DEUX CENTIÈME JOURNÉE.
Samedi 10 août 1946.

Audience du matin.

(Le témoin von Manstein est à la barre.)
Dr LATERNSER

Monsieur le maréchal, comment avez-vous jugé l’intention d’attaquer à l’Ouest ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

A mon avis, lorsqu’il fut avéré qu’une union politique avec les puissances occidentales était irréalisable par des moyens pacifiques, il n’y eut plus d’autre issue que de mener une offensive à l’Ouest et de terminer ainsi la guerre.

Dr LATERNSER

Avez-vous participé aux préparatifs contre la Grèce, la Norvège et la Yougoslavie ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non, je n’ai eu connaissance de ces campagnes ou de leur ouverture que par la radio.

Dr LATERNSER

En tant que chef militaire, comment avez-vous considéré la guerre contre la Russie ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

J’ai considéré la guerre contre la Russie comme une guerre préventive de notre part. Il n’y avait d’ailleurs, à mon avis, pas d’autre moyen de tirer l’Allemagne de la situation où elle s’était mise en s’abstenant de risquer un débarquement en Angleterre, en automne 1940. Nous nous trouvions dans l’obligation, selon moi, de considérer l’Union Soviétique, en 1940-1941, comme un danger extrêmement menaçant, qui aurait atteint son acuité des que nous aurions définitivement engagé nos forces dans une lutte contre l’Angleterre. La seule chance d’y échapper eût été de risquer un débarquement dès l’automne 1940, et c’est ce que Hitler n’a pas osé faire.

Dr LATERNSER

Comment est-il possible que le Commandant en chef de l’Armée et le chef de l’État-Major de l’Armée n’aient pas été consultés par Hitler lors des décisions militaires de la plus haute importance, comme par exemple l’attaque contre l’Union Soviétique ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

A mon avis, cela s’explique de la façon suivante : du point de vue politique, il y avait déjà longtemps que nous autres généraux n’avions plus d’avis à faire connaître, car les objections exprimées par les généraux, par exemple lors de l’occupation de la Rhénanie ou de l’entrée des troupes en Tchécoslovaquie, s’étaient avérées sans objet et Hitler avait obtenu gain de cause. Il ne tenait plus aucun compte des objections d’ordre politique et ne considérait plus que le point de vue militaire ; à cet égard, je suis personnellement d’avis, comme je l’ai dit, que l’offensive à l’Ouest était absolument indispensable, militairement parlant. L’OKH a été d’un autre avis et, d’après moi, du point de vue militaire, a présenté un point de vue erroné. Le succès a donné raison à Hitler et, dès ce moment, ainsi que cela a été rendu évident par son attitude, son opinion a été qu’il s’y entendait mieux que les soldats ; c’est ainsi que, en ce qui concerne la grave décision envers l’Union Soviétique, il a eu gain de cause et, depuis lors, n’a plus écouté l’OKH.

Dr LATERNSER

Vous avez reçu l’ordre des commissaires (Kommissarbefehl) ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui.

Dr LATERNSER

Quelle attitude avez-vous adoptée en le recevant ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Ce fut le premier cas de conflit entre l’obligation d’obéir et ma conception de soldat- J’aurais dû, en tait, obéir ; mais je me suis dit qu’en qualité de soldat, je ne pouvais coopérer à de tels actes. Et, aussi bien au Commandant en chef du groupe d’armées, dont je relevais, qu’au chef du groupe de blindés, j’ai fait savoir que je n’exécuterais pas un tel ordre, contraire à l’honneur militaire. En pratique, l’ordre n’a pas été exécuté. Mes divisionnaires qui, indépendamment de moi, avaient reçu cet ordre du Reich, partageaient cette opinion avec moi. D’ailleurs, les commissaires ont opposé jusqu’au dernier une résistance opiniâtre et, dans bien des cas, se sont suicidés avant d’être faits prisonniers, ou bien ils se sont démunis de leurs insignes, afin de ne pas être distingués de la troupe. Et la troupe, intimement opposée à cet ordre, n’a pas recherché de commissaires parmi les prisonniers.

Dr LATERNSER

Vous venez de mentionner le Commandant en chef de votre groupe d’armées et celui des groupes blindés. Qui étaient-ils ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Le commandant du groupe d’armées était le maréchal von Leeb. Le commandant du groupe blindé était le général de division Höppner.

Dr LATERNSER

Et quelle était leur position à l’égard de cet ordre ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Le maréchal von Leeb, en tant que chef, a pris connaissance de mon message l’informant que je n’exécuterais pas cet ordre, ce qui supposait son approbation tacite. Höppner et Reinhardt, qui commandait également un groupe blindé, ont élevé des protestations contre cet ordre, mais sans succès.

Dr LATERNSER

Comment avez-vous pu concilier, dans ce cas, votre désobéissance avec votre conception du devoir d’obéissance militaire ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

En soi, l’obéissance militaire est évidemment absolue et indivisible. Mais, au cours des guerres, il s’est toujours produit des cas où de grands chefs militaires n’ont pas exécuté un tel ordre, ou lui ont donné une autre interprétation. Cela tient à la haute responsabilité qu’assume un grand chef. On ne peut exiger d’un chef d’armée d’accepter une bataille quand il est persuadé de la perdre. Dans ces questions, c’est-à-dire quand il s’agit d’opérations, il existe en pratique et en définitive un certain droit qui doit être, il est vrai, confirmé par le succès, d’interpréter certains ordres. C’est précisément dans l’Armée allemande qu’une certaine autonomie des sous-ordres a été particulièrement accentuée. Il en est autrement lorsqu’il s’agit d’une action d’ensemble de tous les soldats. Dans de tels cas, la désobéissance d’un homme de troupe peut être compensée dans ses conséquences par une punition. Mais si, dans ce cas, le chef suprême fait preuve d’un refus d’obéissance, non seulement il ébranle sa propre autorité, mais aussi et surtout la discipline en général et, ce faisant, compromet le succès militaire. Dans de tels cas, le chef suprême est plus fortement engagé que le soldat ou le sous-ordre, car c’est lui qui doit montrer l’exemple.

Dr LATERNSER

N’avez-vous pas ébranlé la discipline par cet acte de désobéissance ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Dans ce cas, non. Car le sentiment de la troupe correspondait au mien propre, sentiment dont l’âme de nos soldats avait été imprégnée, contre la volonté de Hitler. Nous pouvions, en outre, en appeler à l’ordre donné par le Commandant en chef de l’Armée, à savoir que le maintien de la discipline devait prévaloir sur toute autre chose.

Dr LATERNSER

De quelle façon était exercée la juridiction militaire en vertu des ordres donnés par le Commandant en chef de l’Armée et d’après lesquels le maintien de la discipline devait être strictement observé ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Nous avons appliqué la juridiction militaire telle que nous devions l’exercer, d’après notre éducation, c’est-à-dire selon le Droit et la justice, et conformément au caractère décent d’une vie de soldat. Il me suffira de citer comme exemple que les deux premières condamnations à mort dont j’ai eu à connaître ont été prononcées au début de la campagne de Russie contre deux soldats allemands de mon corps pour viol de femmes russes. Il en a été de même partout.

Dr LATERNSER

Nous en arrivons à un autre ordre d’idées. Que pouvez-vous dire relativement au traitement des prisonniers de guerre ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

En ce qui concerne le traitement des prisonniers de guerre, dans la mesure où ils relevaient de notre compétence, il faut que je précise avant tout que nous n’éprouvions, en tant que soldats, que du respect vis-à-vis de tout vaillant adversaire et que, d’autre part, nous savions depuis la première guerre mondiale que tout mauvais traitement envers des prisonniers de guerre étrangers a ses répercussions, finalement, contre nos propres soldats. Nous avons donc, par principe, traité les prisonniers de guerre comme nous l’avions appris en tant que soldats, et comme nous devions le faire, ce qui signifie, selon les stipulations de la loi martiale.

Dr LATERNSER

Avez-vous constaté vous-même une infraction, et êtes-vous intervenu contre quelque mauvais traitement ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Je dirai d’abord que j’ai assisté à de nombreux transports de prisonniers. Or, je n’ai jamais remarqué, sur les chemins qu’ils ont suivis, qu’un seul prisonnier de guerre ait été fusillé. Mais, une fois, alors que j’étais Commandant en chef du groupe d’armées, j’ai vu un soldat allemand frapper avec une matraque un prisonnier afin de faire place à une auto qui longeait la colonne. J’ai fait halte et ai identifié cet homme. Le lendemain, j’ai fait venir son chef et lui ai ordonné de le punir. J’ai ajouté que lui-même serait traduit devant un tribunal militaire si de tels excès se reproduisaient dans son bataillon.

Dr LATERNSER

Avez-vous ou pouvez-vous trouver des explications aux décès en masse de nombreux prisonniers de guerre russes durant le premier hiver de la guerre ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Mon armée aussi, mais seulement plus tard, a fait de nombreux prisonniers de guerre, jusqu’à 150.000, et il est évidemment toujours difficile d’assurer de suite la subsistance et le cantonnement à un si grand nombre d’hommes. Dans le cadre de mon armée, nous y sommes cependant parvenus. C’est ainsi que nous avons, par exemple, autorisé la population à porter dans les camps des vivres aux prisonniers pour améliorer leur situation. Lors des grandes batailles d’encerclement de 1941 du groupe d’armées du Centre et près de Kiev, où il s’agissait là de plusieurs centaines de milliers de prisonniers, la situation a été différente. Une fois, les soldats russes échappèrent à cette étreinte, après avoir résisté jusqu’au dernier et à demi-morts de faim. Or, il est impossible à une armée, avec tous les impedimenta, d’emmener avec elles les vivres nécessaires pour assurer soudainement la subsistance de, par exemple, 500.000 prisonniers, et on ne pouvait les cantonner en Russie Centrale. Les mêmes faits se sont reproduits, certes, en Allemagne, après la capitulation, alors que des centaines de milliers de soldats ont couché à la belle étoile pendant des semaines et n’ont pu être normalement ravitaillés.

Dr LATERNSER

Dans quelle mesure les commandants en chef étaient-ils responsables des prisonniers de guerre ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Nous n’étions responsables des prisonniers de guerre qu’autant qu’ils restaient dans le secteur de notre armée, c’est-à-dire jusqu’à leur livraison aux camps de triage.

Dr LATERNSER

Il s’agissait donc d’un séjour purement provisoire ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui, à moins que les prisonniers ne fussent obligés de travailler sur le territoire de notre armée.

Dr LATERNSER

Tant que les prisonniers restaient dans votre armée comment étaient-ils traités ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Les prisonniers que nous retenions dans notre territoire nous étaient nécessaires pour nous aider et pour travailler. Pour cette raison, ils ont été traités d’une façon convenable. Nous avons eu dans chaque division environ 1.000 prisonniers, et quelquefois davantage, en qualité de manœuvres volontaires. Ces prisonniers nous sont restés fidèles et nous ont même suivis pendant la retraite, ce qui n’aurait pas été le cas s’ils avaient été maltraités.

Un autre exemple : lorsque je fus nommé Commandant en chef du groupe d’armées du Sud, je n’avais avec moi qu’un État-Major très restreint et aucun personnel de garde. J’ai eu alors une équipe de Cosaques comme unique garde dans une maison pendant huit ou dix jours. Si nous les avions maltraités, ils nous auraient certainement massacrés.

Dr LATERNSER

En ce qui concerne maintenant le service des prisonniers de guerre à l’intérieur du territoire, de qui relevaient les commandants de camps ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Autant que je sache, les commandants de camps à l’intérieur des régions militaires étaient sous l’autorité d’un général du service des prisonniers de guerre et celui-ci à son tour était soumis à l’autorité du chef de l’« Ersatzheer ».

Dr LATERNSER

Qui était le chef de l’« Ersatzheer » ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

C’était, jusqu’en 1944, le général de divisions Fromms et, après le 20 juillet 1944, ce fut Himmler.

Dr LATERNSER

Le service des prisonniers de guerre n’a-t-il pas été soumis à l’autorité de Himmler, dès 1944 ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui. Je ne connais pas exactement la date, mais je sais que tous les prisonniers de guerre ont été expressément placés sous l’autorité de Himmler.

