supprimer l’opposition et imposer l’obéissance par la terreur ; il renforça la puissance du national-socialisme par une assise de cadavres d’innocents. Ce fut Rosenberg, le grand prêtre intellectuel de la race des seigneurs, qui fournit la doctrine de haine qui donna l’élan pour l’anéantissement des Juifs et mit en pratique ses théories trompeuses contre les territoires occupés de l’Est. Sa philosophie embrouillée ajouta aussi l’ennui à la longue liste des atrocités nazies. Le fanatique Frank qui consolida le contrôle nazi en établissant le nouvel ordre de l’autorité sans loi, de sorte que la volonté du Parti était le seul critérium de la légalité, procéda à l’exportation de son anarchie en Pologne qu’il gouverna avec le fouet de César et dont il réduisit la population à de lamentables restes. Frick, l’organisateur sans pitié, aida le Parti à s’emparer du pouvoir, contrôla les organismes de Police pour assurer son maintien en place et enchaîna l’économie de la Bohême et de la Moravie à la machine de guerre allemande. Streicher, ce personnage vulgaire et venimeux, composa et distribua des libelles raciaux et obscènes pour inciter la population à accepter et à soutenir les opérations de plus en plus sauvages de la purification de la race. Comme ministre de l’Économie, Funk accéléra le rythme du réarmement et, comme président de la Reichsbank, reçut en dépôt pour les SS les garnitures en or des dents des victimes des camps de concentration, ce qui constitue probablement la couverture la plus macabre de l’histoire bancaire. Ce fut Schacht, image de la respectabilité guindée, qui fournit l’arrangement de la vitrine, l’appât pour les hésitants, et dont la sorcellerie permit à Hitler de financer le colossal programme de réarmement et de le faire secrètement. Dönitz, l’héritier de Hitler dans la défaite, favorisa le succès des agressions nazies en recommandant à sa meute de sous-marins de conduire la guerre sur mer avec la férocité illégale de la jungle. Raeder, l’amiral politicien, construisit en cachette la Marine allemande au mépris du Traité de Versailles et la mit en œuvre dans une série d’agressions dans la préparation desquelles il avait eu une grande part. Von Schirach, empoisonneur d’une génération, initia la jeunesse allemande à la doctrine nazie, l’enrôla en légions pour servir dans les SS et la Wehrmacht et en fit, pour le Parti, l’exécuteur fanatique et aveugle de sa volonté. Sauckel, le plus grand et le plus cruel négrier depuis les Pharaons d’Egypte, fournit une main-d’œuvre, dont l’Allemagne avait singulièrement besoin, en attirant les peuples étrangers sur la terre d’esclavage, dans une proportion inconnue même aux temps antiques de la tyrannie dans l’empire du Nil. Jodl, traître aux traditions de sa profession, conduisit la Wehrmadit en violant son propre code de l’honneur militaire, afin de mettre à exécution les desseins barbares de la politique nazie. Von Papen, pieux agent d’un régime sans foi, tenait l’étrier pendant que Hitler sautait en selle, proclamait l’annexion autrichienne et consacrait sa finesse diplomatique au service des objectifs nazis à l’étranger. Seyss-Inquart, tête de la Cinquième colonne autrichienne, ne prit le gouvernement de son propre pays que pour en faire présent à Hitler, et se déplaçant vers le Nord, apporta la terreur et l’oppression aux Pays-Bas et pilla leur économie au bénéfice du Gouvernement allemand. Von Neu-rath, le diplomate de la vieille école, qui jeta aux nazis les perles de son expérience, guida la diplomatie nazie dans les premières années en calmant les craintes des futures victimes et, en tant que Protecteur du Reich en Bohême-Moravie, renforça la situation du Reich en vue de la future attaque contre la Pologne. Speer, en sa qualité de ministre de l’Armement et de la production de guerre, se joignit à eux pour projeter et exécuter le programme qui visait à contraindre les prisonniers de guerre et les travailleurs étrangers à travailler dans les industries de guerre allemandes dont le rendement augmentait, tandis que le nombre des travailleurs diminuait parce qu’ils mouraient de faim. En travestissant la vérité, Fritzsche, chef de la propagande radiophoniquè, fit de l’opinion publique allemande un soutien frénétique du régime et anesthésia le jugement indépendant de la population, si bien qu’elle exécuta sans discussion les ordres de ses’ maîtres. Et Bormann, qui n’a pas accepté notre invitation à cette réunion, tenait les leviers de commande de la vaste et puissante machine du Parti, la guidait dans l’exécution impitoyable de la politique nazie, depuis l’oppression de l’Église chrétienne jusqu’au lynchage des aviateurs alliés qui avaient été capturés.
Les activités de tous ces accusés, en dépit de leurs antécédents et talents variés, se joignaient aux efforts d’autres complices, qui ne sont pas maintenant au banc des accusés, et qui jouèrent aussi d’autres rôles essentiels. Ils fusionnèrent en un ensemble consistant et actif animé d’un même esprit qui visait à réformer la carte de l’Europe par la force des armes. Quelques-uns des accusés ont été des membres ardents du mouvement nazi dès sa naissance ; d’autres, moins fanatiques, se joignirent plus tard à l’entreprise commune, après que les succès eurent rendu la participation attirante par l’espoir de récompenses. Ce groupe de convertis de la dernière heure remédia à un défaut critique dans les rangs des premiers vrais croyants, car comme le Dr Siemers l’a fait remarquer dans sa plaidoirie : « ... Il n’y avait pas, parmi les nationaux-socialistes, de spécialistes des tâches particulières. La plupart des collaborateurs nationaux-socialistes n’avaient pas exercé antérieurement une profession qui demandât une formation technique ».
Ce fut la faiblesse fatale de la bande nazie des premiers jours que d’avoir manqué de compétences techniques. Cette équipe ne put pas prendre dans ses propres rangs les hommes capables de former un gouvernement susceptible de mettre à exécution tous les projets nécessaires pour réaliser ses buts. C’est là que résident le crime et la trahison particuliers d’hommes tels que Schacht et von Neurath, Speer et von Papen, Raeder et Dönitz, Keitel et Jodi. Il est douteux que l’œuvre maîtresse nazie eût pu réussir dans leur intelligence spécialisée, qu’ils mirent si volontiers à son service. Ils le firent en pleine connaissance des buts et des méthodes proclamés, et ils continuèrent leurs services après que la pratique eût confirmé la direction vers laquelle ils tendaient. Leur supériorité sur la moyenne de la médiocrité nazie n’est pas une excuse pour eux. C’est leur condamnation.
