CENT QUATRE-VINGT-SEPTIÈME JOURNÉE.
Vendredi 26 juillet 1946.
Audience de l’après-midi.
Je donne la parole au Procureur Général du Royaume Uni de Grande-Bretagne.
Plaise au Tribunal. Comme mon distingué collègue, dans son réquisitoire succinct et éloquent que je n’ai pas l’espoir d’égaler, je désire, au nom du Ministère Public britannique, donner quelques explications au Tribunal au cours de ces débats. Étant donné l’ampleur extraordinaire et remarquable des faits qui ont été cités comme éléments de preuve et qui, à notre avis, démontrent sans équivoque la culpabilité de ces accusés, je crains que mes explications ne soient quelque peu longues. Bien que, durant le cours des débats qui se sont déroulés devant ce Tribunal, les représentants des Ministères Publics des quatre Puissances aient très étroitement collaboré et soient parfaitement tombés d’accord, et bien que j’aie l’intention d’exposer quelques points qui nous sont communs, je crois cependant que nous sommes habilités, à ce dernier stade du Procès, au prix de répétitions et de recoupements inévitables, à soumettre nos propres conclusions d’une manière complètement indépendante, afin que le Tribunal et les pays que nous représentons distinguent nettement les raisons qui exigent la condamnation de ces accusés. S’il apparaît que certains d’entre nous se référeront aux mêmes faits et arriveront aux mêmes conclusions, comme cela se produira sans aucun doute, ces coïncidences mêmes auxquelles nous seront parvenus d’une façon indépendante ajouteront peut-être de la force aux faits que nous soumettrons et à la conclusion que chacun des accusés est légalement, j’ai dit légalement, coupable. Il est évident que ces accusés ont pris part à des crimes si terrifiants que l’imagination chancelle et recule à leur vue ; et il n’y a aucun doute qu’ils en sont moralement responsables. Qu’on se rappelle les mots de l’accusé Frank : « Des milliers d’années s’écouleront sans effacer cette faute de l’Allemagne ». Une guerre totale et totalitaire, menée au mépris d’engagements solennels et en violation des traités ; de grandes villes, de Coventry à Stalingrad, réduites en poussière, les campagnes dévastées, et maintenant, les répercussions inévitables d’une guerre menée de cette façon : la faim et la maladie parcourant le monde ; des millions de personnes sans abri, estropiées, dépossédées. Et, dans leur tombe, des millions d’hommes demandent non une vengeance, mais que cela ne se reproduise plus ; 10.000.000 d’hommes qui, à cet instant, auraient pu vivre dans la paix et le bonheur, des soldats, des marins, des aviateurs et des civils, tués dans des batailles qui n’auraient pas dû avoir lieu. Cela n’a pas été le seul et le plus grand crime. Dans nos différents pays, lorsque peut-être dans le feu de la passion ou pour d’autres raisons qui font perdre le contrôle de soi-même, un homme est tué, l’assassinat fait sensation : il excite notre compassion, et nous n’avons de cesse que l’assassin soit puni et que l’autorité de la loi soit appliquée. Ferons-nous moins que cela, lorsqu’on a tué non une personne mais, au minimum, 12.000.000 d’hommes, de femmes et d’enfants. Et non pas au cours d’une bataille, non pas sous l’effet de la passion, mais de sang-froid, au cours d’une tentative préméditée et délibérée de détruire des nations, des races, de désagréger des traditions, les institutions et l’existence même d’États libres et anciens. 12.000.000 d’assassinats ! L’extermination des deux tiers des Juifs de l’Europe, plus de 6.000.000, d’après les propres statistiques des assassins (document PS-2738). Des assassinats réalisés à la manière d’une industrie de production à la chaîne, dans les chambres à gaz et les fours d’Auschwitz, Dachau, Treblinka, Buchenwald, Mauthausen, Maidanek et Oranienburg. Le monde doit-il également négliger la renaissance de l’esclavage en Europe de 7.000.000 d’hommes, de femmes et d’enfants arrachés à leurs foyers, traités comme des bêtes, affamés, frappés et assassinés ? Il se peut que la faute de l’Allemagne, dont le peuple partage largement la responsabilité, ne s’efface pas, mais ce sont ces hommes-ci, aidés d’une poignée d’autres, qui ont chargé l’Allemagne de cette faute et ont perverti le peuple allemand. « Je suis coupable » a avoué l’accusé Schirach, « d’avoir éduqué la jeunesse allemande pour un homme qui a commis des assassinats par millions ».
Pour ces crimes, on aurait pu appliquer à ces hommes des méthodes d’exécution sommaires et le traitement qu’ils avaient aidé à infliger à tant de millions d’êtres innocents et dont ils n’auraient guère pu se plaindre. Mais ce Tribunal ne doit pas juger uniquement leur faute, selon des bases morales, mais selon la loi. Cette justice naturelle qui exige que ces crimes ne restent pas sans châtiment insiste également pour qu’aucun être ne soit puni avant qu’on ait examiné patiemment et soigneusement les faits prouvant qu’il a participé aux crimes qui ont été commis. Et ainsi, durant tous ces mois, ce Tribunal a examiné les faits et doit maintenant appliquer la loi, afin que justice puisse être faite à ces individus et à leurs innombrables victimes et afin, également, que le monde sache que finalement la loi du plus fort sera supprimée et que les rapports entre les États seront régis par le Droit et la Justice. Car ce Procès aura des conséquences d’une portée bien supérieure au châtiment de quelque vingt coupables. Les questions en jeu ici sont bien plus importantes que le sort des coupables, bien qu’elles dépendent de leur sort. Pour l’Histoire, il importera peu de savoir si le Procès aura duré deux ou dix mois. Mais ce qui aura une grande importance, c’est le fait que, grâce à un examen impartial et soigneux, on aura pu établir la vérité sur des faits si terrifiants que leur trace pourrait demeurer éternellement et soutenir le Droit et la Justice.
Au cours d’une année on a réuni, on a trié et on vous a soumis un nombre de témoignages bien supérieur à tout ce qui, au cours de l’Histoire, a été présenté à un tribunal. La plus grande partie de ces témoignages consiste en des dossiers et des documents saisis, qui émanaient du Gouvernement auquel appartenaient ces hommes, et il y en a beaucoup qui accusent directement chacun d’eux d’avoir eu connaissance des crimes commis par l’État nazi et d’y avoir pris part d’une façon ou d’une autre. Ces preuves n’ont pas été réfutées et resteront à jamais pour répondre à ceux qui, plus tard, voudront chercher une excuse ou des circonstances atténuantes aux crimes commis. Maintenant que cette masse de preuves vous a été soumise, je vous invite à détacher un instant vos esprits des détails de ces documents, d’en considérer l’effet d’ensemble et de revoir cette affaire étonnante comme un tout. Ce n’est que par hasard, grâce aux documents saisis, que nous avons pu établir, de la bouche même des criminels, la preuve de leurs crimes. Mais l’accusation portée contre ces hommes peut être appuyée sur une base plus large que celle-là et doit être considérée à la lumière de ses précédents historiques.
Lorsqu’on examine la nature et la monstruosité des crimes qui ont été commis, on constate, sans aucun doute possible, que la responsabilité de ceux qui ont occupé les postes les plus importants, en influence et en autorité, dans l’État nazi, est évidente. Durant des années, dans un monde où l’on avait affirmé que la guerre elle-même était un crime, l’État allemand se préparait à la guerre ; durant des années, les Juifs étaient boycottés, privés de leurs droits élémentaires à la propriété, à la liberté et à la vie elle-même ; durant des années, d’honnêtes citoyens ont vécu dans la crainte d’être dénoncés ou arrêtés par une de ces organisations, que nous prétendons criminelles, et par lesquelles ces hommes régissaient l’Allemagne ; durant des années, dans toute l’Allemagne, des millions d’esclaves étrangers ont travaillé dans les fermes et les usines et ont été déplacés comme du bétail dans chaque rue ou sur chaque voie de chemin de fer. Ces hommes étaient, avec Hitler, Himmler, Goebbels et quelques autres complices, les chefs et les conducteurs du peuple allemand ; c’était lorsqu’ils occupaient les positions les plus élevées en autorité et en influence que ces crimes ont été projetés et perpétrés. Si ces hommes ne sont pas responsables, qui l’est ? Si leurs hommes de main qui ne firent pas plus qu’obéir à leurs ordres, Dostler, Eck, Kramer et une centaine d’autres ont déjà payé par le châtiment suprême, ces hommes en sont-ils moins responsables ? Comment peut-on dire qu’ils n’ont pas joué un rôle avec les services de l’État qu’ils ont dirigés ? Leur propre témoin, Lammers, chef de la Chancellerie du Reich, disait en 1938 :
« Il ne résulte en rien de cette concentration totale et fondamentale de l’autorité publique en la personne du Führer une centralisation démesurément forte et inutile de l’administration entre les mains de Hitler, dans la vie publique.
L’autorité du chef subordonné qui est dirigée vers le bas interdit une ingérance dans chaque ordre individuel qu’il peut donner. Ce principe est appliqué par le Führer au Gouvernement d’une manière telle que, par exemple, la position des ministres du Reich est en réalité beaucoup plus indépendante aujourd’hui que jadis, bien qu’aujourd’hui les ministres du Reich soient subordonnés à l’autorité illimitée du Führer. L’acceptation des responsabilités, l’aptitude à la décision, une énergie qui donne l’impulsion et une véritable autorité, telles sont les qualités que le Führer exige avant tout des chefs qui lui sont subordonnés. Il leur permet donc la plus grande liberté dans la direction de leurs affaires et dans la façon dont ils remplissent leurs fonctions. » (Document PS-3863.)
Qu’ils essayent maintenant, accusés de meurtre comme ils le sont, de diminuer le pouvoir et l’influence qu’ils ont exercés. Nous n’avons qu’à nous rappeler leur vantardise alors qu’ils se pavanaient sur la scène de l’Europe, drapés dans leur éphémère autorité, pour voir le rôle qu’ils ont joué. Ils ne disaient pas alors au peuple allemand ou au monde qu’ils n’étaient que les marionnettes ignorantes et impuissantes de leur Führer ». L’accusé Speer disait :
« Même dans un système totalitaire, il doit y avoir une responsabilité totale, et il est impossible, après la catastrophe, de se soustraire à cette responsabilité totale. Si la guerre avait été gagnée, les chefs auraient aussi assumé une responsabilité totale ». (Audience du 21 juin.)
S’ils avaient gagné la guerre, doit-on supposer que ces hommes se seraient retirés dans l’ombre et dans l’innocence relative de la vie privée ? L’occasion leur en était offerte avant la guerre, s’ils avaient voulu se dissocier de ce qui arrivait. Ils ont choisi une voie différente. Dès le début, à un moment où la résistance, au lieu de la participation, aurait pu détruire ce qui naissait, ils ont encouragé la légende de Hitler, ils ont aidé à établir le pouvoir et l’idéologie nazis et à diriger son activité jusqu’à ce que, tel une pieuvre horrible, il répande sa bave sur l’Europe et étende ses tentacules sur le monde entier. Ces hommes étaient-ils ignorants des fins que l’on cherchait à atteindre au cours de la période d’ascension au pouvoir ? Paul Schmidt, l’interprète de Hitler, témoin d’un grand savoir, a déposé ainsi :
« Les objectifs généraux des chefs nazis ont été apparents dès le début, c’est-à-dire la domination du continent européen à réaliser d’abord par l’incorporation dans le Reich de tous les groupes territoriaux, et par l’expansion territoriale, ensuite, sous le slogan « espace vital » (document PS-3308). Ce slogan d’espace vital — cette idée entièrement fausse selon laquelle l’existence même du peuple allemand dépendait d’une expansion territoriale sous le drapeau nazi — a été, dès les premiers jours, une partie ouvertement avouée de la doctrine nazie. Cependant, toute personne qui aurait réfléchi aurait dû savoir qu’il conduirait inévitablement à la guerre.
C’était la justification que Hitler offrait à ses complices de la conspiration lors des réunions secrètes du 5 novembre 1937, des 23 mai et 23 novembre 1939, au cours desquelles le sort de tant de pays fut décidé (documents PS-386, L-79, PS-789).
Bien que moins concret, cela n’était pas moins faux que la demande d’une révision du Traité de Versailles. La prétendue injustice de Versailles, si astucieusement exploitée pour fournir un point de ralliement populaire sous la bannière nazie, avait réussi à rallier derrière les nazis de nombreux Allemands qui, autrement, n’auraient pas supporté une partie du reste de leur programme.
L’effet de cette propagande peut être jugé d’après les efforts qu’a répétés la Défense pour développer la prétendue injustice du Traité. Injuste ou non, c’était un traité, et aucun Gouvernement désireux de vivre en paix n’eût eu besoin de se plaindre de ses stipulations. Même si les réclamations étaient justifiées, proportionnellement il ne leur restait plus aucun fondement. Les stipulations du traité auraient pu être révisées et à certains égards elles le furent par des négociations pacifiques. En 1935, quatre ans avant que le monde fût plongé dans la guerre, ces hommes avaient publiquement failli aux obligations du traité et, en 1939, non seulement ils étaient dégagés de presque toutes les restrictions dont ils s’étaient plaints, mais ils avaient occupé des territoires qui n’avaient jamais appartenu à l’Allemagne dans toute l’Histoire européenne. Le cri de Versailles fut un moyen utilisé pour rallier des hommes à des desseins infâmes et agressifs. Mais c’était un moyen moins diabolique que le cri d’antisémitisme et d’unité raciale, par lequel ces hommes cherchèrent à la fois chez eux à rallier et à cimenter les divers formes de l’opinion publique et à semer la discorde et l’antagonisme parmi les peuples étrangers. Rauschning cite la déclaration de Hitler :
« L’antisémitisme est un moyen révolutionnaire utile. La propagande antisémite, dans tous les pays, est un moyen presque indispensable à l’extension de notre campagne politique. Vous verrez comme nous aurons besoin de peu de temps pour déraciner les idées et les critères du monde entier, simplement et uniquement en attaquant le judaïsme. C’est indiscutablement l’arme la plus efficace de mon arsenal de propagande. » (Document URSS-378.)
Comme exemple du résultat de cette propagande criminelle, je voudrais vous remettre en mémoire les mots de Bach-Zelewski qui, lorsqu’on lui demanda comment Ohlendorf pouvait admettre que les hommes placés sous son commandement eussent assassiné 90.000 personnes, répondit :
« Je suis d’un autre avis. Lorsque, pendant des années, pendant des dizaines d’années, on soutient que la race slave est une race inférieure et que les Juifs ne sont pas même des humains, une telle issue est inévitable. » (Audience du 7 janvier 1946.)
Et ainsi, dès les premiers jours, les desseins du mouvement nazi apparurent clairement et sans aucun doute : expansion, domination européenne, élimination des Juifs, puis agression, mépris impitoyable des droits de tous les peuples à l’exception du sien.
C’est ainsi que cela a commencé. Je ne m’arrêterai pas à suivre l’ascension du parti nazi jusqu’au pouvoir ; comment, ainsi que l’a dit l’auteur de l’histoire des SA, les nazis ont découvert que « la possession des rues est la clef du pouvoir dans l’État (document PS-2168). Je ne m’attacherai pas non plus à montrer comment, par la terreur organisée qu’a décrite le témoin Severing, les troupes d’assaut des Chemises brunes terrifièrent le peuple tandis que la propagande nazie, dirigée par le Stürmer, avilissait tous les adversaires et excitait le peuple contre les Juifs. Je n’examinerai pas cette période, quelque graves que soient les leçons que les peuples démocratiques doivent en tirer, car il peut ne pas être facile de dire exactement à quelle date chacun de ces accusés a dû se rendre compte — si tant est qu’ils ne l’aient pas su et ne s’en soient fait gloire dès le début — que les débordements apparemment hystériques de Hitler dans Mein Kampf étaient faits intentionnellement, en tout sérieux, et qu’ils formaient la base même du plan allemand. Sans aucun doute, certains comme Göring, Hess, Ribben-trop, Rosenberg, Streicher, Frick, Frank, Schacht, Schirach et Fritzsche s’en rendirent compte très vite. Dans le cas d’un ou deux d’entre eux, tels que Dönitz et Speer, cela a pu avoir lieu relativement tard. Peu ont pu l’ignorer après 1933. Tous ont dû être des participants actifs vers 1937. Quand on se souvient de l’appréhension causée à l’étranger durant cette période, il ne peut y avoir aucun doute que ces hommes, dont presque tous étaient les dirigeants de l’Allemagne depuis 1933, les collaborateurs intimes de Hitler, admis à ses réunions secrètes, qui avaient pleine connaissance des plans et des événements, non seulement ont acquiescé à ce qui se passait, mais ont été des participants actifs et consentants.
