CENT QUATRE-VINGT-NEUVIÈME JOURNÉE.
Lundi 29 Juillet 1946.

Audience du matin.

LE PRÉSIDENT

Je dorme la parole à M. Champetier de Ribes, Procureur Général français.

M. AUGUSTE CHAMPETIER DE RIBES (Procureur Général français)

Monsieur le Président, Messieurs. Au moment de présenter le réquisitoire du Ministère Public français, je demande au Tribunal la permission de dire l’admiration et la reconnaissance de mon pays pour l’objectivité et la sérénité avec lesquelles ces débats ont été conduits.

Depuis neuf mois, plus de quinze ans d’histoire sont évoqués à cette barre.

Les archives de l’Allemagne, celles que les nazis n’ont pas pu brûler avant leur défaite, nous ont révélé leurs secrets.

Nous avons entendu de nombreux témoins, dont les souvenirs, sans ce Procès, auraient été perdus pour l’Histoire.

Tous les faits ont été exposés avec une objectivité rigoureuse qui n’a jamais laissé de place à la passion, ni même à la sensibilité. Le Tribunal a écarté des débats tout ce qui lui paraissait insuffisamment démontré, tout ce qui aurait pu paraître dicté par l’esprit de vengeance.

C’est que l’intérêt de ce Procès est avant tout celui de la vérité historique.

Grâce à lui, l’historien de l’avenir comme le chroniqueur d’aujourd’hui saura la vérité sur les événements politiques, diplomatiques, militaires, de la période la plus tragique de notre Histoire ; il connaîtra les crimes du nazisme aussi bien que les hésitations, les faiblesses, les omissions des démocraties pacifiques.

Il saura que l’œuvre de vingt siècles d’une civilisation qui se croyait éternelle a failli s’écrouler devant le retour d’une nouvelle forme de l’antique barbarie plus sauvage d’être plus scientifique.

Il saura que les progrès de la technique, que les moyens modernes de la propagande, que les procédés sataniques d’une police, bravant les règles les plus élémentaires de l’Humanité, ont permis à une minorité de criminels de déformer en quelques années la conscience collective d’un grand peuple et de transformer cette nation dont le Dr Sauter, à la fin de sa plaidoirie pour Schirach, disait qu’elle était fidèle, loyale et pleine de vertus, et de transformer la nation de Goethe et de Beethoven en celle de Hitler, de Himmler et de Goebbels, pour ne parler que des morts.

Il saura que les crimes de ces hommes a été essentiellement d’avoir conçu le plan gigantesque d’une domination universelle et d’avoir voulu le réaliser par tous les moyens.

Par tous les moyens, c’est-à-dire sans doute par la violation de la parole donnée et par le déclenchement de la pire des guerres d’agression, mais surtout par l’extermination méthodique, scientifique, de millions d’êtres humains et notamment de certains groupes nationaux ou religieux, dont l’existence gênait l’hégémonie de la race germanique.

Crime si monstrueux, si inconnu dans l’Histoire depuis l’ère chrétienne jusqu’à la naissance de l’hitlérisme, qu’il a fallu créer le néologisme de « génocide » pour le caractériser, qu’il a fallu accumuler les documents et les témoignages pour le croire possible.

Que pour la honte des temps où nous vivons ce crime fût possible, la parfaite collaboration des quatre Ministères Publics a permis d’en faire la preuve et, dans le cadre des chefs d’accusation qu’elle s’était réservés, la France croit avoir apporté son concours à l’œuvre commune.

Alors que, devant le Tribunal, les accusés et leurs défenseurs ont abondamment parlé, comme d’un principe évident, de la protection due aux populations civiles innocentes, nous avons établi que les accusés ont délibérément violé ce principe en traitant ces populations civiles avec le plus parfait mépris de la vie humaine. Est-il besoin de rappeler la phrase terrible de l’accusé Keitel : « La vie humaine dans les territoires occupés vaut moins que rien » ?

Renouant une tradition que symbolisent les pratiques les plus primitives de la guerre, les accusés ont remis en honneur le système des otages. Ils ont donné sous leur signature des ordres généraux pour la capture et pour l’exécution de milliers de martyrs. En France seulement, 29.000 otages ont été fusillés.

Nous savons que les combattants de la résistance dont les accusés, aujourd’hui, admirent le patriotisme, ont été massacrés, torturés, internés en vue de leur extermination lente. Que sous le prétexte de représailles, soit en exécution d’ordres, soit par l’action de cruautés individuelles que couvrait la complicité du commandement, des civils, choisis avec un arbitraire absolu ont été exécutés, que des villages entiers ont été brûlés : Oradour-sur-Glane, Maillé en France, Putten en Hollande, ne se sont pas relevés de leurs ruines

Nous avons tous présents à l’esprit les ordres atroces pris dans le secteur d’opérations du maréchal Kesselring, pour combattre par la terreur l’action des partisans. Nous y avons vu un officier ordonner à titre de représailles l’extermination de cinquante, de cent ou de tous les hommes d’une région, pour répondre à des actes isolés dirigés contre l’Armée allemande. L’exécution de cet ordre s’autorisait d’instructions du commandant du théâtre d’opérations, qui agissait lui-même sur des instructions plus générales de l’accusé Keitel. Cet exemple illustre la parfaite collaboration des cadres nationaux-socialistes et de l’État et plaide, s’il en est encore besoin, pour la responsabilité solidaire des dirigeants du régime.

Nous savons que des milliers d’hommes ont été enlevés à leurs foyers et contraints de forger des armes contre leur propre pays.

Les mauvais traitements appliqués aux combattants nous ont blessés plus douloureusement encore, car l’Allemagne, qu’il s’agisse de l’Allemagne traditionnelle, de l’Allemagne nazie au pouvoir ou de la même Allemagne exposant les pauvres arguments de sa défense sur le banc des accusés, s’est toujours réclamée des règles universelles de l’honneur militaire et du respect dû à tous les combattants. Et cependant nous avons vu Keitel lui-même, le champion de ces idées au point de les rappeler en conclusion de sa déclaration à la barre des témoins, presser la Wilhelmstrasse et son coaccusé Göring d’approuver ses propositions criminelles sur le traitement des aviateurs tombés en leur pouvoir.

Des documents comme la déposition de Grunner ne permettent pas de contester que les ordres criminels tendant à l’extermination ou au lynchage des aviateurs aient été bien mis sous forme réglementaire et transmis aux organismes chargés de les exécuter.

Aucun doute ne subsiste sur les principes qui ont présidé à la rédaction de l’ordre concernant les commandos, ni sur l’exécution de cet ordre sur les divers théâtres d’opérations. L’Accusation a fourni sur ce point un faisceau éclatant de preuves.

Notre saisissement a été plus grand encore d’acquérir la certitude que des ordres cruels ont été donnés pour exécuter ou interner en vue de leur extermination des hommes déjà réduits à merci par leur détention dans des camps de prisonniers. La sinistre affaire de Sagan, souvent évoquée au cours de ces débats, est présente à nos mémoires ; les accusés eux-mêmes se bornent à tenter d’éluder leurs responsabilités personnelles sans méconnaître l’atrocité ni la réalité des faits. Nous avons montré comment les officiers ou les sous-officiers réfractaires évadés, dont les antécédents et l’attitude révélaient la force morale, étaient exterminés par l’action Kugel.

Enfin, l’Allemagne nazie a dévoilé son plan d’expansion et de domination mondiale en organisant systématiquement l’extermination des populations dont elle occupait le territoire.

Cette action, dont nous avons apporté les preuves, s’est effectuée d’abord par la destruction politique, économique et morale des nations occupées. Les moyens en ont été la saisie brutale ou graduelle de la souveraineté ou l’immixtion minutieuse de l’autorité allemande dans tous les domaines, la mise au point et l’exécution implacable d’un programme de pillage économique, afin d’aboutir à l’épuisement du pays occupé et sa mise à la discrétion absolue de l’occupant ; en définitive, la nazification de l’État et des personnes associées à la destruction des valeurs culturelles et morales.

Mais cette extermination méthodique s’est effectuée aussi dans le domaine concret des massacres systématiques de personnes.

Est-il besoin de rappeler ce que furent ces gigantesques exterminations de groupes présumés inassimilables au monde national-socialiste, l’immense cimetière des camps de concentration où 15.000.000 d’hommes ont péri, l’œuvre abominable des Einsatzgruppen décrite avec une irréfutable précision par le général Ohlendorf ?

Nous croyons aussi avoir établi la preuve de ces tentatives d’extermination pernicieuse qui, à l’examen, sont l’une des expressions les plus parfaites de la politique suivie par les accusés. Je veux parler de la sous-alimentation délibérée à laquelle ont été soumis les non-Allemands tombés à un titre quelconque sous l’autorité nazie, peuples entiers affamés à titre de représailles, civils des territoires occupés durement rationnés dans le cadre du pillage du territoire. Le Tribunal se rappellera le discours de Göring aux Gauleiter, qui a été déposé sous le numéro UKSS-170 :

« Il m’est absolument indifférent que vous me disiez que vos gens tombent d’inanition. Que cela leur arrive, pourvu qu’aucun Allemand ne meure de faim. »

Et encore, à propos de la Hollande :

« Nous n’avons pas pour mission de nourrir un peuple qui, intérieurement, nous repousse. Si ce peuple est à ce point faible qu’il ne puisse plus lever la main là où nous ne l’utilisons pas au travail, tant mieux... »

La famine, la misère physiologique et la réduction du potentiel de vie qui en est résulté, cela entre, comme l’épuisement lent des internés politiques et des prisonniers de guerre, dans le plan d’extermination des populations pour libérer l’espace vital allemand.

A la même idée se rattache la détention en captivité ou semi-captivité, dans le cadre des déportés du travail, d’hommes jeunes et sains dont la présence au foyer était nécessaire à l’avenir de leur pays.

Tout cela nous est confirmé par les résultats des derniers recensements.

Ils nous apprennent que tous les pays occupés par l’Allemagne ont vu diminuer leur population de 5% à 25%, tandis que l’Allemagne est le seul pays d’Europe qui ait vu croître la sienne.

De tous ces crimes, nous avons fait la preuve. Après le dépôt de nos documents, après l’audition des témoins, après la projection des films à laquelle les accusés eux-mêmes n’ont pu assister sans frémir d’horreur, nul au monde ne pourra prétendre que les camps d’extermination, les prisonniers fusillés, les populations massacrées, les montagnes de cadavres, les troupeaux humains, mutilés dans leur chair et dans leur âme, les instruments de torture, les chambres à gaz et les fours crématoires, nul ne pourra prétendre que tous ces crimes n’ont existé que dans l’imagination des propagandistes anti-allemands.

Aussi bien aucun des accusés n’a-t-il contesté la véracité des faits que nous avons rapportés. Faute de pouvoir les nier, ils tentent seulement de dégager leur responsabilité en en chargeant la mémoire de ceux de leurs complices qui se sont fait justice.

« Nous n’avons rien connu de ces horreurs, disent-ils ou bien : Nous avons tout fait pour les empêcher, mais Hitler, tout puissant, ordonnait et n’admettait pas que l’on désobéît ni même que l’on démissionnât. Nous n’avons rien su », disent-ils. Pauvre défense ! A qui feront-ils croire qu’ils étaient les seuls à ne rien connaître de ce que le monde entier savait, et que leurs postes d’écoute ne leur ont jamais parlé des avertissements solennels qu’à la radio les chefs des Nations Unies ne leur ont pas ménagés.

Ils ne pouvaient désobéir aux ordres de Hitler, ils ne pouvaient même pas démissionner ? Allons donc ! Hitler pouvait sans doute disposer de leur corps mais non de leur volonté ; en lui désobéissant, ils auraient peut-être perdu leur liberté, peut-être même la vie : ils auraient du moins conservé leur honneur. La lâcheté n’a jamais été une excuse ni même une circonstance atténuante.

La vérité, c’est que tous connaissaient parfaitement, pour avoir participé à son élaboration, la doctrine du national-socialisme et sa volonté de domination universelle, qu’ils savaient fort bien à quels crimes monstrueux elle entraînait fatalement ses adeptes et ses exécutants, que tous en avaient accepté la responsabilité, comme tous profitaient des avantages matériels et moraux que leur régime prodiguait.

Mais ils se croyaient assurés de l’impunité parce qu’ils étaient sûrs de la victoire et que, devant la force triomphante, la question ne se poserait pas de savoir s’il y avait une justice. Ils se persuadaient que, comme cela s’était produit après la guerre de 1914, aucune juridiction internationale ne pourrait jamais les poursuivre. Ils ont cru que serait vrai toujours le jugement pessimiste de Pascal sur la justice humaine dans les relations internationales : « La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi, ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste ».

