CENT QUATRE-VINGT-HUITIÈME JOURNÉE.
Samedi 27 juillet 1946.

Audience du matin.

SIR HARTLEY SHAWCROSS

Messieurs, hier, lorsque nous avons levé l’audience, je m’occupais des crimes de guerre au sens propre du terme, et en particulier de l’assassinat des officiers de la RAF des Stalag-Luft III. Je vais maintenant aborder la question de l’emploi des prisonniers de guerre.

D’après l’article 31 de la Convention de Genève, il eût pu être licite d’employer des prisonniers à un certain travail touchant aux matières premières et à l’industrie d’armement. Mais la déclaration de Milch au Comité central du Plan, le 16 février 1943, en présence de Speer et de Sauckel, n’avait pas de justification juridique :

« Nous avons demandé l’affectation d’un certain pourcentage de Russes à l’artillerie contre avions ; on en prendra 50.000 en tout, 30.000 sont déjà employés comme canonniers. C’est une chose amusante que de voir les Russes servir des canons. » (Document R-124.)

C’était grossièrement illégal. Et personne ne pouvait en avoir le moindre doute. Le procès-verbal n’enregistre pas de protestations. Il n’en ressort nullement que Göring ou quiconque a dû lire le procès-verbal ou savoir ce qui s’était passé, ait en aucune façon considéré comme anormale cette monstruosité de la part du chef même des forces aériennes allemandes.

Les paroles cyniques que Himmler a prononcées à Posen le 4 octobre 1943 à propos des prisonniers russes capturés les premiers jours de la campagne, devraient être également citées pour l’Histoire :

« A cette époque, nous n’attribuions pas à cette masse humaine la valeur que nous lui attribuons aujourd’hui comme matière première, comme main-d’œuvre. Ce qui, après tout, si l’on envisage le point de vue des générations, n’est pas à regretter, mais est maintenant déplorable en raison de la perte de travail, c’est que les prisonniers mouraient d’épuisement et de faim par dizaines et centaines de mille » (document PS-1919).

Je passe à l’assassinat de membres des commandos.

Les témoignages concernant l’ordre des commandos du 18 octobre 1942 chargent directement Keitel, Jodl, Dönitz, Raeder, Göring et Kaltenbrunner. D’après l’article 30 de la Convention de La Haye, un espion pris en flagrant délit ne pourra être puni sans un jugement préalable. Et les consignes imprimées dans le livret individuel de chaque soldat allemand stipulent : « Aucun ennemi qui se rend ne peut être abattu, pas même un partisan ou un espion. Ceux-ci seront punis par les tribunaux ».

Ces hommes n’étaient pas des espions : c’étaient des soldats en uniforme. On ne mentionne nulle part que l’un des hommes indiqués dans cet ordre ait jamais été jugé avant d’être fusillé. Juridiquement, il ne peut y avoir aucune excuse à la culpabilité de ces accusés qui ont transmis ou appliqué cet ordre infâme que Jodl a admis être un assassinat, et vis-à-vis duquel Keitel, confessant sa honte, a admis qu’il était illégal. Raeder a admis que c’était un ordre illégal et Dönitz lui-même a déclaré qu’à la lumière de la vérité, il ne le considérait plus comme correct. Aux termes des seules défenses qui ont été présentées, les individus en question ont prétendu qu’ils ne l’avaient pas exécuté personnellement, qu’ils considéraient la déclaration du paragraphe 1 de l’ordre comme justifiant l’action à titre de représailles, qu’ils avaient fait de leur mieux pour en minimiser l’effet et qu’il ne leur appartenait pas de discuter les ordres d’un supérieur. Personne n’a sérieusement contesté que le fait de remettre un homme au SD signifiait en l’occurrence un passage par les armes sans jugement.

La réponse à ces arguments de la Défense, dans la mesure où ils ne sont pas controversés, réside dans le fait que les précautions de sûreté stipulées dans l’ordre lui-même démontrent indubitablement que les faits établis au paragraphe 1 ne constituaient aucune justification pouvant soutenir la lumière du jour. Aucune mesure de précaution plus grande n’a accompagné les ordres brutaux des groupes « Kugel », « Nacht und Nebel » et autres. Que l’incident des prisonniers enchaînés de Dieppe n’ait rien à voir avec cela, c’est ce qui ressort du mémorandum de l’État-Major de Jodl du 14 octobre 1942 (document PS-1266), qui établit en propres termes que le but du Führer était d’empêcher les méthodes de combat des commandos, les parachutages de petits détachements qui causaient d’énormes dommages en effectuant des démolitions, etc., et ensuite se rendaient.

L’annulation de l’ordre en 1945 (document D^649) est une preuve de plus que ceux qui en étaient responsables reconnaissaient leur culpabilité. C’est cette culpabilité qui a été peut-être la mieux résumée dans la mention du journal de guerre de l’État-Major naval concernant l’exécution des commandos capturés en uniforme à Bordeaux : « Du nouveau en matière de Droit international » (document D-658). Cependant, Raeder et son chef d’État-Major ont consenti à apposer leurs initiales sous cette remarque. Que Kaltenbrunner fût au courant est clairement montré par une lettre qu’il adressa à l’État-Major d’opérations de la Wehrmacht le 23 janvier 1945 (document PS-535). Il s’y explique en détail et discute l’application de l’ordre à certaines catégories.

D’autres ont déjà été condamnés à mort pour avoir exécuté cet ordre, des hommes dont la seule défense était d’avoir obéi à un ordre de leurs supérieurs. Je fais allusion aux membres du SD exécutés pour l’assassinat de l’équipage du MTB 345 en Norvège et du général Dostler en Italie. Des quantités d’exemples pris dans leurs propres dossiers ont fourni des preuves contre ces accusés. Échapperont-ils ? Rappelez-vous l’attitude du tribunal du peuple nazi en 1944 devant l’argument que les accusés avaient obéi à des ordres supérieurs (document PS-3881).

L’ordre des commandos ne peut se comparer en perversité ou en brutalité à l’ordre « Nacht und Nebel » du 7 décembre 1941. Les directives de Hitler, signées par Keitel, prévoient la peine de mort pour des infractions compromettant la sûreté ou les dispositifs d’alerte de la puissance occupante et ordonnent de transférer en Allemagne les délinquants, dont l’exécution ne pourrait survenir dans un très court délai, et dans des circonstances qui suppriment tout renseignement sur leur sort. La lettre d’envoi de Keitel du 12 décembre en donne la raison :

« Une intimidation efficace et permanente ne peut être réalisée que par la peine capitale ou par des mesures qui laissent les familles et la population dans l’incertitude sur le sort de l’auteur. Ce but est atteint par la déportation en Allemagne » (document L-90).

Il est intéressant de confronter cette explication que Keitel a donnée alors qu’il pensait que l’Allemagne allait gagner la guerre, avec son témoignage devant le Tribunal :

« La réclusion était considérée comme un déshonneur par ces patriotes. Le fait d’aller en Allemagne n’en constituait aucun ».

Cette ordonnance était toujours en vigueur en février 1944 lorsqu’on rappela son but aux commandants de quelque dix-huit camps de concentration et ce qu’on devait faire des corps des prisonniers « Nacht und Nebel » sans révéler le lieu de leur mort (document D-569). Le traitement de ces prisonniers a été décrit par le témoin norvégien Cappelen, et les membres du Tribunal n’auront pas oublié son récit du transfert en 1945 de 2.500 à 2.800 prisonniers « Nacht und Nebel » d’un camp de concentration à un autre au cours duquel 1.447 moururent en route. Nous qui parlons de la dignité des hommes, souvenons-nous de ce que dit Cappelen :

« Nous ne pouvions marcher assez vite et ils ont défoncé le crâne de cinq personnes qui ne pouvaient suivre. Ils disaient en allemand : « Voilà ce qui arrive à ceux qui ne peuvent marcher ». Après six à huit heures de marche, nous sommes arrivés à une gare de chemin de fer ; il faisait très froid et nous n’avions que les costumes rayés de la prison, de mauvaises chaussures. Mais nous nous disions : « Nous sommes heureux maintenant d’être arrivés à une gare de chemin de fer ; il est préférable d’être dans un wagon à bestiaux que de marcher en plein hiver ». Il faisait très froid, 11° à 12° au-dessous de zéro ; mais il y avait un long train avec des wagons découverts ; en Norvège, nous les appelons wagons à sable. On nous força, à coups de pied, à monter dans ces wagons ; environ quatre-vingt par wagon. Nous étions assis les uns contre les autres, gelés, sans nourriture et sans eau pendant cinq jours. Lorsqu’il neigeait, nous faisions ainsi (faisant le geste) pour nous désaltérer. Après un temps très long qui m’a paru durer des années, nous arrivâmes à un endroit qui, je l’appris plus tard, était Dora. C’est aux environs de Buchenwald. Nous sommes arrivés là ; ils nous firent descendre à coups de pied, mais beaucoup étaient morts. L’homme qui était à côté de moi était mort, mais je n’avais pas le droit de m’en écarter. Je devais rester assis le dernier jour près d’un cadavre. Je ne connais pas les chiffres moi-même, naturellement, mais environ un tiers ou la moitié d’entre nous étaient raides morts. Je sus plus tard à Dora que le nombre de morts de notre train atteignait 1.447.

« De Dora, je ne me rappelle pas grand-chose, car j’étais plus ou moins mort, quoique j’aie toujours été un homme ayant bon tempérament et bonne humeur pour m’aider moi-même ou pour aider mes amis. J’eus la bonne chance de profiter de l’action de Bernadette. Nous fûmes sauvés et amenés à Neuengamme, près de Hambourg. Lorsque j’y arrivai, je rencontrai quelques-uns de mes vieux amis, des étudiants de Norvège qui avaient été déportés en Allemagne et d’autres prisonniers qui venaient de Sachsenhausen et d’autres camps, les quelques prisonniers norvégiens « NN », relativement peu nombreux, qui vivaient encore et tous dans de très mauvaises conditions. Plusieurs de mes amis sont encore à l’hôpital en Norvège. Quelques-uns moururent après avoir été rapatriés. » (Audience du 29 janvier 1946, tome VI, pages 296 et 297). En juillet 1944, un ordre encore plus draconien suivit le « Nacht und Nebel ». Le 30 de ce mois, Hitler promulgua le décret sur le terrorisme et le sabotage stipulant que tous les actes de violence commis par des civils non allemands dans les territoires occupés devraient être réprimés comme des actes de terrorisme et de sabotage. Ceux dont le sort n’était pas réglé sur-le-champ devaient être remis au SD (document D-673) ; les femmes seraient mises au travail ; seuls les enfants seraient épargnés. Au bout d’un mois, Keitel étendit l’application de l’ordre de façon à englober les personnes mettant en danger la sécurité ou l’état de préparation à la guerre par tous moyens autres que des actes de terrorisme et de sabotage (document D-764). Les conditions habituelles de la conservation du secret furent posées, limitant au minimum la distribution de ce texte. Il ordonna alors que le décret sur le terrorisme et le sabotage constituât le sujet d’une instruction réglementaire énergique pour tout le personnel de l’Armée, des SS et de la Police ; il devait être étendu aux crimes touchant les intérêts allemands, mais qui ne mettaient pas en danger la sécurité ou l’état de préparation à la guerre de la puissance occupante. De nouvelles prescriptions pouvaient être édictées après accord avec certains commandants et chefs supérieurs des SS. En d’autres termes, toute infraction commise par toute personne dans les territoires occupés pouvait tomber sous le coup de ce décret.

Le 9 septembre 1944, il y eut une réunion solennelle des représentants du Haut Commandement de l’Armée de terre et des SS pour discuter les rapports entre l’ordre « Nacht und Nebel » et le décret sur le terrorisme et le sabotage (document D-767). On estima que le premier était devenu superflu et la réunion continua par l’examen de la question de la remise au SD des 24.000 civils non allemands qui, conformément à cet ordre, étaient retenus par les SS. La réunion se poursuivit pour discuter le problème de certains neutres qui avaient été « transformés en brouillard » par erreur. Le mot allemand « vernebelt » justifie la déclaration du témoin Blaha selon laquelle les expressions spéciales et techniques employées dans les camps de concentration ne peuvent être dites qu’en allemand et ne peuvent être traduites en aucune autre langue. Il est peut-être superflu de rappeler au Tribunal que lorsque le général de la Luftwaffe en Hollande demanda l’autorisation de fusiller les cheminots en grève (document D-769), étant donné que la méthode qui consistait à les livrer au SD était trop compliquée, Keitel, dans une réponse dont des exemplaires furent envoyés à l’Amirauté et au commandement de l’Armée de l’air ainsi qu’aux principaux commandants des territoires occupés, fut immédiatement d’accord pour que, s’il y avait la moindre difficulté à les remettre au SD, « d’autres mesures impitoyables et efficaces fussent prises en toute indépendance » (document D-770).

En d’autres termes, le général Christiansen pouvait fusiller les employés de chemin de fer s’il le trouvait bon.

N’oublions pas, quand nous considérons les problèmes qui se posaient alors en Europe, qu’il n’est pas facile pour quiconque n’a pas été obligé de vivre dans un territoire occupé par les Allemands de se rendre compte des souffrances et de l’état de terreur et d’appréhension constante dans lequel ont vécu les peuples d’Europe pendant les longues années d’oppression. C’est Frank qui écrivait le 16 décembre 1941 :

« En principe, nous n’aurons pitié que du peuple allemand, et de personne d’autre au monde. » (Document URSS-223.)

En mettant à part qu’ils n’ont pas eu pitié même de leur propre peuple, comme ils ont fidèlement mis ce principe en application !

J’en viens maintenant au traitement des partisans. S’il reste encore un doute que les Forces armées allemandes étaient conduites non par d’honnêtes soldats, mais par des assassins endurcis, il doit disparaître en face des témoignages sur la brutalité avec laquelle on a cherché à abattre les partisans. Le témoin Ohlendorf a dit que la direction de la guerre anti-partisane faisait l’objet d’un accord écrit entre le Haut Commandement de l’Armée et les SS. Par suite de cet accord, un « Einsatzgruppe » fut attaché au Quartier Général de chaque groupe d’armées et prit la direction du travail des Einsatzkommandos attribués au groupe, en accord et en coordination avec les autorités militaires. Si une confirmation de l’aide apportée par l’Armée, de ses connaissances et de son approbation des faits, était nécessaire, on n’aurait qu’à regarder le rapport de l’Einsatzgruppe A sur son activité pendant les trois premiers mois de la campagne contre l’Union Soviétique. Je cite :

« Notre tâche consista à établir à la hâte un contact personnel avec les commandants d’armées et avec les commandants des zones de l’arrière. Il faut souligner dès le début que la coopération avec les Forces armées fut en général bonne ; dans plusieurs cas, elle fut très étroite, presque cordiale. » (Document L-180.) Il revient encore sur les difficultés causées par les partisans dans une région particulière :

« Après l’échec de mesures purement militaires consistant à placer des sentinelles, on a nettoyé tous les territoires nouvellement occupés par des divisions entières ; l’Armée elle-même dut chercher de nouvelles méthodes. L’Einsatzgruppe entreprit de les rechercher. C’est pourquoi l’Armée n’a pas tardé à utiliser les expériences de la Police de sûreté et à adopter ses méthodes de lutte contre les partisans ». L’une de ces méthodes est ainsi exposée dans le même rapport :

« Après avoir cerné un village, tous les habitants étaient parqués de force sur la place principale. Les personnes soupçonnées, par suite de renseignements confidentiels et des déclarations d’autres habitants du village, étaient interrogées et il était possible dans la plupart des cas de trouver ceux qui avaient aidé les partisans. Ils étaient soit fusillés sur-le-champ, soit, si d’autres interrogatoires pouvaient laisser espérer des informations utiles, emmenés au Quartier Général. Après l’interrogatoire, ils étaient exécutés. A titre d’effet intimidant, les maisons de ceux qui avaient aidé les partisans étaient souvent incendiées. » Puis, après avoir déclaré que les habitants étaient toujours menacés de voir incendier tout le village, le rapport ajoute :

« La tactique consistant à opposer la terreur à la terreur réussit à merveille. »

Les « Einsatzkommandos » étaient, comme l’a déclaré Ohlendorf, sous le commandement de Kaltenbrunner, mais les ordres en vertu desquels ils agissaient ne peuvent pas avoir dépassé en sévérité ceux donnés par Keitel. L’ordre du Führer promulgué par ses soins le 16 décembre 1942 à propos de la lutte contre les partisans stipule :

« C’est pourquoi la troupe est fondée et autorisée, dans cette guerre sans restrictions, à employer tout moyen, même contre les femmes et les enfants, s’il est susceptible de conduire à un résultat. » (Document US-66.)

Trois jours plus tard, au petit déjeuner, Ribbentrop et lui faisaient savoir à leurs collègues italiens que :

« Le Führer avait déclaré que les conspirateurs serbes devaient être délogés et que pour ce faire il ne s’agissait pas d’employer des méthodes de douceur. »

Et Keitel lance cette remarque que :

« Tout village abritant des partisans devait être réduit en cendres. »

Deux mois plus tard, Ribbentrop poussait l’ambassadeur d’Italie à Berlin à une plus grande brutalité à l’égard des partisans en Croatie. Je cite :

« Les bandes doivent être exterminées, comme les hommes, les femmes et les enfants, car leur existence met en péril les vies d’hommes, de femmes et d’enfants allemands et italiens. » (Document D-741.)

Göring semble avoir aidé Himmler à recruter le personnel nécessaire à la lutte contre les partisans. Il a déclaré, comme un conseiller de cabinet le rapporte, le 24 septembre 1942, qu’il était à la recherche de garçons pleins d’audace pour constituer dans l’Est des unités chargées de missions spéciales et envisageait d’utiliser dans ce but des condamnés et des braconniers. Il était de l’avis suivant :

« Dans les régions désignées pour leurs opérations, ces bandes, dont la première tâche serait de détruire les communications des groupes de partisans, pouvaient assassiner, incendier et violer. En Allemagne, ils seraient soumis à nouveau à une stricte surveillance. » (Document PS-638.)