Je puis cependant examiner avec un peu plus de détails la période de « construction », la situation intérieure allemande entre 1933 et 1939, car ce qui s’est passé alors éclaire la participation criminelle de ces hommes à ce qui a été fait plus tard. Ce que je dis maintenant a particulièrement trait au premier chef d’accusation, car c’est devant cet arrière-plan général qu’il faut considérer que ces hommes ont conspiré ensemble pour commettre les crimes tels que les crimes contre la Paix et contre l’Humanité qui sont plus particulièrement visés aux chefs d’accusation qui suivent. Un gouvernement totalitaire ne tolère aucune opposition. La fin justifie les moyens et la fin immédiate était d’acquérir à tout prix le contrôle complet de l’État allemand et de brutaliser et d’entraîner le peuple à la guerre. Qui se mettait en travers du chemin en janvier 1933 ? D’abord, les membres des autres partis politiques ; deuxièmement, le système électoral démocratique, la liberté de réunion et l’organisation des travailleurs en syndicats ouvriers ; troisièmement, le niveau moral du peuple allemand et les Églises qui le soutenait.
En conséquence, les nazis se mirent à l’œuvre pour éliminer cette opposition : d’abord, en emprisonnant ou en terrorisant leurs adversaires ; secondement, en déclarant illégaux tous les éléments de tolérance et de libéralisme, en mettant hors-la-loi les syndicats ouvriers et les partis d’opposition, en réduisant à une comédie l’assemblée démocratique et en contrôlant les élections ; troisièmement, en décourageant et en persécutant systématiquement la religion, en remplaçant la morale du Christianisme par l’idolâtrie du Führer et le culte du sang, et en contrôlant étroitement l’éducation et la jeunesse. La jeunesse fut systématiquement préparée pour la guerre et on lui apprit à haïr et à persécuter les Juifs. Les plans d’agression exigeaient une nation entraînée à la brutalité et à laquelle on apprenait qu’il était à la fois nécessaire et héroïque d’attaquer les peuples des autres pays.
On peut mesurer la perversité et l’efficacité de cette politique intérieure par ce fait qu’après six ans de domination, les nazis eurent peu de peine à entraîner une nation pervertie dans la plus grande entreprise criminelle de l’Histoire. Cela mérite que l’on considère, d’après les témoignages, quelques exemples de la façon dont cette politique se développa pendant ces six années. Nous avons des exemples de ce qui se passait dans chaque ville et village allemands ; on doit se souvenir qu’avec la nécessité d’éviter des témoignages qui fassent double emploi, vous avez été, par cela même, privés de l’effet de leur accumulation (document D-911).
Tout d’abord l’élimination des adversaires politiques.
Dans les six semaines de la venue des nazis au pouvoir, en janvier 1933, les journaux allemands citaient, de source officielle, que 18.000 communistes avaient été emprisonnés et que les 10.000 détenus dans les prisons de Prusse comprenaient de nombreux socialistes et intellectuels. Le sort de plusieurs de ces hommes a été décrit par Severing, qui estimait qu’au moins 1.500 sociaux-démocrates et un nombre analogue de communistes avaient été assassinés dans les camps de concentration nouvellement établis par Göring, en sa qualité de chef de la Gestapo. Ces camps, contrôlés par les organisations du Parti, étaient délibérément dirigés de façon à semer la terreur dans tout le pays. D’après les termes mêmes du témoin Severing, les camps de concentration représentaient pour le peuple « l’incarnation de tout ce qui était terrible ». Göring a déclaré :
« Nous avons estimé nécessaire de ne tolérer aucune opposition », et il a admis que des gens, qui n’avaient commis aucun crime, soient arrêtés et placés en détention de protection. Il a ajouté : « Si chacun sait que s’il agit contre l’État il finit dans un camp de concentration, c’est à notre avantage ».
Les camps ont été d’abord administrés sans distinction par les SS et SA et, selon Göring, on été créés « comme un instrument qui, de tous temps, a été l’instrument politique intérieur du pouvoir ». Gisevius qui, à cette époque, venait d’entrer dans la Gestapo, a donné la description suivante :
« Il y avait à peine deux jours que j’appartenais à ce nouveau service de Police que j’avais déjà découvert qu’il y régnait des conditions incroyables. Il n’y avait pas de police pour intervenir dans les crimes, les meurtres, les arrestations, les cambriolages, mais il y avait une organisation de police qui protégeait justement ceux qui commettaient ces crimes. Ceux qu’on arrêtait n’étaient pas ceux qui étaient coupables de ces crimes ; on arrêtait ceux qui criaient pour réclamer le secours de la police. Ce n’était pas une police qui intervenait pour protéger, mais une police dont la tâche, semblait-il, consistait, en fait, à cacher, à couvrir et à protéger les crimes ; les commandos des SA et des SS, qui jouaient le rôle de la police, étaient encouragés par cette prétendue Police secrète d’État, et toute l’aide possible leur était donnée. Des camps de concentration spéciaux à la Gestapo furent installés, et leurs noms resteront dans l’Histoire une marque d’infamie. C’étaient Oranien-burg et la prison particulière de la Gestapo dans la Papestrasse, la Maison Columbia ou, comme on l’appelait cyniquement, la « Columbia Diele ». Je demandai à l’un de mes collaborateurs, qui était aussi un fonctionnaire de profession... « Dites-moi je vous prie, suis-je ici dans un bureau de police ou dans une caverne de brigands ? » Je reçus la réponse suivante : « Vous êtes dans une caverne de brigands et vous pouvez vous attendre à en voir encore bien davantage ». Gisevius décrit ensuite l’ordre donné par Göring d’assassiner le national-socialiste Strasser, expliquant comment il avait donné à la Police politique carte blanche pour l’assassinat, en signant une formule d’acquittement pour l’agent et en laissant un blanc à la place du nom de la victime à propos de laquelle l’acquittement avait été accordé. Si l’on veut une confirmation de la déposition de ce témoin de la Défense, on peut la trouver dans la série de rapports datés de mai et juin 1933, adressés par le procureur de Munich au ministre de la Justice, qui ont été déposés comme preuves et relatent une série d’assassinats commis par des fonctionnaires SS au camp de concentration de Dachau (documents PS-641, 642, 644, 645).
En 1935, le ministre de la Justice du Reich écrit à Frick ; il proteste contre de nombreux cas de mauvais traitements dans les camps de concentration, entre autres : « Coups pour châtiment disciplinaire... Mauvais traitement, surtout des internés politiques, afin de les faire parler... Mauvais traitement des internés pour le seul plaisir d’en jouir et pour des motifs sadiques ». Il élève une plainte contre le fait que les coups distribués aux communistes détenus sont considérés comme une « mesure de police indispensable en vue d’une suppression plus efficace des activités communistes ». (Document PS-3751.) Et, après avoir cité des exemples de torture, il conclut : « Ces quelques exemples montrent un degré de cruauté qui est une insulte à la sensibilité de tous les Allemands ».
La sensibilité de Frick n’était apparemment pas aussi délicate. L’année suivante, il reçut une protestation similaire de l’un de ses subordonnés et, peu de temps après, il promulgua un décret subordonnant toutes les forces de police à Himmler, l’homme même qu’il savait être responsable de ces atrocités (document PS-775). Ces brutalités, qui étaient bien connues des ministres, comme nous le prétendons, ne se limitèrent pas à l’intérieur des camps de concentration. Sans doute vaut-il la peine de citer un exemple parmi les milliers qui témoignent de cette politique.
Le Tribunal se souviendra de la déclaration de Sollmann, ce social-démocrate qui a été membre du Reichstag de 1919 à 1933, sur l’incident du 9 mars 1933, et je rappellerai ses propres mots :
« Des membres des SS et des SA vinrent chez moi à Cologne et détruisirent le mobilier ainsi que mes dossiers personnels. Je fus alors amené à la Maison Brune à Cologne où je fus torturé et frappé à coups de poings et de pieds pendant deux heures. On m’amena ensuite à la prison régulière d’État à Cologne où je fus soigné par deux médecins et relâché le lendemain. Le 11 mars 1933, je quittais l’Allemagne. » (Document PS-3231.)
Le second objectif, la suppression de toutes les institutions démocratiques, fut comparativement plus simple à atteindre. Les lois nécessaires à la dissolution des syndicats furent promulguées. Le Reichstag devint une comédie dès que les partis d’opposition eurent été dissous et leurs membres internés dans des camps de concentration. Le témoin Severing a parlé du traitement infligé à ces membres. En 1932, sur l’ordre de von Papen, ce chef du ministère prussien de l’Intérieur était brutalement révoqué. Peu de temps après le 30 janvier 1933, les partis communiste et social-démocrate étaient décrétés illégaux et l’on interdisait toute forme de manifestation publique autre que celle des nazis. Ces événements étaient le résultat d’un plan bien établi. En 1927, Frick avait déjà dit :
« Les nationaux-socialistes attendaient avec impatience le jour où il leur serait possible de mettre un terme peu glorieux mais bien mérité à cet infernal simulacre de Parlement et d’ouvrir la voie à une dictature populaire. » (Document PS-2513.)
A cette époque où le Gouvernement démocratique cherchait à se rétablir partout dans le monde, l’attitude nazie vis-à-vis des élections ne doit pas être oubliée. Les élections libres, bien entendu, ne pouvaient pas être autorisées. Göring avait dit à Schacht, en février 1933, alors qu’il cherchait à se procurer des fonds dans l’industrie pour le Parti :
« Les sacrifices demandés seront à coup sûr tellement plus faciles à supporter pour l’industrie si. l’on réalise que les élections du 5 mars seront les dernières avant dix ans, et probablement avant cent ans » (Document D-203.)
Dans ces circonstances, il n’est pas étonnant de voir que, par la suite, comme le fait ressortir le rapport du SD sur la conduite du plébiscite à Kappel, les votes occasionnels du peuple, toujours annoncés comme des triomphes pour les nazis, ont été conduits de façon irrégulière. (Document R-142.)
Je passe à la troisième catégorie d’opposition, les Églises : Un mémorandum, de Bormann, envoyé en décembre 1941 à tous les Gauleiter et distribué aux SS, résume l’attitude des nazis envers le christianisme. Les conceptions nationales-socialistes et chrétiennes sont inconciliables... Si, par conséquent, notre jeunesse ne sait à l’avenir plus rien de ce christianisme, dont la doctrine est bien au-dessous de la nôtre, le christianisme disparaîtra de lui-même. Toutes les influences qui pourraient s’opposer ou nuire à la conduite du peuple exercée par le Führer avec l’aide de la NSDAP doivent être éliminées. Le peuple doit être de plus en plus séparé de l’Église et de ses représentants, les prêtres ». (Document D-75.)
La persécution de l’Église est une triste histoire. De l’abondance des preuves soumises au Tribunal, on peut peut-être citer le passage suivant extrait d’une plainte adressée à Frick au début de 1936 :
« La moitié des rapports de Police politique concerne, ces derniers temps, des affaires de politique religieuse. Nous recevons des réclamations sans nombre de divers cardinaux, évêques et hauts dignitaires de l’Église. La plupart de ces plaintes concernant des questions du ressort du ministère de l’Intérieur du Reich, bien que ce ministère n’ait pas prescrit les mesures dont il s’agit. » (Document PS-775.)
Puis, après avoir parlé du chaos résultant de la division de l’autorité entre les différentes forces de police, le rapport continue en relatant les résultats de cette lutte religieuse :
« Les cas de manifestations sérieuses ont augmenté récemment avec une extraordinaire rapidité, nécessitant souvent l’intervention d’une patrouille de secours. Après avoir abandonné l’usage de la matraque en caoutchouc, il est impossible de penser que l’on puisse exposer des agents de l’autorité publique à des situations telles que, au cours d’interventions brutales dans les reunions, ils se voient forcés d’avoir recours à l’arme blanche. » (Document PS-775.)
Le journal du ministre de la Justice pour 1935 contient de nombreux exemples de cas de ce genre encouragés par la Jeunesse hitlérienne sous l’autorité de l’accusé Schirach, et par l’accusé Rosenberg. La Jeunesse hitlérienne, dont le nombre des membres atteignait à peine 108.000 en 1932 et passa à 8.000.000 en 1939, était organisée sur une base militaire (document PS-2435). La collaboration étroite entre Keitel et Schirach en vue de l’instruction militaire de la jeunesse a été décrite. L’entente spéciale entre Schirach et Himmler, aux termes de laquelle la Jeunesse hitlérienne devenait le centre de recrutement des SS, est prouvée. Et vous n’avez pas oublié les paroles de l’adjoint de Schirach :
« Au cours des années à venir, nous voulons être certains qu’un jeune Allemand considère aussi naturel de tenir un fusil entre ses mains qu’un porte-plume. »
Quel horrible enseignement ! Le terrorisme, l’assassinat et la persécution des adversaires politiques, la dissolution de la critique ou même la liberté de parole, la perversion systématique de la jeunesse et l’entraînement en vue de la guerre n’auraient cependant pas suffi sans la persécution des Juifs. Que personne ne se laisse tromper par les explications métaphysiques données à ce crime, le plus effrayant de tous. Ce que Hitler, dans cette ville même, a décrit comme un combat fanatique contre les Juifs était partie intégrante de la politique visant à constituer une race, une race de seigneurs, qui dominerait l’Europe et le monde. Et c’est ainsi que la persécution des Juifs se propagea dans tout le pays. Elle fournit un ciment qui soude le peuple et le régime. Elle donne à la jeunesse les crosses de fusil nécessaires pour exercer la tyrannie et acquérir une formation pratique dans les bassesses.
Après la prise du pouvoir, la persécution des Juifs s’intensifia. La solution finale des assassinats en masse des Juifs fut conçue. Dans Mein Kampf, la bible des nazis, Hitler a regretté qu’on ne se soit pas servi des gaz toxiques pour exterminer les Juifs allemands durant la dernière guerre. Dès 1925, Stracher avait écrit :
« Recommençons aujourd’hui afin de pouvoir anéantir le Juif ». (Document M-13.)
Il se peut que, même avant Hitler, Himmler ou les autres, il eût imaginé l’anéantissement des Juifs ; mais au début les nazis n’étaient pas complètement prêts à braver l’opinion mondiale, et ils se bornèrent à rendre la vie intolérable aux Juifs en Allemagne et à les persécuter. Sans cesse secondée par le Stürmer et la presse nazie officielle, la campagne de harcèlement des Juifs fut entretenue et encouragée. Rosenberg, von Schirach, Göring, Hess, Funk, Bormann et Frick tendirent la main à Streicher et à Goebbels. Le boycottage d’avril 1933 célébra la venue des nazis au pouvoir et offrit un avant-goût de ce qui allait suivre. Ce boycottage fut acompagné de démonstrations et de bris de vitres. C’était l’action « Spiegel », comme on l’a appelée devant ce Tribunal. Des comptes rendus d’incidents typiques sont fournis dans l’affidavit du témoin Geist, qui décrit les événements de Berlin du 6 mars 1933 :
« Attaque massives contre les communistes, les Juifs et ceux que l’on soupçonnait d’être l’un ou l’autre ; des bandes de SA parcouraient les rues, frappant, pillant et même tuant. » (Document PS-1759.)