Ils se sont trompés. Depuis Pascal, lentement mais sûrement, la notion de morale et de justice s’est fait jour et a pris corps dans la coutume internationale des nations civilisées, et pour sauver le monde de la barbarie, la victoire des Nations Unies a fait qu’aujourd’hui la force se rencontre avec la justice, cette justice que rappelle la Charte instituant votre Tribunal et que votre sentence sanctionnera.

Le Tribunal se souvient sans doute qu’en conclusion de son exposé des charges de l’Accusation, le Ministère Public français a précisé les responsabilités de tous les accusés « coupables d’avoir, en leur qualité de principaux chefs hitlériens du peuple allemand, conçu, voulu, ordonné ou seulement toléré par leur silence que des assassinats ou autres actes inhumains soient systématiquement commis, que des violences sur des prisonniers de guerre ou des civils soient systématiquement exercées, que des dévastations sans justification soient systématiquement commises, comme moyen délibéré d’accomplir leur dessein de dominer l’Europe et le monde par la terreur, et d’exterminer des populations entières afin d’étendre l’espace vital du peuple allemand ».

Il nous reste seulement à démontrer que les débats qui se sont déroulés devant vous n’ont fait que confirmer et renforcer les accusations et les qualifications qu’au début du Procès nous formulions déjà contre les grands criminels, qu’en exécution de la Charte et pour satisfaire aux exigence de la Justice les Nations Unies ont déférés à votre Tribunal.

Je demande au Tribunal de permettre à M. Dubost de faire cette démonstration.

M. CHARLES DUBOST (Procureur Général adjoint français)

Tels sont les faits exposés par la Délégation française. Leur rappel était nécessaire pour témoigner de nos apports à ce Procès. Mais nous n’entendons pas disjoindre notre œuvre de l’ensemble tel qu’il résulte des exposés des trois autres délégations et des débats. C’est en nous fondant sur cet ensemble que nous allons poursuivre notre réquisitoire et examiner la responsabilité personnelle des accusés.

Pris un à un, les faits dont ils sont responsables se ramènent à des meurtres, à des vols qualifiés et autres offenses graves contre les personnes et les biens, qui sont toujours châtiés dans tous les pays civilisés. M. de Menthon l’a déjà montré dans son discours introductif.

Les accusés n’ont pas matériellement commis ces crimes, ils se sont contentés de les ordonner. Ils sont donc des complices, au sens technique du mot dans notre Droit français. A quelques différences de forme près, dans la plupart des pays, les auteurs des offenses graves et ceux qui s’en sont fait les complices sont punis de la peine de mort ou de peines très sévères : travaux forcés, réclusion. Telle est la coutume anglo-saxonne. Cela résulte aussi en France de l’application des articles 221 et suivants, 379 et suivants, 59 et suivants du Code pénal français. L’article 211 du Code pénal allemand punit en Allemagne l’assassinat, l’article 212 le meurtre, les articles 223 à 226 les tortures, l’article 229 l’empoisonnement et le meurtre par les gaz, l’article 234 la mise en esclavage, la réduction en servage, l’incorporation en vue d’un service militaire à l’étranger, les articles 242 et 243 les vols et les pillages, l’article 130 la provocation de la population à la violence. Le cas des complices et des co-auteurs est prévu par les articles 47 et 49.

Des dispositions analogues existent dans la législation soviétique, ainsi que dans toutes les législations de tous les grands pays civilisés. Que dirigeants du Reich, complices du Führer, ces hommes soient tous responsables des crimes commis sous leur règne, que devant la conscience universelle leur responsabilité soit plus lourde que celle des simples exécutants, deux accusés : Frank et von Schirach, l’ont reconnu. Frank a dit :

« Je n’ai jamais créé de camps d’extermination de Juifs. Je n’ai jamais non plus favorisé l’existence de ces camps, mais si Adolf Hitler a chargé son peuple de cette responsabilité effrayante, cette responsabilité m’incombe à moi aussi, car nous avons mené la lutte contre les Juifs pendant des années, nous avons fait toutes sortes de déclarations contre eux... »

Et ces derniers mots de Frank condamnent, avec lui, tous ceux qui, en Allemagne ou ailleurs, poursuivirent la campagne d’excitation contre les Juifs.

Retenons encore la réponse de Frank à la question que lui posa son défenseur sur les charges relevées par l’Acte d’accusation. Elle vaut contre tous les accusés, et davantage encore contre ceux qui furent plus près de Hitler que lui :

« En ce qui concerne ces charges, je dirai simplement ceci : je prie le Tribunal de décider de l’étendue de ma culpabilité à la fin de ces débats, mais je voudrais dire personnellement qu’à la suite de tout ce que j’ai vu au cours de ces cinq mois de Procès, ce qui m’a permis de me faire une vue d’ensemble sur tout ce qui a été commis d’horrible, j’ai le sentiment d’une culpabilité profonde en moi... »

Von Schirach a dit de son côté :

« Voilà ma faute dont je réponds devant Dieu et devant le peuple allemand. J’ai élevé notre jeunesse pour un homme que pendant de longues et de longues années j’ai considéré comme le chef de notre pays. J’ai formé pour lui une jeunesse qui le voyait comme je le voyais moi-même. C’est ma faute d’avoir élevé cette jeunesse pour un homme qui a été un meurtrier, qui a tué des millions de gens... Tout Allemand qui, après Auschwitz, en reste encore à la politique raciale est coupable... Voilà ce que je considère comme de mon devoir de dire ».

De tels cris de conscience furent rares au cours de ce Procès, et bien plus souvent, copiant la vanité ergoteuse de Göring, les accusés tentèrent de se justifier au nom d’un néo-machiavélisme politique qui affranchirait les chefs d’État de toute responsabilité personnelle. Constatons seulement que rien de tel n’est écrit nulle part dans les lois d’aucun pays civilisé et qu’au contraire les actes arbitraires ou attentatoires à la liberté individuelle, aux droits civiques ou à la constitution sont d’autant plus sévèrement punis qu’ils ont été commis par un fonctionnaire public, un préposé du Gouvernement de rang plus élevé, et que la peine la plus forte frappe les ministres eux-mêmes (articles 114 et 115 du Code pénal français).

Mais limitons-nous sur ce point. Notre seul dessein est de rappeler que les principaux faits rapportés contre les accusés peuvent être analysés séparément comme des violations des lois pénales de l’un quelconque des droits positifs internes de tous les pays civilisés ou encore de ce Droit commun international déjà dégagé par M. de Menthon et qui a été proposé ici comme racine de la coutume internationale, qu’ainsi le châtiment de chacun de ces faits n’est pas sans fondement, qu’au contraire, à s’en tenir à cette première vue analytique, les peines les plus graves sont déjà encourues.

Il est cependant nécessaire d’aller au delà, car bien qu’elle n’omette aucun fait coupable en tant que tel, l’analyse de la responsabilité des accusés, à la lumière des lois internes, n’est qu’une première approximation qui ne nous permettrait de poursuivre les accusés que comme complices et non comme auteurs principaux. Et il nous tarde de démontrer qu’ils furent bien les principaux coupables.

Nous espérons y parvenir en développant les trois propositions suivantes :

1° Les actes des accusés sont les éléments d’un plan politique criminel.

2° La coordination des différents services à la tête desquels étaient ces hommes implique une étroite coopération entre eux pour la réalisation de leur politique criminelle.

3° Ils doivent être jugés en fonction de cette politique criminelle.

Les actes des accusés sont les éléments d’un plan politique criminel

Les accusés ont exercé des activités fort différentes. Politiciens, diplomates, militaires, marins, économistes, financiers, juristes, publicistes ou propagandistes, ils représentent presque toutes les formes de l’activité libérale. Sans hésiter, cependant, on reconnaît le lien qui les unit. Tous ont mis le meilleur ou le pire d’eux-mêmes au service de l’État hitlérien. Ils représentent dans une certaine mesure le cerveau de cet État. A eux seuls, ils ne l’étaient pas tout entier. Néanmoins, il ne fait de doute pour personne qu’ils en étaient un fragment considérable. Ils ont conçu la politique de cet État. Ils ont voulu que leur pensée devienne action et tous, à des degrés à peine différents, ils ont concouru à sa réalisation. Cela est vrai, qu’il s’agisse de Hess, de Göring, politiciens de métier qui avouent n’avoir jamais exercé d’autre profession que celle d’agitateurs ou d’hommes d’État ; de Ribbentrop, de Neurath, de Papen, les diplomates du régime, de Keitel, de Jodl, die Dönitz ou de Raeder, les militaires, de Rosenberg, de Streicher, de Frank, de Frick, les penseurs — mais peut-on leur donner ce nom ? — de l’idéologie du système, de Schacht, de Funk, les financiers sans lesquels le régime eut fait faillite et croulé sous l’inflation avant que de réarmer, des juristes comme Frank, des publicistes et propagandistes comme Fritzsche et Streicher encore, dévoués à la diffusion de la pensée commune, des techniciens comme Speer ou Sauckel, sans lesquels la pensée n’eût jamais pu être développée en action comme elle l’a été, des policiers comme Kaltenbrunner, qui par la terreur soumirent les esprits ou tout simplement des Gauleiter comme Seyss-Inquart, Schirach ou Sauckel encore, administrateurs fonctionnaires d’autorité en même temps que politiciens, qui façonnaient dans le concret la politique commune conçue par l’ensemble de l’appareil de l’État et du Parti.

Je sais bien que l’ombre des absents plane sur cet appareil et les accusés d’aujourd’hui nous le rappellent sans cesse. « Hitler a voulu, Himmler a voulu, Bormann a voulu », disent-ils. Je n’ai « fait qu’obéir », et leurs défenseurs de surenchérir. Hitler, tyran prodigieux, illuminé, imposant sa volonté avec une puissance magnétique irrésistible. Cela est trop simple. Cela est trop sommaire. Il n’est point d’homme imperméable aux suggestions, aux insinuations, aux influences, et Hitler, pas plus qu’un autre homme, n’échappa à cette loi. Nous en avons un témoignage irrécusable par tout ce que ces débats nous ont laissé deviner des luttes d’influences qui se sont déroulées dans l’entourage du « grand homme ». Perfides, sournoises, cheminaient les calomnies, les intrigues qui, à certains moments des débats, nous faisaient penser aux petites cours de la Renaissance italienne. Tout y était, jusqu’au meurtre. N’est-ce pas ainsi que Göring, avant de tomber lui-même en disgrâce, se débarrassa de Röhm et d’Ernst qui n’avaient pas conspiré contre leur maître, mais contre lui, nous a dit Gisevius. Tant d’imagination, tant de persévérance pour le mal, mais aussi une telle efficacité nous montrent que Hitler n’était pas insensible à l’action et aux intrigues de son entourage. Que ces intrigues ne se sont-elles exercées pour le bien ! Mais de l’accessibilité de Hitler aux influences, nous avons un témoignage direct et c’est Schacht qui nous le donne, mettant en cause par delà ces hommes les foules allemandes dont tous avaient travaillé à fausser le jugement et à exciter les passions malsaines.

Schacht n’a-t-il pas dit de Hitler à l’audience :

« Je crois qu’à l’origine il n’avait pas que de mauvaises tendances ; sans aucun doute il croyait vouloir le bien, mais peu à peu il devint la victime du charme qu’il exerçait sur les foules, car celui qui commence à séduire la foule est en fin de compte séduit par elle, de telle sorte que cette relation entre chef et disciple contribua à l’entraîner sur le chemin erroné des instincts de la foule, ce que devraient chercher à éviter tous les chefs politiques. »

Quelle fut donc la grande pensée de tous ? Indiscutablement celle de la conquête de l’espace vital par tous les moyens, même les plus criminels.

A une époque où l’Allemagne est encore désarmée, où la prudence s’impose, Schacht, qui est aux côtés de Hitler, demande des colonies. Nous nous souvenons du témoignage de Hirschfeld ; mais il dissimule, il masque en partie la grande pensée de l’appareil d’État auquel il appartient et cette pensée, nous serions moins à l’aise pour la dénoncer sans la déconcertante naïveté de leur « grand homme » qui avait, dix ans plus tôt, révélé au monde tous ses plans de bataille. Nous lisons en effet dans Mein Kampf, texte français, page 641 :

« Le peuple allemand ne saurait envisager son avenir qu’en tant que puissance mondiale. Durant près de deux mille ans, la gestion des intérêts de notre peuple, comme nous devons appeler notre plus ou moins heureuse activité politique extérieure, faisait partie intégrante de l’Histoire mondiale. Nous-mêmes en avons été témoins : car la gigantesque lutte des peuples de 1914 à 1918 n’était autre chose que la lutte du peuple allemand pour son existence sur le globe terrestre ; nous qualifions nous-mêmes cet événement de guerre mondiale.

