DEUX CENT ONZIÈME JOURNÉE.
Lundi 26 août 1946.

Audience du matin.

COLONEL POKROVSKY

Permettez-moi, Monsieur le Président, d’informer le Tribunal qu’en accord avec la décision prise par le Tribunal le 12 août 1946, au cours de l’audience du matin, au sujet du témoin Schreiber, ici, ce témoin a été appelé à Nuremberg où il se trouve maintenant. Il peut être interrogé à n’importe quel moment, soit aujourd’hui, soit ultérieurement, suivant ce que le Tribunal aura décidé.

LE PRÉSIDENT

Colonel Pokrovsky, ne pourrait-il pas être interrogé immédiatement ?

COLONEL POKROVSKY

II peut être interrogé immédiatement, Monsieur le Président.

LE PRÉSIDENT

Je pense que le mieux serait de l’interroger avant les plaidoiries pour les organisations.

COLONEL POKROVSKY

Le général Alexandrov va donc l’interroger tout de suite.

Dr LATERNSER

Monsieur le Président, j’élève une objection contre l’interrogatoire de ce témoin et ceci pour les raisons suivantes : pour le procès contre les organisations, le Tribunal a décidé que tous les témoins devaient auparavant être interrogés devant la commission. Ce qui vaut pour la Défense doit, suivant les principes généraux du Droit, valoir pour l’Accusation et, pour ces raisons, ce témoin ne doit pas être interrogé.

LE PRÉSIDENT

J’ai devant moi la décision du Tribunal en date du 12 août 1946 qui déclare ce qui suit :

« En ce qui concerne les objections du Dr Laternser quant à la déposition du général Walter Schreiber, le Tribunal n’est pas disposé à recevoir aussi tardivement de nouveaux témoignages ou à revenir sur des questions qui ont été traitées à fond devant le Tribunal. Toutefois, étant donné l’importance de la déclaration du général Schreiber et de son caractère particulièrement pertinent, non seulement quant au cas de certains des accusés individuels mais également quant au cas de l’OKW, le Tribunal autorisera le général Schreiber à déposer s’il peut être convoqué avant la fin des débats. Dans le cas contraire, il ne pourra être fait usage de sa déclaration.

« L’objection que vient de présenter le Dr Laternser est en conséquence rejetée ». (Le témoin vient à la barre.)

LE PRÉSIDENT

Voulez-vous décliner vos nom et prénoms ?

TÉMOIN WALTER SCHREIBER

Walter Schreiber.

LE PRÉSIDENT

Voulez-vous répéter ce serment après moi :

« Je jure devant Dieu tout puissant et omniscient que je dirai la pure vérité et que je ne cèlerai ni n’ajouterai rien ». (Le témoin répète le serment.)

LE PRÉSIDENT

Vous pouvez vous asseoir.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Témoin, voulez-vous donner au Tribunal de brefs renseignements concernant votre carrière et votre activité scientifique et professorale ?

TÉMOIN SCHREIBER

J’ai cinquante-trois ans ; je suis né à Berlin et je suis professeur de médecine.

J’ai fait mes études de médecine aux universités de Berlin, Tübingen et Greifswald. J’ai passé l’examen d’État de médecine en 1920, à Greifswald. J’ai reçu le diplôme et suis ainsi devenu docteur en médecine.

En 1940, j’ai été nommé chargé de cours d’hygiène et de bactériologie à l’université de Berlin ; en 1942, j’ai été nommé professeur à l’Académie militaire de médecine. En tant que médecin d’active, j’ai occupé depuis 1921 divers postes de médecin de garnison ; depuis 1929, j’ai exercé les fonctions de médecin de division, bien que mon activité ait été uniquement celle d’un hygiéniste et d’un bactériologue.

J’ai exercé mes activités de recherche et d’enseignement aux universités de Berlin et de Fribourg-en-Brisgau. Après 1929, je fus tout d’abord à Fribourg ; puis je fus nommé hygiéniste au commandement de la région militaire de Berlin et, finalement, pendant la seconde guerre mondiale, j’ai été hygiéniste et bactériologue au Quartier Général du Haut Commandement de l’Armée de terre. Je devins ensuite chef de section au Haut Commandement de l’Armée, chargé de la direction scientifique et de la santé à l’inspection sanitaire de l’Armée. Enfin, j’ai été directeur de la section scientifique, groupe C, de l’Académie militaire de médecine. En cette qualité, je dirigeais les instituts scientifiques de l’académie de Berlin.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Quel fut votre dernier grade dans l’Armée et quels postes avez-vous occupés dans l’Armée allemande ?

TÉMOIN SCHREIBER

J’ai été, en dernier lieu, médecin général, c’est-à-dire général du service de santé. Le dernier poste que j’ai occupé est celui de médecin directeur du secteur militaire et civil de Berlin, mais seulement du 20 au 30 avril 1945.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Quand et dans quelles conditions avez-vous été fait prisonnier par l’Armée soviétique ?

TÉMOIN SCHREIBER

Le 30 avril, j’étais au grand hôpital militaire installé dans l’abri du Reichstag à Berlin ; étant donné que la plus grande partie de Berlin était déjà entre les mains des troupes russes, je n’avais plus à assumer aucun travail de direction. C’est pourquoi j’avais ouvert dans un abri un grand hôpital militaire où je soignais plusieurs centaines de blessés.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

La déclaration que vous avez adressée le 10 avril 1946 au Gouvernement soviétique va maintenant vous être soumise. Vous souvenez-vous de cette déclaration ?

TÉMOIN SCHREIBER

Oui. C’est le rapport.. .

LE PRÉSIDENT

Un instant. Général Alexandrov, le Tribunal préférerait que vous procédiez à un interrogatoire oral et que vous ne vous aidiez pas d’un document. C’est pourquoi, si vous interrogez le témoin sur des points exposés dans ce document...

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Monsieur le Président, c’est ce que. ..

LE PRÉSIDENT

Attendez un instant.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

C’est ainsi que j’allais procéder.

LE PRÉSIDENT

Oui, général Alexandrov, le Tribunal préfère que vous obteniez le témoignage direct du témoin et que vous ne fassiez pas usage du document. Continuez.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

C’est ainsi, Monsieur le Président, que je vais procéder, mais je voudrais obtenir du témoin certaines précisions quant à ce document.

LE PRÉSIDENT

Très bien.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Le témoin déposera verbalement sur l’essentiel. (Au témoin.) Confirmez-vous les faits exposés dans ce rapport ?

TÉMOIN SCHREIBER

Oui, je les confirme.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Pour quelle raison avez-vous remis ce rapport au Gouvernement soviétique ?

TÉMOIN SCHREIBER

Au cours de la seconde guerre mondiale se sont produits du côté allemand des faits contraires aux lois immuables de l’éthique médicale. J’estime que, dans l’intérêt du peuple allemand, de la science médicale de l’Allemagne et de la formation des jeunes générations de médecins, il est nécessaire de tirer cela au clair. Il s’agit ici, de la préparation de la guerre bactériologique au moyen de la propagation de la peste et des expériences pratiquées sur des êtres humains.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Pourquoi n’avez-vous fait ce rapport que le 10 avril 1946 et non pas auparavant ?

TÉMOIN SCHREIBER

J’ai attendu de savoir si cette question de la guerre bactériologique ne se poserait pas d’elle-même devant ce Tribunal. Quand j’ai vu que cela ne se produisait pas, je me suis décidé au mois d’avril à faire cette déclaration.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Ainsi, étant prisonnier de guerre, vous aviez la possibilité de suivre les débats du Procès de Nuremberg ?

TÉMOIN SCHREIBER

Oui. Dans les camps de prisonniers, des journaux allemands étaient mis à notre disposition et nous pouvions en prendre connaissance dans la salle de réunion ; il y avait aussi des journaux imprimés en Russie pour les prisonniers de guerre et dans lesquels on donnait régulièrement des nouvelles du Procès.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Témoin, dites ce que vous savez de la préparation de la guerre bactériologique par le Haut Commandement allemand.

TÉMOIN SCHREIBER

En juillet 1943, le Haut Commandement convoqua une assemblée secrète à laquelle je pris part comme représentant de l’inspection sanitaire. Cette réunion eut lieu dans les bureaux du Wehrmachtsamt, Bendlerstrasse à Berlin et était présidée par le colonel chef d’Etat-Major du Wehrmachtsamt (dont je ne me rappelle plus le nom) ; il déclara, en guise d’introduction, que, par suite de la situation militaire, le Haut Commandement se trouvait amené à adopter, quant à la question de l’utilisation des microbes comme arme de guerre, un point de vue différent de celui qu’avait eu jusqu’alors l’inspection sanitaire de l’Armée. Par suite, le Führer Adolf Hitler avait chargé le maréchal du Reich Hermann Göring de diriger la préparation de la guerre bactériologique et lui avait donné les pouvoirs nécessaires.

Au cours de cette réunion, a été fondé un groupe chargé de la guerre bactériologique. Les membres de ce groupe étaient, pour la plupart, ceux qui avaient pris part à la conférence : le professeur Schuhmann de la section scientifique de l’Office d’armement de l’Armée, le conseiller ministériel Stantin de l’Office de l’armement, section armes et inspection, le vétérinaire général Pr Richter, représentant l’inspection vétérinaire de l’Armée, ainsi qu’un jeune vétérinaire de l’inspection ; le médecin principal Klieve de l’inspection médicale de l’Armée (celui-ci, du reste, uniquement comme observateur). De plus, ce groupe comprenait un officier d’État-Major de la Luftwaffe représentant le Haut Commandement de la Luftwaffe, un officier d’État-Major représentant le Service de l’armement, un zoologiste bien connu, et un botaniste. Mais je ne me rappelle pas les noms de ces messieurs.

Au cours de cette conférence secrète, il fut décidé de créer un institut qui préparerait des cultures microbiennes dans de vastes proportions et procéderait à des expériences scientifiques pour examiner la possibilité d’utiliser les microbes. Cet institut devait, en outre, déterminer quels fléaux pourraient être utilisés contre les animaux domestiques et les récoltes et s’ils se révélaient efficaces, les préparer. Voilà l’essentiel de ce qui a été décidé au cours de la conférence de juillet 1943.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Que s’est-il passé après cela ? Que savez-vous à ce sujet ?

TÉMOIN SCHREIBER

Quelques jours plus tard, j’ai appris par le chef d’État-Major de l’inspection sanitaire, le général Schmidt-Bruecken, qui était mon chef direct, que le maréchal Göring avait chargé le vice-président de l’association des médecins du Reich, Blome, de diriger ces travaux et lui avait donné mission de fonder cet institut le plus rapidement possible à Poznan ou près de Poznan. Parmi les gens qui travaillaient à cet institut à Poznan se trouvaient le directeur de ministère Schuhmann, le conseiller de ministère Stantin et un certain nombre de médecins et de savants que je ne connais pas. J’ai moi-même, le même jour, fait un rapport sur cette conférence secrète au chef d’État-Major et, quelques jours plus tard, au médecin général inspecteur de l’Armée, le professeur Handloser, qui n’était pas à Berlin à ce moment-là.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Que savez-vous sur les expériences qui ont été faites à ce sujet pour la préparation de la guerre bactériologique ?

TÉMOIN SCHREIBER

Des essais ont été pratiqués à l’institut de Poznan. Je n’en connais pas les détails. Je sais seulement qu’on a tenté de faire répandre par des avions des émulsions microbiennes et que l’on a fait des expériences avec des insectes nuisibles, tels que des scarabées, mais je ne puis donner de détails n’ayant pas moi-même participé à ces opérations.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Vous avez déclaré que la première conférence secrète consacrée à ces questions était présidée par un colonel appartenant à l’État-Major général de l’OKW. Au nom de qui agissait-il ?