En 1936, suivirent les infâmes lois de Nuremberg. En 1938, de prétendues démonstrations spontanées furent ordonnées dans toute l’Allemagne ; elles eurent pour résultat l’incendie des synagogues, l’envoi de 20.000 Juifs en camps de concentration accompagné de peines, l’aryanisation de leurs biens et le port de l’étoile jaune.
Le cynisme de ces hommes et le caractère impitoyable de leur politique envers les Juifs apparut lors de la conférence de Göring du 18 novembre 1938, lorsqu’ils se mirent à surenchérir les uns sur les autres pour proposer des méthodes de dégradation et de persécution de leurs victimes sans défense. Ni Himmler ni Hitler, sur qui ils cherchent aujourd’hui à rejeter la responsabilité, n’étaient présents. Et qui, en lisant le compte rendu de cette conférence, peut encore douter de la fin réservée aux Juifs en Europe ? Heydrich rendit compte des événements qui avaient eu lieu dans la nuit du 9 au 10 novembre : 101 synagogues incendiées, 76 démolies et 7.500 magasins ruinés dans tout le Reich (document PS-1816). Le coût approximatif du remplacement des vitres brisées fut estimé à plus de 6.000.000 de Reichsmark. Les dégâts causés à un seul magasin à Berlin dépassaient 1.700.000 Reichsmark. Heydrich rapporta également 800 cas de pillage, le meurtre de 35 Juifs et évalua à plusieurs centaines de millions de Reichsmark l’ensemble des dommages causés aux propriétés, aux mobiliers et aux marchandises.
Souvenez-vous de l’ordre de Heydrich à propos de l’émeute : il prévoyait les arrestations de Juifs et leur envoi dans des camps de concentration. Après avoir rappelé que l’on s’attendait cette nuit-là à des démonstrations en raison de l’assassinat d’un fonctionnaire de l’ambassade allemande à Paris, il donna des instructions à la Police peur l’incendie des synagogues, qui avait été envisagé, pour la destruction des maisons de commerce et des appartements privés des Juifs et pour qu’au cours de sa tâche la Police évite de gêner les manifestants : « La Police veillera à faire respecter l’exécution de ces instructions... » Et, plus loin :
« Dans tous les arrondissements, on doit arrêter autant de Juifs, surtout les Juifs aisés, qu’on en peut loger dans les prisons existantes. On ne doit, pour l’instant, arrêter que les hommes bien portants et pas trop âgés. Lors de leur arrestation, on doit se mettre immédiatement en rapport avec les camps dé concentration compétents afin de les interner dans des camps aussi rapidement que possible » (Document PS-3051.)
Nous savons maintenant par les documents sur la saisie des maisons appartenant aux Juifs, qui ont été déposés par Neurath et Rosenberg, pourquoi les ordres recommandaient de s’attacher aux plus riches (document PS-1759). Ces événements n’étaient ni secrets ni cachés. Les ministres correspondaient entre eux et en discutaient. Bien avant 1939, c’était chose connue, non seulement en Allemagne, mais dans le monde entier. Chacun de ces accusés doit avoir entendu à plusieurs reprises des récits semblables à celui de Sellman, puisque tous ont cherché à se faire un mérite d’avoir aidé un ou deux Juifs. Et vous vous souvenez des témoignages relatifs au service spécial du ministère de Göring chargé de répondre aux réclamations et du témoin de cet accusé, Körner, qui déclarait avec fierté que Göring était toujours intervenu en faveur de certaines personnes (audience du matin du 12 mars 1946.) Peut-être cela leur causait-il une certaine satisfaction et cela soulageait-il en quelque sorte leur conscience de montrer leur influence en épargnant quelques individus qui sollicitaient leur faveur pour échapper à l’horreur générale du régime qu’ils soutenaient. Mais ces hommes faisaient partie d’un Gouvernement qui se conduisait sans aucun égard pour la dignité humaine ou pour le Droit établi. Il n’en existe pas un parmi eux qui, ayant été membre du Gouvernement pendant cette période, ne porte sur la conscience la responsabilité du sang de centaines de ses concitoyens.
Göring et Frick ont établi les camps de concentration ;, le témoin Severing et les documents cités témoignent des meurtres qui y ont eu lieu à l’époque où ces deux accusés en étaient directement responsables. Même Göring n’a pu se justifier de tous les crimes du 30 juin 1934. Il partage avec Hess et Frick la responsabilité des lois de Nuremberg. Le compte rendu de la conférence du 12 novembre 1938 et les initiales de Göring sur l’ordre de Heydrich du 9 novembre 1938 n’ont pas besoin de commentaire (documents PS-1816, PS-3051).
En sa qualité d’ambassadeur en Angleterre, Ribbentrop a dû être au courant de ces faits, ne fût-ce que par les journaux anglais, tandis que son représentant Woormann approuvait les atrocités, rapportées à la conférence du 12 novembre 1936 (document PS-1816). Le précédent propriétaire de sa maison de campagne, M. von Remiz, fut mis dans un camp de concentration, et il exprimait ses sentiments envers les Juifs à M. Bennet, le 8 décembre 1938, dans les termes suivants :
« Le Gouvernement allemand avait, en conséquence, décidé de les assimiler (les Juifs) aux éléments criminels de la population. Les propriétés qu’ils avaient acquises illégalement leur seraient enlevées. Ils seront forcés de vivre dans les quartiers réservés aux criminels. » (Document L-205.)
Hess, qui fonda un service pour la politique raciale en 1933, partage la responsabilité des lois de Nuremberg (document PS-1814).
Lors de la conférence du 12 novembre 1938, un compte rendu complet fut fourni sur des mesures similaires dirigées contre les Juifs en Autriche (document PS-1816), et il semble certain que l’accusé Kaltenbrunner, en membre fidèle du Parti, donnait son plein appui aux mesures nécessaires. Le Tribunal a la preuve que Seyss-Inquart a joué son rôle en la matière. Rosenberg a écrit Le Mythe du XX e siècle et participé entièrement à la lutte contre l’Église et à la politique antisémite du Gouvernement ; et Raeder lui-même, le jour des Héros, en 1939, parlait des « appels clairs et inspirés pour lutter contre le bolchevisme et la juiverie internationale dont notre propre peuple a suffisamment éprouvé les activités destructrices de la race ».
Frick, ministre de l’Intérieur, porte une responsabilité de premier plan pour les horreurs des camps de concentration et pour la Gestapo, tandis que Frank, ministre de la Justice de Bavière, recevait probablement les rapports sur les assassinats de Dachau. Il était le juriste en chef du Parti et membre du Comité central qui appliqua le boycottage des Juifs en mars 1933. Il parla à la radio en mars 1934 pour justifier la législation raciale et l’élimination des organisations politiques hostiles. Il était également présent à la conférence de Göring.
Le Tribunal n’exigera pas qu’on lui rappelle le rôle joué par Streicher. C’est en mars 1938 que le Stürmer commença à prêcher ouvertement l’extermination par une série d’articles qui devaient se continuer pendant sept ans et dont le premier, signé par l’accusé, se terminait ainsi : « Nous approchons d’une époque merveilleuse une plus grande Allemagne sans Juifs ».
Funck, vice-président de la Chambre de Culture du Reich, participait depuis 1933 à l’élimination des Juifs (document PS-3505). Il était présent et approuva les directives données lors de la conférence de Göring en 1938, au cours de laquelle Göring déclara, on se le rappelle, qu’il eût été préférable de tuer 200 Juifs ; sur quoi Heydrich fit remarquer qu’on en avait compté que 35 en réalité (document PS-1816).
Schacht a lui-même admis que, dès la seconde moitié de 1935, il s’était aperçu qu’il avait tort de croire que Hitler dirigerait la force « révolutionnaire » des nazis sur une voie normale, et qu’il avait découvert que Hitler, qui n’avait rien fait pour arrêter les excès individuels des membres du Parti ou des groupes du Parti, « poursuivait une politique de terrorisme ». Il resta néanmoins en fonction et accepta, en janvier 1939, l’insigne en or du Parti quand von Eltz le refusa.
Schirach a confirmé qu’il avait apporté sa contribution pour amener par son enseignement la jeune génération allemande à adopter un antisémitisme enragé. Il ne peut échapper à la responsabilité d’avoir entraîné la jeunesse à malmener les Juifs, à persécuter l’Église, à préparer la guerre. Cette perversion des enfants est peut-être le crime le plus vil de tous.
Sauckel, qui était entré au Parti en 1921, a occupé le poste de Gauleiter de Thuringe (document PS-2974). Il n’a pu ignorer la persécution des Églises, des syndicats, des autres partis politiques et des Juifs, dans son important Gau, et il y a toute raison de supposer qu’il a donné le plus grand appui à cette politique en accroissant ainsi sa réputation auprès des nazis.
Papen et Neurath étaient mieux placés qu’aucun autre accusé pour apprécier ces questions puisque c’étaient leurs amis politiques qui étaient persécutés. Dans le cas de Papen, des membres de son cabinet ont été abattus et il a lui-même été arrêté ; il a eu la chance d’échapper.
L’attitude de Neurath vis-à-vis des Juifs ressort de son discours de septembre 1933 :
« Les stupides bavardages de l’étranger à propos de questions allemandes purement intérieures, comme par exemple la question juive, seront promptement arrêtés si l’on se rend compte que le nettoyage nécessaire de la vie publique doit entraîner momentanément des souffrances personnelles mais que, néanmoins, il n’a servi qu’à établir plus solidement l’autorité de la justice et de la loi en Allemagne ».
Quelle prostitution de ces grands mots !
Ceux qui restent étaient tous des hommes intelligents qui occupaient déjà des positions d’une importance considérable. Aucun d’eux n’a pu ignorer ce que le monde entier savait. Cependant, aucun d’entre eux n’a prétendu avoir réellement protesté contre ce régime de brutalité et de terreur. Tous ces hommes, dans leur sphère, sont demeurés dans les fonctions gouvernementales qu’ils occupaient et ont conservé leurs postes où ils engageaient pleinement leur responsabilité. Ces hommes créèrent chacun pour leur part, et chacun avait une part d’une importance vitale, cette œuvre mauvaise, dont ils connaissaient si bien le but final et inculquèrent les doctrines malfaisantes essentielles à l’accomplissement de ce dessein. C’est Lord Acton, ce grand Européen, qui, il y a 80 ans, exprimant son opinion sur la sainteté de la vie humaine, disait :
« Le plus grand des crimes est l’homicide. Le complice ne vaut pas mieux que l’assassin : le théoricien est le pire. »
Je reviendrai plus tard sur la question du complot et sur le rôle que ces hommes y ont joué, mais aucune conclusion, au regard de l’accusation de conspiration en vertu du premier chef, n’est réellement possible tant que les crimes spécifiés dans les chefs d’accusation suivants n’ont pas été examinés. Et le premier de ceux-ci c’est le Crime contre la Paix prévu par le deuxième chef d’accusation. Je dis le premier, le premier par sa place dans l’Acte d’accusation. Les moralistes peuvent discuter quel est, au point de vue moral, le plus grand crime. Mais il faut peut-être dire une chose dès le début : on a dit qu’il n’y avait pas de crime contre la Paix, et ces penseurs superficiels, qui ont contesté la validité de ces débats, soit devant ce Tribunal, soit devant quelques tapis verts, ont fait grand état de cet argument. De la valeur de cet argument, je ne dirai rien pour le moment. Mais qu’il soit dit, bien clairement maintenant, que ces hommes sont aussi accusés comme de vulgaires assassins. Cette accusation à elle seule mérite l’application du châtiment suprême et l’adjonction de ce crime contre la Paix, dans l’Acte d’accusation, ne peut rien ajouter à la peine qui peut être appliquée à ces individus. Était-il donc simplement superflu d’avoir ajouté ce chef d’accusation ? Nous ne le croyons pas, pour cette raison même qu’il y a ici en jeu quelque chose de plus que le sort de ces hommes. C’est le crime résultant de la guerre qui est à la fois l’objectif et la source des autres crimes, les crimes contre l’Humanité, les crimes de guerre, les vulgaires assassinats. Ces choses arrivent lorsque des hommes entreprennent une guerre totale comme instrument de politique pour des buts d’agression.
Bien plus, si nous prenons ce crime contre la Paix isolément, il a été responsable de la mort au combat de 10.000.000 d’hommes et d’avoir amené au bord du gouffre toute la structure morale et matérielle de notre civilisation. Bien qu’il ne puisse rien ajouter à la peine qui peut être appliquée à ces hommes, il est une tâche fondamentale de ces débats que d’établir pour toujours que le Droit international a le pouvoir, inhérent à sa vraie nature, de déclarer qu’une guerre est criminelle et de disposer de ceux qui sont complices de leurs États pour l’avoir provoquée ou soutenue. Je reviendrai sur le côté juridique ; laissez-moi d’abord me reporter aux faits.
La Défense vous a fait un récit minutieux mais partial et très discutable des relations avec l’étranger jusqu’en 1939. Je n’ai pas l’intention d’y revenir, non plus que de contester, comme les événements l’ont prouvé, que la politique adoptée par les puissances démocratiques n’ait pas parfois été faible, inconstante et digne d’être critiquée. La Défense a essayé d’étayer une partie de son argumentation sur le protocole joint au Pacte germano-soviétique et prétend qu’il représente une injustice. Cela ne m’intéresse pas et, bien entendu, je ne le reconnais point. Mais partirait-on même du point de vue que c’est une injustice, deux injustices ne peuvent créer un droit. Certainement pas au point de vue du Droit international que ce Tribunal a à appliquer.
L’aperçu donné par la Défense passe complètement sous silence deux faits fondamentaux : à partir de la parution de Mein Kampf, la politique nazie visait à l’expansion, à l’agression et à la domination, et les puissances démocratiques avaient affaire à une Allemagne dont c’était le but essentiel, malgré ses quelques hommages peu sincères à la Paix. Si l’on désirait la paix, il fallait la payer au prix imposé par l’Allemagne. Et, sachant que ce prix ne serait pas payé de plein gré, les Allemands étaient décidés à le faire payer par la force.
Tandis qu’on préparait le peuple allemand à la guerre, on prenait en même temps les mesures nécessaires pour le réarmement. A sa conférence du 23 novembre 1939, Hitler résumait ainsi cette période de préparation :
« J’avais tout à réorganiser, depuis la masse du peuple jusqu’aux Forces armées. D’abord, la réorganisation intérieure, suppression des apparences de décadence et des idées défaitistes, enseignement de l’héroïsme. Pendant que je réorganisais à l’intérieur, j’entreprenais la seconde œuvre de libération de l’Allemagne de ses liens internationaux... Retrait de la Société des Nations et dénonciation de la Conférence du désarmement... Après cela, ordre de réarmement. En 1935, introduction du service militaire obligatoire. Après cela, militarisation de la Rhénanie. » (Document PS-789.)
Les conspirateurs commencent par se débarrasser des obstacles politiques qui empêchaient le réarmement. En octobre 1933, l’Allemagne quittait la Société des Nations et, en mars 1935, dénonçait les clauses sur l’armement du Traité de Versailles et informait le monde de la création d’une aviation, d’une armée considérable et de l’établissement de la conscription. Déjà le Conseil de Défense du Reich était constitué et son comité de travail tenait, dès le 26 avril 1933, sa seconde réunion avec les représentants de chaque ministère. Il est difficile de croire, en lisant les comptes rendus de ces réunions, comme ils ont dû certainement le faire eux-mêmes, que Neurath, Frick, Schacht, Göring, Raeder, Keitel et Jodl, ces deux derniers étant généralement présents aux réunions, aient pu supposer que le régime ne désirait pas une guerre.