« Le peuple allemand s’engagea dans ce combat comme une soi-disant puissance mondiale. Je dis « soi-disant » car, en. réalité, il n’en était pas une. Si, en 1914, il y avait eu un rapport différent entre la superficie de son territoire et le chiffre de sa population, l’Allemagne aurait réellement été une puissance mondiale et la guerre, abstraction faite des autres facteurs, aurait pu avoir une issue favorable... »

Je lis un extrait de la page 647 :

« La prétention de rétablir les frontières de 1914 est une insanité politique par ses proportions et ses conséquences qui la révèlent comme un véritable crime, sans compter que les frontières du Reich, en 1914, n’étaient rien moins que logiques. En réalité, elles ne groupaient pas tous les hommes de nationalité allemande et elles n’étaient pas non plus rationnelles au point de vue stratégique. Elles n’étaient pas le résultat d’une action politique réfléchie, mais bien des frontières provisoires, au cours d’une lutte nullement close ; elles étaient même, en partie, le résultat des jeux du hasard... »

Voici un extrait de la page 649 :

« Les frontières de l’année 1914 sont sans aucune valeur pour l’avenir de la nation allemande. Elles ne constituaient ni la sauvegarde du passé, ni une force pour l’avenir. Par elles, le peuple allemand ne pourra ni garder son unité intérieure, ni assurer sa subsistance. Considérées du point de vue militaire, ces frontières n’apparaissent ni bien choisies, m même seulement rassurantes, et enfin elles ne peuvent améliorer la situation dans laquelle nous nous trouvons actuellement par rapport aux autres puissances mondiales ou, pour mieux dire, par rapport aux vraies puissances mondiales ».

Autre extrait de la page 650 :

« Par contre, nous autres nationaux-socialistes, nous devons nous en tenir d’une façon inébranlable au but de notre politique extérieure : assurer au peuple allemand le territoire qui lui revient en ce monde. Et cette action est la seule qui, devant Dieu et notre postérité allemande, justifie de faire couler le sang : devant Dieu, pour autant que nous avons été mis sur cette terre pour y gagner notre pain quotidien au prix d’un perpétuel combat, en créatures à qui rien n’a été donné sans contre-partie et qui ne devront leur situation de maîtres de la terre qu’à l’intelligence et au courage avec lesquels ils sauront la conquérir et la conserver, devant notre postérité allemande, pour autant que l’on ne versera pas’ le sang d’un seul citoyen allemand sans donner à l’Allemagne future des milliers de nouveaux citoyens. Le territoire sur lequel les vigoureux enfants des générations de paysans allemands pourront un jour se multiplier justifiera le sacrifice de nos enfants et absoudra les hommes d’État responsables, même persécutés par leur génération, du sang versé et du sacrifice imposé à notre peuple ».

Autre extrait de la page 687 :

« Un État qui, à une époque de contamination des races, veille jalousement à la conservation des meilleurs éléments de la sienne, doit devenir un jour le maître de la terre... »

Encore un extrait de la page 135 :

« Une race plus forte chassera les races faibles, car la ruée finale vers la vie brisera les entraves ridicules d’une prétendue humanité individualiste, pour faire place à l’Humanité selon la nature qui anéantit les faibles pour donner leur place aux forts... »

Et puis la force de l’appareil de l’État et du Parti s’accrut. L’armée reformée clandestinement fut bientôt assez puissante pour permettre à l’Allemagne de réarmer ouvertement. Qui, en ce temps, oserait interrompre le développement monstrueux de ce matérialisme biologique ? Hitler précisa sa pensée en petit comité et ce ne sont pas tous des nazis, ceux qui recueillirent ses propos. Éclairés sur les desseins du maître, ils resteront cependant à ses côtés et cela les condamne. N’est-ce pas Raeder ?

« Il ne s’agit pas de conquérir des populations, mais de conquérir des territoires propres à être cultivés... » a dit Hitler au cours de son entretien avec von Blomberg, von Fritzsche et Raeder, le 5 novembre 1937.

« L’expansion ne saurait se réaliser qu’en brisant des existences et en prenant des risques... » (Même conférence, PS-380).

Après la disgrâce de von Fritzsche, de von Blomberg, Keitel et Jodl, choisis pour leur servilité au régime, eurent en mains un solide outil de guerre. Le réarmement s’était poursuivi. A la veille du conflit, Hitler rappela sa pensée :

« Il s’agit plutôt d’adapter les circonstances aux nécessités : sans effraction dans les États étrangers ou mainmise sur le bien d’autrui, cela n’est pas possible.

« L’espace vital, proportionné à la grandeur de l’État, est le fondement de toute puissance. Pendant un temps on peut renoncer, mais la solution des problèmes finit par intervenir d’une manière ou d’une autre. L’alternative demeure du progrès ou du déclin. Dans quinze ou vingt ans, la solution sera pour nous absolument indispensable. Aucun homme d’État allemand ne peut plus longtemps éluder la question.

« Pour l’instant, nous nous trouvons dans un état d’exaltation nationale, dans la même disposition que deux autres États : l’Italie et le Japon. Le temps passé a été bien employé. Toutes les mesures prises le furent rationnellement et dirigées vers ce but.

« Après six années, la situation actuelle est la suivante : l’unification politique et nationale des Allemands a été réalisée, en dehors d’une petite exception. De nouveaux progrès ne pourront être obtenus sans effusion de sang...

« Dantzig n’est pas l’objectif qu’il s’agit d’atteindre. Il s’agit, pour nous, d’arrondir notre espace vital à l’Est et d’assurer notre subsistance.

« La population des territoires non allemands ne fournira aucun service militaire : elle sera disponible comme source de main-d’œuvre...

Le problème polonais est à ne pas séparer du conflit avec l’Ouest ».

Ce sont des extraits du procès-verbal d’une conférence tenue le 23 mai 1939 à la Chancellerie du Reich, en présence de Hitler, Göring, Raeder, Keitel et autres. (Document L-79, USA-27.)

Et la guerre vint qui, en quelques mois, laissa croire à toute l’Allemagne que sa force était irrésistible et qu’elle était partie à la conquête du monde. Tout ce qu’impliquait de cruel, de monstrueux, la phrase de Hitler :

« Nous autres, nationaux-socialistes, devons nous en tenir d’une façon inébranlable au but de notre politique extérieure : assurer au peuple allemand le territoire qui lui revient en ce monde. Et cette action est la seule qui, devant Dieu et notre postérité allemande, justifie de faire couler le sang... » (Mein Kampf).

Tout ce que cette phrase implique de monstrueux a été développé ici. Dans une allocution sur les territoires de l’Est, Hitler a dît le 16 juillet 1941 (L-221) :

« Nous prétendrons avoir été obligés d’occuper, d’administrer, etc. Personne ne comprendra qu’il s’agit d’un règlement définitif. Cela ne nous empêchera pas de prendre les mesures nécessaires : fusillades, transplantations, etc. »

Et, plus loin :

« Cette guerre des partisans aura un avantage pour nous. Elle nous permettra d’anéantir tous ceux qui s’opposent à nous... »

Le même thème fut repris et proclamé cyniquement par tous les porte-paroles de l’État. Ce Procès vous en a apporté de multiples échos. Dans un discours de Himmler, nous retrouvons ces mots :

« Ce que les nations de sang positif peuvent nous offrir, nous le prendrons le cas échéant en enlevant leurs enfants pour les élever parmi nous... Que les nations vivent prospères ou crèvent de faim ne m’intéresse qu’autant que nous nous en servons comme esclaves pour notre civilisation.

Que 10.000 femmes russes succombent d’épuisement en creusant un fossé anti-chars, cela ne m’intéresse que dans la mesure où le fossé anti-chars est terminé pour l’Allemagne ».

Du même discours encore :

« Lorsque quelqu’un vient me dire : « Je ne peux creuser le fossé anti-chars en utilisant des femmes et des enfants, c’est « inhumain, cela les tuerait », je réponds : « Vous êtes un assassin de votre propre sang puisque, si ce fossé n’est pas terminé, des soldats allemands tomberont et ils sont les fils de mères allemandes ».

Et, à propos de l’extermination des Juifs :

« Du fait que nous avons exterminé un microbe, nous ne désirons pas en être contaminés et en mourir. Nous avons accompli ce devoir par amour de notre peuple. Notre esprit, notre caractère, n’en ont pas souffert. »

La conquête de l’espace vital, c’est-à-dire des territoires vidés de leur population par tous les moyens y compris l’extermination, voilà la grande idée du Parti, du régime de l’État et donc de ces hommes qui furent à la tête des principaux appareils de l’État et du Parti. Voilà la grande idée au service dé laquelle ils se sont unis, pour laquelle ils ont travaillé. Pour la réaliser, tous les moyens leur ont été bons : violation des traités, invasions et asservissement en pleine paix de voisins faibles et pacifiques, guerres d’agression, guerres totales avec tout ce que le mot implique d’atroce. Ils y ont spirituellement et matériellement participé ; Göring, Ribbentrop, l’ont cyniquement avoué et les généraux, les amiraux, ont poussé de toutes leurs forces.

Speer exploitait jusqu’à l’inanition et la mort la main-d’œuvre que Sauckel, Kaltenbrunner, les Gauleiter, les généraux, recrutaient pour lui. Kaltenbrunner exploitait les chambres à gaz que Frick, Schirach, Seyss-Inquart, Frank, Jodl, Keitel et les autres pourvoyaient de victimes. Mais ces chambres à gaz avaient été rendues possibles elles-mêmes parce qu’une idéologie politique favorable avait été développée et là, imbriquées les unes aux autres, vous trouvez les responsabilités de tous, de Göring, Hess, Rosenberg, Streieher, Frick, Frank, Fritzsche, jusqu’à Schacht lui-même, jusqu’au philosémite Schacht. N’a-t-il pas dit à Hirschfeld :

« Je veux la grandeur de l’Allemagne, et pour la faire je suis prêt à faire alliance avec le diable lui-même. »

Cette alliance, il l’a faite, avec le diable et l’enfer... Jusqu’à Papen qui voit abattre autour de lui ses secrétaires, ses amis, et qui continue d’accepter des missions officielles à Ankara, à Vienne, parce que, croit-il, servant Hitler il l’apaisera.

Et tous ne sont pas là, il y a les morts et il y a les vivants, par exemple ces industriels qui exploitèrent la main-d’œuvre des pays asservis après avoir porté au pouvoir Hitler et son régime en fournissant l’argent sans lequel rien n’eût été fait, qui les portèrent au pouvoir par fanatisme nationaliste autant que parce qu’ils attendaient du nazisme la sauvegarde de leurs privilèges.

Tout se tenait, tout était indissolublement uni, car la politique totalitaire, la guerre totale, préparation et conduite du plan d’extermination des peuples pour la conquête de l’espace, impliquent une coordination, une liaison étroite entre tous les appareils du pouvoir : Police et Armée, Affaires étrangères et Police et Armée, Justice et Police, Économie et Justice, Universités et Propagande et Police. Et nous voici parvenus à la deuxième proposition dont nous devons vous apporter la démonstration.

La coordination des différents services à la tête desquels étaient ces hommes implique une étroite coopération entre eux

La Défense s’efforce d’établir des cloisons étanches entre les différents éléments de l’État allemand. A l’en croire, il y aurait parallélisme sans lien horizontal entre les différents appareils de l’État et du Parti, entre les administrations des ministères, entre les organisations nationales-socialistes. Ce ne serait qu’au sommet, en la personne du chef, que la liaison serait réalisée. Selon la Défense, le principe qui domine la structure allemande serait celui de l’union personnelle et non celui de la coordination et de la coopération.

Cela est faux. Cela est contraire aux principes de l’État nazi, aux nécessités d’un État où toutes les forces sont tendues vers le même but, et à la réalité même de la vie allemande telle qu’elle résulte des débats.

Selon la conception nationale-socialiste, le Parti doit remplacer la démocratie. Le Parti est l’expression politique de la nation qui se réalise dans l’action politique de l’État, traduite par l’activité de ses administrations. La loi du 1er décembre 1933, pour assurer l’unité du Parti et le l’État, proclame le Parti support exclusif de l’idée étatique et unit indissolublement le Parti et l’État.