TÉMOIN SCHREIBER

Au nom du Feldmarschall Keitel et du chef de l’Office général de la Wehrmacht, le général Reinecke.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Qui vous avait donné mission d’être présent à cette réunion ?

TÉMOIN SCHREIBER

C’était le chef d’Etat-major, le général Schmidt-Bruecken, qui m’en avait chargé.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

L’État-Major général de l’Armée de terre (OKH) connaissait-il les mesures prises pour la préparation de la guerre bactériologique ?

TÉMOIN SCHREIBE1R

Je le suppose, car le médecin général Handloser, chef du service de santé, que j’avais informé du cours et de l’issue de cette conversation était, en sa qualité de médecin de l’Armée, c’est-à-dire en sa qualité d’officier le plus élevé en grade du corps sanitaire de l’Armée, directement sous l’autorité du chef de l’État-Major général de l’Armée de terre et devait lui faire des rapports à ce sujet.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Que savez-vous de la participation de l’accusé Jodl à ces mesures ?

TÉMOIN SCHREIBER

Je ne sais rien au sujet de la participation du général Jodl.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Pouvez-vous nous dire avec précision quels étaient les motifs de la décision du Haut Commandement allemand sur la préparation de la guerre bactériologique ?

TÉMOIN SCHREIBER

On pouvait les sous-entendre, d’après les paroles du président de la conférence secrète. La défaite de Stalingrad qui, contrairement à ce qui s’était passé lors des durs combats devant Moscou de l’hiver 1941-1942, avait porté un coup terrible à l’Allemagne, conduisit à porter un nouveau jugement sur la situation et, par conséquent, à prendre de nouvelles décisions. On s’est demandé si l’on ne pourrait pas employer d’autres armes qui seraient susceptibles de faire tourner le vent en notre faveur.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Comment expliquez-vous que le Haut Commandement allemand n’ait pas mis en pratique ses plans concernant l’emploi de la guerre bactériologique ?

TÉMOIN SCHREIBER

L’OKW ne poursuivit probablement pas ses projets pour les motifs suivants : en mars 1945, j’ai reçu la visite du Pr Blome, dans mon bureau de l’académie militaire de médecine. Il venait de Poznan et était très agité ; il me demanda s’il pouvait s’installer, avec ses assistants, dans les laboratoires de Sachsenburg afin d’y poursuivre ses travaux ; il avait été chassé de son institut de Poznan par l’avance des troupes soviétiques. Il avait dû fuir l’institut sans avoir eu le temps de le faire sauter et s’inquiétait de ce que les installations destinées aux expériences sur les êtres humains, dont le but était évident, existassent encore et pussent être connues des Russes. Il avait essayé de faire détruire l’institut par une bombe de Stuka, mais cela non plus n’avait pas été possible. C’est pourquoi il me demanda de lui permettre de continuer à travailler à Sachsenburg avec les cultures de bacilles de la peste qu’il avait sauvées. Je lui répondis que Sachsenburg n’était plus depuis longtemps sous mon autorité, que je ne pouvais donc lui en donner l’autorisation et je l’envoyai au chef des services sanitaires de l’Armée, le médecin général Handloser. Le lendemain, ce dernier m’appela au téléphone et me dit que Blome était auprès de lui, porteur d’un ordre du commandant de l’Armée de réserve Heinrich Himmler, sur le vu duquel il était malheureusement obligé de lui permettre de poursuivre son travail à Sachsenburg. J’en pris note, mais je n’avais rien à voir avec cette question.

C’est ainsi que Blome dut quitter l’institut de Poznan ; on ne peut que difficilement se représenter le travail et les projets d’un tel institut. Lorsqu’on veut cultiver les microbes de la peste sur une large échelle, on doit disposer d’un laboratoire approprié et prendre des précautions spéciales ; le personnel doit être mis au courant du travail, car aucun Allemand, même bactériologue de profession, n’a d’expérience en matière de culture du bacille de la peste. Cela demanda du temps et, après que la fondation de l’institut de Poznan eut été décidée, un laps de temps considérable s’écoula avant qu’il commence ses travaux. Ensuite, il dut émigrer à Sachsenburg. Blome m’a dit, au cours de sa visite, qu’il pourrait poursuivre ses travaux dans un laboratoire annexe, en Thuringe, mais que ce dernier n’était pas encore terminé. Cela demanderait quelques jours — peut-être même quelques semaines — et, jusque-là, il devait trouver un endroit pour travailler. En outre, il fallait tenir compte du fait que, si le microbe de la peste devait être utilisé alors que les opérations militaires étaient si proches des frontières de l’Allemagne, alors que des unités de l’Armée rouge étaient déjà en territoire allemand, il faudrait naturellement penser à une protection de la troupe et également de la population civile. Il fallait donc fabriquer des sérums. Là encore on perdit du temps et ce projet ne put jamais être réalisé.

GÉNÉRAL RUDENKO

Dites maintenant, témoin, ce que vous savez des expériences illégales pratiquées par les médecins allemands sur des êtres humains ?

Je vous demande de faire votre déposition très brièvement car cette question a été suffisamment étudiée au cours du Procès.

TÉMOIN SCHREIBER

Au cours de mon service, j’ai eu connaissance de quelques détails. En 1943 — je crois que c’était en octobre — nous eûmes à l’Académie militaire de médecine une réunion scientifique de médecins qualifiés appelés aussi médecins spécialistes, et un ObersturmbannFührer, le Dr Ding, fit une conférence à la section de bactériologie, qui comprenait environ trente membres, sur les essais pratiqués avec le vaccin du typhus. Cette conférence rapportait que ce Dr Ding avait inoculé des vaccins contre le typhus à des détenus du camp de concentration de Buchenwald et que quelque temps après, je ne sais plus exactement combien de temps, ils les avait contaminés artificiellement au moyen de poux atteints de typhus. Il avait tiré des conclusions sur la valeur de ce vaccin, de l’effet qu’il avait ou n’avait pas produit. Étant donné qu’il y avait des vaccins de différente qualité, on eut naturellement à déplorer des cas mortels parmi les détenus. C’était... ;

GÉNÉRAL, ALEXANDROV

Quelle était la valeur scientifique des expériences de ce Dr Ding ?

TÉMOIN SCHREIBER

A mon avis, elles n’avaient aucune valeur scientifique. Au cours de la guerre, nous avons acquis un grand nombre de connaissances en ces matières par des moyens empiriques et accumulé une grande quantité d’expériences. Nous connaissions exactement nos vaccins et de nouveaux essais n’étaient pas nécessaires. Un grand nombre des vaccins qui ont été expérimentés par Ding n’ont pas été utilisés dans la Wehrmacht et ont été rejetés.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Continuez votre déposition à ce sujet, s’il vous plaît.

TÉMOIN SCHREIBER

J’ai encore acquis au cours de mes fonctions quelques renseignements sur un autre point. Le médecin chef des hôpitaux de Hohenlychen, le SS-Gruppenführer Pr Gebhardt, chirurgien remarquable, a opéré des crânes de prisonniers russes, et, à différents intervalles, les a tués pour observer les modifications pathologiques, les modifications subies par les os à la suite des trépanations, des opérations, etc. De plus, ici, à Nuremberg, j’ai participé à une réunion scientifique organisée par le Haut Commandement de la Luftwaffe.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Quand cela se passa-t-il ?

TÉMOIN SCHREIBER

Cette réunion eut lieu en 1943 ; mais je ne puis dire la date exacte. Je crois que c’était en automne, mais cela a pu avoir lieu en été. A cette réunion qui s’est tenue à l’hôtel près de la gare, ici, à Nuremberg, ont pris part deux médecins, le Dr Kramer et le Pr Holzlehner, directeur de l’institut psychologique de l’université de Kiel ; ces deux médecins exposèrent les résultats des expériences qu’ils avaient pratiquées sur des détenus du camp de concentration de Dachau pour le compte du Haut Commandement de la Luftwaffe. Ces expériences avaient pour but d’obtenir des données pour la fabrication d’un nouveau vêtement protecteur destiné aux aviateurs traversant la Manche. Un grand nombre d’aviateurs allemands avaient été abattus au-dessus de la Manche et étaient morts dans l’eau glacée, avant que l’avion de secours ait pu les atteindre. On voulait donc créer des combinaisons qui auraient un pouvoir isolant et garderaient au corps sa chaleur. Pour cela, on immergeait les sujets sur lesquels ces expériences étaient pratiquées dans des eaux de différentes températures, glace, zéro degré ou plus de cinq degrés — je ne sais plus exactement quelles étaient les différentes températures — et par des mesures on constatait de quelle manière, suivant quelle courbe, baissait la température du corps et à quel moment on atteignait la limite entre la vie et la mort. Les sujets utilisés revêtaient différentes combinaisons, celles que l’on portait ordinairement à l’époque et d’autres. Je me souviens de l’une de ces combinaisons, qui provoquait entre le vêtement et la peau une couche d’écume c’est-à-dire pratiquement une couche d’air qui avait immédiatement un effet isolant ; ceci pouvait ainsi retarder considérablement la mort par le froid. Naturellement ces expériences dans lesquelles les sujets étaient anesthésiés, ont coûté la vie à un certain nombre d’entre eux.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Dites-moi quel rapport avait l’accusé Göring avec les expériences poursuivies à Dachau ?

TÉMOIN SCHREIBER

Le Dr Kramer a dit, au début de sa conférence, que le maréchal Göring avait ordonné ces expériences et que le Reichsführer SS Himmler avait bien voulu mettre à sa disposition les personnes pouvant servir aux expériences.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Personnellement, admettez-vous la possibilité que de telles expériences aient pu être faites sans que l’accusé Göring le sache ?

TÉMOIN SCHREIBER

Non, je ne peux pas l’imaginer.

GÉNÉRAL ALEXANDROV

Monsieur le Président, je n’ai pas d’autres questions à poser au témoin.

Dr LATERNSER

Témoin, vous êtes dans un camp de prisonniers de guerre russe ?

TÉMOIN SCHREIBER

Oui.

Dr LATERNSER

Où ?

TÉMOIN SCHREIBER

Près de Moscou.

Dr LATERNSER

Assumez-vous une fonction quelconque dans ce camp de prisonniers ?

TÉMOIN SCHREIBER

Non, je n’occupe aucun poste dans ce camp.

Dr LATERNSER

Comment avez-vous été amené à faire cette déclaration du 10 avril ? Avez-vous de vous-même pris cette initiative ou bien vous a-t-on demandé de le faire ?

TÉMOIN SCHREIBER

J’ai moi-même pris l’initiative de faire cette déclaration et cela de la façon suivante : Lorsque j’ai entendu ici, à Nuremberg, la conférence du Dr Kramer et du Pr Holzlehner, j’ai été bouleversé de la façon la plus profonde en constatant les conceptions dénaturées auxquelles avaient sacrifié un certain nombre de médecins allemands. Dès ce moment-là, j’ai exprimé mon opinion au Pr Handloser, chef du service sanitaire de l’Armée, opinion qu’il partageait d’ailleurs et, lorsque les journaux traitèrent, de plus en plus fréquemment, de ces questions, je considérais de mon devoir, dans l’intérêt de l’avenir des jeunes médecins allemands, d’éclaircir cette question une fois pour toutes.

Dr LATERNSER

Qu’avez-vous appris à ce sujet ?

TÉMOIN SCHREIBER

Je l’ai déjà dit.

Dr LATERNSER

Non. Je veux parler de ce que vous avez appris dans le camp de prisonniers.