Dans le domaine économique, en mai 1935, Schacht, qui était déjà président de la Reichsbank et ministre de l’Économie, était nommé Délégué général à l’Économie de guerre. Cette nomination devait être tenue tout à fait secrète (document PS-2261). Ce sont ses propres paroles qui expriment le mieux sa collaboration :
« Il est possible que jamais, en temps de paix, une banque d’émission n’ait pratiqué une politique de crédit aussi audacieuse que celle de la Reichsbank depuis la prise du pouvoir par le national-socialisme. Grâce à cette politique de crédit, cependant, l’Allemagne a créé un armement inégalé et cet armement, à son tour, a rendu possible les résultats de notre politique (document EC-611, page 581).
Si l’on tient compte du rapport de l’adjoint de Schacht qui a été déposé comme preuve, on voit que le discours de Schacht du 29 novembre 1938 n’est pas une vantardise. Ce rapport montre que, sous la direction de Schacht, 180.000 entreprises industrielles ont été recensées en vue d’une affectation à des buts de guerre. Des plans économiques pour la production de 200 matériaux de base ont été étudiés. Un système de cession de contrats de guerre a été institué, les allocations en charbon, carburant et courant ont été fixées. 248.000.000 de Reichsmark ont été dépensés pour les seuls magasins ; des plans d’évacuation des spécialistes et du matériel de guerre ont été étudiés ; des régions militaires ont été créées. 80.000.000 de cartes d’alimentation pour le temps de guerre ont été imprimées et distribuées dans les localités, et un fichier sur les spécialités de quelque 20.000.000 de travailleurs préparé.
Les préparatifs détaillés et approfondis indiqués par le rapport ne se sont pas faits à l’insu de tous les membres du Gouvernement, et on ne trouvera pas une illustration plus vivante du but commun et de la conscience du but qui avaient pénétré tous les départements de l’État, que la seconde réunion que tint, le 25 juin 1939, le Conseil de Défense du Reich sous la présidence de l’accusé Göring, chef du Plan de quatre ans. Les accusés Frick, Funk, Keitel et Raeder étaient présents. Hess et Ribbentrop étaient représentés. Le détail méthodique des plans qui étaient à l’étude, les préparatifs concernant la main-d’œuvre qui impliqueraient l’emploi de travailleurs des camps de concentration et des esclaves du Protectorat témoignent éloquemment de l’ampleur de la lutte dans laquelle ces hommes savaient que l’Allemagne était sur le point de s’engager.
La part principale dans le réarmement revient aux accusés Göring, Schacht, Raeder, Keitel et Jodl, mais les autres jouèrent leur rôle, chacun dans son domaine, Rosenberg, Schirach et Streicher dans l’éducation, Dönitz dans la création de la flotte sous-marine, Neurath et Ribbentrop dans le domaine des Affaires étrangères. Funk et Fritzsche réorganisaient la propagande et le système des renseignements jusqu’au moment où le premier succéda à Schacht et devint ministre de l’Économie et, en septembre 1938, Délégué général à l’Économie. En tant que tel, Funk fut chargé d’assurer les conditions économiques de production de l’industrie d’armement conformément aux exigences du Haut Commandement. Frick, en sa qualité de Délégué général à l’administration du Reich (document PS-2978), formait, avec Funk et Keitel, le Comité des Trois qui préparait des projets et des décrets pour le cas de guerre.
Il est inutile, en appréciant rapidement ce travail de réarmement, de faire plus que de citer le texte du mémorandum que, aux dires de Jodl, Hitler a écrit en personne en deux nuits, et qu’il a envoyé aux accusés Raeder, Göring et Keitel. Dans ce mémoire du 9 octobre 1939 Hitler réfute définitivement le témoignage de ces accusés qui prétendent que l’Allemagne n’a jamais été convenablement préparée à la guerre :
« La mise en valeur, au point de vue militaire, de l’énergie de notre peuple a atteint un degré tel que, d’ici peu, il ne sera de toute façon plus possible de l’augmenter, quelque effort que l’on fasse. »
Et encore :
« L’équipement de guerre du peuple allemand est actuellement plus considérable et d’une qualité meilleure, pour un grand nombre de divisions allemandes, qu’en 1914. Les armes elles-mêmes sont en moyenne largement plus modernes que ce n’est le cas actuellement dans les autres pays du monde. Elles viennent de démontrer leur valeur dans une campagne victorieuse. Dans le cas des armements des autres pays, la preuve reste à faire. Pour certaines armes, l’Allemagne possède aujourd’hui une supériorité manifestement indiscutable. »
Et, parlant alors du matériel disponible après la fin de la campagne de Pologne :
« Il n’existe pas de preuve qui montre qu’aucun pays du monde possède un stock complet de munitions meilleur que celui du Reich allemand... L’Aviation est actuellement la plus forte du monde, numériquement... L’artillerie contre avions d’aucun pays du monde n’égale la nôtre. » (Document L-52.)
C’était le résultat pratique de six années d’un réarmement intensif exécuté aux dépens et au su de tout le peuple allemand.
Entre temps, la jeunesse allemande était instruite et entraînée pour la guerre dans des formations semi-militaires ; lorsqu’elle atteignait l’âge de la conscription, elle subissait un entraînement intensif. Cela se faisait dans tout le Reich, concurremment avec un énorme travail de préparation économique. Peut-on croire qu’aucun de ces hommes n’ait deviné le but de cet effort gigantesque ?
Si, en fait, certains d’entre eux avaient quelques doutes, les actions victorieuses dans lesquelles, pour employer les mots d’un témoin de Neurath, « les nazis purent, sans combattre, recueillir à bon compte des lauriers, par la tactique du bluff et de la surprise qu’on avait employée avec succès », ont dû leur ouvrir les yeux.
Le premier pas fut la Rhénanie et la tactique employée servit de modèle pour les entreprises suivantes. Le 21 mai 1935, Hitler donnait l’assurance formelle que les stipulations des Traités de Versailles et de Locarno seraient observées. Cependant, trois semaines plus tôt, le jour même de la conclusion du Pacte franco-soviétique, qui devint plus tard, devant ce Tribunal, l’excuse officielle pour la réoccupation et la défense de la Rhénanie, la première directive avait été donnée aux commandants en chef. L’accusé Jodl, qui s’était peut-être rendu compte de la signification de la date, a essayé de persuader le Tribunal que son premier aveu, qui voulait que l’opération « Schulung » eût trait à la réoccupation de la Rhénanie, était erroné et qu’il s’agissait d’une promenade militaire dans le Tyrol. Cependant il parlait lui-même le 26 juin devant le comité de travail du Conseil de Défense du Reich, des plans pour la réoccupation, et révélait que des armes, du matériel et des uniformes gris de campagne étaient stockés en grand secret dans la zone (document EC-405). Quiconque lit ces mots peut-il douter que ces faits n’ont pas duré au moins sept semaines ? Tous les représentants des innombrables services qui assistaient à cette réunion et entendaient les remarques de Jodl, le 26 juin 1935, ou qui, par la suite, en ont lu le compte rendu, savaient à quoi s’attendre. Le 2 mars 1936, les ordres définitifs étaient donnés et transmis, quatre jours plus tard, à la Marine (documents C-159 et C-194).
Les accusés Keitel, Jodl, Raeder, Frick, Schacht et Göring étaient tous impliqués dans les opérations d’exécution, ainsi que l’accusé Dönitz, dans la mesure où ses sous-marins suivaient ses instructions du 6 mars.
Dès le début, à chaque stade, vous voyez le plan commun prendre corps. Ce résultat n’était possible que si ces hommes jouaient chacun le rôle qui leur était attribué. D’abord la période de calme apparent pendant laquelle des traités sont conclus, des assurances données, des protestations d’amitié faites, tandis que sous la surface, l’organisation à l’étranger, dirigée par Hess et Rosenberg, commence son travail de sape et de division. La victime est leurrée par de fausses promesses et affaiblie par des procédés perfides. Puis la décision de l’attaque est prise et les préparatifs militaires poussés. Si la victime donne des signes d’inquiétude, les assurances d’amitié sont renouvelées. Entre temps, les derniers préparatifs sont entrepris et exécutés par la Cinquième colonne. Puis, quand tout est prêt, on choisit ce que Hitler, appelle « le motif de propagande qui déclenche la guerre » : des incidents de frontière sont simulés, les menaces remplacent les belles paroles et tout est fait pour amener, par la terreur, la victime à se soumettre. Enfin, sans avertissement, le coup est porté.
Les détails du plan varient suivant les cas, mais, dans le fond, le plan reste le même : un exemple sans cesse repété de trahison, d’intimidation, d’assassinat. L’étape suivante fut l’Autriche. D’abord, les nazis préparèrent le meurtre de Dollfuss en 1934. D’après les données des preuves soumises dans le cas de l’accusé Neurath, il ne peut guère y avoir doute que cet assassinat ait été tramé à Berlin et préparé par Habicht et Hitler quelque six semaines avant. L’échec de ce putsch rendit nécessaire de temporiser et, en conséquence, en mai 1935, Hitler donna à l’Autriche des assurances formelles. A la même époque, l’accusé Papen était envoyé pour saper le Gouvernement autrichien. Après l’occupation de la Rhénanie, l’Autriche était la prochaine sur le programme, mais Hitler n’était pas encore prêt, d’où l’accord solennel de juillet 1936 (document TC-22). Vers l’automne 1937, les rapports de Papen montrèrent un progrès : c’est pourquoi le complot fut divulgué au cours de la réunion Hossbach (document PS-386). Un court délai fut nécessaire pour la destitution des chefs réfractaires de l’Armée, mais, en février 1938, Papen ayant achevé son plan avec Seyss-Inquart, Schuschnigg fut attiré à Berchtesgaden et soumis à des menaces de la part de Hitler, Ribbentrop et Keitel. Peu de temps après eut lieu la scène finale dans laquelle Göring joua son rôle de Berlin. Les accusés Göring, Hess, Keitel, Jodl, Raeder, Frick, Schacht, Papen et Neurath ont tous eu connaissance de ce complot autrichien, et Neurath et Papen tout au début. A l’exception de Göring, chacun a essayé d’invoquer pour sa défense son ignorance des faits, ce qui, à la lumière des documents, ne peut être considéré que comme grotesque. Aucun d’entre eux n’a insinué qu’il ait protesté et tous sont demeurés à leur poste après cela.
Le plan était déjà prêt pour la Tchécoslovaquie. Il avait été discuté à la conférence Hossbach en novembre 1937 ; trois semaines après l’accord de Munich, les directives de préparation en vue de l’attaque avait été données et, le 15 mars 1939, le Président Hacha ayant été intimidé par les menaces de Hitler, Ribbentrop, Göring et Keitel, Prague fut occupée, le Protectorat établi par Frick et Neurath. Vous vous rappelez sans toute l’étonnant aveu de Göring selon lequel, bien qu’il eût certainement menacé de bombarder Prague, il n’avait jamais eu, en fait, l’intention de le faire. Ribbentrop également paraît avoir considéré qu’en diplomatie tout mensonge était permis.
C’était dès lors le tour de la Pologne. Comme Jodl l’a expliqué :
« La solution pacifique du conflit tchèque à l’automne 1938 et l’annexion de la Slovaquie arrondissaient le territoire de la Grande Allemagne, de sorte qu’il était possible de considérer le problème polonais en partant d’une base stratégique dans une certaine mesure plus favorable » (Document L-172.)
Le temps était alors venu où, pour employer les propres paroles de Hitler : « L’Allemagne devait compter avec ses deux détestables ennemis, l’Angleterre et la France » (document PS-386). Et, tout naturellement, suivit le plan politique exposé par Ribbentrop en janvier 1938 : « La formation, dans le plus grand secret, mais avec une grande ténacité, d’une coalition contre l’Angleterre » (document TC-75).
Dans le cas de la Pologne, cependant, le ministère des Affaires étrangères allemand avait déjà averti Ribbentrop dans les termes suivants, un mois déjà avant Munich :
« On ne peut pas éviter que l’abandon par l’Allemagne du problème des frontières du Sud-Est et l’intérêt qu’elle porte à ceux de l’Est et du Nord-Est ne mettent les Polonais en éveil. Tout le monde supposera qu’après la liquidation de la question tchèque ce sera le tour de la Pologne. Plus tard cette hypothèse deviendra un solide élément de la politique internationale, mieux cela vaudra. Il est donc important, dans ce sens, de continuer à poursuivre la politique allemande avec les formules bien connues et qui ont fait leurs preuves de droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et de communauté raciale. Tout autre chose pourrait être interprétée comme pur impérialisme de notre part et amener une résistance à nos plans de la part de l’Entente, à une date très rapprochée et d’une façon plus énergique que nos forces ne pourraient le supporter. » (Document TC-76.)
C’est donc pour cela que les assurances usuelles furent redoublées et que Hitler et Ribbentrop firent à plusieurs reprises les déclarations les plus explicites.
Entre temps, les mesures habituelles étaient prises après la réunion du 23 mai 1939 (document L-79) que Raeder compara à une conférence académique sur la guerre : les derniers préparatifs militaires, économiques et politiques pour la guerre contre la Pologne étaient mis sur pied, et la guerre entreprise au moment désiré :
« On ne demandera pas plus tard au vainqueur s’il a dit la vérité ou non. En entreprenant et en faisant une guerre, ce n’est plus le droit qui compte, mais la victoire. » (Document PC-1014.)
Telles furent les paroles de Hitler ; mais tous ces hommes les répétèrent et les réalisèrent à tous les degrés. Cet enseignement était la base de la politique nazie. Pas à pas, les conspirateurs avaient atteint le stade décisif, avaient lancé l’Allemagne dans une entreprise de domination de l’Europe qui devait plonger le monde dans une horreur inimaginable. Pas un seul de ces hommes ne s’était dressé contre le régime. Pas un d’entre eux, excepté Schacht, et je reviendrai plus tard sur sa contribution importante à la création du monstre nazi, ne s’était retiré. Tous avaient continué à prêter leur nom au Gouvernement nazi.
Nous pourrions peut-être suspendre l’audience ?
Oui, l’audience est suspendue.
Messieurs. Le cours de la guerre devait bientôt montrer que les visées militaires de l’Allemagne et les intérêts de sa stratégie allaient bénéficier d’autres agressions. Je ne me propose pas d’en retracer maintenant les différentes étapes. Comme Hitler l’a dit au cours d’une réunion en novembre 1939 :
« La violation de la neutralité de la Belgique et de la Hollande ne signifie rien. Quand nous aurons gagné, personne ne mettra cela en cause. Et nous ne fonderons pas la violation de la neutralité sur des arguments aussi idiots qu’en 1914 » (Document PS-789.)
La Norvège et le Danemark furent envahis. Aucune espèce d’excuse, ni à cette époque, ni maintenant, n’a été présentée pour l’occupation du Danemark, mais un vigoureux effort a été accompli au cours de ce Procès pour faire croire que la Norvège n’avait été envahie que parce que les Allemands pensaient que les Alliés étaient sur le point de prendre une mesure semblable. Même si c’était exact, ce ne serait pas une réponse, mais les documents allemands affichent clairement la prétention que c’était bien pour cette raison que les Allemands avaient violé la neutralité norvégienne. Hitler, Göring et Raeder étaient unanimes à déclarer, dès novembre 1934, qu’« aucune guerre ne pourrait être menée à bien si la Marine ne pouvait pas protéger les importations de minerai de Scandinavie » (document C-190). C’est pourquoi, lorsque la guerre européenne devenait imminente, un pacte de non-agression fut signé avec le Danemark le 31 mai 1939 (document TC-24), alors que les promesses habituelles avaient été faites un mois auparavant à la Norvège et au Danemark. Au moment où la guerre éclata, une nouvelle promesse fut faite à la Norvège (document TC-31), suivie d’une autre, le 6 octobre (document TC-32). Le 6 septembre, quatre jours après qu’il eût donné cette assurance, Hitler discutait avec Raeder le problème Scandinave et ses intentions politiques vis-à-vis des États nordiques ; c’est ce qui est exposé dans le journal de l’amiral Assmann :
« Une communauté germanique du Nord à souveraineté limitée et sous l’étroite dépendance de l’Allemagne ».