Au congrès du Parti en 1934, Hitler dit :

« Ce n’est pas l’État qui nous a créés, c’est nous qui créons l’État. Peut-être semblons-nous être pour les uns Parti, pour les autres une organisation, pour d’autres encore quelque chose de différent, mais en vérité nous sommes ce que nous sommes. »

Le but poursuivi par le Parti consiste donc à obtenir une union toujours plus complète entre l’État et le Parti. Ainsi s’explique la législation qui exige que le chef de la chancellerie du Parti soit entendu dans la nomination de hauts fonctionnaires, qui incorpore les chefs du Parti dans l’administration municipale, intègre les SS dans la Police et assimile les SS aux policiers, qui fait de la direction de la Jeunesse hitlérienne un service d’État, qui intègre la direction des services du Parti à l’étranger dans les services du ministère des Affaires étrangères, qui fond de plus en plus les militaires du Parti et ceux de l’Armée. Le journal de marche du général von Brodowsky, que nous avons déposé au Tribunal, montre que cette fusion était réalisée au moment du débarquement en France. Hitler maintiendra cependant toujours le système parallèle des organisations de l’État et du Parti. C’est qu’elles se contrôlent et se surveillent réciproquement. Mais il obligera les deux parties à coopérer étroitement l’une avec l’autre pour être certain de l’efficacité du contrôle.

D’autre part, sauf Hess, tous les accusés représentant des services de l’État. Ils ne peuvent se retrancher derrière la toute-puissance du Parti puisque Parti et État se partageaient la puissance. Le Parti exprime une doctrine qui doit diriger l’action de l’Etat, mais réciproquement, par son action, l’État fait évoluer la doctrine du Parti. De nombreux points du programme du Parti du 24 février 1920 ne furent jamais réalisés et tombèrent totalement dans l’oubli après une certaine expérience du pouvoir. Les revenus autres que ceux du travail ne furent pas abolis (point 11), les trusts ne furent pas étatisés (point 13), la réforme foncière ne fut point faite dans le sens du dix-septième point, l’intérêt foncier, la spéculation sur les terrains subsistèrent.

En définitive, toute la vie allemande fut soumise à une résultante des forces de l’État et du Parti. Tous les services de l’État, tous ceux du Parti, concoururent à en créer les composantes.

Les exemples abondent et dans tous les services de l’État.

Prenons les Affaires étrangères. C’est l’un des appareils de l’État qui, dans la conception orthodoxe, devrait rester le plus à l’écart de toute doctrine politique. Dans l’Allemagne nazie, il en va autrement. En vue de l’extermination des Juifs, les postes à l’étranger collaborent avec le RSHA par l’intermédiaire de la Wilhelmstrasse, les documents RF-1206, 1220, 1502, 1210 et USA-433 en témoignent. Les fonctionnaires de la Wilhelmstrasse doivent conseiller la Police militaire et la Police secrète d’État (document RF-1061). C’est Best, représentant de Ribbentrop au Danemark, qui transmet l’ordre de la déportation des Juifs au chef de la Police allemande, Mildner (document RF-1503). Le document RF-1501 montre Ribbentrop justifiant aux yeux de Mussolini l’antisémitisme et demandant la coopération italienne.

Dans toutes les mesures terroristes contre les élites, on trouve mêlés Ribbentrop et Kaltenbrunner ; SD et Wilhelmstrasse sont encore mêlés d’ans l’organisation de l’attentat contre le poste émetteur de Gleiwitz afin de fournir le prétexte de l’agression polonaise. Le rapport de l’administration militaire allemande. sur le pillage des œuvres d’art en France incrimine à la fois l’État-Major spécial Rosenberg et l’ambassade d’Allemagne à Paris (document RF-1505). La Wilhelmstrasse et l’Armée sont mêlées à la Police dans la question des otages, des représailles et des déportations. Les exemples pourraient être multiplies. Nous ne prétendons pas épuiser la question, mais seulement illustrer une opinion.

Examinons maintenant l’activité des organisations Rosenberg. Rosenberg, de par ses fonctions, coordonne déjà plusieurs branches de l’État allemand. Son service de politique étrangère a été incorporé dans le ministère des Affaires étrangères. En outre, il est le philosophe du régime, ministre pour les territoires de l’Est et chef de l’État-Major spécial chargé des œuvres d’art. Le SD et la Police secrète travaillent en liaison avec lui (documents L-188 et PS-946).

La même liaison, la même coordination, doit être notée au sein de l’appareil d’État en ce qui concerne le travail forcé. Tous les ministres et tous les fonctionnaires supérieurs d’autorité, comme les Gauleiter, y sont impliqués, soit qu’ils aient conçu ou préparé l’opération ou plus simplement y aient prêté main-forte, soit qu’ils en aient été bénéficiaires.

Nous nous souvenons des réunions interministérielles de Berlin à ce sujet et d’e la conférence entre Sauckel, Kaltenbrunner, Spea, Funk et les représentants de l’OKW, qui fait l’objet du document PS-3819. Nous nous souvenons de la réunion de Paris présidée par Sauckel, à laquelle les représentants de l’Armée, de la Police, de l’ambassade, prirent part (document RF-1517).

L’Économie n’est pas plus indépendante. Il y a, durant la guerre, sous Funk, coopération étroite entre les services économiques et administratifs de l’Armée et ceux de l’Économie (document RF-3bis). Le ministère de l’Économie fait appel à la Police pour développer des plans de germanisation économique (documents RF-803 et 814). Le ministère des Finances subventionne les SS pour procéder à des recherches scientifiques sur des internés, sujets involontaires d’expériences (document PS-1002). Bien avant la guerre et sous Schacht, les mêmes liens, secrets d’abord, publics ensuite, et beaucoup plus serrés qu’en aucun autre pays du monde, unissent la politique, les finances, l’économie à l’Armée. Schacht, dans un discours du 29 novembre 1938, a porté ce jugement sur son œuvre :

« Il est possible qu’aucune banque d’émission en temps de paix n’ait mené une politique de crédit aussi audacieuse que la Reichsbank depuis la prise du pouvoir par le national-socialisme. Avec l’aide de cette politique, cependant, l’Allemagne a créé un armement qui vient au premier rang dans le monde, et cet armement a rendu possibles les résultats de notre politique... » (Document EC-611.)

La Justice n’est pas davantage indépendante. On la trouve associée à la Police dans les entreprises les plus criminelles. Le document PS-654 rend compte d’une discussion entre Thierack, Himmler et autres, à la fin de laquelle on décida que les éléments anti-sociaux et les internés des camps de concentration, les Juifs, Tziganes, Russes, Ukrainiens, Polonais, condamnés à plus de trois ans d’emprisonnement, seraient remis à Himmler par l’administration pour être exterminés par le travail et qu’à l’avenir les individus appartenant aux mêmes catégories ne seraient plus jugés par des tribunaux ordinaires mais rendus immédiatement aux services de Himmler.

Enfin, pendant la guerre, les activités terroristes de l’Armée et de la Police, de l’État et du Parti, se confondent. Parfois la Police est subordonnée à l’Armée tout en agissant avec une certaine autonomie suivant les ordres du RSHA. C’est le cas en Belgique. En France, bien que la Police soit détachée de l’Armée, elle maintient avec elle une coopération étroite. L’Armée participe avec la Sipo et le SD à la persécution des Juifs, à l’administration du camp d’internement de Compiègne, à la désignation des otages (RF-1212 et 1212 bis) et à leur exécution (RF-1244). L’Armée et la Police, nous l’avons vu, sont associées dans les actions terroristes contre les populations. La Marine et la Police le sont aussi dans le massacre des commandos ; enfin, c’est la Police qui massacre certaines catégories de prisonniers de guerre, bien que tous les prisonniers sans exception soient sous l’autorité de l’OKW (PS-1165).

On pourrait multiplier les exemples de l’association étroite de l’appareil du Parti et des services de l’État, de leur coordination qui va parfois jusqu’à la symbiose. Tous poursuivent par une voie ou une autre la réalisation de la pensée politique commune : conquête de l’espace par tous les moyens.

La coopération des accusés en résulte évidemment. Au delà des faits précis de coopération que nous apportons, ce que nous savons du fonctionnement général de cet État totalitaire lié aux destins du Parti, de sa vigueur à l’égard des hérétiques pour lesquels les camps et leurs chambres à gaz étaient prêts, tout cela nous conduit à affirmer que les accusés, en tant que ministres ou dignitaires ou hauts fonctionnaires d’autorité de l’État ou du Parti formèrent un tout, avec d’autres qui ne sont pas là — morts ou réservés pour d’autres poursuites — . Et ce tout c’était le Gouvernement du Reich, c’était l’État-Parti ou le Parti-État, entité peut-être, mais entité consciente et criminelle qui, pour étendre démesurément le Reich, fit massacrer des millions d’hommes.

Les actes des accusés ne sont pas seulement ces actes particuliers que nous analysions, il y a un instant, à la lumière des Droits pénaux internes de nos pays ou du leur. Ce sont aussi, dans leur ensemble, ceux de l’État allemand pour le compte duquel ils agissaient, de cet État allemand auquel ils ont donné vie, conscience, pensée, volonté, et dont ils doivent maintenant supporter la responsabilité jusqu’aux extrêmes conséquences puisqu’ils n’ont pu personnellement se dégager de ses crimes.

Et nous arrivons à notre troisième proposition : Les accusés doivent être jugés en fonction de la politique criminelle dont ils ont été les promoteurs et les instruments.

N’est-ce pas le Dr Seidl qui a dit en défendant Frank :

« C’est un principe reconnu et celui-ci se déduit du Droit pénal de toutes les nations civilisées, qu’un acte uniforme et naturel doit être apprécié dans sa totalité et que toutes les circonstances qu’il est possible de considérer doivent être examinées pour former une base au moment de l’élaboration du jugement... »

C’est dans la vie politique des accusés que se situent tous leurs crimes. Ceux-ci sont, nous le savons, les éléments d’une politique d’État criminelle. Considérer les accusés comme des criminels de Droit commun, oublier qu’ils ont agi au nom de l’État allemand et pour le compte de cet État, leur appliquer les mêmes normes qu’aux apaches ou aux assassins, serait rétrécir l’ampleur du débat, méconnaître le caractère même de leurs crimes. Les crimes habituellement poursuivis devant les cours de nos pays opposent le criminel à l’ordre social. Ce sont des actes individuels. Leur portée est restreinte. Leurs conséquences sont réduites. Ces crimes ne frappent jamais que très peu de victimes et il est impossible de trouver dans les annales de nos pays des exemples de meurtres méthodiques perpétrés par des organisations terroristes qui aient fait plus de quelques centaines de victimes. .. Tel est le prix le plus élevé d’un complot criminel au sein de nos sociétés nationales. C’est qu’organisées, hiérarchisées dotées d’une force publique et d’institutions judiciaires, nos sociétés nationales peuvent éliminer les délinquants avant qu’ils aient donné toute la mesure de leur malfaisance.

Ces accusés, au contraire, développèrent leur action criminelle au sein de la société des États, monde inorganisé qui commence seulement à prendre conscience de lui-même et qui n’avait alors ni force armée ni juges.

Ces accusés s’emparèrent de l’État allemand et firent de lui un État bandit mettant au service de leurs desseins criminels toute la puissance d’exécution de l’État. Ils agirent comme chefs ou dirigeants des états-majors politique, diplomatique, juridique, militaire, économique et financier. L’action de ces Etats-majors est normalement coordonnée dans n’importe quel pays puisqu’ils poursuivent un but commun, désigné par une pensée politique commune. Mais dans l’Allemagne nationale-socialiste, nous le savons, cette coordination fut renforcée par l’interpénétration des organes du Parti et de l’administration. Les crimes particuliers furent les crimes de tous en devenant les crimes de l’État. Aussi bien étaient-ils le fruit de la pensée politique de chacun : « Conquête de l’espace à tout prix ».

Les crimes d’État commis par l’un quelconque de ceux qui contrôlaient l’un des grands services n’ont pu l’être que parce que tous ceux qui dirigeaient tous les autres grands services y concouraient. Que quelques-uns et leurs services se dérobassent et c’était l’écroulement de l’État, l’anéantissement de sa puissance criminelle, en définitive la fin des chambres à gaz ou l’impossibilité technique de les créer. Mais aucun ne voulait se dérober, ne souhaitait se dérober puisque les chambres à gaz, l’extermination pour faire de l’espace étaient la pensée suprême du régime et qu’ils étaient eux-mêmes le régime.

La démonstration de cette unité dans le crime ne nous est-elle pas fournie par les déclarations des accusés eux-mêmes, par leurs efforts constants et ceux de leurs avocats pour établir l’autonomie de leurs services, pour rejeter la responsabilité de l’Armée sur la Police, des Affaires étrangères sur le Chef du Gouvernement, du service du Travail sur le Plan de quatre ans, des Gauleiter sur les généraux, bref, pour tenter de nous faire croire que tout en Allemagne fonctionnait en vase clos, alors que l’interdépendance des administrations et du Parti et la multiplicité des organes de liaison et de contrôle entre l’État et le Parti démontrent le contraire, dans leur savant enchevêtrement. Tous les Français qui ont vécu en France occupée se souviennent d’avoir vu sur les murs des kommandanturen locales une affiche représentant les briques d’un mur avec en surcharge les mots : Teneo quia teneor. C’était toute la devise du régime. Il suffisait d’enlever quelques briques pour que le mur s’écroulât. Nul d’entre ces hommes ne l’a fait, tous au contraire ont porté leur brique à l’édifice.