Un mois plus tard, il donna au Duce la description suivante de la méthode employée par l’Allemagne pour combattre les bandes de partisans :

« Pour commencer, tout le bétail et tout le ravitaillement sont emmenés hors des régions intéressées afin de supprimer pour les partisans toute source d’approvisionnement. Hommes et femmes sont emmenés dans des camps de travail, les enfants dans des camps d’enfants et les villages incendiés... Si des attentats venaient à se produire, toute la population mâle des villages sera alignée d’un côté et les femmes de l’autre. On dira aux femmes que tous les hommes seront fusillés à moins qu’elles n’indiquent parmi eux ceux qui n’appartiennent pas au village. Afin de sauver leurs maris, les femmes désignent toujours les étrangers à la localité. » (Document D-729.)

Ces méthodes n’étaient pas limitées à l’Est. Elles étaient appliquées en long et en large dans tous les territoires occupés. Là où se manifestait la moindre résistance, la réponse allemande était d’essayer de l’anéantir avec la plus impitoyable brutalité. Il ne serait pas difficile de mettre en parallèle les événements de Lidice et d’Oradour-sur-Glane et des centaines d’autres cas.

L’un des moyens les plus brutaux — la prise d’otages — fut l’objet d’un ordre donné par le Haut Commandement allemand, le 16 septembre 1941. Keitel donna l’ordre suivant :

«  a) A l’occasion de chaque cas d’insurrection contre la puissance occupante allemande, sans considération pour les circonstances de détail, il devra être conclu à une initiative communiste.

b) Pour étouffer les menées dans l’œuf, on devra, à la première occasion, faire usage des moyens les plus sévères afin d’assurer l’autorité des forces d’occupation et de parer à une extension nouvelle. De plus, il ne faut pas oublier que dans les pays en question, une vie humaine vaut moins que rien et qu’un effet d’intimidation ne peut être atteint que par une rigueur inaccoutumée. En représailles de la mort d’un soldat allemand, doit, dans ces cas, d’une façon générale, être considérée comme adéquate la peine de mort infligée à cinquante ou cent communistes. Le mode d’exécution accroîtra encore l’effet d’intimidation. » (Document C-148.)

Nous pouvons comparer ce texte au compte rendu de l’Einsatzkommando :

« Sachant que le Russe a été depuis longtemps accoutumé à des mesures impitoyables de la part des autorités, les mesures les plus sévères ont été appliquées. » (Document L-180.)

Il n’y a pas de différence entre la conception de Keitel et celle de Kaltenbrunner : le soldat allemand avait l’ordre de rivaliser avec les SS. Une quinzaine de jours après avoir donné cet ordre, Keitel, dont la seule défense est d’avoir réclamé cinq à dix otages pour un Allemand au lieu de cinquante à cent, eut une autre idée, et le 1er octobre 1941, il suggéra qu’il serait opportun pour les commandants militaires d’avoir toujours à leur disposition un certain nombre d’otages de différentes tendances politiques, nationalistes, démocrates, bourgeoises ou communistes, ajoutant :

« Il est important qu’il y ait parmi eux des personnalités dirigeantes connues ou des membres de leurs familles dont les noms devront être rendus publics. Suivant l’organisation dont faisait partie le coupable, des otages du groupe correspondant devront être fusillés en cas d’attentat. » (Document PS-1590.)

Le document original porte la remarque de mauvaise augure :

« Concerne la France et la Belgique. »

On peut reconnaître l’effet produit par ces ordres sur l’Armée allemande dans trois exemples de mesures prises par un commandant régional.

En Yougoslavie, un mois après l’ordre original de Keitel, un commandant d’armes a rendu compte que, en représailles de l’assassinat de dix soldats allemands et des blessures causées à vingt-six autres, un total de 2.300 personnes avaient été fusillées, à raison de cent pour chaque soldat allemand tué et cinquante pour chaque soldat allemand blessé (document URSS-74).

Le 11 juillet 1944, le commandant du territoire de Covolo, en Italie, menaçait, par une affiche publique, de tuer cinquante hommes pour chaque membre des Forces armées allemandes qui serait blessé, qu’il soit civil ou militaire, et cent hommes pour un Allemand tué. Au cas où plus d’un soldat ou civil serait tué ou blessé, tous les hommes du district seraient fusillés, les maisons incendiées, les femmes internées et le bétail immédiatement confisqué (document UK-66). Au mois de juin de la même année, Kesselring rendit compte que 560 personnes, dont 250 hommes, avaient été internées avec menace d’être fusillées dans les quarante-huit heures, du fait qu’un colonel allemand avait été capturé par des bandits (document D-39).

Les hommes directement impliqués dans ces mesures de brutalité sont Göring, Ribbentrop, Keitel, Jodl et Kaltenbrunner ; mais qui peut douter que chaque homme sur ce banc n’ait été au courant des ordres et de la manière dont on apprenait à l’Armée allemande à assassiner des hommes, des femmes et des enfants, d’un point de l’Europe à l’autre ? Raeder, qui prétend avoir désapprouvé ce genre de politique en Norvège, affirme qu’il a essayé d’en dissuader Hitler : il n’en continua pas moins à occuper son poste et à prêter son nom au régime sous lequel ces actes avaient été exécutés.

Je passe aux cas dont Dönitz et lui ont été plus immédiatement responsables. La conduite de la guerre navale révèle exactement le même système de méconnaissance totale du Droit et de la courtoisie. Il est rare qu’on ait eu l’occasion, par leurs propres documents, de juger aussi clairement de la mentalité de deux commandants de la Marine que dans le cas présent des accusés Raeder et Dönitz.

Dès le 3 septembre 1939, la Marine allemande, dans un mémorandum adressé au ministère des Affaires étrangères, cherchait à obtenir un accord en vue d’une politique de coulage sans avertissement préalable des navires marchands aussi bien ennemis que neutres, au mépris des accords de Londres sur la guerre sous-marine, de sa propre ordonnance sur les prises et, naturellement, du Droit international. Une série de documents publiés pendant les six semaines qui suivirent, révèle une pression constante exercée par Raeder sur le ministère des Affaires étrangères pour obtenir son consentement à cette politique (document D-857).

Le 16 octobre 1939, Raeder publia un mémorandum sur l’intensification de la guerre navale contre l’Angleterre, document UK-65 (E-157). Ayant proclamé la nécessité de « la plus grande brutalité » et l’intention de détruire dans le plus bref délai possible l’esprit combattit de l’Angleterre, Raeder continue :

« La cible principale est le navire de commerce, non seulement le navire ennemi, mais tout navire marchand parcourant les mers pour approvisionner l’industrie de guerre ennemie aussi bien en matière d’importations que d’exportations. »

C’est ce document qui contient ce passage fameux :

« Il est désirable de fonder toutes les mesures militaires qui sont prises sur le Droit international en vigueur ; cependant, des mesures qui sont considérées comme nécessaires d’un point de vue militaire, pourvu qu’on puisse en attendre un succès décisif, devront être appliquées, même si elles ne sont pas couvertes par le Droit international existant. Eh principe, cependant, tout procédé de guerre qui a pour effet de briser la résistance de l’ennemi devra être fondé sur un motif de politique juridique, même si ce fait entraîne la création d’un nouveau Droit de la guerre sur mer. »

Dans un autre mémoire du 30 décembre, il insistait sur une nouvelle intensification, particulièrement à l’égard des neutres. Je cite :

« Sans nous attacher nous-mêmes à aucune conception telle que celle des zones d’avertissement... »

Et il suggérait que, puisqu’ils allaient envahir des États neutres, cela n’avait pas grande importance si, sur mer, ils allaient un peu trop loin, car « l’aggravation des mesures de la guerre sur mer ne représente, dans leurs effets au point de vue politique, qu’une faible partie de l’aggravation générale de la guerre » (document C-100).

Vous aurez noté que ces mémoires sur la conduite de la guerre sur mer font écho aux vues du Haut Commandement sur la guerre future, précisées dix-huit mois auparavant :

« Suivant que l’adoption des règles des lois de la guerre apporte des avantages ou des inconvénients aux belligérants, ceux-ci se considéreront ou non en état de guerre avec les neutres. » (Document L-24.)

Était-ce une simple coïncidence ? En tout cas, telle était la méthode préconisée par Raeder et suivie par Dönitz. Dès le début, l’État-Major naval n’a jamais eu l’intention d’observer les lois de la guerre sur mer.

L’argument de la Défense disant que le coulage sans avertissement des navires marchands alliés était justifié par des mesures alliées est aussi insoutenable que celui qui prétend que le coulage à vue des navires marchands était précédé par des avertissements qui répondaient aux exigences du Droit international. Vous avez vu les avertissements très vagues et généraux donnés aux neutres et le mémorandum de l’État-Major de la Marine de guerre révélant qu’ils avaient été donnés à dessein dans les termes les plus généraux, parce que Raeder savait que l’action qu’il envisageait contre les neutres était tout à fait illégale. Je n’ai pas besoin de vous rappeler le document prescrivant de donner des ordres oralement et de faire des mentions inexactes sur le journal de bord, ce qui est précisément arrivé dans le cas de l’Athenia ; c’est le cas aussi du journal de guerre personnel de Raeder qui révèle que des neutres soigneusement sélectionnés devaient être coulés dans chaque endroit où l’usage de torpilles électriques permettait aux Allemands de soutenir que le navire avait sauté sur une mine. Vous en avez confirmation dans les démentis mielleux que Raeder a préparés en réponse aux protestations des Gouvernements norvégien et grec à propos de l’envoi par le fond du Thomas Walton et du Garufalia, et dans l’aveu donné à regret dans le cas du Deptford  ; ces trois bâtiments ont été coulés en décembre 1939 par le même sous-marin. Rien ne prouve mieux le cynisme et l’opportunisme avec lesquels Raeder et Dönitz traitèrent le Droit international que le contraste entre leur attitude en face de l’envoi par le fond d’un navire espagnol en 1940, et celle qu’ils eurent en septembre 1942. En 1940, l’Espagne ne comptait pas aux yeux de l’Allemagne, mais en 1942, elle comptait.

Il est inutile de rappeler les détails des diverses mesures qui ont été successivement prises au cours de la mise en œuvre de la politique du coulage à vue, mais il y a deux traits de la conduite de la guerre navale par ces deux accusés que je veux particulièrement souligner. Tout d’abord, ils ont continué à prétendre devant le monde qu’ils observaient les règles de Londres et leur propre ordonnance sur les prises. La raison en apparaît dans le mémoire de Raeder du 30 décembre 1939, dans lequel il dit :

« Il est vivement à déconseiller de faire connaître publiquement l’intensification des mesures pour la guerre sur mer afin de ne pas infliger encore à la Marine l’odieux de la guerre sous-marine à outrance aux yeux de l’Histoire. » (Document C-100.)

C’est le plan concerté avec la même raison que Jodl et Dönitz mettaient en avant en février 1945 ; il fallait simplement violer les stipulations de la Convention de Genève plutôt qu’annoncer au monde sa dénonciation par l’Allemagne (document D-106). Ici encore c’est la doctrine de l’opportunité militaire ; si l’Allemagne a intérêt à violer une loi, elle a parfaitement le droit de le faire pourvu toutefois qu’elle agisse de façon à éviter que ce soit découvert et que l’opinion mondiale la condamne.

On ne doit pas croire qu’en adoptant la politique de couler à vue et en méprisant les lois de la guerre sur mer Raeder fût plus rigoureux que Dönitz. Dans sa défense, Dönitz a fait de grands efforts pour donner de son ordre du 17 septembre une explication anodine. Je prie le Tribunal de se rappeler ses termes :

« Aucune tentative quelle qu’elle soit, ne doit être faite pour sauver les équipages des navires coulés... Le sauvetage va à l’encontre des exigences élémentaires de la guerre qui veulent la destruction des navires et des équipages ». (Document D-630.)

Son journal de la même date qui confirme cet ordre commence ainsi :

« L’attention de tous les commandants est encore une fois attirée sur le fait que toutes les tentatives de sauvetage vont à rencontre des exigences les plus élémentaires de la guerre... »

L’accusé a nié que cela signifiât que les équipages devraient être détruits ou anéantis. Mais l’histoire antérieure démontre très clairement que c’était une invitation aux commandants des sous-marins à détruire les équipages des navires marchands coulés, tandis que Dönitz se réservait un argument à faire valoir si, comme c’est arrivé en réalité, l’occasion s’en présentait. C’était, après tout, la méthode adoptée par Hitler lorsque, le 3 janvier 1942, il disait à Oshima, et je cite, qu’il devait « donner l’ordre aux sous-marins, au cas où des marins étrangers ne pouvaient être faits prisonniers, de faire surface après le torpillage et de tirer sur les canots de sauvetage » (document D-423).

Les témoignages prouvent la pression constante exercée par Hitler, à partir de ce moment-là, pour que cet ordre soit donné. On admet qu’il l’exigea au cours d’une réunion avec Dönitz et Raeder, le 14 mai 1942, et qu’il souleva à nouveau la question le 5 septembre. Dönitz a, lui-même, fait allusion à cette pression de Hitler au cours de l’incident du Laconia. On nous a confirmé que l’ordre donné le 17 septembre prévoyait ce que le Ministère Public a déduit de la déposition des témoins Heisig et Möhle. Est-il concevable qu’un officier général ait eu l’autorisation, du 17 septembre 1942 jusqu’à la fin de la guerre, de continuer à indiquer à des centaines de sous-marins qui, de Kiel, avaient pris la mer, que c’était un ordre de destruction, sans affirmer qu’il correspondait à l’opinion de l’État-Major de la Marine de guerre ? Vous avez la preuve que Dönitz lui-même voyait tous les commandants de sous-marins avant et après leurs croisières. Vous avez la preuve aussi de ses propres déclarations sur les commentaires faits par ses officiers d’Etat-Major au moment où il a préparé l’ordre, et de son attitude générale qui est révélée par l’ordre d’octobre 1939, qu’il admet avoir été un ordre interdisant le sauvetage des naufragés. En lui-même, cet ordre est, à notre avis, absolument indéfendable. On trouve encore une coïncidence dans l’argument que Hitler a présenté à Oshima : l’importance qu’il y avait à empêcher les Alliés de trouver des équipages pour l’immense programme américain de construction. C’est cet argument que Dönitz admet lui-même avoir présenté le 14 mai ; c’est encore le même que Heisig dit avoir entendu, et c’est la raison donnée à l’ordre ultérieur de couler avant tout dans les convois les navires de sauvetage. Vous avez les exemples de l’Antonico, du Noreen Mary et du Peleus ; tandis que l’homme qui exprimait son horreur à la pensée qu’il aurait à donner cet ordre admet avoir vu le livre de bord du sous-marin qui coula le Sheaf Mead, ce livre de bord qui portait une mention brutale décrivant les souffrances de ceux qui étaient restés dans l’eau. Dönitz déclara lui-même, et je cite, que le fait de « donner un tel ordre ne pouvait se justifier que si un succès militaire décisif pouvait en dépendre ». N’était-ce pas parce que, comme le montre son propre document, le pourcentage des navires coulés, en dehors des convois, en septembre 1942, était si élevé, qu’un succès militaire décisif aurait pu être obtenu grâce à cet ordre, tandis qu’en avril 1943, quand presque tous les navires coulés appartenaient à des convois, il n’était pas nécessaire de promulguer un autre ordre de ce genre encore plus minutieux ?

Le Ministère Public soutient avec force et certitude que l’accusé Dönitz voulait par cet ordre encourager et amener le plus possible de commandants de sous-marins à détruire les équipages des navires marchands, mais qu’il rédigea à dessein cet ordre dans ces termes de façon à pouvoir prétendre le contraire si les circonstances l’exigeaient. En présence du témoignage de l’amiral Wagner qui déclare que l’État-Major de la Marine de guerre a approuvé l’ordre du 17 septembre 1942 concernant les survivants, Raeder ne peut échapper à la responsabilité et, du fait qu’il avait assisté à la conférence de Hitler en mai de cette même année et reçu du Führer l’ordre de donner des instructions en vue de tuer les survivants (documents Dönitz-16 et 39), il n’y a guère de doute qu’il n’ait été complètement mêlé aux agissements de ses subordonnés.

Bien qu’en l’espace de quelques mois la puissance aérienne alliée eût rendu impossible aux sous-marins, dans la plupart des zones, de faire surface après avoir lancé leur torpille, et que la question eût de ce fait perdu de son importance, il est intéressant de noter que lorsque l’ordre concernant les navires de sauvetage fut promulgué le 7 octobre de l’année suivante, la même expression « destruction des équipages des navires » s’y retrouvait (document D-663).

En dépit du démenti du capitaine Eck (document Dönitz-36), il ne peut vraiment pas subsister de doute qu’instruit par Möhle, il fît ce que voulaient ses supérieurs. Pourquoi supposer qu’un homme qui, un mois plus tard, recevait sans protester l’ordre de Hitler sur les commandos, hésiterait à donner l’ordre d’exterminer des marins accrochés à des radeaux ou à des épaves, alors que Hitler avait expliqué la nécessité militaire de cet ordre ? Eck, qui obéissait aux ordres de Raeder et de Dönitz, l’a payé de la peine suprême. Doivent-ils, eux, s’en tirer à meilleur compte ?

Je passe maintenant à un autre crime de guerre : l’emploi de la main-d’œuvre forcée. Son importance pour la machine de guerre allemande a été appréciée par les accusés bien avant le déclenchement de la guerre. Hitler a mentionné ce facteur dans Mein Kampf et l’a souligné à la réunion de mai 1939. Quelques semaines plus tard, en juin, le conseil de Défense du Reich, formé de Göring, Frick, Funk, Raeder et des représentants de tous les autres ministères d’État, établissait un plan pour l’emploi de 20.000 détenus des camps de concentration et de centaines de mille d’ouvriers du Protectorat, en vue de la guerre imminente.

Le plan de Hitler pour la Pologne, qu’il avait développé à Schirach et à Frank, était le suivant : « Le tableau idéal est le suivant : Un Polonais ne peut posséder qu’une petite ferme dans le Gouvernement Général qui lui fournira, dans une certaine mesure, la nourriture qui lui est nécessaire ainsi qu’à sa famille. L’argent dont il a besoin pour ses vêtements, sa nourriture complémentaire, etc., il doit le gagner en travaillant en Allemagne. Le Gouvernement Général doit devenir un réservoir de manœuvres, particulièrement de main-d’œuvre agricole. La subsistance de ces ouvriers sera entièrement assurée parce qu’on pourra toujours les utiliser comme main-d’œuvre à bon marché. » (Document URSS-172.)