Dr LATERNSER

Est-ce que, dans le territoire ’de votre armée ou dans ceux de votre groupe d’armées, il s’est produit des destructions de grande envergure ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui, dans les territoire ukrainiens surtout, il y avait des destructions considérables, mais nous les avions déjà constatées en grande partie en 1941. Toutes les voies de chemins de fer étaient détruites et les canalisations n’étaient pas encore totalement réparées en 1943. Tous les organes de transmission et leurs bureaux étaient détruits. Un grand nombre d’établissements industriels et d’ouvrages d’art, par exemple le grand barrage de Zaporozhe, la fabrique de béton de Kharkov, les grandes usines métallurgiques de Kertch et de Mariopol, ainsi que les installations pétrolifères de Maikop au Caucase, étaient détruits.

Dr LATERNSER

Est-ce que, dans la dernière guerre, des raisons particulières justifiaient des destructions d’une telle importance ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Si les destructions, dans la dernière guerre, ont dépassé de beaucoup celles des guerres précédentes, cela provient de la tactique employée dans cette dernière guerre. En 1941, Staline a exigé de ses armées, et cela à bon droit, qu’elles disputent chaque pouce de terrain ; Hitler a adopté cette méthode. Et si l’on force les armées à disputer chaque pouce de terrain et à combattre jusqu’au dernier homme, villes et villages ne sont bientôt plus qu’un amas de décombres.

Un exemple seulement : Sébastopol, en tant que forteresse, a été défendue pendant huit mois, et finalement la ville même a été défendue. A Stalingrad, pendant des semaines, on a combattu maison par maison. Rostov et Kharkov ont été prises deux fois par nous et deux fois reprises par les armées russes dans des combats très durs, Kiev et Rovno une fois ; Odessa a été conquise par les armées roumaines après des semaines de durs combats. Dans ces conditions, il était inévitable que les villes fussent alors à moitié détruites.

Dr LATERNSER

A-t-on opéré des destructions d’une façon systématique ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

En 1943, j’ai constaté qu’au cours de la retraite derrière le Dniepr, on a procédé, sur l’ordre de Hitler, à des destructions considérables selon un plan bien établi. L’ordre de Hitler était qu’il fallait rendre inutilisable aux armées russes, pour la conduite de la guerre, tout le territoire situé à l’Est du Dniepr. Des ordres minutieusement détaillés ont été donnés dans ce sens par lui-même.

Dr LATERNSER

Ces destructions étaient-elles rendues indispensables pour la conduite des opérations ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Pour cette retraite derrière le Dniepr, je suis bien obligé de répondre : oui. La situation était telle que, si nous n’avions pu réussir à arrêter les armées russes au Dniepr et qu’elles aient pu poursuivre leur avance, la guerre était perdue. Le Dniepr n’était pas fortifié, car Hitler s’y était opposé lorsque nous l’avions demandé ; on venait seulement de commencer les travaux. Nous n’avions pas de forces suffisantes pour pouvoir résister à une forte attaque de la ligne du Dniepr. Si donc, pour les besoins du ravitaillement, l’attaque russe ne devait pas être stoppée, il était à prévoir qu’en automne 1943 le secteur Sud du front russe aurait été liquidé et par suite la guerre à l’Est terminée à notre désavantage. Dans de tels cas, c’est au Haut Commandement qu’il appartient, en définitive, d’exiger les opérations devenues indispensables. Il manque au sous-ordre une vue d’ensemble pour en juger, comme aussi le droit de s’opposer à telle ou telle décision, car il ne connaît que son secteur.

Dr LATERNSER

Ces ordres concernant les destructions ont donc été exécutés de façon différente ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Certainement. Chaque chef d’armée s’est efforcé de réduire ces destructions au minimum en Ukraine tout particulièrement, en raison de ce que nous, soldats, vivions en très bons termes avec la population ukrainienne. C’est, en somme, à chacun des chefs responsables qu’il appartient de juger si le but de l’opération peut être atteint avec un minimum de destruction. Il y a eu lieu, par exemple, d’établir une distinction quant à la destruction des cantonnements. Pendant l’hiver, dans. l’Est, la possibilité de faire une guerre et, avant tout, la conduite d’opérations de grande envergure, dépend de la possibilité d’abriter la troupe pour la nuit. C’est pourquoi, en hiver, la destruction des abris pouvait avoir des conséquences décisives, ce qui n’était pas le cas en été.

Dr LATERNSER

Que savez-vous des destructions d’églises et des centres culturels ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Je ne puis qu’affirmer que dans mon secteur ces centres et monuments ont été épargnés. Beaucoup d’entre eux, par exemple en Crimée, sur la côte méridionale, ont été trouvés détruits, mais nous avons préservé le château de Liwardia, entre autres, ainsi que le vieux castel tartare de Bakschisarai. J’ai parcouru une fois le front de Leningrad avec l’État-Major d’une armée pour préparer une offensive qui ne fut d’ailleurs pas exécutée. J’y ai vu un certain nombre de châteaux des tzars, Oranienbaum entre autres, qui étaient détruits, parce qu’à portée de l’artillerie russe, dont j’ai moi-même essuyé le feu lors d’une reconnaissance. Les châteaux ont été la proie des flammes, mais ils n’ont certes pas été détruits par nos troupes selon un plan bien établi.

Dr LATERNSER

Quelques questions maintenant au sujet de la guerre de partisans. Avez-vous su que cette guerre avait pour but d’exterminer les Juifs et les Slaves ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non.

Dr LATERNSER

Avez-vous reçu ou donné des ordres de ne pas faire de prisonniers dans la lutte contre les bandes de partisans ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non.

Dr LATERNSER

Comment vous représentiez-vous alors les conséquences de la livraison d’un partisan au Service de sûreté (SD) ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Nous avions l’impression que cet homme serait d’abord interrogé par le SD, puis envoyé dans un camp quelconque. Les soldats allemands qui, par exemple, étaient condamnés pour ’désertion, devaient être livrés au SD parce qu’une ordonnance précisait que de longues peines privatives de liberté ne seraient pas purgées en temps de guerre, mais que les condamnés — afin de les utiliser comme main-d’œuvre et afin que la sécurité d’une prison ne les soustrayât pas à leurs obligations de guerre — seraient envoyés dans des camps de concentration pour toute la durée de la guerre. Il ne pouvait donc être nullement question que la livraison d’un délinquant quelconque au SD équivalût à une condamnation à mort.

Dr LATERNSER

Étiez-vous alors au courant de ce qui se passait dans les camps de concentration ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non, j’en savais aussi peu que le peuple allemand, et même encore moins, car lorsqu’on est engagé dans un combat à un millier de kilomètres de l’Allemagne, on n’entend jamais parler de telles choses. J’ai appris avant la guerre l’existence de deux camps de concentration : Oranienburg et Dachau. Un officier qui avait été invité à visiter un tel camp m’a raconté qu’il y avait là une véritable collection de types de criminels, avec des détenus politiques, et qu’ils étaient d’ailleurs, d’après ce qu’il avait vu, sévèrement mais convenablement traités.

Dr LATERNSER

Comment expliquez-vous, en votre qualité de soldat de vieille tradition, les faits que l’Accusation a stigmatisés comme crimes de lèse-humanité, qui étaient imputables à la conduite allemande de la guerre ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

A partir de 1941, donc dès le début de la campagne de Russie, la guerre a été menée, pour ainsi dire, avec une double face : celle que nous menions nous, soldats, et, d’autre part, la conduite politique de la guerre que nous, soldats, n’assumions pas mais qui était pratiquée par d’autres éléments.

Dr LATERNSER

Vous avez dit 1941 ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui. Selon ma conception, la guerre de Pologne, la guerre à l’Ouest et les campagnes de Norvège et des Balkans ont été conduites d’une façon purement militaire, tant que les opérations militaires ont duré, et la double face de la guerre, c’est-à-dire la conduite idéologique, politique, a commencé avec la guerre contre l’Union Soviétique, et les éléments qui dirigeaient cette guerre politique l’ont alors étendue aux autres territoires occupés.

Dr LATERNSER

Qui, du côté allemand, dirigeait cette lutte idéologique ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Cette lutte idéologique, nous, soldats, ne l’avons pas pratiquée. Elle était menée par Hitler, à mon avis, avec quelques-uns de ses collaborateurs les plus intimes et un nombre restreint de complices.

Dr LATERNSER

Dans quelle mesure cette guerre n’a-t-elle pas été conduite par des soldats ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Hitler était intimement persuadé qu’en vertu de ce qui est appelé notre conception traditionnelle d’une conduite chevaleresque de la guerre, nous ne participerions pas à de tels agissements. C’est ce qu’il a exprimé ouvertement dans une allocution avant la campagne de l’Ouest, c’est-à-dire après celle de Pologne. C’est donc bien en connaissance de cause qu’il a tenu la Wehrmacht à l’écart de cette lutte idéologique et soustrait à notre influence, comme aussi à notre connaissance, ce qui se passait.

Dr LATERNSER

Par quels moyens Hitler a-t-il soustrait à l’influence militaire cette partie de la conduite de la guerre ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Il nous l’a soustraite une première fois quant à l’étendue, en écartant la masse des territoires occupés de l’influence des Commandants en chef, au profit à l’Est des commissaires et, dans les autres pays, des chefs militaires ou des gouvernements locaux, qui ne relevaient pas de nous, Commandants en chef. Il nous priva en outre des territoires mêmes dans lesquels cette lutte était menée. Notre rayon d’action était strictement limité aux théâtres des opérations et, même là, nous n’avions que très peu à dire. Toutes les mesures policières étaient prises par Himmler, sous sa propre responsabilité, tel que cela est rédigé dans le fameux ordre « Barbarossa ». Göring était chargé de l’exploitation économique, et le recrutement de la main-d’œuvre était l’affaire de Sauckel. Les œuvres d’art étaient triées, enregistrées par un État-Major de spécialistes de Rosenberg. Le fonctionnement de la justice vis-à-vis de la population civile avait été expressément enlevé à nos tribunaux militaires. Il ne nous incombait plus, somme toute, que la conduite des opérations au front, d’assurer la sécurité militaire du théâtre des opérations, l’institution d’une administration locale, ainsi que la remise en marche de l’agriculture et de l’activité professionnelle.

Dr LATERNSER

Monsieur le Président, j’ai fait faire un tableau de la répartition des compétences et je voudrais le produire au Tribunal en commentant mes documents. Il s’agit du document Mil-3. Je désire simplement le présenter au témoin et lui demander si ce tableau est exact. Je produirai alors ce tableau au Tribunal en donnant des explications.

LE PRÉSIDENT

Oui, vous pouvez le faire.

Dr LATERNSER

Monsieur le maréchal, je vous fais remettre ce tableau Mil-3 et je vous demande de me dire s’il est exact.

LE PRÉSIDENT

Docteur Laternser, vous soumettrez sans doute ce tableau également au Ministère Public, n’est-ce pas ?

Dr LATERNSER

Oui, Monsieur le Président.

TÉMOIN VON MANSTEIN

Ce tableau, à mon avis, est exact. Bien entendu, il y a des détails concernant la subordination — par exemple dans les territoires occupés qui étaient sous l’autorité des chefs militaires et qui ont changé au cours de la guerre — qui n’y figurent pas au complet.

Dr LATERNSER

Mais ces territoires ne concernent pas l’ensemble des accusés ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

C’est juste.

Dr LATERNSER

Dans quels territoires la guerre idéologique a-t-elle été conduite par d’autres ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Il faut ici distinguer deux choses. En dehors de la conduite militaire de la guerre que nous, soldats, assumions, la guerre était conduite économiquement, c’est-à-dire en vue de l’exploitation économique des territoires occupés, dans le sens du slogan « guerre totale ». A mon avis, c’était là une nouveauté dans le Droit international, mais ce n’était pas un crime. En second lieu venait le domaine idéologique, c’est-à-dire des méthodes spéciales envers la population, pratiquées par d’autres agents et qui, en soi, n’avaient rien à voir avec l’exploitation économique.

Dr LATERNSER

Qu’entendez-vous par « méthodes spéciales » ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Je veux parler uniquement des méthodes des « Einsatzgruppen », comme aussi de toutes celles pratiquées sous l’égide de Himmler.

Dr LATERNSER

Le « Kommissarbefehl » ou « Kommandobefehl » ne participait-il pas aussi à cette lutte idéologique dans le secteur militaire ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Le Kommissarbefehl, à mon avis, entre dans cette catégorie ; c’est la raison pour laquelle nous ne l’avons pas exécuté. Ce n’est pas le cas cependant du Kommandobefehl ; selon moi, c’était peut-être des représailles contestables envers une méthode de guerre qui était nouvelle.