Le fait dominant qui ressort des milliers de pages du dossier de ce Procès est que le crime central de tout ce groupe des crimes nazis — l’attaque contre la paix du monde — a été clairement et délibérément prémédité. L’initiative de ces guerres ’d’agression n’a pas été due à une population excitée par quelque indignation du moment, courant aux armes spontanément et sans préparation. Une semaine avant l’invasion de la Pologne, Hitler déclarait à ses commandants militaires :
« Je donnerai au déclenchement de la guerre une raison de propagande. Ne vous préoccupez jamais de savoir si elle est plausible ou non. On ne demandera pas plus tard au vainqueur si nous avons dit ou non la vérité. Pour déclencher et faire la guerre, ce n’est pas le droit qui compte, mais la victoire. »
L’incident de propagande fut dûment fourni en habillant d’uniformes polonais des internés des camps de concentration, afin de donner l’apparence d’une attaque par les Polonais d’une station émettrice de la frontière allemande. Le projet d’occuper la Belgique, la Hollande et le Luxembourg apparut dès août 1938, en relation avec le projet de l’attaque contre la Tchécoslovaquie. L’intention d’attaquer devint un programme en mai 1939, lorsque Hitler déclara à ses commandants :
« Les bases aériennes hollandaises et belges doivent être occupées par les Forces armées. On ne tiendra pas compte des déclarations de neutralité ». (L-79.)
Les guerres qui suivirent furent ainsi projetées avant que la première fût déclenchée. Ce furent les guerres les plus soigneusement combinées de toute l’Histoire. C’est à peine si un détail, dans leur succession et dans leur progrès terrifiants, ne se réalisa pas selon le plan principal ou les plans et horaires subsidiaires bien longtemps après que les crimes d’agression eussent été consommés.
Les crimes de guerre, pas plus que les crimes contre l’Humanité, n’ont été des actes isolés ou spontanés, dus au hasard. Indépendamment des preuves indéniables que nous avo’ns de leur préméditation, il suffit de se demander si 6.000.000 d’hommes ont pu être détachés de la population de plusieurs nations, en raison de leur race et de leur origine, ont pu être détruits et leurs corps anéantis, sinon parce que l’opération s’incorporait dans le plan général du Gouvernement. La mise en esclavage de 5.000.000 de travailleurs, leur enrôlement d’office, leur transport en Allemagne, leur affectation au travail là où ils pouvaient être les plus utiles, leur entretien — si l’on peut appeler ’ainsi un lent anéantissement par la famine — et leur garde, auraient-ils pu être accomplis si cela n’était pas entré dans le plan commun ? Des centaines de camps de concentration situés dans toute l’Allemagne, construits pour recevoir des centaines de mille de victimes, nécessitant chacun du travail et des matériaux ’de construction, de la main-d’œuvre, pour les diriger et les surveiller, et un ajustement parfait à l’économie, auraient-ils pu exister, et de tels efforts auraient-ils pu être dépensés sous l’autocratie allemande, s’ils n’avaient été conformes au plan ? La passion teutonne pour l’organisation est-elle devenue fameuse pour tolérer subitement des activités non disciplinées ? Chaque partie du plan était étroitement reliée à toutes les autres. Le programme du travail forcé s’engrenait dans les besoins de l’industrie et de l’agriculture et ceux-ci, à leur tour, étaient en synchronisation avec la machine militaire. L’appareil compliqué de la propagande se rattachait au programme visant à dominer le peuple et à l’inciter à une guerre que ses fils auraient à faire. Les industries d’armement étaient alimentées par les camps de concentration, les camps de concentration étaient alimentés par la Gestapo, la Gestapo était alimentée par le système d’espionnage du parti nazi. Sous la règle de fer du nazisme, rien n’était permis qui ne fût conforme au programme. Tout ce qui se produisait d’important dans cette société enrégimentée n’était qu’une manifestation d’un but prémédité qui se révélait et visait à assurer à l’État nazi une place au soleil en rejetant tous les autres dans l’obscurité.
Les accusés font face à cette accusation accablante, soit en admettant une responsabilité limitée, soit en rejetant la faute sur d’autres, soit encore en vérité en prétendant que si des crimes incroyables ont été commis, ils ne sont pas des criminels. Le temps ne me permet pas d’examiner chacune des défenses en particulier, mais certains points de ces défenses sont communs à tant de cas qu’ils méritent quelque considération.
Les avocats de plusieurs des accusés cherchent à rejeter l’accusation de complot ou de plan concerté sous prétexte que la trame du plan nazi ne correspond pas à la conception du complot telle qu’on la trouve dans la législation allemande appliquée à la notion d’association de malfaiteurs et de bandits de grands chemins. Leur conception de la conspiration est celle d’une réunion furtive, à la nuit tombée, dans une cachette retirée, dans laquelle les accusés décident de chaque détail d’un crime bien défini. Le Statut prévient tout recours à ces conceptions sectaires et étroites du complot, telles qu’elles ressortent du Droit interne en employant le terme supplémentaire et non technique de « plan concerté ». Omettant complètement le terme ambigu de conspiration, le Statut dit que « les dirigeants, organisateurs, provocateurs ou complices qui ont pris part à l’élaboration ou à l’exécution d’un plan concerté pour commettre l’un des crimes désignés, sont responsables de tous les actes accomplis par toutes personnes en exécution de ce plan ».
La conception d’un plan concerté contenue dans le Statut représente réellement le principe du complot dans un texte international. On ne peut pas penser à un plan concerté ou à un complot visant à saisir le mécanisme d’un État, à commettre des crimes’ contre la paix du monde, à faire disparaître une race, à asservir des millions d’êtres et à subjuguer et piller des nations entières, dans les mêmes termes qu’à un complot en vue de commettre des crimes sans grande importance, quoique les mêmes principes fondamentaux soient applicables. Des bandits peuvent décider qui prendra le pistolet et qui le couteau, qui approchera la victime de face et qui l’approchera par derrière, et où ils le guetteront. Mais quand on prépare une guerre, le pistolet devient une Wehrmacht, le couteau une Luftwaffe. Le lieu de l’attaque n’est plus choisi dans une ruelle sombre, mais sur la carte du monde. L’opération s’étend à la direction de l’opinion publique, au Droit public, à la force de la Police, à l’industrie et aux finances. Les amorces et les vantardises doivent se traduire dans la politique étrangère d’une nation. De même, le degré de dissimulation, qui indique un projet coupable dans un complot, dépendra de son objet. Les préparatifs clandestins d’un État contre la société internationale, bien qu’ils fussent camouflés pour l’étranger, pouvaient bien être visiblement connus des citoyens de cet État. Mais la dissimulation n’est pas un élément essentiel dans de tels préparatifs. Certaines parties du plan commun peuvent être proclamées sur les toits, comme l’a été l’antisémitisme ; d’autres peuvent être gardées secrètes, comme le réarmement l’a été pendant longtemps. C’est une question de stratégie que de décider combien de ces préparatifs seront rendus comme le fut en 1935 la proclamation de Göring, sur la création d’une aviation, et combien seront gardés secrets comme dans le cas de l’emploi de bêches par les nazis, pour entraîner le service du travail au maniement des armes. Les formes de ce grand type de complot sont vagues, les moyens sont question d’occasion et ne peuvent pas empêcher le Droit d’aller au fond des choses.