Cette politique était naturellement une politique à court terme, puisque le but réel restait l’élimination des peuples de l’Est. Sauckel fut nommé Délégué général avec la mission de remplacer 2.000.000 d’ouvriers allemands, mobilisés dans la Wehrmacht. Il dit lui-même qu’après que Hitler eût souligné que c’était une nécessité de la guerre, il n’a plus eu aucun scrupule. Un mois après avoir été nommé, il envoyait à Rosenberg son premier programme de mobilisation de la main-d’œuvre.

« Au cas où nous n’obtiendrions pas le nombre nécessaire d’ouvriers volontaires, nous devrons immédiatement instituer la conscription du travail forcé... des effectifs gigantesques de travailleurs étrangers... hommes et femmes... une nécessité inéluctable. » (Document PS-016.)

Ce programme, il devait l’exécuter « ... avec toute l’énergie possible et la mise en œuvre de tous les moyens ». (Document PS-017.)

Il est inutile de recourir aux volumineux témoignages de la mise en œuvre de cette politique de recrutement de la main-d’œuvre. Il suffit de citer à nouveau Sauckel qui s’adressait en mars 1944 au Comité central du Plan :

« ... Former un état-major d’agents des deux sexes qui, en « shanghaïant » les gens, les amèneraient en Allemagne... Sur les 5.000.000 de travailleurs étrangers qui sont venus en Allemagne, il n’y en a pas 200.000 qui soient venus volontairement. » (Document R-124.)

Les méthodes employées pour cette déportation forcée sont affreuses dans leur brutalité. Elles n’ont pas échappé à chacun de ces accusés. En avril 1941, Himmler adressa une allocution aux officiers de la SS-Leibstandarte Adolf Hitler :

« Très fréquemment un membre des Waffen SS réfléchit à la déportation de ces gens-là. Ces pensées me viennent aujourd’hui en regardant le très difficile travail accompli par la Police de sûreté et l’aide importante que lui ont apportée vos hommes. La même chose nous est exactement arrivée en Pologne où nous avons dû, par 40° au-dessous de zéro, assurer le transport de milliers, de dizaines de milliers, de centaines de milliers de ces gens... » (Document PS-1918.)

Et plus loin :

« Le fait que 10.000 femmes russes tombent d’épuisement en creusant un fossé anti-chars ne m’intéresse qu’autant que le fossé anti-chars dont l’Allemagne a besoin sera terminé... Quand quelqu’un vient à moi et me dit : « Je ne peux pas faire creuser ce fossé « anti-chars par des femmes et des enfants car c’est inhumain, et ils « en mourraient », je dois alors lui répondre : « Vous êtes un assassin « de vos compatriotes, parce que si le fossé anti-chars n’est pas « creusé, des soldats allemands mourront et ce sont des fils de «  mères allemandes... Nous devons nous rendre compte que nous « avons 6.000.000 à 7.000.000 d’étrangers en Allemagne, peut-être « même 8.000.000 maintenant ; nous avons des prisonniers en Allemagne. Aucun d’entre eux n’est dangereux tant que nous prenons « des mesures sévères à la moindre vétille. » (Document PS-1919.)

En août 1943, les besoins en travailleurs deviennent encore plus considérables. Himmler ordonne :

« ... que toutes les jeunes filles prisonnières, capables de travailler, soient envoyées en Allemagne par l’intermédiaire des services du Commissaire du Reich Sauckel. Enfants et vieillards des deux sexes doivent être rassemblés et employés dans les camps de femmes et d’enfants. » (Document PS-744.)

Les ordres donnés aux chefs du groupes du SD affectés en Ukraine indiquent la même nécessité :

« L’activité du service du travail doit être facilitée autant qu’il est possible. On ne pourra pas toujours éviter d’employer la force... En fouillant les villages, particulièrement quand il sera nécessaire de les incendier, tous les habitants seront mis de force à la disposition du délégué. En règle générale, on ne fusillera plus d’enfants... Si nous limitons momentanément la sévérité de nos mesures de police, ce n’est que pour la raison suivante : la chose la plus importante est le recrutement des travailleurs. » (Document PS-3012.)

Speer a admis — comment eût-il pu le nier ? — avoir eu connaissance et avoir approuvé la façon dont les travailleurs étaient enrôlés et amenés en Allemagne contre leur gré. Il y a aussi la lettre de Kaltenbrunner à son ami Blaschke :

« Pour des raisons spéciales, j’ai donné, dans l’intervalle, l’ordre d’expédier à Vienne plusieurs transports d’évacués ; actuellement, quatre envois comprenant environ 12.000 Juifs sont en cours. Ils arriveront à Vienne dans les quelques jours qui vont suivre... Les femmes incapables de travailler et les enfants de ces Juifs qui seront tous tenus prêts à être soumis à des mesures spéciales et qui, en conséquence, sont encore destinés à être emmenés un jour, doivent aussi, dans la journée, rester gardés dans le camp. » (Document PS-3803.)

Encore ces mots sinistres, dont ils connaissent tous si bien le sens : « traitement spécial », « mesures spéciales ». L’assassinat reste l’assassinat, quel que soit l’euphémisme que les assassins puissent employer pour le nommer.

Le besoin de main-d’œuvre devint si pressant que non seulement la mort dans les chambres à gaz fut épargnée aux Juifs, tant qu’ils étaient aptes au travail, mais que des enfants furent pris et astreints au travail.

Voilà pour la déportation en Allemagne. Quel devait être leur sort, à leur arrivée ? Dès mars 1941, des instructions étaient adressées aux syndicats agricoles sur la façon dont il fallait traiter les ouvriers agricoles polonais (document EC-68). Ils n’avaient pas le droit de se plaindre. Il était défendu à ces gens pratiquants d’aller à l’église ; les distractions quelles qu’elles soient et les transports publics leur étaient interdits. Leurs employeurs avaient le droit de leur infliger des châtiments corporels et « en aucun cas, n’avaient de comptes à rendre à aucun service officiel ».

En dernier lieu, on ordonna que :

« Les ouvriers agricoles de nationalité polonaise doivent, si possible, être éloignés de la communauté de la maison ; ils peuvent être logés dans les écuries, etc. Aucune pitié ne doit empêcher d’agir de cette façon. »

Le traitement des prisonniers employés dans l’industrie était encore plus mauvais. Vous devez vous souvenir de la déclaration sous serment du médecin polonais d’Essen qui fit son possible pour aider les prisonniers de guerre russes :

« Les hommes étaient entassés d’une façon si épouvantable qu’il était impossible de les soigner... Il me semblait qu’il était indigne d’un être humain de vivre d’une telle manière... Presque chaque jour, on m’amenait dix hommes au moins dont le corps était couvert de contusions dues aux coups qu’on leur donnait continuellement avec des matraques de caoutchouc, des baguettes d’acier ou des bâtons. Souvent les gens se tordaient dans des souffrances atroces, sans qu’il me fût possible de leur apporter le moindre secours médical... Il m’était pénible de voir qu’on envoyait à de durs travaux des gens qui souffraient de cette manière... Des morts restaient souvent deux ou trois jours sur leurs paillasses : les cadavres se décomposaient. Des camarades de captivité les portaient dehors et les enterraient quelque part... J’ai eu une conversation avec des femmes russes qui m’ont dit personnellement qu’elles travaillaient dans une usine Krupp et qu’on les frappait chaque jour d’une façon des plus bestiales. Frapper était à l’ordre du jour. » (Document D-313.)

Vers la fin de 1943, plus de 5.000.000 d’hommes, de femmes et d’enfants travaillaient dans le Reich, et si nous y ajoutons les prisonniers de guerre, le total des personnes travaillant en Allemagne atteignait près de 7.000.000 à cette date (document D-524). On doit ajouter à cela les centaines de milliers de personnes amenées au cours de l’année 1944. Des millions d’hommes et de femmes enlevés à leur foyer au moyen des méthodes les plus brutales, transportés par tous les temps dans des wagons à bestiaux, de tous les coins d’Europe, employés dans des fermes et des usines, dans tout le Reich, et souvent dans des conditions abominables. Des enfants enlevés à leurs parents et dont beaucoup resteront orphelins, ignorant leur identité ou leur nom véritable, arrachés de chez eux avant qu’ils fussent assez âgés pour se souvenir de l’endroit d’où ils venaient. A quoi peut-on comparer ce crime ? Aucun de ceux qui se trouvent sur ce banc des accusés ne peut nier sa connaissance de ces crimes et sa complicité. Les procès-verbaux du Comité central du Plan devaient être lus dans chaque administration de l’État. Vous avez vu la quantité de témoignages prouvant que les chefs militaires et toutes les autres branches du Gouvernement ont participé à l’élaboration de ce programme colossal d’esclavage. Aucun de ces hommes ne peut être acquitté pour ce crime. Aucun d’eux ne peut ignorer dans quelle mesure et avec quelle brutalité ces crimes ont été commis.

Je passe maintenant à une autre question qui est liée à la précédente, mais est encore plus épouvantable : les procédés que les accusés ont en général adoptés pour l’occupation des territoires qu’ils avaient envahis.

Les témoignages prouvant que ces territoires ont été le théâtre d’assassinats, de la mise en esclavage, d’actes de terrorisme et de pillage commis sur une échelle qui n’a pas eu son précédent dans l’Histoire, et en violation des lois élémentaires de l’occupation, n’ont pas été fortement contestés. Les crimes n’ont été ni sporadiques, ni isolés, découlant, ici du sadisme d’un Koch, là de la cruauté d’un Frank. Ils faisaient partie intégrante d’un plan prémédité et systématique dont l’action de leurs auteurs à l’égard du travail obligatoire était un indice. Afin de construire « le Reich millénaire », ils ont commencé à exterminer et à affaiblir à jamais les groupes raciaux et nationaux d’Europe ou de ces classes de la société telle que l’Intelligentia dont dépend en grande partie la survivance de ces groupes. Cet attentat terrible exercé contre l’existence de nations libres et vieilles, a son origine dans toute la doctrine nazie de la guerre totale qui refuse la guerre dirigée simplement contre les États et leurs armées, ainsi que le stipule le Droit international. La guerre totale des nazis était aussi une guerre contre les populations civiles, contre des peuples tout entiers. Hitler a dit à Keitel, à la fin de la campagne de Pologne :

« La subtilité et la sévérité doivent, dans cette lutte raciale, nous éviter de retourner au combat à cause de ce pays. » (Document PS-864.)

Les buts du génocide ont été formulés ainsi par Hitler dans son entretien avec Hermann Rauschning :

« Les Français se sont plaints après la guerre du fait qu’il y avait 20.000.000 d’Allemands de trop. Nous acceptons la critique ; nous sommes en faveur du contrôle dirigé des mouvements de population, mais nos amis auront à nous excuser si nous prenons ailleurs ces 20.000.000. Après ces siècles de larmes versées sur la protection du pauvre et du faible, il est bien temps que nous nous décidions à protéger le faible contre le fort. Une des tâches principales du Gouvernement allemand sera d’empêcher toujours, par tous les moyens en notre pouvoir, l’accroissement des populations de race slave. Les instincts naturels semblent inviter tous les êtres vivants non seulement à vaincre leurs ennemis, mais aussi à les détruire. Dans les temps anciens, c’était la prérogative du vainqueur de détruire des tribus entières, des peuples entiers. En le faisant progressivement, et sans effusion de sang, nous faisons la preuve de notre humanité. » (Document URSS-378.)

La conception de Himmler était semblable :

« En ce qui nous concerne, la fin de cette guerre nous ouvrira une route vers l’Est et créera l’Empire germanique d’une manière ou d’une autre... 30.000.000 d’êtres humains de notre sang nous reviendront, de sorte que nous serons encore pour notre vie un peuple de 120.000.000 de Germains. Cela signifie que nous serons alors capables d’établir la paix, pendant les vingt premières années de laquelle nous reconstruirons et étendrons nos villages et nos villes, et cela signifie que nous pourrons repousser les frontières de notre race allemande de 500 kilomètres vers l’Est. » (Document L-70.)

Leurs buts dépassaient la simple germanisation et l’octroi du système culturel allemand à d’autres peuples. Hitler était résolu à retirer les non-Allemands du sol qui était le leur mais qu’il convoitait, et à les remplacer par des Allemands. Cette intention est explicitement contenue dans Mein Kampf. Je cite :

« La politique polonaise, que tant de gens ont exigé voir prendre la forme d’une germanisation de l’Est, a toujours été fondée sur le même sophisme : on croyait qu’il était possible d’y arriver à une germanisation de l’élément polonais par une intégration purement linguistique dans la nationalité allemande. Mais, là aussi, le résultat s’est révélé malheureux : un peuple de race étrangère qui exprime sa pensée étrangère dans la langue allemande compromet la grandeur et la dignité de nos sentiments nationaux par sa propre infériorité. » (Document USA-256, pages 429-430.)

Et Himmler s’est expliqué plus clairement encore :

« Notre tâche consiste à germaniser l’Est, mais pas au sens où on l’entendait autrefois. Il ne faut pas apporter aux gens qui habitent ces régions la langue et la loi allemandes, mais veiller à ce que seuls des gens de sang véritablement allemand et germanique . s’y installent. » (Document PS-2915.)

Les accusés ont eu soin de dissimuler leurs buts réels aux yeux de leurs victimes. En janvier 1940, on a saisi un rapport qui signale :

« Afin de décharger l’espace habitable des Polonais dans le Gouvernement Général de même que dans l’Est libéré, on devra enlever temporairement et par centaines de mille les travailleurs à bas prix, les employer pour quelques années dans le vieux Reich et, par là, entraver leur développement racial. »

Et il se termine ainsi :

« On doit veiller strictement à ce que les circulaires secrètes, les mémorandums et la correspondance officielle qui contiennent des instructions nuisibles aux Polonais, soient gardés rigoureusement sous clef, afin qu’un jour les textes ne puissent remplir les Livres Blancs imprimés à Paris ou aux États-Unis. » (Document PS-661.)

En outre, la veille de la nomination de Rosenberg comme ministre de l’Est, Hitler lui dit en présence de Keitel, Göring et Bormann :

« Nous devons agir ici exactement comme nous l’avons fait pour la Norvège, le Danemark, la Hollande et la Belgique. Dans ces cas également nous n’avions pas publié nos intentions et il est judicieux de continuer de la même façon. Par conséquent, nous ferons à nouveau remarquer que nous étions forcés d’occuper, d’administrer, de protéger une certaine zone. C’est dans l’intérêt des habitants que nous avons assuré l’ordre, le ravitaillement, les communications, etc., d’où nos mesures. Personne ne devra pouvoir reconnaître que cela marque le début d’un établissement définitif. Cela ne doit pas nous empêcher de prendre toutes les mesures nécessaires, exécutions, expulsions, etc., et nous les prendrons. » (Document L-221.)

Vous vous rappelez comment Hitler, après qu’il eût donné ces conseils de prudence à ses complices, poursuivit l’élaboration de ses plans pour la destruction du peuple soviétique. La Crimée, disait-il, doit être évacuée par tous les étrangers et peuplée uniquement d’Allemands.

« Nous avons naturellement à faire face à la tâche de couper le gâteau géant selon nos besoins afin de pouvoir : premièrement, le dominer ; secondement, l’administrer ; troisièmement, l’exploiter. » (Document L-221.)

On a eu un exemple de cette méthode dans le plan infâme de Neurath, ce même Neurath dont l’avocat vous a demandé avant-hier de respecter le caractère sacré de la personne et de Frank pour la Bohême et la Moravie. Ce plan en est donc, dis-je, un exemple. Aucun document plus terrible n’a été versé au dossier au cours de ce Procès, aucun document qui n’expose plus complètement la fausseté du slogan de l’espace vital qui constituait l’excuse de la violation de la Tchécoslovaquie. Ce plan exigeait l’élimination de la classe intellectuelle qui représentait l’Histoire et les traditions tchécoslovaques, et, du fait que la solution à long terme qui consistait à évacuer complètement tous les Tchèques de leur pays et à les remplacer par des Allemands, ne pouvait pas être réalisée immédiatement à cause du manque d’Allemands, il tendait à adopter une solution à court terme consistant à germaniser le restant de la population. Ce résultat devait être obtenu en faisant de leur langue un dialecte, par l’abolition des études supérieures, en instituant une politique rigoureuse du mariage après un examen racial préalable. Vous vous souviendrez de l’exposé de Frank :

« En plus de la continuation de la propagande pour la germanisation et la concession d’avantages à titre d’encouragement, les méthodes de police les plus sévères seront appliquées comprenant exil et traitement spécial pour tous les saboteurs. Principe : « Le gâteau et le fouet ». (Document PS-3859.)

Vous vous souviendrez aussi du plan pour la Pologne discuté dans le train de Hitler, le 12 septembre 1939, entre Ribbentrop, Keitel et Jodl, comme le décrit le témoignage du témoin Lahousen, et de la discussion entre Hitler, Schirach et l’accusé Frank, trois semaines plus tard, après le dîner chez le Führer.

« Il devra n’y avoir qu’un seul maître pour les Polonais : l’Allemand ; deux maîtres côte à côte ne peuvent pas et ne doivent pas exister et, par conséquent, tous les représentants de l’Intelligentia polonaise doivent être exterminés. Cela peut paraître cruel, mais telle est la loi de la vie. » (Document URSS-172.)

Tels étaient les plans pour l’Union Soviétique, pour la Pologne et pour la Tchécoslovaquie. Le génocide ne comprenait pas seulement l’extermination du peuple juif ou des Tziganes. Il fut appliqué sous différentes formes en Yougoslavie, aux habitants non allemands de l’Alsace-Lorraine, aux populations des Pays-Bas et de Norvège. La technique variait d’une nation à l’autre, d’un peuple à l’autre. Le but à long terme était le même dans tous les cas.

Les méthodes employées étaient faites sur le même modèle : d’abord un programme délibéré de crimes, d’anéantissement sans réserve. Ce fut la méthode appliquée à l’Intelligentia polonaise, aux Tziganes et aux Juifs. L’assassinat de millions d’êtres humains même au moyen des chambres à gaz et des exécutions en masse n’était pas une chose facile. Les accusés et leurs complices utilisaient également des méthodes d’anéantissement prolongé : la plus en vogue consistait à faire travailler leurs victimes jusqu’à la mort, d’où l’accord de Himmler avec le ministre de la Justice en septembre 1942, aux termes duquel des éléments asociaux étaient remis aux SS pour les faire travailler jusqu’à la mort (document PS-654). Le 14 du même mois, Goebbels conseillait cette méthode dans les termes suivants :

« En ce qui concerne la destruction d’une catégorie asociale, le Dr Goebbels est d’avis que les groupes suivants doivent être exterminés : les Juifs et les Tziganes, sans réserve ; les Polonais qui ont à accomplir trois ou quatre années de travaux forcés et les Tchèques et les Allemands qui sont condamnés à mort ou aux travaux forcés à perpétuité ou à la détention à vie. L’idée de les exterminer par le travail est la meilleure. » (Document PS-682.)