Dr LATERNSER

Nous en venons maintenant aux Einsatzgruppen. Que saviez-vous des tâches qui leur incombaient ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

En ce qui concerne les tâches des Einsatzgruppen, je savais seulement qu’elles étaient prévues pour préparer l’administration politique, c’est-à-dire en vue d’une surveillance politique de la population des territoires occupés de l’Est, qu’elles travaillaient d’après les instructions spéciales de Himmler et sous sa responsabilité.

Dr LATERNSER

N’avez-vous jamais entendu parler de l’intention et de l’ordre d’exterminer les Juifs et d’autres éléments de la population ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non, je ne l’ai pas su. Cette mission, comme le témoin Ohlendorf l’a déposé, n’avait été donnée que verbalement et directement par Himmler aux Einsatzgruppen, et transmise de même à d’autres.

Dr LATERNSER

Lorsque vous avez pris le commandement de la 11e armée, vous a-t-on informé de l’existence des Einsatzgruppen ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Lorsqu’on septembre 1941, j’ai pris le commandement de l’Armée à Nikolaïev, je n’ai été au Quartier Général que deux ou trois jours et, avec une partie de mon État-Major, j’ai occupé un poste de combat avancé dans le voisinage du front. Durant les trois ou quatre jours passés à Nikolaïev, les différents chefs de services du Haut Commandement m’ont rendu compte de leurs tâches. Je suppose qu’il m’a été également signalé que des éléments du SD se trouvaient sur le théâtre des opérations, chargés des missions spéciales de Himmler. Cette organisation des Einsatzgruppen, telle qu’elle m’apparaît aujourd’hui clairement, ne m’a pas été claire du tout à cette époque. Ses missions encore moins.

Dr LATERNSER

Avez-vous eu personnellement affaire à Ohlendorf ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Il est possible qu’Ohlendorf se soit présenté une fois chez moi et, comme ses visites avaient lieu en général aux environs de midi, il est possible que je l’aie invité à déjeuner, en tout cas en présence de mon chef d’État-Major, comme tous ceux qui n’appartenaient pas à mon armée. J’ajouterai que je me trouvais ici en prison déjà depuis quelques semaines, lorsqu’un jour le général Westphal me dit : « Il y a ici un SD-Führer Ohlendorf qui prétend avoir été en Crimée ». J’ai prié le général Westphal de me le montrer et j’ai dit alors : « Il est possible que je l’aie déjà vu, mais je ne m’en souviens pas ». Cela démontre le genre des relations qui ont pu s’établir un jour avec lui.

Dr LATERNSER

Le témoin Ohlendorf a déposé qu’il avait conversé avec vous et pendant la marche en avant.

TÉMOIN VON MANSTEIN

Il ne peut m’avoir parlé à cette occasion, car un Commandant en chef n’accompagne pas ses troupes en marche. Au contraire, si je change de poste de commandement, c’est en avion que je me déplace, ou en auto avec un officier d’ordonnance, et alors mon chef n’est pas avec moi. Car, dans un tel cas, le chef d’État-Major reste toujours à l’ancien poste de commandement jusqu’à ce que le Commandant en chef ait occupé son nouveau PC, afin que la conduite de l’armée ne soit pas interrompue.

11 est en conséquence absolument impossible qu’Ohlendorf ait conversé avec moi pendant la marche.

Dr LATERNSER

Monsieur le maréchal, comment expliquez-vous que le massacre de 90.000 Juifs ait pu vous échapper ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Ces 90.000 Juifs mentionnés n’ont pas été mis à mort dans le territoire que je commandais. Comme l’a reconnu Ohlendorf, son autorité s’étendait de Czernovitz, c’est-à-dire depuis les Carpathes, jusqu’à Rostov-sur-le-Don, soit environ 1.200 kilomètres, et la largeur de ce territoire était d’environ 300 à 400 kilomètres. Dans ce gigantesque territoire n’opérait pas que la 11e armée, mais encore la 1ère armée blindée, les 3e et 4e armées roumaines, c’est-à-dire quatre armées, et les 90.000 Juifs qui y auraient été tués dans l’espace d’un an se trouvaient répartis dans un immense territoire dont la 11e armée n’occupait qu’une petite partie en Crimée.

Dr LATERNSER

Mais ne deviez-vous pas apprendre quelque chose du fait qu’en Crimée, par exemple, plusieurs centaines de Juifs ont été tués ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non, je n’étais pas exposé à l’apprendre, car au cours de l’année je me suis trouvé successivement à douze à treize postes de commandement toujours sur le terrain des opérations. Lorsque j’étais à mon Quartier Général, à Sarabus, un petit village situé à environ 20 kilomètres de la capitale, c’est là que me parvenaient uniquement les messages tactiques, puis, plusieurs fois par semaine, l’Oberquartiermeister et le médecin d’armée venaient me faire un rapport verbal sur les faits essentiels.

Il faut aussi tenir compte de ce que la situation était telle qu’un Commandant en chef était totalement absorbé par les soucis de la lutte et qu’à juste titre, ne lui était communiqué que l’essentiel des faits accessoires. Il faut en outre considérer que nos troupes, surtout à cette époque, en Crimée, étaient engagées jusqu’au dernier homme ; nous avons même été dans l’obligation d’envoyer au front une partie de nos secrétaires. Tous les arrières étaient plus ou moins dépourvus de troupes. Seuls les centres les plus importants pour le ravitaillement étaient occupés. Tout ce qui se passait à l’extérieur de ces quelques centres était pratiquement ignoré des services militaires.

Dr LATERNSER

N’avez-vous jamais été avisé des exécutions de Juifs ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Je n’ai reçu aucune nouvelle relative à des exécutions de Juifs. Je n’ai entendu parler que de bruits.

Dr LATERNSER

De quoi s’agissait-il à ce propos ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Lorsque j’ai pris le commandement de l’Armée (c’était, comme je l’ai mentionné précédemment, le jour où je suis parti de Nikolaïev pour prendre mon poste de commandant), j’ai appris que les SS — sans que rien ne soit précisé — auraient soi-disant fusillé quelques Juifs, cela antérieurement à mon arrivée, et je crois, en Bessarabie. Il s’agissait là d’un bruit au sujet d’un cas isolé. Comme je devais partir le lendemain de bonne heure, j’ai donné l’ordre à mon officier d’ordonnance de faire savoir au chef des SS que là où j’exerçais le Commandement en chef, je ne tolérerais pas de semblables « cochonneries ».

Comme il ne s’agissait que d’un bruit et que l’ordre que j’avais donné de rechercher ce qu’il pouvait y avoir de vrai dans cette affaire n’avait donné aucun résultat, j’ai considéré l’incident comme clos. J’ai été alors engagé dans de très durs combats et n’ai, dès lors, plus jamais entendu parlé de meurtres des Juifs.

Dr LATERNSER

Le témoin Ohlendorf a parlé cependant d’exécution de Juifs auxquelles les soldats de la Wehrmacht auraient également participé ? Votre Quartier Général était bien à Simferopol ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non, il n’y avait à Simferopol que la section de l’Oberquartiermeister. Je me trouvais moi-même à mon Quartier Général, à quelque vingt kilomètres de là, dans un village près de Simferopol, Que des soldats de mon armée aient participé à des exécutions de Juifs, je considère cela comme absolument impossible. Du reste, Ohlendorf a mentionné aussi la suite de l’armée, c’est-à-dire le train, la Police, que sais-je encore. Si une unité ou un officier de mon armée avait participé à de tels actes, c’eût été sa fin.

Dr LATERNSER

L’Armée aurait-elle reçu du SD des montres dérobées aux Juifs ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Je n’en sais rien. L’intendant d’armée m’a annoncé une fois qu’il avait fait venir d’Allemagne un grand nombre de montres pour la troupe. Il m’en a présenté une. C’était une montre neuve de fabrication allemande.

Dr LATERNSER

Quelle position occupaient les « Einsatzgruppen » au point de vue de la subordination, de la hiérarchie ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

En ce qui concerne la subordination, avant tout à chaque échelon de la hiérarchie militaire, il faut établir une distinction entre la subordination tactique — celle relative au front — et la hiérarchie économique — relative au ravitaillement et aux subsistances, carburants, cantonnements — enfin une troisième, concernant la troupe, c’est-à-dire son instruction, son équipement, les questions personnelles, disciplinaires et judiciaires. Cette dernière ne nous a jamais été accordée, en aucun cas, même pour les formations de Waffen SS. Et pourtant, des points de vue tactique et économique, c’est-à-dire pour le combat, une telle subordination eût été possible. Le SD, économiquement parlant, c’est-à-dire pour tout ce qui concernait la marche, le ravitaillement et le cantonnement, nous était subordonné. Une hiérarchie spéciale, de métier, dont a parlé le témoin Schellenberg, n’existait pas, sauf par exemple pour le corps sanitaire, où le médecin du grade le plus inférieur relevait du médecin divisionnaire pour tout ce qui concernait leur spécialité. L’autorité policière n’était pas délimitée, et il était encore moins question d’une subordination technique du SD pour ses obligations de Police. En ce qui concernait la marche et le ravitaillement, c’étaient là des questions qui incombaient à Oberquartiermeister. Un Commandant en chef n’a pas à connaître de la réglementation de marche de si petites unités.

Dr LATERNSER

Ohlendorf a parlé d’un ordre du commandement d’armée, d’après lequel des exécutions de Juifs, à deux kilomètres et demi — et, d’après une autre audition de lui à 200 kilomètres — du Quartier Général, devaient avoir lieu. Est-ce exact ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non, un tel ordre eût été absolument stupide. Que signifie une distance de deux kilomètres et demi d’un quartier général ? Et 200 kilomètres, c’eût été déjà au delà du théâtre des opérations, là où nous n’avions aucun ordre à donner. Un tel ordre n’a certainement pas été donné par mes bureaux. Il n’émane en tout cas pas de moi.

Dr LATERNSER

Au groupe blindé Höppner, avez-vous collaboré avec les Einsatzgruppen ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Au groupe blindé Höppner, je commandais le 1er Corps. Je n’ai pas souvenir que le SD y ait jamais paru. C’était au début de la campagne de Russie et je me trouvais alors jusqu’à 100 kilomètres au delà du front. Entre moi et les armées de fantassins allemands qui poursuivaient, se trouvaient encore les armées russes en retraite. Vu la situation, alors que les Russes nous talonnaient, il était absolument impossible que le SD tentât des exécutions de Juifs dans mon secteur : il ne l’eût jamais risqué. Et, comme je l’ai exposé, j’avançais toujours, et je n’ai pas vu d’agents du SD.

Dr LATERNSER

Est-ce que vous connaissiez le général Höppner ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui, naturellement.

Dr LATERNSER

Quelle était son attitude vis-à-vis de tels actes de violence ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Höppner était un honnête soldat très droit, très ferme. Qu’il ait participé à de tels actes, c’est ce que je considère comme totalement exclu. D’ailleurs, sa mort, à la suite des événements du 20 juillet, prouve bien qu’il n’était pas du côté de tels individus.

Dr LATERNSER

Est-ce qu’à la 11e armée a eu lieu une collaboration tactique avec les Einsatzgruppen ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui, des SS ou du SD ou de la Police, autant que je m’en souvienne, et en vue de la lutte contre les partisans, nous avons reçu des forces auxiliaires. Dans les montagnes de Jaila en Crimée, il y avait des réduits inexpugnables où se tenaient des partisans. Nous ne pouvions les approcher, parce que nous n’avions pas de troupes de montagnes. Il ne nous restait plus qu’à tenter d’affamer ces bandes en leur interdisant l’accès des villages tartares qu’ils pillaient pour se procurer des vivres. C’est dans ce but que nous avons donné des armes aux Tartares, aussi pour savoir si nous pouvions compter sur la loyauté des habitants.

LE PRÉSIDENT

Docteur Laternser, vous entrez dans trop de détails. Tout cela n’a-t-il pas déjà été traité devant la commission ? Ne pourriez-vous pas abréger ?

Dr LATERNSER

Oui, Monsieur le Président. A ce sujet, j’en suis à la dernière question qui n’a pas été posée devant la commission, autant que je m’en souvienne.

TÉMOIN VON MANSTEIN

De même, ils ont coopéré au dépistage des dépôts de vivres des partisans. Nous étions obligés d’agir ainsi parce que nous n’avions pas de troupes allemandes à notre disposition, mais seulement des troupes roumaines, de montagne, qui furent seules chargés de ces tâches.