Les accusés prétendent cependant qu’il ne saurait y avoir eu de complot en vue d’une guerre d’agression parce que, premièrement, aucun nazi ne voulait la guerre, deuxièmement, le rearmement n’était voulu que dans le but d’assurer une force qui pût permettre à la voix de l’Allemagne de se faire entendre dans la famille des nations, et troisièmement, les guerres n’étaient pas vraiment des guerres d’agression mais des guerres défensives contre la menace bolchevique.
Quand nous analysons l’argument selon lequel les nazis ne voulaient pas la guerre, il revient en substance à ceci : « Les antécédents ne plaident pas en ma faveur objectivement, mais quand on considère subjectivement mon état d’esprit, je détestais la guerre ; je connaissais les horreurs de la guerre ; je voulais la paix ». Je n’en suis pas si certain. Je veux encore moins accepter la description de Göring qui nous dépeint un état-major pacifiste. Cependant, cela ne nuira pas à notre cause d’admettre que, si nous considérons la question d’un point de vue abstrait, aucun de ces accusés n’aimait la guerre. Mais ils voulaient des choses qu’ils savaient ne pouvoir obtenir que par la guerre. Ils voulaient les terres et les biens de leurs voisins. Leur philosophie paraît revenir à ceci : si les voisins ne veulent pas céder, ils deviennent alors les agresseurs et c’est à eux qu’on doit reprocher la guerre. Le fait est, cependant, que la guerre n’a été terrible pour les nazis que lorsqu’elle est entrée chez eux, que lorsqu’elle a démontré au peuple allemand que l’assurance qui voulait que les villes allemandes, comme celle dans laquelle nous nous trouvons, fussent invulnérables, était trompeuse. A partir de ce moment, la guerre est devenue terrible.
Les accusés proclament également : « Bien sûr, nous fabriquions des canons, mais ce n’était pas pour tirer ; ce n’était que peur nous donner de l’influence dans les négociations ». Tout au plus cet argument équivaut-il à la prétention que les forces militaires ne devaient servir qu’au chantage et non à la bataille. La menace de l’invasion militaire qui imposa l’Anschluss à l’Autriche, les menaces qui précédèrent Munich et la menace de Göring de bombarder la belle ville de Prague si le Président de Tchécoslovaquie n’acceptait pas le Protectorat, sont autant d’exemples de ce que les accusés ont à l’esprit quand ils parlent d’armes pour appuyer les négociations.
Mais, conséquence même des exigences allemandes, le jour allait venir où un pays allait refuser d’acheter la paix, allait refuser de payer ce prix d’achat, « car la fin de ce jeu est l’oppression et la honte, et la nation qui le joue est perdue ».
Ces accusés ont-ils eu alors l’intention de renoncer aux exigences de leur pays ou bien l’Allemagne allait-elle les poursuivre par la force et user de la propagande pour rejeter le blâme de la guerre sur la nation assez folle pour résister ? Les événements ont répondu à cette question, et certains documents, tel le mémorandum de l’amiral Canaris, cité plus haut, ne laissent subsister aucun doute sur la façon dont les événements se sont déroulés comme ils avaient été prévus. Quelques-uns des accusés prétendent que ces guerres n’étaient pas des guerres d’agression et qu’elles n’étaient faites que pour protéger l’Allemagne contre le danger éventuel qui pouvait résulter de la menace communiste qui était une véritable obsession pour bien des nazis. Cet argument de légitime défense tombe immédiatement parce qu’il laisse complètement sous silence cette infâme combinaison de faits clairement établis dans le dossier : d’abord, les immenses et rapides préparatifs de guerre de l’Allemagne ; deuxièmement, les intentions d’attaque continuellement signalées par les chefs allemands, et dont j’ai déjà parlé ; et, troisièmement, le fait qu’une série de guerres ont eu lieu dans lesquelles les forces allemandes ont frappé les premiers coups, sans avertissement, et franchi les frontières des autres nations. Même si l’on pouvait montrer — et on ne le peut pas — que la guerre contre la Russie fut vraiment une guerre défensive, ce n’est certainement pas le cas pour les guerres qui l’ont précédée. On doit aussi faire remarquer que ceux même qui veulent voua faire croire que l’Allemagne était menacée par le communisme, rivalisent les uns avec les autres pour démontrer leur opposition à la désastreuse entreprise russe. Est-il logique qu’ils se fussent opposés à cette guerre si elle avait été entreprise avec la bonne foi de la légitime défense ?
Comme les avocats le font souvent, on cherche à atténuer le caractère superficiel de la théorie de la légitime défense portant sur les faits, en ayant recours à une théorie de Droit. Le Dr Jahrreiss, dans son argumentation savante en faveur de la Défense, fait ressortir à juste titre qu’aucune clause de traité et aucun principe de Droit n’ont jamais contesté à l’Allemagne, en tant que nation souveraine, le droit de légitime défense. Il poursuit avec l’assertion, qui trouve sa référence dans le Droit classique international, que chaque État est seul juge pour dérider dans uni cas donné s’il fait une guerre défensive. Il n’est pas nécessaire d’examiner la validité d’un principe abstrait qui ne s’applique pas aux faits de notre cause. Je ne doute pas que si une nation en venait à juger nécessaire d’avoir recours à une guerre défensive, en raison de circonstances fournissant des raisons suffisantes pour une décision d’aussi bonne foi, n’importe quel tribunal accorderait à cela une grande, et peut-être concluante importance, même si des événements ultérieurs devaient prouver l’erreur qui a vicié cette décision. Mais dans le cas qui nous intéresse, les faits ne justifient aucun égard de ce genre pour une décision de bonne foi parce qu’on n’a même pas invoqué cette décision et qu’on l’a encore moins formulée de bonne foi.
