DEUX CENT UNIÈME JOURNÉE.
Lundi 12 août 1946.

Audience du matin.

(L’accusé von Manstein est à la barre des témoins.)
Dr FRITZ SAUTER (avocat des accusés Funk et von Schirach)

Monsieur le Président, je vous demande l’autorisation de présenter ici une requête urgente pour l’accusé Funk.

Le lundi 5 août 1946 — il y a donc aujourd’hui une semaine les représentants du Ministère Public ont présenté un affidavit de l’ancien SS-Obergruppenführer Oswald Pohl, qui est devenu le numéro PS-4045, qui affirmait certaines relations de l’accusé Funk avec les SS, notamment en ce qui concerne le soi-disant dépôt d’or des SS à la Reichsbank. Je n’ai pas pu protester contre l’utilisation de cet affidavit lors de l’audience de lundi dernier, parce que j’étais absent moi-même ce jour-là pour raison de maladie et je m’étais excusé, selon l’usage, auprès de M. le -Secrétaire général. Mon remplaçant le Dr Nelte, le même jour, 5 août, a demandé l’autorisation au Tribunal d’interroger le témoin Oswald Pohl en prison et de recueillir de lui un affidavit.

Par une demande du 7 août, j’ai moi-même répété cette requête et j’ai prié en même temps qu’on m’autorisât à appeler le témoin Oswald Pohl pour le contre-interroger et qu’on permît à l’accusé Funk de déposer comme témoin au sujet de ces nouveaux reproches. Après la remise de ma requête, les juges SS Dr Reinecke et Dr Morgen, ont été entendus comme témoins pour les SS. Ces deux témoins ont très lourdement chargé Oswald Pohl, bien qu’il ait été leur camarade SS. Les témoignages de ces deux témoins Reinecke et Morgen ont prouvé que l’ancien Gruppenführer Pohl, c’est-à-dire le témoin du Ministère Public, prime...

LE PRÉSIDENT (Lord Justice Lawrence)

Demandez-vous à contre-interroger Pohl, ou que voulez-vous ?

Dr SAUTER

Non, Monsieur le Président, je vais, si vous m’y autorisez, vous exposer immédiatement les raisons pour lesquelles je ne le ferai pas. Je viens de dire que l’interrogatoire des témoins Reinecke et Morgen a prouvé que ce témoin du Ministère Public, premièrement, est un meurtrier ayant assassiné des millions de personnes, deuxièmement, qu’il était le chef de cette clique de criminels qui a commis les atrocités dans les camps de concentration et, troisièmement, qu’il a essayé par tous les moyens d’empêcher que ces atrocités fussent découvertes et qu’à cet effet il a même commis de nouveaux meurtres. Tout cela est certifié par les déclarations sous serment des témoins Dr Reinecke et Dr Morgen. Dans ces conditions, Messieurs les juges, la défense du témoin Funk refuse d’utiliser comme moyen de preuve une pareille bête fauve. Je renonce donc, comme défenseur de l’accusé Funk, à interroger comme témoin Oswald Pohl cité par le Ministère Public, ou de l’appeler à la barre, car les déclarations d’un homme qui a assassiné des millions d’innocents et aussi...

LE PRÉSIDENT

Docteur Sauter, si je comprends bien, vous n’avez pas l’intention de présenter aucune demande, mais de...

Dr SAUTER

Non, au contraire, j’y renonce.

LE PRÉSIDENT

Bon, je comprends.

Dr SAUTER

Je vous demande la permission de présenter une autre demande. J’ai donc dit que la déclaration d’un homme qui a assassiné des millions d’hommes et qui a fait du meurtre une sale affaire est, à notre avis, complètement sans valeur pour la recherche de la vérité.

LE PRÉSIDENT

Docteur Sauter, le Tribunal estime que le moment n’est pas propice pour faire une protestation de ce genre qui, par son caractère, constitue une argumentation. Si c’est une requête que vous voulez présenter, faites-le je vous prie. Si vous voulez élever une protestation, vous pourrez le faire plus tard, lorsque le cas des organisations sera liquidé.

Dr SAUTER

Monsieur le Président, puis-je faire à ce sujet la remarque suivante : nous nous trouvons à la fin de la présentation des preuves, et je suis d’avis que je ne puis pas attendre la fin du Procès pour présenter ma requête, mais qu’il faut que je la présente immédiatement afin qu’elle soit soumise au Tribunal en temps utile.

LE PRÉSIDENT

Docteur Sauter, si seulement vous en veniez à votre demande, nous serons heureux de l’entendre.

Dr SAUTER

A l’instant, Monsieur le Président. Je suis autorisé à continuer. Je demande donc que le Tribunal veuille bien décider : 1. Que l’affidavit Oswald Pohl du 15 juillet 1946, document PS-4045, n’est pas admis comme preuve contre l’accusé Walter Funk ; 2. Que les passages de cet affidavit relatifs à l’accusé Funk, document PS-4045, seront biffés du procès-verbal d’audience du 5 août 1946.

En outre, je demande de pouvoir appeler à nouveau l’accusé Walter Funk à la barre, afin qu’il ait la possibilité, de son côté, de prendre position, au sujet des toutes nouvelles affirmations du témoin Oswald Pohl.

Monsieur le Président, j’ai remis cette requête par écrit ce matin à M. le Secrétaire général, mais je ne sais pas à quel moment le service de traduction vous la remettra. J’ai cru cependant devoir vous demander l’autorisation de présenter cette demande verbalement ici-même, afin qu’on ne puisse pas me reprocher d’avoir omis de le faire à temps ici à l’audience. Voilà la requête que j’avais à présenter.

LE PRÉSIDENT

Le Tribunal aimerait entendre l’opinion du Ministère Public au sujet de cette demande.

Dr ROBERT M. KEMPNER (substitut du Procureur Général américain)

Puis-je différer notre réponse jusqu’à ce que j’aie eu l’occasion de parler avec notre Procureur Général, M. Dodd ?

LE PRÉSIDENT

Accordé.

Dr KEMPNER

Je voudrais seulement dire que même des meurtriers disent parfois la vérité.

Dr SAUTER

Merci, Monsieur le Président.

LE PRÉSIDENT

Le Ministère Public veut-il continuer à contre-interroger ce témoin ?

GÉNÉRAL C. G. ALEXANDROV (Procureur adjoint soviétique)

Monsieur le témoin, j’ai deux questions complémentaires à vous poser en rapport avec l’activité du groupe D. Vous avez déclaré ici que vous excluiez la possibilité de la participation de vos troupes aux exécutions commises par ce groupe ? Ignoriez-vous donc que, sur l’ordre du Commandement en chef, les montres enlevées aux exécutés étaient remises à l’Armée ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non, je n’en savais rien. A propos de montres, j’ai eu à un moment donné l’intendant de l’Armée dans mon bureau. Il m’a rapporté, autant que je me souvienne, qu’il s’était procuré un grand envoi de montres d’Allemagne. Il m’a présenté l’une de ces montres : c’était une montre allemande toute neuve et il m’a dit qu’il voulait les distribuer à la troupe. En tout cas, je n’ai pas souvenir d’une distribution de montres confisquées, et je ne me rappelle absolument pas avoir jamais entendu parler de montres prises sur des Juifs fusillés.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Ces montres étaient destinées à l’Armée allemande ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Ces montres d’Allemagne, oui.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Mais vous avez aussi parlé de montres qui appartenaient aux Juifs fusillés. Du moins, c’est ce que j’ai compris. Est-ce exact ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non, je n’ai rien dit de tel et il n’a pas été question de cela. L’intendant de l’Armée m’a seulement parlé de l’envoi de montres allemandes et c’est la seule chose dont je me souvienne au sujet des montres. Qu’il ait parlé de montres de Juifs fusillés, c’est à mon avis tout à fait impossible.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Bien. Saviez-vous qu’à Nikolaïev et à Simféropol des représentants du commandement de l’Armée étaient présents aux exécutions ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Savez-vous que ces faits ont été déposés ici par le témoin Ohlendorf dans ses déclarations faites sous la foi du serment ? Considérez-vous les déclarations d’Ohlendorf sur ces faits comme mensongères ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Je connais la déposition d’Ohlendorf et je me souviens qu’il dit que des soldats avaient pris part aux exécutions dans la région de Simféropol ; mais il a dit qu’il ne savait pas exactement quels étaient ces soldats et que c’étaient sans doute principalement des éléments à la suite de la Wehrmacht. Donc ce ne seraient pas des troupes de mon armée. En tout cas, je n’ai jamais entendu dire à ce moment là en Crimée qu’un soldat ait participé à une exécution de Juifs.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Je voudrais que vous répondiez à ma question : considérez-vous les déclarations d’Ohlendorf comme exactes ou mensongères ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Je suppose qu’il s’est trompé sur ce point. En tout cas, pour moi, il est certain qu’aucune troupe de mon année n’a participé à ces exécutions de Juifs. Quant à ce qu’il a dit d’éléments à la suite de la Wehrmacht, et ce qu’il entendait par-là, je l’ignore.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

II voulait dire les troupes de la 11e année, qui étaient placées sous votre commandement. Je vous pose maintenant la question suivante : saviez-vous que plus de 195.000 habitants de la ville de Kiev ont été mis à mort par l’Armée et la Police allemandes ? Que sur ce nombre, 100.000 personnes ont été tuées dans la seule localité de Babij Yar ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Je l’ai entendu dire ici pour la première fois par le document d’accusation du Ministère Public russe.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Mais vous saviez qu’il y avait de ces anéantissements en masse de la population civile ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non, je l’ignorais et, au surplus, au moment où il semble que des exécutions aient eu lieu, Kiev ne faisait pas partie de mon secteur.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Avez-vous eu connaissance d’un ordre de l’OKW transmis par le Generalquartiermeister Wagner, en août 1941, et qui interdisait de nourrir des prisonniers de guerre russes sur les approvisionnements de l’Armée ? N’est-ce pas cet ordre qui a provoqué une mortalité énorme par la faim, parmi les prisonniers de guerre ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Je ne me souviens pas de cet ordre. En août 1941, j’étais général commandant d’un corps blindé à l’avant et je n’ai pas pu recevoir cet ordre. Je ne peux pas non plus m’imaginer que l’ordre ait été donné sous cette forme, car, tout au moins dans mon secteur de commandement, nous avons toujours ravitaillé les prisonniers et c’est pourquoi je ne pense pas que dans mon secteur des prisonniers soient morts de faim.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Mais vous-même avez reconnu que, parmi les prisonniers de guerre, il y avait une mortalité énorme et que cette mortalité était provoquée par la faim ; vous l’avez pourtant reconnu ici.