Dr LATERNSER

N’est-il pas arrivé que des éléments des SS ou du SD ou des Einsatzgruppen, qui avaient participé à de tels combats contre les partisans, ont obtenu une décoration pour cette action ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

C’est très possible, mais dans ce cas, la décoration avait été décernée pour l’ardeur au combat et nullement pour avoir fusillé des Juifs.

Dr LATERNSER

J’aborde maintenant un autre sujet : il est également reproché à la Wehrmacht d’avoir pillé les territoires occupés.

TÉMOIN VON MANSTEIN

Nous avons eu dans l’Armée des prescriptions très rigoureuses contre le pillage, et nous sommes intervenus sans pitié contre les coupables. Le simple soldat n’avait aucun droit de réquisition, mais seulement l’unité, et uniquement ce qui lui était nécessaire pour les besoins du service, pour sa subsistance, selon le taux des rations. Par contre en 1943, nous avons participé au retrait de denrées précieuses ; par ordre strict, cela a été limité, en Ukraine, aux céréales, aux semences d’oléagineux, à une certaine quantité de métal et à quelques têtes de bétail que nous pouvions emmener. En tout cela, il ne s’agissait pas de pillage de biens privés mais au contraire d’une réquisition, par un État, de la propriété d’un État.

Dr LATERNSER

Est-ce que des fabriques ont été démontées par la Wehrmacht ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Le démontage de fabriques, quand il a eu lieu, a été pratiqué sur ordre de l’État-Major économique « Ost » car l’exploitation de l’industrie des territoires occupés, de même que sur le théâtre des opérations, n’incombait pas aux armées, mais relevait de l’État-Major économique « Ost ».

Dr LATERNSER

Dans quelle mesure les chefs militaires ont-ils participé aux déportations d’ouvriers ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Nous avons été seulement astreints à faciliter la réquisition de main-d’œuvre par le commissaire général. Nous nous sommes opposés à l’attribution de travailleurs à l’Armée parce que nous en avions besoin dans l’intérêt de l’agriculture des territoires occupés. Au cours de conversations avec Sauckel, alors que je lui représentais que la population s’insurgerait contre toute mesure de coercition, il m’a assuré que lui aussi était opposé à des méthodes de violence. Il m’avait été rapporté qu’on avait, au commissariat, envisagé, soi-disant, une battue. Lorsque j’en ai parlé, le Reichskommissar Koch m’a déclaré qu’il n’en était rien, et que lui-même avait eu connaissance de ces bruits, qu’il avait fait une enquête, et que tout cela n’était que mensonges. Je ne pouvais naturellement pas donner de preuves contraires. En tout cas, nous nous sommes limités à l’embauchage et d’ailleurs le Commissaire général a présenté ici l’ordonnance d’après laquelle les ouvriers étrangers en Allemagne devaient être traités et nourris de la même façon que les ouvriers allemands.

Dr LATERNSER

Vous avez mentionné conjointement Sauckel et Koch. S’agissait-il de conversations distinctes ou simultanées ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non, il me semble que c’étaient deux conversations séparées. Koch était un jour chez moi avec Rosenberg et, à cette occasion, j’ai dit avoir entendu parler de ces mesures de violences et il les a constatées, mais Sauckel n’était pas présent.

Dr LATERNSER

Et une autre fois, Sauckel n’était-il pas seul avec vous ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui.

LE PRÉSIDENT

Quand eut lieu la conversation avec Rosenberg ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Je ne peux plus le dire exactement.

LE PRÉSIDENT

Exactement, non, mais vous pouvez donner une date approximative.

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui, c’était en 1943. Rosenberg et Koch étaient tous deux chez moi. Cela devait être, je pense, en septembre ou en octobre, mais je ne peux plus le dire très exactement ; c’était peut-être plus tôt.

Dr LATERNSER

Monsieur le maréchal, pourquoi, en tant que grand chef militaire, avez-vous toléré les violations contre le Droit martial et contre l’Humanité ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Dans mon secteur militaire, je n’ai pas toléré de choses semblables et ce qui se passait sur le plan idéologique à l’extérieur, nous n’en savions rien. Cela échappait à notre influence et à notre connaissance. Nous n’avions ni la puissance, ni le droit d’empêcher quoi que ce soit, abstraction faite de ce que nous n’avions jamais eu connaissance de toutes les atrocités qui se révélaient.

Dr LATERNSER

Vous croyiez-vous obligés, en vertu du devoir d’obéissance militaire, de tout voir et de participer à tout ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Il n’y a aucun doute que le devoir d’obéissance militaire est en soi obligatoire et indivisible. Un droit de désobéissance ou un devoir de désobéissance, dirais-je, cela n’existe pas en soi pour le soldat. Il peut y avoir, en outre, un devoir moral et ce devoir moral aurait existé, par exemple, dans des cas tels que les exécutions de Juifs. Mais nous n’en avons rien su.

Dr LATERNSER

A l’occasion de l’ordre des commissaires, est-ce qu’un refus collectif des grands chefs militaires aurait pu amener Hitler à se raviser ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Il ne l’aurait certainement pas fait. Au contraire, c’eût été peut-être pour lui et pour beaucoup d’autres l’occasion de se débarrasser de nous. Du reste, un refus d’obéissance ouverte dans une dictature, pour obliger un directeur à céder, c’est un moyen absolument inutilisable. Un dictateur ne peut pas se laisser contraindre. Dés l’instant où il cède à une telle pression, sa dictature a vécu.

Dr LATERNSER

N’était-il pas possible, par des objections, de le détourner de ses résolutions ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

En ce qui concerne les décisions politiques fondamentales, il faut considérer deux choses. Dans les décisions relatives à la guerre, par exemple, il n’y avait pour nous aucune possibilité d’intervenir : il les faisait connaître par ses discours ou par ses ordres, d’où l’impossibilité de discuter et de persuader.

LE PRÉSIDENT

Docteur Laternser, le témoin a déjà exposé cette question.

Dr LATERNSER

Aviez-vous une influence militaire sur Hitler ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Dans les questions purement militaires, il m’a écouté, dans une certaine mesure. J’ai eu, il est vrai, à cet égard, une série ininterrompue de controverses. Mes propositions écrites, adressées à lui directement ou au chef d’État-Major général, rempliraient un gros volume. En ce qui concernait les questions générales et décisions de la seule conduite des opérations, je suis peut-être arrivé à faire valoir mes conceptions, mais dès que nous nous écartions de ce sujet, il se refusait à toute discussion. J’ai essayé trois fois, au cours d’entretiens privés, de l’amener à modifier le Haut Commandement, c’est-à-dire en bon allemand, de renoncer sinon pro forum, du moins de facto, au Commandement suprême. Chaque fois, naturellement...

LE PRÉSIDENT

Docteur Laternser, en quoi ces questions purement stratégiques nous importent-elles ? Ce n’est pas en raison de sa stratégie que le Commandement suprême est accusé.

Dr LATERNSER

Monsieur le maréchal, savez-vous si d’autres chefs militaires ont eu des différends avec Hitler ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Il y a eu sans aucun doute un très grand nombre de différends. Le fait suivant le prouve abondamment : sur 17 Feldmarschalle, membres de l’Armée, 10 ont été limogés et 3 sont morts après le 20 juillet. Un seul a survécu à la guerre en sa qualité de Feldmarschall. Sur 36 généraux de division, 18 ont été congédiés et 5 sont morts après le 20 juillet ou ont été honteusement privés de leur commandement. Seuls 3 divisionnaires ou chefs de corps ont survécu.

Dr LATERNSER

Sur 36 ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Sur 36. Je crois qu’aucune profession ne peut compter autant de victimes de leurs convictions car ces chefs étaient des officiers hautement qualifiés. On ne pouvait arguer de leur incapacité, mais ils furent renvoyés parce que Hitler se méfiait d’eux ou parce qu’il ne leur reconnaissait pas une dureté suffisante pour la poursuite de la lutte.

Dr LATERNSER

Est-ce que le cercle des hommes du 20 juillet a pris contact avec vous ? Le témoin Gisevius a déposé à peu près dans ce sens.

TÉMOIN VON MANSTEIN

Je n’en ai pas eu connaissance. J’ai reçu une fois une lettre du général Beck, en hiver 1942, dans laquelle il exprimait son opinion sur la situation stratégique à propos de Stalingrad et était d’avis que la guerre pourrait à peine être menée à bonne fin. Je lui ai répondu que je ne pouvais pas refuser son exposé, mais qu’une défaite n’était pas une raison de considérer la guerre comme perdue, qu’une guerre n’était vraiment perdue que si on la reconnaît comme telle ; que le front me causait d’ailleurs de tels soucis que je ne pouvais me laisser entraîner à discuter longuement de ces choses. C’est maintenant, après coup, qu’il m’est devenu évident que différentes tentatives avaient été faites en vue de sonder, de connaître le fond de ma pensée. C’est ainsi qu’un jour le général von Gersdorff est venu me trouver, porteur — comme il me l’a révélé plus tard — de lettres de Gördeler, je crois, et de Popitz, qu’il devait me m’outrer, si j’avais été mûr pour un coup d’État. Comme j’ai toujours été d’avis que la disparition ou la suppression de Hitler ne pouvait, en pleine guerre, qu’amener le chaos, il ne m’a pas montré ce9 lettres. Que tout cela constituait des tentatives de sondage, c’est ce qui m’est apparu clairement par la suite. Je n’ai donc jamais donné mon consentement à qui que ce soit, de participer à une telle entreprise.

Dr LATERNSER

Est-ce que vous avez reçu une dotation ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non, aucune.

Dr LATERNSER

Quand et pourquoi avez-vous été relevé de vos fonctions ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

J’ai été relevé de mes fonctions à la fin de mars 1944. Le motif que m’a donné Hitler était que de grandes opérations, pour lesquelles il avait besoin de moi, n’étaient plus possibles. Il ne s’agissait plus que de résister d’une façon opiniâtre, et dans ce but, il fallait que quelqu’un d’autre prît ma place. Je n’ai jamais cru que c’était là le véritable motif. La raison vraie, c’est qu’il se méfiait de moi. Il était, somme toute, le révolutionnaire et moi le vieil officier prussien. Et, ainsi que me l’a révélé à cette occasion le général Zeitzler, chef de l’Etat-Major général, s’ajoutait à cela l’acharnement continuel que déployait contre moi Himmler. Sous tous les prétextes possibles — un chrétien de mon acabit ne pouvait être fidèle, etc. bref, un dénigrement nourri encore par d’autres éléments.

Dr LATERNSER

J’en arrive à la dernière question, Monsieur le maréchal. Que pouvez-vous encore ajouter contre le reproche formulé par le Ministère Public, à savoir de considérer le Haut Commandement comme criminel ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

J’ai été soldat pendant quarante ans. J’appartiens à une famille de soldats et j’ai été élevé dans la conception totale du devoir. L’exemple issu de ma plus proche parenté et qui m’est toujours resté devant les yeux, c’était le vieil Hindenburg. Jeunes officiers, nous avons naturellement considéré la gloire militaire comme quelque chose de très grand. Je ne veux pas contester que j’étais fier de ce que, dans cette guerre, une année me fût confiée. Mais notre idéal — et c’est aussi celui de mes camarades — ne réside pas dans la conduite de la guerre en soi, mais au contraire dans l’éducation de notre jeunesse, d’en faire des hommes d’honneur et de braves soldats. Et c’est cette jeunesse qui, par millions, a été vouée à la mort sous notre commandement.

Qu’on me permette d’ajouter un mot personnel : mon fils aîné est tombé comme lieutenant d’infanterie à 19 ans ; deux de mes gendres, élevés dans ma maison, sont tombés comme jeunes officiers, mes meilleurs camarades au cours de cette guerre, mon jeune officier d’ordonnance et mon jeune chauffeur, presque tous les fils de mes frères et sœurs sont tombés. Que nous, vieux soldats, ayons entraîné notre jeunesse, qui nous tient au cœur, dans une guerre criminelle, voilà qui dépasse tout ce que l’imagination la plus folle peut supposer les hommes capables de commettre comme bassesse. Il est possible à un homme seul sans famille et sans tradition, et qui est possédé par une croyance fanatique en une mission d’ordre élevé, de dépasser les bornes de la justice humaine. Nous, soldats, du point de vue purement humain, aurions été dans l’impossibilité de le faire. Nous étions incapables de conduire notre jeunesse au crime.