TÉMOIN SCHREIBER

D’après les journaux que nous recevions...

Dr LATERNSER

Oui. Qu’avez-vous appris d’après ces journaux ?

TÉMOIN SCHREIBER

J’ai appris que des médecins...

Dr LATERNSER

Un instant, témoin ; avez-vous devant vous un papier ?

TÉMOIN SCHREIBER

Oui.

Dr LATERNSER

Que dit-il ?

TÉMOIN SCHREIBER

« Vous pouvez parler plus vite ».

Dr LATERNSER

Une question : est-ce que vos déclarations de ce jour, en réponse aux questions du Procureur soviétique, ont été préparées ?

TÉMOIN SCHREIBER

J’ai été interrogé et ce que j’ai dit figure dans cette déclaration.

Dr LATERNSER

Je vous demande, témoin, si avant votre interrogatoire de ce jour le Ministère Public soviétique vous a orienté sur les questions qui devaient faire l’objet de votre interrogatoire. Vos déclarations étaient-elles préparées ?

TÉMOIN SCHREIBER

Non, mes déclarations n’étaient pas préparées, mais je savais que l’on m’interrogerait sur la guerre bactériologique et les expériences faites sur des êtres humains.

Dr LATERNSER

Maintenant, venons-en à votre témoignage écrit que vous devez avoir devant vous.

TÉMOIN SCHREIBER

Oui, je l’ai devant moi.

Dr LATERNSER

A la fin de cette déclaration, il y a une annotation. Voulez-vous, je vous prie, la regarder.

TÉMOIN SCHREIBER

Oui.

Dr LATERNSER

Cette annotation a-t-elle été portée sur le document en votre présence ?

TÉMOIN SCHREIBER

Non, ce document m’a été remis ici dans cette salle, il y a un instant.

Dr LATERNSER

Ce n’est pas ce que je veux dire. Votre signature a-t-elle été certifiée sur l’original ou bien avez-vous signé l’original avant que cette annotation ait été ajoutée ?

TÉMOIN SCHREIBER

J’ai fait ma déposition, et aucune annotation n’a été ajoutée en ma présence.

Dr LATERNSER

Est-ce qu’on vous a promis un avantage quelconque pour obtenir de vous cette déposition ?

TÉMOIN SCHREIBER

Non, on ne m’a rien promis et je ne permettrais pas qu’on me fasse de telles promesses.

Dr LATERNSER

Je n’en sais rien, et c’est pour cela que je vous le demandais. Est-ce qu’à un moment quelconque le service sanitaire de l’Armée allemande craignit que l’Union Soviétique utilisât des bactéries comme moyen de guerre ?

TÉMOIN SCHREIBER

Non, pas l’inspection sanitaire de l’Armée, mais l’État-Major général. En 1942, l’État-Major général demanda au service de l’inspection sanitaire de l’Armée si l’on pouvait craindre que l’ennemi de l’Est fasse usage de bactéries comme arme de guerre. J’ai rédigé moi-même la réponse. Sur la base des renseignements fournis par les services de contre-espionnage et des rapports de médecins militaires qui se trouvaient sur le front de l’Est, et en tenant compte de l’état de nos troupes quant aux épidémies, on pouvait répondre par la négative. C’est ce que nous avons fait. J’ai rédigé en 1942 ce rapport, très complet, qui fut signé par le médecin général Handloser. En 1939 également, la même réponse avait été donnée à la même question, sous la signature du médecin général Dr Waldmann.

Dr LATERNSER

Vous avez déclaré qu’en 1943, après la défaite de Stalingrad, un ordre aurait été donné pour la préparation d’une : guerre bactériologique contre la Russie. Savez-vous qui a donné cet ordre ?

TÉMOIN SCHREIBER

Oui, je...

Dr LATERNSER

Je vous demande si vous savez qui a donné cet ordre. Ma question est claire et je vous demande d’y répondre clairement.

TÉMOIN SCHREIBER

II n’a pas été dit, au cours de la conférence, de qui émanait cet ordre. .

Dr LATERNSER

Vous ne le savez donc pas ?

TEMOIN SCHREIBER

Non.

Dr LATERNSER

Vous ne savez donc pas non plus. .. Connaissez-vous exactement le contenu de cet ordre ?

TÉMOIN SCHREIBER

Non. Je n’ai pas reçu d’ordre écrit mais le chef d’État-Major du Service général de la Wehrmacht déclare que le Reichsmarschall avait reçu les pleins pouvoirs du Führer pour exécuter tous les préparatifs.

Dr LATERNSER

Ainsi vous l’avez simplement entendu dire ? Vous n’en avez pas été informé directement ?

TÉMOIN SCHREIBER

Oui, j’en ai été informé officiellement à la conférence. Je ne l’ai donc pas appris par ouï-dire, mais officiellement au cours d’une conférence officielle ; cela fut dit à tous ceux qui y participaient.

Dr LATERNSER

Lorsque cela vous a été communiqué au cours de cette conférence, en quelle qualité y assistiez-vous ?

TÉMOIN SCHREIBER

Je l’ai déjà dit, je représentais l’inspection sanitaire de l’Armée.

Dr LATERNSER

Lorsque ce projet vous fut connu, qu’avez-vous fait vous-même ?

TÉMOIN SCHREIBER

J’ai insisté sur le fait que les bactéries étaient une arme dangereuse dans laquelle on ne pouvait pas avoir confiance ; je n’ai rien fait d’autre.

Dr LATERNSER

Vous étiez un spécialiste de la question. N’étiez-vous pas professeur depuis 1942 ?

TÉMOIN SCHREIBER

Oui.

Dr LATERNSER

Et vous n’avez rien dit de plus ?

TÉMOIN SCHREIBER

Non.

Dr LATERNSER

Pourquoi ?

TÉMOIN SCHREIBER

Parce que nous nous trouvions en présence d’un fait accompli.

Dr LATERNSER

Un fait accompli ? Vous dites cependant que la question devait faire l’objet d’une discussion.

TÉMOIN SCHREIBER

Non, nous en avons été informés, mais cela n’a pas été discuté, on nous a dit : « Cette décision a été prise ».

Dr LATERNSER

Ce n’aurait été un fait accompli que si ces bactéries avaient déjà été utilisés, mais on avait seulement l’intention de commencer les préparatifs. Une opposition énergique venant d’un professeur occupant une situation aussi élevée aurait pu avoir quelque effet. Vous auriez peut-être pu y parvenir, tenter de faire modifier la décision ?

TÉMOIN SCHREIBER

D’après mon expérience, il n’y avait rien à faire contre une décision de cet ordre. J’ai objecté sur le plan technique que les bactéries étaient une arme dangereuse en laquelle on ne pouvait avoir confiance.

Dr LATERNSER

Vous auriez pu vous lever et quitter la salle, ou élever une protestation énergique.

TÉMOIN SCHREIBER

Oui, c’eût été mieux si je l’avais fait.

Dr LATERNSER

Laissons cela. La commission d’études devait se réunir une fois par mois dans les bureaux de la Wehrmacht à Berlin. Savez-vous combien de fois elle s’est réunie ?

TÉMOIN SCHREIBER

Non.

Dr LATERNSER

Savez-vous quand eut lieu la dernière réunion ?

TÉMOIN SCHREIBER

Non, je ne peux pas le dire.

Dr LATERNSER

Ces réunions ont-elles eu lieu en fait ?

TÉMOIN SCHREIBER

Oui.

Dr LATERNSER

Savez-vous s’il existe des procès-verbaux de ces réunions ?

TÉMOIN SCHREIBER

Je le suppose à bon droit. Le professeur Klieve me tenait au courant de temps en temps.

Dr LATERNSER

Faisiez-vous partie vous-même de cette commission d’études ?

TÉMOIN SCHREIBER

Non.

Dr LATERNSER

Quand et de quelle manière le professeur Blome fut-il chargé par Göring de l’exécution pratique de tous les problèmes techniques posés par ces préparatifs ?

TÉMOIN SCHREIBER

Immédiatement après cette conversation, peut-être le jour même ou même avant, car le nom de Blome fut mentionné à la conférence. Du moins, il fut dit qu’il était proposé et deux jours après, M. Schmidt-Bruecken me dit que Blome était nommé.

Dr LATERNSER

Qui vous a appris cela ?

TÉMOIN SCHREIBER

Mon supérieur direct, le médecin général Schmidt-Bruecken.

Dr LATERNSER

A quelle époque ont eu lieu les expériences qui consistaient à lancer des cultures microbiennes par avion ?

TÉMOIN SCHREIBER

Je ne le sais, pas.

Dr LATERNSER

Que savez-vous exactement de ces tentatives ?

TÉMOIN SCHREIBER

On procédait de la façon suivante : on pulvérisait par avion des émulsions de microbes non pathogènes, qui pouvaient être aisément détectés ensuite. Cela avait lieu au-dessus d’un champ destiné aux expériences, près de l’institut de Poznan.

Dr LATERNSER

Avez-vous vu vous-même ces expériences ?

TÉMOIN SCHREIBER

Non.

Dr LATERNSER

Comment savez-vous que ces expériences ont eu lieu ?

TÉMOIN SCHREIBER

Klieve m’a parlé de ces expériences et m’a dit que l’on avait d’abord pris une teinture qui avait à peu près la même densité que l’émulsion microbienne. Cette teinture avait été répandue sur le sol et, plus tard, des essais avaient été faits au moyen de témoins.

Dr LATERNSER

Est-ce que Klieve a vu lui-même ces expériences ?

TÉMOIN SCHREIBER

Je crois que oui.

Dr LATERNSER

Pouvez-vous le dire avec certitude ?

TÉMOIN SCHREIBER

Je ne puis pas l’affirmer sous la foi du serment, mais c’est très vraisemblable.

Dr LATERNSER

Vous avez dit que, lors de la conférence de juillet 1943, le colonel agissait sur l’ordre du Feldmarschall Keitel et du général Reinecke ?

TÉMOIN SCHREIBER

Oui.

Dr LATERNSER

Comment le savez-vous ?

TÉMOIN SCHREIBER

C’est dans le bureau du général Reinecke qu’eut lieu cette conférence. Le colonel qui présidait était son chef d’État-Major et nous avions reçu l’ordre d’assister à telle heure à cette réunion au cours de laquelle le colonel a aussi mentionné le nom du Feldmarschall Keitel.

Dr LATERNSER

Mais vous ne savez pas si c’était Keitel qui avait effectivement prescrit cette réunion ?

TÉMOIN SCHREIBER

Non, je n’ai pas vu l’ordre.

Dr LATERNSER

Vous ne le savez donc pas ?

TÉMOIN SCHREIBER

Non, je sais seulement ce que le colonel nous a dit officiellement.

Dr LATERNSER

Vous avez dit aussi que vous pensiez que le Haut Commandement de l’Armée avait été informé par le professeur Handloser ?

TÉMOIN SCHREIBER

Oui.

Dr LATERNSER

Quels sont les faits qui vous ont amené à émettre cette supposition ?

TÉMOIN SCHREIBER

J’ai moi-même fait un rapport au médecin général Handloser et celui-ci m’a donné ensuite son opinion sur cette affaire. Pour nous, médecins, c’était une question terriblement grave, car s’il devait vraiment y avoir une épidémie de peste, il était évident que cette épidémie ne s’arrêterait pas au front mais se propagerait jusqu’à nous. Nous aurions donc à porter une très lourde responsabilité.

Dr LATERNSER

Nous avons un peu changé de sujet et nous reviendrons plus tard sur ce point. Je voulais savoir si vous pouvez indiquer des faits prouvant que le Haut Commandement de l’Armée était informé de ces questions ?