Le 9 octobre, trois jours après sa toute dernière promesse, dans son mémorandum destiné à informer Raeder, Göring et Keitel, Hitler parlait du grand danger qui résulterait du fait que les Alliés bloqueraient le passage des sous-marins entre la Norvège et les Shetland, et de l’importance qui en découlait dans « la création de bases fortifiées de sous-marins autres que ces bases continentales étranglées » (document L-52). Où pouvait-il s’agir de bases continentales étranglées, si ce n’est en Norvège ? Il est significatif que le lendemain même Dönitz soumettait un rapport sur les avantages comparés des différentes bases norvégiennes (document C-5), alors qu’il avait discuté la question avec Raeder six jours auparavant (document C-122). Les avantages stratégiques étaient évidents pour tous ces hommes ; et la fausseté de l’argument de la Défense suivant lequel l’invasion de la Norvège avait été décidée parce qu’on croyait que les Alliés allaient l’envahir est complètement mise à jour quand on examine la déclaration du mémorandum de Hitler qui précède le passage que je viens de citer :
« A moins que des facteurs complètement imprévus n’apparaissent, leur neutralité doit également être assurée à l’avenir. La continuation du commerce allemand avec ces pays semble possible, même au cas d’une guerre de longue durée ». (Document L-52.)
Hitler ne voyait à ce moment aucun danger du côté des Alliés. Rosenberg et le délégué de Göring, Körner, avaient été en rapports avec Quisling et Hagelin dès le mois de juin, et il ressort clairement du rapport qu’avait fait Rosenberg que Hitler avait été tenu parfaitement au courant (document PS-004). En décembre, le moment était venu de dresser les plans, et la décision de se préparer à l’invasion était prise en conséquence, au cours d’une réunion entre Hitler et Raeder (document C-66). Peu de temps après, Keitel et Jodl publiaient les ordres nécessaires et, en temps utile, car c’était indispensable, Göring, Dönitz et Ribbentrop étaient mis au courant.
Le 9 octobre, comme je l’ai déjà dit, Hitler était persuadé qu’il n’y avait rien à craindre des Alliés dans les États nordiques. Aucun des rapports du prétendu service de renseignements ne contient d’information qui puisse le moins du monde justifier une invasion préliminaire basée — cela est risible — sur la doctrine de la légitime défense. Il est exact qu’en février 1940 Raeder fit remarquer à Hitler que, si l’Angleterre envahissait la Norvège, tout le ravitaillement de l’Allemagne en minerai suédois serait mis en danger (document D-881). Mais, le 26 mars, il avertissait que le conflit russo-finlandais ayant pris fin, le danger d’un débarquement allié n’était plus considéré comme sérieux. Il proposait, en outre, que l’invasion pour laquelle tous les ordres avaient été donnés eût lieu à la prochaine nouvelle lune, c’est-à-dire le 7 avril (document R-81). Il est intéressant de noter que le journal de guerre de Raeder, qui porte sa signature et celle de son chef d’État-Major, fait état d’une opinion semblable quatre jours plus tard. Si l’on avait besoin d’autres preuves pour montrer que la véritable manœuvre fut accomplie sans tenir compte d’un risque d’intervention de l’Ouest, on les trouverait dans les télégrammes des ministres allemands à Oslo et à Stockholm et de l’attaché militaire allemand dans cette dernière ville, avertissant le Gouvernement allemand que, loin de s’effrayer d’une invasion des Britanniques, les Gouvernements Scandinaves craignaient plutôt que ce ne fussent les Allemands qui se préparassent à les envahir (documents D-843, D-844 et D-845). La remarque de Jodl dans son journal du mois de mars disant que Hitler « ne s’est pas encore décidé à trouver une raison pour l’opération Weserubung » (document PS-1809), ainsi que l’explication boiteuse de Raeder prétendant que cela se rapporte au texte de la note diplomatique qui aurait dû être envoyée, ainsi encore que la déclaration de Ribbentrop qui affirme n’avoir été informé de l’invasion qu’un jour environ avant qu’elle n’eût lieu, sont peut-être autant de preuves des plus concluantes de la malhonnêteté de cette défense. Encore une fois, tous ces hommes jouaient les rôles qui leur avaient été assignés dans leurs différentes sphères d’action : Rosenberg qui prépara la voie, Göring, Raeder, Keitel, Jodl et Ribbentrop qui prirent les mesures d’exécution nécessaires. Aucun d’eux ne protesta. Et Fritzsche, pour seule défense, déclare qu’il n’a été averti que très tard, alors qu’on lui demandait, comme à l’habitude, de prendre la parole à la radio. Il ne prétend même pas avoir protesté. Une fois encore, l’invasion absolument brutale de deux pays était entreprise en violation de tous les traités et de toutes les assurances, simplement parce qu’il était souhaitable du point de vue stratégique d’avoir des bases norvégiennes et de s’assurer le minerai suédois.
Et cela se poursuivit : la Yougoslavie, dont le destin avait été fixé avant la guerre, la Grèce et enfin la Russie soviétique. Le Pacte germano-soviétique du 23 août 1939 ouvrit la voie. Le manque absolu de valeur de la signature d’un Ribbentrop est rendu évident par le mémorandum que Hitler rédigeait six semaines plus tard :
« La valeur insignifiante des traités s’est révélée de tous côtés au cours des dernières années » (document L-52). Vers le 18 décembre 1940, il a dû devenir évident que l’espoir allemand de venir à bout de la résistance de la Grande-Bretagne — qui défendait alors seule et depuis de nombreux mois la forteresse de la liberté et de la démocratie, contre un ennemi qui n’avait jamais été plus puissant qu’à cette époque — était vain. Ce fut alors que fut diffusé le premier ordre d’une attaque dans une autre direction, contre la Russie soviétique (document PS-446). Il est exact, en fait, et c’est intéressant, qu’à cette occasion un certain nombre d’accusés aient élevé des objections. La petite Norvège pouvait être violée sans protestation. Il n’y avait pas de danger de ce côté. Et on acquiesçait avec joie à la violation des territoires des courageux Pays-Bas, de la Belgique. Mais il s’agissait maintenant d’un ennemi qui pouvait faire naître la crainte au cœur de la brute. Les accusés élevèrent des objections, bien entendu, sur des plans purement militaires, bien que Raeder eût affirmé qu’il avait été influencé par l’injustice morale qu’impliquerait la violation du traité germano-soviétique. C’est à vous d’en juger. Ces scrupules moraux, qui auraient dû se manifester si à propos en d’innombrables autres occasions, n’ont été antérieurement signalés que lorsque l’un des officiers voulut épouser une dame de réputation douteuse. La vérité, c’est que ces hommes commençaient à avoir quelque appréhension. La résistance de la Grande-Bretagne leur avait déjà donné à réfléchir. Hitler allait-il maintenant se créer un autre ennemi qu’il ne pourrait vaincre ? Une fois que la décision fut prise cependant, chacun d’entre eux se mit au travail pour jouer son rôle avec le mépris habituel de toutes les lois de la moralité ou même de la décence.
Dans aucun cas, une déclaration de guerre n’a précédé une action militaire. Combien de milliers d’innocents, d’hommes, de femmes et d’enfants inoffensifs, dormant dans leur lit, bercés par l’heureuse conviction que leur pays était et resterait en paix, furent soudainement envoyés dans l’éternité par la mort qui leur tombait des cieux sans avertissement. En quoi la culpabilité de chacun de ces hommes diffère-t-elle de celles de l’assassin ordinaire qui se glisse à pas de loup pour mettre à mort ses victimes afin de pouvoir les dépouiller de ce qui leur appartient ?
Dans chaque cas particulier, comme les documents le montrent clairement, il s’agissait d’un plan concerté, document PS-386 (L-79). L’attaque devait être « blitzartig schnell » (elle devait avoir la rapidité de l’éclair). Sans avertissement, comme le dit Raeder en citant les instructions de Keitel, des coups puissants et inattendus étaient portés à l’Autriche, à la Tchécoslovaquie, à la Pologne, au Danemark et à la Norvège, à la Belgique, à la Hollande, à la Russie (document C-126). Comme Hitler l’avait dit en présence d’un certain nombre de ces hommes :
« Des considérations de justice ou d’injustice ou touchant à des traités, n’entrent pas en ligne de compte. » (Document L-79.) Le fait de tuer des combattants dans une guerre se justifie à la fois dans le Droit international et dans le Droit interne, mais uniquement lorsque la guerre elle-même est légale. Mais lorsqu’une guerre est illégale, comme l’est nettement une guerre déclenchée non seulement en violation du Pacte de Paris, mais sans aucune sorte d’avertissement ou de déclaration, il n’y a rien qui Justine le fait de tuer, et on ne doit pas faire de différence entre ces crimes et ceux commis par tout autre bande de brigands sans loi.
Chacun de ces hommes a eu connaissance de ces plans à un stade eu à un autre de leur développement. Chacun d’entre eux a acquiescé à cette tactique, sachant fort bien ce qu’elle représentait pour la vie humaine. Comment l’un d’entre eux peut-il maintenant prétendre qu’il n’a pas participé à l’assassinat commis en commun sous sa forme la plus impitoyable ? Mais je ne m’occupe pas maintenant des assassinats qui, seuls, justifient pleinement la condamnation de ces hommes, mais de leur crime contre la Paix. Laissez-moi dire quelque chose sur l’aspect juridique de cette question, car c’est l’un de ceux au ferme établissement duquel le Gouvernement de Sa Majesté, de même que les autres Procureurs Généraux, attache une grande importance.
Le remarquable exposé que le Dr Jahrreiss a fait pour la Défense a été exempt de toute ambiguïté. Le résultat en a été que, bien que le Pacte Briand-Kellogg et les autres déclarations et traités internationaux eussent rendu la guerre d’agression illégale, ils n’en ont pas fait un crime. A l’appui de cette affirmation, on a donné comme argument que ce n’aurait pu être le cas, que tout essai de faire un crime d’une guerre d’agression serait contraire à la souveraineté des États et que, de toutes façons, le système entier d’interdiction de la guerre s’était effondré avant que n’éclatât la seconde guerre mondiale amenant, par conséquent, la disparition du fondement juridique. On a déclaré, en outre, que ces traités n’avaient pas été pris au sérieux par de nombreux juristes et journalistes dont on a cité les opinions et n’auraient pas pu être considérés avec sérieux car ils ne contenaient aucune stipulation pour résoudre le problème de la modification pacifique du statu quo.
En ce qui concerne le Pacte de Paris lui-même, la Défense a soutenu qu’il ne pouvait être question d’une violation criminelle, eu même illégale, de ce Pacte, parce qu’il laissait à chaque État, y compris à l’Allemagne, le droit de déterminer s’il était en droit d’entreprendre une guerre de légitime défense. Finalement, on a prétendu qu’on ne pouvait imputer à l’État une responsabilité criminelle et que, si cette proposition n’était pas admise, le crime devenait celui de l’État allemand et non de ses membres pris individuellement, parce que, dans l’État allemand qui a déclenché cette guerre dans le monde, il n’y avait pas des volontés individuelles, mais seulement une volonté souveraine, absolue et décisive, celle du Führer-dictateur.
Il pourrait me suffire de dire que toute cette argumentation est à côté du sujet et ne peut être entendue par ce Tribunal puisqu’elle est en contradiction avec le Statut. Car le Statut stipule expressément que la direction, — et je souligne le mot direction — la préparation, le déclenchement ou la poursuite d’une guerre d’agression ou d’une guerre en violation de traités, accords ou assurances internationaux, devront être considérés comme des crimes tombant sous la compétence du Tribunal. Il apparaît donc clairement que le seul moyen qu’avaient les accusés de se soustraire à cette responsabilité était de convaincre le Tribunal que ces guerres n’étaient pas des guerres d’agression ou n’avaient pas été faites en violation des traités. Ils ne l’ont pas fait. Les choses étant ainsi, quel est le but de l’argumentation qui a été présentée en leur faveur ? Est-ce de dénier la compétence de ce Tribunal en cette matière ? Ou, ce qui est plus probable, est-ce un appel politique à quelque auditoire de l’extérieur qui peut être facilement impressionné par la doléance motivée par le fait que les accusés vont être frappés par des textes postérieurs à leurs actes ?
Quel que soit son objet, il est important que l’argument ne soit pas laissé sans réponse. Je suis désireux de ne pas faire perdre de temps en répétant ce que j’ai dit dans mon exposé introductif sur la modification du concept de la guerre en Droit international résultant de la longue série de traités, en particulier du Traité général pour la renonciation à la guerre. J’ai indiqué que ce traité, qui appartient à ces traités internationaux qui portent le plus de signatures, a établi une règle de Droit international avec une solennité et une clarté qui manquent souvent dans le Droit international habituel ; que le changement profond qu’il a opéré (bien que, en vérité, la distinction entre les guerres justes et injustes eût été reconnue au moyen âge) a été reflété dans des déclarations importantes faites par des Gouvernements et des hommes d’État ; qu’il rendait illégal le recours à la guerre en violation du traité, et qu’il n’y a pas de différence entre illégalité et criminalité dans une violation de la loi qui cause la mort de millions d’êtres et une attaque directe contre les fondements mêmes de la vie civilisée. Je ne me propose pas non plus de perdre du temps pour répondre en détail à l’étrange série d’arguments juridiques présentés par la Défense tels que celui qui prétend que le traité n’avait pas la valeur que lui avaient attribuée ses signataires pour la raison qu’il avait été reçu dans certains milieux avec incrédulité ou dérision.
Encore plus surprenant pour la conscience normale du Droit est le raisonnement selon lequel ce traité et les autres traités et assurances qui l’ont suivi, ont indiscutablement perdu toute efficacité juridique en 1939, parce qu’à cette époque le système entier de sécurité collective s’était effondré. Le fait que les États-Unis aient déclaré leur neutralité en 1939 a été cité comme un exemple de l’effondrement du système, comme si les États-Unis avaient été soumis à une obligation légale d’agir autrement. Mais quelle est la pertinence du fait que le système conçu pour mettre ces traités en vigueur et pour empêcher et sanctionner le recours criminel à la guerre soit resté sans résultat pratique ? Les agressions du Japon, de l’Italie et des autres États complices de l’Axe, suivies des agressions allemandes contre l’Autriche et la Tchécoslovaquie enlèvent-elles à ces obligations leur effet inéluctable parce que ces crimes ont connu une réussite provisoire ? Depuis quand le monde civilisé a-t-il accepté le principe que l’impunité temporaire du criminel, non seulement prive la loi de son pouvoir coercitif, mais légitime le crime ?
On notera, en passant, que dans le cas des agressions japonaise et italienne, le Conseil et l’Assemblée de la Société des Nations ont dénoncé ces actes comme constituant des violations à la fois du Pacte de la Société des Nations et du Traité général en vue de la renonciation à la guerre et que, dans ces deux cas, des sanc-.fions ont été décidées. Il peut se faire que l’agent de police n’ait pas agi aussi efficacement qu’on aurait aimé qu’il le fît. Ce fut un échec de l’agent de police, mais non de la loi.