Dr LATERNSER

Je n’ai plus d’autres questions à poser, Monsieur le Président.

(L’audience est suspendue.)
Dr GAWLIK

Témoin, vous avez parlé du SD à différentes reprises. Qu’entendez-vous par SD ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

SD représente pour moi une institution dans le cadre des SS dépendant de Himmler et ayant notamment des tâches policières.

Dr GAWLIK

Si je vous dis maintenant que par SD on comprend ici les services III et IV du RSHA (Reichssicherheitshauptamt) accusés comme tels, je vous demande : mentionniez-vous et entendiez-vous par SD ces organisations-là ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

La notion SD ne m’est connue que de la façon dont la plupart des Allemands ! la connaissaient, c’est-à-dire une sorte de police spéciale. Quant aux services qui appartenaient au RSHA, je les ignore, car l’organisation et les tâches du RSHA me sont inconnues.

Dr GAWLIK

Alors vous ne savez non plus, en tant que Commandant en chef, quels services du RSHA accomplissaient les tâches de police ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non, je n’en ai aucune idée. Ils ne m’ont non plus jamais intéressé.

Dr GAWLIK

Pourriez-vous alors répondre à la question par oui ou non, si par SD vous vouliez dire les services III et IV ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non.

Dr GAWLIK

En outre, votre défenseur et vous-même avez parlé d’Einsatzgruppen du SD. Cette désignation était-elle exacte ou comment nommait-on ces Einsatzgruppen ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

La signification de « Einsatzgruppen » ne m’est apparue qu’ici même. Auparavant, c’est-à-dire aussi longtemps que j’étais Commandant en chef, je savais seulement qu’il y avait là de hauts gradés de la Police et du SD et que des fractions du SD avaient comme mission spéciale la surveillance de la population. Je dirai donc que le terme d’Einsatzgruppen, comme il se présente maintenant, m’est devenu tout à fait clair.

Dr GAWLIK

Vous avez dû savoir, comme ex-Commandant en chef, la désignation exacte de ces groupes spéciaux ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Il est possible que j’aie déjà connu ce nom d’Einsatzgruppen, mais je n’y ai pas attaché de signification spéciale, si ce n’est qu’ils n’étaient qu’une fraction du SD subordonné à Himmler et chargé de missions spéciales.

Dr GAWLIK

Ne saviez-vous pas que ces Einsatzgruppen avaient la désignation : « Einsatzgruppen A, B, C et D » ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non. Je n’ai jamais entendu parler d’Einsatzgruppen A, B ou C, ni si celui qui travaillait dans mon secteur était désigné par D ou non. Je ne puis le dire aujourd’hui. Cela peut être, cela peut aussi ne pas être. Je n’en sais plus rien.

Dr GAWLIK

Ne saviez-vous pas non plus quel était le titre d’Ohlendorf ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Ohlendorf ? Oui, mais je ne peux pas dire aujourd’hui s’il était SS-Gruppenführer ou SS-Oberführer.

Dr GAWLIK

Non, ce n’est pas ce que je veux dire. Quel titre portait-il en tant que chef de l’Einsatzgruppen D ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non, je ne le sais pas, aujourd’hui non plus.

Dr GAWLIK

Ne saviez-vous pas qu’il portait le titre de chargé de mission du chef de la Police de sécurité et du SD auprès du groupe d’armées D ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non, je ne l’ai pas su, car un groupe d’armées D n’existait nullement alors, à ma connaissance.

Dr GAWLIK

Ou auprès des armées ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non, cela m’est inconnu.

Dr GAWLIK

Je vous remercie.

GÉNÉRAL TAYLOR

Témoin, avez-vous quitté l’État-Major de l’OKH en février 1938 ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Si j’en étais membre ? Oui.

GÉNÉRAL TAYLOR

Quel était votre grade lorsque vous avez quitté l’État-Major de l’OKH en 1938 ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

J’étais général de brigade.

GÉNÉRAL TAYLOR

C’est bien le grade le plus bas d’un général dans l’Armée allemande, n’est-ce pas ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui.

GÉNÉRAL TAYLOR

Et après avoir quitté l’État-Major de l’OKH, vous êtes devenu général de division ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui.

GÉNÉRAL TAYLOR

Et vous étiez général de division lors de l’occupation du territoire des Sudètes, n’est-ce pas ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui, j’étais alors général de division, mais lors de l’occupation du territoire des Sudètes, j’étais provisoirement chef d’État-Major d’une armée qui venait de Bavière.

GÉNÉRAL TAYLOR

Et vous étiez encore divisionnaire lorsque le reste de la Tchécoslovaquie fut occupé, n’est-ce pas ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui.

GÉNÉRAL. TAYLOR

Vous étiez toujours divisionnaire lorsque l’attaque contre la Pologne fut projetée ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui.

GÉNÉRAL TAYLOR

Ou se trouvait votre division ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Elle se trouvait en Basse-Silésie. Le commandement se trouvait à Lignitz.

GÉNÉRAL TAYLOR

Si bien que, personnellement, vous n’étiez pas étroitement lié aux projets de l’OKW, de février 1938 jusqu’au déclenchement des hostilités ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non, je n’ai assisté à l’OKW qu’à la conquête et à l’annexion de l’Autriche, parce que je devais transmettre mes pouvoirs au général Halder, mon successeur, ce qui m’obligeait à rester quelque temps à l’OKW.

GÉNÉRAL TAYLOR

Vous avez pris part aux hostilités contre la Russie dès le début, n’est-ce pas, à partir de 1941 ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui.

GÉNÉRAL TAYLOR

Et vous avez pris le commandement de la 11e armée allemande après la mort du général von Schubert ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui.

GÉNÉRAL TAYLOR

C’était à peu près à la mi-septembre 1941. n’est-ce pas ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Je crois que j’ai pris le commandement le 21 ou le 22 septembre.

GÉNÉRAL TAYLOR

Durant l’année 1941 et au début de 1942. la 11e armée, qui était sous vos ordres, combattait à l’extrême pointe du front Sud, n’est-ce pas ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui.

GÉNÉRAL TAYLOR

C’est-à-dire la région au nord de la mer Noire ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui.

GÉNÉRAL TAYLOR

Et la 11e armée avait pris Nikolaïev quelques semaines avant que vous preniez le commandement ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui.

GÉNÉRAL TAYLOR

Et votre Quartier Général, lorsque vous prîtes le commandement, se trouvait à Nikolaïev ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui.

GÉNÉRAL TAYLOR

Est-il alors exact, ainsi que votre témoignage en fait foi, que Hitler avait des idées très particulières sur la façon dont la guerre devait être menée sur le front de l’Est ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui.

GÉNÉRAL TAYLOR

Hitler s’imaginait que les territoires occupés de la Russie pourraient être de préférence subjugués et pacifiés par ces mesures de terreur, n’est-ce pas ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Cela ne m’était pas alors évident comme maintenant seulement, grâce au Procès.

GÉNÉRAL TAYLOR

N’avez-vous pas reçu de l’OKW l’ordre d’employer des mesures de terreur pour maintenir l’ordre dans les territoires occupés ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non. Selon moi, je ne pouvais recevoir un ordre de l’OKW pour mon armée, et je ne me souviens pas d’un tel ordre préconisant des mesures de terreur.

GÉNÉRAL TAYLOR

Mais un ordre de l’OKW pouvait vous parvenir par la voie hiérarchique habituelle, l’OKH, n’est-ce pas ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui.

GÉNÉRAL TAYLOR

Veuillez alors jeter un regard sur ce document. Monsieur le Président, c’est le document PS-459 qui devient USA-926.

(Au témoin.) Vous constaterez par l’en-tête qu’il émane de l’OKW en date du 23 juillet 1941.

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui, c’est de l’OKW car l’en-tête porte : « The chief of the Suprême Command of the Armed Forces ».

GÉNÉRAL TAYLOR

Oui, c’est bien ce que j’ai dit, c’est un document émanant de l’OKW.

Dr LATERNSER

Je m’excuse de devoir interrompre ; je demande qu’il soit remis au témoin un exemplaire de cet ordre en allemand. D’après sa réponse, il doit avoir un texte anglais.

GÉNÉRAL TAYLOR

Le témoin a aussi une copie allemande.

LE PRÉSIDENT

Avez-vous une copie allemande, témoin ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui, il y a une copie allemande par-dessous.

GÉNÉRAL TAYLOR

Je vais vous lire ce document et vous poser une question à ce sujet : « Le 22 juillet, le Führer, après avoir entendu le rapport du Commandant en chef de l’Armée et afin de compléter et d’élargir l’instruction n° 33, a ordonné...... »

Et maintenant, témoin, passez au paragraphe 6, le dernier. L’avez-vous trouvé ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui.

GÉNÉRAL TAYLOR

« En raison de la vaste étendue des territoires conquis à l’Est, les forces disponibles chargées d’assurer la sécurité de ces régions ne pourront assumer cette tâche que si, au lieu de punir toute résistance par la condamnation des coupables par un tribunal, les forces d’occupation répandent la terreur qui, seule, permettra d’écraser toute volonté de résistance parmi la population.

« Les commandants en chef respectifs et les troupes à leur disposition seront rendus responsables du maintien de l’ordre dans leur région. Ce n’est pas en réclamant de nouveaux éléments de sécurité, mais au contraire en employant des mesures, en appliquant les mesures draconiennes correspondantes que les commandants en chef auront la possibilité d’assurer la sécurité dans leur région. »

Cela est signé par l’accusé Keitel.

N’avez-vous jamais reçu cet ordre, témoin ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Je ne me souviens pas de cet ordre. Il a été d’ailleurs donné bien avant que j’aie été nommé Commandant en chef et, bien entendu, tous les ordres parvenus avant que je ne prenne mes fonctions ne m’ont pas été présentés. Je n’en ai aucun souvenir.

GÉNÉRAL TAYLOR

Au moment où cet ordre sortit, vous étiez commandant de corps, n’est-ce pas ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui.

GÉNÉRAL TAYLOR

Ne ressort-il pas clairement de cet ordre qu’il ne pouvait être exécuté que grâce à une large diffusion aux états-majors et aux unités de toutes les formations ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non, pas en soi. L’ordre contient certes des directives pour le front du Sud-Est, le front du Centre, le front du Nord-Est, la Marine, l’Aviation ou pour la sécurité à l’arrière des territoires conquis.

J’étais alors déjà loin en avant du front ; avec ma division blindée, en juillet, justement je me trouvais à l’ouest du lac Ilmen, et parfois même à cette époque j’étais coupé et encerclé momentanément. Que l’on m’ait alors envoyé un ordre adressé à tout le front, c’est complètement exclu ; même en le supposant possible, j’en aurais tout au plus reçu un extrait intéressant mon secteur. Mais ici, sous le chiffre 6, il s’agit en définitive de la sécurité des territoires de l’arrière, et le corps blindé qui était bien en avant du front de l’infanterie n’avait absolument rien à y voir.

GÉNÉRAL TAYLOR

Il est cependant évident que cet ordre s’adressait au front tout entier, n’est-ce pas ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui, le chiffre 6 était valable pour tout le front, mais un corps blindé se trouvant en avant du front et continuellement en lutte avec les forces ennemies n’a rien à voir avec ces mesures.

Et même si l’ordre m’avait été adressé, il n’est pas sûr qu’il m’aurait atteint, car je me souviens justement qu’en juillet, alors que je me trouvais ainsi isolé, une grande partie du train est tombée entre les mains ennemies avec de très importants documents. Avec la meilleure volonté, je ne puis donc me souvenir avoir reçu cet ordre, et je ne crois pas non plus qu’il ait été adressé aux corps.

GÉNÉRAL TAYLOR

Un commandant d’armée recevant cet ordre ne pouvait pourtant l’exécuter qu’en le diffusant à ses échelons inférieurs. C’est là la seule façon de l’exécuter, n’est-ce pas ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Il n’était pas absolument tenu de le diffuser, car le chiffre 6 parle du terrain conquis, c’est-à-dire les territoires de l’arrière, et le groupe blindé duquel je dépendais et qui n’avait que deux corps en première ligne ne devait pas obligatoirement expédier cet ordre aux corps, car la sécurité de ces arrières, de peu d’étendue, devait être assurée par lui-même, sans les deux corps, et c’est ce qu’il a fait.