TÉMOIN VON MANSTEIN

Je n’ai pas dit que cela se passait ainsi dans le secteur de mon armée. J’ai dit que j’avais vu par les documents de l’Accusation qu’après les grandes batailles d’encerclement dans le secteur du groupe d’armées du Centre, où des centaines de milliers de prisonniers ont été faits, il semble que beaucoup soient morts de faim, d’abord parce qu’ils arrivaient des zones de batailles déjà à moitié affamés et, deuxièmement, j’ai dit qu’aucune armée n’est en mesure d’emporter avec elle le ravitaillement pour, disons un demi-million de prisonniers arrivant subitement et que, naturellement, cela faisait surgir des difficultés qui, vu l’état physique où se trouvaient déjà les soldats russes, ont pu certainement provoquer dans certains endroits des décès en grand nombre. Mais cela se rapportait au nombre des prisonniers provenant des batailles d’encerclement et non de mon secteur de commandement.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

II n’est pas nécessaire, en répondant à mes questions, de donner des explications aussi longues. Je vous prie de me donner des réponses brèves. Avez-vous eu connaissance de l’opération appelée « Krimihild » ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Le nom de « Krimihild » désignant une opération ne me dit rien actuellement. Je ne sais même pas si je l’ai jamais entendu Voudriez-vous, s’il vous plaît, me dire quand cela a eu lieu et ce que c’était ? Alors cela me reviendra peut-être à l’esprit.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Je vais vous aider. C’était une opération qui prévoyait le transfert des troupes allemandes de la région du Kouban en Crimée par suite de la pression exercée par l’avance de l’Armée rouge. C’est pourquoi Hitler a lancé un ordre spécial transmis à tous les États-Majors supérieurs.

TÉMOIN VON MANSTEIN

Je n’ai pas très bien compris. Voulez-vous dire le transfert de Crimée vers le Kouban ou du Kouban en Crimée ?

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Le transfert, la retraite des troupes allemandes de la région du Kouban vers la Crimée.

TÉMOIN VON MANSTEIN

A ce sujet, je ne puis rien dire, je ne sais rien de plus précis, car c’était le secteur du groupe d’armées Kleist, et non le mien.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Et où se trouvait à ce moment-là votre groupe d’armées ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Mon groupe d’armées, à ce moment-là, se trouvait en Ukraine du Sud. La limite sud était évidemment près de Rostov.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

La retraite du Kouban concernait le groupe d’armées qui se trouvait au front Sud. L’ordre de Hitler à ce sujet vous a été remis. Peut-être pouvez-vous, dans ces conditions, vous rappeler quelque chose. Je voudrais attirer votre attention sur un point seulement de cet ordre. (On remet le document au témoin.) Reconnaissez-vous cet ordre ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Il faut d’abord que je regarde de plus près.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Je vous en prie.

TÉMOIN VON MANSTEIN

Je ne puis plus dire aujourd’hui si j’ai reçu une copie de cet ordre. En soi, il ne concerne que le groupe d’armées A. Il est possible que j’en aie reçu une copie ; je ne puis plus le dire avec précision ; en tout cas, je n’ai rien à voir dans cet ordre.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Cet ordre a été envoyé à tous les États-Majors supérieurs. Mais ce n’est pas le point le plus important. Je vous prie de prendre la deuxième partie de cet ordre qui a pour titre : « Destruction lors de l’évacuation » et de regarder le paragraphe g. Je lis : « II faut que l’ennemi retrouve un pays absolument désert, inhabitable et inutilisable, où pendant des mois se produisent encore des explosions de mines ». Avez-vous lu ce passage ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Je vous le demande : un ordre pareil a-t-il, à votre avis, été donné pour des raisons purement militaires ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui. A mon avis, il a été donné pour des raisons purement militaires, c’est-à-dire parce que Hitler, je le sais, voulait libérer le plus possible de forces se trouvant au Kouban afin de pouvoir les employer à d’autres endroits du front de l’Est.

Il voulait ne laisser en Crimée qu’un minimum de forces défensives et, naturellement, cela n’était possible que si une opération offensive russe en provenance du Kouban était rendue pour longtemps impossible ou du moins très difficile. C’est sans doute pour cela que furent donnés ces ordres de destruction et qui, sur les points a, b, d, d, e, f, ne concernent que des objectifs militaires : des routes, des ouvrages d’art, des voies ferrées et des chemins de fer de campagne, des voies en rondins, les installations pétrolières...

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Cet ordre, je le connais, Monsieur le témoin, ce n’est pas la peine de le relire, je l’ai devant moi. Je vous ai seulement demandé de bien regarder le paragraphe g. On n’y parle pas de routes, de ponts, de sources de pétrole, on y parle de transformer ce territoire pour longtemps en un désert. Voilà de quoi on y parle, et je demande au soldat que vous avez souvent déclaré être : êtes-vous d’accord sur un ordre pareil ? A-t-il été dicté par des considérations purement militaires ? Je vous prie de répondre à ma question.

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui. Je suis convaincu que cet ordre n’a été donné que pour des raisons militaires. Je suis également convaincu que, par le point g, on veut dire un pays complètement inutilisable pour la guerre. Je ne crois donc pas que le but ait été ici de dévaster le pays et, disons, d’exterminer la population et de créer un désert, mais je crois que la raison militaire de cet ordre était de rendre le pays inutilisable pour la poursuite des opérations militaires. Cela, je le crois.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

C’est assez clairement exprimé ici. L’interprétation est affaire d’opinion. Je passe à la question suivante. Avez-vous su qu’en mai 1940 un conseil spécial a eu lieu à Sonthofen ?

LE PRÉSIDENT

Passez-vous à un autre document ?

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Je passe à une autre question.

LE PRÉSIDENT

Je vous demandais si vous en aviez terminé avec ce document ?

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Oui.

LE PRÉSIDENT

Je crois que vous devriez lui présenter le paragraphe 3 c.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Bien. Monsieur le témoin, je vous prie de regarder le paragraphe 3, lettre c. Je vais en donner lecture. « II faut s’assurer de mettre la main sur la population civile, sans ménagement, sans fausse douceur, de façon à la mettre au travail rapidement et à la grouper en bataillons de travail, également des bataillons de femmes ». Êtes-vous d’avis que cet emploi de la population civile, y compris les femmes, a été provoqué par des nécessités militaires ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Que cela ait été nécessaire du point de vue militaire, cela ne fait pas l’ombre d’un doute pour moi. Que ce soit beau du point de vue humain, c’est une autre question. Mais je suis obligé d’attirer l’attention sur le fait qu’utiliser la population civile, y compris les femmes, nous l’avons appris de l’Union Soviétique, qui l’a fait aussi sur une grande échelle. Sans cela, il eût été absolument impossible du côté russe d’établir en peu de jours des kilomètres de fortifications anti-tanks.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Mais...

LE PRÉSIDENT

Monsieur le témoin, êtes-vous d’avis qu’il soit compatible avec les lois de la guerre de rassembler la population féminine d’un pays en bataillons de construction travaillant pour votre Armée ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Était-ce admissible d’après les lois de la guerre de l’année 1939 ? Cela n’est pas absolument clair pour moi en ce moment. Mais que, dans cette guerre, le Droit international ait été largement transgressé dans de nombreux cas, c’est un fait prouvé. Que l’utilisation de la main-d’œuvre fasse partie des droits d’une puissance occupante, je le crois, et même celle de la main-d’œuvre féminine.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Vous venez de dire ici que l’Armée rouge a utilisé la population civile sur une grande échelle pour la construction des tranchées anti-tanks et d’autres constructions. Je voudrais vous expliquer cela. C’était ainsi parce que toute la population soviétique, y compris les femmes, s’était soulevée contre les intrus fascistes ; mais citez-moi un seul exemple où l’Armée soviétique ait utilisé des femmes allemandes pour ce genre de travaux ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Je ne peux citer de tels faits au cours de la guerre.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Parce qu’il n’y en a pas eu. Mais l’ordre de Hitler parle de l’utilisation des femmes soviétiques pour des travaux de fortification allemands, et c’est de cela que j’ai parlé.

Passons à la question suivante : saviez-vous qu’au mois de mai 1944 s’est tenu à Sonthofen un conseil spécial des généraux sur la question de l’éducation nationale-socialiste dans les unités ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

En mai 1944, je n’étais plus au service et je n’ai donc pas eu connaissance de cette conversation.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Et vous n’en avez jamais entendu parler ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non, je n’ai jamais entendu parler de ce conseil.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Je vais vous citer un fait en relation avec ce conseil. Peut-être avez-vous entendu dire qu’à ce conseil l’accusé Keitel a déclaré ceci : « Les officiers qui expriment leurs doutes sur la victoire ou critiquent le Führer, je les ferai fusiller ».

LE PRÉSIDENT

Le témoin a dit qu’il n’en sait rien. S’agit-il d’un nouveau document que vous avez reçu ?

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Non. Mais nous possédons un document au sujet duquel j’estime nécessaire de poser quelques questions au témoin. Mais nous ne présentons pas encore ce document, car nous venons de le recevoir et la traduction n’a pu encore être faite. Il s’agit de la déclaration de l’ancien Generalleutnant de l’Armée allemande, Vincent Müller. Il rapporte la déclaration faite par Keitel lors de ce conseil. Si le Tribunal le juge indispensable, ce document sera présenté soit après la fin de l’audience soit demain matin.

LE PRÉSIDENT

Oui. Ce que je voulais dire, c’est que si vous ne présentez pas ce document et si le témoin dit qu’il n’assistait pas à cette conférence et n’en a jamais entendu parler, je ne crois pas que vous puissiez lui opposer ce qui a été dit dans la conférence pour en faire usage ici dans l’argumentation.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Je vous ai compris, Monsieur le Président, et je passe à une autre question.

Dites-moi, Monsieur le témoin, saviez-vous que le Commandement en chef de la Marine de guerre allemande avait présenté, dès octobre 1939, un projet en vue d’occuper la Norvège ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non, je n’en ai pas eu connaissance. Je n’ai entendu parler de toute l’affaire de Norvège qu’au moment où elle s’est réalisée ; et je n’ai eu des détails que par l’Acte d’accusation ; auparavant, je n’en ai pas entendu dire un mot.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Saviez-vous quelque chose des projets d’opérations désignés sous le nom de « Jolka » ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Je n’ai pas compris le nom de code.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Sous le nom de code de « Jolka » : sapin.