Mais on ne s’est pas contenté de prétendre d’une façon étonnante que du fait de la répugnance des États amis de la paix à prendre les armes contre le chantage et la brutalité qui étaient dirigés contre eux, les agresseurs avaient, par leurs actes, abrogé la loi contre l’agression. Les accusés ont introduit aussi la question de la légitime défense. Ils n’ont pas soutenu en vérité que ces guerres aient été des guerres défensives. Goebbels, dans ses extravagances les plus déréglées, n’est même pas allé jusque là. Il apparaît que ce qu’ils cherchent à dire n’est pas que leurs guerres aient été des guerres de légitime défense, mais que, puisque le Pacte de Paris laissait intact non seulement le droit des États à se défendre eux-mêmes, mais aussi le droit souverain de chaque État à déterminer si le recours à la guerre de légitime défense était justifié dans les circonstances, il ne contenait en fait aucune obligation légale. Mais nous estimons que ce n’est qu’un sophisme. Il est vrai que, dans les déclarations qui ont précédé et accompagné la signature et la ratification du Pacte de Paris, la légitime défense n’a pas seulement été reconnue comme un droit inhérent et inaliénable des parties aux traités, mais ses signataires se réservaient le droit exclusif de juger si les circonstances demandaient l’exercice de ce droit.
La question est de savoir si cette réserve de légitime défense a détruit le but et la valeur légale du traité. Si l’Allemagne était en droit d’avoir recours à la guerre de légitime défense et si elle était libre de déterminer dans quelles circonstances elle était autorisée à exercer le droit de légitime défense, peut-on considérer qu’elle ait violé l’obligation solennelle du traité ? A cette question, la Défense a essayé de répondre par la négative. Mais cette réponse revient à affirmer que ce traité solennel, auquel ont participé plus de soixante nations, est un chiffon de papier dénué de signification. Cela aboutirait à ce que toute interdiction ou limitation du droit à la guerre soit sans efficacité, si elle stipule expressément le droit de légitime défense. Le Tribunal remettra énergiquement cette parodie de raisonnement juridique à la place qui lui convient.
Ni le Pacte de Paris, ni aucun autre traité n’a été conçu pour pouvoir supprimer le droit de légitime défense. Il ne privait pas non plus ses signataires du droit de déterminer, en premier lieu, s’il était dangereux d’attendre et s’il était impérieux de prendre immédiatement des mesures de légitime défense. C’est ce que signifie la clause formelle permettant à chaque État de juger s’il est nécessaire de prendre des mesures en cas de légitime défense. Mais cela ne signifie pas que l’État, en agissant ainsi, soit le juge définitif de la justesse et de la légalité de sa conduite. Il agit à ses risques et périls. De même que l’individu est responsable lorsqu’il exerce ses droits communs de légitime défense, de même l’État est responsable s’il abuse de ses droits, s’il transforme ses droits de légitime défense en un moyen d’expansion par le pillage et de convoitise. La décision finale relative à la légalité des mesures qu’il estime devoir prendre en cas de légitime défense ne dépend pas de l’État. Pour cette raison, le droit de légitime défense, qu’il soit formellement réservé ou implicite, n’enlève pas à un traité le pouvoir de créer des obligations légales pour prévenir la guerre.
D’après le Pacte de la Société des Nations, le Japon était habilité à décider en premier lieu si les événements de Mandchourie justifiaient l’emploi de la force, en cas de légitime défense. Mais on a chargé une commission d’enquête impartiale d’établir, et elle l’a établi, qu’en fait, rien ne justifiait les mesures de légitime défense qui ont été prises. Pour citer un exemple plus récent, l’article 51 du Statut des Nations Unies stipule que rien, dans le Statut, n’empêchera d’exercer le droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective, en cas d’attaque armée. Mais il laisse formellement au Conseil de Sécurité le pouvoir de prendre des mesures ou une décision définitives. Il est à espérer que le jugement de ce Tribunal découragera, et cela d’une façon définitive et convenable, toute foi future dans l’argument selon lequel, parce qu’un traité réserve aux signataires le droit d’agir, en cas de légitime défense, il n’est pas susceptible pour cette raison de leur imposer des obligations légales qui les lient contre la guerre.
J’en arrive maintenant à l’argument qui veut que l’idée de responsabilité de l’État soit incompatible avec celle de la souveraineté nationale. Ainsi que l’admet le professeur Jahrreiss, un État peut commettre une faute contre le Droit international, mais il affirme qu’en le rendant pénalement responsable et susceptible d’encourir une sanction, on nie la souveraineté de l’État.
Il est étrange de voir ces accusés qui, lorsqu’ils constituaient le Gouvernement allemand, avaient envahi la plupart des États européens, piétiné leur indépendance souveraine et, avec un cynisme ostentatoire et vaniteux, asservi la souveraineté des États conquis à la nouvelle conception de la « Grossraumsordnung », il est étrange, dis-je, de voir ces accusés en appeler aux vertus mystiques de la sainteté de la souveraineté de l’État. Il n’est pas moins remarquable de les voir, afin d’éviter à l’État allemand battu et à ses dirigeants d’être justement châtiés par les puissances victorieuses, invoquer un Droit orthodoxe international. Mais il n’existe aucune stipulation du Droit international qu’ils puissent appeler à leur secours en cette occurrence.
En un sens, ces débats n’ont rien à voir avec une sanction à infliger à l’État allemand. Ils ont pour objet d’infliger une peine aux individus. Mais il pourrait sembler étrange que des individus fussent pénalement responsables pour des actes commis par l’État, si ces actes n’étaient pas eux-mêmes des crimes. Il n’y a aucun fondement dans l’assertion que le Droit international exclut la responsabilité pénale des États et que, étant donné que, en raison de leur souveraineté, les États ne peuvent être soumis à une contrainte, tous leurs actes sont légaux. Des juristes strictement orthodoxes pourront affirmer que constitue seul le Droit ce qui émane d’en haut, d’une assemblée souveraine ayant l’autorité pour imposer l’obéissance. Cette idée de juristes méticuleux n’a jamais été applicable au Droit international. Si elle l’avait été, l’obligation incontestée des États en matière de droit des traités et des agissements illicites ne pourrait pas exister.
Il peut être vrai que, dans les relations internationales, avant la guerre, il n’existait aucune assemblée super-étatique qui, en même temps qu’elle imposait des obligations de caractère international, en assurât l’application. Mais, au moins dans le domaine du Droit international, l’existence d’un droit n’a jamais dépendu de l’existence parallèle d’une sanction correspondante, indépendant du Droit lui-même. Le Droit international a toujours été fondé sur la base du consentement commun, et là où vous avez un ensemble de règles juridiques qui, d’un consentement unanime, obligent les membres de la communauté internationale, ces règles font loi pour la communauté, bien que ce consentement n’ait pas été obtenu de force et bien qu’il n’y ait pas de sanction extérieure directe pour en assurer le respect. Le fait est que la souveraineté absolue telle qu’on l’entendait autrefois est devenue très heureusement une chose du passé. C’est une conception qui est tout à fait incompatible avec les conséquences inéluctables de tout traité international.
Au cours des travaux de la Cour Permanente de Justice Internationale, ce devint un argument habituel que de se fonder sur la souveraineté de l’État pour soutenir que, les États étant souverains, les obligations qu’ils avaient contractées dans un traité devaient être interprétées d’une manière restrictive. Dans sa jurisprudence constante, la Cour, avec juste raison, n’a pas accepté cette façon de voir. Dans son premier arrêt — rendu contre l’Allemagne dans l’affaire Wimbledon — elle a rejeté le prétexte de souveraineté comme base d’interprétation restrictive des obligations des traités. Elle a refusé de considérer comme un abandon de souveraineté le fait qu’un État s’était engagé, dans un traité, à adopter une attitude précise. La Cour a rappelé à l’Allemagne que le droit même de prendre un engagement international est un attribut de la souveraineté de l’État. Au point de vue philosophique, le droit de contracter et le droit d’agir librement présentent une éternelle antinomie. Mais, de même que l’homme s’assure sa liberté en même temps qu’il respecte les lois, de même les Etats souverains peuvent conserver toute leur personnalité. Mais l’idée qu’en raison de leur souveraineté, les États ne peuvent subir de contrainte, a été abandonnée depuis longtemps. Le Pacte de la Société des Nations a prévu, dans son article 16, des sanctions contre les États souverains, et le mot sanction ne fait que remplacer celui de contrainte, et vraisemblablement de contrainte de caractère pénal. Le Statut des Nations Unies a adopté le même point de vue d’une façon beaucoup plus décisive. Il est vrai qu’en l’absence d’une juridiction souveraine compétente, il n’y a pas de précédent juridique d’un État cité devant une juridiction criminelle. Mais pour cette raison, dénier une responsabilité criminelle équivaut à prétendre qu’il n’y a pas non plus de responsabilité contractuelle, car, à part le cas où il existe un traité, il n’y a pas de Cour de Justice internationale qui ait compétence en dernier ressort pour juger les différends entre les États. Le premier individu qui a été poursuivi pour un assassinat a pu se plaindre du fait qu’aucun Tribunal n’avait jugé auparavant un cas semblable. Les règles de procédure, les peines encourues, la compétence des juridictions peuvent toujours être fixées par des stipulations ultérieures. La seule innovation introduite par ce Statut est d’avoir prévu les rouages attendus depuis longtemps, qui devaient servir à appliquer le Droit, Il n’y a aucun fondement à l’objection qui veut que le Statut soit une partie d’une législation à effet rétroactif, soit qu’il déclare criminelles les guerres d’agression, soit qu’il admette comme un fait acquis que l’État ne soit pas exempt de responsabilité pénale.
Mais alors, on argue que si l’État est responsable, c’est seulement l’État et non les individus que le Droit international peut rendre responsables. Cet argument se présente sous diverses formes. Seuls les États, dit-on, et non les individus, sont sujets du Droit international. Mais il n’y a, dans le Droit international, aucun principe de ce genre. Il suffit de citer le cas de piraterie, de forçage de blocus et d’espionnage pour voir qu’il existe de nombreux exemples d’obligations imposées directement aux individus par le Droit international. Il a toujours été reconnu que les crimes de guerre plaçaient les individues dans le domaine du Droit international. En Angleterre et aux États-Unis, nos tribunaux ont invariablement admis que les règles habituellement acceptées du Droit international s’appliquaient obligatoirement au sujet et au citoyen. Et cette attitude est au fond la même dans la plupart des pays. En Allemagne même, l’article 4 de la Constitution de Weimar stipule que les règles généralement admises du Droit international doivent être regardées comme partie intégrante du Droit fédéral allemand. Que signifie tout cela en effet, sinon que les règles du Droit international s’appliquent obligatoirement aux individus ? Nous écarterons-nous de ce principe, simplement parce que nous nous occupons ici des plus graves de tous les crimes, les crimes contre la paix des peuples et les crimes contre l’Humanité ? Le Droit est une chose vivante qui se développe. Dans aucun autre domaine il n’est plus nécessaire d’affirmer que les droits et les devoirs des États sont les droits et les devoirs des hommes et que, s’ils n’obligent pas les individus, ils n’obligent personne. C’est une proposition extraordinaire que de demander que ceux qui aident et encouragent, qui conseillent et provoquent la perpétration d’un crime soient eux-mêmes exonérés de responsabilité. Sous ce rapport, le crime international ne diffère pas du crime de Droit interne.
L’argument est aussi exposé d’une autre façon. Là où l’action en question est une action de l’État, ceux qui l’exécutent ne sont qu’instruments de l’État : ils ne sont pas personnellement responsables et sont en droit, affirme-t-on, de s’abriter derrière la souveraineté de l’État. On ne prétend pas que ce raisonnement ne s’applique en rien aux crimes de guerre ; mais comme nous proposons que chacun de ces hommes soit reconnu coupable de crimes de guerre innombrables, cette question pourrait être abandonnée du fait de son caractère purement théorique. Ce procédé diminuerait la valeur qu’auront ces débats sur le développement ultérieur du Droit international.
Maintenant, il est exact qu’il existe des séries de décision » judiciaires affirmant qu’un État n’a pas d’autorité sur un autre État souverain, sur son chef ou son représentant. Ces décisions ont été basées sur les règles de la courtoisie nationale et sur les rapports internationaux pacifiques et sans frictions. Elles ne défen-dans pas, en vérité, le caractère sacro-saint de la souveraineté étrangère, sauf dans la mesure où la reconnaissance de la souveraineté en elle-même favorise les relations internationales. Elles ne donnent en réalité aucune autorité à la proposition selon laquelle ceux qui constituent les éléments de l’État, qui se tiennent derrière lui, sont en droit de s’abriter derrière l’entité métaphysique qu’ils ont créée eux-mêmes et contrôlent, lorsque, par leurs ordres, cet État entreprend de détruire cette même courtoisie dont dépend l’existence de l’ordre international. Supposons qu’un État envoie un groupe d’individus sur le territoire d’un autre État avec la mission d’assassiner et de piller. Ces individus jouiraient-ils de l’impunité du fait que dans l’accomplissement de leur plan criminel ils agissaient comme instruments d’un autre État ? Supposons que les individus qui avaient ordonné cette expédition en vue de piller soient tombés entre les mains de l’État attaqué ; pourraient-ils invoquer leur droit à l’impunité ? A mon avis, certainement pas. Cependant, c’est exactement ce qui s’est passé ici. La vérité est que cette tentative de couvrir le crime par une immunité, du fait que le mobile de l’action a été politique plutôt que personnel, n’invoque aucun principe de Droit, mais est basée sur des doctrines politiques qui conviennent mieux aux sphères du pouvoir politique qu’à celles où règne l’autorité du Droit.
Enfin, on déclare que ces infortunés étaient entre les mains de Hitler des instruments impuissants qui avaient reçu l’ordre de faire ce qu’ils disent avoir fait à contre-cœur. Le fait de se retrancher derrière un ordre supérieur est exclu par le Statut, quoique l’article 8 prévoie qu’il puisse être considéré comme une circonstance atténuante, si le Tribunal estime que la justice l’exige. Mais le Statut ne fait que proclamer le Droit. Car il n’y a pas de règle du Droit international qui prévoit une excuse pour ceux qui obéissent à des ordres qui, qu’ils soient légaux ou non dans le pays où ils sont donnés, sont manifestement contraires au Droit naturel qui a donné naissance au Droit international. Si le Droit international doit être appliqué, il doit supplanter le Droit interne, en ce sens qu’il doit admettre la validité des décisions qui sont fondées sur ce Droit international et non sur un Droit interne. D’après les données du Droit international de la conscience et de l’humanité la plus élémentaire, ces ordres étaient contraires au Droit, s’il est exact, de surcroît, que ces hommes ont agi en exécutant ces ordres. Pouvons-nous dire qu’ils ne sont pas coupables ?
La dictature derrière laquelle ces hommes cherchent à s’abriter était leur propre création. Dans le désir de s’assurer à eux-mêmes une situation influente, ils ont échafaudé le système dont ils recevaient les ordres. La continuité de ce système a dépendu de la continuité de leur appui. Même s’il était vrai, comme le prétend Jodl, que ces hommes eussent pu être renvoyés, peut-être même emprisonnés, s’ils avaient désobéi aux ordres qui leur étaient donnés, n’importe quel sort n’eût-il pas été préférable que de se prêter à ces agissements ? Mais ce n’est pas vrai. C’étaient ces hommes qui faisaient partie des conseils privés ; c’étaient ces hommes qui forgeaient les plans autant qu’ils les exécutaient ; c’étaient eux, entre tous, qui auraient pu conseiller, ralentir, arrêter Hitler au lieu de l’encourager dans ses entreprises sataniques. Le principe de la responsabilité collective des membres d’un Gouvernement n’est pas une doctrine artificielle de Droit constitutionnel. C’est une protection essentielle des droits de l’homme et de la communauté des peuples ; le Droit international est pleinement qualifié pour protéger sa propre existence en faisant preuve de son efficacité.