Une autre technique d’extermination en faveur était la mort par inanition. Rosenberg, le grand architecte de cette politique du génocide, dit à ses collaborateurs en janvier 1941 :

« La question de la nourriture du peuple allemand demeure sans nul doute, cet hiver, en tête de la liste des exigences de l’Allemagne à l’Est. Les territoires du Sud et le Caucase du Nord auront à servir de complément pour l’alimentation du peuple allemand. Nous ne voyons absolument aucune raison qui nous oblige à nourrir aussi le peuple russe avec ce territoire supplémentaire. Nous savons que c’est une dure nécessité dépourvue de sentimentalité. Une évacuation très étendue sera nécessaire sans aucun doute, et il est certain que l’avenir réserve des années très pénibles aux Russes. » (Document PS-1058.)

La méthode appliquée en Alsace fut la déportation. On a saisi un compte rendu qui indique :

« La première opération d’expulsion fut accomplie en Alsace de juillet à décembre 1940 ; au cours de cette période, 105.000 personnes ont été expulsées ; on a empêché leur retour. C’étaient principalement des Juifs, des Tziganes et d’autres éléments de race étrangère, criminels, asociaux, aliénés, incurables, et, en plus, des Français et des francophiles. La population parlant patois a été nettoyée par ces séries de déportations de même manière que les autres Alsaciens. » (Document RF-753.)

Le rapport continue en déclarant que de nouvelles déportations sont en préparation et, après avoir énuméré les catégories affectées, résume les mesures à prendre :

« On prendra d’abord en considération la question de race, de façon à ce que soient déportées en Allemagne même les personnes qui ont une valeur raciale, et en France celles qui sont inférieures au point de vue racial. » (Document RF-753.) Les nazis utilisaient également différentes méthodes prétendues biologiques, afin d’accomplir le génocide. Il diminuèrent délibérément le niveau des naissances dans les pays occupés au moyen de la stérilisation, de la castration et de l’avortement, en séparant le mari de l’épouse et l’homme de la femme, en empêchant le mariage. Je cite :

« Nous sommes obligés de dépeupler », disait Hitler à Rauschning, « car cela fait partie de notre mission de conservation de la population allemande. Nous aurons à développer une technique de la dépopulation. Si vous me demandez ce que j’entends par dépopulation, je vous répondrai que je me propose de déplacer des groupes raciaux tout entiers. C’est ce que j’ai l’intention de réaliser. C’est, dans l’ensemble, ma tâche. La nature est cruelle, c’est pourquoi nous devons être cruels aussi. Si je puis envoyer la fleur de la nation allemande dans l’enfer de la guerre, sans la moindre pitié pour le précieux sang allemand répandu, j’ai certainement le droit de déplacer des millions de personnes d’une race inférieure qui se reproduit comme la vermine. » (Document URSS-378.)

Vous avez vu comment Neurath s’est servi de ces méthodes biologiques, dans son plan pour la Tchécoslovaquie. Ecoutez les directives de Bormann pour les territoires de l’Est, résumées par l’un des subordonnés de Rosenberg :

« Les Slaves doivent travailler pour nous. Et dans la mesure où nous n’avons pas besoin d’eux, ils peuvent mourir. C’est pourquoi la vaccination et le service de santé allemand sont superflus. La fécondité des Slaves est importune. Ils peuvent avoir recours aux moyens anti-conceptionnels et pratiquer l’avortement ; plus ils le feront, et mieux cela vaudra. L’instruction est dangereuse. S’ils savent compter jusqu’à cent, c’est suffisant. Tout au plus peut-on admettre une instruction qui donne des résultats utiles pour nous. » (Document R-36.)

Himmler parle de la même manière.

« Nous devons être honnêtes, corrects, loyaux et des camarades envers les personnes de même sang que nous, pas envers les autres. Ce qui arrive à un Russe, à un Tchécoslovaque ne m’intéresse pas le moins du monde. Nous prendrons ce que les nations peuvent nous offrir comme bons éléments de notre race. Si c’est nécessaire, nous le prendrons en enlevant leurs enfants et en les élevant ici avec nous. Que les nations vivent dans la prospérité ou meurent de faim, ne m’intéresse que dans la mesure où nous en avons besoin comme esclaves pour notre culture, autrement cela ne présente aucun intérêt pour moi. » (Document PS-1919.)

Le passage à des méthodes destinées à diminuer la natalité dans les territoires occupés était l’accroissement artificiel de la natalité en Allemagne. En février 1941, l’accusé Seyss-Inquart a établi un système permettant le mariage des jeunes filles hollandaises avec des soldats allemands. En violation de l’article 43 de la Convention de La Haye, il fit apporter des modifications aux codes hollandais, de façon à pouvoir s’attribuer des droits de puissance paternelle et de tutelle sur les jeunes filles en se substituant à leurs parents si ceux-ci refusaient à leurs filles l’autorisation d’épouser des soldats allemands. Cette politique de Seyss-Inquart fut approuvée plus tard par les autorités suprêmes du Reich allemand, Hitler, Keitel et Lammers, le 28 juillet 1942. On promulgua une ordonnance accordant un droit à des subsides et à un emploi aux femmes hollandaises et norvégiennes enceintes d’enfants dont le père était membre des Forces armées allemandes. Et ils ont maintenant l’audace de parler du respect dû à l’individu !

Ils avaient fait le plan d’utiliser, comme s’il s’agissait d’une marchandise, les ressources biologiques de la Hollande et de la Norvège, au profit du peuple allemand. Himmler était l’un des partisans du rapt d’enfants ; ainsi qu’il le disait le 14 octobre 1943 :

« Il y aura toujours, évidemment, dans un tel mélange de peuples, quelques individus de bonne race. C’est pourquoi je pense qu’il est de notre devoir d’emmener leurs enfants, de les enlever à leur entourage et, si c’est nécessaire, de les voler ou de les dérober. Ou bien nous gagnons tous les individus de bonne race qui peuvent nous servir, et leur donnons une place dans notre peuple... ou bien nous détruisons la race à laquelle ils appartiennent. » (Document L-70.)

Quant à la Russie, Keitel, qui a appris comme maxime pour l’exploitation de la Pologne la phrase « publicité et sévérité », prépara le terrain par ses ordres des 13 mai et 23 juillet 1941 ; je cite des passages de ce dernier ordre, dont le projet avait été élaboré par Jodl, selon son propre aveu :

« Étant donné l’étendue des régions occupées de l’Est, les forces disponibles pour y maintenir un état de sécurité ne seront suffisantes que si l’on punit toute résistance, non par des poursuites judiciaires, mais en faisant appliquer par les forces armées un régime de terreur propre à déraciner toute tentative de résistance de la population. Les commandants doivent trouver le moyen de maintenir l’ordre, non en demandant des forces supplémentaires de sûreté, mais en prenant les mesures draconiennes qui s’imposent. » (Document C-52.)

Les besoins immédiats de la machine de guerre ont, sans aucun doute, épargné aux territoires de l’Ouest, une destruction similaire, mais le Tribunal possède, en quantité suffisante, des témoignages relatifs au pillage de la France, des Pays-Bas et des autres pays, que ces hommes ont exploités au maximum. Étant donné le caractère de leur politique meurtrière, il n’est pas étonnant que les hommes chargés par les accusés d’appliquer cette politique aient été des brutes. Dans l’entourage de Rosenberg, par exemple, il y avait Koch, que Rosenberg avait recommandé pour le poste de commissaire à Moscou à cause de « sa cruauté inébranlable ». C’est Koch qui a provoqué le massacre de plusieurs centaines d’êtres humains innocents dans la région de la forêt de Zuman, afin d’avoir une réserve privée de chasse. Kube était un autre agent de Rosenberg ; il écrivait :

« Au cours des dix dernières semaines, nous avons supprimé environ 55.000 Juifs en Ruthénie blanche. Dans le territoire de Minsk, on a supprimé la juiverie, sans nuire aux besoins de la main-d’œuvre. Dans la région particulièrement polonaise de Lida, on a liquidé 16.000 Juifs, 8.000 Juifs à Slonim, etc. » (Document PS-3428.)

Quant à la Pologne, les ordres donnés à Frank étaient les suivants :

« Lotissement impitoyable... Réduction de l’entière économie polonaise au strict minimum nécessaire pour pouvoir juste vivre. .. Les Polonais seront les esclaves du Grand empire mondial allemand. » (Document EC-344.)

Et nous savons comment il mit ce plan à exécution. En janvier 1940, il rapporte :

« Il faut faire disparaître la main-d’œuvre de second ordre du Gouvernement Général, par centaines de milliers. Cela empêchera la reproduction biologique indigène. » (Document PS-2233.)

En mai 1940, il parle de « profiter de ce que l’intérêt mondial est concentré sur le front occidental pour liquider en masse des milliers de Polonais, et tout d’abord l’élite intellectuelle. » Et en décembre : « Il faut que les Polonais sentent qu’ils n’ont qu’un devoir : travailler et bien se conduire. Il nous faut poursuivre nos mesures impitoyablement : comptez sur moi. » (Document PS-2233.)

Nous qui essayons de comprendre les problèmes de l’Europe orientale, devons essayer de comprendre ceci : les détails du martyre de la Pologne ne peuvent être décrits ; un tiers de la population assassinée ; des millions laissés dans la misère, malades, infirmes, estropiés et sans ressources ; la libération vint juste à temps pour sauver ce vieux peuple de la terrible réalisation du programme que ces hommes avaient élaboré.

Monsieur le Président, ne serait-il pas opportun de suspendre l’audience ?

LE PRÉSIDENT

Certes.

(L’audience est suspendue.)
SIR HARTLEY SHAWCROSS

Il y a un groupe humain auquel cette méthode d’extermination a été appliquée à un degré si intense qu’il est de mon devoir de traiter séparément cette question. Je veux parler de l’extermination des Juifs. S’il n’y avait pas d’autre crime imputé à ces accusés, celui-là seul, auquel ils ont tous été mêlés, suffirait. L’Histoire ne connaît pas d’équivalent à ces horreurs.

Aussitôt que l’éventualité d’une seconde guerre mondiale devint une certitude, Streicher, qui avait prêché cette doctrine abominable dès 1925, commença à préconiser sérieusement l’extermination. Comme il avait contribué, ainsi qu’il l’a reconnu lui-même, à la promulgation des lois de Nuremberg, par des années de propagande en faveur des lois raciales, il commença alors en janvier 1939, anticipant sur la guerre qui devait éclater, dans des articles publiés dans le Stürmer et avec le « plein appui des plus hautes autorités du Reich », à réclamer avec la plus grande véhémence l’extinction de la race juive. A moins que les mots n’aient complètement perdu leur sens, que veulent dire ceux-ci sinon l’assassinat » ?

« Il faut les exterminer, racine et branches. » Document D-84 (GB-333). « La race criminelle juive sera alors exterminée une fois pour toutes. » Document D-813 (GB-351). « Ils massacreront alors le Juif en masse. » Document D-817 (GB-340). « Creuser une tombe d’où il ne puisse y avoir aucune résurrection. » (Document M-148 (GB-341).

Presque aussitôt après le début de la guerre, l’extermination organisée de la race juive commença. Höss vous a dit :

« La solution finale de la question juive signifiait l’extermination complète de tous les Juifs d’Europe. Je reçus l’ordre d’organiser des moyens d’extermination à Auschwitz en juin 1941. A ce moment-là, il y avait déjà dans le Gouvernement Général trois autres camps d’extermination : Belzek, Treblinka et Wolzek ».

Déjà les Juifs d’Allemagne et de Pologne avaient été rassemblés dans les ghettos du Gouvernement Général. Lors d’un dîner chez le Führer, en octobre 1940, Frank avait donné les explications suivantes :

« Les activités poursuivies dans le Gouvernement Général pouvaient être qualifiées de très réussies. Les Juifs de Varsovie et d’autres villes étaient dès lors enfermés dans des ghettos. Cracovie allait très bientôt être débarrassée d’eux. Le Reichsleiter von Schirach fit la remarque qu’il avait plus de 50.000 Juifs à Vienne, dont le Dr Frank aurait à se charger. » (Document URSS-172.)

Ainsi, au moment où l’ordre parvint réellement, les mesures préparatoires, en ce qui concernait la Pologne et l’Allemagne, avaient déjà été prises. En ce qui concerne la destruction des ghettos et le massacre de leurs habitants, le rapport du général Stroop sur l’activité déployée à Varsovie est éloquent. (Document PS-1061.) Mais le sort des Juifs de Varsovie n’était que le modèle du sort réservé aux Juifs dans les autres ghettos de Pologne. Lorsqu’ils n’étaient pas massacrés dans les ghettos mêmes, on les transportait dans les chambres à gaz. Höss, le commandant d’Auschwitz, décrit le détail de l’opération :

« J’ai visité Treblinka pour me rendre compte de la façon dont on effectuait les exterminations. Le commandant du camp de Treblinka me dit qu’il en avait liquidé 80.000 dans l’espace de six mois. Il s’occupait principalement de la suppression des Juifs du ghetto de Varsovie. »

Höss expose les perfectionnements qu’ils a apportés à Auschwitz. Il y a introduit le nouveau gaz Zyclon B qui, je cite :

« ... prenait de trois à quinze minutes pour tuer les gens dans la chambre de la mort, selon les conditions atmosphériques. Nous savions quand les gens étaient morts, car leurs cris cessaient... Une autre amélioration par rapport à Treblinka consista à construire nos chambres à gaz pour traiter 2.000 personnes à la fois, tandis qu’à Treblinka leurs dix chambres à gaz n’en contenaient que 200 chacune ».

Il décrit le triage des victimes à l’arrivée des convois journaliers :

« Ceux qui étaient capables de travailler étaient envoyés au camp. Les enfants en bas âge étaient invariablement exterminés, étant, en raison de leur jeunesse, incapables de travailler. Nous réalisâmes encore un autre progrès sur Treblinka : tandis qu’à Treblinka les victimes savaient presque toujours qu’elles allaient être exterminées, à Auschwitz nous essayions de faire croire aux victimes qu’elles allaient subir une opération d’épouillage. Naturellement, elles se rendaient souvent compte de nos intentions. Très souvent les femmes cachaient leurs enfants sous leurs vêtements, mais évidemment quand nous les trouvions, nous envoyions les enfants à la chambre d’extermination... Nous avions reçu l’ordre d’exécuter ces exterminations en grand secret, mais évidemment, la puanteur acre et nauséabonde provenant de l’incinération continuelle des cadavres pénétrait tous les alentours, et tous les habitants des agglomérations avoisinantes savaient que des exterminations avaient lieu à Auschwitz. »

Ils ont dû être au courant aussi dans les régions avoisinantes de Belzek, Treblinka, Wolzek, Mauthausen, Sachsenhausen, Flossenburg, Neuengamme, Gusen, Natzweiler, Lublin, Buchenwald et Dachau. Je ne répète pas ces choses pour que votre sang se fige. Il est juste que quelques-uns de ces cas typiques soient extraits de l’importante masse de dossiers qui s’est accumulée ici, de sorte que l’on puisse les voir dans leur vraie perspective et apprécier l’accumulation de ce qui a été prouvé.

Tandis que les armées allemandes déferlaient sur la Russie et les États baltes, les Einsatzkommandos suivaient leur piste. Leurs abominables travaux avaient été étudiés et préparés à l’avance. Dans le dossier relatant les opérations de l’« Einsatzgruppe A », il y a une carte des pays baltes qui montre le nombre des Juifs qui vivaient dans chaque État et devaient être chassés et tués (document PS-2273). Une autre carte montre les résultats obtenus après un travail de deux ou trois mois, un total de 135.567 Juifs supprimés. Dans un autre rapport sur les opérations effectuées en octobre 1941 on déclare fièrement que ces Einsatzgruppen avaient « continué à marcher avec les troupes victorieuses dans les secteurs qui leur avaient été assignés » (document L-180).

Ces opérations n’étaient pas seulement l’œuvre des SS et de Himmler. Elles ont été exécutées en coopération avec les commandants d’armées au su de Keitel et de Jodl, et de même que chaque combattant de l’Est doit en avoir entendu parler, elles ont également été portées à la connaissance de chaque membre du Gouvernement et des commandants de Forces armées.

« Notre tâche — ainsi s’exprime le compte rendu de l’Einsatzgruppe A — consistait à établir rapidement un contact personnel avec les chefs d’armées et les commandants de zones de l’arrière. On doit dès maintenant dire que notre collaboration avec l’Armée a, en général, été bonne. Dans quelques cas, par exemple avec le groupe blindé n° 4 commandé par le général Höppner, elle a été très étroite, presque cordiale même. » (Document L-180.)

Les généraux allemands étaient « presque cordiaux » alors qu’ils pataugeaient dans le sang de centaines de milliers d’hommes, femmes et enfants innocents sans secours. Peut-être se réjouissaient-ils de ce travail de la même façon que les membres des Einsatzkommandos s’en réjouissaient apparemment eux-mêmes.

« Il faut faire remarquer », déclare le rapport, « que les chefs des Waffen SS et de la Police d’ordre qui sont des troupes de réserve, ont dit leur espoir de demeurer avec la Police de sûreté et le SD. » (Document L-180.)

Continuellement, dans les rapports des Einsatzkommandos, la coopération avec les autorités militaires est soulignée. Après avoir décrit comment des milliers de Juifs lituaniens avaient été rendus inoffensifs au cours d’un pogrom particulier en juin, on déclare :

« Ces actions de nettoyage ont eu lieu sans heurt parce que les autorités militaires qui avaient été informées ont montré beaucoup de compréhension pour cette méthode. » (Document L-180.)

Ce n’était pas seulement de la cordialité et de la compréhension que montraient les autorités militaires. Elles prirent quelquefois elles-mêmes l’initiative. Après avoir décrit l’assassinat des pensionnaires d’un asile d’aliénés qui était tombé entre leurs mains, le rapport de l’Einsatzkommando poursuit :

« Les autorités militaires nous ont quelquefois demandé de nettoyer de la même façon d’autres établissements dont elles avaient besoin comme cantonnements. Mais comme les intérêts de la sûreté ne réclamaient aucune intervention, le sain en fut laissé aux autorités militaires, avec les moyens dont elles disposaient » (Document L-180.)