TÉMOIN SCHREIBER

Non, je ne le peux pas.

Dr LATERNSER

C’est donc une simple supposition ?

TÉMOIN SCHREIBER

Oui, mais c’est tout à fait évident...

Dr LATERNSER

Évident ou non, je veux savoir si vous connaissez les faits qui puissent le prouver.

TÉMOIN SCHREIBER

Non... je ne puis citer aucun fait.

Dr LATERNSER

Savez-vous de quelle autorité dépendait le professeur Handloser ?

TÉMOIN SCHREIBER

II était soumis à une triple autorité. Il était le chef du service sanitaire de la Wehrmacht et, en cette qualité, il se trouvait sous l’autorité du Feldmarschall Keitel, de l’OKW. Il était ensuite inspecteur sanitaire de l’Armée de terre et, en cette qualité, il dépendait du Commandant en chef de l’Armée de réserve, le général Fromm, et plus tard le Reichsführer SS Himmler ou Jüttner. Enfin, il était médecin de l’Armée, c’est-à-dire officier Commandant en chef le service sanitaire de l’Armée et, en cette qualité, il était sous les ordres du chef de l’État-Major général de l’Armée.

Dr LATERNSER

On vous a déjà interrogé sur les raisons pour lesquelles cette guerre bactériologique n’a pas été exécutée. Quelles sont les raisons positives qui vous sont connues sur ce point ?

TÉMOIN SCHREIBER

Le directeur de l’institut de Poznan, le professeur Blome, m’apprit, lorsqu’il vint me voir, la destruction totale de l’institut de Poznan. Il me parla de sa situation désespérée.

Dr LATERNSER

Savez-vous personnellement si une autorité militaire supérieure a donné effectivement l’ordre que la guerre bactériologique fût non seulement préparée, mais exécutée ?

TÉMOIN SCHREIBER

Non. Je n’ai pas vu d’ordre de ce genre.

Dr LATERNSER

Donc, il n’a été fait que des préparatifs ?

TÉMOIN SCHREIBER

Oui, j’ai dit : préparatifs pour la guerre bactériologique.

Dr LATERNSER

Avec quel général haut placé vous êtes-vous entretenu de la guerre bactériologique ?

TÉMOIN SCHREIBER

Je n’en ai parlé à aucun général.

Dr LATERNSER

Avez-vous personnellement la certitude qu’un général haut placé fût au courant de ces préparatifs ?

TÉMOIN SCHREIBER

Aucun général n’a été mis au courant de cela en ma présence.

Dr LATERNSER

Donc, vous ne le savez pas ?

TÉMOIN SCHREIBER

Non.

Dr LATERNSER

Savez-vous quelle était la distance qui séparait habituellement, au front, les troupes allemandes des troupes ennemies ?

TÉMOIN SCHREIBER

C’était extrêmement variable.

Dr LATERNSER

Quelle était la distance normale ?

TÉMOIN SCHREIBER

Je ne suis pas un soldat de première ligne et je préfère ne pas parier d’un sujet auquel je ne connais rien.

Dr LATERNSER

Nous admettrons que les troupes ennemies étaient normalement éloignées de 600 à 1.000 mètres des troupes allemandes. Auriez-vous, en tant que médecin, considéré que l’usage du microbe de la peste ne présentait aucun danger pour nos propres troupes ?

TÉMOIN SCHREIBER

Je considère l’utilisation du microbe de la peste comme dangereuse en toutes circonstances, quelle que soit la distance qui sépare les adversaires.

Dr LATERNSER

Admettons qu’une idée aussi démoniaque que celle d’utiliser effectivement le microbe de la peste ait existé ; cela n’aurait-il pas présenté pour nos troupes un grave danger ?

TÉMOIN SCHREIBER

Non seulement pour nos troupes, mais pour l’ensemble du peuple allemand, à cause des réfugiés qui venaient de l’Est vers l’Ouest. La peste aurait envahi très rapidement toute l’Allemagne.

LE PRÉSIDENT

II est inutile, Docteur Laternser, de poser plusieurs fois les mêmes questions. Le témoin l’a déjà dit.

Dr LATERNSER (au témoin)

Est-ce que ce n’est pas là un des motifs pour lesquels on n’a pas eu recours à cette guerre ?

TÉMOIN SCHREIBER

Non, si l’on se base sur les déclarations que m’a faites M. Blome, le directeur de l’institut qui avait été nommé par le maréchal Göring. Il consacrait tous ses efforts à continuer la culture du microbe dans un autre endroit.

Dr LATERNSER

Monsieur le Président, puis-je vous prier de prononcer maintenant la suspension, d’audience et de m’autoriser à poser ensuite quelques autres questions au témoin ?

LE PRÉSIDENT

Non, Docteur Laternser, le Tribunal estime que vous devez en terminer maintenant.

Dr LATERNSER (au, témoin)

Vous dites, à la page 7 de votre déposition écrite, qu’en Norvège 400 prisonniers de guerre yougoslaves furent fusillés parce qu’une épidémie avait éclaté parmi eux. Vous dites à ce propos qu’il s’agissait d’un camp de travail des Waffen SS...

LE PRÉSIDENT

Poursuivez.

Dr LATERNSER

Ce fait vous a-t-il été communiqué ?

TÉMOIN SCHREIBER

Oui.

Dr LATERNSER

L’avez-vous communiqué à votre supérieur ?

TÉMOIN SCHREIBER

Oui.

Dr LATERNSER

Quelles sont les mesures qui ont été prises ?

TÉMOIN SCHREIBER

On adressa immédiatement une lettre au médecin chef des SS et de la Police, le professeur Grawitz, et cette affaire fut réglée par la voie hiérarchique et transmise aux autorités de surveillance de ce camp.

Dr LATERNSER

Savez-vous si quelque mesure légale fut prise ?

TÉMOIN SCHREIBER

Je ne connais pas la juridiction des SS et je ne le sais pas.

Dr LATERNSER

Vous continuez, à la page 7 : « Le Haut Commandement de la Wehrmacht traitait les prisonniers russes avec une cruauté particulière ».

TÉMOIN SCHREIBER

Oui.

Dr LATERNSER

Vous écrivez ensuite que les prisonniers de guerre russes étaient insuffisamment nourris.

TÉMOIN SCHREIBER

Oui.

Dr LATERNSER

Je vous demande maintenant quand ces constatations concernant l’insuffisance de la nourriture ont été faites. Est-ce immédiatement après la capture des prisonniers dans les camps établis pour les recevoir à l’arrière du front, ou bien dans les camps de prisonniers de guerre en Allemagne ?

TÉMOIN SCHREIBER

Je ne parle pas de ce qui s’est passé dans les camps de rassemblement, immédiatement après les combats. Là, même avec la meilleure volonté du monde, la puissance qui a fait des prisonniers ne peut pas toujours en prendre le soin nécessaire. Je parle de la période postérieure, alors que les prisonniers se trouvaient aux mains des Allemands depuis plusieurs semaines et je parle des camps situés dans les Pays Baltes. Ils n’avaient pas encore été transférés en Allemagne ; les prisonniers de guerre russes n’y sont allés que plus tard. La situation dans ces camps était extrêmement mauvaise.

Dr LATERNSER

Ces mauvaises conditions étaient-elles dues à la mauvaise volonté ?

TÉMOIN SCHREIBER

Je pense que ces conditions étaient dues à des questions de principe idéologiques, telles que la doctrine...

LE PRÉSIDENT

Docteur Laternser, le Tribunal n’a pas permis que la déposition soit déposée, et vous procédez maintenant à un contre-interrogatoire concernant une question absolument différente de celles sur lesquelles le témoin a donné son témoignage oral.

Dr LATERNSER

Ces déclarations se trouvent dans la déposition écrite du témoin.

LE PRÉSIDENT

Oui, mais vous devez savoir que le Tribunal n’a pas permis que cette déposition écrite fût déposée. Nous avons demandé que le témoin fût interrogé oralement ; il a été interrogé oralement et la déposition écrite n’a pas encore été acceptée.

Dr LATERNSER (au témoin)

J’ai encore une question à vous poser. Avez-vous jamais formulé par écrit toutes vos objections contre la guerre bactériologique ?

TÉMOIN SCHREIBER

Oui, dans le rapport dont j’ai parlé précédemment.

Dr LATERNSER

Quand avez-vous fait ce rapport ?

TÉMOIN SCHREIBER

En 1942. Mais puis-je maintenant...

Dr LATERNSER

Cela suffit. Cette conférence eut lieu en juillet 1943 ; après cette conférence, avez-vous formulé par écrit votre opinion ?

TÉMOIN SCHREIBER

Non, je n’ai rien écrit.

Dr LATERNSER

Votre supérieur, après les informations que vous lui avez transmises, a-t-il exposé par écrit ses objections ?

TÉMOIN SCHREIBER

Je n’en sais rien, car le médecin général Handloser était au Quartier Général et moi, à Berlin. Il venait toutes les semaines ou tous les quinze jours pour recueillir notre rapport et ensuite il retournait au Quartier Général.

Dr LATERNSER

Je n’ai plus d’autres questions.

LE PRÉSIDENT

L’audience est suspendue.

(L’audience est suspendue.)
LE PRÉSIDENT

Avant de continuer, je parlerai de trois requêtes.

Tout d’abord celle du Dr Kauffmann, en date du 20 août 1946 ; il semble qu’à l’origine elle ait porté la date du 15 août. Cette requête est accordée et un affidavit du témoin Panziger pourra être déposé comme preuve si toutefois il est déposé avant la fin du Procès.

En ce qui concerne la requête du Dr Pelckmann, qui portait à l’origine la date du 22 août 1946, elle est refusée.

Les deux requêtes faites par le Dr Dix en date des 20 et 21 août sont refusées.

La Défense désire-t-elle procéder à un autre contre-interrogatoire ?

Le Ministère Public soviétique désire-t-il procéder à un nouvel interrogatoire ?

COLONEL POKROVSKY

Le Ministère Public soviétique a terminé son interrogatoire. Nous n’avons plus de questions à poser au témoin.

LE PRÉSIDENT

Le témoin peut se retirer.

Docteur Pelckmann

M. PELCKMANN

J’aimerais tout d’abord me permettre d’attirer l’attention du Tribunal sur deux points.

Par ma lettre du 23 août, j’ai indiqué que ma plaidoirie ne pouvait être traduite, et deuxièmement, j’aimerais rappeler au Tribunal que...

LE PRÉSIDENT

Soixante pages ont déjà été traduites, d’après ce qui m’a été dit.

M. PELCKMANN

Oui. Mais la traduction française n’a pas encore été faite. D’autre part, je me permets d’attirer l’attention du Tribunal sur le fait que la réponse au questionnaire que j’ai adressé au témoin Rauschning n’est pas arrivée encore, apparemment.

Monsieur le Président, Messieurs les juges, lorsque le 27 février 1933 le Reichstag fut incendié, le IIIe Reich, qui devait durer mille ans, devait, selon la volonté des nazis, sortir de ces flammes. Lorsque, moins de douze ans plus tard, l’Allemagne tout entière fut enveloppée d’une mer de flammes, ce Reich s’effondra dans les cendres et les ruines. Ces deux événements importants de l’Histoire du monde furent suivis de procès. Le sens de ces procès était, et est actuellement, d’établir la responsabilité de ces deux crimes de l’histoire de l’Humanité.