TÉMOIN VON MANSTEIN

« Sapin » ? Cela ne représente rien pour moi. Je ne sais pas.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Je vais vous communiquer quelques détails concernant ce plan. En juillet 1940, après l’Armistice avec la France, le général Halder, chef de l’État-Major allemand, a fait une visite au groupe d’armées von Leeb à Dijon. A ce moment-là, Halder a chargé von Leeb de présenter un plan sur l’occupation de la Suisse, en admettant le fait que les Suisses résistent. Ce plan a été ensuite présenté au Commandement en chef sous un nom de code. Savez-vous quelque chose à ce sujet ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non. J’étais à ce moment-là général Commandant en chef et, en été, je suis arrivé sur la côte de la Manche. Je n’ai rien entendu dire au sujet de ce plan.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Vous avez souligné ici plusieurs fois dans vos réponses que la guerre contre l’Union Soviétique était une guerre spéciale, que, vous et les autres généraux allemands, vous n’agissiez que comme soldats et que la guerre dite « idéologique » était menée par Hitler et ses collaborateurs. Vous ai-je bien compris ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Mon collègue américain vous a rappelé hier votre propre ordre dans lequel vous parliez de l’anéantissement du régime politique soviétique et des mesures à prendre dans les territoires occupés. Vous avez en outre également confirmé que vous connaissiez l’ordre du Feldmarschall von Reichenau sur le comportement des troupes dans l’Est. Dites-moi, témoin, à votre avis, un tel ordre a-t-il été dicté par la conscience du devoir militaire ou par d’autres considérations ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non. Il a certainement été donné uniquement par conscience du devoir militaire. Je voudrais seulement dire à ce sujet que ces idées étaient dans tous les journaux et que, naturellement, elles nous ont été aussi inspirées d’en haut. Ce n’est certainement pas de nous qu’elles sont venues ; avec nos soldats, nous avons fait la guerre militairement.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Ne pensez-vous pas que de tels ordres ont été donnés parce que leurs auteurs n’étaient pas des généraux élevés dans la tradition militaire, mais des généraux de formation hitlérienne ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Je n’ai pas tout à fait compris. Puis-je vous prier de répéter le sens de cette question ?

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Je vais répéter la question. Ne croyez-vous pas que des ordres de ce genre, qui sont à proprement parler des ordres — je veux parler de l’ordre de Reichenau — ont été donnés parce que leurs auteurs n’étaient pas des généraux élevés dans l’esprit militaire, mais des généraux de formation hitlérienne ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Je ne puis me prononcer que pour ma personne et pour l’ordre donné par moi. Personnellement, je n’ai été que soldat. Je crois que chacun de mes subordonnés et de mes supérieurs pourra en témoigner. Je n’ai pas été un général politique et non plus que, disons un général national-socialiste, au sens où vous l’entendez. Cet ordre a été provoqué par le danger grandissant des partisans et par la nécessité de montrer clairement à nos soldats qu’ils ne devaient pas être insouciants et qu’il leur fallait avoir conscience que ce combat, des deux côtés, était mené comme une lutte idéologique. Dans l’ordre lui-même, il y a deux parties bien distinctes. La première partie, partant de la nécessité d’assurer ses arrières contre les attaques par surprise, etc, et de faire appel à la vigilance des soldats, est un ordre contenant quelques idées sur le sens de cette lutte. Lorsqu’il y est question de l’extermination du système, on veut parler du système politique et non des êtres humains. C’est exactement ce que veut dire aujourd’hui l’autre camp en parlant de l’extermination du national-socialisme. Quant à la deuxième partie, je dirai qu’elle contient sans doute mes idées. Elle dit ce qui doit être fait de positif. Dans cette deuxième partie, il est très clairement dit que le soldat doit éviter tout arbitraire et qu’il faut sévir contre toute violation de l’honneur militaire. Je crois que cet ordre est une preuve que j’ai conduit la lutte en soldat et non en politicien.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Ce que vous étiez pendant la guerre, votre ordre en est le meilleur témoignage, et le Tribunal saura en juger. Et maintenant voici ma dernière question : saviez-vous quelles mesures ont été prises par le Haut Commandement de la Wehrmacht en vue de faire une guerre biologique ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Une guerre biologique ? Je ne sais pas actuellement ce que vous entendez par « guerre biologique ». Je vous prie de me le dire.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Utilisation de différentes sortes de bactéries dangereuses pour la vie humaine comme moyen de guerre. Voilà ce que je veux dire par guerre biologique.

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non. Je n’en sais rien. Je n’ai jamais entendu parler de guerre par bactéries ou de guerre au moyen de poisons.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Je vais vous donner quelques détails connus extraits du plan de guerre biologique, et vous pourrez peut-être alors vous en souvenir. Je présente au Tribunal le document URSS-510. C’est une déclaration de l’ancien général Walter Schreiber, professeur à l’École de médecine militaire à Berlin. Je lis ce document : « En relation avec le Procès des grands criminels de guerre à Nuremberg, moi, Professeur d’hygiène et de bactériologie à l’École de médecine militaire de Berlin et ancien médecin général de l’Armée allemande, j’estime de mon devoir envers un peuple si durement éprouvé et envers le monde entier, de révéler encore un point des préparatifs de guerre de l’Allemagne dont il n’a pas encore été question à Nuremberg. A côté des anciens dirigeants politiques et militaires de l’Allemagne, des hommes de science allemands et surtout des médecins allemands se sont chargés là d’une lourde responsabilité. Si l’on avait utilisé ces préparatifs de guerre, les grandes découvertes de Robert Koch, dont le pays est notre patrie et qui fut un grand maître, eussent été employées à des fins honteuses ».

LE PRÉSIDENT

Le défenseur Dr Laternser voudrait dire quelque chose à ce sujet.

Dr HANS LATERNSER (avocat de l’État-Major et du Haut Commandement)

Je voudrais faire ici une objection : en feuilletant ce document, j’ai constaté que l’auteur de ces lignes porte des accusations particulièrement graves. Je ne peux pas discerner dans quelle direction vont ces accusations, mais je voudrais demander que l’auteur de ces lignes paraisse comme témoin, afin de pouvoir être contre-interrogé par moi.

LE PRÉSIDENT

Où se trouve-t-il ?

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Monsieur le Président, je peux répondre à votre question. L’ex-général Walter Schreiber est actuellement prisonnier de guerre en Russie soviétique. Si le Tribunal juge nécessaire de le citer ici comme témoin, le Ministère Public n’y fera pas d’objection.

Dr LATERNSER

Je suis d’avis que sur de si graves allégations il devrait venir ici.

LE PRÉSIDENT

Général Alexandrov, pourriez-vous renseigner le Tribunal sur le temps qu’il faudrait pour amener ce témoin Schreiber à Nuremberg en vue d’un contre-interrogatoire ?

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Nous prendrons toutes les mesures nécessaires pour l’amener ici aussi vite que possible. Mais je ne suis pas en mesure de fixer aucun délai car je dois considérer la grande distance. Je prie le Tribunal de tenir compte de ce fait. Je prie en outre le Tribunal de m’autoriser à donner lecture du document pendant le présent contre-interrogatoire, indépendamment du fait que le témoin Schreiber soit cité ou non.

Dr LATERNSER

Je demande l’autorisation de prendre position à ce sujet.

LE PRÉSIDENT

Docteur Laternser, si vous le voulez, vous pouvez élever immédiatement vos objections et ensuite le Tribunal décidera pendant la suspension d’audience. Nous n’avons pas l’intention d’admettre actuellement ce document comme moyen de preuve. Nous examinerons cette question durant la suspension d’audience.

Dr LATERNSER

Je voudrais prier le Tribunal de ne pas faire donner lecture du document jusqu’à ce que Walter Schreiber puisse être présent comme témoin.

LE PRÉSIDENT

Vous demandez que le document ne soit pas admis, à moins que l’on ne fasse venir ici le témoin pour le contre-interroger ?

Dr LATERNSER

Je voudrais même aller un peu plus loin, Monsieur le Président, et demander de ne pas autoriser la lecture alors qu’il est sûr maintenant que le témoin sera produit par le Ministère Public. Le témoin pourra alors affirmer ces faits sous serment.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Permettez, Monsieur le Président, que je prenne position contre la requête de la Défense. Je suis d’avis que la déclaration de Walter Schreiber peut et doit être lue à cette audience au cours du contre-interrogatoire du témoin Manstein, tout à fait indépendamment du fait que Walter Schreiber soit ou ne soit pas cité comme témoin. La déclaration de Walter Schreiber a été présentée au Tribunal en photocopie. Elle est certifiée conforme par la Commission extraordinaire d’État, agissant au nom du Gouvernement soviétique. C’est pourquoi, indépendamment de la décision du Tribunal sur la citation ou la non-citation de Walter Schreiber comme témoin, je persiste à demander au Tribunal que le document présenté par moi soit admis par le Tribunal et qu’on me donne la possibilité d’en donner lecture au cours du présent contre-interrogatoire.

LE PRÉSIDENT

Non, général Alexandrov, le Tribunal a déjà déclaré qu’il ne reçoit pas ce document maintenant. Le Tribunal va suspendre l’audience à 11 h. 30 et il examinera alors cette requête. Je remarque que l’affidavit a été établi en avril 1946 et que, par conséquent, il y aurait eu le temps suffisant pour amener ici le témoin.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

II n’y avait pas nécessité de le faire, mais cette décision m’ôte la possibilité de poser au témoin pendant ce contre-interrogatoire les questions qui découlent de la déclaration de Walter Schreiber. En particulier je me trouverai ainsi empêché, à un autre stade du Procès, de poser des questions sur les faits visés par la déclaration de Walter Schreiber.

LE PRÉSIDENT

Mais, général Alexandrov, vous aurez l’occasion de poser les questions après que le Tribunal aura décidé sur la recevabilité de ce document, c’est-à-dire que si le Tribunal le déclare recevable, vous pourrez poser les questions au témoin ; mais il a déjà dit qu’il ne savait rien de la guerre biologique.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

II ignore les faits qui sont contenus dans cette déclaration de Walter Schreiber. Pour le moment, je n’ai pas d’autres questions à poser.

LE PRÉSIDENT

Quelqu’un désire-t-il encore contre-interroger le témoin ?

Dr LATERNSER

Monsieur le maréchal, une question vous a été posée au sujet de l’interdiction ou de la prétendue interdiction faite par le Generalquartiermeister Wagner de nourrir les prisonniers de guerre sur les approvisionnements de la Wehrmacht. Je voulais vous demander maintenant si vous avez connaissance du fait que, précisément, le général Halder, lors d’une visite au front et à l’occasion d’une conférence tenue à Orscha, a ordonné que le ravitaillement des troupes fût diminué, afin que les prisonniers de guerre puissent être mieux nourris ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Ce fait ne m’est pas connu, car cela ne s’est pas passé chez moi. Mais je sais que, par exemple dans mon armée, durant l’hiver 1941-1942, en Crimée, j’ai dû réduire les rations parce que le ravitaillement venu d’Allemagne ne pouvait suffire vu le mauvais rendement des chemins de fer, et que, d’autre part, dans l’intérêt de la population et des prisonniers à nourrir, nous ne pouvions pas dépouiller complètement le pays de vivres. A ce moment, autant qu’il m’en souvienne, nous avons diminué par exemple les rations de viande, et je sais que j’ai expressément interdit — bien que l’Armée eût besoin de viande — de prendre au paysan la vache qui, même sous le Gouvernement soviétique, serait resté sa propriété privée. Je me souviens également qu’en hiver, lorsque la situation alimentaire devint critique, nous avons envoyé de la farine à la côte méridionale, bien que, à cause du manque de tonnage dans les transports, il y ait eu chez nous à ce moment-là sur la côte Sud des centaines, je crois même des milliers de chevaux de l’Armée morts de dépérissement, parce que nous ne pouvions pas transporter là-bas le foin et l’avoine nécessaires.