Et plus loin :

« L’avance des forces de l’Einsatzgruppe A prévues pour Petersbourg a été effectuée d’accord sur le désir exprès du groupe blindé 4. » (Document L-180).

Comment des opérations de cette sorte, qui se sont étendues sur des mois et des années, sur d’immenses territoires, qui ont été exécutées avec la coopération de l’Armée au cours de son avance et dans les zones de l’arrière qu’elle administrait, peuvent-elles être restées inconnues des chefs de l’Allemagne ? Leurs propres commissaires dans les territoires occupés ont eux-mêmes protesté. En octobre 1941, le Commissaire de la Ruthénie blanche envoya au Commissaire du Reich dans les territoires de l’Est, à Riga, un rapport sur les opérations dans son district. Par ce rapport, on peut juger de l’horreur de ces opérations :

« Sans tenir compte du fait que les Juifs, parmi lesquels il y avait aussi des commerçants, furent maltraités d’une façon terriblement barbare sous les yeux des Ruthènes, les Ruthènes blancs eux-mêmes furent frappés à coups de matraque en caoutchouc et de crosses de fusils... Tout le tableau était généralement plus qu’horrible... Je n’assistais pas à la fusillade devant la ville, je ne peux donc rien déclarer au sujet de sa brutalité, mais il me suffit de souligner que des fusillés ont réussi à se dégager de leurs tombes peu de temps après avoir été recouverts. » (Document PS-1104.)

Mais les protestations comme celles-ci ne servaient à rien ; le massacre continua avec une horreur grandissante. En février 1942, on lit dans le rapport de Heydrich sur les activités et la situation des Einsatzkommandos en URSS dont une copie avait été envoyée à Kaltenbrunner personnellement :

« Nous visons à débarrasser complètement les pays de l’Est des Juifs... L’Estonie en a déjà été débarrassée. En Lettonie, le nombre des Juifs de Riga est passé de 29.500 à 2.500. » (Document PS-3876.)

En juin 1943, le Commissaire en Ruthénie blanche protesta à nouveau. Après avoir parlé des 4.500 ennemis tués, il dit :

« L’effet politique de cette opération de grande envergure sur la population paisible est simplement terrible en raison des nombreux massacres de femmes et d’enfants. » (Document R-135.)

Le Commissaire du Reich dans les territoires de l’Est, envoyant ces protestations à Rosenberg, ministre du Reich pour les territoires occupés, ajoutait :

« Le fait que les Juifs reçoivent un traitement spécial n’a plus à être discuté. Cependant, il semble à peine croyable que cela se passe de la façon décrite dans le rapport du Commissaire Général du 1er juin 1943. Qu’est Katyn à côté ? Imaginez seulement que ces faits viennent à la connaissance de l’adversaire et soient exploités par lui. Cette propagande n’aurait très probablement aucun effet, simplement parce que les gens qui l’entendraient ou la liraient ne voudraient pas y croire. » (Document R-135.)

Comme cette remarque est exacte ! Peut-on le croire à l’heure actuelle ?

Décrivant la difficulté qu’il y a à distinguer entre ami et ennemi, il dit :

« Néanmoins, il doit être possible d’éviter les atrocités et d’enterrer ceux qui ont été supprimés. Enfermer des hommes, des femmes et des enfants dans des granges et y mettre le feu ne semble pas être une méthode convenable pour combattre les bandes, même si l’on désire exterminer la population ; cette méthode est indigne de la cause allemande et fait un tort sérieux à notre réputation. » (Document R-135.)

Parmi ces Juifs assassinés en Ruthénie blanche, plus de 11.000 furent massacrés dans le district de Libau, et 7 000 d’entre eux dans ce seul port de guerre.

Comment un seul de ces accusés peut-il prétendre avoir ignoré ces choses ? Quand Himmler parlait ouvertement de ces actions à ses généraux SS et à tous les officiers de ses divisions SS en avril 1943, il leur disait :

« L’antisémitisme est exactement comme l’épouillage. Se débarrasser des parasites n’est pas une question d’idéologie, c’est une question de propreté. C’est exactement ainsi que l’antisémitisme n’a pas été pour nous une question d’idéologie mais une question de propreté, avec laquelle nous en aurons bientôt fini. Nous serons bientôt épouillés. Il ne nous reste plus que 20.000 parasites ; la question alors sera réglée pour toute l’Allemagne. » (Document PS-1919.)

A nouveau, en octobre de la même année, il dit :

« La plupart d’entre vous savent ce que cela signifie quand cent cadavres sont couchés, les uns à côté des autres, ou cinq cents, ou même mille. » (Document PS-1919.)

Entre temps, le massacre massif des Juifs à Auschwitz et dans tous les autres centres d’extermination devenait une industrie d’État avec de nombreux sous^produits. Des balles de cheveux, quelques-uns, comme vous le savez, encore tressés tels qu’on les avait coupés aux têtes des jeunes filles, des tonnes de vêtements, des jouets, des lunettes et bien d’autres objets sont revenus au Reich pour rembourrer les chaises et habiller la population de l’État nazi. L’or des dents de leurs victimes — soixante-douze chargements pleins — alla emplir les coffres de la Reichsbank de Funk. A l’occasion, les corps de leurs victimes furent employés à pallier le manque de savon dû à la guerre (document URSS-272). Les victimes venaient de tous les points d’Europe. Les Juifs d’Autriche, de Tchécoslovaquie, de Hongrie, de Roumanie, de Hollande, de Russie, de France, de Belgique, de Pologne et de Grèce étaient rassemblés en troupeaux pour être déportés vers les centres d’extermination ou pour être massacrés sur place.

En avril 1943, Hitler et Ribbentrop pressaient le régent Horthy de prendre des mesures contre les Juifs de Hongrie. Horthy déclare :

« Que pouvait-il faire des Juifs maintenant qu’il les avait dépouillés d’à peu près tous leurs moyens d’existence ? Il ne pouvait pas les tuer. Le ministre des Affaires étrangères répondit que les Juifs devaient soit être exterminés soit être internés dans des camps de concentration. Il n’y avait pas d’autre possibilité. » (Document D-736.)

Hitler expliqua :

« En Pologne, la situation avait été complètement déblayée. Si les Juifs qui s’y trouvaient ne voulaient pas travailler, on les abattait. S’ils ne pouvaient pas travailler, il fallait qu’ils meurent. Il fallait les traiter comme le bacille de la tuberculose. Ce n’est pas cruel si l’on se rappelle qu’on doit tuer même d’innocentes créatures de la nature, tels que les lièvres et les chevreuils, pour les empêcher de nuire. » (Document D-736.)

En septembre 1942, le secrétaire d’État de Ribbentrop, Luther, écrivait :

« Le ministre des Affaires étrangères du Reich m’a donné l’ordre aujourd’hui par téléphone de hâter autant que possible l’évacuation des Juifs des différents pays... A la suite d’une courte conférence sur l’évacuation actuellement en cours en Slovénie, Croatie, Roumanie et les territoires occupés, le ministre des Affaires étrangères du Reich a ordonné que nous prenions contact avec les Gouvernements bulgare, hongrois et danois dans le but de faire commencer l’évacuation dans ces pays. » (Document PS-3688.)

A la fin de 1944, 400.000 Juifs de la seule Hongrie avaient été exécutés à Auschwitz. A l’ambassade d’Allemagne de Bucarest les dossiers contenaient un mémorandum :

« On est actuellement en train d’évacuer 110.000 Juifs de Bukovine et de Bessarabie, pour les envoyer dans deux forêts dans la région du Bug... Le but de cette mesure est l’extermination de ces Juifs. » (Document PS-3319.)

Jour après jour, pendant des années, des femmes ont serré leurs enfants dans leurs bras et montrant le ciel, ont attendu de prendre leur place dans des fosses communes baignées de sang. 12.000.000 d’hommes, de femmes et d’enfants sont morts ainsi, assassinés de sang-froid. Des millions et des millions encore pleurent aujourd’hui leurs pères et mères, leurs maris, épouses et enfants. Quel droit à la clémence pourrait avoir celui même qui n’a joué qu’un rôle indirect dans un tel crime ?

Laissons à nouveau Gräbe parler de Dubno :

« Le 5 octobre 1942, lorsque je visitai le bureau du bâtiment, à Dubno, mon contremaître me dit que dans les environs, des Juifs de Dubno avaient été fusillés dans trois grandes fosses, chacune d’environ trente mètres de long et trois mètres de profondeur. Environ 1.500 personnes avaient été massacrées quotidiennement. Les 5.000 Juifs qui vivaient encore à Dubno avant le pogrom devaient être exterminés. Comme l’exécution avait eu lieu en sa présence, il était encore tout bouleversé.

« Je me rendis alors en voiture à l’emplacement, accompagné de mon contremaître, et je vis, tout près, de grands monticules de terre d’environ trente mètres de long et deux mètres de haut. Plusieurs camions étaient arrêtés devant les monticules. La milice armée ukrainienne faisait descendre les gens des camions sous la surveillance d’un SS. Les hommes de la milice servaient de gardes sur les camions et faisaient le va-et-vient jusqu’aux fosses. Toutes ces personnes avaient les placards jaunes réglementaires sur le devant et le dos de leurs vêtements qui affichaient leur qualité de Juifs. Mon contremaître et moi allâmes directement aux fosses. Personne ne nous en empêcha. J’entendis alors des coups de fusils se succéder rapidement venant de derrière l’un des monticules de terre. Les gens qui étaient descendus des camions — hommes, femmes et enfants de tous âges — devaient se dévêtir sur les ordres d’un SS qui avait un fouet de cheval ou de chien. Ils devaient poser leurs vêtements à des endroits déterminés ; chaussures, vêtements du dessus et sous-vêtements étaient classés par catégories respectives. Je vis un tas de chaussures de 800 à 1.000 paires, d’immenses piles de linge de corps et de vêtements. Sans crier ni pleurer, ces personnes se déshabillaient, se groupaient par familles, s’embrassaient les uns les autres, se disaient adieu et attendaient un signe d’un autre SS qui se tenait près de la fosse, également un fouet à la main. Pendant le quart d’heure que je restai là, je n’entendis ni plainte ni appel à la pitié. J’observai une famille d’environ huit personnes, un homme et une femme d’une cinquantaine d’années avec leurs enfants d’environ un, huit et dix ans et deux grandes filles de vingt et vingt-quatre ans environ Une vieille femme aux cheveux blancs comme la neige tenait le bébé d’un an dans ses bras, lui chantait une chanson et le caressait. Le bébé poussait des cris de plaisir. Le couple les regardait les yeux pleins de larmes. Le père tenait par la main un petit garçon d’une dizaine d’années et lui parlait doucement ; le petit garçon luttait contre les larmes. Le père lui montra du doigt le ciel, lui caressa la tête et parut lui expliquer quelque chose. A ce moment, le SS qui se trouvait près de la fosse cria quelque chose à son camarade. Ce dernier compta environ vingt personnes et leur dit d’aller derrière le monticule de terre. Parmi elles, était la famille que j’ai mentionnée. Je me rappelle bien une jeune fille, mince et à cheveux noirs, qui en passant près de moi se montra du doigt et dit « vingt-trois ans ». Je tournai autour du monticule et me trouvai en face d’une énorme fosse. Les gens étaient étroitement serrés les uns contre les autres et les uns sur les autres de sorte que seules les têtes étaient visibles. Presque tous avaient du sang qui coulait de leur tête sur leurs épaules. Quelques-uns de ceux qui avaient été fusillés remuaient encore. Quelques-uns levaient les bras et tournaient la tête pour montrer qu’ils étaient toujours vivants. La fosse était déjà aux deux-tiers pleine. J’estimai qu’elle contenait déjà environ 1.000 personnes. Je cherchai l’homme qui exécutait la fusillade. C’était un SS qui était assis au bord de la partie étroite de la fosse. Il avait une mitraillette sur les genoux et fumait une cigarette. Les gens, complètement nus, descendaient quelques marches taillées dans le mur d’argile de la fosse et grimpaient sur la tête de ceux qui gisaient là, jusqu’à l’endroit que leur désignait le SS. Ils s’allongeaient en face des morts ou des blessés, quelques-uns caressaient ceux qui étaient encore en vie et leur parlaient à voix basse. Ensuite j’entendis une série de coups de feu. Je regardai dans la fosse et vis que les corps se tordaient ou que les têtes reposaient sans mouvement sur des corps qui gisaient là avant eux. Le sang coulait de leurs cous. Je fus surpris de ne pas recevoir l’ordre de m’éloigner, mais je vis qu’il y avait deux ou trois employés des postes en uniforme à côté. La fournée suivante s’approchait déjà. Ils descendirent dans la fosse, s’alignèrent contre les victimes précédentes et furent fusillés. Lorsque je partis, contournant le monticule, je remarquai un autre camion qui venait d’arriver. Cette fois il contenait des malades et des infirmes. Une vieille femme, très maigre, aux jambes terriblement maigres, fut déshabillée par les autres qui étaient déjà nus, tandis que deux personnes la soutenaient. La femme me sembla être paralysée. Les gens nus firent le tour du monticule en portant la femme. Je quittai l’endroit avec mon contremaître et revins en voiture à Dubno.

« Le lendemain matin, lorsque je visitai de nouveau l’emplacement, je vis environ, trente personnes nues gisant près, de la fosse — à environ trente à cinquante mètres de là. Quelques-unes étaient encore en vie ; elles regardaient droit devant elles avec un regard fixe et semblaient ne remarquer ni la fraîcheur du matin ni les ouvriers de ma société qui se tenaient debout autour. Une jeune fille d’une vingtaine d’années me parla et me demanda de lui donner ses vêtements et de l’aider à s’enfuir. A ce moment nous entendîmes une voiture rapide s’approcher et je m’aperçus que c’était un détachement SS. Je m’éloignai vers mon terrain. Dix minutes plus tard nous entendîmes des coups de feu venant des environs de la fosse. Les Juifs encore vivants avaient reçu l’ordre de jeter les corps dans la fosse ; puis ils avaient dû s’allonger eux-mêmes dans celle-ci pour être abattus d’une balle dans la nuque. » (Document PS-2992.)

Qu’aucun des hommes assis sur ce banc n’ait pu rester ignorant des horreurs perpétrées pour aider la machine de guerre nazie et la politique du génocide, voilà qui apparaît d’autant plus clairement quand vous examinez les témoignages qui intéressent un autre grand crime dont on a peu entendu parler au cours de ce Procès, mais qui, aussi distinctement que tout autre, illustre la perversité de ces hommes et de leur régime : c’est l’assassinat de quelque 275.000 personnes auxquelles on a donné la mort par pitié. A quels usages ignobles ce mot admirable a-t-il été appliqué ?

A un certain moment de l’été 1940, Hitler ordonna secrètement en Allemagne l’assassinat des malades et des vieillards qui n’avaient plus d’utilité productive pour la machine de guerre allemande, document PS-1556 (USA-716). Frick, plus que tout autre en Allemagne, fut responsable de tout ce qui se produisit à la suite de ce décret. Il existe des preuves abondantes du fait qu’il en a eu connaissance, ainsi qu’un grand nombre de personnes. En juillet 1940, l’évêque Wurm écrivait à Frick :

« Depuis quelques mois, les fous, les faibles d’esprit et les épileptiques des établissements médicaux privés et de l’État ont été transférés dans un autre établissement sur les ordres du Conseil de défense du Reich. Leurs familles, même quand le malade était entretenu à leurs frais, n’ont été informées du transfert qu’après qu’il a eu lieu. La plupart du temps, ils sont avertis quelques semaines plus tard que le malade en question est mort de maladie et qu’en raison du danger d’infection le corps a dû être incinéré. D’après une estimation approximative, plusieurs centaines de malades d’une seule institution du Wurtemberg doivent avoir trouvé la mort de cette façon... D’après les nombreuses enquêtes faites dans les villes et la campagne et dans les cercles les plus variés, je considère qu’il est de mon devoir de signaler au Gouvernement du Reich que ce fait cause un émoi particulier dans notre petite province. Le transport des malades qui sont débarqués à la petite gare de chemin de fer de Marbach, les autocars aux vitres opaques qui amènent les malades des gares de chemin de fer plus éloignées ou directement des institutions, la fumée qui s’élève du four crématoire et qui peut être aperçue même d’une distance considérable... tout cela donne prise aux suppositions du fait que personne n’est autorisé à pénétrer dans le château. Tout le monde est convaincu que les causes des décès qui sont publiées officiellement sont choisies au hasard. Quand, pour couronner le tout, on exprime le regret, dans l’avis de décès, que tous les efforts faits pour préserver la vie du malade aient été vains, ce fait est ressenti comme une moquerie. Mais c’est surtout l’air de mystère qui fait naître la pensée qu’il se passe quelque chose qui est contraire à la justice et à la morale et ne peut donc être protégé par le Gouvernement. Les gens simples font continuellement ressortir ce point, de même que les déclarations orales et écrites qui nous parviennent. » (Document M-152 (GB-530.)

Frick resta sourd à de tels appels à la justice et à la morale. Une année plus tard, en août 1941, l’évêque de Limbourg écrivit aux ministères de l’Intérieur, de la Justice et des Affaires religieuses du Reich :

« A huit kilomètres environ de Limbourg, dans la petite ville de Hadamar, sur une colline dominant la ville, il y a une institution qui avait autrefois servi à divers usages et qui, dernièrement, avait été utilisée comme clinique. Cette institution a été remise à neuf et installée pour en faire un lieu dans lequel, d’après l’opinion, l’euthanasie mentionnée plus haut a été systématiquement pratiquée pendant des mois depuis février 1941 environ. Le fait est devenu notoire au delà du district administratif de Wiesbaden... Plusieurs fois par semaine des autocars arrivent à Hadamar avec un nombre considérable de ces victimes. Les enfants des écoles du voisinage connaissent ces véhicules et disent : « Voilà encore la boîte à tuer ». Après l’arrivée du véhicule, les citoyens de Hadamar regardent la fumée s’élever de la cheminée et sont torturés à la pensée de la détresse des victimes, particulièrement quand des odeurs repoussantes les incommodent. Le résultat des principes mis en œuvre est le suivant : les enfants qui se disputent disent : « Tu es fou, tu seras envoyé dans les fours de Hadamar ». Ceux qui ne veulent pas se marier ou n’en ont pas l’occasion disent : « Se marier ! Jamais ! Mettre au monde des enfants pour qu’ils soient mis dans cette machine infernale ! » Vous entendez des vieillards dire : « Ne m’envoyez pas dans un hôpital d’État ; après en avoir terminé avec les faibles d’esprit, ce sera au tour des vieillards, parmi les prochaines bouches inutiles... » Les fonctionnaires de la Police secrète d’État, dit-on, essayent de supprimer les commentaires sur ce qui se passe à Hadamar au moyen de menaces sévères. Dans l’intérêt de la paix publique, c’est peut-être fait dans de bonnes intentions, mais la connaissance, la conviction et l’indignation de la population ne peuvent pas en être modifiées. La conviction augmentera quand on se rendra compte que les commentaires sont interdits par des menaces, mais que les actes eux-mêmes ne sont pas poursuivis par le Droit pénal. Facto loquuntur. » Document PS-615 (USA-717).