GÉNÉRAL TAYLOR

Admettons donc que vous ayez été coupés à ce moment-là et que vous n’ayez pas reçu cet ordre. Est-ce que quelques généraux d’autres secteurs, conformément à la tradition militaire prussienne, n’ont pas discuté cet ordre avec vous et supposé que vous l’aviez reçu ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Personne ne m’en a parlé. Les commandants en chef ne se rencontraient d’ailleurs qu’à de très rares occasions, et je ne peux réellement dire s’ils avaient reçu l’ordre.

GÉNÉRAL TAYLOR

Nous en avons donc terminé avec ce document.

Hitler considérait la guerre à l’Est comme un conflit idéologique et une guerre de races, n’est-ce pas ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui.

GÉNÉRAL TAYLOR

Et il voulait, non seulement vaincre l’Armée soviétique, mais aussi anéantir le système politique soviétique, n’est-ce pas ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Sans aucun doute, il désirait exploiter la production soviétique dans les territoires occupés au profit de la poursuite de la guerre.

GÉNÉRAL TAYLOR

Et il voulait instaurer un nouveau régime politique dans les régions occupées par ses armées ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Je ne comprends pas ce que vous voulez dire par « nouveau régime ». A quoi cela se rapporte-t-il ?

GÉNÉRAL TAYLOR

Un régime politique, un système d’administration politique.

TÉMOIN VON MANSTEIN

Cela va de soi, les territoires occupés doivent être administrés d’une façon quelconque.

GÉNÉRAL TAYLOR

Et il voulait une administration totalement différente de celle du Gouvernement soviétique, n’est-ce pas ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui, le régime national-socialiste différent, dans une certaine mesure, du régime soviétique, il devait évidemment se forcer d’organiser l’administration en conséquence.

GÉNÉRAL TAYLOR

Pour instituer une nouvelle administration politique et, de plus, une administration qui travaillerait paisiblement de telle sorte que le territoire pût être exploité, Hitler était bien décidé à anéantir tels éléments de la population qui s’opposeraient à ses buts, n’est-ce pas ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Je l’ignore, je ne sais si c’était là clairement son dessein dès le début, mais à nous autres, chefs militaires, il n’a jamais communiqué ses intentions.

GÉNÉRAL TAYLOR

Afin d’aider à exécuter ces projets, est-ce que l’OKW n’a pas signifié aux généraux différents ordres qui étaient tout à fait inusités ? Je pense par exemple au Kommissarbefehl, l’ordre des commissaires, que vous avez vous-même mentionné.

TÉMOIN VON MANSTEIN

L’ordre des commissaires ne concernait finalement que l’élimination d’éléments qui, disons-le, du côté soviétique, devaient élever la guerre au delà du militarisme jusqu’à l’idéologie et qui devaient imposer à leurs troupes une guerre au couteau. Cela n’a donc rien à voir avec l’extermination de parties de la population ; il s’agit tout au plus de l’élimination d’une certaine classe de la suite de l’armée ennemie dans laquelle il voyait des politiciens plutôt que des soldats.

GÉNÉRAL TAYLOR

Je rappelle aussi l’ordre bien connu de Hitler, du 13 mai 1941 qui restreignait l’usage des cours martiales au cas où des soldats allemands auraient commis des crimes contre la population civile. N’est-ce pas aussi une partie du même plan ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Si le plan existait, c’était sûrement une partie de ce plan, mais nous n’y avons pas donné suite, car, en vertu de l’ordre du Commandant en chef de l’Armée, nous avons puni sévèrement par notre juridiction tous les excès dans l’intérêt de la discipline. J’ai déjà mentionné l’exemple de deux condamnations à mort à mon corps.

GÉNÉRAL TAYLOR

Témoin, n’étiez-vous pas, vous, témoin, et les autres généraux commandants en chef au front de l’Est, familiarisé avec les vues de Hitler et le but de ces ordres ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non, nous ne connaissions pas d’autre but. Le but de l’extermination ? Cette idée ne nous est même pas venue à cette époque.

GÉNÉRAL TAYLOR

Quels éléments de la population russe les Allemands estimaient-ils pouvoir s’opposer le plus au but politique et économique dans les territoires occupés ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Je ne me suis pas cassé la tête à ce sujet, car je n’avais rien à voir avec les plans économiques ou politiques dans les territoires occupés, desquels nous étions exclus. Je ne puis dire qu’une chose, c’est que nous, soldats, avions l’idée que nous devions maintenir en paix la population des territoires occupés par un traitement raisonnable, et nos considérations n’allaient pas au delà.

GÉNÉRAL TAYLOR

Que vous vous en soyez souciés ou non, ne saviez-vous pas ce que Hitler et les autres chefs politiques considéraient comme éléments de la population les plus nuisibles ? Je vous demande : Ne le saviez-vous pas ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Qu’il ait considéré les commissaires politiques comme nuisibles et comme des ennemis, c’est tout à fait normal et Hitler l’a exprimé dans l’ordre des commissaires ; jusqu’à quel point, abstraction faite de l’ordre des commissaires, il songeait à l’extermination de tels éléments, c’est ce que j’ignore. Il ne nous l’a jamais dit. Nous n’avons pas reçu d’ordres à ce sujet.

GÉNÉRAL TAYLOR

Ne croyait-il pas aussi que les Juifs devaient être exterminés exactement pour les mêmes raisons ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

C’est possible, mais avec moi, par exemple, il n’a pas parlé une seule fois de la question juive.

GÉNÉRAL TAYLOR

Et vous n’en saviez rien ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non, je ne savais rien d’un projet d’extermination.

GÉNÉRAL TAYLOR

Je voudrais vous poser quelques autres questions sur les Einsatzgruppen et Einsatzkommandos. Voulez-vous prétendre, devant le Tribunal, que vous ne saviez pas que l’une des missions les plus importantes de ces unités était d’exterminer les commissaires et les Juifs dans ces territoires ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non, je ne le savais pas.

GÉNÉRAL TAYLOR

Est-ce qu’un Einsatzgruppe était affecté à votre armée, la 11e armée ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui, cet Einsatzgruppe a, comme en a témoigné Ohlendorf, travaillé dans les territoires occupés par mon armée.

GÉNÉRAL TAYLOR

Je crois que vous nous avez dit précédemment que l’Einsatzgruppe était, en vue d’opérations, totalement sous les ordres de Himmler. Je crois aussi que vous nous avez dit que Himmler avait été un ennemi acharné de l’Armée. Qu’avez-vous fait lorsque vous avez su qu’un Einsatzgruppe était attaché à votre armée ? Que vous a-t-on dit à ce sujet ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

On m’a exposé à cette époque — et je ne sais pas même si le nom d’Einsatzgruppe a été prononcé à ce sujet — que des organes des SS devaient sonder, du point de vue politique, la population dans les zones d’opérations et qu’ils recevaient de Himmler les ordres adéquats. Je ne pouvais m’y opposer car je ne pouvais pas m’imaginer que ces détachements de SS étaient chargés de tâches criminelles.

GÉNÉRAL TAYLOR

Est-il agréable à un Commandant en chef d’avoir dans sa sphère d’opérations une unité indépendante à laquelle il ne peut donner aucun ordre ? Est-ce une coutume ? Admettez-vous cela ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non, évidemment, on n’aime pas cela. Mais il y avait encore bien d’autres unités indépendantes. Je soulignerai seulement que la Luftwaffe ne nous a nullement aidés. Quand nous combattions ensemble, il fallait d’abord nous mettre d’accord. Nous ne pouvions lui donner un ordre quelconque ; il en était de même avec l’organisation Todt et les organisations de l’Etat-Major économique de l’Est, comme avec la Police. Bref, pratiquement, nous étions limités à la direction militaire, et à tout prendre, la limitation pour un soldat à son secteur militaire est, au fond, la meilleure des solutions, car selon une croyance universelle, il ne comprend rien aux autres choses.

GÉNÉRAL TAYLOR

Cela n’a-t-il pas excité votre curiosité, lorsque vous avez su qu’une unité indépendante, sous les ordres de Himmler, opérait dans la région ? Cela ne vous a-t-il pas poussé à chercher à savoir ce qu’elle faisait ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

La mission de contrôler la loyauté politique de la population m’avait été annoncée, j’ai déjà dit que je n’avais séjourné que deux ou trois jours au Quartier Général de l’Armée, et étais parti ensuite au front. Et je dois dire que les combats journaliers m’absorbaient tellement pendant tout l’hiver comme chef d’armée et ensuite encore davantage comme chef du groupe d’armées Nord que, avec la meilleure volonté, je ne pouvais guère montrer de curiosité pour des choses que je ne supposais même pas.

GÉNÉRAL TAYLOR

Vous aviez pourtant l’occasion de vous entretenir avec d’autres commandants en chef et d’autres officiers supérieurs, de temps à autre, n’est-ce pas ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Les autres commandants en chef, je ne les ai vus que lors d’une conférence à l’OKH. Avec mes officiers d’État-Major, j’ai, bien entendu, eu des conversations. Mais cette question du SD n’a jamais été à l’ordre du jour, parce que cela ne nous est nullement apparu comme devant être une question importante.

GÉNÉRAL TAYLOR

N’avez-vous jamais demandé à votre chef d’État-Major ou à aucun autre officier supérieur de vous tenir au courant très exactement de l’activité dans votre région de ces groupes indépendants, soumis à Himmler ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non. On ne pouvait pas parler de groupes indépendants relevant de Himmler, car cet Einsatzgruppe était relativement peu important et ne paraissait que lorsqu’il mettait à notre disposition des hommes pour la lutte contre les partisans en Crimée. Là, je sais que des membres de mon État-Major ont traité avec le chef des SS.

GÉNÉRAL TAYLOR

J’ai encore deux ou trois documents relatifs à cette question déjà produits comme preuves. Je désire vous les montrer et vous poser quelques questions. Le premier est l’affidavit n0 12, versé au dossier comme preuve US-557.

La première partie de cet affidavit concerne des questions dont vous ignorez probablement la teneur.

Le second paragraphe, vous devez certainement le connaître, c’est un affidavit de Walter Schellenberg. Je vais vous lire les deux premiers paragraphes. Le Tribunal les trouvera dans le premier livre de documents de l’État-Major.

« Au milieu de mai 1943, pour autant que je m’en souvienne, le chef du 4e bureau RSHA (SS-Brigadeführer Müller) au nom du chef du RSHA (SS-Gruppenführer Heydrich) eut des pourparlers avec le Generalquartiermeister de l’Armée (général Wagner) sur des questions relatives à la coopération de la Police de sécurité et du Service de sûreté, dans le cadre de l’Armée, à la veille de la campagne de Russie. Wagner ne put s’entendre avec Müller et demanda à Heydrich de lui envoyer un autre négociateur. J’étais alors chef de la division E Amt 4 du RSHA, sous les ordres du chef du 4e bureau Müller, et en raison de mon expérience du protocole, je fus envoyé par Heydrich à Wagner dans le but d’établir un accord définitif. Aux termes des instructions reçues, je devais veiller à ce que, dans cet accord, il soit prévu que les services responsables de l’Armée seraient fermement obligés d’assurer un soutien total à toute entreprise des Einsatzgruppen et aux commandos de la Sipo et du SD. J’ai examiné en détail avec Wagner le problème de ces relations mutuelles. Conformément à cette conversation, je lui ai présenté ensuite le projet d’un accord très complet qu’il approuva entièrement. Cet accord constitua la base d’une discussion définitive entre Wagner et Heydrich vers la fin de mai 1941. Autant que je m’en souvienne, le contenu de cet accord était en substance celui-ci : il était basé sur l’ordre du Führer, mentionné au commencement de l’accord, selon lequel la Sipo et le SD étaient intégrés dans les formations de combat des forces combattantes avec mission de briser au plus vite et totalement toute résistance dans les régions conquises du front aussi bien que dans les zones arrières de ravitaillement, par tous les moyens possibles. Ensuite, chacun des secteurs où la Sipo et le SD devaient être engagés et exercer leur activité fut déterminé. Les Einsatzgruppen étaient ainsi répartis parmi les groupes d’armées prêts à l’action, et les Einsatzkommandos auprès de chacune des armées respectives.