Dr LATERNSER

On vous a présenté l’ordre URSS-115. Par qui cet ordre est il signé ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Je ne sais pas duquel vous voulez parler, URSS...

Dr LATERNSER

Je parle du document URSS-115.

TÉMOIN VON MANSTEIN

Je n’ai pas le numéro.

LE PRÉSIDENT

Nous pouvons voir nous-mêmes par qui il est signé.

TÉMOIN VON MANSTEIN

Ah oui. En effet, il est signé Adolf Hitler.

Dr LATERNSER

Oui, c’est cela. On vous a interrogé au sujet du chiffre 2 g. Il y est ordonné que le pays soit rendu inutilisable et inhabitable. Savez-vous, Monsieur le maréchal, si cela a été effectivement exécuté ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Je ne le sais pas pour ce district du Kouban, parce que je ne me trouvais pas dans cette région et que cela ne faisait pas partie de mon territoire.

Dr LATERNSER

Y avait-il à cette époque — il s’agit de 1943 — des explosifs, des mines et des troupes en grand nombre ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Assurément nous avions des mines et des explosifs ; mais pour atteindre un tel but, cela ne suffisait certainement pas.

Dr LATERNSER

De ce matériel, on était à cette époque — en 1943 — très peu pourvu, n’est-ce pas ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui, en tout cas nous n’avons jamais eu assez de mines pour poser des champs de mines en nombre suffisant devant nos positions.

Dr LATERNSER

M. le Procureur russe vous a en outre interrogé au sujet du chiffre 3 c à propos de la levée impitoyable de la population civile, notamment des femmes, mais vous n’avez pas répondu à la question de M. le Procureur russe vous demandant si vous saviez si jamais des mesures de contrainte analogues ou d’autres mesures de contrainte avaient été prises visant des femmes allemandes.

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui, en guerre je connais le cas, mais maintenant on met aussi des femmes à tous les travaux possibles. Ma femme, par exemple, a été mise au travail de recherche des doryphores.

Dr LATERNSER

Je veux dire : que se passait-il en Prusse Orientale en 1944 ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Je ne peux pas le dire pour l’avoir vu de mes yeux, car je n’y étais pas, mais certainement là-bas non plus la population civile n’avait pas lieu de rire.

Dr LATERNSER

M. le Procureur américain vous a présenté le document C-52 (GB-485). Je vous prie de regarder nouveau le chiffre 6. S’agissait-il d’une instruction ou d’un ordre ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

C’est une instruction, mais non un ordre.

Dr LATERNSER

Ainsi, pour que, comme il est dit dans cette instruction, des « mesures draconiennes » pussent être appliquées, il fallait des ordres correspondants des commandants en chef ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui, naturellement. Il y est dit qu’ils ne devaient pas exiger de forces de protection, mais trouver les moyens nécessaires par des mesures draconiennes. Il fallait donc que de nouveaux ordres fussent donnés pour prescrire ces mesures.

Dr LATERNSER

Avez-vous connaissance d’ordres donnés en vertu de ce chiffre 6 ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non, je ne me souviens d’aucun ordre s’y référant.

Dr LATERNSER

Et maintenant, en ce qui concerne le document PS-447 (US-135), j’ai une question à poser. Regardez, je vous prie, à la page 2, chiffre 2 b. Ne découle-t-il pas de ce chiffre 2 b que : 1. Le Reichsführer SS recevait dans la région des opérations des tâches spéciales et que ; 2. Dans le cadre de ses tâches, il agissait d’une manière autonome et sous sa propre responsabilité ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui, c’est très clairement inscrit dans l’ordre.

Dr LATERNSER

II en résulte que les groupes spéciaux dits « Einsatzgruppen » ne dépendaient pas des commandants en chef ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non. Du point de vue tactique, ils dépendaient tout au plus des commandants locaux, par exemple dans la lutte contre les partisans ou quand ils combattaient au front, mais en tout cas dans l’exécution de leurs missions de Police ils ne dépendaient certainement pas de lui.

Dr LATERNSER

En outre, on vous a présenté le document R-102. Il s’agit là d’une affaire secrète du Reich. Qu’est-ce que cela veut dire ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

« Affaire secrète du Reich » veut dire, à mon avis, un ordre, une instruction ou une notification qui ne doit être adressée qu’aux plus hautes autorités du Reich ou à des personnalités bien déterminées, mais qui ne devait pas se répandre.

Dr LATERNSER

Trouvez-vous dans ce document l’indication d’un destinataire ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non. Il devrait se trouver à la fin et il n’y en a pas.

Dr LATERNSER

Ainsi vous ne pouvez pas constater si ce document est également parvenu à des services de l’Armée ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Non. Il est impossible de le constater, mais il n’est certainement pas arrivé dans les services de l’Armée, car en tout cas nous n’avons pas reçu de tels rapports.

Dr LATERNSER

Lors de votre audition samedi dernier, vous avez déclaré que, même selon votre conviction, les autres commandants en chef seraient intervenus contre les exécutions en masse si on les leur avait annoncées ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui, naturellement.

Dr LATERNSER

Avez-vous connaissance du fait que le maréchal von Küchler, quand pendant la campagne de Pologne il a eu connaissance de l’exécution des Juifs, soit intervenu par tous les moyens à la disposition ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui, j’en ai entendu parler ici à Nuremberg, mais à cette époque je n’en ai rien su.

Dr LATERNSER

Savez-vous que le bourgmestre de Marinka, un Allemand, a été condamné à mort par un conseil de guerre pour un crime commis contre une Juive ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Je ne m’en souviens pas. Je ne sais pas si c’était dans mon territoire ; si cela se passait dans mon territoire, on me l’aurait sans doute rapporté. Mais je ne puis pas me rappeler.

Dr LATERNSER

Avez-vous connaissance du fait que le général von Knobelsdorff — encore un officier visé par l’Accusation — fit arrêter un chef SS alors que celui-ci voulait faire procéder à des exécutions ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Je l’ai probablement entendu ici également. A l’époque, je n’ai pas eu connaissance de ces exécutions.

Dr LATERNSER

Connaissez-vous d’autres cas où des commandants en chef soient intervenus contre des actes arbitraires particulièrement graves ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Je sais, par exemple, que le général Blaskowitz, qui succéda au maréchal von Rundstedt comme commandant en chef dans l’Est, donc en Pologne occupée, a fait des remontrances et élevé une protestation en raison de la conduite de la Police dans le Gouvernement Général et qu’il y a eu une explication orageuse à ce sujet. Et il a été remplacé.

Dr LATERNSER

J’en viens au dernier point maintenant. Au sujet de la subordination des groupes spéciaux (Einsatzgruppen), M. le Procureur américain s’est référé à l’affidavit n° 12 de Schellenberg, US-557. Cet affidavit, vous le considérez comme non exact, n’est-ce pas, parce que la pratique n’a pas correspondu à cet affidavit ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

Voulez-vous dire l’affidavit où Schellenberg parle de la convention faite avec le Generalquartiermesiter ?

Dr LATERNSER

Oui.

TÉMOIN VON MANSTEIN

Oui, la subordination indiquée dans cet affidavit n’a nullement existé dans la pratique et je ne puis m’imaginer que la convention ait été faite ainsi par Wagner, car d’après nos conceptions il n’y avait, comme je l’ai dit, que la subordination tactique, c’est-à-dire pour le combat, ou la subordination économique, c’est-à-dire pour le ravitaillement, le logement, etc. Ces deux possibilités de subordination existaient, mais pas la subordination tactique uniquement pour le combat. Il y avait encore la troisième possibilité : la subordination dans le service, c’est-à-dire pour l’instruction, et celle-ci n’a certainement jamais existé en pratique.

Dr LATERNSER

Je vais maintenant vous lire un affidavit que je désire produire comme preuve. Il est du juge général Mantel qui, heureusement, a parlé précisément de ce point avec le général Wagner, et à ce sujet je voudrais vous demander si le contenu de cette déclaration sous serment a correspondu à la pratique. L’auteur déclare :

« Peu avant le début de la campagne de Russie, j’ai participé à un moment, au Quartier Général du Commandement en chef, à une conférence que le Generalquartiermeister Wagner eut avec les Quartiermeister des armées de l’Est. Entre autres choses, il fut discuté des groupes spéciaux Einsatzgruppen et des commandos spéciaux Einsatzkommandos du Service de sécurité dans la zone d’opérations de l’Armée et il fut déclaré nettement que ces groupes recevraient les instructions pour leur activité exclusivement du Reichsführer SS, que pour le service ils n’étaient pas subordonnés aux autorités de commandement de l’Armée, mais que du point de vue économique, ils pouvaient être rattachés à l’Armée ». Je vous demande maintenant : la pratique, en ce qui concerne ces Einsatzgruppen et leur subordination, a-t-elle correspondu au contenu de cette déclaration sous serment ?

TÉMOIN VON MANSTEIN

La déclaration de Ohlendorf a affirmé que, pour les Einsatzgruppen, à Nikolaïev par exemple, Himmler a transmis ses ordres oralement et à eux seuls. Les services de l’Armée n’en ont pas eu connaissance, ainsi qu’il ressort du fait suivant que je n’ai appris que plus tard, ici même : Himmler a été à ce moment-là à Nikolaïev, où se trouvait le Commandement d’Armée, qui se trouvait alors encore sous le commandement du général von Schobert. Mais en cette occasion, il s’est abstenu de faire visite au Quartier Général d’armée, quoiqu’il connût bien von Schobert. Cela montre qu’intentionnellement il n’a rien dit de son plan.

Dr LATERNSER

Je vous remercie. Je n’ai pas d’autres questions à poser au témoin.

LE PRÉSIDENT

Le Tribunal suspend l’audience.

(L’audience est suspendue.)
LE PRÉSIDENT

Monsieur Dodd, le Tribunal souhaiterait connaître la position du Ministère Public au sujet de la demande du Dr Sauter.