Si la niasse du peuple allemand était au courant et se plaignait de ces assassinats relativement insignifiants, si les ministères de la Justice, de l’Intérieur et des Affaires religieuses recevaient des protestations des évêques des deux districts très éloignés l’un de l’autre sur ce qui était une chose connue dans leurs diocèses, il était plus difficile encore de garder le secret sur les Einsatzkommandos de l’Est. En mai 1942, un chef SS rendait compte à Berlin de son voyage d’inspection et des progrès de la campagne d’extermination. Il écrivait à propos des camions à gaz :

« En faisant ouvrir de petites fenêtres, une sur chaque côté du petit camion et deux sur chaque côté du gros camion, telles qu’on en voit souvent aux maisons des paysans à la campagne, j’ai fait camoufler les véhicules du groupe D de façon à ce qu’ils ressemblent à des camions-roulottes. Les voitures sont si bien connues que non seulement les autorités, mais aussi la population civile les qualifient de « voiture de la mort » dès que l’un de ces véhicules apparaît. A mon avis, même avec le camouflage, ce secret ne pourra être conservé longtemps. » Document PS-501 (ÛSA-288).

Ces accusés ont-ils pu rester dans l’ignorance ? Quel coup du sort particulier aurait-il pu les dispenser d’apprendre ces faits, qui relevaient d’ailleurs de leur compétence ?

Ces exécutions de vieillards et de faibles d’esprit, sujet de bavardages dans toute l’Allemagne et d’articles dans la presse mondiale, ont dû être connues de chacun de ces hommes. Mais ils ont dû encore plus alors avoir connaissance des camps de concentration qui, pendant ces années, ont couvert comme une éruption toute l’Allemagne et les territoires occupés. S’ils ont pu acquiescer aux massacres par pitié, avec quelle bienveillance ont-ils dû considérer l’extermination des Juifs.

En 1939, il existait six camps de concentration principaux : Dachau, Sachsenhausen, Buchenwald, Mauthausen, Flossenbürg et Ravensbrück. Le budget de Frick pour le ministère de l’Intérieur comprend, pour cette année, une somme de 21.155.000 Reichsmark destinés aux Waffen SS et aux camps de concentration, pas moins d’un cinquième du budget total. Document PS-3873 (GB-326). En avril 1942, neuf autres camps s’y étaient ajoutés. D’autres devaient suivre plus tard. Mais ils n’étaient que le centre du système. Comme les planètes, chacun d’eux avait ses satellites. Ziereis voue a donné quelque idée de l’étendue de ce système. Il décrit les camps annexes qui dépendaient de Mauthausen seulement. Il en a nommé trente-trois, en donnant le nombre de prisonniers internés dans chacun d’entre eux, soit un total de plus de 102.000. En plus de ces trente-trois camps, il y en avait quarante-cinq autres, tous également placés sous l’autorité du commandement de Mauthausen. Document D-626 (USA-810).

Vous avez vu la carte d’Europe qui indique l’emplacement d’autant de camps de concentration principaux ou annexes, qu’on en connaît. Plus de trois cents sont indiqués. Document F-321 (RF-331).

En août 1944, il y avait un total de 1.136.000 internés, dont 90.000 qui venaient de Hongrie, 60.000 de la prison et du ghetto de Litzmannstadt, 15.000 Polonais du Gouvernement Général, 10.000 condamnés des territoires de l’Est, 17.000 anciens officiers polonais, 400.000 Polonais de Varsovie et 15.000 à 20.000 arrivant de France. Document PS-1166 (USA-458). Il ne s’agissait là que de ceux qui étaient physiquement aptes et par conséquent résidaient à titre permanent dans les camps, jusqu’à ce que, par épuisement physique, leur faculté de production n’équivalût plus les inconvénients qu’entraînait la prolongation de leur existence. Alors ils prenaient place dans le détachement quotidien destiné aux chambres à gaz. Jour après jour, les cheminées des fours crématoires répandaient leur puanteur nauséabonde sur la campagne. Alors que l’évêque de Limbourg pouvait parler à Frick des odeurs répugnantes des fours relativement peu importants de Hadamar, pouvons-nous douter du témoignage de Höss que j’ai déjà cité :

« La puanteur acre et nauséabonde provenant de l’incinération continuelle des cadavres pénétrait tous les alentours et les habitants des agglomérations avoisinantes savaient que des exterminations avaient lieu à Auschwitz. »

Jour après jour, des trains chargés de victimes parcouraient le réseau ferroviaire du Reich, en route vers l’extermination ou l’esclavage. Nombre de ces victimes arrivaient mourantes ou même mortes en raison des conditions effrayantes dans lesquelles elles voyagaient. Un employé de la gare d’Essen a décrit l’arrivée de travailleurs de Pologne, de Galicie et d’Ukraine :

« Ils arrivaient dans des wagons de marchandises dans lesquels des pommes de terre, des matériaux de construction et aussi du bétail avaient été transportés. Les wagons étaient bondés. Mon opinion personnelle était qu’il était inhumain de transporter des gens dans de telles conditions. Ils étaient étroitement compressés et n’avaient pas la place de remuer librement. Cela exaspérait tout honnête Allemand de voir comment ces gens étaient frappés, recevaient des coups de pied et, d’une façon générale, étaient brutalement maltraités. Tout au début, alors que les premiers convois arrivaient, nous pouvions voir l’inhumanité avec laquelle ces gens étaient traités : chaque wagon était si bondé qu’on ne pouvait croire que tant d’êtres pouvaient être entassés dans un seul wagon... Les vêtements des prisonniers de guerre et des travailleurs civils étaient lamentables. Ils portaient des haillons déchirés et des chaussures dans le même état. Dans certains cas, ils devaient se rendre au travail avec des morceaux de chiffons autour des pieds. Même par le temps le plus mauvais ou dans le froid le plus aigu, je n’ai jamais vu un de ces wagons chauffé. » Document D-321 (USA-895).

Ces hommes n’étaient pas destinés aux camps de concentration. Les conditions de ceux qui y étaient destinés étaient bien pires. De longues colonnes aussi parcouraient à pied les grandes routes du Reich. Ils marchaient jusqu’à ce qu’ils ne pussent plus continuer : alors ils mouraient au bord de la route. Ziereis, le commandant de Mauthausen, dit dans la confession qu’il a faite au moment de mourir : En présence de Baldur von Schirach, j’ai. reçu de Himmler les ordres suivants :

« Tous les Juifs qui travaillent au mur du Sud-Est doivent être mis en route à pied sur Mauthausen. » A la suite de cet ordre de Himmler, nous nous attendions à recevoir 60.000 Juifs à Mauthausen, mais en fait il n’en arriva qu’une très petite partie. Je me souviens que sur un convoi de 4.500 Juifs, il n’en arriva que 180. Les femmes et les enfants étaient sans chaussures et sans vêtements et étaient remplis de vermine. Des familles entières étaient parties ensemble dans ce convoi mais un très grand nombre de gens avaient été abattus en raison de leur faiblesse corporelle générale. » Document PS-3870 (USA-797).

Malgré tout ce qui a pu être caché derrière les palissades des camps de concentration, ces choses pouvaient être vues de tous. Chacun des accusés a dû les avoir vues, ainsi que les milliers de prisonniers des camps de concentration qui travaillaient dans les champs et les usines, parés de leurs pyjamas rayés, un uniforme qui, en Allemagne, était aussi familier que tout autre. Comment ces accusés, s’ils avaient eu ne fût-ce qu’une lueur de pitié humaine, auraient-ils pu continuer à soutenir activement un régime qui était la cause de telles souffrances ? Mais ils n’avaient pas de pitié, et par leur idéologie et leur enseignement ils avaient enlevé au peuple allemand tout sentiment de pitié.

Ziereis raconte la fin terrible que Kaltenbrunner envisageait pour les camps de concentration et leurs occupants, lorsque, par leur avance, les Alliés menaçaient de s’emparer de ces camps et de révéler les crimes du Gouvernement nazi : « Les prisonniers devaient être conduits dans les abris profonds de l’usine Bergkristall à Gusen ; une seule sortie devait être ménagée ; on devait faire sauter l’unique entrée avec un explosif et amener ainsi la mort des prisonniers. » Document PS-3820 (USA-797).

Ziereis lui-même, l’assassin des 65.000 internés de Mauthausen, se déroba et refusa d’obéir à cet ordre.

Cette déclaration est indiscutablement confirmée par l’ordre écrit publié par le commandant de la Sipo et du SD dans le Gouvernement Général, ordre qui a été déposé comme preuve :

« Si la situation sur le front l’exige, des préparatifs doivent être faits très tôt pour l’évacuation totale des prisonniers. Si la situation évolue tout à coup, d’une façon qui rende impossible l’évacuation des prisonniers, ceux-ci doivent être supprimés et on doit se débarrasser de leurs corps autant que possible (en les brûlant, en faisant sauter les bâtiments, etc.). Si cela est nécessaire, on doit traiter de la même façon les Juifs encore employés dans les usines d’armement ou à tout autre travail. La libération des prisonniers eu des Juifs par l’ennemi, que ce soit l’ennemi à l’Ouest ou l’Armée rouge, doit être évitée à tout prix. Ils ne doivent pas tomber vivants entre leurs mains. » Document L-53 (USA-291).

Et Kaltenbrunner intervint lui-même pour que ces ordres fussent exécutés. Avec cette preuve devant nous, nous ne pouvons donner qu’une seule signification au message télétypé retrouvé dans ses papiers au moment de son arrestation :

« Veuillez informer le Reichsführer SS et rendre compte au Führer que je me suis occupé personnellement aujourd’hui de toutes les mesures prises contre les Juifs, les détenus politiques et les internés des camps de concentration dans le Protectorat. » Document PS-2519 (USA-530).

On vous demande d’admettre que cet homme qui était ministre ou exerçait un pouvoir de direction dans l’État, et qui, dans l’espace de six ans, a déporté dans des conditions épouvantables quelque 7.000.000 d’hommes, de femmes et d’enfants en vue du travail forcé, exterminé 275.000 vieillards et infirmes parmi ses compatriotes et anéanti dans les chambres à gaz ou passé par les armes 12.000.000 de personnes, suivant les plus basses évaluations, on vous demande, dis-je, d’admettre que cet homme est resté ignorant ou irresponsable de tous ces crimes. On vous demande d’admettre que l’horreur de ces transports et des conditions de ce travail forcé, qui se sont manifestées sous la forme des camps de travail à travers tout le pays, l’odeur des corps en train de brûler, toutes choses qui étaient connues du monde, ne l’étaient pas de ces vingt et un hommes qui ont donné les ordres pour qu’elles soient accomplies. Alors qu’ils ont parlé ou écrit, pour soutenir cette horrible politique du génocide, on vous demande d’admettre que leurs paroles ont été prononcées dans l’ignorance des faits, qu’elles faisaient partie de leur devoir général pour soutenir la politique de leur Gouvernement et qu’en fin de compte il faudrait les considérer comme une pure tactique. Autrement dit, ce n’est qu’en parlant et en écrivant ainsi qu’ils pouvaient éloigner Hitler de la cruauté et de l’agression. Il vous appartient d’en décider.

Göring, Hess, Ribbentrop, Keitel, Kaltenbrunner, Rosenberg, Frank, Frick, Streicher, Funk, Schacht, Dönitz, Raeder, Schirach, Sauckel, Jodl, von Papen, Seyss-Inquart, Speer, von Neurath, Fritzsche, Bormann. Voilà les coupables. Permettez-moi de dire quelques mots sur chacun d’eux, mais en particulier sur ceux dont l’étroite complicité dans les crimes les plus sordides de tous, les assassinats sauvages, a peut-être été moins évidente.

Il est inutile de nier la responsabilité de Göring dans toutes ces questions. Sous son faux air de bonhomie, il a été un aussi puissant architecte de ce système diabolique que n’importe quel autre. Qui, en dehors de Hitler, connaissait mieux ce qui se passait, qui avait une plus grande possibilité pour influencer le cours des événements ? La conduite du Gouvernement dans l’État nazi, la construction graduelle des organismes destinés à la guerre, l’agression calculée, les atrocités : toutes ces choses n’arrivent pas spontanément et sans la plus étroite collaboration entre les dirigeants des différents services de l’État. Les hommes n’attaquent pas les territoires étrangers, n’appuient pas sur la gâchette, ne jettent pas leurs bombes, ne construisent pas les chambres à gaz, ne rabattent pas les victimes, s’ils n’ont pas été organisés et si on ne leur a pas ordonné de le faire. Dans ces crimes qui ont été commis systématiquement et sur tout le territoire du Reich, doit être impliqué tout individu qui a constitué un anneau de la chaîne nécessaire, puisque sans cette participation, les plans d’agression ici, les massacres massifs là n’auraient pas été possibles. Le principe du chef en vertu duquel les nazis mettaient leurs corps et leur âme même à la disposition de leurs chefs était une création du parti nazi et de ces hommes. Dans l’exposé que j’ai fait à l’ouverture de ces débats, j’ai fait remarquer qu’il arrive un moment où un homme doit choisir entre sa conscience et son chef. Aucun de ceux qui ont choisi, comme l’ont fait ces hommes, de faire abandon de leur conscience en faveur de ce monstre qu’ils avaient créé, ne peut se plaindre d’être tenu pour responsable de complicité dans les actes de ce monstre.

Et Hess moins que tout autre. Le rôle qu’il a joué dans le parti nazi est bien établi. Mais non content d’avoir créé le monstre, il l’a aidé dans tous les domaines de son travail monstrueux.

Je ne cite qu’un seul exemple. Vous vous rappelez, à propos de l’extermination des populations orientales, ses instructions adressées aux fonctionnaires du Parti afin d’aider le recrutement pour les Waffen SS :

« Les unités des Waffen SS qui se composent de nationaux-socialistes sont plus adaptées que d’autres unités armées aux missions spéciales à remplir dans les territoires de l’Est occupés, en raison de l’éducation nationale-socialiste intensive qu’elles ont reçue sur les questions de race et de nationalité. » Document PS-3245 (GB-267).

La part de Ribbentrop est également évidente. Personne dans l’Histoire n’a dégradé à ce point la diplomatie ; personne ne s’est rendu coupable d’une perfidie plus misérable. Mais, comme les autres, il n’est qu’un vulgaire criminel. C’est Ribbentrop qui, depuis 1940, a ordonné à ses favoris dans ses ambassades et légations à travers toute l’Europe, d’accélérer l’exécution de ces « mesures politiques », c’est-à-dire des mesures d’extermination raciale. Ce n’était pas Himmler, mais le ministre des Affaires étrangères du Reich qui racontait fièrement au Duce en février 1943 que « tous les Juifs avaient été transportés d’Allemagne et des territoires occupés dans les endroits réservés dans l’Est. » Document D-734 (RF-1501). Ses sèches recommandations à Horthy deux mois plus tard et le compte rendu de la conférence convoquée par Steengracht, son sous-secrétaire d’État permanent, trahissent ces horribles euphémismes. Document PS-3319 (GB-287). Personne plus que Ribbentrop n’insista sur une action impitoyable dans les territoires occupés. Souvenez-vous de son conseil aux Italiens sur la façon de traiter les grèves :

« ... en pareil cas, seule une action impitoyable peut réussir... L’expérience a prouvé dans les territoires occupés qu’on n’arrive à rien en employant des méthodes de douceur ou en s’efforçant de trouver en accord. » Document D-740 (GB-297). Conseil qu’il se mit en devoir de mettre en pratique en rappelant avec fierté les succès des « mesures brutales » en Norvège, de « l’action brutale » en Grèce, et le succès des mesures « draconiennes » en France et en Pologne.

Keitel et Jodl ont-ils eu moins de part dans le crime que leurs complices ? Ils ne peuvent pas nier en avoir eu connaissance, ni leur responsabilité pour les opérations des Einsatzkommandos avec lesquels leurs propres commandants travaillaient en coopération étroite et cordiale. L’attitude du Haut’ Commandement sur la question tout entière est caractérisée par la remarque de Jodl sur l’évacuation des Juifs danois :

« Je ne sais rien de cela. Si une mesure politique doit être exécutée par le commandant au Danemark, l’OKW doit être avisée par le ministère des Affaires étrangères. » Document D-547 (GB-488).

On ne peut pas déguiser le crime en en faisant une mesure politique.

Kaltenbrunner doit être reconnu coupable en sa qualité de chef du RSHA. Les comptes rendus des Einsatzkommandos lui étaient envoyés mensuellement, document PS-3876 (USA-808). Souvenez-vous des paroles de Gisevius, un témoin de la Défense :

« Nous nous sommes demandé s’il serait possible die découvrir par la suite un monstre tel que Heydrich... Kaltenbrunner vint, et tout empira de jour en jour. Nous nous rendions compte que les impulsions d’un assassin comme Heydrich étaient peut-être moins terribles que la logique froide et juridique d’un avocat qui avait entre les mains un instrument aussi dangereux que la Gestapo. » (Audience du 25 avril 1946, tome XII, page 263.)

Souvenez-vous de sa description de ces horribles banquets au cours desquels Kaltenbrunner discutait chaque détail des chambres à gaz et la technique des exécutions en masse.