Dans tous les documents révélant la préparation et la rationalisation de ces attaques, on n’a pas cité et on ne peut citer une seule phrase indiquant la crainte de bonne foi d’une attaque. Il se peut que les hommes d’État d’autres pays aient manqué de courage pour désarmer immédiatement et complètement. Peut-être soupçonnaient-ils le réarmement secret de l’Allemagne. Mais s’ils hésitèrent à abandonner les armes, ils ne tardèrent pas à les négliger. L’Allemagne savait bien que ses anciens ennemis avaient laissé leurs armements tomber en désuétude, tellement ils songeaient peu à une autre guerre. L’Allemagne se trouvait en face d’une Europe qui, non seulement n’était pas disposée à attaquer, mais était trop faible et trop pacifiste pour pourvoir même à sa propre défense. Elle alla même jusqu’à la limite du déshonneur, si ce n’est plus loin, pour acheter sa paix. Les procès-verbaux que nous avons soumis des conseils secrets tenus par les nazis ne mentionnent pas d’agresseur possible. Ils sont imprégnés de l’esprit d’agression et non de celui de défense. Ils envisagent toujours l’expansion territoriale, et non le maintien de l’intégrité territoriale.
Le ministre de la Guerre von Blomberg, dans ses directives de 1937 sur les principes généraux pour la préparation de l’Armée à la guerre, a démenti ces faibles revendications de légitime défense. Il déclarait à l’époque :
« La situation politique générale nous justifie à penser que l’Allemagne n’a à envisager d’attaque d’aucun côté. Les raisons en sont, outre l’absence du désir de faire la guerre, que l’on trouve pour ainsi dire chez toutes les nations, particulièrement les puissances occidentales, le fait qu’un certain nombre appréciable d’États, et la Russie en particulier, ne sont pas prêts pour la guerre »
Il recommandait néanmoins :
« ... d’être continuellement prêts pour la guerre afin de :
a) Contre-attaquer à n’importe quel moment et
b) .Rendre possible l’exploitation militaire d’occasions politiquement favorables dans le cas où elles se produiraient » (C-175.)
Si ces accusés sont à même maintenant de plaider cyniquement la légitime défense, bien qu’aucune nécessité de bonne foi de légitime défense n’eût été affirmée ou envisagée à l’époque par aucun dirigeant, cela réduit les traités de non-agression à une absurdité juridique. Ils ne font que devenir des instruments supplémentaires de tromperie entre les mains de l’agresseur et des pièges pour les nations bien intentionnées. S’il y a dans les pactes de non-agression une condition implicite selon laquelle chaque nation peut formuler un jugement de bonne foi sur la nécessité de la légitime défense contre la menace d’une attaque imminente, on ne peut certes pas les invoquer pour protéger ceux qui n’ont jamais formulé de jugement de ce genre.
Au début de ce Procès, je me suis hasardé à prédire que l’on ne nierait pas sérieusement que les crimes imputés ont été commis, et qu’on s’en tiendrait à la responsabilité individuelle des accusés. Les accusés ont confirmé cette prophétie. En général, ils ne nient pas que ces faits se sont passés, mais ils prétendent qu’ils « se sont seulement passés » et qu’ils n’ont pas été le résultat d’un plan concerté ou d’un complot. L’une des raisons principales invoquées par les accusés pour prétendre qu’il n’y avait pas de complot est l’argument selon lequel un complot était impossible avec un dictateur. Ils allèguent ensuite’ qu’ils devaient tous obéir aux ordres de Hitler, qui avaient force de loi en Allemagne, et que, par conséquent, l’obéissance ne peut être prise comme base d’une accusation criminelle. De cette manière, on explique qu’en face des exécutions en masse, il n’y a pas eu d’assassins.
Cet argument est destiné à éliminer l’article 8 du Statut, qui stipule que l’ordre donné par un Gouvernement ou un supérieur ne libère pas un accusé de sa responsabilité et ne peut être retenu que comme circonstance atténuante. Cette stipulation du Statut correspond à la justice et aux réalités de la situation, comme l’indique l’accusé Speer lorsqu’il considérait la responsabilité commune aux dirigeants de la nation allemande :
« ... en ce qui concerne les questions tout à fait décisives, il y a une responsabilité totale, et il doit y avoir responsabilité totale pour autant qu’un individu figure parmi les chefs ; car qui pourrait assumer la responsabilité de l’évolution des événements, sinon les collaborateurs immédiats du chef de l’Etat ? ».
Et il a dit encore au Tribunal :
« Il est impossible après la catastrophe d’échapper à cette responsabilité totale. Si la guerre avait été gagnée, les chefs en auraient aussi assumé la responsabilité totale ».
Comme beaucoup d’arguments abstraits de la Défense, l’argument tendant à prouver que le pouvoir absolu de Hitler rendait une conspiration impossible s’écroule devant les faits du dossier. Le principe absolu du chef faisait lui-même partie du plan concerté comme Göring l’a fait remarquer. Les accusés ont eu beau devenir les esclaves d’un dictateur, c’était leur dictateur. Dès le début, ce fut le but du mouvement nazi comme l’a déclaré Göring. Tout nazi prétait ce serment :
« Je jure fidélité à mon Führer Adolf Hitler. Je lui jure, ainsi qu’aux Führer qu’il me donne, une obéissance sans réserve et de tous les instants. »
En outre, ils forcèrent tous ceux qui étaient soumis à leur autorité à prêter ce serment. Ce serment était illégal aux yeux du Droit allemand qui considérait comme un crime le fait de devenir membre d’une organisation dans laquelle l’obéissance « à des supérieurs inconnus ou une obéissance absolue à des supérieurs connus était jurée ». Ces hommes ont détruit le Gouvernement libre de l’Allemagne et invoquent maintenant, pour être dégagés de leur responsabilité, le prétexte qu’ils sont devenus des esclaves. Ils sont dans la situation du garçon du roman qui assassina son père et sa mère et sollicita ensuite l’indulgence du fait qu’il était devenu orphelin. Ce qui a échappé à ces hommes, c’est que les actes de Hitler étaient leurs actes. C’étaient des hommes parmi les millions d’autres ; c’étaient ces hommes qui en dirigeaient des millions d’autres, qui ont affermi Adolf Hitler et confié à sa personnalité psychopathique, non seulement d’innombrables décisions de moindre importance, mais aussi la décision finale de la guerre ou de la paix. Ils l’intoxiquaient avec le pouvoir et la flatterie. Ils ont entretenu ses haines et éveillé ses craintes. Ils ont mis un fusil chargé dans ses mains avides. On a laissé le soin à Hitler d’appuyer sur la gâchette et, lorsqu’il l’a fait, ils ont tous approuvé. Ils ont admis sa culpabilité, certains à contre-cœur, d’autres par rancune. Mais son crime est celui du banc des accusés tout entier et de chacun à ce banc.