M. THOMAS J. DODD (Procureur Général adjoint américain)

Monsieur le Président, j’ai à faire au Tribunal la déclaration suivante : si je comprends bien, la requête demande que la déclaration sous serment faite par Pohl soit rayée et que Funk soit autorisé à reparaître à nouveau comme témoin. Je voudrais protester contre la demande tendant à rayer l’affidavit de Pohl. Cette déclaration sous serment nous paraît d’une extrême importance dans ce cas — bien que je doute fort qu’il soit encore nécessaire de citer Pohl pour un contre-interrogatoire — mais si quelque chose devait être nécessaire, ce serait cela. L’accusé Funk a eu, semble-t-il, amplement l’occasion de parler lorsqu’il a été à la barre des témoins. Le Tribunal se rappellera que je lui ai demandé quand il a commencé à faire des affaires avec les SS et je crois, à ce moment-là, être entré dans tout le détail des phases de ces relations entre l’accusé Funk et les SS. L’accusé Funk a tout nié. Je pense qu’il aura encore, avec l’autorisation du Tribunal, l’occasion de faire, dans sa déclaration finale, des déclarations sur des points nouveaux qui pourraient ressortir de l’affidavit de Pohl.

LE PRÉSIDENT

Oui, mais l’affidavit de Pohl est absolument nouveau, n’est-ce pas ?

M. DODD

Oui, il est nouveau, mais il ne se rapporte en fait qu’à un seule chose nouvelle, à savoir les affaires de textiles qui, selon notre opinion, ont été faites entre les SS, la Reichsbank et l’accusé Funk. L’affaire des bijoux et les autres points ont, à mon avis, été déjà examinés.

LE PRÉSIDENT

Je ne voulais pas dire par-là qu’il s’agissait d’une affaire toute nouvelle, mais c’est le témoignage d’un nouveau témoin dans cette affaire.

M. DODD

Oui, c’est cela.

LE PRÉSIDENT

Et Funk n’a pas encore eu l’occasion de contester cela sous la foi du serment. Il se peut que le Tribunal estime juste de lui donner cette possibilité. Il se pose sur ce point deux questions tout à fait différentes : premièrement, celle de savoir si tout l’affidavit de Pohl doit être écarté et, deuxièmement, celle de savoir si Funk doit être appelé.

M. DODD

Je ne suis nullement d’avis qu’on doive écarter l’affidavit de Pohl, lequel nous paraît être très notable. Le Tribunal se rappellera qu’au sujet des relations dont nous avons affirmé l’existence entre Funk et les SS il y avait des opinions assez contradictoires. Nous avons donc appelé encore un témoin, Pohl, et encore un témoin qui était son ancien subordonné, et je croirais volontiers que le défenseur préfère contre-interroger Pohl. Nous sommes volontiers disposés à le laisser faire ainsi ; et plus tard, quand Funk aura l’occasion — et je suis certain qu’il l’aura — de faire ses déclarations, il pourrait présenter son point de vue opposé. Je ne sais pas ce qu’il pourrait dire de plus que nier ces déclarations, et il l’a déjà fait amplement lorsqu’il était à la barre des témoins, et a nié en outre avoir eu des rapports quelconques avec Himmler ou les SS. Je crains aussi, Monsieur le Président, que si le Tribunal autorise cette procédure dans ce cas, il puisse en surgir d’autres ou d’autres accusés voudront être entendus et que nous ne continuions ainsi avec ces contre-preuves. Je crains que cela ne prenne beaucoup de temps du Tribunal.

(Le Dr Sauter manifeste le désir d’être entendu .)
LE PRÉSIDENT

Docteur Sauter, nous vous avons déjà longuement entendu sur ce sujet.

Dr SAUTER

Monsieur le Président, puisse encore indiquer un fait ? Ce témoin Pohl est arrivé à la prison de Nuremberg le 1er juin, donc le premier jour du sixième mois : le témoin a été interrogé pour préparer l’affidavit le 15 juillet ; c’était...

LE PRÉSIDENT

Docteur Sauter, vous avez dit que vous ne désiriez plus le contre-interroger. Quelle importance peut avoir le moment où il est arrivé ici, si vous ne désirez pas le réinterroger ?

Dr SAUTER

Monsieur le Président, mon point de vue est qu’en principe il ne doit pas être permis au Ministère Public de présenter de nouvelles preuves contre un accusé dont le cas est complètement terminé. Le témoin Pohl est arrivé ici le 1er juin, et le 15 juillet, c’est-à-dire six semaines plus tard, il a été interrogé pour l’affidavit. C’était le même jour où j’ai prononcé ma plaidoirie pour l’accusé Funk. Et l’affidavit n’a été présenté que plusieurs semaines plus tard. Je ne crois pas qu’il soit conciliable avec les exigences de la justice que, une fois l’examen d’un cas complètement terminé, le Ministère Public apporte contre un accusé de nouvelles preuves à charge, sans que l’accusé ait la possibilité de parler comme témoin à ce sujet. L’affidavit Pohl contient l’affirmation de faits tout nouveaux. Ainsi Pohl prétend qu’on a parlé de cette histoire de dents en or lors d’un déjeuner, en présence de dix à douze personnes. C’est quelque chose d’entièrement nouveau, et, naturellement, tout à fait invraisemblable. C’est pourquoi, Monsieur le Président, je vous ai prié de permettre que l’accusé Funk soit entendu sur ce point à la barre des témoins.

LE PRÉSIDENT

Vous devez comprendre qu’il doit être laissé au Tribunal le soin de décider quand il entend clore l’audition des preuves. Il est naturellement nécessaire que cette audition prenne fin. Le Tribunal a largement entendu ce que vous aviez à dire et il va maintenant examiner cette affaire.

Dr SAUTER

Oui, je vous remercie.

LE PRÉSIDENT

En ce qui concerne la requête présentée par le Dr Sauter, l’affidavit de Pohl ne sera pas écarté. Il restera au procès-verbal, mais eu égard aux circonstances spéciales de ce cas, l’accusé Funk pourra être encore une fois entendu comme témoin sur cette question. Il sera rappelé quand sera terminée l’audition des témoignages sur les organisations.

En ce qui concerne les objections élevées par le Dr Laternser contre l’usage de la déclaration faite par le général Walter Schreiber, le Tribunal n’est pas disposé à admettre si tardivement aucun témoignage ni à rouvrir des questions qui ont été traitées à fond devant le Tribunal. Mais d’autre part, vu l’importance des déclarations du général Schreiber et sa valeur particulière non seulement pour le Procès contre certains des accusés, mais aussi pour le Procès contre le Haut Commandement, le Tribunal autorisera que le général Schreiber soit entendu comme témoin s’il peut être amené ici avant la fin du Procès. Autrement, il ne pourra être fait aucun usage de cette déclaration.

Quant au délai dans lequel le général Schreiber devrait être amené, si l’on veut l’entendre ici comme témoin, le Tribunal juge opportun d’ordonner qu’il ne pourra être entendu comme témoin que si l’on peut l’amener ici avant les plaidoiries finales pour les organisations. Et, bien entendu, les défenseurs des organisations auront la possibilité de se prononcer au sujet de toutes les déclarations que pourra faire le général Schreiber. C’est tout.

Le témoin peut se retirer. (Le témoin quitte la barre.)

LE PRÉSIDENT

Docteur Laternser, voulez-vous appeler maintenant votre témoin suivant.

Dr LATERNSER

Avec l’autorisation du Tribunal, j’appelle comme dernier témoin le maréchal von Rundstedt. (Le témoin gagne la barre.)

LE PRÉSIDENT

Voulez-vous, je vous prie, donner votre nom en entier.

TÉMOIN GERT VON RUNDSTEDT

Gert von Rundstedt.

LE PRÉSIDENT

Répétez ce serment après moi : « Je jure devant Dieu tout puissant et omniscient que je dirai la pure vérité et que je ne cèlerai ni n’ajouterai rien ». (Le témoin répète la formule du serment.)

LE PRÉSIDENT

Vous pouvez vous asseoir.

Dr LATERNSER

Monsieur le maréchal, vous êtes le plus ancien officier de l’ancienne Armée allemande. Quel a été votre dernier poste ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Je suis le plus ancien officier de l’Armée allemande, j’ai été plus de cinquante-quatre ans dans l’Armée. Mon dernier poste a été celui de Commandant en chef dans l’Ouest jusqu’au 9 mars 1945.

Dr LATERNSER

Dans quelle période avez-vous été Commandant en chef à Berlin ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Du 1er octobre 1932 jusqu’au 31 octobre 1938.

Dr LATERNSER

Quelle était l’attitude du commandement militaire vis-à-vis de la politique intérieure et extérieure ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Nous, généraux, ne nous sommes pas occupés de la politique. Nous n’avons participé à aucune délibération politique. Je voudrais, à ce propos, m’approprier un mot du célèbre maréchal anglais Montgomery qui dit : « Comme serviteur de la nation, l’Armée est au-dessus de la politique, et il faut que cela reste ainsi ».

Dr LATERNSER

La Reichswehr qui existait en 1933 a-t-elle aidé Hitler à prendre le pouvoir ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Non.

Dr LATERNSER

Quelle était l’attitude des généraux vis-à-vis du Parti et de ses méthodes ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Vis-à-vis du Parti, les grands généraux avaient une attitude de refus ou d’indifférence. En face des méthodes du Parti, en ce qui concerne la question juive, leur attitude était absolument le refus, spécialement parce que beaucoup de camarades ont été eux aussi sévèrement atteints par les lois aryennes.

Ce qu’on appelle la « race des seigneurs » est une chimère. L’Allemagne est un mélange de races fortement mêlé d’éléments slaves, latins et dinariques.

Nous avons également repoussé l’attitude du Parti dans la question des Églises et nous avons réussi à conserver jusqu’à la fin une aumônerie militaire.

Dr LATERNSER

Cette attitude a-t-elle été aussi celles des généraux plus jeunes qui, au cours de la guerre, sont parvenus à des postes visés par l’Accusation ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

En ce qui concerne ceux que je connaissais bien, c’est absolument exact.

Dr LATERNSER

Avez-vous eu, comme officier le plus ancien, en 1934, une possibilité d’intervenir auprès de Hitler pour que fussent punis les coupables du meurtre de Schleicher ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Non, d’abord le Président du Reich von Hindenburg était encore à la tête de l’État ; en second lieu, je n’étais pas l’officier le plus ancien : nous avions un Commandant en chef de l’Armée et un ministre de la Guerre qui auraient eu à jouer ce rôle.

Dr LATERNSER

Les manœuvres de troupes et les voyages d’État-Major laissaient-ils discerner l’intention ou un plan de guerres d’agression ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Non, en aucune manière. Les grandes manœuvres et les voyages de l’État-Major ou du Führer ont toujours eu pour objet la guerre dans notre propre pays.