Le tribunal du Reich n’a pas résolu cette question. Il est vrai que, comme l’a dit M. Jackson, ce tribunal a montré un courage méritoire en acquittant les communistes accusés. Mais les vrais coupables qui s’étaient servis de ce malheureux instrument qu’était van der Lubbe et avaient avec lui commis ce crime, le tribunal du Reich ne les a pas trouvés, et encore moins condamnés. C’est ainsi que la vérité a été bâillonnée sous la pression de l’opinion publique, et que le Gouvernement nazi l’a passée sous silence. Les formes du Droit avaient été respectées, un coupable avait été condamné, mais la vérité, cette puissance divine, cette suprême révélation humaine, restait cachée. Elle seule aurait pu ouvrir les yeux au peuple allemand et arrêter sa marche vers l’abîme.

Aujourd’hui, ce Tribunal, le Tribunal du monde, a pour tâche de déterminer à qui incombe la responsabilité d’avoir mis le feu au monde, d’avoir dévasté des pays étrangers, et enfin, d’avoir causé l’écroulement infernal de notre patrie allemande. Et, là encore, il est à craindre que le Tribunal ne prononce qu’une sentence de forme, ne désigne un certain nombre de coupables et que la vérité profonde lui reste cachée sous la pression d’une suggestion qui, d’après les lois de la psychologie et de la psychanalyse, est la suite naturelle d’une lutte de plusieurs années entre le régime hitlérien et les peuples libres du monde.

Ce Tribunal sera-t-il en mesure d’empêcher par son jugement que l’Allemagne et le monde entier n’aillent vers un autre abîme plus profond et plus terrible encore que tout ce qu’on a vu jusqu’ici ?

Ce Procès est une procédure pénale, la plus importante certes par le nombre des accusés, le nombre des intéressés et surtout la plus significative que l’histoire du Droit ait connue jusqu’ici, mais néanmoins, par tous ses caractères distinctifs, une procédure pénale typique. Elle est donc basée sur le principe du Droit anglo-américain qui régit le Statut et qui a été confirmé par l’Accusation dans les audiences publiques, selon lequel le Ministère Public ne doit réunir et présenter que le matériel à charge et ne présentera rien qui puisse constituer une décharge. L’Accusation est efficacement soutenue dans ce sens par la suggestion des masses que subissent tous les témoins des plus grandes « causes célèbres » de l’Histoire pour des raisons qui ont été exposées en détail par des savants de tous les pays, notamment par Le Bon. Je reconnais ouvertement et bien volontiers qu’en présentant ma défense je n’ai pas adopté pour principe de peindre toutes choses en noir et blanc. Moi aussi, j’ai été exposé au danger de cette suggestion des masses, par les centaines de milliers de voix qui me parvenaient des camps d’internement. Elles s’ajoutaient à ce sentiment de la défense à tout prix, menaçant ainsi de me faire perdre prise sur les faits réels. Ce seul fait montre les réactions dangereuses que peut déclencher une telle accusation massive et les conséquences politiques qu’elle peut comporter.

Je suis profondément convaincu que si j’avais présenté ce contraste du noir et du blanc, le Tribunal aurait été trompé sur la vérité. C’est la raison pour laquelle j’ai considéré que mon devoir n’était pas de procéder de cette façon, bien que le principe du Statut m’en eût donné le droit. Dans un tel Procès, où sont en jeu les bases même de l’Humanité, le destin du peuple allemand et du monde, il ne faut pas que de l’habileté avec laquelle sont présentées les conceptions opposées de l’Accusation et de la Défense, dépende la conclusion du Tribunal selon laquelle la vérité se trouve entre les deux. La Défense ne devait pas avoir pour objet de remporter des succès tactiques en faisant ressortir certains faits et en passant les autres sous silence. Non, il fallait arriver à une clarté absolue, une clarté semblable à celle qu’exigeait ce fanatique de la vérité qu’était Henri Barbusse. C’est dans ce sens que j’ai choisi mes témoins,, et je vous rappelle particulièrement Reinecke et Morgen, sur les dépositions desquels je reviendrai encore.

Je me suis efforcé d’aider le Tribunal à pénétrer la vérité historique.

C’est là que j’ai pensé à cette simple et belle parole du moyen âge allemand : « Geschehenes hat keinen Umkehr » (On ne revient pas sur le passé ). Cette parole ne révèle pas seulement le caractère tragique des actes passés sur lesquels on ne peut plus revenir ; elle comporte encore un sens plus profond : on ne revient pas sur le passé, c’est-à-dire qu’aucune action ne peut être justement comprise et jugée si on la considère ex post. Il faut la voir telle qu’elle se présentait au moment où elle a été accomplie, du commencement à la fin.

Toutes les circonstances existant au moment de l’action, la personne de son auteur et également sa situation psychologique au moment de l’action, doivent être analysées. Les juges doivent essayer de pénétrer dans la personnalité de l’auteur afin de pouvoir mesurer sa culpabilité.

Cela est également valable pour ce Procès. Des nations jugent une autre nation, la grande famille des peuples juge un peuple qui a apporté de grandes souffrances au monde, juge un État qui a commis des crimes contre l’Humanité. D’immenses collectivités, de grandes parties du peuple allemand sont accusées dans ces organisations, et c’est pourquoi les juges doivent essayer de pénétrer la mentalité, la vie, les espoirs et les croyances de ces millions d’hommes, à un moment où les idées et les actes du national-socialisme agissaient et où commençaient ses déviations criminelles. Les juges des quatre nations les plus grandes et les plus importantes pour l’issue de cette guerre mondiale devront donc s’efforcer d’établir, comme pour un procès ordinaire en cour d’assises, quelles sont les origines de l’acte, dans quelle situation se trouvait alors l’accusé, et quelles considérations, quels sentiments l’ont poussé à commettre son action. Avait-il seulement l’intention de commettre un acte illégal ? N’a-t-il pas été lui-même trompé ? Pouvait-il reconnaître le caractère illégal de son action et, s’il ne l’a reconnu que peu à peu, a-t-il alors été en mesure de conformer sa conduite à son jugement ? Le juge d’une procédure pénale ordinaire a déjà bien du mal à se détacher des considérations ex post et à apprécier avec justesse toutes les circonstances, le milieu et la personnalité du coupable. Le sentiment d’équité du juge serait mis à rude épreuve s’il devait juger un homme qui aurait précisément commis un crime contre un membre de sa propre famille. Chacune des quatre nations qui siègent à ce Tribunal a grandement souffert des crimes du régime nazi que l’on impute maintenant aux organisations et à leurs millions de membres. Mais j’espère que, comme l’a dit M. Jackson dans son exposé, vous saurez, Messieurs les juges, accomplir cette œuvre gigantesque de vous libérer de tout sentiment de vengeance et de rechercher la justice, et la justice seule. Vous qui n’êtes pas Allemands et qui n’avez pas fait personnellement l’expérience de ce phénomène, unique dans l’Histoire, d’une psychose des masses et d’une tyrannie étendue à un continent entier, pouvez-vous vous expliquer comment de telles choses ont été possibles ? Pouvez-vous vous imaginer que la masse des membres n’a pas commis de crimes, qu’ils ne les ont pas consciemment exigés et qu’ils ne les ont même pas connus ?

Comme le dit à bon droit le Statut et comme le Tribunal l’a confirmé jusqu’ici par tous ses actes, cette assemblée n’a pas pour tâche de déterminer quelles sont les raisons intérieures — justifiées ou non — qui ont mené à la guerre. La seule question qui importe est de savoir s’il y a eu guerre d’agression. Cependant, on a déjà admis pour les accusés individuels les preuves tendant à montrer que l’évolution historique intérieure depuis la première guerre mondiale avait amené à ce nouvel assassinat de peuples. Il est encore beaucoup plus important de tenir compte de l’arrière-plan historique et de la situation politique générale à l’intérieur et autour de l’Allemagne si l’on veut déterminer la responsabilité et les crimes des organisations, et particulièrement à leur début. La masse n’a pas d’idées ni de sentiments bien clairs, elle est mue par des sensations obscures, par les émanations d’un phénomène que les savants appellent « l’âme collective ». Elle est façonnée par ce que ses dirigeants lui promettent et lui présentent.

Un des procureurs a montré, dans son réquisitoire contre les accusés individuels, que la culpabilité individuelle des accusés n’a été si grande et les conséquences de leurs actes si néfastes que parce qu’ils ont justement su adroitement utiliser les masses, tromper l’âme populaire par la magie de leurs slogans et la promesse d’un avenir idyllique. Ceci n’est-il pas la meilleure preuve du fait que la masse des membres voulait le bien et ne pensait pas à commettre de crimes ?

Les principes des SS, à l’origine et dès avant 1933, concordaient avec le programme de la NSDAP. Ce n’est pas devant ce Tribunal qu’est traitée pour la première fois la question de savoir si ce programme et la façon dont il a été réalisé sont criminels. Cette question a déjà occupé l’opinion publique, les autorités de la République allemande et l’élite de notre peuple bien avant 1933. Étaient-ce des motifs criminels qui poussaient les masses à suivre un homme politique qui ne leur promettait pas des razzias faciles en Allemagne et dans d’autres pays, mais du pain et du travail, lorsqu’il les appelait à l’union nationale contre le désordre d’un parlementarisme discrédité par 41 partis et contre une démocratie que ses faiblesses et ses demi-mesures menaient au suicide ?

La profonde tragédie du peuple allemand, c’est que le sentiment d’être arrivé trop tard pour la répartition des biens de ce monde ne l’a pas incité à assurer et à améliorer la situation qu’il s’était acquise dans le monde de l’esprit et des sciences appliquées. L’allemand est un romantique et, précisément, dans le domaine politique. Ce romantisme flotte autour de conceptions nébuleuses du destin et de la fatalité et autour du vieux rêve de puissance du « Saint Empire Romain Germanique » d’il y a mille ans. Cette croyance dans le destin a été si bien encouragée depuis un siècle par une présentation absolument fausse de l’Histoire d’Allemagne, qu’il a suffi d’un magicien habile dissimulant ses motifs véritables, pour envoyer à nouveau des millions de jeunes allemands vers la mort et dans le malheur.

Mais Hitler, ce guide pernicieux des masses, n’en était pas encore là. Ses protestations de paix à l’égard de tous les adversaires de l’intérieur furent tout d’abord beaucoup plus importantes qu’à l’égard de l’étranger qui, à ce moment-là, ne jouait aucun rôle. La situation politique en Allemagne, par la faute de tous les grands partis et de leurs « armées » et par la faiblesse du Gouvernement républicain, avait évolué dans le sens d’une guerre de rues de plus en plus aiguë. Malgré cela, les élections parlementaires furent exécutées sans terreur ni fraude. Le citoyen pouvait y constater un progrès constant des partis extrémistes de droite et de gauche. A ses yeux, il ne pouvait pas y avoir de crime à entrer dans ce parti d’extrême droite qu’était la NSDAP, ni dans les SS qui, à l’opposé des SA qui faisaient la loi dans les rues, devaient assurer la sécurité des orateurs dans les guérillas entre adversaires politiques.