Permettez-moi de passer maintenant aux chefs n° 3 et n° 4 de l’Acte d’accusation qui traitent des crimes de guerre et de ce que nous avons appelé les crimes contre l’Humanité. Et à propos de ceux-ci, permettez-moi tout d’abord de faire quelques remarques de nature juridique. S’agissant du droit relatif aux crimes de guerre, il y a, en fait, peu de choses à dire, car ce droit est suffisamment clair et ne donne pas lieu à équivoques. Il s’agit en l’occurrence de crimes plus terribles par leur importance que tout ce qui a été connu jusqu’ici. Mais néanmoins ils tombent sous l’effet des principes qui se sont dégagés du Droit international et sont sans conteste de la compétence légale, d’un tribunal, qu’il soit national ou international. Il n’y a point ici d’élément de rétroactivité ni de question de législation à effet rétroactif. Il n’y a pas non plus l’ombre d’une innovation dans les stipulations du Statut qui établissent que ceux qui ont partagé la responsabilité fondamentale de ces actes affreux porteraient une responsabilité individuelle. Il est vrai que les juristes et hommes d’État qui ont mis sur pied jadis à La Haye et ailleurs, l’édifice des lois et usages établis, par lesquels le monde a cherché à adoucir la brutalité de la guerre et à protéger de son extrême dureté ceux qui n’étaient pas des combattants actifs, n’auraient jamais pu concevoir un massacre aussi général et aussi étendu. Mais l’assassinat ne cesse pas d’être simple assassinat du fait que les victimes se multiplient par millions. Les crimes ne cessent pas d’être des crimes du fait qu’ils ont une raison politique. Ces crimes ont été nombreux et multiples. Il est inutile de les cataloguer ici. Ils varient considérablement, surtout par le nombre des victimes. Ce sont, d’un côté, les 50 prisonniers de guerre assassinés qui s’étaient échappés du Stalag Luft III ; d’un autre, les centaines de membres des commandos et les aviateurs abattus ; d’un autre, les milliers d’otages civils mis à mort ; les dizaines de milliers de marins et de passagers qui périrent dans une campagne terroriste de piraterie ; il y a les centaines de milliers de prisonniers de guerre, particulièrement de Russes, et de civils qui trouvèrent la mort par suite des rigueurs et des cruautés auxquelles ils furent exposés, si ce n’est par pur et simple assassinat ; et il y a les nombreux millions de ceux qui furent purement et simplement assassinés ou périrent par la méthode plus lente de la mort délibérée par la faim ; 6.000.000 d’entre eux furent supprimés pour la seule raison qu’ils appartenaient à la race ou à la religion juive. Le seul nombre des victimes n’est pas un véritable critérium de la criminalité d’un acte. La majesté de la mort, la compassion pour l’innocent, l’horreur et la haine de l’ignominie infligée à l’homme créé à l’image de Dieu, tout cela ne se prête pas à un calcul mathématique. Néanmoins, les nombres sont en quelque sorte pertinents. Car nous ne nous occupons pas ici d’atrocités passagères qui sont un incident au cours de toute guerre. Il se peut que la guerre développe les qualités des hommes ; elle développe certainement leurs pires défauts. Ce n’est pas une partie de cricket. Il y a dans chaque guerre, et au cours de cette guerre, sans aucun doute il y en a eu et certainement des deux côtés, des quantités de brutalités et d’atrocités. Elles doivent avoir paru assez terribles à ceux contre lesquels elles ont été exercées. Je ne veux ni les excuser, ni les diminuer. Mais ce furent des actes accidentels, individuels et non préparés. Nous avons affaire ici à quelque chose d’entièrement différent, à des actes répétés, systématiques et indépendants, mûrement réfléchis et calculés dans le détail. Et c’est ainsi qu’a été commis le principal crime de guerre par son ampleur et son intensité, dont ces hommes sont accusés : la violation de toutes les règles du droit de la guerre les plus solidement établies et les moins discutées, qui veulent que les non-combattants ne doivent pas être l’objet direct des opérations militaires. Quel objet de dérision les Allemands cherchèrent-ils à faire de la quatrième Convention de La Haye sur les lois et coutumes de la guerre, qui formulait seulement ce qui était déjà une règle fondamentale :
« Les Droits et l’Honneur de la famille, la vie des citoyens et la propriété privée, de même que les convictions et les pratiques religieuses doivent être respectés. »
Constitue un crime de guerre cet assassinat, sur les ordres du Gouvernement allemand, dont les membres sont ici au banc des accusés, dans les territoires occupés par ses forces militaires dont les chefs sont ici, de millions de civils, que cela ait été accompli en vertu d’une politique d’extermination raciale, que ce soit le résultat de la déportation des travailleurs forcés ou du désir de se débarrasser des chefs intellectuels et politiques des pays qui avaient été occupés, ou que cela ait fait partie de l’application générale du terrorisme par des représailles collectives sur des populations innocentes et sur des otages. Il peut en vérité être considéré aussi comme un crime contre l’Humanité. L’imagination et l’intelligence ébranlées par l’horreur de ces méfaits hésitent toutes les deux à recouvrir le plus grand crime de l’Histoire de la froide formule du crime de guerre. Il est cependant important de se rappeler que c’est bien là ce qu’étaient ces crimes. Ne tenant généralement aucun compte ni du lieu où ils étaient commis ni de la race ou de la nationalité des victimes, ces actions étaient des crimes commis sur la population, contrairement aux lois de la guerre en général et à celles de l’occupation en particulier. La vérité est que l’assassinat en masse et systématique devint partie intégrante d’une occupation sur le pied de guerre solidement adaptée aux circonstances, et apparemment en sécurité. Que cela fût un crime de guerre, personne ne cherche à le contester. Mais quelques tentatives ont été’ faites pour contester l’illégalité des trois autres catégories d’actions pour lesquelles ces hommes sont également accusés : la déportation en Allemagne pour le travail forcé, les crimes commis en haute mer en rapport avec la guerre sous-marine et l’exécution des membres des commandos. Laissez-moi rapidement examiner ces questions.
La déportation de la population civile pour le travail forcé est, naturellement, un crime selon la coutume internationale et selon le Droit international conventionnel tel qu’il est exprimé dans la Convention de La Haye. L’article 46 de la quatrième Convention de La Haye ordonne à l’occupant de respecter l’honneur et les droits de la famille et les vies humaines. L’article 52 de la même Convention indique que les prestations de service ne peuvent être exigées des municipalités ou des habitants que pour les besoins de l’armée d’occupation, qu’elles seront proportionnées aux ressources du pays et devront être telles qu’elles n’entraînent pas la population à prendre part aux opérations de guerre contre sa patrie. Nous devons constater le contraste entre ces stipulations simples et catégoriques avec les proportions effarantes de l’opération que l’accusé Sauckel dirigeait et à laquelle participèrent d’autres accusés, la façon impitoyable avec laquelle des citoyens paisibles ont été enlevés à leur famille, à leur milieu, à leurs occupations, la façon dont ils ont été transportés, le traitement qu’ils ont subi à leur arrivée, les conditions dans lesquelles ils travaillaient et mouraient par milliers et dizaines de milliers, et le genre de travail qu’ils étaient obligés d’accomplir pour la production des armes, des munitions et d’autres matériels de guerre destinés à être utilisés contre leur propre pays. Comment concilier tout cela avec le Droit ?
Il semble avoir été soutenu que l’interdiction de la déportation par le Droit international était devenue, dans un certain sens, surannée en face du développement de la guerre totalitaire qui exigeait l’utilisation et l’exploitation les plus étendues du matériel et des ressources de travail des territoires occupés. Je confesse que je ne comprends pas comment l’étendue des activités qu’un belligérant s’impose, l’importance de l’effort qu’il a besoin de fournir afin d’éviter la défaite, peuvent augmenter ses droits sur les non-combattants pacifiques ou lui permettre de faire fi des règles du droit de la guerre. Nous ne pouvons pas abroger à posteriori le Droit international en faveur de ceux qui violent les lois.
De même, il n’existe pas l’ombre d’un droit à invoquer quelque modification de fait dans les conditions de la justification de leurs crimes sur mer, qui coûtèrent à eux seuls la vie de 30.000 marins britanniques. Nous n’avons pas besoin de baser notre point de vue sur la simple violation des règles habituelles de la guerre telles qu’elles sont contenues dans les protocoles de Londres de 1930 et 1936, auxquels l’Allemagne a pleinement souscrit, et qui interdisent de couler un bateau sans avertissement ou même avec les avertissements si les dispositions nécessaires n’ont pas été prises pour la sauvegarde des passagers et de l’équipage. Nous n’avons pas besoin de nous occuper de subtilités juridiques et de savoir si la pratique d’armer les navires marchands modifie la situation. Ce n’est pas la peine non plus d’examiner ce fait étonnant de savoir si l’envoi par le fond de bateaux neutres peut être légitimé par la simple émission d’un ordre sur le papier qui excluait ces navires, non d’une zone de guerre définie sur laquelle l’Allemagne exerçait un contrôle effectif, mais de vastes étendues en haute mer. Car il existe un point au moins sur lequel personne ne met la loi en doute et ne pose de question. Si vous avez la certitude que des ordres ont été donnés pour que les survivants ne soient pas sauvés, que des mesures ont été prises pour empêcher les naufragés de survivre, que des armes telles devaient être employées qu’il n’aurait pu être question de survivants, vous n’aurez aucun doute que ce qui a été fait a été contraire au Droit. Ce n’est pas une réponse de prétendre que le fait de laisser la vie sauve à des non-combattants aurait entraîné un plus grand risque pour ceux qui attaquaient. L’assassin n’est pas excusé parce qu’il prétend qu’il était nécessaire de tuer la victime qu’il avait blessée, de peur qu’elle ne l’identifiât par la suite. Il en est de même des ordres pour l’exécution des membres des commandos. De nouvelles méthodes de guerre, de nouvelles formes d’attaque, n’abrogent pas en elles-mêmes les règles de Droit existantes. Le caractère sacré de la vie d’un soldat en uniforme, qui se rend, après avoir rempli sa mission, et qui n’a commis aucun crime de guerre avant sa capture, est et doit demeurer un principe absolu du Droit international. Ceux qui, n’importe le motif, le piétinent au mépris du Droit, de l’Humanité, de l’esprit chevaleresque, doivent subir le châtiment quand le Droit prend enfin sa revanche.
Je ne m’attarderai pas davantage sur cette question, non plus que je m’attacherai en détail aux autres types de crimes de guerre mis à la charge des accusés. Car le fait que ces actes, variés dans leur genre ou dans leur méthode, ont été des crimes contre le Droit établi, n’est pas mis en doute. Le Tribunal n’aura qu’à appliquer le Droit et à décider dans quelle mesure ces prisonniers ont participé à la violation de ce Droit. Permettez-moi pourtant, avant que je n’en vienne aux faits, de me reporter au quatrième chef de l’Acte d’accusation, qui concerne les crimes contre l’Humanité. Il convient, me semble-t-il, de traiter de toutes ces questions ensemble car, étant donné que ces crimes ont été commis pendant la guerre, ils empiètent dans une certaine mesure les uns sur les autres et sont en tous cas intimement liés. Les crimes de guerre ont, par leur énormité même, été des crimes contre l’Humanité. Les crimes contre l’Humanité ont été souvent des crimes de guerre commis sur une plus large échelle. D’ailleurs, les crimes contre l’Humanité qui tombent sous la compétence du Tribunal sont limités ainsi : ils doivent être des crimes dont la perpétration est liée, d’une façon ou d’une autre, à la préméditation et au développement des crimes contre la Paix ou des crimes de guerre stricto sensu dont ces hommes sont accusés. C’est la restriction que propose l’article 6, c) du Statut. Les considérations qui s’appliquent ici sont pourtant différentes de celles qui affectent les autres espèces de crimes, les crimes contre la Paix ou les crimes de guerre ordinaires. Et nous devons acquérir la conviction que ce qui a été commis était non seulement un crime contre l’Humanité, qui ne constituait pas une question intérieure, mais encore directement ou indirectement était en corrélation avec les crimes commis à l’égard d’autres nations ou d’autres nationaux ; en cela, par exemple, que ces actes ont été exécutés pour fortifier le parti nazi, en mettant en pratique sa politique de domination par l’agression ou pour supprimer des éléments tels que les adversaires politiques, les vieillards, les Juifs, dont l’existence aurait pu entraver la politique de la guerre totale.
Considérons un instant le fait, que je viens de signaler, que la politique raciale menée contre les Juifs n’a été qu’un des côtés de la doctrine de la race des seigneurs. Dans Mein Kampf, Hitler disait que le facteur le plus décisif de l’effondrement allemand de 1918 avait été le fait de ne pas avoir reconnu l’importance du problème racial et la menace juive. L’attaque contre les Juifs fut à la fois une arme secrète — une arme durable de la Cinquième colonne — pour saper et affaiblir les démocraties et un expédient afin de faire l’unité du peuple allemand en vue de la guerre. Himmler signifia clairement, dans son discours du 4 octobre 1943, que le traitement infligé aux Juifs allemands était en relations étroites avec la politique de guerre. Il disait : « ... car nous savons toutes les difficultés que nous nous serions attiré si nous avions encore aujourd’hui dans chaque ville des Juifs qui seraient des saboteurs clandestins, des agitateurs et des fauteurs de troubles. »
Aussi le crimes centre les Juifs, dans la mesure où il est un crime contre l’Humanité et non pas un crime de guerre, est l’un de ceux que nous condamnons à cause de ses rapports étroits avec le crime contre la Paix. C’est assurément une limitation très importante de l’accusation du chef de crime contre l’Humanité et qui n’a pas toujours été appréciée à sa juste valeur par ceux qui ont mis en doute la compétence de ce Tribunal. Mais, tout en admettant cette limitation, nous avons pensé qu’il serait juste de traiter des faits que le Droit criminel de tous les pays qualifierait normalement de crimes : assassinat, extermination, asservissement, persécution pour raisons politiques, raciales ou économiques. Ces actes commis contre des nationaux des pays belligérants ou contre des nationaux allemands dans les territoires occupés des belligérants seraient des crimes de guerre ordinaires dont la poursuite ne constiuerait pas une nouveauté. Commis contre d’autres personnes, ils ne seraient que des crimes contre le Droit interne, même si le Droit allemand, en s’écartant de tous les canons de la procédure civilisée, avait autorisé l’État ou des individus agissant au nom de l’État, à les commettre.
Quoiqu’une semblable méthode ne soit pas susceptible d’aggraver, au point de vue des débats, la situation de ces accusés, les nations signataires du Statut de ce Tribunal ont senti qu’il convenait et qu’il était nécessaire, dans l’intérêt de la civilisation, de dire que ces actes, même s’ils ont été commis conformément aux lois de l’État allemand, telles qu’elles ont été prévues et faites par ces hommes et leur chef de bande, ne constituent pas une pure affaire interne, mais représentent un crime contre le Droit international, lorsqu’ils ont été commis avec l’intention de causer un dommage à la communauté des peuples, c’est-à-dire lorsqu’ils ont été commis à propos d’autres crimes susceptibles d’être mis à la charge de ces accusés. Je ne veux en rien diminuer la signification pour l’avenir de la doctrine politique et jurisprudentielle dont il est question ici. Le Droit international accorde normalement à chaque État de décider comment il traitera ses propres nationaux ; c’est une question de pure compétence interne. Et quoique le conseil social et économique des Nations Unies s’efforce de formuler un Statut des Droits de l’homme, le Pacte de la Société des Nations et le Statut de l’Organisation des Nations Unies reconnaissent cette situation générale. Le Droit international a cherché dans le passé à proclamer qu’il y a une limite à l’omnipotence de l’État et que chaque être humain, unité ultime de toute loi, n’est pas privé du droit à la protection de l’humanité quand l’État piétine ses droits d’une façon qui outrage la conscience de l’humanité. Grotius, le fondateur du Droit international, avait quelque notion de ce principe quand, à une époque où la distinction entre la guerre juste et la guerre injuste était plus clairement reconnue que ce ne fut le cas au XIXe siècle, il décrivait comme juste une guerre entreprise dans le but de défendre les sujets d’un État étranger contre les injustices de leur souverain. Il affirma, en citant les atrocités commises par des tyrans contre leurs sujets, que l’intervention est justifiée car « le droit des rapports sociaux n’est pas supprimé en pareil cas ». La même idée fut exprimée par John Westlake, le plus distingué des juristes britanniques de Droit international, quand il disait :
« Il est vain de prétendre dans de tels cas que le devoir des peuples voisins est de rester spectateurs indifférents. Les lois sont faites pour les hommes et non pour des créatures imaginaires, et elles ne doivent pas créer ou tolérer pour eux des situations intolérables. »
Les puissances européennes ont agi en vertu du même principe quand elles sont intervenues pour protéger les ressortissants chrétiens de Turquie contre de cruelles persécutions. Il est un fait que le droit d’intervention humanitaire par la guerre n’est pas une nouveauté dans le Droit international. Comment l’intervention par la voie judiciaire serait-elle donc illégale ? Le Statut du Tribunal codifie un principe bienfaisant, qui est beaucoup plus limité que certains ne le voudraient, et il donne un avertissement pour l’avenir. Je dis et répète qu’il donne un avertissement aux dictateurs et aux tyrans qui apparaissent sous le masque de l’État : si, pour multiplier ou favoriser leurs crimes contre la communauté des nations, ils avilissent la valeur sacrée de l’homme dans leur propre pays, ils agissent à leurs risques et périls car ils violent le Droit international de l’Humanité.