Ainsi par les faits, en dehors de toute notion juridique de complot, de complicité qui peut-être peuvent faire l’objet de discussions selon la formation différente des juristes, nous vous apportons la preuve de la solidarité et de l’égale culpabilité de tous dans le crime.

Pour qu’ils aient commis le crime, il suffit qu’étant chefs ou fonctionnaires supérieurs du Parti ou de l’un des principaux organes de l’État et agissant pour le compte de l’État, ils aient, dans le but de concourir à l’extension par tous les moyens de l’espace allemand, conçu, voulu, ordonné ou seulement toléré par leur silence que des traités assurant l’indépendance d’autres pays soient violés, que des guerres d’agression soient préparées ou déclarées, que des massacres et autres atrocités soient systématiquement exercés, que des dévastations et des pillages sans justification soient systématiquement commis.

Ce crime est celui de l’empire allemand et tous les accusés ont concouru à le commettre.

Nous allons le montrer à l’aide d’exemples tirés des débats pour chacun des accusés.

Pour chacun des accusés, les trois propositions principales de cette démonstration seront les suivantes : Premièrement, l’accusé occupait dans l’appareil de l’État et du Parti une place éminente qui lui conférait autorité sur l’ensemble d’un service ou de plusieurs.

Deuxièmement, l’accusé a acquiescé à la pensée du régime, s’il ne l’a conçue :

« Conquête de l’espace par tous les moyens ».

Troisièmement, il a personnellement pris part au développement politique de cette pensée par son activité propre.

Pour Göring et Hess, le Tribunal me dispensera sans doute de longs développements. Ils étaient les successeurs désignés du Führer. Ils ont adhéré au mouvement dès le début. Hess a pris la responsabilité des lois raciales. Ils ont contribué l’un et l’autre à la mise en forme de la pensée politique du régime qu’ils ont incarnée aux yeux des masses. Par leurs discours, leurs conférences, ils ont fait pénétrer cette pensée dans tous les milieux.

Göring a concouru activement et d’une manière essentielle à la préparation militaire et économique des guerres d’agression.

Göring est le créateur de la Gestapo et des camps de concentration où des millions d’ennemis supposés du régime ont trouvé la mort, où, en définitive, a été consommé presque en totalité le génocide.

Une grande partie de son activité criminelle se rattache à l’application du Plan de quatre ans qui, la preuve en a été apportée, était tout entier tourné vers la préparation de la guerre. Il est responsable avec d’autres des déportations de travailleurs, des brutalités exercées contre eux, de leur affectation à des secteurs de production orientés contre leur propre pays. En outre, il a participé à l’affectation de prisonniers de guerre et d’internés politiques à des travaux directement reliés à l’effort de guerre du Reich. Il a organisé la destruction de l’Économie et le pillage des nations occupées.

Il a également organisé, avec l’aide de l’Einsatzstab Rosenberg, le pillage des œuvres d’art sur une grande échelle, souvent dans le but d’enrichir ses propres collections.

Hess avait reçu, par décret du Führer du 21 avril 1933, les pleins pouvoirs pour décider de toutes les questions concernant la direction du Parti. Il participa à la préparation des lois et décrets en général et même à celle des ordres du Führer. Il participa aux nominations des fonctionnaires du Gouvernement et des chefs du service du Travail. Il assura l’emprise du Parti sur la vie intérieure de l’Allemagne. Il eut une action directe sur l’Armée et la politique étrangère. La part qu’il prit dans le développement de l’antisémitisme l’implique dans les conséquences criminelles du mouvement.

Ribbentrop fut l’une des pièces maîtresses de l’appareil du Parti et de l’État. Placé à la Wilhelmstrasse par Hitler qui se méfiait des diplomates « ancien style », il travailla de toutes ses forces à créer les conditions diplomatiques favorables à la guerre d’agression, moyen essentiel pour réaliser la conquête de l’espace. Nous nous souvenons du document déposé par nos collègues britanniques et qui établit que Ribbentrop affirma à Ciano, en août 1939, que l’Allemagne ferait la guerre même si on lui accordait le Corridor. Ainsi qu’on l’a déjà montré, il est mêlé avec ses services aux actes de terrorisme et d’extermination dans les pays occupés.

En ce qui concerne Keitel, mes explications seront aussi brèves. Les conditions dans lesquelles il a accepté d’être choisi par Hitler à la place de von Fritsch et de von Blomberg pour être placé à la tête du Haut Commandement de l’Armée et introduit dans les conseils du Gouvernement, son activité politique à ces postes, exprimée par sa présence aux côtés du Führer à Godesberg, plus tard au cours des entretiens avec Pétain et avec Horthy, exprimée encore par les ordres qu’il signa et dont l’ordonnance d’application du décret « Nacht und Nebel » n’est pas le moins célèbre, montrent qu’il ne s’agit pas d’un simple militaire mais d’un général politicien. Son rôle dans les arrestations et les massacres de patriotes le condamne. Il a, sans aucun doute possible, participé aux exterminations, ne serait-ce qu’en abandonnant à la Police, pour traitement spécial, certaines catégories de prisonniers de guerre. Au surplus, nous nous souvenons des connexions de ses services avec la Police et la force armée du Parti.

LE PRÉSIDENT

Je crois qu’il serait temps de suspendre.

(L’audience est suspendue.)
M. DUBOST

Kaltenbrunner devint en 1932 membre du Parti et des SS en Autriche. Il fut secrétaire d’État à la sécurité et à la Police en Autriche, puis chef de la Police à Vienne et chef du BSHA du 30 janvier 1943 à la capitulation. Pendant cette dernière époque, il fut responsable de la Gestapo, de la Police, du SD et des camps de concentration.

Il fut l’une des pièces les plus importantes de l’appareil criminel dans la réalisation de la politique d’extermination et dans l’accomplissement du génocide. Sa responsabilité dans les massacres est établie. Il a donné des ordres d’internement et d’exécution. « Les mesures de détention de protection étaient » — dit-il — « des mesures justifiées par la guerre ». Bien que nous sachions qu’il ait eu la haute main sur les camps, il a tenté de faire croire qu’il a pris position contre l’utilisation de ces mesures.

Nous connaissons la place importante de Rosenberg dans le IIIe Reich. Un service portait son nom. Il fut en outre ministre des Territoires de l’Est et propagandiste. Dans Blut und Ehre (Sang et Honneur), notamment, il a repris et développé la thèse de l’espace dû à la soi-disant race allemande. Partant des affirmations gratuites que « l’irradiation du Nordisme donne tout son sens à l’évolution de l’Humanité » et que « partout il y a décadence quand cette culture nordique, au lieu de condamner à un permanent esclavage les Asiates et les Sémites, se mêle à ces éléments impurs... », il conclut que le continent doit être soumis à l’idée et à la race allemandes. Ramener l’Allemagne par tous les moyens à sa pureté raciale fut le thème de son discours de Nuremberg en 1933 il préconisa l’extermination des Juifs et nous savons aujourd’hui que ce ne fut pas une formule oratoire. En outre, dans un rapport au Führer du 11 août 1942 (PS-042), il écrivit :

« Des dispositions pour ne pas aider à l’augmentation de la population de l’Ukraine et pour ne pas appliquer l’article 218 du Code pénal allemand ont été mises à l’étude l’année dernière et reprises à l’occasion d’un voyage du directeur du ministère de la Santé... En Ukraine, des mesures ont été prises pour la prévention des épidémies, non pas dans l’intérêt d’autres peuples, mais exclusivement pour la protection des forces d’occupation allemandes, et pour le maintien de la main-d’œuvre au service de l’Économie de guerre allemande. »

Enfin il fut compromis dans l’agression contre la Norvège et grâce à État-Major spécial il procéda au pillage méthodique des richesses artistiques de l’Europe.

Frank est l’un des tout premiers adhérents du Parti. Il en fut le conseiller juridique ; il participa à l’élaboration du programme. Il fut aussi le conseiller du Führer. Il fut ministre de la Justice de Bavière, puis ministre d’État chargé de la coordination de la Justice du Reich et enfin Gouverneur Général de la Pologne. Il fut l’une des pièces maîtresses de l’appareil. C’est lui qui chercha à envelopper d’une forme juridique le programme terroriste de persécution et d’extermination de l’État et du Parti. Il défendit l’institution des camps de concentration dans le journal de Droit allemand en 1936 et il proclama que la seconde loi fondamentale du Reich hitlérien était la législation raciale. Son activité personnelle en Pologne a concouru à l’extermination de nombreux Polonais. Il s’en est vanté tout au long de son journal.

Frick fut membre du Parti dès 1925. Il devint Reichsleiter puis directeur du Reich pour les élections du 30 janvier 1933 au 20 août 1943. Il fut chef des offices pour le rattachement de l’Autriche à l’Allemagne, pour l’incorporation des Sudètes, de Memel, Dantzig, des territoires de l’Est, Eupen, Malmédy et Moresnet. Il fut en outre directeur de l’office central pour le Protectorat de Bohême-Moravie, du Gouvernement Général de la Basse-Styrie, de la Haute-Carinthie, de la Norvège, de l’Alsace de la Lorraine et de tous les autres pays occupés. Il fut protecteur de Bohême-Moravie pendant plus d’un an. Il fut ministre de l’Intérieur du Reich dès la prise du pouvoir, membre du Conseil de défense. Élu au Reichstag en 1924, il proposa des lois anti-juives. De stricte obédience, il se fit à plusieurs reprises le porte-parole de la pensée politique de l’appareil :

« En Allemagne nationale-socialiste, la direction se trouve entre les mains d’une communauté organisée, à savoir le parti national-socialiste. Ce dernier représente la volonté de la nation. La politique adoptée par le Parti en harmonie avec les intérêts vitaux de la nation est en même temps la politique adoptée par le pays ». (PS-3258.)

C’est lui qui a nommé Himmler. Il est responsable de la législation anti-juive et a fait appliquer la stérilisation aux descendants des hommes de troupes de couleur. En outre, il a fait mettre à mort les aliénés réputés incurables.

Streicher adhéra au Parti presque dès sa formation. Il se livra à une propagande effrénée contre les Juifs, tant dans ses discours que dans ses écrits et il excita le peuple allemand à les persécuter et à les exterminer. Il fut Gauleiter. Il ne rejette rien de ce qui a été fait. Il a déclaré :

« Lorsqu’on a connu le Führer dans sa personnalité profonde comme je l’ai connu, et lorsque j’ai appris ensuite par son testament qu’il avait donné sciemment l’ordre d’exécuter les Juifs, eh bien, je déclare que cet homme avait un droit pour le faire »

Funk adhéra au Parti en 1931. Il a été décoré d’e l’insigne d’or. Il fut chef de la presse du Reich, secrétaire d’État à la Propagande, enfin il succéda à Schacht au ministère de l’Économie en 1937. Il devint plénipotentiaire général pour l’Économie et président de la Reichsbank en 1941.

En 1932, il servait d’intermédiaire entre Hitler et certains chefs de l’industrie allemande. Il assista à la réunion des industriels du 20 février 1933, organisée par Göring en vue d’obtenir l’aide politique et financière de l’industrie pour l’exécution du programme nazi. Il a déclaré, le 4 mai 1946 :

« Je ne faisais pas partie du Cabinet du Reich, mais comme secrétaire d’État à la Propagande j’ai une responsabilité formelle. J’ai naturellement favorisé la propagande comme chacun de ceux qui se sont trouvés dans une position importante en Allemagne, car la propagande remplissait, pénétrait l’ensemble de la vie spirituelle de la nation... »

Il a demandé que les Juifs soient exclus des positions importantes. Il a pris des décrets en application de cette idée. Il a reçu les dépôts faits par les SS d’or et d’objets précieux provenant des victimes des exterminations massives. Il a édifié l’économie de guerre et signé la loi secrète du 4 septembre 1938.

Dönitz fut Commandant en chef de la Marine de guerre. Il succéda à Hitler avec Seyss-Inquart comme ministre des Affaires étrangères. Il reçut l’emblème d’or du Parti. Son adhésion à la politique criminelle du système est indiscutable. Il a dit notamment (D-640) :

« L’officier est le représentant de l’État. Le bavardage ridicule d’un officier non politique est un pur non-sens. »

Il a recommandé l’emploi de la main-d’œuvre des camps d’extermination pour, a-t-il dit, augmenter le rendement de 100%. Il a proclamé la guerre sous-marine sans restriction et ordonné à ses marins « d’être durs », de ne plus procéder à des sauvetages. Il a approuvé et loué des massacres de communistes.