La culpabilité de Rosenberg, le philosophe et le théoricien qui prépara un terrain fertile aux semences de la politique nazie, ne fait pas de doute ; et on ne peut croire qu’en sa qualité de ministre du Reich pour les Territoires occupés de l’Est, il n’en ait rien connu et n’ai pas aidé à la destruction des ghettos et aux opérations des Einsatzkommandos. En octobre 1941, lorsque les opérations de ces commandos étaient à leur apogée, un des chefs du service du ministère de Rosenberg écrivait au Commissaire du Reich pour l’Est à Riga en l’informant que l’Office principal de la sécurité du Reich (RSHA) s’était plaint de ce qu’il avait interdit les exécutions des Juifs à Libau et réclamait un rapport sur la question. Le 15 novembre, le rapport arriva, adressé au ministre du Reich pour les territoires de l’Est occupés :

« J’ai interdit les exécutions sauvages de Juifs à Libau parce qu’elles n’étaient pas justifiables, de la façon dont elles étaient faites. J’aimerais recevoir des instructions sur le fait de savoir si votre demande du 31 octobre doit être considérée comme un ordre de liquidation de tous les Juifs dans l’Est. Doit-il être exécuté sans considération d’âge, de sexe, et d’intérêts économiques ? Naturellement, le nettoyage des Juifs dans l’Est est une œuvre nécessaire. Sa solution, cependant, doit être harmonisée avec les nécessités de la production de guerre. » PS-3663 (TJSA-825).

Frank, au cas où il ne suffirait pas d’établir sa responsabilité dans l’administration du Gouvernement Général, et dans l’un des chapitres les plus sanglants et les plus barbares de l’Histoire nazie, a déclaré lui-même :

« On ne peut pas se débarrasser de tous les poux et de tous les Juifs en un an. » Document PS-2233-c,) (USA-271). Et ce n’est pas pur hasard que ce soit le langage de Hitler. Il continue :

« Pour ce qui est des Juifs, je tiens à vous dire très franchement qu’ils faut les faire disparaître d’une manière ou d’une autre... Messieurs, je dois vous demander de vous dégager de tout sentiment de pitié. Nous devons supprimer les Juifs partout où nous les trouvons, et chaque fois que c’est possible, afin de conserver l’édifice du Reich dans sa totalité. Nous ne pouvons fusiller ou empoisonner 3.500.000 de Juifs, mais il nous sera possible de prendre des mesures qui, de toute façon, mèneront à leur suppression. » Document PS-2233-d,) (USA-281).

En sa qualité de ministre de l’Intérieur, Frick peut-il avoir ignoré la politique d’extermination des Juifs ? En 1941, Heydrich, 1 un de ses subordonnés, écrivait à un autre de ses subordonnés, le ministre de la Justice :

« On peut affirmer, en toute sécurité, qu’à l’avenir, il n’y aura plus de Juifs dans les territoires de l’Est annexés. » R-96 (GB-268).

Peut-il, en sa qualité de Protecteur du Reich en Bohême-Moravie, nier la part qu’il a prise à la déportation, de centaines de milliers de Juifs de son territoire, dans les chambres à gaz d’Auschwitz, situé à quelques kilomètres seulement au delà de la frontière ?

Il n’est pas nécessaire de parler longuement de Streicher. Il est peut-être plus responsable que tout autre du crime le plus effrayant que le monde ait jamais connu. Pendant vingt-cinq ans, sa terrible ambition a été d’exterminer les Juifs. Pendant vingt-cinq ans il a inculqué au peuple allemand la philosophie de la haine, de la brutalité, de l’assassinat. Il l’a poussé et préparé à soutenir la politique nazie, à admettre les persécutions brutales et l’assassinat de millions de ses compatriotes et à y participer. Sans lui, ces choses n’auraient pu se produire. Il y a longtemps qu’il a perdu tout droit à la vie.

Le fait que les accusés Schacht et Funk se sont surtout occupes de questions économiques ne doit pas empêcher le Tribunal de voir leur participation importante au plan général. Schacht prétend qu’il a les mains’ propres. C’est à vous d’en juger. Schacht a joué son rôle en menant Hitler au pouvoir ; il dit qu’il croyait que Hitler était « un homme avec lequel on pouvait collaborer » et a affirmé à celui-ci qu’il pouvait toujours le considérer « comme un aide en qui il pouvait avoir toute confiance. » Document EC-457 (USA-619). Il a aidé les nazis à fortifier leur position et a joué le rôle le plus important dans la collecte chez les industriels de fonds destinés aux élections. Il fut alors chargé de fournir un plan économique et le matériel nécessaire pour déclencher et soutenir une agression. Il connaissait la politique suivie contre les Juifs et connaissait les méthodes employées par Hitler pour affirmer sa puissance ; il savait que son dessein final était l’agression. Mais il continuait à jouer son rôle. Messersmith a récapitulé son travail de la façon suivante :

« Grâce à sa richesse d’invention, son manque de scrupules financiers total et son cynisme absolu, Schacht fut en mesure de soutenir et d’établir la situation des nazis. Il est certain que s’il n’avait pas mis sa compétence au service du Gouvernement nazi et de toutes ses ambitions, il eût été impossible à Hitler et aux nazis de constituer une force armée suffisante pour permettre à l’Allemagne de déclencher une guerre d’agression. » EC-451 (USA-626).

Le fait que c’étaient là les intentions de Schacht a été prouvé très nettement et très tôt, par un rapport secret qui émanait de son ministre de l’Économie, le 30 septembre 1934, document EC-128 (USA-623). J’ai déjà parlé du rapport de son adjoint montrant qu’avant la démission de Schacht, en 1937, on avait, avec une minutie stupéfiante, étudié les plans et les préparatifs pour l’administration de l’économie allemande en temps de guerre.

Document EC-258 (USA-625). Il n’y a rien d’étonnant qu’à l’occasion du 60e anniversaire de Schacht, le ministre de la guerre, von Blomberg, lui ait dit :

« Sans votre aide, mon cher Schacht, cet armement n’aurait pu être réalisé. »

Schacht a dit à la barre des témoins que, dès la seconde moitié de l’année 1934 et la première moitié de 1935, il avait découvert qu’il « avait eu tort de croire » que Hitler conduirait les « forces révolutionnaires » du nazisme dans une voie normale, et qu’il ne faisait rien pour arrêter les excès individuels des membres ou des groupes du Parti. Il poursuivit plutôt une « politique de terreur ».

Cela concorde pleinement avec la déclaration, de Schacht à l’ambassadeur américain, en septembre 1934 :

« ... Le parti de Hitler est absolument décidé à la guerre, et le peuple aussi est prêt et consentant. Seuls quelques membres du Gouvernement sont conscients du danger et ne sont pas d’accord. » Document PS-2832 (USA-58).

Il est impossible de concilier avec ses propres actes les allégations de Schacht selon lesquelles son but dans le Gouvernement consistait à critiquer et à freiner. Il n’avait pas besoin, selon lui, de devenir ministre de l’Économie. Mais il l’est tout de même devenu. En mai 1935, époque où il assuma les fonctions comme Délégué général à l’Économie de guerre, « afin de mettre toutes les ressources économiques au service de la conduite de la guerre et d’assurer l’existence du peuple allemand au point de vue économique », il écrivit à Hitler :

« Toutes les dépenses qui ne sont pas de première nécessité dans les autres domaines doivent cesser et toute la puissance financière, en elle-même petite, de l’Allemagne doit être dirigée vers le seul but : armer. » Document PS-1168 (USA-37).

En mai 1936, lors d’une réunion secrète des ministres nazis, il leur dit que son programme de financement du réarmement signifiait « l’engagement systématique des dernières réserves ». Il dit qu’il poursuivrait sa tâche en restant « animé d’une loyauté inébranlable vis-à-vis du Führer, car il admettait sans réserve l’idée fondamentale du national-socialisme ». Document PS-1301 (USA-123). En 1937, lorsque Hitler lui remit l’insigne d’or du Parti, Schacht demanda à tous ses collaborateurs « ... de se consacrer de tout leur cœur et de toutes leurs forces au Führer et au Reich. L’avenir de l’Allemagne repose entre les mains de notre Führer ». (Document EC-500).

Les « exécutions par pitié », la persécution des Juifs, tout cela devait se savoir à l’époque. Ses mains étaient-elles aussi propres ?

A propos de ces citations, il n’est pas inattendu de voir l’ambassadeur Dodd, que Schacht comptait parmi ses amis, rappeler dans son journal du 21 décembre 1937 :

« Pour autant qu’il déteste la dictature de Hitler de même que la plupart des Allemands les plus éminents, il (Schacht) souhaite l’Anschluss. sans guerre si possible ; avec guerre, si les Etats-Unis ne s’en mêlent pas. » Document PS-2832 (USA-58).

Ces citations font ressortir clairement que Schacht a très bien su et bien plus tôt qu’il ne l’admet lui-même, que le but de Hitler était la guerre. Il reconnaît, cependant, avoir su que le complot qui visait à discréditer von Fritsch signifiait la guerre. Malgré cela, le 9 mars 1938, il accepta sa nomination au poste de président de la Reichsbank pour une période supplémentaire de quatre ans. Il prit part de gaieté de cœur à la prise de possession de l’ancienne banque nationale d’Autriche le 21 mars 1938 et, le 7 juin 1939, il écrivait à Hitler :

« Dès le début, la Reichsbank a été consciente du fait qu’une politique extérieure heureuse ne pouvait être obtenue que par la réorganisation de l’Armée allemande. Cela supposait par conséquent dans une large mesure la responsabilité du financement du réarmement en dépit des dangers que cela entraînait pour la monnaie. La justification en était la nécessité — qui repoussait toutes autres considérations au second plan — de procéder immédiatement à l’armement, cela en partant de rien et de plus en le camouflant, ce qui rendit possible une politique étrangère inspirant le respect. » EC-369 (USA-631).

Ces mots, et d’autres du même genre, ne font qu’illustrer par de belles phrases le fait que Schacht savait que, ai les victimes désignées résistaient, Hitler était prêt à recourir à la guerre pour réaliser ses desseins. L’intelligence de Schacht et sa situation internationale ne font qu’augmenter l’immoralité cynique de ses crimes.

Il faut de plus que Schacht réponde des faits suivants : le Tribunal a vu une preuve ; elle a été apportée par un film qui montre Schacht trottinant obséquieusement aux côtés de Hitler et s’affairant autour de lui en 1940. Bien avant 1943, il a dû connaître le traitement des Juifs et le régime de terreur qui sévissait dans les pays occupés. Pourtant, jusqu’en 1943, Schacht est demeuré ministre sans portefeuille et a prêté son nom et son poids à ce régime d’horreur. Laissera-t-on quelqu’un se vanter de l’avoir fait impunément ?

Funk continua l’œuvre de Schacht. Il avait déjà rendu un service inestimable aux conspirateurs par son organisation du ministère de la Propagande A partir de 1938, il fut ministre de l’Économie, président de la Reichsbank et Délégué général à l’Économie, mobilisant l’économie en vue de la guerre d’agression. Nous le voyons dans tous les domaines ; assistant à la conférence de Göring, le 12 novembre 1938, à la réunion du Conseil de défense du Reich de juin 1939, donnant, dans la première, des conseils pour les textes qui devaient être promulgués contre les Juifs et donnant son avis, dans la seconde, sur l’organisation des camps de concentration et le travail obligatoire. La preuve finale de la satisfaction avec laquelle il envisageait l’agression se trouve dans sa lettre à Hitler du 25 août 1939, la veille de l’invasion de la Pologne :

« Combien nous devons être heureux et reconnaissants envers vous, d’avoir le privilège de vivre cette immense époque aux répercussions mondiales et de pouvoir contribuer aux événements puissants qui se déroulent en ce moment. Le Generalfeldmarschall Göring m’a fait savoir hier soir, mon Führer, que vous aviez approuvé en principe les mesures que j’ai préparées pour financer la guerre, pour fixer le système des salaires et des prix et pour réaliser le projet d’une contribution extraordinaire. J’en suis profondément heureux. A l’aide des proposition-là que j’ai élaborées sur l’étranglement impitoyable de toute consommation non essentielle et de toute dépense publique et de tout budget non nécessaire à la guerre, nous serons en mesure de faire face sans répercussions graves à toutes les demandes financières et économiques. » Document PS-699 (GB-49).

Son rôle pendant la guerre n’a pas besoin d’être évoqué autrement qu’en se reportant au procès-verbal du Comité central du Plan et à son accord avec Himmler sur l’exploitation du butin des SS qui, comme il le savait, arrivait par camions d’Auschwitz et des autres camps de concentration dans les chambres fortes de la Reichsbank Le Tribunal se souviendra aussi de ce document qui montre que son ministère d’e l’Économie recevait d’énormes quantités de vêtements civils pris à ces malheureuses victimes. Document PS-1166 (USA-458).

Dönitz était-il inconscient lorsqu’il adressait à quelques 600.000 hommes de la Marine un discours sur le « poison dissolvant de la juiverie » ? Document PS-2878 (USA-187). C’est Dönitz qui jugea bon de distribuer au personnel de la Marine de guerre la directive de Hitler en vue de faire face à la grève générale de Copenhague aux termes de laquelle « la terreur devait être combattue par la terreur », qui demanda 12.000 travailleurs des camps de concentration pour les chantiers maritimes, recommanda des représailles collectives pour les travailleurs Scandinaves, en raison de l’efficacité que des méthodes similaires avaient eue en France. Document C-195 (GB-24).

Les mains de Raeder ne sont-elles pas tachées du sang de l’assassinat ? Dès 1933, pour employer ses propres termes, il disait :

« Le Chancelier du Reich, Adolf Hitler, avait clairement posé l’exigence politique de mettre sur pied pour le 1er avril 1938 une armée qu’il pourrait jeter dans la balance comme instrument de puissance politique. » Document C-135 (GrB-213).

C’est pourquoi, lorsqu’il reçut régulièrement des ordres de bataille au cas où la politique étrangère de Hitler eût conduit à la guerre, il savait très bien que la guerre était un risque certain si cette politique ne réussissait pas. A maintes reprises, il reçut cet avertissement, d’abord quand l’Allemagne abandonna la Conférence du désarmement, et ensuite au moment des négociations de l’accord naval de 1935, puis au moment de l’affaire de la Rhénanie ; et, plus tard, quand il assista à la fameuse conférence Hossbach. Il a essayé de persuader ce Tribunal qu’il considérait comme de purs bavardages les discours prononcés par Hitler au cours de ces réunions. Nous savons pourtant qu’ils occasionnèrent une crise cardiaque à Neurath. Ses vieux compagnons de service, von Blomberg et von Fritsch, qui furent assez imprudents pour s’opposer à la conférence qui décida du sort de l’Autriche et de la Tchécoslovaquie, furent traités d’une manière qui, selon ses propres paroles, ébranla sa confiance non seulement en Göring mais en Hitler également.

Raeder a-t-il pu ignorer l’assassinat de milliers de Juifs à Libau sur la Baltique ? Document D-841 (GB-414). Vous vous souviendrez du témoignage rapportant que nombre d’entre eux ont été tués dans le port de guerre et que les officiers de marine du. Quartier Général local ont adressé à Kiel un compte rendu sur ces faits. Document L-180 (USA-276). Nous savons maintenant par ce compte rendu du Quartier Général qui concernait les Juifs de Libau, qu’à la fin de janvier 1942 leur nombre était estimé à 11.860 dans ce seul district. Raeder devait tout en ignorer, lui qui, le jour de la tête des Héros, en 1939, lança des appels clairs et convaincants pour combattre la juiverie internationale. Croyez-vous vraiment que lui, qui prétend avoir toujours aidé des Juifs individuellement, n’ait jamais entendu parler des horreurs des camps de concentration et de l’assassinat de millions de personnes ? Il l’a fait pourtant.

Quant à von Schirach, que pouvons-nous dire de lui ? Qu’il eût été préférable de lui attacher une pierre autour du cou ? C’est ce misérable qui a perverti des millions d’enfants allemands innocents de sorte qu’ils ont grandi pour devenir ce qu’ils sont devenus en réalité : des instruments aveugles de cette politique d’assassinats et de domination que ces hommes poursuivaient.

L’infâme « Heu Aktion » par laquelle 40.000 à 50.000 enfants russes ont été enlevés et emmenés en esclavage est un résultat de son œuvre. Vous vous rappelerez les rapports hebdomadaires des SS sur l’extermination des Juifs, qui ont été retrouvés dans son service.

Quel est le crime de Sauckel, dont le Gau abritait l’infâme camp de Buchenwald ? Sauckel peut maintenant chercher à atténuer son ordre de shanghaïer des Français, à nier qu’il a conseillé la pendaison, d’un préfet ou d’un maire afin d’écraser l’opposition, à dire que les mesures impitoyables étaient dues à des divergences entre les services et que les camps pénitentiaires de travail étaient véritablement des établissements de rééducation. Pour vous, qui avez vu les documents qui témoignent des horreurs causées, dont on nous dit maintenant qu’elles étaient le résultat d’une nécessité : le besoin pressant de main-d’œuvre pour alimenter la machine de guerre nazie ; pour vous qui avez entendu et lu des rapports sur les conditions dans lesquelles 7.000.000 d’hommes, de femmes et d’enfants, arrachés à leur foyer, ont été emmenés sur ses ordres, en esclavage, il n’est pas besoin d’autre preuve de sa culpabilité.

Papen et Neurath — même si nous voulons passer avec indulgence sur l’activité de celui-ci en Tchécoslovaquie — sont dans le même cas que Raeder. Comme lui ils ont invoqué l’ancienneté de leur famille et l’honneur de leurs fonctions, facteurs qui entraînent une grande responsabilité et dont des hommes comme Ribbentrop et Kaltenbrunner sont déliés.

Pendant les dix-huit mois qu’il a employés pour faire monter Hitler au pouvoir, Papen a pu savoir que le Gouvernement de Hitler signifiait l’oppression des adversaires, le mauvais traitement des Juifs et la persécution des Églises, y compris la sienne. Ses amis politiques d’alors avaient été tués ou envoyés dans des camps de concentration, tels von Schleicher et Bredow. Il avait lui-même été arrêté, deux membres de son cabinet avaient été abattus et un autre obligé d’assister à cet assassinat. Rien de tout cela n’était ignoré de von Papen qui resta pourtant à son poste.