Mais on invoque aussi le fait que ces accusés ne pouvaient être d’accord sur un plan concerté ou un complot parce qu’ils se combattaient ou appartenaient à diverses factions ou coteries. Naturellement, il n’est pas nécessaire que des hommes soient d’accord sur tout pour être d’accord sur suffisamment de points qui les rendent passibles de l’accusation de complot criminel. Incontestablement, il y a eu dans le complot des complots et des intrigues, des rivalités et des luttes pour le pouvoir. Schacht et Göring n’étaient pas d’accord sur le point de savoir lequel d’entre eux dirigerait l’économie, mais non sur la question de savoir si l’économie devait être organisée en vue de la guerre. Göring prétend n’avoir abandonné le plan que pour mener, par l’intermédiaire de Dahlerus, des négociations avec des personnes influentes en Angleterre, immédiatement avant la guerre de Pologne. Mais il est parfaitement évident que ce n’était pas un effort en vue d’empêcher l’agression de la Pologne -mais bien pour assurer le succès de cette agression, en obtenant la neutralité anglaise (TC-90). Rosenberg et Göring peuvent avoir eu des divergences sur la répartition des objets d’art volés, mais ils n’en ont eu aucune sur la façon dont ils devaient être volés. Jodl et Göring peuvent n’avoir pas été d’accord sur l’opportunité de dénoncer la Convention de Genève, mais ils ont toujours été d’accord pour la violer. Et il en va ainsi tout au long de la longue et sordide histoire. Nulle part nous ne trouvons un exemple où l’un des accusés se soit dressé contre les autres en disant : cette chose est mauvaise et je ne veux pas y contribuer. Partout où ils ne s’entendaient pas, leurs divergences portaient sur les méthodes ou sur des questions de compétence ; mais elles restaient toujours dans le cadre du plan concerté.
Quelques-uns des accusés prétendent également qu’en aucun cas il n’y a eu un complot pour commettre des crimes de guerre ou des crimes contre l’Humanité parce que les membres du cabinet ne se sont jamais rencontrés avec les militaires pour établir le plan de ces actions. Mais ces crimes n’étaient que les résultats inévitables du plan d’agression en vue d’acquérir l’espace vital. Hitler déclara, lors d’un entretien avec ses commandants :
« Anéantir d’abord la Pologne. Il faut détruire les forces vives de l’ennemi et non atteindre une certaine ligne géographique » (PS-1014). Frank se mit au diapason et suggéra que lorsque leur utilité serait épuisée.
... alors, on pourra faire de la chair à pâté avec les Polonais, les Ukrainiens et ceux qui les entourent, peu importe ce qui arrivera » (PS-2233.)
Le Commissaire du Reich, Koch, en Ukraine, reprit le refrain :
« Je ferai sortir jusqu’au dernier homme de ce pays. Je ne suis pas venu pour répandre la joie... » (PS-1130).
C’était l’envers de l’espace vital. Des hommes ayant leur intelligence pratique pouvaient-ils s’attendre à ce qu’on s’emparât des pays voisins sans que leurs occupants réclamassent et sans commettre des crimes contre l’Humanité ?
Le dernier argument de chaque accusé est que, même s’il y avait un complot, il n’en faisait pas partie. Il est par conséquent important, dans l’examen de leurs efforts pour échapper à leur responsabilité, de savoir, avant tout exactement, ce qu’une accusation de complot englobe et punit.
Dans un complot, nous ne punissons pas un homme pour le crime d’un autre. Nous cherchons à punir chacun pour son propre crime qui réside dans le fait d’être entré dans un plan criminel concerté auquel d’autres ont également pris part. La mesure de la nature criminelle du plan, et, par conséquent, celle de la faute de chaque participant, s’apprécie naturellement suivant la somme totale des crimes commis par tous, au cours de l’exécution du plan. Mais l’essentiel du crime est la participation à la préparation ou à l’exécution du plan. Ce sont les règles que chaque société a estimées nécessaires pour atteindre des hommes comme ces accusés qui n’ont jamais eu de sang sur leurs propres mains, mais qui ont établi les plans qui ont eu pour résultat une effusion de sang. A travers toute l’Allemagne aujourd’hui, dans chaque zone d’occupation, des hommes sans importance qui ont exécuté par ordre cette politique criminelle sont accusés et punis.
Si les auteurs de ces plans qui en ordonnèrent l’exécution à ces gens sans importance devaient échapper à tout châtiment, cela représenterait une vaste et impardonnable parodie de la justice. Comme le démontrent les documents versés au dossier, ces hommes qui sont assis au banc des accusés n’ont pas été étrangers à ce programme de crimes ; et leur participation n’est ni vague, ni douteuse. Nous les y trouvons au cœur même. Les situations qu’ils ont occupées montrent que nous avons choisi des accusés dont la culpabilité est évidente. Ils sont les autorités survivantes les plus élevées de leurs compétences respectives et de l’Etat nazi. Il n’y a aucun être vivant qui, au moins jusqu’aux tous derniers moments de la guerre, ait dépassé Göring en honneurs, en pouvoirs et en influences. Aucun soldat n’était au-dessus de Keitel et de Jodl et aucun marin au-dessus de Raeder et Dönitz. Qui peut être responsable de la diplomatie mensongère sinon, les ministres des Affaires étrangères, von Neurath et Ribbentrop, et le diplomate à toutes mains, von Papen ? Qui devait répondre de l’administration tyrannique des pays occupés sinon les Gauleiter, protecteurs, gouverneurs et commissaires tels que Frank, Seyss-Inquart, Frick, von Schirach, von Neurath et Rosenberg ? Où devrons-nous chercher ceux qui ont mobilisé l’économie en vue de la guerre totale, si nous négligeons Schacht, Speer et Funk ? Qui a été le maître de la grande entreprise d’esclavage si ce n’est Sauckel ? Où devrons-nous trouver celui qui administra les camps de concentration en dehors de la personne de Kaltenbrunner ? Qui attisa les haines et les craintes de l’opinion publique et se servit des organisations du Parti pour inciter à ces crimes, sinon Hess, von Schirach, Fritzsche, Bormann et l’ineffable Julius Streicher ? La liste des accusés est faite de ces hommes qui ont joué des rôles indispensables et complémentaires dans cette tragédie ; les photographies et les films les montrent sans cesse réunis dans des occasions importantes. Les documents démontrent qu’ils ont été d’accord sur les plans et les méthodes et qu’ils ont tous travaillé dans un esprit agressif à l’expansion de l’Allemagne par la force des armes.
Chacun de ces hommes a apporté sa contribution effective au plan nazi. Chacun occupait une position-clef. Enlevez au régime nazi les situations occupées par un Schacht, un Sauckel, un von Papen ou un Göring et vous aurez un régime différent. Regardez les rangs de ces hommes déchus et imaginez-les tels que les témoignages photographiques et documentaires les montrent au temps de leur puissance. En existe-t-il un dont le travail n’ait pas réellement aidé le complot à avancer sur sa route, vers son but sanglant ? Pouvons-nous supposer que le grand effort de la vie de ces hommes a été dirigé sur des buts qu’ils ne soupçonnaient pas ?
