DEUX CENT TREIZIÈME JOURNÉE.
Mercredi 28 août 1946.

Audience du matin.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Monsieur le Président, puis-je parler de la lettre du général Warlimont, dont nous avons parlé hier à propos de la demande du Dr Latemser en vue de la citation du colonel Bürker ? Le Ministère Public a eu l’occasion de prendre cette lettre en considération et il est prêt à admettre une partie de la lettre qui concerne le colonel Bürker. C’est la partie A de cette lettre qui contient ce que le colonel Bürker dirait s’il était appelé ici. Nous sommes prêts à faire cette concession que vous proposiez hier, Monsieur le Président. Les autres parties de cette lettre, B et C, parlent d’une déclaration du général Warlimont lui-même et d’une déclaration d’un commandant Meier. Le Dr Laternser n’a fait aucune demande concernant ces parties de la lettre et il est tout à fait d’accord pour qu’elles ne soient pas lues. Le Dr Latemser est d’accord avec nous pour qu’on considère comme une déclaration de fait à la barre, la partie de cette lettre qui concerne le colonel Bürker.

LE PRÉSIDENT

Vous voudriez peut-être, Docteur Laternser, lire le paragraphe A de la lettre ?

Dr LATERNSER

Je lis la lettre du général Warlimont :

« Nuremberg, le 23 août 1946. Au Dr Laternser, avocat ».

Je saute quelques passages, et commence :

« Il y a environ dix à quinze jours, arrivait au camp de Dachau le colonel Bürker que je connais depuis de longues années à l’État-Major de l’ancienne Armée de terre ; il me dit alors que la veille au soir il avait été mis au courant de l’accusation du Gouvernement soviétique contre l’OKW au sujet de préparatifs éventuels de la guerre bactériologique. Il se souvenait d’un événement qui s’était produit pendant sa courte activité de chef du service de l’organisation de l’État-Major d’opérations de la Wehrmacht, et il me l’exposa ainsi. J’emploie le style direct :

« Au cours de l’automne 1943, vraisemblablement assez tard, au mois de septembre, se présentèrent à moi dans mon bureau trois messieurs qui m’étaient inconnus. L’un appartenait au service d’inspection sanitaire. Un autre paraissait appartenir à un service de recherche de l’armement ; quant au troisième, je ne me souviens ni de son nom, ni de son affectation de service. Ils m’expliquèrent qu’à leur avis les travaux de recherches en vue d’une défense contre une guerre bactériologique éventuelle de la part de l’ennemi n’étaient pas suffisants. L’ordre qu’ils avaient d’exécuter des recherches qui se limitaient uniquement à la défense devait être étendu. D’après leur conviction, il était nécessaire que tous les moyens soient envisagés, même en cas de contre-offensive. Ces messieurs insistèrent auprès de moi et me demandèrent de les présenter au chef de l’OKW, en l’occurrence le maréchal Keitel. Ce n’est qu’en 1943 que j’avais pris la direction du service d’organisation et j’y travaillais depuis deux mois environ. Mon prédécesseur était le colonel Münch qui est mort au champ d’honneur. Je lui avais succédé et n’avais jamais entendu parler de cette chose à cette époque. Lorsque, lors de mon premier rapport au chef de l’OKW, j’en parlai à mon chef, celui-ci fut surpris et me dit brusquement sur un ton sévère : « Mais il y a longtemps que c’est « interdit et il ne saurait en être question ».

LE PRÉSIDENT

Docteur Kubuschok !

Dr EGON KUBUSCHOK (avocat de l’accusé von Papen et du Gouvernement du Reich)

Monsieur le Président, Messieurs. La procédure intentée par l’Accusation contre les organisations est, en bien des points, une innovation. Pour la première fois, ce sont des organisations comprenant des millions de membres qui sont mises en accusation, pour la première fois une décision judiciaire atteindra la direction civile et militaire tout entière d’un État. C’est dire toute l’importance, mais aussi tout le caractère problématique que présente une telle procédure. Le défenseur de chaque organisation a donc, lui aussi, le devoir d’examiner tous les problèmes de fait et de Droit que soulève cette procédure.