« Les Einsatzgruppen et les Einsatzkommandos étaient tenus d’exercer leur activité en particulier :

« 1. Dans les territoires du front : sous la subordination totale des forces combattantes, pour ce qui concerne la tactique, les obligations professionnelles et le service de la troupe ;

« 2. Dans la zone d’opérations de l’arrière : sous la dépendance de l’Armée, uniquement pour le service de la troupe, mais relevant du RSHA quant aux questions spéciales et service de la troupe ;

« 3. Dans les territoires de l’Armée de l’arrière : même réglementation que précédemment (paragraphe 2) ;

« 4. Dans les régions de l’administration civile de l’Est, exactement comme dans le Reich.

« L’autorité de commandement, tactique et professionnelle, et la responsabilité des services du front de l’armée de campagne sur les Einsatzkommandos n’ont été en aucune façon restreintes et ne nécessitent en conséquence aucune explication supplémentaire. L’accord a stipulé.... »

LE PRÉSIDENT

Ceci a déjà été produit comme preuve, c’est pourquoi nous n’avons pas besoin de détails.

GÉNÉRAL TAYLOR

Monsieur le Président, ceci a été produit comme preuve, mais non encore donné en lecture. Je n’ai d’ailleurs plus qu’un paragraphe, qu’avec votre permission je voudrais lire.

LE PRÉSIDENT

Je vous en prie.

GENERAL TAYLOR

« L’accord a stipulé que la subordination administrative incluait non seulement la subordination disciplinaire, mais aussi l’obligation pour les services arrières de l’Armée de prêter assistance aux Einsatzgruppen et aux Einsatzkommandos quant au ravitaillement (essence, subsistance, etc.) et à l’utilisation du réseau de liaisons. »

C’est tout ce qu’il est nécessaire de lire Monsieur le Président.

Témoin, n’est-il pas exact que l’Armée a rendu possible d’abord à ces Einsatzgruppen et Einsatzkommandos d’opérer ? Et que vous les avez pourvus de ravitaillement, de moyens de transport et autres choses, afin qu’ils puissent remplir leur mission ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui, certainement. Nous le savons, certes, en raison du rattachement économique des SS à l’Armée.

GÉNÉRAL TAYLOR

N’est-il pas exact aussi que les généraux en chef devaient s’inquiéter de ce que faisaient ces unités, afin que leurs propres opérations ne contrarient pas les opérations militaires ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non, les généraux commandant en chef n’avaient nullement besoin de se préoccuper de ces Einsatzgruppen, tant qu’ils ne surgissaient pas en avant du front et y devenaient gênants.

GÉNÉRAL TAYLOR

N’avez-vous pas dit au Tribunal que des opérations militaires ne pouvaient être gênées qu’au front ? N’est-il pas exact aussi que l’arrière, à cause de la sécurité des communications et l’apaisement de la population, est aussi important ? Ne vous êtes-vous pas aussi préoccupé de l’arrière ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

A l’arrière, il nous importait surtout d’assurer la sécurité des voies de ravitaillement, c’est-à-dire des routes et des chemins de fer. La plupart du temps, nous le faisions nous-mêmes. Une gêne n’aurait pu intervenir que si, par exemple, des exécutions en masse s’étaient produites ou si, comme je l’ai entendu dire après coup, en conséquence de cela, des difficultés et des émeutes avaient eu lieu. Les commandants en chef des territoires de l’arrière en auraient eu connaissance et seraient alors intervenus.

GÉNÉRAL TAYLOR

Votre Honneur, je voudrais maintenant lire un court passage du document PS-447, produit comme pièce US-135.

Témoin, j’attire votre attention sur le paragraphe 2 (subdivision a) commençant par « La zone des opérations... ». Voyez-vous cela ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui, je vois.

GÉNÉRAL TAYLOR

Je vais vous lire deux paragraphes :

« La zone des opérations constituée par l’avance de l’Armée au delà des frontières du Reich et des États limitrophes doit être, autant que possible, limitée en profondeur. Le Commandant en chef de l’Armée est autorisé à exercer dans cette zone le pouvoir exécutif et à le transférer aux chefs de groupes d’armées et aux chefs d’armées.

b) Dans la zone d’opérations de l’Armée, le Reichsführer SS recevra, en vue de l’organisation de l’administration politique, les missions spéciales, par ordre du Führer, qui résulteront de la lutte décisive entre deux systèmes politiques opposés. Dans le cadre de ces missions, le Reichsführer SS agira indépendamment et sous sa propre responsabilité. Pour le reste, le pouvoir exécutif conféré au chef et aux services habilités par lui n’en sera en rien affecté.

Le Reichsführer SS fera en sorte que, par l’exécution de ses missions, les opérations militaires ne soient pas gênées. Le Haut Commandement en réglera directement le détail avec le Reichführer SS. »

Je vous demande à nouveau, témoin, s’il ne vous incombait pas, à vous et à votre Quartier Général, de vous assurer que les opérations de ce groupe ne contrecarraient pas les opérations militaires et si vous n’aviez pas à vous tenir au courant, vous-même, de ce qu’il faisait ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Si les opérations militaires avaient été gênées d’une façon quelconque, il va de soi que les commandants militaires auraient dû intervenir. Mais le fait qu’une police politique contrôlait un territoire occupé, et, dans ce territoire, sondait la loyauté politique, ce n’est pas une raison pour supposer que des incorrections se produisent ou même que des exécutions en masse, ou simplement des exécutions, aient eu lieu ; au contraire, la surveillance politique exercée par une police politique est un fait qu’il faut s’attendre à voir se répéter dans tous les territoires occupés.

GÉNÉRAL TAYLOR

Je crois que vous avez déjà déposé que vous n’aviez pas entendu parler d’exterminations en masse dans votre région. Est-ce exact ? N’en saviez-vous rien ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non, je n’en savais rien ?

GÉNÉRAL TAYLOR

Je désire produire le document R-102, déjà produit sous le numéro US-470, et je désire en lire deux paragraphes à la dernière page de la traduction. (Au témoin.) Je crois que ces deux paragraphes sont indiqués sur votre copie. Ils sont à la page 17 ou 18. Je commence page 16 : vous verrez qu’il s’agit d’un rapport original sur les opérations des Einsatzgruppen en URSS, durant le mois d’octobre. Il est rendu compte de toutes les opérations des quatre Einsatzgruppen, y compris le groupe B, qui était rattaché à votre armée. Le paragraphe commençant page 16 relate l’activité des Einsatzgruppen C et D en Ukraine. Au-dessous, vous trouverez le paragraphe b qui porte le titre : « Arrestations et exécutions de communistes, fonctionnaires. » Y êtes-vous ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Page 17, oui. .

GÉNÉRAL TAYLOR

Je cite : « La recherche de chefs communistes a eu comme résultat l’arrestation de l’ancien chef de la GPU de Cherson. Entre 1919 et 1921, il procéda à la « liquidation » d’officiers du tzar. En même temps, le chef des ateliers de la prison NKWD fut arrêté. A Kiev, une série de fonctionnaires de la NKWD et de commissaires politiques furent « supprimés ».

Le paragraphe suivant : « Juifs ». Les deux premiers paragraphes se réfèrent à des villes en dehors de votre région. Puis vient un paragraphe qui a trait à Cherson. Cherson se trouve à environ 40 milles de Nikolaïev, c’est-à-dire environ 60 kilomètres, n’est-ce pas ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui, à peu près.

GÉNÉRAL TAYLOR

Je cite : « A Cherson, 410 Juifs furent exécutés en mesure de représailles contre des sabotages. Dans la région à l’est du Dniepr, en particulier, la solution du problème juif a été prise énergiquement en mains par les forces de la Police de sécurité et du SD. Les régions nouvellement occupées par les commandos ont été débarrassées des Juifs. Au cours de cette action, 4.891 Juifs furent « liquidés ». Dans d’autres endroits, les Juifs furent démasqués et enregistrés, ce qui permit de mettre à la disposition des services de la Wehrmacht, pour des travaux urgents, des équipes de travailleurs juifs comprenant jusqu’à 1.000 individus. »

Témoin, prétendez-vous encore devant le Tribunal que vous n’avez rien su des opérations de ces Einsatzgruppen qui opéraient avec votre armée ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Si vous voulez parler, par exemple, du cas Cherson, je dois dire que jamais je n’ai reçu de rapports sur de tels actes, aussi peu qu’au sujet de l’arrestation de cet agent de la GPU Kaminski. Moi-même, je ne suis resté à Nikolaïev que jusqu’au 24 septembre environ et ai occupé ensuite mon poste de commandement de la steppe Nogari, situé plus loin à l’Est, aux environs de Melitopol.

En ce qui concerne la liquidation des Juifs, à l’est du Dniepr, je préciserai que mon armée, à cette époque, avait comme théâtre d’opérations la steppe de Nogari qui ne comportait que quelques colonies, dont une partie d’anciens villages allemands, étaient complètement évacuée et les populations déportées par l’Armée rouge. Là, dans cette steppe de Nogari, il ne pouvait être question de liquidation de Juifs, car il n’y en avait pas eu. Quant à ces 4.000 Juifs — il ne peut s’agir que de ceux-là — du territoire de l’est du Dniepr, c’est-à-dire là où débutèrent, par exemple, les opérations d’envergure de la région du Donetz, il s’agissait déjà du champ d’action de la 1ère armée blindée, c’est-à-dire non plus de mon secteur.

GÉNÉRAL TAYLOR

Est-ce que le Général en chef sur le front de l’Est n’a pas donné des instructions spéciales à ses troupes en vue d’aider à l’accomplissement du programme d’extermination des Juifs et des commissaires ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non, c’est tout à fait impossible.

GÉNÉRAL TAYLOR

Est-ce que le général von Reichenau n’a pas donné un tel ordre ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non, je ne connais aucun autre ordre de Reichenau que celui qui a été produit ici, où il parle de la lutte à l’Est. Cet ordre, sur le désir de Hitler, nous a été envoyé pour ainsi dire comme modèle ; moi-même, je l’ai refusé et ne m’en suis jamais servi pour la transmission des miens. J’ignore si quelque autre commandant en chef l’a pris en considération.

GÉNÉRAL TAYLOR

Cet ordre du général Reichenau intimait à ses troupes d’avoir recours aux mesures les plus rigoureuses contre les misérables Juifs et contre tous les éléments bolchevistes, n’est-ce pas ? Avez-vous vu cet ordre ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non. Je me souviens avoir reçu un ordre du général von Reichenau ; mais que la liquidation des Juifs y ait été exigée, je ne m’en souviens pas, et je tiens pour totalement impossible qu’il l’ait ordonnée.

GÉNÉRAL TAYLOR

Qu’avez-vous fait vous-même lorsqu’il vous fut suggéré de lancer un ordre analogue à celui du général von Reichenau ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

On ne me l’a pas proposé, nous ne le reçûmes que comme émanant de Hitler, comme modèle. Je n’en ai tenu aucun compte et je considérais de tels ordres comme absolument déplacés. Je voulais continuer la lutte en soldat et pas autrement.

GÉNÉRAL TAYLOR

Ainsi, vous n’avez rien entrepris ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non. Qu’aurais-je donc dû entreprendre ?

GÉNÉRAL TAYLOR

Je demande qu’on présente au témoin le document du général von Reichenau. US-556. Je demande, en outre, qu’un nouveau document soit présenté au témoin. C’est le document PS-4064 (US-927). Témoin, veuillez examiner ce document et nous dire s’il n’émane pas de votre Quartier Général et ne porte pas le fac-similé de votre signature. Il est daté du 20 novembre 1941. Il figure déjà au procès-verbal.

TÉMOIN VON MANSTEIN

Il faut d’abord que je le lise. Je ne me le rappelle pas.

GÉNÉRAL TAYLOR

Est-ce votre signature ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Il semble, mais il faut d’abord que je lise l’ordre pour savoir si je l’ai donné ou non.

GÉNÉRAL TAYLOR

Ce document porte dans le haut de la page le signe « XXX AK le ». C’est bien le service des transmissions, n’est-ce pas, le contre-espionnage ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui, c’était le service qui recueillait les informations de l’ennemi et qui avait le contre-espionnage sous ses ordres. Cela n’a rien à voir avec le service secret en soi.

GÉNÉRAL TAYLOR

Dans le cas figure un cachet de la 72e division. « 27 novembre 1941. Journal n° 1c ». Et d’après les indications de gauche, il semble émaner du commandement de la 11e armée et du Quartier Général : « 20 novembre 1941. Secret ». Je cite : « Depuis le 22 juin, le peuple allemand mène une lutte à mort contre le système bolchevique. Cette guerre, à elle seule, contre la force armée soviétique, n’est pas menée selon la norme établie par les règles de la guerre européenne. Derrière le front aussi, la lutte continue et des partisans vêtus en civils, des francs-tireurs, attaquent les soldats isolés et les petites unités ; ils essaient de couper notre ravitaillement par les sabotages, les mines et les machines infernales. Les bolchevistes restés sur nos arrières terrorisent la population, délivrée du bolchevisme et cherchent, de cette façon, à saboter la pacification politique et économique du pays. La moisson et les fabriques sont détruites et, par suite, la population citadine surtout est livrée à la famine.