Pour échapper aux présomptions de faute attachées à leur situation et aux conséquences de leur culpabilité en raison de leurs actes, les accusés sont presque unanimes à adopter le même moyen de défense. On entend sans cesse ce refrain : ces hommes n’avaient pas d’autorité, ils ne savaient rien, n’avaient pas d’influence et étaient vraiment sans importance. Funk a résumé l’humiliation générale d !u banc des accusés dans la lamentation suivante :
« Je suis souvent allé jusqu’à la porte, mais on ne m’a jamais laissé entrer »
Dans la déposition de chaque accusé, on arrive toujours à se heurter au mur habituel ; personne ne savait rien de ce qui se passait. Maintes et maintes fois nous avons entendu le refrain suivant s’élever du banc des accusés :
« C’est ici, pour la première fois, que j’entends parler de ces choses ». Ces hommes n’ont rien vu de mal, n’ont rien dit de mal et rien de mal n’a été prononcé en leur présence. Cette prétention pourrait paraître très plausible si elle était faite par un seul accusé. Mais si nous réunissons toutes leurs histoires, nous avons une impression risible de ce IIIe Reich qui devait durer mille ans. Si nous réunissons seulement les histoires des accusés du premier banc, il en ressort la composition ridicule du Gouvernement de Hitler qui était ainsi formé : Un homme n° 2 qui ne savait rien des excès commis par la Gestapo qu’il avait créée et qui n’a jamais soupçonné l’existence du programme d’extermination des Juifs, quoiqu’il eût été le signataire de plus de vingt décrets instituant la persécution de cette race ; Un homme n° 3 qui était simplement un intermédiaire innocent qui transmettait les ordres de Hitler sans même les lire, comme un facteur ou un garçon de courses ; Un ministre des Affaires étrangères qui connaissait très peu de choses des conditions à l’étranger et rien de la politique étrangère ; Un Feldmarschall qui donnait des ordres aux troupes, mais qui n’avait aucune idée des résultats qu’ils pouvaient pratiquement avoir ; Un chef de la Sûreté qui avait le sentiment que les fonctions de sa Gestapo et du SD correspondaient en quelque sorte aux attributions de la Police de la circulation ; Un philosophe du Parti qui s’occupait de recherches historiques et qui n’avait pas idée de la violence que sa philosophie avait provoquée au XXe siècle ; Un Gouverneur Général de Pologne qui gouvernait mais ne commandait pas ; Un Gauleiter de Franconie dont le travail consistait à déverser des écrits immondes sur les Juifs mais qui ne pensait pas que quelqu’un pût les lire ; Un ministre de l’Intérieur qui ne savait même pas ce qui se passait dans son propre cabinet, qui ignorait encore plus ce qui se passait dans son service et qui ne savait rien du tout des événements intérieurs de l’Allemagne ; Un président de la Reichsbank qui ignorait absolument ce qui entrait dans les chambres fortes de sa banque et ce qui en sortait ; Et un Délégué général à l’Économie de guerre qui plaçait secrètement tout le système économique au service de l’armement, mais ne supposait pas que cela eût un rapport quelconque avec la guerre.
Cela peut sembler une exagération fantastique mais c’est la conclusion que vous seriez réellement obligés d’adopter si vous deviez acquitter ces accusés.
Ils protestent trop. Ils nient avoir été au courant de ce qui était de notoriété publique. Ils nient avoir été au courant de plans et de programmes qui étaient aussi connus que Mein Kampf et le programme du Parti. Ils nient même avoir eu connaissance de la teneur des documents qu’ils avaient reçus et en vertu desquels ils agissaient.
Presque tous les accusés prennent deux ou plusieurs attitudes contradictoires. Illustrons l’illogisme de leur attitude par la carrière de l’un des accusés, un homme qui, si l’on insistait, admettrait lui-même qu’il est le plus intelligent, le plus honorable et le plus innocent de ce banc. C’est Schacht. Et voici sa propre déposition... mais n’oublions pas, que je ne parle pas spécialement pour lui seul, et que ses déclarations contradictoires se retrouvent dans les dépositions de plusieurs autres accusés : Schacht adhéra ouvertement au parti nazi, après qu’il eût conquis le pouvoir, et le quitta ouvertement dès qu’il eût échoué. Il admet qu’il ne lui a jamais fait d’opposition ouverte mais affirme que dans le privé il ne lui avait jamais été fidèle. Lorsque nous lui demandons pourquoi il n’a pas arrêté le développement criminel du régime sous lequel il était ministre, il répond qu’il n’avait pas la moindre influence. Lorsque nous demandons pourquoi il a continué à appartenir à un régime criminel, il nous dit qu’en s’y cramponnant il espérait modérer son programme. Tel un Brahmane parmi les Intouchables, il ne pouvait supporter de se mêler socialement aux nazis dans le monde, mais n’a jamais réussi à se séparer d’eux du point de vue politique. De toutes les agressions nazies, dont il prétend maintenant avoir été choqué, il n’y en pas une qu’il n’ait appuyée, aux yeux du monde, du poids de son nom et de son prestige. Ayant armé Hitler pour soumettre un continent au chantage, il reproche maintenant à l’Angleterre et à la France de s’y être soumis. Schacht a toujours lutté pour sa situation sous un régime qu’il affecte maintenant de mépriser. Il était parfois en désaccord avec ses complices nazis sur les moyens d’atteindre leurs buts, mais était toujours d’accord sur le but lui-même. Quand il se sépara d’eux, au crépuscule du régime, ce fut par tactique, non par principe. A partir de ce moment, il ne cessa jamais de pousser les autres à risquer leur situation et leur tête pour favoriser ses machinations, mais jamais, en aucune occasion, il n’a risqué sa propre tête et sa propre situation. Il se vante maintenant d’avoir voulu lui-même tuer Hitler s’il en avait eu l’occasion, mais les actualités cinématographiques allemandes montrent que même après la chute de la France, quand il se trouvait en présence de Hitler vivant, il sortait du rang pour saisir la main qu’il prétend maintenant exécrer, et était suspendu aux lèvres de l’homme qu’il dit maintenant estimer indigne de confiance. Schacht dit qu’il a sans cesse saboté le Gouvernement de Hitler. Cependant, le service secret le plus acharné du monde n’a jamais découvert qu’il eût fait le moindre tort au régime, bien après qu’il eût appris que la guerre était perdue et que les nazis étaient condamnés. Schacht, qui toute sa vie durant s’est toujours ménagé une porte dérobée, s’arrangeait toujours pour pouvoir affirmer qu’il appartenait à l’un ou à l’autre camp. Sa défense se révèle aussi spécieuse, si on l’analyse, qu’elle est persuasive à première vue. Schacht représente le type le plus dangereux et le plus condamnable d’opportunisme. L’opportunisme d’un homme occupant une situation influante, et qui est prêt à adhérer à un mouvement qu’il sait avoir des buts criminels parce qu’il pense qu’il sera victorieux.