L’Accusation fonde ses théories sur le postulat qu’il existe, d’après les théories juridiques généralement admises, une responsabilité pénale collective et, par conséquent, qu’une condamnation collective est possible en tant que telle. Quand l’Accusation essaie de légitimer une telle pensée par des exemples tirés de la législation pénale des différents pays civilisés, il faut par contre constater que tous les exemples cités ne comportent pas de condamnation collective, mais uniquement la condamnation d’un individu pour avoir appartenu à l’une des organisations reconnues criminelles. Il ne peut d’ailleurs en être autrement. Il ne peut y avoir de responsabilité pénale que pour un individu. Tout Droit pénal s’inspire du concept de la faute, de la reconnaissance d’un fait punissable, et sous-entend une volonté que rien ne saurait détourner de l’exécution de cet acte. Or la capacité de se rendre compte de la nature de l’acte et la volonté ne peuvent exister que chez un être humain.

Il en va autrement si, s’inspirant de l’état actuel des choses, on rend l’organisation responsable sur le terrain où elle conditionne une atteinte aux intérêts de l’État. C’est le terrain des infractions à l’ordre public et non pas celui des crimes idéologiques. Pour éviter ces infractions à l’ordre public, des lois ont été faites, qui rendent les organisations en tant que telles responsables sur le terrain de leur activité nuisible, et répriment ces infractions par des moyens qui touchent les organisations en tant que telles. Une sanction administrative ou policière réprimant une atteinte aux intérêts de l’État causée par une organisation est applicable, et de telles peines ont été en général établies par les législations des différents États. Ce Procès a été construit sur une constatation purement objective, indépendamment d’un examen, qui n’était pas possible ici, de la question de la culpabilité.

Partant de cela, il faut examiner quelle importance doit avoir la déclaration faite par l’Accusation. On y trouve en même temps une constatation de nature historique et portant un jugement de valeur. De plus, le fait de constater le caractère criminel d’une organisation est une sorte de mise au ban à posteriori d’une organisation qui, entre temps, a déjà été dissoute en fait et en Droit ! C’est aussi une proscription de tous les membres de cette organisation. Ils sont tous visés par la déclaration et, selon les paroles de M. Justice Jackson, les « mauvais » éléments sont séparés des « bons ».

En fin de compte, et c’est là la signification la plus décisive et la plus profonde de cette déclaration : s’inspirant de la loi n° 10 du Conseil de contrôle, elle reconnaît une responsabilité pour chaque membre de l’organisation. Cette loi n° 10 n’est encore dans une certaine mesure qu’un cadre juridique. L’article 2-d rend punissable le fait d’avoir appartenu à des organisations qui ont été reconnues criminelles par le Tribunal. Si un tel jugement est rendu par le Tribunal, la lacune qui existait jusqu’à présent dans la législation pénale sera comblée. Le nom de l’organisation condamnée entre, en quelque sorte, dans le texte des dispositions pénales et la nature criminelle de l’organisation est désormais éliminée comme élément constitutif de l’infraction. Par conséquent, la connaissance du coupable individuel n’implique pas forcement ce caractère de l’organisation. L’acte coupable qui doit donc être jugé par le Tribunal de la loi du Conseil de contrôle n’est que le simple fait d’avoir appartenu à ces organisations. Seuls, les éléments objectifs et subjectifs de l’appartenance à une organisation sont soumis à l’appréciation du Tribunal. Le membre de cette organisation mis en cause personnellement dans ce Procès est touché par une décision déjà prise de façon incidente, qui lui ravit tous les autres éléments subjectifs et objectifs dont il pouvait faire état et qui ne concernent pas sa qualité de membre en tant que telle. Il ne peut plus faire valoir qu’il n’a pas connu les buts criminels de l’organisation et qu’il n’a pas favorisé leur réalisation. Les motifs qui l’ont poussé à entrer dans l’organisation ou à y rester ne peuvent pas non plus être pris en considération dans la question de sa culpabilité.

Les effets de cette décision incidente s’appliquent encore au fait mentionné dans l’article 2, paragraphe 2 de la loi du Conseil de contrôle, selon laquelle le membre d’une organisation reconnue criminelle est responsable également de tous les crimes dont a été reconnue coupable l’organisation condamnée.

Le jugement prononcé contre l’organisation est donc prononcé pratiquement contre le particulier qui en fait partie. Cette fiction d’une responsabilité criminelle de l’organisation rendra possible ce qui n’a été, jusqu’à présent, reconnu par aucun des systèmes actuels de législation pénale : la faute des membres d’une organisation est soustraite aux particuliers pour être rejetée en totalité sur l’organisation. Par suite, si l’on reconnaît l’organisation coupable, il n’est plus nécessaire de prouver la faute de chaque membre en particulier.