Raeder fut Commandant en chef de la Marine avant Dönitz. Il assista aux conférences de Hitler au cours desquelles celui-ci révéla ses plans. Les textes ont été notés au passage. Il mit la Marine au service du régime nazi. Il a procédé au réarmement clandestin et contribué à préparer l’agression contre la Pologne, contre la Norvège.

Son mépris du Droit international est connu. Il suffit de se reporter au mémoire du 15 octobre 1939 (UK-65).

Schirach fut membre du Parti dès l’âge de 18 ans. Il adhéra en 1925. Chef des Jeunesses hitlériennes de 1931 à 1940, Gauleiter de Vienne jusqu’à la capitulation, il fut l’une des pièces essentielles de l’appareil. Il a reconnu avoir réuni, en qualité de Gauleiter de Vienne, les pouvoirs de l’État, de la ville et du Parti. Il a formé la jeunesse allemande conformément à l’idéologie du Parti et il a revendiqué la responsabilité des conséquences de cette formation exclusive. Il a autorisé Himmler à recruter des SS dans les Jeunesses hitlériennes.

A partir de 1943, de son propre aveu, il a connu les traitements infligés aux Juifs. Mais il avait depuis longtemps pris position d’une façon très nette sur le problème et s’était livré à une active propagande antisémite.

Sauckel adhéra au Parti en 1925. Gauleiter de Thuringe, plénipotentiaire au service de la main-d’œuvre, Obergruppenführer SS à titre honorifique, il occupa une position de choix dans l’appareil État-Parti.

Propagandiste ardent, il prononça plus de cinq cents discours tous consacrés au développement de l’idéologie nazie. Il approuva l’idée des exterminations :

« En ce qui concerne l’extermination des asociaux, Goebbels trouve que l’idée de les exterminer par le travail est ce qu’il y a de mieux » (PS-682). « Le Führer a déclaré que nous devions réviser nos conceptions d’école au sujet des migrations de peuples... C’est le désir du Führer que d’ici cent ans, 250.000.000 d’individus de langue germanique soient installées en Europe » (PS-025).

Il prit personnellement une part active à la préparation des exterminations. Il a déclaré à ce sujet le 28 mai 1946 : « On ne peut avoir de résultats dans la production qu’en employant économiquement la main-d’œuvre. »

Sans compter les millions de citoyens des autres pays, il contraignit près de 2.000.000 de Français à collaborer par leur travail à la guerre. Pour les recruter, il usa de la force et fit intervenir la Police, les SS et l’Armée (document S-827) :

« J’ai chargé », dit-il, « quelques hommes intelligents d’un pouvoir d’exécution spécial pour la main-d’œuvre, sous la direction du chef suprême des SS et de la Police. J’en ai armé et instruit un certain nombre, et je dois demander au ministère des Armements les munitions nécessaires pour ces hommes... »

Une telle déclaration ne laisse rien subsister de l’insinuation du défenseur de Speer que le Gouvernement français se serait volontiers prêté au travail forcé en Allemagne.

Alfred Jodl fut chef de l’État-Major d’opérations de l’OKW. Il jouissait, au même titre que Keitel, de toute la confiance du Führer (PS-3798). Il participa à l’élaboration des plans d’agression successifs. Encouragé à servir Hitler par la présence aux côtés de celui-ci de conservateurs tels que Neurath, Papen, Schacht, il transmit le 22 mars 1943 l’ordre relatif à l’expulsion des Juifs du Danemark et à leur internement en Allemagne, il fit assurer aussi l’exécution de l’ordre de Hitler du 18 octobre 1942 sur l’anéantissement des commandos (PS-530).

Il participa aux discussions qui aboutirent aux mesures contre les aviateurs abattus. Il signa la notice du haut commandement de l’Armée, relative à la lutte contre les bandes, notice contenant des prescriptions contraires aux règles de l’Humanité.

Von Papen a préparé l’accès au pouvoir de Hitler. La constitution de son cabinet du 30 mai 1932 fut contraire au jeu normal des institutions parlementaires. Le 2 juin, il ordonna la dissolution du Reichstag et en même temps il permit à la terreur hitlérienne de se donner libre cours. A propos d’une entrevue avec Hitler en juin 1932, il dit : « J’ai accepté les exigences de Hitler, le droit pour les SS et les SA de porter l’uniforme ». Papen était cependant sans illusions sur les conséquences pour son Parti de l’agitation hitlérienne qu’il avait lui-même déclenchée. Mais il préférait Hitler à la démocratie. Après les élections du 30 juillet, il s’employa à faire admettre Hitler par Hindenburg et, dans le courant du mois de novembre, il y réussit.

Il permit l’invasion des services publics par des fonctionnaires nazis.

Sir David Maxwell-Fyfe a rappelé l’apologie que Papen fit du national-socialisme à Essen, en novembre 1933.

A l’égard du problème raciste, Papen prit une attitude très nette. Il disait dans son discours de Gleiwitz de 1934 :

« Il n’y a certes rien à dire contre les recherches raciales ou contre les soins donnes à la race qui tendent à sauvegarder autant que possible les caractéristiques d’un peuple... »

Nous savons en quoi consistaient ces soins.

Papen a servi l’appareil Parti-État jusqu’à la capitulation et son activité ne fut interrompue ni par l’assassinat, ni par l’emprisonnement de ses collaborateurs dont l’État et le Parti se rendirent coupables.

Seyss-Inquart devint membre du Parti national-socialiste le 13 mars 1938. Il occupa différente postes au sein du Parti ou dans les services de l’État et devint finalement Gouverneur adjoint de Pologne puis Commissaire du Reich pour la Hollande. Il déclara dans une lettre adressée à Göring le 14 juillet 1939 (PS-2219) :

« … Je m’attache avec une ténacité indomptable au but auquel je crois : la plus grande Allemagne et le Führer. »

Il dit dans son discours du 23 janvier 1939 (PS-3640) :

« ... La tâche d’une génération, c’est-à-dire de la force vive d’un peuple, nous la voyons dans la création et la sécurité du Lebensraum du sang, culturel et économique de cette nation... »

Et dans une lettre à Bormann du 20 juillet 1940 (PS-3645) :

« ... Comme tâche de toute une génération, tout le territoire de la Vistule et pas uniquement les gains actuels de l’Est devra être peuplé par les Allemands... L’actuelle Slovaquie, l’actuelle Hongrie, l’actuelle Roumanie, devront être réorganisées. La situation me paraît mûre... Je crois que dans tout ce territoire, nous devrons obtenir sous peu une seule direction allemande. »

Seyss-Inquart travailla à réaliser la grande pensée politique du Parti : conquête de l’espace à tout prix. Il s’employa de toutes ses forces à l’annexion de l’Autriche dont il était originaire et il a reconnu avoir travaillé pendant vingt ans à réaliser l’idée de l’Anschluss. La preuve est faite de sa collusion avec Konrad Henlein en vue de la réunion du territoire des Sudètes à l’Allemagne. Enfin, aux Pays-Bas, il lia politiquement et économiquement ce pays au Reich. En outre, il est responsable du pillage systématique dont a souffert la Hollande, de la déportation d’une partie de la population et de mesures qui provoquèrent la famine.

Speer adhéra au Parti en 1933. Il devint l’architecte personnel d’e Hitler et, à ce titre, il pénétra très profondément dans l’intimité du Führer. Chef de l’organisation Todt depuis février 1942, chef de l’armement du Plan de quatre ans depuis mars 1942, ministre de l’Armement depuis septembre 1943, il fut l’un des hauts personnages de l’État et du Parti. Speer exploita dans l’organisation Todt plus de 1.000.000 d’hommes et, rien que dans la Ruhr, plus de 50.000 Français déportés en 1943. Il est responsable des mauvais traitements infligés aux ouvriers étrangers dans les usines allemandes et notamment dans celles de Krupp. Il a employé plus de 400.000 prisonniers de guerre dans les usines d’armement. Ses délégués furent habilités par l’OKW à aller dans les camps choisir les ouvriers qualifiés. Il a exploité la main-d’œuvre des camps de concentration, de son propre aveu plus de 32.000 hommes. Il a visité Mauthausen et il partage la responsabilité de la déportation des Juifs dans des camps de travail spéciaux où ils étaient exterminés, et des 100.000 Juifs d’e Hongrie dans des usines d’aviation.

Von Neurath, ministre des Affaires étrangères depuis 1932, le resta à l’avènement du nazisme en 1933. Il conserva son poste jusqu’en 1939 et fut intégré avec ses services dans l’appareil État-Parti à mesure que cet appareil s’édifiait. Membre du Gouvernement dès le début, il n’a pas ignoré l’idéologie politique du mouvement. S’il prétend avoir été bouleversé, en 1937, quand il apprit que Hitler allait se livrer à des agressions, il n’en resta pas moins à son poste et ne fit rien pour dissuader Hitler. Au contraire, c’est lui qui, pair un avis favorable, l’encouragea à réoccuper la rive gauche du Rhin, première étape des guerres d’agression pour la conquête de l’espace. Il resta ministre du Reich jusqu’à la fin.

Sa présence a encouragé l’Allemagne conservatrice à collaborer avec Hitler. Pièce maîtresse de l’appareil Parti-État, von Neurath est étroitement uni à cet appareil dans les crimes d’extermination qu’il connut.

Le 31 août 1940, von Neurath a transmis au Dr Lammers deux aide-mémoire : l’un rédigé par lui, et l’autre par son secrétaire d’État Frank, et qui préconisent l’un et l’autre la germanisation totale de la Bohême-Moravie et l’élimination de la classe intellectuelle tchèque. L’un de ces rapports contient les lignes suivantes :

« Toutes les considérations au sujet de l’organisation future de la Bohême-Moravie doivent être basées sur le but qui est fixé pour ce territoire au point de vue politique et national-politique. Au point de vue politique, il ne peut y avoir qu’un but : l’incorporation totale au plus grand Reich allemand ; au point de vue national-politique, remplir ces territoires d’Allemands. Un bref aperçu de la position actuelle au point de vue politique et national-politique, telle qu’elle résulte des observations et des expériences effectuées depuis l’annexion, montre le chemin qui doit être suivi pour atteindre le but clair et sans équivoque.. . Les choses se présentent de telle façon qu’une décision devra être prise sur le sort du peuple tchèque pour atteindre l’objectif qui est d’incorporer le pays et de le remplir d’Allemands aussi vite que possible et aussi complètement que possible. » (PS-3859).

Fritzsche a servi le Parti avant la prise du pouvoir, mais il n’y adhéra qu’en 1933 et devint très vite un propagandiste remarqué. Au cours de la guerre, il fut chef des services de radio. Exprimant la grande pensée du régime, il incita aux massacres des Juifs.

En outre, par ses discours répétés, il s’appliqua à implanter dans l’esprit du peuple allemand que les Juifs et la démocratie mettaient en péril sa vie même et qu’il devait s’abandonner sans réserve aux hommes providentiels qui le gouvernaient.

La situation de Schacht est spéciale. Je m’étendrai plus longuement sur son cas. Il se présente comme une victime du régime et s’étonne d’être ici aux côtés de Kaltenbrunner, son geôlier. Schacht nous a dit que le programme du Parti ne lui était pas sympathique. Cependant, l’ancien ministre Severing a déclaré à l’audience du 21 mai 1946 qu’en 1931 il avait appris par une communication de la Police de Berlin que Schacht avait des conversations avec les chefs nazis. Il a ajouté que les relations de Schacht avec la ploutocratie et le militarisme lui paraissaient extrêmement compromettantes et qu’il n’aurait jamais voulu entrer dans le même cabinet que lui.

Nous savons que, dès 1930, Schacht était entré en relations avec Hitler et lui avait apporté son crédit en Allemagne et à l’étranger. Le national-socialisme en bénéficia d’une façon considérable.

En 1931. au mois d’octobre, Schacht prit place, lors de la réunion du front national d’Harzburg, aux côtés de Hitler, de Hugenberg et de Seldte. Il avait déjà tenté de faire entrer Hitler d’ans le Gouvernement Brüning. Il organisa le financement des élections décisives de mars 1933 (USA-874), lors d’une réunion des principaux industriels chez Göring au cours de laquelle Hitler prit la parole. Dès la prise du pouvoir, Schacht joua un rôle éminent dans l’appareil du Parti et de l’État. Il devint président de la Reichsbank et ministre de l’Économie. Le 19 janvier 1939, il quitta la Reichsbank mais il devint ministre d’État et le resta jusqu’au 21 janvier 1943. Habile, souple, sachant dissimuler sa pensée avec ironie ou insolence, il ne se livra jamais complètement. Cependant, il est aussi établi qu’il a réclamé avec persévérance l’extension de l’espace allemand. Lorsqu’il cherchait à donner le change en parlant de revendications coloniales et que ses interlocuteurs lui faisaient observer qu’aucune possession coloniale ne pouvait, dans l’état du monde, aider l’Allemagne à résoudre ses problèmes intérieurs, il négligeait de répondre. Il sut se faire menaçant à l’égard des démocraties et usa même du chantage à la peur avec elles. Il dit, lors d’un voyage en Amérique, à la suite d’un succès du Parti :

« Je vous ai avertis de la façon la plus nette en vous disant que si vous, étrangers, vous ne changez pas votre politique vis-à-vis de l’Allemagne, sous peu il y aura bien plus de membres et d’adhérents du parti de Hitler. »

Il dit encore :

« Tout ceci est clair, on demande de la terre pour nourrir notre peuple ».