Ces accusés, qui ne peuvent nier qu’ils occupaient les places influentes du pouvoir et qui ne peuvent nier que l’es crimes que j’ai décrits ont réellement été commis, savent qu’on ne peut ajouter foi à leurs dénégations, à moins qu’ils ne puissent nous proposer un autre coupable. Quand l’occasion s’en est présentée, les accusés ont unanimement rejeté le blâme sur les autres, parfois sur l’un, parfois sur un autre. Mais les noms qu’ils ont continuellement choisis sont ceux de Hitler, de Himmler, de Heydrich, de Goebbels et de Bormann. Tous sont morts ou n’ont pu être retrouvés. Peu importe à quel point nous les avons harcelés ; ils n’ont jamais montré du doigt un homme vivant. Il est tentant de méditer sur les manœuvres étranges du sort, qui n’a conservé que les innocents et tué les coupables. C’est vraiment par trop singulier.
Le principal scélérat sur lequel on rejette tout le blâme, — certains des accusés rivalisent pour trouver des qualificatifs appropriés — c’est Hitler. Il est l’homme vers lequel presque tous les accusés ont dirigé un doigt accusateur. Je ne m’écarterai pas de cet accord unanime ni ne contesterai que tous ces morts ou ces disparus n’aient leur part dans le crime. Dans des crimes si répréhensibles que le degré de culpabilité a perdu toute signification, ils peuvent avoir joué les rôles les plus mauvais. Mais leur crime ne saurait disculper les accusés. Hitler n’a pas emporté toute la responsabilité dans sa tombe et toute la faute n’est pas enveloppée dans le linceul de Himmler. Ce sont ces morts que ces vivants ont choisis comme associés dans cette grande famille du complot et ces crimes qu’ils ont commis ensemble, ils doivent en répondre collectivement.
On peut bien dire que le plus grand crime de Hitler a été commis contre le pays qu’il avait gouverné. Il a été un Messie insensé qui a déclaré la guerre sans motif et l’a prolongée sans raison. Il ne s’est pas ; inquiété de ce qui arriverait à l’Allemagne, s’il n’avait pas pu gouverner. Comme Fritzsche nous l’a dit à la barre, Hitler a essayé de faire servir la défaite de l’Allemagne au suicide du peuple allemand. Il a continué la lutte alors qu’il savait qu’il n’y avait rien à gagner et que continuer ne signifiait que la ruine. Devant le Tribunal, Speer s’est exprimé ainsi : « ... Les sacrifices qui ont été faits des deux côtés après janvier 1945 n’avaient aucun sens. Les morts de cette période seront les accusateurs de l’homme responsable de la continuation de cette lutte, Adolf Hitler, tout comme les cités détruites, au cours de cette dernière phase qui ont perdu d’immenses valeurs artistiques et un nombre élevé d’habitations... Le peuple allemand est resté fidèle à Adolf Hitler jusqu’à la fin. Mais lui l’a trahi sciemment. Il a essayé de le précipiter dans l’abîme... »
Hitler a donné à chacun l’ordre de combattre jusqu’à la fin, et il s’est alors réfugié dans la mort par le suicide. Mais. il a disparu comme il avait vécu, en imposteur. Il a fait déclarer officiellement qu’il était mort au combat.
Tel était l’homme que les accusés ont élevé à la dignité de Führer. Ce sont eux qui ont conspiré pour lui donner une autorité absolue sur toute l’Allemagne. Et, finalement, c’est lui et le système qu’ils avaient créé pour lui, qui ont amené leur ruine à tous. Ainsi que l’a déclaré Speer, dans son contre-interrogatoire :
« ... Le danger terrible contenu dans le système totalitaire n’est apparu très clairement que lorsque nous avons approché de la fin. Ce fut alors qu’on put voir ce que signifiait ce’ principe, suivant lequel tout ordre devait être exécuté sans aucune critique. De même, les ordres qui, comme l’ont montré les débats, n’ont pas été impitoyablement exécutés, se sont révélés en dernière analyse des erreurs... A la fin de ce système, il a enfin été démontré les dangers incroyables qu’il faisait courir... L’alliance de ce système et de Hitler a amené cette épouvantable catastrophe sur le monde. »
Mais laissez-moi devenir, pour un moment, l’avocat du diable. J’admets que Hitler ait été le principal scélérat. Mais, pour les accusés, rejeter tout le blâme sur lui n’est ni viril, ni vrai. Nous savons que les possibilités physiques et le temps même d’un chef d’État sont aussi limités que ceux du dernier des hommes. Il doit s’en remettre à d’autres qui sont ses yeux et ses oreilles pour la plupart des choses qui se passent dans un grand empire. D’autres jambes doivent faire ses courses, d’autres mains doivent exécuter ses plans. Sur qui Hitler s’est-il plus appuyé pour ces choses que sur ces hommes assis au banc des accusés ? Qui l’a conduit à croire qu’il avait une Armée de l’air invincible, sinon Göring ? Qui lui a caché les nouvelles désagréables ? N’est-ce pas Göring qui a interdit au Feldmarschall Milch de prévenir Hitler qu’à son avis l’Allemagne n’était pas à même de faire la guerre à la Russie ? N’est-ce pas Göring qui, selon Speer, releva le général Galland de son commandement dans l’Armée de l’air pour avoir parlé des faiblesses et du sabotage de l’Aviation ? Qui a conduit Hitler, qui n’avait jamais voyagé lui-même, à croire à l’indécision et à la timidité des peuples démocratiques, sinon von Ribbentrop, von Neurath et von Papen ? Qui, plus que Streicher et Rosenberg, a entretenu sa haine du Juif ? Qui a nourri son illusion de l’invincibilité allemande, sinon Keitel, Jodl, Raeder et Dönitz ? Qui, comme nous le dirait Hitler, l’aurait trompé sur les conditions des camps de concentration, sinon Kaltenbrunner, qui cherche à nous tromper nous-mêmes ? Ces hommes avaient accès auprès de Hitler et pouvaient souvent contrôler le renseignement qui lui arrivait et sur lequel il devait appuyer sa politique et ses ordres. Ils étaient la garde prétorienne, et pendant qu’ils étaient sousi les ordres de César, César était toujours entre leurs mains.