Dr LATERNSER

Avez-vous, en qualité de Commandant en chef en résidence à Berlin, été consulté avant la déclaration de la souveraineté de l’Allemagne ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Non.

Dr LATERNSER

Vous connaissiez bien le général von Fritsch ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Très bien, il avait été mon subordonné pendant un certain temps.

Dr LATERNSER

A vous qui étiez son représentant, a-t-il fait part après 1937 de l’intention de Hitler d’entreprendre des guerres d’agression ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Non, et il ne pouvait pas le faire, parce qu’il y a un secret de service.

Dr LATERNSER

Vous l’avez pourtant suppléé lorsque, pendant l’hiver 1937-1938, il partit pour une longue permission en Egypte. A cette occasion, vous a-t-il fait part des intentions de Hitler, telles qu’elles sont consignées dans le procès-verbal de la réunion du 5 novembre 1937 ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Je n’ai suppléé le général von Fritsch que dans son rôle représentatif ; son représentant pour le service était le général Beck, chef de l’État-Major ; même à ce-moment-là le colonel général von Fritsch ne m’a fait aucune communication, pas plus que le général Becke.

Dr LATERNSER

Quels ont été les résultats des mesures prises par Hitler dans le domaine militaire le 4 février 1938.

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Hitler avait éliminé le ministre de la Guerre comme intermédiaire entre lui et la Wehrmacht. Il avait donc lui-même le pouvoir de commandement sur les trois parties de la Wehrmacht. De plus, il a saisi l’occasion d’éliminer de leur poste les chefs militaires qui lui déplaisaient.

Dr LATERNSER

En février 1938, vous avez eu un entretien seul à seul avec Hitler. Que vous a-t-il dit de l’attitude des généraux allemands ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

II s’est plaint d’une manière très vive du Haut Commandement militaire. Il dit avoir été le seul partisan du réarmement, que le Haut Commandement s’y était toujours opposé, disant qu’on allait trop vite. Lors de l’occupation de la Rhénanie, il reprocha au Haut Commandement une certaine lâcheté, celui-ci ayant demandé le retrait des troupes en deçà du Rhin après que la France eut pris une attitude menaçante.

Dr LATERNSER

Au cours de cette conversation, a-t-il été question aussi de la succession de Fritsch ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Oui. Hitler me proposa comme premier successeur le général von Reichenau, que j’ai refusé au nom de l’Armée. Ensuite, il proposa le général von Brauchitsch et, sur cette nomination, je me suis déclaré, au nom de l’Armée, tout à fait d’accord.

Dr LATERNSER

Quand avez-vous, comme Commandant en chef à Berlin, reçu connaissance du projet d’entrée en Autriche ?

TEMOIN VON RUNDSTEDT

A ce moment-là, j’avais été soudain chargé de représenter le général von Brauchitsch à Breslau, pour la fête de la création de la Croix de fer et ce fut là-bas seulement que j’appris par la voie du service l’occupation effective de l’Autriche.

Dr LATERNSER

D’une façon générale, les Commandants en chef étaient-ils tenus au courant des intentions ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Nous étions renseignés sur les intentions du Commandement suprême par notre Commandant en chef, par von Brauchitsch, mais il n’était autorisé à nous dire que ce qui nous concernait.

Dr LATERNSER

Je voudrais, Monsieur le Président, interroger le témoin au sujet des affidavits n° 3 et 5 du maréchal von Blomberg et du général von Blaskowitz. Il s’agit des documents US-536 et US-537, qui se trouvent dans le premier tome des documents du Ministère Public ; je voudrais seulement attirer l’attention du Tribunal sur le fait que ces affidavits, précisément dans les paragraphes en question, coïncident mot pour mot, bien qu’ils aient été établis par différentes personnes à des jours différents.

Monsieur le maréchal, dans deux déclarations sous la foi du serment du maréchal von Blomberg et du général Blaskowitz, ceux-ci déclarent que le groupement des officiers supérieurs allemands, c’est ainsi qu’il est mentionné dans ces déclarations, a considéré comme indispensable de résoudre la question polonaise par la guerre et que ce fut aussi la raison du réarmement secret. Est-ce exact ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Tout d’abord, il n’y a jamais eu un groupement des officiers supérieurs allemands.

Dr LATERNSER

Qu’entend-on, en somme, par officiers supérieurs ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Est officier supérieur l’officier ayant rang de commandant, lieutenant-colonel ou colonel. Ensuite viennent ce qu’on appelle les officiers généraux.

Dr LATERNSER

Je vous prie de continuer.

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Même si la déclaration de von Blomberg veut dire qu’une guerre d’agression faite par nous contre la Pologne aurait été indispensable, cette déclaration est fausse. Si au contraire elle veut dire qu’il nous fallait compter à tout moment avec une attaque possible, je peux dire que dans les premières années après la guerre mondiale, j’ai compté aussi avec cette possibilité ; c’est pourquoi il y a eu la garde-frontière et les fortifications à la frontière orientale du Reich contre la Pologne. Mais je répète que jamais personne de raisonnable n’a pensé à une guerre d’agression ; en outre, nous n’étions pas du tout en état de la faire.

Dr LATERNSER

Le général Blaskowitz déclare ensuite, à la fin de cet affidavit n° 5, US-537, que les commandants en chef au front auraient été, en fait, les conseillers du Commandement en chef et donne comme exemple la bataille de Kutno. Est-ce exact ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Cette déclaration n’est pas exacte. Les commandants en chef n’ont jamais joué un rôle consultatif. Seul notre Commandant en chef de l’Armée avait à délibérer avec le Commandement suprême. En ce qui concerne la bataille de Kutno, des conseils soi-disant donnés à Hitler sont une pure invention. Les ordres pour la bataille de Kutno ont été donnés par moi, comme Commandant en chef du groupe d’armées Sud, d’après des instructions que je tenais de M. von Brauchitsch. M. Blaskowitz n’a eu qu’à obéir et n’a pu donner aucun conseil à Hitler. Non, c’est forcément une erreur.

Dr LATERNSER

Quelle impression a faite sur vous, Monsieur le maréchal, la conversation du 22 août 1939 à l’Obersalzberg ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

En quittant cette conférence, nous pensions que cette entreprise finirait exactement comme ce que l’on avait appelé la guerre des Sudètes en 1938, parce que la Russie était de notre côté. Lorsque le 26 août les mouvements ordonnés ont été brusquement stoppés pour recommencer le 1er septembre, nous avons dit : « Ah, c’est un bluff, comme en 1938 ». Et nous n’avons pas pris au sérieux la décision de faire la guerre.

Dr LATERNSER

Avez-vous parlé avec d’autres commandants en chef après la conférence du 22 août, et avez-vous échangé entre vous des idées au sujet de l’impression produite par cette conférence ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Je me rappelle — j’en ai le souvenir précis — en avoir parlé avec le maréchal von Beck. J’ai quitté très vite l’Obersalzberg. J’ai parlé avec Manstein et, plus tard, avec mon état-major, et nous avons échangé les mêmes vues que je viens de rappeler.

Dr LATERNSER

Avez-vous eu connaissance de l’attaque contre le poste émetteur de Gleiwitz ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Non.

Dr LATERNSER

De quelle manière avez-vous eu connaissance de l’intention d’occuper le Danemark et la Norvège ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Le fait accompli est venu à ma connaissance par la voie du service.

Dr LATERNSER

Et quant à l’entrée en Yougoslavie et en Grèce ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Exactement de la même manière.

Dr LATERNSER

Vous avez participé à la conférence de mars 1941 au cours de laquelle Hitler parla de la nécessité d’attaquer l’Union Soviétique ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Oui.

Dr LATERNSER

Que vous a-t-on dit au sujet des concentrations de troupes soviétiques ?

TEMOIN VON RUNDSTEDT

Jusque peu avant cette époque, j’étais en France et j’ignorais les prétendus préparatifs des Russes. Au cours de cette conférence, on nous dit, à notre surprise, que les Russes étaient très fortement armés et qu’ils concentraient leurs troupes pour nous attaquer par surprise. Si je ne me trompe, on s’est référé à des informations données par l’attaché militaire japonais et on nous a montré une carte indiquant la répartition des troupes russes à la frontière polonaise, de telle sorte que nous étions forcés d’admettre que la chose était exacte.

Dr LATERNSER

Cette impression s’est-elle confirmée après l’entrée en Russie ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Oui, sur la frontière la résistance ne fut pas exagérément forte, mais elle se renforça de plus en plus dans l’intérieur du pays ; on vit apparaître de très puissantes forces cuirassées avec un type de blindé très supérieur au nôtre ; nous trouvâmes un nombre énorme de terrains d’aviation, de camps de troupes, de dépôts de munitions, d’autostrades nouvellement construits sur un terrain impraticable. Nous trouvâmes aussi des cartes qui représentaient le territoire allemand jusqu’en Silésie, de telle sorte que nous avons eu l’impression que Hitler avait sans doute eu raison.

Dr LATERNSER

A la conférence de mars 1941, Hitler a annoncé l’ordre des commissaires. Quelle a été votre position vis-à-vis de cet ordre ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Notre position était à l’unanimité une attitude de refus. Immédiatement après la conférence, nous nous sommes adressés à Brauchitsch et nous lui avons dit que c’était impossible. Nos commandants en chef des armées étaient du même avis. L’ordre n’a pas été exécuté dans la pratique et, selon ce que j’ai appris plus tard, il a été ultérieurement rapporté. Afin de rendre cet ordre pour ainsi dire inopérant, le général von Brauchitsch a lancé un ordre très strict à la troupe au sujet de l’attitude correcte à observer par les militaires allemands dans la guerre à venir. Je ne connais aucun cas où il aurait été fait un usage quelconque de cet ordre.

Dr LATERNSER

Au cours de cette conférence, a-t-on annoncé l’intention d’éliminer la population juive de l’Est ?

TEMOIN VON RUNDSTEDT

Non, jamais Hitler n’aurait parlé de cela à des officiers.

Dr LATERNSER

D’après l’affirmation de l’Accusation russe, 33.000 Juifs auraient été fusillés à Kiev en novembre 1941. Où étaient les armées du groupe Sud en novembre 1941 ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Mes armées étaient sur une ligne allant de Rostov en passant par Staline et suivant le Donetz jusqu’à la région est de Kharkov. En arrière, la limite séparant l’Armée du territoire de l’Ukraine, placé sous l’administration civile, passait à l’est de Kiev et le long du Dniepr.

Dr LATERNSER

Donc, à cette époque, Kiev n’était pas dans la zone d’opérations d’une armée placée sous votre commandement ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Non.