Tout Allemand qui a connu cette époque sait quelle tension fut provoquée par la question de savoir si la NSDAP et ses organisations projetaient des actes de haute trahison, c’est-à-dire le renversement du Gouvernement républicain. Dans les tout premiers temps du Parti, en 1923, Hitler avait entrepris un putsch qui échoua. Depuis, il s’était fait l’avocat de la « légalité ». Lorsqu’on septembre 1930, trois jeunes officiers de l’armée des 100.000 hommes comparurent devant le tribunal suprême allemand sous l’accusation de haute trahison parce qu’ils voulaient fonder des cellules nationales-socialistes dans l’Armée, Hitler jura, comme témoin, que sa révolution était une révolution spirituelle et qu’il tendait au pouvoir par des moyens légaux. Cette nouvelle fut publiée en gros caractères dans tous les journaux et se grava dans l’esprit des adversaires et des partisans de Hitler. Mais parmi les rares personnes qui pensèrent alors que ce serment de Hitler était un parjure, se trouvait l’Oberregierungsrat du ministère de l’Intérieur de Prusse qui fait aujourd’hui partie du Ministère Public américain, le professeur Kempner. A cette époque, il adressa du ministère un rapport détaillé qui se terminait par l’affirmation que la NSDAP était coupable de haute trahison. Et ce même homme qui s’est consacré à la recherche de la vérité doit reconnaître, lorsqu’il décrit la situation de cette époque dans le volume XIII, n° 2 de juin 1945, page 120, des Études du Collège de l’État de Washington, qu’en 1930, même les fonctionnaires des ministères de la République allemande ne croyaient pas que Hitler fût un menteur. Donc, dès ce moment-là, l’adroite propagande de Hitler agissait même sur les milieux de l’opposition. Doit-on s’étonner alors que la masse des SS lui ait fait confiance ? D’ailleurs, ils n’étaient à l’époque que quelques milliers. Mieux encore : à l’instigation du Dr Kempner, l’enquête menée en 1930 par le Procureur général allemand, l’Oberreichsanwalt du Tribunal du Reich conclut en août 1932 qu’il n’y avait pas lieu de poursuivre le parti nazi ou de le dissoudre (voir texte du Dr Kempner, page 133). Quel devait être sur les masses l’effet de ces affirmations des milieux républicains les plus haut placés ? Ces effets s’exprimèrent dans l’accroissement constant des votes en faveur des nazis. Mais le fait le plus frappant et le plus décisif pour l’attitude personnelle de milliers de personnes venues aux SS après le 30 janvier 1933, c’est qu’en fait Hitler ne s’était pas parjuré. Aussi justes qu’aient été, dans leurs grands traits, les prévisions du Dr Kempner relatives à évolution ultérieure — ce qui ne fut reconnu que plus tard — il a cependant commis une erreur. Le parti nazi est effectivement resté légal, il ne s’est pas emparé du pouvoir au moyen d’un coup d’État ; Hitler a été nommé par Hindenburg et chargé de former le Gouvernement selon les règles du jeu parlementaire.

Qu’auront dit à ce moment-là les fonctionnaires du ministère qui ne voulaient pas croire le pessimiste Dr Kempner ? N’auront-ils pas alors déclaré triomphalement qu’ils avaient raison ? N’avaient-ils pas la conscience tranquille ? Cet Hitler n’était pas, comme on dit, si méchant que cela. Maintenant qu’il était au pouvoir, il se modérerait certainement, comme le fait toute opposition en prenant le pouvoir. Et la grande masse des électeurs de Hitler n’était-elle pas fière à ce moment-là d’avoir conquis ce pouvoir pacifiquement après une lutte électorale dont les moyens de propagande avaient pris des proportions presque américaines ?

Déjà pour cette époque une question se pose : la masse des partisans de Hitler, des SS, pouvait-elle reconnaître alors que le point le plus net du programme, l’antisémitisme, contenait quelque chose de criminel ? L’antisémitisme n’est pas un phénomène nouveau ; lorsqu’on étudie ses données idéologiques, on s’aperçoit qu’il n’est pas non plus typiquement allemand. Il est, à mon avis, fondé sur le complexe d’infériorité de l’homme de la masse, sur sa méfiance envers la supériorité des Juifs dans certains domaines intellectuels. Tous les hommes et tous les peuples se sont depuis longtemps aussi opposés à l’antisémitisme et, comme l’a exprimé le Saint Père : « Celui qui fait une différence entre les Juifs et les autres hommes ne croit pas en Dieu et contrevient aux commandements divins ». Mais la question à laquelle on ne peut passer outre lorsqu’il s’agit de crime, c’est qu’il existe un problème juif qui n’a pas son origine dans la différence de religion mais dans celle des races. Oui, la question est qu’il existe aujourd’hui encore des problèmes raciaux dans notre monde moderne devenu si petit, et qu’ils puissent conduire à des conflits permanents. N’est-il pas curieux que ce soit justement le cardinal polonais Hlond, qui a passé par toutes les horreurs du régime nazi, qui ait essayé, il y a quelques semaines seulement, de justifier dans une certaine mesure l’antisémitisme polonais par le rôle dirigeant des Juifs dans le Gouvernement polonais ? N’est-il pas curieux qu’aujourd’hui encore, après les terribles expériences du régime hitlérien, les Arabes se dressent contre les Juifs dans leur patrie héréditaire, la Palestine, et surtout contre leur immigration, et qu’ils en viennent à des actes de violence réciproques ? Il en est de même en Europe. Mais, aujourd’hui encore, il y a des problèmes raciaux, et non seulement des problèmes antisémites, dans le monde entier.

Ces problèmes réclament une solution juste, et cette solution ne peut exister que dans l’égalité de toutes les races. Quelques peuples progressistes ont déclaré l’antisémitisme passible de sanctions. Mais est-il criminel que la société, l’État, sous l’empire de ces idées chimériques, aient essayé de trouver des solutions interdisant le mélange des races et l’influence des Juifs sur la vie publique ? Là encore, on trouvera une explication dans les circonstances de l’époque. Le mauvais exemple de quelques immigrants juifs venus d’Europe orientale, et qui comprenaient des escrocs d’envergure européenne devenus fameux tels que Barmat et Kutisker, s’opposait à celui du grand Juif allemand Walter Rathenau, cet inoubliable homme d’État qui, depuis longtemps déjà, essayait de mettre en garde ses frères de race. Cette situation suscita un état d’esprit collectif, une hypnose des masses contre les Juifs, favorisée par une extrême détresse économique, et telle qu’on la rencontre toujours aux époques de grands bouleversements politiques et sociaux et semblable à celle qui, par ce Procès, est en train de créer de nouvelles injustices collectives à l’égard de certaines catégories d’hommes. Le fait d’avoir exigé l’application légale de ce principe antisémite ne peut pas en soi avoir été criminel, car on avait l’impression que l’application de ce principe par l’État devait lui retirer tout caractère de haine et de vengeance personnelle.

C’était en partie l’adaptation et l’exagération anachronique du principe juridique américain de...

LE PRÉSIDENT

Docteur Pelckmann, je ne voudrais pas vous interrompre, mais vous ne devriez pas perdre de vue le fait que vous n’avez devant vous qu’une demi-journée, et je remarque que votre plaidoirie s’étend sur cent pages. Je ne vous interromps que pour attirer votre attention sur le fait que les questions dont vous parlez maintenant sont des questions de nature très générale sur lesquelles notre attention a déjà été attirée durant tout le Procès. Il serait peut-être de votre intérêt d’abréger cette partie de votre plaidoirie plutôt que d’autres. C’est la seule raison pour laquelle je vous ai interrompu maintenant.

M. PELCKMANN

Monsieur le Président, j’ai déjà prévu des coupures qui abrégeront ma plaidoirie.

Le fait d’avoir exigé l’application légale de ce principe antisémite ne peut pas en soi avoir été criminel ou avoir paru criminel, car il semblait que son application par l’État lui retirerait tout caractère de haine et de vengeance personnelle. Le fait qu’en réalité ce soit la haine qui, à l’origine, ait inspiré Hitler — comme le dévoile son interprète familier Rauschning dans son livre Hitler m’a dit (page 91) — resta ignoré de la masse. Cette haine resta cachée, qui était née du sentiment d’infériorité d’un homme qui reconnaît la supériorité de l’intelligence critique sur les impulsions obscures. Car on ne présenta l’antisémitisme, particulièrement aux SS, que comme l’envers de l’eugénisme racial que l’on plaçait au premier plan. En se servant habilement de ressentiments d’origine historique, très difficiles à comprendre pour un non-Européen, et qui se rattachent à des notions telles que le « Principe de l’ordre », les « Associations d’hommes » ou « l’unité de clan » — je me réfère aux documents SS-1, 2 et 3 — avec tout leur romantisme confus sous un aspect moderne, Hitler avait l’intention de former avec les SS, pour l’amélioration du peuple allemand, un groupe d’hommes qui devaient constituer une « élite » par leur attitude et leur éducation. Cette tendance, aussi étrangère qu’elle soit à l’européen moderne ou au cosmopolite, ne peut pas être considérée comme criminelle — je me réfère à ce propos à certaines questions posées par le Tribunal — et excluait d’elle-même une tendance antisémite dans le genre de celle du Stürmer ou même de celle, moins vulgaire, des SA. Il est significatif aussi que l’Accusation n’ait pas pu citer et prouver un seul cas de brutalité commis avant 1933 par des SS contre les Juifs. La revue mensuelle des SS, les Leithefte , et la déposition de Schwalm devant la commission sur l’entraînement des SS, font bien ressortir l’attitude réservée des SS dans la question juive. Elle est confirmée également par l’abstention des SS lors du pogrom de 1938, dont je parierai ailleurs. Je montrerai aussi comment les atrocités commises contre les Juifs et les exécutions massives pendant la guerre s’écartent de cette tendance première des SS, et que ces crimes ont été rendus possibles par des ordres directs et secrets de Hitler et de Himmler, par l’intermédiaire d’individus ou de groupes criminels, sans que la masse des SS les ait connus.

De tous les points du programme du Parti, que les SS ont naturellement accepté, je voudrais faire ressortir encore l’élimination du Traité de Versailles et la revendication d’un espace vital, qui pouvaient être décisives pour la prétendue préparation d’une guerre d’agression. Le Ministère Public ne dit pas comment, à cette époque reculée, la masse des membres des SS pouvait reconnaître que ces exigences devaient être criminelles, c’est-à-dire devaient être réalisées par une guerre d’agression.

J’avais montré comment Hitler, précisément en prenant le pouvoir d’une manière tout à fait légale, avait non seulement renforcé la confiance de ses SS, mais avait acquis aussi celle des gens qui ne l’auraient jamais suivi dans la voie du crime. Je vous demande, Messieurs les juges, de lire la déposition du secrétaire d’État Grauert devant la commission, pour voir comment un homme a pu entrer dans l’administration hitlérienne et dans les SS avec les meilleures intentions, et comment il ne sortit de l’administration qu’en 1936, quand il s’aperçut, en spécialiste du Droit administratif, que l’abolition du vieux principe de la séparation des pouvoirs...

LE PRÉSIDENT

Voudriez-vous épeler son nom ?

M. PELCKMANN

G-r-a-u-e-r-t.

LE PRÉSIDENT

Bien.

M. PELCKMANN

Ce que lui, spécialiste, ne comprit qu’en 1936, resta caché pour la niasse. Il n’est que de lire, Messieurs les juges, le résumé des 136.000 affidavits environ, qui montrent pourquoi le chiffre des membres des Allgemeine SS avait augmenté de 50.000 le 30 janvier 1933 à 300.000 quelques mois plus tard.