Si ces morts pouvaient venir à la barre des témoins et répondre aux reproches qui leur ont été adressés, nous pourrions : avoir une image moins déformée des rôles qu’ont joués ces accusés. Imaginez l’émoi suscité sur ce banc si l’on voyait Adolf Hitler s’avancer à la barre des témoins ou Himmler, les bras pleins de dossiers ou Goebbels, ou Bormann avec les rapports de ses espions du Patri, ou ceux qui ont été assassinés, Rôhm ou Canaris. La Défense qui outrage des cadavres et qui veut que le monde soit seulement habilité à exiger des morts une réparation est un argument digne des crimes auxquels elle s’applique.
Nous avons présenté à ce Tribunal une accusation fondée sur des documents à charge qui sont suffisants, sans autre explication, pour demander un verdict de culpabilité contre chaque accusé sur le premier chef d’accusation. En dernière analyse, la seule solution qui se pose est de savoir si l’on doit ajouter foi au propre témoignage des accusés, à rencontre des documents et autres preuves de leur culpabilité. Quelle est la valeur de leur témoignage ?
En fait, l’habitude nazie de ne faire qu’un usage très restreint de la vérité enlève tout fondement à leur défense. Mentir a toujours été une technique nazie hautement appréciée. Dans Mein Kampf, Hitler préconisait le mensonge comme politique. Von Ribbentrop admet l’usage du mensonge diplomatique. Keitel conseillait de tenir secret le fait du réarmement de façon à pouvoir le nier à Genève (EC-177). Raeder mentait à propos de la reconstruction de la Marine allemande en violation du Traité de Versailles. Göring recommandait à Ribbentrop de faire un mensonge juridique au ministère des Affaires étrangères britannique au sujet de l’An-schiuss, et en l’y incitant, ne faisait que l’engager dans la voie qu’il suivait (PS-2947). Göring donna sa parole d’honneur aux Tchèques et la viola bientôt (TC-27). Speer lui-même proposa d’induire les Français en erreur pour qu’ils révèlent les spécialistes parmi leurs prisonniers (R-124).
Le mensonge direct n’est pas non plus le seul moyen de fausseté. Ils parlent tous avec un langage nazi à double sens pour tromper les étourdis. Dans le dictionnaire nazi d’euphémismes cyniques, la « solution finale » du problème juif était une phrase qui signifiait l’extermination ; le « traitement spécial » des prisonniers de guerre signifiait l’extermination ; la « détention de protection » signifiait le camp de concentration ; le « service du travail » signifiait le travail forcé et un ordre d’« adopter une attitude ferme » ou de « prendre des mesures positives » équivalait à agir avec une sauvagerie sans limites. Avant d’accepter leurs mots pour ce qu’ils paraissent être, nous devons toujours y chercher un sens caché. Göring nous a assurés, sous la foi du serment, que le conseil de la Défense du Reich ne s’était jamais réuni « comme tel ». Lorsque nous avons produit le procès-verbal sténographique d’une réunion qu’il avait présidée et au cours de laquelle il avait parlé la majeure partie du temps, il nous a rappelé le « as much » et expliqué que ce n’était pas une réunion du conseil « comme tel » parce qu’il y avait d’autres personnes qui y assistaient. Göring nie « voir menacé » la Tchécoslovaquie : il a seulement dit au Président Hacha qu’il aurait « détesté bombarder la belle ville de Prague ».
En plus des déclarations complètement fausses et des phrases à double sens, il y a aussi d’autres façons d’altérer la vérité par des explications extravagantes et des déclarations absurdes. Streicher a solennellement maintenu que sa seule pensée à propos des Juifs était de les installer dans l’île de Madagascar. La seule raison qui l’eût poussé à détruire les synagogues, dit-il froidement, résidait dans l’injure qu’elles faisaient à l’architecture. L’avocat de Rosenberg a déclaré que ce dernier avait toujours eu à l’esprit une « solution chevaleresque » du problème juif. Quand il fut nécessaire de faire disparaître Schuschnigg après l’Ans’chIusis, Ribbentrop voulait nous faire croire que le chancelier autrichien se reposait dans une « villa ». C’est au contre-interrogatoire qu’y est revenue la charge de révéler que la « villa » était le camp de concentration de Buchenwald. Le procès-verbal est rempli d’autres exemples de dissimulation et d’échappatoires. Schacht lui-même a montré qu’il avait, lui aussi, adopté l’attitude nazie qui voulait que la vérité fût un conte qui réussît. Placé, lors du contre-interrogatoire, devant une longue liste d’engagements rompus et de paroles mensongères, il déclara en guise de justification :
« Je crois que l’on peut remporter beaucoup plus de succès lorsqu’on veut conduire quelqu’un en ne lui disant pas la vérité qu’en la lui disant ».
Telle était la philosophie des nationaux-socialistes. Après qu’ils eurent trompé le monde pendant des années et masqué le mensonge sous des apparences plausibles, peut-on s’étonner de les voir poursuivre à ce banc les habitudes de toute une vie ? La foi à leur accorder est l’un des points principaux de ce Procès. Seuls ceux qui n’ont pas appris les arriéres leçons des dix dernières années peuvent douter que les hommes qui ont toujours spéculé sur la crédulité aveugle d’adversaires généreux n’hésiteraient pas à refaire de même maintenant.
C’est chargés de ce passé que ces accusés demandent maintenant à ce Tribunal de décider qu’ils ne sont pas coupables d’avoir comploté, d’avoir projeté ou perpétré cette longue liste de crimes et d’injustices. Ils se tiennent devant les preuves de ce Procès comme Gloucester taché de sang à côté du corps de son roi frappé à mort. Il suppliait la veuve, comme ils vous supplient eux-mêmes : « Dites que je ne les ai pas tués ». Et la reine répondît : « Dites, alors, qu’ils n’ont pas été tués. Mais ils sont morts... »
Si vous deviez dire de ces hommes qu’ils ne sont pas coupables, il serait aussi vrai de dire qu’il n’y a pas eu de guerre, qu’il n’y a pas eu de tués et qu’il n’y a pas eu de crime.
Je donne maintenant la parole au Procureur Général britannique.
Monsieur le Président, Sir Hartiey Shawcross pourrait-il prendre la parole après la suspension d’audience ?
Oui, très bien. L’audience reprendra à 13 h. 45.
Je voudrais encore ajouter que j’ai remis au Tribunal et à la Défense des copies de mon réquisitoire, avec des références à des documents. Ces références n’ont d’autre utilité que d’attirer une fois de plus l’attention du Tribunal et des avocats sur les dates qui ont été révélées au cours des débats. J’ai estimé que ce serait de quelque utilité au cours de la lecture.
Je vous remercie. L’audience est levée.