Quant à la critique que l’on fait de la rétroactivité de la loi qui qualifie criminel ce que les individus ignoraient être criminel en le commettant, quelle application peut-elle avoir ici ? Même si ces accusés n’ont pas porté attention aux avertissements sans nombre que leur ont donnés avant la guerre les pays étrangers et les hommes d’État étrangers sur la politique qui était suivie par l’Allemagne, vous prendrez ces avertissements en considération. Ils comptaient sur la victoire, toute leur politique n’était faite que de l’espoir du succès, et ils ne pensaient guère qu’ils pourraient avoir à rendre des comptes. Mais l’un d’eux peut-il prétendre que s’il connaissait vaguement les faits, il ne savait pas que c’étaient des crimes qui criaient vengeance au ciel ?
Permettez-moi de m’occuper d’abord de ce qu’ils ont fait aux prisonniers de guerre, car ce seul crime, le plus évident de tous, exige leur condamnation et ternira à jamais la gloire des armes allemandes.
Le 8 septembre 1941, les règlements définitifs sur le traitement des prisonniers de guerre soviétiques étaient diffusés dans tous les camps de prisonniers de guerre. Ils étaient signés par le général Reinecke, chef du service des prisonniers de guerre du Haut Commandement. Ils étaient le résultat d’un accord avec les SS et étaient ainsi conçus :
« ... Le soldat bolchevique a donc perdu tout droit à être traité comme un adversaire d’honneur selon la Convention de Genève... L’ordre d’agir avec brutalité et énergie doit être donné à la moindre marque d’insubordination, particulièrement dans le cas des fanatiques bolcheviques. L’insubordination, la résistance active ou passive doivent être immédiatement brisées par les armes (baïonnettes, crosses et armes à feu). .. Quiconque exécute cet ordre sans faire emploi de ses armes, ou le fait avec trop peu d’énergie, est puni&-sable... Les prisonniers de guerre qui tentent de s’enfuir doivent être abattus sans avertissement préalable. Aucun coup de sommation ne doit jamais être tiré... L’emploi des armes contre les prisonniers de guerre soviétiques est, en général, légal... On formera des polices dans les camps et les commandos de travail les plus importants avec des prisonniers de guerre soviétiques choisis dans le camp... A l’intérieur de l’enceinte, la police du camp pourra être armée de bâtons, de fouets ou autres objets similaires pour lui permettre de remplir effectivement son rôle. » (Document PS-1519.)
Ces prescriptions ordonnent ensuite l’isolement des civils et des prisonniers de guerre capturés pendant la campagne de l’Est, et indésirables du point de vue politique. Après avoir indiqué aux Forces armées l’importance qu’il y avait à se débarrasser, parmi les prisonniers de guerre, de tous les éléments qu’on pouvait considérer comme les forces agissantes du bolchevisme, on insiste sur la nécessité de prendre des mesures spéciales, libres de toute influence administrative et bureaucratique : en conséquence, le transfert de ces prisonniers à la Police de sûreté et au SD est qualifié de moyen d’atteindre le « but assigné ».
Le mémorandum de l’amiral Canaris, daté du 11 septembre 1941, qui s’élève contre cet ordre et expose exactement la situation juridique dans les termes suivants, prouve que Keitel, qui est directement responsable de cet ordre, l’a donné tout en sachant parfaitement quelle en serait la portée :
« La Convention de Genève sur le traitement des prisonniers de guerre ne s’applique pas aux rapports entre l’Allemagne et l’URSS. C’est pourquoi seules s’appliquent ici les règles du Droit international général sur le traitement des prisonniers de guerre. Depuis le XVIIIe siècle, ces règles ont été établies progressivement d’après le principe selon lequel la captivité n’est ni une vengeance ni un châtiment, mais seulement une détention de sécurité, dont le seul but est d’empêcher les prisonniers de continuer à prendre part à la guerre. Ce principe a été développé conformément à l’opinion de toutes les armées qui voulait qu’il fût contraire à la tradition militaire de tuer ou de blesser des personnes sans défense. L’instruction ci-jointe, relative à la manière de traiter les prisonniers de guerre soviétiques, est basée sur une opinion essentiellement différente. » (Document EC-338.)
Canaris continue à faire remarquer ce qu’il y a de révoltant dans les ordres enjoignant aux sentinelles de faire usage de leurs armes et armant la police du camp de gourdins et de fouets. Comme on vous l’a rappelé ce matin, Keitel a écrit sur ce document :
« Ces objections proviennent d’une conception chevaleresque de la guerre. Mais il s’agit ici de la destruction d’une idéologie. C’est pourquoi j’approuve et donne mon appui à ces mesures. K. »
Après l’examen de ce document, il ne persiste aucun doute sur le fait que Keitel savait qu’un transfert à la Police de sûreté et au SD devait signifier la liquidation. Canaris écrit à propos du triage des indésirables :
« La décision relative à leur sort est prise par les détachements d’opérations de la Police de sûreté et du SD », sur quoi, soulignant les mots Police de sûreté, Keitel ajoute : « Très opportun », tandis qu’à propos de l’autre critique de Canaris disant que les principes de cette instruction étaient inconnus de la Wehrmacht, Keitel déclare : « Pas du tout ».
Les instructions analogues de la Police de sûreté et du SD démontrent l’accord avec le Haut Commandement et, après avoir ordonné une collaboration des plus étroites entre les membres des groupes de police et les commandants du camp, désigné les prisonniers qui devaient être livrés, elles se poursuivent ainsi :
« Les exécutions ne doivent pas se faire dans les camps. Si les camps du Gouvernement Général sont situés dans le voisinage immédiat de la frontière, les prisonniers doivent être emmenés, si possible, dans l’ancien territoire de la Russie soviétique, pour y subir un traitement spécial. » (Document PS-502.)
Il n’est pas nécessaire de vous rappeler les témoignages innombrables relatifs aux nombreux prisonniers soviétiques et polonais dans les camps de concentration. Pour rappeler la manière dont on les a traités, il suffit du rapport du commandant du camp de concentration de Gross-Rosen qui, le 23 octobre 1941, relate l’exécution, faite le jour même, de vingt prisonniers russes entre 5 heures et 6 heures, et la circulaire de Muller, appartenant au même dossier, qui rapporte : Les commandants des camps de concentration se plaignent de ce que 5 % à 10% des Russes destinés à être exécutés arrivent au camp morts ou à moitié morts. C’est pourquoi on a l’impression que les Stalags se débarrassent de ces prisonniers de cette manière.
« On a remarqué en particulier qu’en marchant par exemple de la gare au camp, un assez grand nombre de prisonniers s’écroulaient sur la route, morts ou à demi-morts d’épuisement, et devaient être ramassés par une voiture qui suivait le convoi.
On ne peut empêcher le peuple allemand de remarquer ces faits ».
Les accusés ont-ils fait attention à ces faits qui ne pouvaient passer inaperçus du peuple allemand ?
Je continue :
« Mais si c’est la Wehrmacht qui assure en général le transport dans les camps, la population rendra cependant les SS responsables de cet état de choses. Dans le but d’éviter à l’avenir des faits semblables, j’ordonne, en conséquence, qu’à dater d’aujourd’hui les Russes indubitablement proclamés suspects, manifestement déjà près de leur fin (atteints de typhus, par exemple) et qui, par conséquent, ne pourraient même supporter l’effort d’une courte marche à pied, seront dorénavant exclus en principe des convois qui se rendent aux camps de concentration, où ils doivent être exécutés.
« Je demande que les chefs des Einsatzkommandos soient informés d’une façon convenable et sans retard de cette décision. » (Document PS-1165.)
Le 2 mars 1944, le chef de la Sipo et du SD faisait parvenir à ses divers services annexes un nouvel ordre de l’OKW pour le traitement à appliquer aux prisonniers repris après avoir tenté de s’évader (document L-158). A l’exception des Britanniques et des Américains qu’on devait renvoyer dans leurs camps, les autres devaient être envoyés à Mauthausen et être traités conformément au décret « Kùgel », ce qui, le Tribunal s’en souvient, impliquait le passage immédiat par les armes. On devait répondre aux demandes des parents, des autres prisonniers, de la Puissance protectrice et de la Croix-Rouge internationale de telle façon que le sort de ces hommes, de ces soldats, dont le seul crime était d’avoir fait leur devoir, restât caché pour toujours.
Ce fut après la promulgation de l’ordre « Kûgel » que 80 officiers britanniques de la RAF tentèrent de s’évader du Stalag Luft III à Sagan. Les accusés directement intéressés à cette affaire n’ont pas nié que le passage par les armes de 50 de ces officiers n’ait été un meurtre prémédité et n’ait été le résultat d’une décision prise en haut lieu. Il ne saurait être contesté que Göring, Keitel et probablement Ribbentrop n’aient eu une part dans cette décision, et que Jodl et Kaltenbrunner et, s’il n’y a pas pris une part active, Ribbentrop, n’aient tous été au courant de l’affaire à cette époque.
La participation de Göring est la conclusion inévitable des trois faits suivants : premièrement, l’ordre a été donné par Hitler. En second lieu, Westhoff, du service des prisonniers de guerre de l’OKW, a déclaré qu’il avait été informé par Keitel, que Göring avait rendu ce dernier responsable de cette évasion, lors de la réunion au cours de laquelle cet ordre avait été décidé (document OK-46). En troisième lieu, au ministère même de Göring, qui était responsable du traitement des prisonniers de guerre de la RAF, Waelde entendit parler de cet ordre, le 28 mars, à la réunion des directeurs, et le dit au général Grosch. Grosch informa Fôrster qui alla tout droit chez Milch, chef d’État-Major de Göring, et revint informer Grosch que Milch était au courant et avait pris les notes nécessaires (documents D-731, D-730).
Vouz aurez à dire si vous ne considérez pas les démentis de Göring et de Milch comme de simples faux témoignages.
Keitel admet que Hitler avait ordonné le transfert au SD et qu’il « craignait » qu’ils ne fussent fusillés. Il a déclaré à ses officiers Graevenitz et Westhoff : « Nous devons faire un exemple. Ils seront fusillés ; probablement certains l’ont déjà été ». Et quand Graevenitz protesta, il répondit : « Je ne m’en soucie pas le moins du monde ».
Après ces témoignages de la part de ses propres officiers, sa complicité est indubitable.
Jodl a déclaré qu’au moment où Himmler rendait compte de l’évasion, il téléphonait dans la pièce contiguë. Entendant une discussion très bruyante, il s’approcha de la tenture pour mieux entendre ce qui se passait et apprit qu’il y avait eu une évasion à Sagan. Il est incroyable dans ces circonstances que, même s’il n’avait pas eu sa part dans la décision, il n’en ait pas été informé par Keitel immédiatement après la réunion. Et, étant au courant, il a continué à jouer son rôle dans le complot.
Quant à la culpabilité de Kaltenbrunner, la réunion à laquelle Waelde fut informé de la décision comprenait Mùller et Nebe, les subordonnés de Kaltenbrunner (document D-731). Le témoignage de Schellenberg sur la conversation qui s’est alors déroulée entre Nebe, Mùller et Kaltenbrunner à propos d’une enquête de la Croix-Rouge internationale sur 50 prisonniers de guerre anglais ou américains est convaincant. Il entendit Kaltenbrunner fournir à ses subordonnés la réponse à faire à cette enquête inopportune : aucun doute ne peut subsister : il savait tout. Tous les participants admettent que la réponse envoyée par Ribbentrop à la Puissance protectrice et à la Croix-Rouge internationale n’est qu’un tissu de mensonges. Doit-on croire qu’il n’avait pas non plus participé à la décision ?
L’échange de lettres qui prévoyait le lynchage ou le passage par les armes des prétendus aviateurs terroristes montre clairement que tous ces hommes étaient prêts à prendre eux-mêmes cette décision ou à s’y conformer, si elle était prise par Hitler. Ces documents montrent que Keitel, pas plus que Jodl, n’ont eu de scrupules à ce sujet, tandis que Göring et Ribbentrop approuvaient ce projet d’ordre (documents D-777, D-783, D-784).
Vous vous souviendrez des réunions qui ont précédé cette correspondance. D’abord une réunion entre Göring, Ribbentrop et Himmler au cours de laquelle on s’accorda pour modifier « la proposition originale du ministre des Affaires étrangères du Reich qui désirait englober chaque type d’attaque terroriste contre la population civile allemande... » (document PS-795), et on arrive à la conclusion que « la loi du lynch devrait être la règle ». Lors de la réunion suivante entre Warlimont et Kaltenbrunner, il fut entendu que « les aviateurs qui échappaient à la loi du lynch seraient remis au SD your y subir un traitement spécial ».
Enfin l’annotation de Keitel sur le dossier : « Je suis contre la procédure légale. Elle ne rend pas ».
Un témoignage analogue nous est fourni lorsque nous considérons l’attitude adoptée en février 1945, lorsque Hitler voulut dénoncer la Convention de Genève. Dönitz donna le conseil suivant :
« Il vaudrait mieux appliquer les mesures considérées comme nécessaires sans avertissement et, à tout prix, sauver la face vis-à-vis du monde extérieur. » (Document C-158.) Décision qu’approuvèrent Jodl et le représentant de Ribbentrop. Ils allèguent pour leur défense que ce n’était qu’une simple mesure technique et qu’en fait ils n’envisageaient aucune action concrète. Mais le mémorandum de Jodl sur l’ensemble de la question règle le problème :
« De même que nous avons eu tort en 1914 de déclarer nous-mêmes solennellement la guerre à tout les États qui voulaient depuis longtemps nous y précipiter et, de ce fait, d’endosser l’entière responsabilité de la guerre vis-à-vis du monde extérieur, de même que nous avons eu tort d’admettre » que la responsabilité de l’invasion de la Belgique en 1914 nous incombait, de même nous aurions tort maintenant de dénoncer ouvertement les obligations du Droit international que nous avons acceptées et, par là, de faire à nouveau figure de coupables devant le monde extérieur » (Document D-606.)
Après cette étonnante déclaration, il ajoute qu’il n’y avait rien qui pût empêcher en fait de couler un navire-hôpital anglais, à titre de représailles, et d’exprimer ensuite le regret d’avoir commis une erreur. Il serait peut-être opportun...
Oui, Monsieur le Procureur Général. Serait-il préférable pour vous d’ouvrir l’audience à 9 h. 45 demain matin ? Le Tribunal estime qu’en ce cas nous pourrions en finir à 13 heures ou peu de temps après. En tout état de cause, nous ne lèverons pas l’audience avant la fin de vos explications.
Je serais très reconnaissant au Tribunal de procéder ainsi.