La grande partie que jouait Hitler pour obtenir le pouvoir et, avec elle, cette grande tromperie du peuple allemand, ne commence, aussi paradoxal que cela puisse paraître, qu’après la « prise du pouvoir ». Après un mois de triomphe sur la chancellerie, sur cette révolution parlementaire au cours de laquelle des excès et des crimes ont été commis sans doute, mais qui ne sont pas imputables à un plan conscient de la masse, fut créé le prétexte qui permit d’éliminer définitivement tous les adversaires : l’incendie du Reichstag. L’Accusation ne prétend pas que le peuple allemand, les membres des organisations, les SS, aient pu savoir ou même soupçonner que cet acte avait été décidé dans les rangs des nazis et accompli par les Chemises brunes qui se servaient simplement de l’instrument qu’était van der Lubbe. Une telle affirmation serait d’ailleurs absurde. Pour comprendre la mentalité des SS qui remplirent les cadres des SS après janvier 1935 et constituèrent ensuite les 4/5 des effectifs, il faut se rappeler le discours de Hitler au Reichstag le 17 mars 1933. Une grande partie de l’opposition avait été exclue des élections au nouveau Reichstag par l’interdiction du parti communiste et l’arrestation d’un grand nombre de ses membres, avec l’approbation de la population indignée par leur prétendue participation à l’incendie du Reichstag. Les membres sociaux-démocrates du Reichstag firent valoir devant Hitler le fait que la loi des pleins pouvoirs, qu’il réclamait en observant toutes les règles parlementaires, faisait disparaître toute sécurité devant la loi. Étant donné les raisons véritables que je viens de décrire, c’était déjà une tromperie extraordinaire de la part de Hitler que de répondre :

« II faut que je dise que si nous n’avions pas le sentiment de la justice, nous ne serions pas ici et vous non plus. Il n’aurait pas été nécessaire, Messieurs, de procéder d’abord à des élections et de réunir le Reichstag. » (Procès-verbal du Reichstag, 1933, pages 65 et 66).

Mais qui, Messieurs les juges, parmi la masse du peuple, parmi les anciens et les nouveaux membres des Allgemeine SS, savait à ce moment-là que Hitler mentait grossièrement ? Ces hommes furent trompés par l’apparence de légalité dont s’entourait Hitler. Et cela non pas seulement par ce discours ; rappelez-vous, Messieurs, comment le tribunal du Reich, composé de vieux juges pleins d’expérience et autrefois républicains, a examiné minutieusement jusqu’en 1934, au cours de longues enquêtes, la question des responsables de l’incendie du Reichstag ; il est vrai que les communistes Torgler, Dimitroff et d’autres furent acquittés, mais le communiste van der Lubbe fut condamné et la complicité de milieux communistes non identifiés fut établie. La masse des SS ainsi que la masse du peuple allemand ne devaient-elles pas croire qu’en fait Hitler avait vraiment protégé le peuple et l’État d’une révolution violente dont on rendait alors les communistes responsables ? Peu de gens ont eu comme moi, en ma qualité d’avocat, la grande chance d’apprendre que l’accusation contre Thälmann, préparée depuis des mois, voire des années, avait dû être retirée faute de preuves suffisantes. Le petit nombre de personnes qui apprirent ou devinèrent la vérité à ce moment-là ou un peu plus tard, et qui, au risque toujours croissant d’être arrêtées, firent part à leurs amis et connaissances de leurs doutes sur l’exactitude de la thèse officielle et populaire, ces quelques personnes savent qu’en raison de cette apparence de Droit constamment soutenue par la propagande, ils n’ont jamais pu faire entendre la vérité à la masse.

La masse semblait trouver évident qu’en raison de cette menace à l’égard de l’État, les « ennemis de l’État » eussent été mis à temps hors d’état de nuire. De ce point de vue, même les camps de concentration paraissaient justifiés. J’y reviendrai encore par la suite. Toutes ces mesures étaient sévères, dans certains cas même criminelles ; elles peuvent être imputées en partie à certains membres des SS, mais non pas dans l’ensemble à la masse des SS.

Il faut tenir compte d’un fait : c’est que le recours à la violence, habituel en période révolutionnaire, n’intervint qu’après la prise du pouvoir par Hitler. Il est remarquable que ces excès, tels que les arrestations et les voies de fait commises par des membres d’organisations nazies et, pour une très faible part seulement, par les SS, étaient commis dans l’idée qu’ils étaient destinés à assurer et à défendre le pouvoir légalement acquis contre des attaques ou des menaces ; cette idée avait été provoquée par une immense tromperie des masses.

Cet état d’esprit révolutionnaire, ainsi créé en présentant aux masses une image inexacte des faits après la prise du pouvoir — fait sans doute unique dans l’Histoire — porte les traits caractéristiques de tous les excès révolutionnaires : des crimes sont commis sous couvert de certains idéaux réels ou prétendus, tels que le patriotisme et les idéologies humanitaires. Pensez, Messieurs les juges, puisque nous n’avons pas encore le recul suffisant pour juger le nombreuses révolutions des temps modernes, à la Révolution française et aux crimes qui furent commis au nom de la devise « Liberté, égalité, fraternité ». Il me semble tout à fait exclu, d’après les découvertes de la psychologie moderne, que les mouvements de masses puissent être déclenchés ou stimulés par des appels aux instincts inférieurs. La masse ne se laisse pas consciemment aiguiller vers le crime. Gustave le Bon, lui aussi, penche vers cette opinion. C’est à l’ombre d’idéaux populaires élevés que sont souvent commis les crimes, dictés ou exécutés toutefois par quelques hommes qui trompent les masses sur les raisons et sur les faits véritables. Cette idée me semble être la charnière de toutes les questions qui seront traitées plus tard, à savoir les camps de concentration et les atrocités qui y furent commises ainsi que la responsabilité de la masse des SS à cet égard.

A ces idéaux qui enthousiasment les foules appartient la notion de fidélité. Il faut connaître la mentalité allemande pour mesurer entièrement les énormes possibilités qu’offrait cette notion au trompeur psychopathologique des peuples qu’était Hitler, et l’abus éhonté qu’il en fit envers des centaines de milliers d’individus. Nous savons ce que représente le mot fidélité pour l’allemand moyen, dont l’éducation a subi l’influence de considérations historiques et romantiques, cette fidélité que Tacite avait déjà célébrée chez les ancêtres des Allemands. Hitler mettant à profit cette faiblesse des Allemands, a enchaîné des centaines de milliers, voire des millions d’hommes à sa personne et, à son destin.

Nous savons que ce que l’on peut et doit faire dans la vie privée est en principe fatal dans l’État : je veux parler de l’attachement absolu à une personne. Karl Jaspers, le philosophe de Heidelberg, a dit dans son ouvrage La question de la culpabilité :

« La loyauté de ceux qui suivent un chef est un état d’esprit apolitique réservé à des cercles restreints et à des rapports primitifs. L’État libre le remplace par le contrôle et l’alternance de tous les individus ». Le socialiste allemand Bebel a exprimé cette idée en disant : « La méfiance est la vertu de la démocratie ». Pour les peuples libres du monde, ces opinions sont évidentes, mais pour un peuple qui voulait façonner l’État moderne selon de vieux rêves historiques, elles constituent une révélation.

C’est à bon droit que Jaspers discerne une double culpabilité : « Tout d’abord celle que l’on assume par une soumission inconditionnelle à un chef dans le domaine politique et ensuite le respect que l’on porte au chef auquel on s’est soumis. L’atmosphère même, créée par cette soumission, constitue une faute collective ».

Par-là, Jaspers entend expressément une culpabilité morale et politique, et nullement une culpabilité criminelle.

Mais dans certains cas particuliers, cette fidélité peut engendrer pour l’individu une responsabilité criminelle. Cela apparaît lorsque nous nous reportons au discours secret de Himmler, document PS-1919 (SS-98), prononcé à Poznan devant des SS-Obergruppenführer du Reich et de la zone arrière du front, à une époque avancée de la guerre, en octobre 1943. Après différentes déclarations sur l’obéissance et la possibilité de refuser d’exécuter des ordres, il dit clairement que celui qui devient infidèle, ne serait-ce qu’en pensée, sera exclu des SS et lui, Himmler, veillera à ce qu’il disparaisse également de l’existence.

Ceci, Messieurs les juges, est important pour la question de la culpabilité dans un cas individuel et pour la question de savoir dans quelle mesure la contrainte et l’ordre reçu excluent — en temps de guerre — la culpabilité et, par-là, le caractère criminel de certains individus ou de groupes subordonnés, outre la question de refus du service militaire et des conséquences d’un tel acte suivant la loi militaire.

Le pouvoir diabolique surnaturel de ce lien de fidélité est illustré par l’exemple de Himmler en personne et de ses relations avec Hitler dans les derniers jours de la guerre. Le comte suédois Bernadette raconte dans son livre Le rideau tombe que Himmler ne pouvait se décider, bien qu’il en eût nettement saisi les conséquences, à sauver le peuple allemand de la perte en cessant le combat, parce que — comme en convient Bernadette — même dans cette situation désespérée, il ne pouvait rompre sa fidélité à Hitler. Mais nous savons aussi que dans tous les temps et dans. tous les pays la fidélité soutient les soldats dans les plus rudes batailles, jusqu’à leur dernier souffle, comme l’ont montré les Waffen SS qui ont ainsi acquis l’estime de leurs adversaires au cours de cette guerre. Et nous voyons par ces deux exemples comment ce mot hypnotique de fidélité contient à la fois la folie criminelle et la suprême vertu du soldat. C’est tout ce que je dirai pour le moment de la mesure dans laquelle les SS connaissaient les différents points du programme du Parti, si toutefois ils avaient la possibilité de le connaître suffisamment, ce qui paraît très douteux d’après les 136.000 affidavits des SS et sur la façon dont les SS considéraient les idéaux particuliers de leur organisation. Mais les chefs nazis n’ont-ils pas dès le début songé à la guerre comme l’a prétendu M. Jackson ? A cela je réponds : d’après ce que nous savons aujourd’hui, oui. Mais que pouvait en savoir l’homme des SS ?

Pourquoi le fait d’avoir transformé une armée de métier en une armée populaire constitue-t-il une préparation à la guerre d’agression, voilà ce que l’Accusation ne dit pas. La Suisse, exemple typique d’un pays qui possède une armée populaire, n’a plus fait de guerre depuis très longtemps. L’encouragement à l’entraînement physique et à l’activité sportive des jeunes aurait-il constitué le camouflage d’un plan d’entraînement militaire ? M. Jackson ne nous en a pas, que je sache, fourni les preuves. L’entraînement des Allgemeine SS n’avait pas un caractère militaire. Les exercices sur terrain que l’on pratiquait dans les SA n’existaient pas chez les SS et je citerai un exemple typique : les formations de cavaliers des SS (Reiterstürme) numériquement inférieures à celles des SA, n’accordaient même pas à leurs membres le certificat de cavalier comme c’était le cas chez les SA. (Témoignage de Weikowsky-Biedau devant la commission.)

Aujourd’hui, nous savons que Hitler voulait la guerre, en particulier par ses entretiens intimes avec Rauschning et en examinant l’ensemble des faits — mais, remarquez-le bien, Messieurs les juges, ex post.

Cela aurait été une vaine entreprise que de vouloir faire croire au peuple allemand, dans la situation où il se trouvait après la première guerre, qu’une nouvelle guerre serait « moins grave, moins terrible », ou même que ce serait une « noble et nécessaire activité », pour reprendre ici les termes de M. Jackson. Hitler, à qui on peut, tout reprocher sauf de ne pas connaître la psychologie des masses, a toujours souligné, avant et après 1933, qu’il voulait la paix, la paix, rien que la paix. Il a déclaré qu’il connaissait par sa propre expérience toutes les horreurs de la guerre et que la guerre opérait toujours un tri aux dépens de l’élite de tous les peuples. Ce n’est qu’ainsi qu’il put gagner des éléments toujours plus importants du peuple allemand à sa personne et à sa cause. Avec une propagande belliciste, quelque prudente qu’elle eût été, il n’y serait jamais parvenu.