Dr LATERNSER

Les commandants en chef des groupes d’armées et des armées de l’Est avaient-ils des attributions quelconques en dehors de ce territoire ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Non.

Dr LATERNSER

La zone d’opérations était-elle tracée la plus petite possible ou la faisait-on grande ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

La zone d’opérations de l’Armée était tracée aussi petite que possible, d’une part afin de ne pas importuner l’Armée par des questions concernant l’arrière et d’autre part, sans doute, afin de rendre le territoire administratif de l’Ukraine aussi grand que possible et de le soustraire à l’influence de l’Armée.

Dr LATERNSER

Maintenant, venons-en à l’ordre relatif aux commandos. Quelle a été votre attitude vis-à-vis de cet ordre ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

A l’égard de l’ordre relatif aux commandos, nous, commandants militaires, avons pris une attitude de refus absolu, et par des conversations dans nos états-majors, nous l’avons rendu inopérant.

Dr LATERNSER

Comme Commandant en chef de l’Ouest, avez-vous reçu communication d’un cas où l’ordre aurait été appliqué ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

II ne m’a pas été rapporté un seul cas, et mon chef d’État-Major à qui j’ai posé la question ici, à Nuremberg, ne connaît aucun cas. Je suis obligé d’admettre que cet ordre a eu un certain effet de crainte chez l’adversaire, car je ne connais aucun cas où il y ait eu une nouvelle opération entreprise par des commandos, sauf dans l’île de Sark, où des illégalités se sont produites, mais où aucun prisonnier n’a été fait par nous.

Dr LATERNSER

De quel côté se sont produites des choses illégales ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Du côté qui avait fait l’opération de commando.

Dr LATERNSER

Ensuite vint l’invasion ou bien on l’attendait. Ainsi qu’il ressort du document PS-531, vous avez demandé que l’ordre sur les commandos fût rapporté. Pour quelle raison ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Lors de l’invasion, il fallait compter effectuer d’importantes opérations de troupes aéroportées, peut-être même jusqu’à Paris. Alors il n’aurait plus été possible de distinguer entre les troupes de commandos et les troupes combattantes. En outre, c’était une occasion souhaitée d’éliminer enfin cet ordre, d’autant plus que la plupart, des divisions nouvelles ne le connaissait pas.

Dr LATERNSER

Il est vrai qu’en demandant l’abolition de cet ordre, vous indiquez que, jusqu’alors, il a été exécuté. Comment expliquez-vous cela ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

J’étais obligé de m’exprimer ainsi. J’avais tourné cet ordre. Je ne pouvais pas écrire premièrement : « Je n’ai pas exécuté l’ordre sur les commandos ». C’était donc en quelque sorte une échappatoire indispensable.

Dr LATERNSER

Et maintenant, quelques questions au sujet de la lutte contre le mouvement de résistance en France. Quels services étaient responsables du calme et de l’ordre dans les territoires occupés en France ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

La responsabilité du calme et de l’ordre en France occupée incombait au Commandant en chef. Pour ce que j’appellerai la France de Pétain, c’est-à-dire le Sud, il y avait un général résidant à Lyon et qui devait collaborer étroitement avec le Gouvernement Pétain. Lorsque ce mouvement de résistance français en France méridionale eut pris des formes de plus en plus graves et fut devenu une menace inouïe pour les troupes combattantes au bord de la Méditerranée, c’est-à-dire dans le courant de l’hiver 1943-1944, le Commandant en chef de l’Ouest fut rendu responsable du Midi de la France. A ce moment-là, j’ai, subordonné ce général de Lyon au groupe d’armées « Gustave » qui se trouvait à Toulon et qui était responsable de l’ordre dans le Midi de la France.

Dr LATERNSER

Le Gouvernement français et la population ont-ils été avertis ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Le Gouvernement français a été averti à plusieurs reprises et il a été prié, par égard pour les habitants, d’agir de toutes ses forces pour enrayer ce mouvement. Nous avons lancé à la population des appels qui ont toujours été loyalement transmis d’avance pour examen au Gouvernement français ; quand vint la menace de l’invasion, j’ai personnellement prié le « vieux Monsieur » d’avertir son peuple par radio pour lui dire de ne pas faire une chose pareille et que c’était dans son propre intérêt. Il m’a promis de le faire ; je ne sais pas si cela a eu lieu.

Dr LATERNSER

Ces avertissements ont-ils été suivis ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Malheureusement, non. Finalement, la Police française que nous avions encore mieux armée afin de combattre le mouvement, est passée du côté des insurgés.

Dr LATERNSER

Cependant, du côté allemand, on a combattu avec des ménagements ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Oui, autant que nous le pouvions, nous avons usé de ménagements. Jamais des villages entiers n’ont été anéantis par bombardement aérien, et il n’y a jamais eu que quelques avions engagés contre certains points de résistance. Il n’y a pas eu d’emploi massif de l’artillerie ou de blindés. Que des excès se soient produits, comme à Oradour, nous l’avons tous fort regretté. J’ai, à l’époque, immédiatement demandé un rapport, car je ne pouvais pas prescrire une instruction judiciaire. J’ai également fait mon rapport à l’OKW sur cet événement regrettable.

Dr LATERNSER

Pour quelle raison ne pouviez-vous pas ordonner une instruction judiciaire ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Toutes les troupes SS dépendaient de Himmler seul. Moi, je n’avais ni pouvoir disciplinaire ni pouvoir judiciaire. Je ne pouvais pas donner de permission ni conférer de décorations. Mon rôle se limitait à l’emploi tactique de ces divisions, à peu près comme si j’avais eu sous mes ordres une division italienne, hongroise ou slovaque.

Dr LATERNSER

La légalité du mouvement de résistance a-t-elle été reconnue ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Les généraux Eisenhower et De Gaulle l’avaient déclarée par radio. Alors nous avons demandé à l’OKW ce qu’il en était La réponse fut négative. Plus tard, lorsque les troupes alliées eurent débarqué sur la côte de la Méditerranée, la légalité de la nouvelle Armée a été, paraît-il reconnue.

Dr LATERNSER

Que pensez-vous de la guerre illégale ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Mon point de vue inspiré de sentiments patriotiques tout à fait compréhensibles est le suivant : on déchaîne ici, derrière le front de l’Armée ennemie, une guerre sans aucune règle qui doit forcément amener un malheur immense sur le peuple du pays en question. Aucune Armée du monde ne peut, à la longue, accepter tranquillement pareille chose. Elle doit, dans l’intérêt de ses propres troupes, de leur sécurité et de leur possibilité de vivre, agir avec énergie, bien entendu, mais en maintenant dans la lutte les procédés corrects du soldat.

Des excès tels que ceux d’Oradour, je les ai condamnés, et avec moi tous les commandants d’armée, de la façon la plus sévère. Nous avons vu avec un vif déplaisir qu’à la fin on a essayé, du côté allemand, de monter le mouvement « Loup garou ». La réalisation aurait amené avec raison un indicible malheur sur notre pays. Je dis que ce serait un bonheur pour l’humanité si, par des conventions internationales, on rendait impossibles pour l’avenir de telles guerres illégales.

Dr LATERNSER

Quels allégements avez-vous institués pour le peuple français durant l’occupation ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Ce n’est pas à moi de citer ici tous les détails. Je puis seulement indiquer ici que vis-à-vis du maréchal Pétain, avec qui j’avais des relations très confiantes, j’ai tout fait pour aider le peuple français. Auprès de Hitler, j’ai prié que l’on dît enfin quelle position la France occuperait dans l’Europe future. J’ai aidé le maréchal Pétain à monter sa garde et j’ai essayé de lui créer une nouvelle Armée, mais cela n’a pas dépassé un régiment.

Pour les braves cheminots français qui conduisaient tous nos transports, j’ai obtenu des allégements dans le ravitaillement et j’ai essayé de leur faire rendre les prisonniers de guerre de leur famille, de même que, après l’entreprise de Dieppe, Hitler y a consenti pour les prisonniers dieppois. Nous avons fait ce que nous pouvions pour ravitailler la grande ville de Paris en charbon et en vivres, avec une situation des transports si mauvaise qu’elle était déjà presque insupportable pour nous, militaires allemands.

Voilà, dans les grandes lignes, l’essentiel.

Dr LATERNSER

Je voudrais insérer ici une question. Ces jours derniers, un témoin a déclaré qu’à partir de 1944 les camps de concentration étaient gardés par des soldats de tous les éléments de la Wehrmacht. Comment expliquez-vous cela Monsieur le maréchal ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Je n’en sais rien. Comme Himmler, depuis l’attentat contre le Führer, était Commandant en chef de l’Armée de réserve, il pouvait sans doute prendre une disposition comme celle-là. S’il l’a prise, j’ai le sentiment qu’il a voulu charger l’Armée de tout ce qui se passait autour des camps de concentration.

Dr LATERNSER

Quelques questions maintenant au sujet de l’offensive dans les Ardennes. A-t-il été donné, avant ou pendant l’offensive des Ardennes, un ordre de fusiller des prisonniers ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Un tel ordre n’a pas été donné par Hitler. Au contraire, il tenait beaucoup à faire dans l’offensive le plus grand nombre possible de prisonniers. Qu’une autorité militaire subalterne ait donné un ordre comme celui-là, je considère que c’est impossible : c’est contraire à notre éducation et à nos opinions.

Dr LATERNSER

N’avez-vous pas été opposé à cette offensive ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

J’ai été contre cette offensive pour la raison suivante : en soi, l’idée tactique peut être considérée presque comme géniale, mais il manquait toutes, absolument toutes les conditions nécessaires à la réussite possible d’une telle offensive. C’est pourquoi j’ai proposé — et le maréchal Model avec moi — de se contenter de moins et d’attaquer de plusieurs côté les troupes alliées se trouvant à l’est d’Aix-la-Chapelle. Ces propositions ne furent pas écoutées. L’offensive dut débuter avec des forces absolument insuffisantes sur terre et dans les airs et, comme prévu, ne pouvait qu’échouer.

Dr LATERNSER

Avez-vous contredit Hitler en d’autres occasions encore ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Personnellement, non, parce que je n’en ai pas eu l’occasion, mais vis-à-vis de son État-Major, je me suis assez souvent déclaré contre des mesures commandées par un ordre supérieur. Spécialement lors de l’invasion en Normandie, lors de l’offensive des Ardennes, après qu’elle eût échoué, et aussi à propos des procédés de combat en Hollande. Tout cela fut vain.

Dr LATERNSER

Quand avez-vous considéré la guerre comme perdue ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

A mon avis, la guerre ne pouvait plus être gagnée après la chute de Stalingrad. Je l’ai considérée comme perdue quand les Alliés eurent réussi à créer une forte tête de pont sur le territoire français. Dès lors, c’était fini.