En 1935, Papen écrivait des lettres flatteuses à Hitler et peu après nous le trouvons en Autriche, travaillant pour un homme qu’il savait être un assassin, sapant un régime pour lequel il prétendait ouvertement avoir de la sympathie. Même après l’Anschluss, il travailla encore pour un régime qu’il savait employer l’assassinat comme instrument de politique ; et après avoir eu encore un autre secrétaire assassiné, il était prêt à accepter un poste en Turquie. Le Concordat avec sa propre Église, qu’il avait négocié lui-même, est traité comme un « chiffon de papier », pour employer ses propres paroles, et son attitude est outrageante pour les catholiques, des archevêques aux simples croyants. Il a déclaré : « Hitler est le plus grand escroc qui ait jamais vécu ». Le sachant trop bien, von Papen lui donna son appui et sa coopération parce que sa soif de puissance et d’honneurs lui fit croire que « mieux valait régner en Enfer que servir au Paradis », phrase qui résume toute l’affaire pour le Ministère Public.

La Défense a cherché à dépeindre Papen comme un défenseur de la paix. S’il préférait atteindre les objectifs du complot par des méthodes de brutalité et de chantage plutôt que par une guerre ouverte, la raison peut être celle qu’il nous donne dans ses propres déclarations, c’est-à-dire qu’il craignait « si une guerre mondiale devait éclater, que la situation de l’Allemagne devînt sans espoir ».

Quant à Seyss-Inquart, vous vous rappelez les instructions que lui donna Göring le 26 mars 1938, PS-3460 (USA-437), pour entreprendre les mesures antisémites en Autriche, suivies du rapport du 12 novembre rédigé par un de ses subordonné. En ce qui concerne les Juifs de Hollande, il admet avoir su qu’ils allaient être déportés, mais dit qu’il était sans pouvoir pour l’empêcher, du fait que l’ordre venait de Berlin. Il reconnaît plus tard qu’il savait que ces Juifs étaient envoyés à Auschwitz, mais qu’il s’était enquis d’eux et qu’on lui avait répondu qu’ils étaient bien. Il se serait occupé de leur faire envoyer du courrier d’Auschwitz en Hollande. Est-il vraisemblable que Seyss-Inquart, qui admet avoir eu connaissance des crimes collectifs perpétrés contre les Juifs en Hollande, par exemple, « de l’action destinée à forcer les Juifs à se faire stériliser », qui admet que de nombreux et graves excès ont été commis dans les camps de concentration de Hollande, ce qu’il considérait « comme presque inévitable » en temps de guerre, qui reconnaît qu’en comparaison des autres camps « ce n’était peut-être pas si mal en Hollande », est-il possible qu’il eût réellement été induit à penser, comme il le dit lui-même, que les gens à Auschwitz étaient « relativement bien » ?

Nous en arrivons maintenant aux accusés Speer et Fritzsche qui ont pu apparaître sous les traits de techniciens au cours de ce Procès. Speer a admis que sa responsabilité dans la conscription des travailleurs a contribué à porter le nombre total des travailleurs sous ses ordres à 14.000.000. Il a déclaré que, lorsqu’il a pris ses fonctions en février 1942, tous les crimes et toutes les violations du Droit international dont on pourrait l’accuser s’étaient déjà produits. Néanmoins il a poursuivi en disant :

« Les travailleurs ont été amenés en Allemagne contre leur volonté. Je ne voyais aucune objection à cela. Au contraire, pendant la première période jusqu’à l’automne 1942, j’ai employé certainement toute mon énergie à faire amener de cette façon en Allemagne le plus grand nombre possible de travailleurs. »

Plus tard, des travailleurs ont été mis à sa disposition par Sauckel et il eut la responsabilité de la priorité de leur affectation.

Il a reconnu avoir reçu 1.000.000 de travailleurs soviétiques en août 1942. Le 4 janvier 1944, il exigea 1.300.000 travailleurs pour l’année qui commençait. Speer n’a fourni aucune défense pour cette conscription des travailleurs, mais il a prétendu que, dès 1943, il avait encouragé le maintien en France de travailleurs français, ce qui est une simple question d’atténuation. La modération des procédés de Speer ne doit pas dissimuler le fait que cette politique, qu’il a adoptée et appliquée de bon cœur, signifiait la misère la plus épouvantable et la souffrance pour des millions de familles russes et autres.

Voilà qui démontre une fois de plus le dédain absolu du sort des autres peuples qui est le fil sordide qui court à travers tous les éléments de preuve de ce Procès. Aucun sursaut moral en faveur du peuple allemand, je répète : du peuple allemand, à la fin de la guerre, ne peut compenser sa participation à cette horrible action.

Eh ce qui concerne le traitement des travailleurs étrangers, Speer estime d’un point de vue général que les témoignages du Ministère Public sont simplement quelques mauvais exemples isolés qui ne devraient pas être considérés comme des faits généraux. S’ils représentaient la situation générale, il en accepterait la responsabilité. Le Ministère Public est d’avis que ses preuves dans leur ensemble donnent un témoignage décisif du caractère général de ces mauvaises conditions.

Neurath, qui a dit au Tribunal qu’il était entré dans le Gouvernement de Hitler afin de le maintenir dans une attitude pacifique et courtoise, savait au bout de quelques semaines que les Juifs étaient persécutés, que des journaux étrangers et allemands aussi citaient les chiffres officiels de 10.000 à 20.000 internés. Il savait qu’on détruisait, en tant que forces politiques, l’opposition, les communistes les syndicalistes et les sociaux-démocrates. L’épuration sanglante suivit ; cependant il continua à aider Hitler à violer le Traité de Versailles. Nous avons le témoignage de Paul Schmidt qui nous montre que l’assassinat de Dollfuss et la tentative de putsch en Autriche avaient sérieusement troublé les diplomates de carrière du ministère des Affaires étrangères tandis que le Pacte d’assistance mutuelle entre la France et l’Union Soviétique leur apparaissait comme un nouveau et très grave avertissement des conséquences possibles de la politique étrangère allemande.

« A cette époque, les fonctionnaires de la carrière exprimèrent au moins leurs réserves au « ministre des Affaires étrangères Neurath. Je ne sais si Neurath, à son tour, a transmis à Hitler ces expressions d’inquiétude. » Document PS-3308 (GB-288).

Cependant, alors que Raeder donnait des ordres sur le danger de montrer « de l’enthousiasme pour la guerre », von Neurath voudrait vous faire croire qu’il ne s’était pas rendu compte de ses progrès. Autant que Raeder, il a clairement vu les événements qui survenaient, document C-194 (USA-55), et y a participé, tels les réunions secrètes, le traitement infligé à von Blomberg et à von Fritsch. C’est lui qui, à l’époque de l’Anschluss, bien qu’il ne fût plus ministre des Affaires étrangères, donna l’appui d’un nom dont on ne remarquait pas encore les taches à l’œuvre de Hitler en transmettant des mensonges pour démentir la note britannique et en rassurant les Tchèques. Ces assurances d’apaisement ne devraient jamais être oubliées. Peu de gens sont plus Sinistrement cyniques que von Neurath qui, après avoir participé à la conférence Hossbach, dit solennellement à M. Mastny que Hitler s’en tiendrait au traité d’arbitrage avec la Tchécoslovaquie. A peine Hitler était-il entré dans Prague, qu’il devint Protecteur de Bohême et de Moravie. Vous l’avez entendu admettre qu’il avait appliqué tous les décrets relatifs au traitement des Juifs qui avaient été promulgués en Allemagne entre 1933 et 1939.

Le travail de Fritzsche consistait à organiser toute la presse allemande, afin d’en faire « un instrument permanent du ministère de la Propagande », document PS-3469 (USA-721). La propagande a été le facteur le plus puissant de toute la stratégie nazie. A son tour, la propagande a fait de toute la presse son arme la plus efficace. Le fait que Fritzsche ait participé aux actes de son organisme en toute connaissance de cause réside dans la tentative de laver de toute accusation, les campagnes de propagande qui ont conduit aux diverses agressions qu’il mentionne dans son affidavit. Comme il l’a dit : « Toutes les nouvelles que je censurais étaient tendancieuses mais non inventées ». Document PS-3469 (USA-721). Il est inconcevable que, lorsqu’il était appelé, à maintes et maintes reprises, à diriger ce qu’on désignait expressément sous le terme de campagne, et que, chaque fois, il en voyait les résultats pratiques, il ne se fût pas rendu compte de la malhonnêteté avec laquelle était conduite la politique allemande ou que le but du Gouvernement nazi était la guerre d’agression. Ses capacités personnelles de speaker firent de lui, en fait, un commentateur officiel. Pour citer ses propres paroles :

« Je me permettrai d’ajouter que je sais très bien que dans les secteurs perdus du front ou dans les colonies allemandes à l’étranger, mes allocutions à la radio étaient considérées comme une boussole politique. »

Il a souligné le fait que dans ces commentaires il avait toute liberté. Doit-on douter que c’était parce qu’il était prêt à diffuser tous les mensonges que désirait Goebbels ? Il a parlé lui-même de l’emploi qui était fait de son influence : « On m’a demandé de plus en plus d’éveiller la haine contre les individus et contre les systèmes ». (Audience du 26 juin 1946, tome XVII, page 151.) Vous en avez vu un échantillon dans son communiqué sur l’Athenia, document D-912 (GB-526). Dès 1940, il s’était suffisamment dégagé de la retenue qu’il a essayé d’afficher à la barre des témoins, pour traiter les Polonais de « race inférieure » et de « bêtes à forme humaine » (document URSS-492).

Le 18 décembre 1941 il a fait allusion au sort des Juifs d’Europe dans les termes suivants :

« Le sort des Juifs en Europe est devenu aussi pénible que le Führer l’avait prévu en cas de guerre européenne. Après l’extension de cette guerre suscitée par le Juif, il est possible que ce sort pénible gagne le Nouveau Monde, car vous ne pouvez guère supposer que les nations du Nouveau Monde pardonneront aux Juifs la misère que ne leur a pas pardonnée l’ancien Continent. » Document PS-3064 (USA-723).

Il y a eu peu d’accusation plus terrible ou provocatrice de haine dans l’atmosphère empoisonnée créée par les mensonges nazis contre les Juifs que celle d’avoir provoqué la guerre qui a apporté de telles souffrances à l’Humanité. Et pourtant cet accusé intelligent et cultivé s’y est prêté délibérément. Il est difficile d’imaginer un éloge plus écœurant ou plus dénué de sentiments de l’agression de Hitler que son discours du 9 octobre 1941 qui contenait ces mots :

« ... et nous sommes particulièrement reconnaissants de ces victoires-éclair parce que, comme le Führer l’a fait remarquer vendredi dernier, elles nous ont donné la possibilité d’entreprendre l’organisation de l’Europe et de ramasser les trésors de ce vieux continent, même au milieu d’une guerre, sans que des millions et des millions de soldats allemands montent la garde. » (Document PS-3064.) La raison pour laquelle Fritzsche était prêt à cacher les mauvaises actions de ses maîtres peut être trouvée dans le principe de sa propagande :

« Ce n’est pas le détail qui est décisif dans cette institution qui sert à l’édification des gens. Ce qui est décisif, c’est la base fondamentale et dernière sur laquelle est édifiée la propagande. Ce qui est décisif, c’est la croyance à la propreté de la direction de l’État, sur laquelle tout journaliste doit compter. »

Fritzsche a entretenu pratiquement jusqu’à la fin les meilleures relations avec le Dr Goebbels. Si le Tribunal examine le tableau que les autres accusés ont brossé de Goebbels en faisant de lui un radical intransigeant et un antisémite violent, il est difficile de s’imaginer que la vénération de son collaborateur le plus intime ait pu être basée sur une ignorance naïve. Le Ministère Public estime qu’il est ridicule qu’un tel homme essaye de vous persuader que c’était en raison de son ignorance de ces horreurs qu’il continuait à exhorter et à persuader le peuple allemand de suivre le chemin qui le conduisait à sa perte. Fritzsche partage, avec Streicher, Rosenberg et Schirach, la responsabilité de la complète dégradation du peuple allemand ; de sorte « qu’ils ferment les portes à la pitié de l’Humanité ». C’est à cause d’eux que se sont déroulées des scènes comme celle du cimetière juif de Schwetz, ce dimanche matin d’octobre 1939 où deux cents honnêtes soldats de la Wehrmacht de Keitel ont regardé sans protester assassiner les femmes et les enfants chargés sur des voitures. Vous vous souvenez du récit que trois d’entre eux ont fait :

« ...Samedi, j’ai appris par un camarade que ce matin-là on avait tué un grand nombre de Polonais dans le cimetière juif de Schwetz. Le récit de ces exécutions courait sur les bouches de tous les soldats cantonnés à Schwetz. C’est pourquoi je me suis rendu le dimanche matin avec la plus grande partie de mes camarades de compagnie au cimetière juif, où nous avons attendu en vain jusqu’à neuf heures... quand un autobus plus grand rempli de femmes et d’enfants entra dans le cimetière.. . Nous avons vu alors comment un groupe composé d’une femme et de trois enfants fut conduit à une fosse qui avait été préparée. La femme dut descendre dans la fosse et prit sur le bras son plus jeune enfant ; les deux autres enfants lui furent tendus par deux hommes du peloton d’exécution. La femme dut s’étendre à plat ventre dans la fosse, le visage vers la terre et ses trois enfants à sa gauche, dans la même position. C’est alors que quatre hommes du peloton descendirent dans la fosse, dirigèrent leurs armes de telle sorte que l’ouverture des canons était à trente centimètres environ des nuques et fusillèrent ainsi cette femme et ses trois enfants... Neuf à dix groupes de femmes et d’enfants, composés de quatre chaque fois, furent exécutés dans la même fosse. Après l’exécution du troisième ou quatrième groupe, deux camarades furent amenés pour pelleter. Deux cents soldats de la Wehrmacht environ ont assisté à ces exécutions à une trentaine de mètres.

« Un peu plus tard, un deuxième autobus arriva au cimetière, chargé d’hommes. Parmi eux se trouvait encore une femme. Ces hommes furent répartis par groupes de quatre, durent descendre dans les fosses où les cadavres étaient à peine recouverts de sable et s’étendre à plat ventre dans le sens de la longueur, pour être exécutés d’un coup dans la nuque par les quatre hommes du peloton. » (Document URSS-342.)

On vous demande de croire que ces vingt et un ministres et haut dignitaires de l’État ignoraient ces faits et ne peuvent pas en avoir été responsables. Il vous appartiendra de décider.

Il y a longtemps, Goethe a dit du peuple allemand qu’un jour son destin le surprendrait :

« Le destin les frappera, parce qu’ils se sont trahis eux-mêmes et n’ont pas voulu être ce qu’ils sont. Il faut déplorer qu’ils ne connaissent pas le charme de la vérité et il est désagréable que ce brouillard, cette fumée et ce manque de mesure digne des vandales leur soient si chers. Il est pitoyable qu’ils se donnent ingénument à n’importe quel triste gredin. qui fait appel à leurs instincts les plus bas, les confirme dans leurs vices et leur apprend à considérer leur nationalité comme l’isolement et la brutalité. »

Avec quel accent prophétique il a parlé ! Car voilà les tristes gredins qui ont fait tout cela.

Quelques-uns, peut-être, sont plus coupables que d’autres. Quelques-uns ont joué un rôle plus actif et plus direct que les autres dans ces crimes effrayants. Mais lorsque ces crimes sont tels que ceux dont vous avez à vous occuper ici : mise en esclavage, exécutions en masse et guerre mondiale, lorsque les conséquences de ces crimes sont la mort de plus de 20.000.000 de nos semblables, la dévastation d’un continent, la propagation, dans tout le monde, d’une tragédie, de souffrances indicibles, comment le fait pour certains d’entre eux d’avoir eu une participation moins importante que d’autres, d’avoir, pour certains, été les auteurs principaux, et pour d’autres, de simples complices, peut-il constituer une circonstance atténuante ? Qu’importe si certains n’ont perdu le droit à la vie qu’un millier de fois, alors que d’autres méritent un million de fois la mort ?

Dans un sens, le sort de ces hommes a peu d’importance ; leur pouvoir personnel de faire le mal est détruit à jamais ; ils se sont accusés et discrédités les uns les autres et ont enfin détruit la légende dont ils avaient entouré l’image de leur chef. Mais le sort qui leur est réservé doit encore avoir de grandes conséquences, car les relations vraies et justes entre les nations du monde, l’espoir d’une collaboration internationale future dans l’application du Droit et de la Justice, dépendent de vous. Ce Procès doit constituer une étape dans l’Histoire de la civilisation, non seulement pour imposer la justice à ces coupables, non seulement pour montrer que le Droit à la fin triomphera du mal, mais aussi pour que l’homme du peuple qui habite ce monde (et ici je ne fais aucune différence entre amis et ennemis) soit maintenant déterminé à faire triompher l’individu sur l’État. L’État et le Droit ont été créés afin d’aider l’homme à vivre une vie plus complète, un idéal plus élevé et à atteindre une plus grande dignité. Les États peuvent être grands et puissants. Ce sont finalement les droits de l’homme qui, tous les hommes étant faits à l’image de Dieu, sont la base de tout. Lorsque l’État, soit parce que, comme ici, ses chefs ont désiré la puissance et l’espace ou sous le prétexte spécieux que la fin justifie les moyens, s’attaque à ces choses, elles peuvent pour un ’temps devenir obscures et disparaître. Mais elles subsistent, finalement, s’imposeront plus fortement encore et leur présence se manifestera davantage. Et ainsi, après cette épreuve à laquelle elle a été soumise, l’Humanité elle-même qui lutte maintenant pour rétablir dans tous les pays du monde les concepts communs et simples, de liberté, d’amour, de compréhension vient devant ce Tribunal et vous implore : « Voici nos lois. Faites-les appliquer ».

Alors, ces autres paroles de Goethe se traduiront en faits, non seulement, comme nous devons l’espérer, pour le peuple allemand, mais pour toute la communauté humaine :

« C’est ainsi que les Allemands devraient agir, en offrant au monde et en recevant de lui, les cœurs largement ouverts à toute admiration féconde, grands par la compréhension et l’amour, leur rôle de médiateurs et leur esprit. C’est ainsi qu’ils devraient être ; c’est là leur destinée. »

Quand le moment sera venu de porter votre jugement, vous vous rappellerez l’histoire de Gruber, non pas avec des sentiments de vengeance, mais fermement décidés à ne pas tolérer que ces faits se reproduisent.

« Le père » — vous vous en souvenez — « montrait le ciel du doigt et semblait dire quelque chose au petit garçon. »

LE PRÉSIDENT

L’audience est levée.

(L’audience sera reprise le 29 juillet 1946 à 10 heures.)