« La juiverie sert donc d’intermédiaire entre l’ennemi à l’arrière et le reste des forces de l’Armée rouge encore combattantes. Plus fortement encore qu’en Europe, elle occupe toutes les positions-clés de la direction de la politique et de l’administration, du commerce et de l’artisanat, et forme le noyau de tous les troubles et des émeutes possibles. Il faut que le régime judéo-bolcheviste soit extirpé une fois pour toutes. Il ne doit plus jamais intervenir dans notre espace vital européen.

« C’est pourquoi le soldat allemand a le devoir, non seulement d’écraser le potentiel militaire de ce régime, mais il doit aussi se poser en défenseur d’une conception raciale et en vengeur de toutes les cruautés qui ont été perpétrées contre lui et le peuple allemand.

« La lutte derrière les lignes n’a pas encore été menée assez sérieusement. La coopération active de tous les soldats doit être exigée pour désarmer la population, pour le contrôle et l’arrestation des rôdeurs, civils et militaires, et la disparition du symbole bolcheviste. Tout sabotage doit être puni immédiatement par les mesures les plus sévères et tous les indices en devront être dénoncés.

La situation alimentaire de la patrie exige que la troupe tire sa subsistance, dans la plus large mesure, des ressources du pays et qu’en outre de larges approvisionnements puissent être mis à la disposition de la patrie. C’est surtout dans les villes ennemies qu’une large partie de la population devra souffrir de la faim. Malgré tout, rien de ce que la patrie donne, en se privant, ne devra être distribué à la population et aux prisonniers, à moins qu’ils ne soient au service de la Wehrmacht.

Le soldat devra se montrer conscient de la dure expiation infligée au judaïsme, détenteur spirituel de la terreur bolcheviste : elle est aussi indispensable pour étouffer dans l’œuf toutes les émeutes qui sont, pour la plupart, imputables aux Juifs.

Il appartiendra aux chefs de tous grades de maintenir constamment vivante la signification de la lutte présente. Il y aura lieu d’éviter que, par manque d’idées, la lutte bolcheviste soit facilitée en arrière du front.

En ce qui concerne les Ukrainiens, Russes et Tartares qui ne sont pas bolchevistes, il faudra qu’ils se convertissent à l’ordre nouveau. La passivité de nombreux éléments soi-disant anti-bolchevistes doit faire place à une résolution non équivoque de collaboration active contre le bolchevisme. Si elle ne se manifeste pas, elle devra être obtenue de force par des mesures adéquates. La collaboration volontaire à la reconstruction du territoire occupé est une nécessité absolue pour atteindre nos buts économiques et politiques. Elle présuppose un traitement équitable de tous les éléments non bolcheviques de la population, dont certains ont lutté héroïquement pendant des années contre le bolchevisme. Notre domination dans ce pays exige de nous une énergie, un durcissement et un effacement de la personnalité. La tenue de chaque soldat est constamment épiée : ou bien elle rend illusoire une propagande hostile ou bien elle lui donne des armes. Si le soldat, à la campagne, prend au paysan sa dernière vache, sa truie ou ses semences, une stimulation de l’économie devient impossible.

Ce n’est pas, grâce à toutes les mesures prises, le succès momentané qui est décisif. C’est la raison pour laquelle toutes les mesures doivent être étudiées quant à leur efficacité permanente.

Le respect de tous les usages religieux, surtout ceux des Tartares mahométans, devra être exigé.

Conformément à cet ordre d’idées, il conviendra, à côté d’autres mesures à exécuter par une administration ultérieure, d’attribuer une plus grande importance à la propagande d’initiation de la population, à l’incitation à l’initiative personnelle au moyen de primes, à une large participation de la population à la lutte contre les partisans, comme aussi à l’institution d’une police auxiliaire autochtone.

Pour atteindre ce but, il devra être demandé : collaboration active des soldats dans la lutte contre l’ennemi à l’arrière ; pas de soldat isolé la nuit ; tous les véhicules munis d’un armement suffisant ; attitude digne, sans provocation, de tous les soldats ; réserve envers les prisonniers et l’autre sexe ; aucun gaspillage de vivres.

Sévir avec la plus grande rigueur : contre l’arbitraire et l’intérêt personnel, contre la dépravation et l’indiscipline, contre toute atteinte à l’honneur militaire. »

Il ressort de ce texte que le document devait être réparti jusque dans les régiments et dans les bataillons autonomes.

Témoin, n’avez-vous pas émis cet ordre comme résultant de la proposition qui vous a été faite avec l’ordre de Reichenau ? La date est à peu près la même.

TÉMOIN VON MANSTEIN

Je dois dire que cet ordre m’était complètement sorti de la mémoire. D’après la signature et surtout d’après ce qu’il y a dans sa dernière partie, je dois admettre que l’ordre est exact et que c’est moi qui l’ai donné. S’il a été émis en vertu de l’ordre de Reichenau ou non, c’est ce que, avec la meilleure volonté, je ne puis plus dire maintenant. Mais je voudrais souligner que s’il est dit ici : « le régime doit être anéanti... » cela signifie l’extermination du système bolcheviste et non celle des hommes. J’ajouterai qu’il n’est nulle part question d’une collaboration avec le SD, collaboration qui, en raison de notre ignorance de ce qu’il faisait, n’entrait pas en ligne de compte dans ce secteur. Je dois souligner aussi les exigences que je posais à mes soldats, à savoir qu’ils ne devaient pas prendre aux paysans leur dernière vache, qu’ils devaient respecter l’autre sexe, ainsi que les coutumes religieuses et que,. d’autre part, ils ne devaient évidemment pas être aussi indifférents, comme ils le sont toujours, au danger des partisans. Je souligne surtout que tout arbitraire, tout profit personnel étaient expressément défendus ainsi que toute dépravation ou indiscipline et toute violation de l’honneur militaire.

GÉNÉRAL TAYLOR

Vous avez été déjà interrogé par la commission au sujet de l’ordre de Reichenau, n’est-ce pas ? On vous a demandé : « Vous connaissez sûrement l’ordre du général von Reichenau dans lequel il déclare qu’il ne fallait avoir aucun égard à la population civile. Avez-vous eu cet ordre et a-t-il eu une influence quelconque sur votre attitude et sur la conduite de vos troupes vis-à-vis de la population ? »

Vous avez répondu : « Nous avons reçu cet ordre envoyé à l’instigation du Führer, mais aucun d’entre nous n’était de l’avis de Reichenau, et cet ordre n’a jamais été exécuté, surtout dans mon secteur ».

Vous n’avez pourtant pas oublié l’ordre de Reichenau, n’est-ce pas ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

L’ordre de Reichenau, je l’avais complètement oublié jusqu’à ce qu’il fasse son apparition ici, parmi les documents, et cet ordre que j’ai moi-même émis, je l’avais également oublié. Ce n’est pas étonnant, car cela remonte à plusieurs années, au cours desquelles j’ai signé des centaines, peut-être des milliers d’ordres, et il est impossible que je me souvienne de chaque détail.

GÉNÉRAL TAYLOR

Avez-vous signé tant d’autres ordres de ce genre ? Est-ce la raison pour laquelle vous avez tant de difficultés à vous en souvenir ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non, je n’ai pas signé un grand nombre d’ordres de ce genre, mais j’ai dû lire et rédiger tant de rapports que j’en ai oublié cet ordre : cela n’a rien d’étonnant. Je ne sais qu’une seule chose, c’est que cet ordre, en contradiction en tout cas avec celui de Reichenau, accentue très nettement les conditions que j’imposais à un comportement décent de mes soldats, et c’est là le point saillant essentiel.

GÉNÉRAL TAYLOR

Vous vous souvenez de l’ordre de Reichenau et que vous fûtes prié de le transmettre ; et la seule chose que vous ayez publiée c’est que vous avez obtempéré ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non, j’ai dit que je ne me suis souvenu qu’iqi de l’ordre de Reichenau, quand je l’ai vu ici parmi les documents, devant la commission, et que, avec la meilleure volonté du monde, je ne me suis pas souvenu de cet ordre que j’ai donné. Si je me l’étais rappelé, j’en aurais parlé, car la deuxième partie de cet ordre correspond entièrement à ma conception.

GÉNÉRAL TAYLOR

Vous croyez que la seconde partie a été rédigée par vous et non la première ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Je n’ai absolument pas rédigé l’ordre moi-même. On m’en a vraisemblablement présenté le projet et je l’ai signé. Si, dans la première partie, il est question de la lutte contre le régime et de l’extermination du mouvement partisan, cela avait finalement sa justification objective ; mais cela ne signifiait nullement que les Juifs devaient être exterminés. Ils devaient être mis au banc de la société, le régime devait être supprimé, c’est pourtant là le point essentiel.

GÉNÉRAL TAYLOR

Je crois que vous avez dit au Tribunal il y a quelques instants que vous ne saviez même pas que, vraisemblablement, les Juifs se montreraient hostiles à la nouvelle administration ?

Il semble que vous avez écrit cela tout particulièrement pour vos soldats.

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non, je ne le savais pas, et cet ordre selon lequel les Juifs devaient être exterminés ne peut me le remettre en mémoire, car il n’y est pas dit que les Juifs devaient être exterminés. Il y est dit que le régime doit être exterminé.

GÉNÉRAL TAYLOR

J’attire votre attention sur le paragraphe : « Le soldat devra se montrer conscient de la dure expiation infligée au judaïsme, détenteur spirituel de la terreur bolcheviste : elle est aussi indispensable pour étouffer dans l’œuf toutes les émeutes qui sont, pour la plupart, imputables aux Juifs. »

Je vous demande témoin : les Einsatzkommandos ne pouvaient cependant pas « liquider » les Juifs sans que les soldats en sachent quelque chose, n’est-ce pas ? Est-ce juste ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Cela est absolument possible, car ainsi qu’Ohlendorf l’a dépeint, ces exécutions de Juifs ont été camouflées en « transferts de colonies de populations ». Les Juifs ont été transportés dans des lieux écartés, y ont été fusillés et enterrés. Il est donc certain que les services du commandement n’ont pu en avoir connaissance. Naturellement, il est possible que tel ou tel soldat ait assisté, par hasard, à l’une de ces exécutions : des preuves en ont été produites. Je me souviens aussi, de la part de l’Accusation soviétique, de la description qu’a faite un témoin ingénieur, qui, je crois, a assisté à une telle exécution dans la région de Jitomir, en Ukraine, et qui l’a décrite de la façon la plus horrifiante. On peut alors se demander pourquoi cet homme ne l’a-t-il pas signalé à un service du commandement de l’Année ? La réponse est celle-ci : la peur des SS était justement si grande que cet homme, au lieu de signaler cette cochonnerie, l’a gardée pour lui, et c’est maintenant qu’il la rapporte. Cela ne s’est pas passé dans mon secteur, mais ailleurs. Si, à l’époque, il s’était adressé à un service du commandement, à qui il aurait révélé cet événement, alors, j’en suis convaincu, le chef en question serait intervenu et nous en aurions eu connaissance.

GÉNÉRAL TAYLOR

Encore une question à ce sujet, Monsieur le Président.

Témoin, n’est-il pas exact que cet ordre a été rédigé très soigneusement afin que les troupes l’accomplissent, et, dirons-nous, éprouvent quelque sympathie pour ce que les Einsatzkommandos avaient réalisé quant à l’extermination des Juifs ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Voulez-vous parler de mon ordre ?

GÉNÉRAL TAYLOR

Oui.

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non, il n’est nullement question que j’aie jamais, même entre les lignes, voulu inciter ma troupe à coopérer à de telles méthodes. Il ne peut en être question. Et comment aurais-je pu, autrement, terminer en faisant ressortir si spécialement l’honneur militaire ?

GÉNÉRAL TAYLOR

Monsieur le Président, le Ministère Public américain n’a plus d’autres questions à poser à ce témoin.

LE PRÉSIDENT

L’audience est levée.

(L’audience sera reprise le 12 août 1946 à 10 heures.)