Le réarmement était présenté au peuple allemand comme une confirmation de la volonté de paix et une mesure défensive contre le non-désarmement des autres et contre leurs efforts pour empêcher la reconstruction pacifique de l’Allemagne. La construction du « mur de l’Ouest » et même les déclarations d’experts militaires étrangers, tels que le général de brigade anglais Fuller en témoignaient. Les principaux accusés et de nombreux témoins, même le témoin Gisevius qui certainement est au-dessus de tout soupçon, ont confirmé que même dans les milieux dirigeants on ne parlait jamais de la préparation de guerres d’agression. Il en est de même pour les SS dans une mesure plus grande encore : le point essentiel de l’éducation donnée par les organisations était toujours que le programme du Parti devait être mis à exécution de manière légale et pacifique et que la paix était indispensable et devait être maintenue à tout prix. Dans toutes les organisations SS, non seulement on ne s’occupait pas de la préparation de la guerre, mais on insistait au contraire sur la volonté de paix du Reich.

Je prie le Tribunal de bien vouloir lire à ce propos les documents SS-70, 71, 73, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82 qui datent des années 1933 à 1935 et en particulier un article du Schwarzes Korps de 1937, intitulé « Les SS n’aiment pas la guerre », ainsi que d’autres documents que je ne mentionnerai pas.

Le manque de préparation psychologique du peuple allemand et des SS à la guerre n’est jamais apparu aussi clairement pour l’observateur allemand et étranger que par la réaction des masses à l’Accord de Munich en 1938. L’enthousiasme de la foule, y compris le service d’ordre SS, n’allait pas tant à cet Adolf Hitler dont le chantage avait permis l’acquisition des Sudètes, mais à Hitler et plus encore peut-être à tous les hommes d’État étrangers qui avaient sauvé la paix.

Car le peuple allemand et les soldats ne voulaient pas la guerre et — il faut le dire en ce lieu historique par souci de la vérité historique — lorsque la guerre commença malgré tout en 1939, ils ne l’accueillirent pas avec l’enthousiasme délirant de 1914, mais dans un silence grave, pensant à tort que cette guerre n’était pas voulue par leurs chefs, n’était pas une guerre d’agression.

Mais ce serait renoncer à toute dignité et perdre la face que de vouloir nier que le jeune Allemand — particulièrement l’homme des SS — avait placé son idéal dans toutes les mâles vertus, dans cette affirmation de soi-même et dans ce refus de se laisser imposer la volonté des autres que l’on retrouve chez tous les peuples, mais que lui, l’homme des SS, peut-être sans intelligence ni raison, poussait à un degré plus élevé encore. Mais aucun de ces vieux soldats, de ces étudiants et de ces paysans qui étaient venus aux SS n’avaient la moindre idée de la guerre telle que la voulait Hitler. Si Hitler avait osé parler à ces hommes d’attaquer des pays étrangers avec lesquels il venait de conclure de solennels traités d’amitié, ou s’il leur avait parlé d’Einsatzkommandos en pays ennemi, il est certain qu’à part une poignée de desperados il n’aurait trouvé personne pour le suivre.

Le SS typique, grand, blond et dénué peut-être d’une intelligence très éveillée, n’aurait pas reculé devant une guerre — je dois le reconnaître — mais cette guerre, il se la représentait comme celle qu’avaient menée ses ancêtres depuis des siècles, une guerre qui, finalement, dépendait toujours du destin, d’un jeu de hasard des dieux. Certes, les Allemands, et en particulier les jeunes, devront perdre ces sentiments ataviques ; et à cet égard je suis maintenant plus optimiste pour mes compatriotes que pour d’autres peuples. Mais cette guerre, que pour l’instant on ne semble pas pouvoir supprimer — le Pacte Kellog et le Droit international moderne ne rejettent pas la guerre comme moyen de défense et d’affirmation — est essentiellement autre chose que la haute trahison contre la paix mondiale, que l’attaque et le pillage à tendance d’extermination inventés par Hitler. A côté de ces buts et tendances générales des Allgemeine SS, que l’Accusation lui impute à charge en se reportant aux débuts de son activité et dont elle se sert pour prouver le caractère criminel de cette organisation, il y a surtout un évènement qui est censé révéler de façon frappante ce caractère criminel : ce sont les exécutions du 30 juin 1934.

La présentation des preuves a révélé ce qui suit au sujet des événements qui se sont déroulés le 30 juin 1934 et les jours suivants en Allemagne (témoins Hinderfeld, Grauert, Jöhnk, Reinecke, Eberstein, affidavit SS-70, Franz Kamp, affidavit des SS-3, Schmalfeld et affidavits 119 à 122, résumé des déclarations collectives) : Dans la matinée du 30 juin les Allgemeine SS furent alertées dans presque toute l’Allemagne. Aux endroits où se trouvaient des casernes de la Police ou de la Reichswehr, les SS furent réunis dans ces bâtiments ou, ailleurs, dans des bâtiments publics, écoles, etc. Ils y restèrent consignés pendant la journée du 30 juin et une partie de celle du 1er juillet. Dans la plupart des cas, ils n’entrèrent pas en action. Dans quelques endroits seulement, la Police eut recours à eux pour lui prêter main-forte dans les opérations de saisie des armes des SA. A Berlin, cette opération fut exécutée uniquement par la section de police Wecke, tandis que la plus grande partie des Allgemeine SS, rassemblée à la caserne des Leibstandarten à Lichterfelde, fut affectée dans la journée du 30 juin au service d’ordre de l’aérodrome de Tempelhof. Dans ce but, les Allgemeine SS, qui d’ordinaire n’étaient pas armées, reçurent des armes de la Police ou de la Reichswehr. Lorsque Hitler fut arrivé en avion de Munich, les unités des Allgemeine SS rentrèrent à leurs casernes et durent immédiatement rendre les armes prêtées (affidavit des SS n° 3, Schmalfeld).

Nulle part ces unités des Allgemeine SS ne se sont livrées à des arrestations ou à des exécutions (témoin Eberstein). Au contraire, Hitler lui-même fit arrêter à Munich, l’un des foyers du « putsch Röhm », les chefs SA incriminés. Ce fut également Hitler qui procéda à l’arrestation de Röhm et de son entourage à Wiessee sur le Tegernsee. Röhm et les autres chefs SA furent ensuite transférés à la prison de Stadelheïm et fusillés le même jour par un peloton d’exécution composé de membres des Leibstandarten (témoignage Jöhnk).

A Berlin, deuxième centre de la révolte, les arrestations furent faites par les soins de la Gestapo sur les instructions de Göring. Une cour martiale fut formée pour juger les détenus, dans laquelle le commandant de la région militaire ou le commandant de la place représentait la Reichswehr. Avant l’exécution par un peloton des Leibstandarten, on procéda à chaque fois à la lecture de jugement de la cour martiale. Les exécutions eurent lieu sur le terrain de la caserne des Leibstandarten à Lichterfelde. On pouvait observer le lieu de l’exécution depuis les immeubles de la Finkensteinallee. On n’exécuta pas tous les SA qui avaient été traduits en cour martiale. En revanche, plusieurs SS qui s’étaient rendus coupables de mauvais traitements envers de détenus furent fusillés par décision de la cour martiale (témoin Jöhnk, affidavit Schmalfeld, SS-3).

On n’expliqua que plus tard aux SS pourquoi ils avaient été alertés. Il en fut de même pour les membres des Leibstandarten. Pendant les journées qui avaient précédé le 30 juin, les rumeurs les plus variées avaient circulé sur l’attitude des SA ; mais la plupart des SS ne furent mis au courant que le 30 juin même, par la voie de la presse et de la radio. Ils reçurent ainsi la même explication officielle que le peuple allemand et le monde entier (témoignage Hinderfeld).

Ni alors, ni pendant les années suivantes, les Allgemeine SS ne purent concevoir de doutes sur la véracité de cette explication. Les dépositions sous serment faites par le SS-Obergruppenführer von Eberstein et le SS-Brigadeführer Grauert prouvent que même les chefs suprêmes des SS furent informés par Himmler et Göring, que Röhm avait tenté de faire un putsch avec l’assistance des SA. Aussi, le rôle joué par les Allgemeine SS le 30 juin — rôle que l’on vient de décrire — exclut toute possibilité pour les SS d’avoir pris part aux actes de violence commis en marge de l’activité de la cour martiale.

En ce qui concerne l’opinion de la masse des SS à cet égard, ils avaient conscience de l’insignifiance totale de leur propre activité et, en outre, le télégramme de remerciements envoyé par le Président du Reich von Hindenburg (document SS-74) ainsi que l’explication donnée par Hitler devant le Reichstag le 13 juillet 1934 furent d’une importance décisive. Dans cette explication, le Chancelier du Reich allemand justifiait « l’état d’exception » qui avait été prononcé et indiquait le chiffre approximatif des conspirateurs que l’on avait passés par les armes. Il faut encore souligner particulièrement la déclaration de Hitler suivant laquelle les actes de violence autres que les mesures nécessaires à la répression de la révolte seraient jugés par des tribunaux ordinaires. Par conséquent, ni les membres des Allgemeine SS ni les hommes des Leibstandarten ne pouvaient avoir des doutes sur la légalité des exécutions qui avaient eu lieu ; ils ne pouvaient pas plus mettre en doute la véracité de la déclaration suivant laquelle les auteurs d’actes de violence illégaux seraient poursuivis en justice.

Les détails donnés par Hitler sur ces prétendus actes de trahison et de haute trahison, et notamment la description des relations que les conspirateurs auraient eues avec l’étranger ainsi que la plan d’un attentat contre lui-même, sont absolument déconcertants (document SS-106). Ils n’étaient d’ailleurs pas entièrement feux, car il est historiquement prouvé et jusque dans les temps modernes, que l’existence de gouvernements nouveaux, particulièrement avant qu’ils ne soient consolidés, peut être gravement menacée par les adversaires et des contre-révolutionnaires, dont certains sont parfois d’anciens amis, et qu’ils sont obligés de se défendre au moyen de mesures brutales. Le fait que, dans les années suivantes, les SS aient parlé le moins possible des événements du 30 juin, comme Himmler l’a déclaré à Poznan, ne peut pas être interprété comme le signe d’une mauvaise conscience. C’était une question de tact que de ne pas parler inutilement d’événements intérieurs, d’événements qui avaient eu lieu entre les services mêmes du Parti, afin d’éviter qu’un certain groupe se sentit diffamé et que ne fût pas rouverte une ancienne plaie.

Enfin, en ce qui concerne l’indépendance alors accordée aux SS et leur séparation d’avec les SA, ces mesures ne furent pas autre chose que la récompense de l’attitude loyale des SS et du refus intransigeant qu’ils avaient opposé aux projets de Röhm, en même temps qu’une réduction voulue des pouvoirs du commandant de l’Etat-major des SA.

Les événements du 30 juin n’ont guère eu la portée que cherche à leur attribuer le Ministère Public. Pour les SS, ils ne constituèrent certainement pas le début d’une évolution criminelle.

Arrivés à ce point d’une étude de l’idéologie et de l’activité du SS, il semble opportun de se demander quels autres motifs ont pu contribuer à former son opinion.

Pour cela, nous devons, sans nous leurrer, partir de l’idée que le SS ne vérifiait pas dans un esprit critique tout ce que l’on disait de son Führer, de son État, comme l’aurait fait un adversaire du régime ou l’un de ces intellectuels de notre sorte que l’on ridiculisait alors à plaisir. Non, il voulait croire en quelque chose, et cette croyance, comme je vais le montrer, ne fut pas ébranlée par le monde extérieur. Malheureusement, le monde ne fit rien pour l’ébranler.

Monsieur le Président, j’en suis à la fin d’un chapitre. Peut-être pourrait-on suspendre l’audience ?

(L’audience est suspendue jusqu’à 14 heures.)