Quel rôle joua-t-il dans le développement de la politique criminelle ?

Dès son arrivée à la Reichsbank, un programme de financement de grands travaux fut mis à exécution. Chemins de fer nouveaux, autostrades, tous ces travaux avaient un intérêt stratégique. En outre, une part importante des crédits fut utilisée secrètement dans un but uniquement militaire.

A partir de 1935, le réarmement s’accéléra sous l’impulsion vigoureuse de mesures financières nouvelles imaginées par lui. L’économiste classique et intègre se fit aigrefin pour réaliser la grande pensée du Parti. A l’aide de traites de complaisance, les traites Mefo, le réarmement fut financé. Émises sur un tiré qui n’avait fourni aucune provision, société créée pour les besoins, elles étaient endossées en blanc par une seconde société analogue. En tirant le premier effet, le tireur y joignait des traites de prolongation telle que la dernière venait à échéance en janvier ou mars 1942. Avec le recul, le choix de cette date prend tout son sens. L’année 1942 était le terme fixé par Schacht à son entreprise d’escroquerie. Il espérait que d’ici là la guerre l’aiderait à résoudre le problème. La traite originale était escomptée par la Reichsbank. Les effets n’étaient pas soumis aux droits fiscaux pour empêcher le contrôle du volume en circulation par les modifications du rendement de l’impôt. Le secret entourait les opérations. Tous les crédits accessibles en mark étaient engagés par la Reichsbank dans ces traites d’armement dès 1935. A la fin de 1938, il y avait 6.000.000.000 de traites Mefo dans l’actif de la Reichsbank et 6.000.000.000 à escompter dont 3.000.000.000 à brève échéance. Au terme, il ne pouvait échapper à Schacht que trois solutions seulement étaient possibles : Premièrement, la consolidation de la dette par des emprunts étrangers, mais on les refuserait à l’Allemagne nazie et surarmée. Deuxièmement, une inflation comparable à celle de 1923 et c’eût été la fin du régime. Troisièmement, la guerre.

L’importance du réarmement financé par Schacht jusqu’au 31 décembre 1938 est montrée par les calculs auxquels a procédé M. Gerthoffer, de notre Délégation. Nous annexons son mémoire. N’oublions pas que Hitler, dans sa lettre à Schacht du 19 janvier 1939, écrivait à celui-ci : « Votre nom sera avant tout et pour toujours lié à la première époque du réarmement national » (EC-397). Du 1er avril 1935 au 31 décembre 1938, les dépenses d’armement de l’Allemagne se sont élevées à 345.415.000.000 de francs. Dans le même temps, la France ne dépensait que 35.964.000.000 de francs. Un tel écart montre bien le but poursuivi par Schacht. En 1940, la même proportion s’est retrouvée sur les champs de bataille de France : dix divisions blindées allemandes contre une française.

Le départ de Schacht de la Reichsbank ou du ministère de l’Économie ne saurait être invoqué en sa faveur. Des difficultés surgirent entre Göring et lui à propos de l’application du Plan de quatre ans. Schacht ne voulait pas accepter d’être sous les ordres de Göring. Il démissionna du ministère de l’Économie le 26 novembre 1937, mais il resta président de la Reichsbank et ministre sans portefeuille. Le 7 janvier 1939, il remit à Hitler un mémorandum dans lequel il constatait que le volume des traites Mefo en circulation par sa faute menaçait la situation de la monnaie. Techniquement, sa position à la Reichsbank n’était plus possible. Ce sont donc des questions techniques d’organisation économique qui provoquèrent son départ, non des raisons politiques. Il resta d’ailleurs ministre sans portefeuille. Il ne démissionna de ce poste qu’en janvier 1943, au moment de la défaite de Stalingrad, alors que l’appareil Parti-État ainsi que le Reich commençaient à craquer. Il est évident qu’il avait cessé d’être utile à ce moment. Mais il est évident aussi qu’il aurait pu le redevenir plus tard comme négociateur d’une paix de compromis.

Le reste de ses avatars politiques est-il dû aux intrigues de l’entourage de Hitler, que nous devions maintenant ? Est-ce machiavélisme de sa part, est-ce malchance ? Qu’importe ! Cet homme néfaste qui sut grouper autour de lui pour les conduire à Hitler toutes les puissances financières et industrielles pangermanistes, qui aida Hitler à prendre le pouvoir, qui inspira par sa présence confiance en Allemagne nazie, qui sut doter par ses artifices financiers l’Allemagne de la plus puissante machine ’de guerre de l’époque, qui le fit pour permettre à l’appareil Parti-État de se lancer à la conquête de l’espace, cet homme fut l’un des principaux responsables de l’activité criminelle de l’appareil Parti-État. Son intelligence financière fut celle de l’État nazi, sa participation au crime de cet État n’est pas équivoque. Elle est capitale. Sa culpabilité, sa responsabilité sont entières.

En ce qui concerne le dernier confident de Hitler, Bormann, nous savons qu’il s’est chargé de la liquidation des Juifs. Il est inutile d’en dire davantage.

J’en ai fini avec la démonstration de la responsabilité de chaque accusé, non que le sujet soit épuisé, mais le temps que votre Tribunal laisse à chaque Ministère Public pour exposer son réquisitoire ne nous permet que de dresser le plan d’un travail qui mériterait d’être systématiquement conduit. Les exemples qui illustrent notre thèse pourraient être multipliés. Tous les faits rapportés par les quatre Délégations depuis neuf mois s’incluent sans effort dans notre plan et cela seul montre que notre dialectique est rigoureuse et se conforme bien à la réalité.

Ainsi, nous considérons que la preuve est administrée, que tous les accusés ont trempé dans le crime de l’État allemand. Que tous ces hommes étaient, en fait, unis dans la poursuite d’un même but politique et que tous ont, d’une façon ou d’une autre, concouru au pire crime, le génocide, l’extermination des races ou des peuples sur lesquels ils entendaient conquérir l’espace qu’ils jugeaient nécessaire à la soi-disant race germanique.

Nous avons bien entendu les objections de la Défense. C’est le Dr Seidl qui les a exposées avec le plus de force à la page 25 de son discours pour Frank : « Le droit en vigueur » — dit-il — « part du principe fondamental que le sujet de Droit international est uniquement l’État souverain et non l’individu isolé... »

En conclusion, il vous dénie, Messieurs, le droit de condamner ces hommes. Disons d’abord qu’aucun des accusés ne fut « l’individu isolé » dont parle le Dr Seidl. Nous pensons avoir démontré leur coopération et leur solidarité renforcée par l’action du Parti et au delà de ce que sont les rapports des ministres et des principaux administrateurs de n’importe quel pays démocratique.

Observons encore qu’il semble intolérable à toute conscience délicate d’assurer l’impunité aux hommes qui ont prêté leur intelligence, leur volonté, à l’entité « Etat », pour user de la puissance et des moyens matériels de cette entité afin de massacrer, comme c’est le cas, des millions d’êtres humains, en exécution d’une politique criminelle délibérée de longue date. Le principe de la souveraineté étatique qui couvrirait ces hommes ne paraît qu’un masque. Oté ce masque, la responsabilité de l’homme reparaît ! Maître Seidl le sait comme nous. Mais il constate : « Tel est le Droit international en vigueur ». Quel respect de sa part pour le Droit en vigueur, mais combien surprenants en sa bouche les propos qui suivent ! Alors qu’il examine quelques instants plus tard les Conventions de La Haye de 1907 qui, retenons-le, n’ont été dénoncées par aucun signataire, pas même par l’Allemagne, il souligne complaisamment qu’inspirées des expériences des guerres du XIXe siècle elles ne sont plus valables au XXe . Les guerres modernes auraient brisé le cadre prévu par les Conventions de La Haye. Aussi dit-al :

« On ne peut employer les modalités de la Convention de La Haye sur la guerre terrestre, même dans le sens le plus large et avec une adaptation adéquate, pour fonder là-dessus une responsabilité pénale personnelle. »

Ainsi, pour le Dr Seidl, le Droit international est figé lorsqu’il croit en tirer des conséquences favorables, mais ce Droit est en devenir lorsqu’il condamne son client.

Une pareille dialectique qui fait appel au paralogisme est spécieuse. Maître Seidl est habile dans l’art du sophisme, mais il ne convainc personne.

L’immunité des chefs d’État et de leurs acolytes était à peine concevable lorsqu’ils acceptaient de soumettre les guerres aux restrictions et réglementations de la coutume, des conventions et du droit des gens.

Cette immunité devient intolérable dès l’instant qu’ils s’affranchissent de toute règle et, sous la pression de la conscience universelle, une évolution de la coutume internationale se dessine contre elle. Je l’ai déjà montré en concluant mon exposé, au mois de février ; je ne reviendrai pas sur ce point. Qu’il suffise d’ajouter que le Statut du 7 août 1945, tenant compte des travaux des différentes commissions des crimes de guerre de 1940 à la capitulation, s’est trouvé reprendre les conclusions d’un Français, M. de Lapradelle à la commission des responsabilités de 1919. C’est en raison de leurs actes commis pour le compte de l’État allemand que les accusés sont traduits devant vous, et s’il est nécessaire que la loi renforce l’autorité de la coutume, le Statut de Londres, écrit dans le sens de la coutume en formation, justifie encore notre étude de la responsabilité des accusés en fonction du crime de l’État allemand.

Des plaidoiries, se dégage l’impression que la plupart des détenteurs mettent tous leurs espoirs dans une dialectique juridique ou pseudo-juridique serrée.

De nombreuses questions ont été débattues. Existe-t-il des guerres justes et des guerres injustes, des guerres défensives et des guerres d’agression, existe-t-il ou non. une conscience juridique mondiale, existe-t-il des critères sans équivoque de l’agression ? Voilà ce qui inquiète la Défense, non de savoir dans quelle mesure il convient de châtier ceux qui ont collaboré à l’appareil d’extermination.

Lorsque les défenseurs parlent de « Droit en vigueur », c’est pour refuser à ce Tribunal le droit de condamner, et le Dr Jahrreiss dénie toute autorité au Droit « tel qu’il devrait être conçu » à la lumière de la morale et du progrès. Tous oublient que le Droit en vigueur n’est pas seulement le Droit du passé, le seul qu’ils invoquent, mais que le Droit en vigueur est aussi celui que les juges disent dans le concret à l’occasion d’un procès. Tous oublient que la jurisprudence évolue. Là où il n’y a pas de Droit écrit, tout au plus peut-on parler des tendances précédentes et rechercher si elles sont encore valables et peuvent être invoquées.

Mais ne les suivons pas davantage. Nous égarerions nous-mêmes le débat.

L’unique fait de ce Procès, le fait qui domine tous les autres, est celui de l’extermination méthodique, systématique, de tous les hommes qui occupaient l’espace convoité par l’Allemagne.

D’autres crimes, certes, ont été commis, mais seulement comme moyens. On est tenté de dire secondairement et accessoirement, tant on est dépassé par l’atrocité du crime final.

Il convient de bien se pénétrer de cette atrocité, de bien comprendre le danger qu’un tel précédent fait courir à l’Humanité, pour requérir les peines adéquates.

Atrocité du crime d’État

Le crime de ces hommes n’est pas simple. Nous l’avons déjà montré. Le criminel ordinaire connaît sa victime, il la voit. C’est lui qui la frappe et il connaît les effets de son coup. Même s’il n’est que complice, il n’est jamais assez loin moralement et psychologiquement de l’auteur principal pour ne pas partager dans une certaine mesure ses appréhensions et ses réactions lorsque le coup est porté et que la victime tombe.

Commis par l’appareil d’État, le génocide, l’assassinat ou tout autre crime devient anonyme. La responsabilité n’est portée principalement par personne. Tous la partagent, ceux qui, par leur présence, maintiennent et soutiennent l’appareil, ceux qui ont conçu, ceux qui ont voulu, comme celui qui donne l’ordre. Quant à celui qui exécute, il se répète : « Befehl ist Befehl », l’ordre est l’ordre, et il accomplit son office de bourreau.