Dr LATERNSER

Avez-vous essayé ou d’autres Commandants en chef ont-ils essayé, d’empêcher la continuation de cette guerre reconnue sans espoir ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Oui, le maréchal Rommel et moi-même avons essayé deux fois, auprès de Hitler, d’obtenir un changement dans la conduite de la guerre, surtout un changement, c’est-à-dire une évacuation et un repli du front sur les frontières allemandes. Ces propositions, comme il fallait s’y attendre, ne furent pas écoutées.

Dr LATERNSER

Si Hitler était inaccessible à de tels conseils que vous essayiez de lui donner, avez-vous envisagé de le renverser par la force ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

De telles pensées ne me seraient jamais venues ; c’eût été de la basse, de la pure trahison et cela n’aurait rien changé aux faits. A ce moment-là, l’Armée et la population croyaient encore en Hitler. Un tel renversement n’aurait pas réussi, et même si avec l’aide des Alliés j’avais amené un renversement, le sort du peuple allemand, après la célèbre déclaration des Trois Grands eût été exactement le même que maintenant encore, et pour tous les temps à venir je serais considéré comme le plus grand traître à ma patrie.

Dr LATERNSER

A trois reprises, pendant la guerre, vous avez quitté vos fonctions. Pour quelles raisons ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

En 1941, un ordre technique venu d’en haut et tout à fait inexécutable aurait amené l’anéantissement de toute l’armée blindée von Kleist dans la région de Rostov. J’ai fait des représentations et demandé le retrait de cet ordre, en disant que sinon, je devais considérer qu’on n’avait pas confiance en mon commandement. Je demandais donc qu’on choisît un autre Commandant en chef. Là-dessus, la même nuit, le 1er décembre, je fus relevé de mes fonctions, sur ma demande disait l’ordre. Ce fut là le premier cas.

Le second cas se produisit le 2 juillet 1944, où par une lettre d’un ton très cordial et à cause de mon mauvais état de santé, je fus remplacé par un autre Commandant en chef.

Le troisième cas se produisit le 9 mars 1945, parce qu’on ne pouvait plus exiger qu’à mon âge je remplisse les lourdes charges incombant au Commandant en chef à l’Ouest.

Voilà les trois cas.

Dr LATERNSER

Dans aucun de ces cas vous ne vous êtes retiré contre la volonté de Hitler ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

On pourrait le dire peut-être pour le premier cas, mais il ne m’en a nullement voulu, car dès le mois de mars suivant je redevins Commandant en chef en France.

Dr LATERNSER

J’en viens maintenant à la dernière question. Vous savez, Monsieur le maréchal, que l’Accusation a demandé que les chefs militaires fussent déclarés criminels. Comme officier le plus ancien de l’Armée allemande, vous connaissez la position de ces chefs au sujet du Droit de la guerre et du Droit international. Je vous prie d’en donner brièvement connaissance au Tribunal.

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Le Droit de la guerre et le Droit international tels qu’ils sont inscrits dans la Convention de Genève et dans le Règlement de La Haye pour la guerre terrestre ont toujours été d’obligation stricte pour nous les anciens officiers. L’observation la plus stricte par la troupe était exigée et contre les excès qui, en guerre, peuvent se produire sans doute dans toutes les Armées, on a sévi avec la plus grande sévérité : les archives des conseils de guerre des diverses divisions peuvent renseigner à ce sujet. Les biens des habitants devaient être épargnés. Il fallait agir avec les peines les plus sévères contre le pillage, ne fût-ce que dans l’intérêt du maintien de notre discipline. Le viol des femmes et les autres actes d’inhumanité étaient également punis des peines les plus rigoureuses. Ce que nous pouvions faire pour aider les habitant du pays ennemi éprouvés par la guerre, nous l’avons fait, autant que nous étions en mesure de le faire.

L’ennemi blessé vaincu n’était plus considéré comme tel, mais avait droit à être convenablement traité. Le combat lui-même devait être mené d’une manière chevaleresque. Nous, vieux officiers, qui avons encore connu l’époque des combats de cavalerie et des attaques d’infanterie à la baïonnette, nous avons vu avec un sentiment de regret l’évolution qui rendait la guerre de plus en plus technique. Aujourd’hui l’homme le plus brave et la meilleure troupe sont impuissants en face de la force du matériel. Nous n’en étions que plus fortement d’avis, nous, les chefs, que là où l’on combattait sur terre, les vieilles traditions de correction militaires devaient être maintenues et qu’il fallait sans cesse les rappeler à la troupe. Comme plus ancien soldat de l’Armée allemande, je déclare en résumé que nous, chefs accusés, avons été élevés dans les vieilles traditions militaires fondées sur la correction et l’esprit chevaleresque, que nous avons vécu et agi en conséquence et que nous avons essayé de les transmettre aux officiers plus jeunes.

Dr LATERNSER

Je n’ai plus d’autres questions à poser.

CAPITAINE DE FRÉGATE PETER CALVACORESSI (substitut du Procureur Général britannique)

Monsieur le maréchal, en temps de guerre, le commandant militaire doit rester en contact étroit avec ses subordonnés et connaître leurs manières de voir. Est-ce exact ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Ce n’est pas nécessaire à ce point. Mes subordonnés ne doivent connaître que mes idées touchant les opérations et la tactique. Au reste, comme commandants d’armées, ils sont libres dans la zone de leur armée.

CAPITAINE DE FRÉGATE CALVACORESSI

Je voudrais citer une phrase de la déclaration de votre ancien Commandant en chef. Les traducteurs l’ont déjà. La phrase se trouve à la page 2 de l’affidavit n° 4 :

« Pendant les opérations, l’OKW a eu un constant échange de vues avec les groupes d’armées par téléphone, radio, courrier. Le Commandant en chef de l’Armée utilisait toutes les possibilités de maintenir, par des visites qu’il leur faisait, un échange de vues personnel avec les groupes d’armées, les armées et les commandants de troupes ».

Est-ce exact, généralement parlant ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

C’est absolument exact pour tout ce qui concerne la conduite de la guerre, c’est-à-dire les opérations et les actions tactiques. Un tel échange a également eu lieu dans l’autre sens, en remontant des groupes d’armées au Commandant en chef de l’Armée...

CAPITAINE DE FRÉGATE CALVACORESSI

Je voudrais vous lire encore une phrase du témoignage du général Blaskowitz, US-537. Il a dit, et je voudrais que vous me disiez si vous approuvez : « II était usuel de demander de temps à autre aux commandants de groupes d’armées et d’armée par téléphone, télégraphe ou radio, ainsi que par convocations personnelles, des rapports sur la situation et des conseils ».

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Ils devaient donner leur appréciation ? Non, ils pouvaient le faire.

CAPITAINE DE FRÉGATE CALVACORESSI

J’ai maintenant quelques questions à poser au sujet de la campagne de Russie. Dans une conférence avec Hitler, vous-même et vos collègues de l’Armée avez soulevé une question relative à une lagune qui existait entre votre groupe d’armées et celui du maréchal von Beck. Est-ce exact ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

C’est exact.

CAPITAINE DE FRÉGATE CALVACORESSI

Et vous saviez, d’après votre expérience antérieure, que dans cette lagune, quoique désignée sur la carte comme région marécageuse, on pouvait faire intervenir des troupes. C’est pourquoi vous avez fait des propositions quant aux mesures à prendre pour éviter que cette lagune fût utilisée par l’ennemi.

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

J’ai montré que d’après mes expériences, datant de la précédente guerre contre la Russie, le Russe pouvant opérer sans aucune gêne dans ce terrain marécageux et que, par conséquent, il serait pratique d’étendre aussi la ligne des troupes allemandes à travers ce terrain. Cette proposition ne fut pas écoutée. Comme les opérations le montrèrent ensuite, les Russes avaient des forces importantes dans cette région et, de là, menaçaient constamment mon armée d’aile gauche.

CAPITAINE DE FRÉGATE CALVACORESSI

Oui. Il ne m’intéresse pas de savoir si l’on a adopté ou non votre conseil. Mais vous reconnaissez l’avoir donné ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Ce n’était pas un conseil, c’était une question qui me vint à l’idée en d’écrivant l’opération envisagée que je devais exposer au Führer. Ce n’était pas un conseil.

CAPITAINE DE FRÉGATE CALVACORESSI

Je ne veux pas me quereller avec vous sur ce sujet. Je voudrais encore faire mention d’une autre conférence dont nous avons déjà entendu beaucoup parler ; c’est la réunion de mai 1938 qui eut lieu, je crois, dans le bureau du maréchal von Braudütsdi et dans laquelle fut traitée la question du rattachement du pays des Sudètes. Est-il exact que dans cette conférence Brauditsch ait demandé à vous et aux autres officiers votre ; opinion sur les propositions qui vous avaient été présentées par Hitler ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

A ce moment-là, il fut donné lecture d’un mémorandum préparé par le chef d’État-Major Beck et qui mettait en garde contre les dangers d’une guerre pour le pays des Sudètes. Ce mémorandum devrait donc ensuite être présenté à Hitler par Brauchitsch. On nous demanda notre opinion à ce sujet, et nous fûmes unanimement d’avis qu’on ne devait pas faire une guerre..

CAPITAINE DE FRÉGATE CALVACQRESSI

Et vous avez été tous d’accord avec le général Beck pour penser que si Hitler faisait triompher sa volonté, on arriverait sans doute à un genre de guerre qu’on ne devait pas entreprendre alors de cette manière ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

A notre avis ou selon l’avis du mémorandum, l’Armée allemande n’était absolument pas en mesure de faire cette guerre, si la France, l’Angleterre et l’Amérique s’étaient éventuellement rangées du côté ennemi. Telle était l’idée fondamentale du mémorandum. De la Tchécoslovaquie seule, l’Allemagne serait venue à bout, mais jamais si les États déjà cités venaient au secours de la Tchécoslovaquie. Voilà ce dont il s’agissait d’avertir Hitler.

CAPITAINE DE FRÉGATE CALVACORESSI

On peut donc sans doute dire que, pour soutenir les objections qu’il avait l’intention de présenter à Hitler, Brauchitsch réunissait un certain nombre de généraux en vue de l’Armée allemande qui avaient la même opinion que lui. Cela renforçait son attitude, n’est-ce pas ?

TÉMOIN VON RUNDSTEDT

Oui, on peut le dire.

CAPITAINE DE FRÉGATE CALVACORESSI

Vous étiez tous d’accord pour donner un conseil analogue à celui qu’avait donné le général Beck ?

LE PRÉSIDENT

Ne serait-ce pas le moment de suspendre l’audience ?

CAPITAINE DE FRÉGATE CALVACORESSI

Oui, Monsieur le Président.

(L’audience est suspendue jusqu’à 14 heures.)