Ceux qui décident le font sans trembler ; ils n’imaginent peut-être même pas d’une façon précise, concrète, les conséquences de leurs ordres. C’est ainsi qu’il faut comprendre la stupeur de certains accusés dans les minutes qui suivirent ici la projection du film sur les camps. Quant à ceux qui, par leur collaboration générale à l’œuvre du Parti et de l’État, permettent l’exécution du crime, ils ont le sentiment d’assister, passifs, à une scène à laquelle ils sont étrangers. D’ailleurs, aucun châtiment n’est à craindre. Sur le plan allemand, l’État, le Parti, sont forts et décidés à le rester pour mille ans. Ils ont anéanti la justice. Sur le plan international, le Droit en vigueur assure l’immunité, du moins on le croit. Au surplus, il n’existe aucune juridiction) internationale permanente qui puisse se dresser contre les États brigands. Quant à l’éventualité d’un échec militaire, personne ne s’y arrête tant les précautions paraissent bien prises. Il est remarquable d’ailleurs que le point culminant dans les massacres se situe, compte tenu du décalage causé par le délai pour mettre en service les chambres à gaz, dans la période où l’État et le régime se croient certains de la victoire ou n’ont pas encore pris au sérieux les prodromes die la défaite. C’est vraiment le crime anonyme et parfait tel que l’imagine le moraliste français lorsqu’il propose le cas du mandarin, pour éprouver la conscience morale. Et les conditions sont toutes en faveur de l’absence de réaction. Les faits ont démontré qu’aucun de ces hommes n’a eu le sursaut décisif dans ces conditions.

La plupart ont bien senti qu’ils avaient joué un rôle dans la tragédie. Ils se sont appliqués à libérer leur conscience plus qu’à tenter de tromper leurs juges, je pense, en rejetant la faute sur un voisin. Peu ont eu le courage de reconnaître, comme Schirach et Frank, que, pièces de l’appareil, ils ne pouvaient se dérober à leur responsabilité. Au risque de laisser descendre la culpabilité jusqu’au peuple allemand qui ne sut pas rejeter ses mauvais maîtres, les autres se récusent. Il s’appliquent, dans l’exposé de leur cas, à diluer les responsabilités avec l’espoir de les faire disparaître, mais puisqu’il est vrai, comme l’a dit Severing après le maire d’Oranienburg et celui de Buchenwald, comme l’a confirmé Frank, que partout en Allemagne l’on chuchotait que les gens mouraient dans les camps comme le monde le sait maintenant, espèrent-ils donc nous faire croire qu’eux seuls l’ignoraient ? Les moins coupables d’entre eux, si l’on peut établir une hiérarchie entre « major criminals », n’ont pas osé s’opposer, mais leur criminelle lâcheté eut des conséquences si effroyables qu’il ne peut y avoir là une cause d’atténuation à la peine.

Tel que nous le voyons maintenant, le crime d’État, dans un régime où État et Parti sont confondus et où le contrôle populaire ne s’exerce pas, faute de liberté de pensée, de liberté d’expression et d’élections libres, le crime d’État est, de tous les crimes, le plus aisé à commettre au point de vue subjectif. D’autre part, les progrès des techniques dans le monde ont mis au service de l’homme presque toutes les forces de la nature. Sa puissance pour le mal en a été sérieusement accrue. Dans le même temps, le frein moral s’est relâché sous l’influence d’un matérialisme de la jouissance qui est, lui aussi, le fruit corrompu du progrès matériel hors du contrôle de l’esprit.

D’une façon générale, la criminalité paraît s’aggraver dans tous les États malgré le perfectionnement des méthodes de répression. Sur le plan international, le problème est du même ordre. Il a seulement plus d’ampleur car jusqu’ici il n’a existé aucun moyen de répression international. La révolution industrielle, l’essor des sciences de la nature ont multiplié la puissance virtuelle des États. Que l’État concentre entre ses mains les richesses naturelles et leur exploitation, qu’il accroisse son emprise sur le crédit par les manipulations monétaires, l’augmentation aies impôts, la multiplication des emprunts libres ou forcés, qu’il lie davantage à son destin les populations par le développement des services publics d’assistance, qu’il dirige la pensée par la propagande radiodiffusée, qu’il utilise à cette fin des meneurs éloquents capables de réveiller chez les hommes les plus dispersés et les plus paisibles les passions aveugles des foules, si cet État anéantit en même temps tous les modes d’expression de ses adversaires, interdit tout contrôle populaire, toute critique même privée, il devient un souverain absolu, ayant en mains de prodigieux moyens d’action pour le meilleur ou pour le pire. Toutes les techniques criminelles sont à sa portée et il peut en disposer sans retenue à moins que vous n’introduisiez, Messieurs les juges, la notion de sanction dans le Droit international. Il faut qu’il soit désormais possible de mettre un terme aux activités criminelles d’un État bandit par la force d’un organisme supra-étatique dirigé par une justice de même nature, sinon c’en est fini de la liberté des peuples. Les armes de la révolte ont glissé de leurs mains le jour où les États, et les États seuls, ont pu posséder des moyens de destruction contre lesquels le courage des citoyens reste désarmé. Servies par peu d’hommes dévoués au régime criminel, les armes propres aux États peuvent noyer dans le sang les moindres velléités de résistance et, si la révolte contre la tyrannie reste le plus sacré des devoirs, cette révolte est maintenant sans espoir. Voilà le danger. Et l’Allemagne y a succombé. Certes, les conditions favorables s’y sont trouvées toutes réunies en même temps. Sous la poussée ide la révolution industrielle qui, depuis 1850, fut plus violente dans ce pays que dans aucun autre, un immense changement du niveau social s’est produit, en même temps que la population, de rurale et terrienne, devenait urbaine et industrielle. Il en est résulté un abaissement du niveau spirituel dont les conséquences ont été désastreuses, car la bourgeoisie n’avait reçu aucune formation politique sous l’empire. Sciemment écartées des affaires publiques par les maîtres d’autrefois, les masses allemandes ne se sont animées comme grande bourgeoisie patronale ou comme prolétariat industriel que pour l’essor économique du Reich, comme bourgeoisie moyenne que pour l’Armée et le Reich à venir. Quand, après l’autre guerre, il fallut souffrir les déceptions de la défaite, quand s’y ajoutèrent dans un milieu médiocre et aigri, avec le sentiment amer de la déchéance matérielle et sociale, toutes les rancœurs et tous les ressentiments que l’accusé Göring nous a dépeints au début de sa déposition, quand la jeunesse, surtout, voulut incarner ses espérances dans une réalité concrète, alors le pangermanisme se réveilla, répandu, vulgarisé, et se trouva à la portée de tous les mécontents. En même temps, la vieille antithèse entre vitalisme et intellectualisme, entre culture et civilisation, entre saine ferveur et lassitude décadente, entre culte de la vie et culte de l’esprit, a été réveillée et cristallisée à l’usage des cerveaux simples et puérils dans l’antithèse dynamique entre l’Aryen nordique et le Juif sémite. Une éducation appropriée a imposé ce matérialisme biologique sans difficultés. Le terrain citait prêt de longue date. L’Allemand aime par-dessus tout la doctrine reçue parce qu’elle seule peut suppléer au défaut de discipline personnelle et autonome qui le caractérise sur le plan intellectuel et moral. Il adore ce qu’on peut réciter à titre de croyance admise par tous simultanément, de cliché facile à servir en toute occasion. Les jeunes Allemands apprirent donc pour l’Abitur les six races admises par Günther, comme ils apprenaient la grammaire, et ils ne discutèrent pas plus celle-ci que celles-là. Et alors que l’esprit allemand reprochait à des nations aussi vivantes, aussi attachées à leur sol, à leur tradition, à leur culture humaine souple et diverse que l’Angleterre et la France, de se contenter d’un misérable et artificiel intellectualisme, alors qu’il leur reprochait le crime contre la vie, — et le Dr Stahmer s’en est fait l’écho — l’esprit allemand se créait à lui-même, en raison du grossier et facile catéchisme qu’il prétendait infliger à tous, un intellectualisme autrement dangereux et artificiel que le nôtre. Le terme de cette prétendue éthique de la vie fut une pratique et une doctrine de pure opportunité collective ou sociale pseudo-scientifique, biologico-matérialiste. Ce terme fut les stérilisations, les expériences physiologiques dans les camps et 15.000.000 de morts. La réflexion du vieux penseur français revient irrésistiblement à l’esprit devant ce résultat : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Un néo-machiavélisme, dont Göring nous a donné le type au cours de sa déclaration, s’implanta. J’a lu quelque part dans une plaidoirie de ces jours derniers que le juste en soi n’existe pas et que la recherche des limites du juste et de l’injuste est déterminée par des critères historiques et nationaux. N’est-ce pas, Docteur Nelte ? Hitler avait déjà dit : « Ce qui est juste est ce qui profite au peuple » et, au témoignage de son défenseur, Frank avait paraphrasé : « Est juste ce qui profite au peuple. L’intérêt commun passe avant l’intérêt particulier ». En lisant cela, je pensais à la réponse qu’eût faite Bossuet, l’absolutiste qui sut fixer l’humaine mesure. La Défense a comparé l’absolutisme français au nazisme ; voici la réponse :

« La politique sacrifie le bien particulier au bien public et cela est juste jusqu’à un certain point : « Il faut qu’un homme meure « pour le peuple ». Par là, Caïphe entendait qu’on pouvait condamner un innocent au dernier supplice sous prétexte du bien public, ce qui n’est jamais permis, car au contraire le sang innocent crie vengeance contre ceux qui le répandent. »

Ce que les préceptes nazis pouvaient donner, nous le savons. Le témoin Rosser nous a rapporté les propos de ce jeune soldat allemand qui, après avoir décrit le massacre d’un ghetto, concluait :

« Ah, mon cher ami, c’était affreux, mais... l’ordre, c’est l’ordre ». Le Tribunal trouvera à la fin du document F-655, qui figure dans l’un des livres de documents déposés par la Délégation française, l’effroyable réflexion de Kramer. Kramer, avant d’être chef du camp de Bergen-Belsen, avait commandé le camp de Natzweiler en Alsace et là, on en avait la preuve, avait lui-même asphyxié par les gaz quatre-vingts personnes. A la question : « Qu’auriez-vous fait si tous n’étaient pas morts ? », il répondit : « J’aurais tenté de les asphyxier à nouveau en projetant dans la chambre une seconde dose de gaz. Je n’ai éprouvé aucune émotion en accomplissant ces actes, car j’avais reçu l’ordre d’exécuter, de la façon que je vous ai indiquée, les quatre-vingts internés. J’ai d’ailleurs été élevé comme cela ».

Quelle terrible accusation contre le système ! Cet homme, avant d’être assassin par ordre, avait été comptable à Augsbourg. Combien reste-t-il, dans l’Allemagne d’aujourd’hui, de paisibles comptables élevés comme cela ? Et maintenant « le sang innocent crie vengeance ».

Vous connaissez le crime ! Vous savez pourquoi et par quels moyens il fut commis ! Crime monstrueux, sans précédent, il est celui de « l’État-Parti » national-socialiste, mais les accusés, en leur qualité de chefs du parti national-socialiste et de grands commis de l’État, ont tous assumé des responsabilités majeures dans la conception ou l’exécution de ce crime. Leur participation au crime de l’État-Parti est leur faute personnelle que ne couvre aucune immunité ! Et la preuve en est faite désormais. Ils doivent être châtiés ; vous connaissez aussi les dangers que leur crime a fait courir au monde, les misères, les malheurs qu’il a répandus sur les hommes.

Il faut frapper fort, sans pitié ! Que la sentence soit juste, cela suffit !

Certes, les culpabilités sont nuancées. S’ensuit-il que les peines doivent être elles-mêmes nuancées si le moins coupable, comme nous le pensons, mérite déjà la mort ! Demain, ce Procès international terminé, ces principaux criminels de guerre condamnés, nous rentrerons dans nos pays et là, devant nos propres tribunaux, nous aurons peut-être à poursuivre ceux qui ont seulement exécuté les ordres de l’État national-socialiste, qui ne furent que des bourreaux.

Mais comment pourrions-nous alors réclamer la mort contre un autre Kramer, contre un autre Höss, contre ces chefs de camp qui ont sur la conscience des millions d’êtres humains exécutés par ordre, si nous hésitions aujourd’hui a requérir le châtiment suprême contre ceux qui furent les moteurs de l’État criminel, de l’État qui donna les ordres ?

Au surplus, le sort de ces hommes dépend entièrement de votre conscience ! Voici qu’il nous échappe ; notre tâche est achevée. C’est à vous d’entendre maintenant, dans les silences de vos délibérés, le sang des innocents qui réclame justice.

LE PRÉSIDENT

L’audience est levée.

(L’audience est suspendue jusqu’à 14 heures.)