En considérant ces conséquences et les effets de la déclaration qui touchent tous les membres de l’organisation en les discréditant, on ne peut aboutir qu’à la conclusion suivante en ce qui concerne la définition du caractère criminel de l’organisation, définition que devra donner le Tribunal faute de dispositions légales : le particulier, membre d’une organisation, devra forcément être pris en considération par le Tribunal ; le concept d’organisation ne pourra être que la somme des différents membres. Par conséquent, la procédure intentée aujourd’hui ne pourra être qu’une procédure intentée contre des individus membres d’une organisation et non pas contre une organisation considérée comme entité. C’est de là que découle la difficulté du Procès actuel qui, selon l’avis de l’Accusation, doit apporter un allégement technique aux procès ultérieurs, mais qui, selon le point de vue généralement admis de la faute individuelle, ne fera pratiquement que faire passer à un autre tribunal la charge de constater la faute. Ce tribunal a, évidemment, l’avantage de pouvoir se faire une idée plus complète des questions fondamentales, à la lumière de la procédure intentée contre les vingt et un accusés. En soi, c’est une idée très raisonnable que de vouloir faire constater la faute par un tribunal qui sera obligé de considérer les événements historiques dans leur ensemble. Il ne faut pas, cependant, méconnaître les limites du possible. Si le Tribunal n’avait qu’à déterminer les événements historiques et à juger si un certain nombre de membres des organisations accusées y ont participé, cette tâche serait relativement facile. Mais ce Tribunal doit donner une déclaration sûr l’ensemble des buts et des activités d’une organisation, déclaration qui doit s’inspirer de ce que savait, voulait et faisait chaque membre de l’organisation. D’où la difficulté de trouver une base pour une décision conforme au texte de l’Accusation.

On ne doit pas, non plus, passer sous silence un autre point de vue juridique généralement admis, lors de la définition de l’« organisation criminelle ».

Le Procès actuel, dans la mise au ban qu’il implique déjà dans ce jugement et dans sa décision incidente, valable pour le procès suivant, s’occupe du membre particulier de l’organisation. C’est précisément pour avoir appartenu à l’organisation qu’il doit être mis au ban et finalement puni. La loi qui déclare rétroactivement punissable l’appartenance à une des organisations en question, est sans aucun doute une loi nouvelle. La question juridique de la rétroactivité de la loi a déjà été traitée au cours du procès des vingt et un accusés. L’Accusation a déclaré à ce sujet qu’il était légitime d’atteindre par une loi rétroactive les actes à l’occasion desquels l’auteur était conscient de porter atteinte à la loi morale générale ou à l’ordre juridique mondial. Mais le cas est différent pour l’accusation contre les organisations. Maintenant, il ne s’agit pas de décider si un individu, en pleine connaissance de l’injustice de son acte, quoiqu’il n’y ait pas eu de loi l’interdisant à cette époque, a commis un acte criminel, mais il faut juger si l’on peut condamner quelqu’un pour avoir appartenu à une association. En supposant que l’organisation en question ait conçu et poursuivi des buts effectifs allant à rencontre d’une loi morale générale ou de l’ordre juridique mondial, cela ne suffit pas pour prouver que le membre de l’organisation ait eu conscience de sa culpabilité en entrant ou en restant dans l’organisation. Une organisation peut être criminelle, elle peut aussi exercer une activité criminelle, et cependant le membre qui entre ou qui reste dans l’organisation, même s’il a connaissance de ces faits, n’a pas à prendre sur lui, dans tous les cas, la faute de ceux qui se sont donné des buts criminels et qui les ont réalisés. C’est particulièrement évident pour une association qui avait à l’origine un but légal et qui, plus tard, s’est donnée en partie, ou entièrement, un but illégal qu’elle a poursuivi. Un membre qui reste alors, peut le faire pour des motifs divers qui ne sont pas forcément immoraux. O’n peut penser, qu’un tel membre se décide à rester dans l’organisation parce qu’il croit pouvoir, rien que par sa présence, exercer une influence sur la réalisation des buts illégaux, peut-être l’empêcher complètement ou en partie, ou du moins l’affaiblir. Un tel membre ne peut avoir, en ce qui concerne l’infraction qui lui est imputée, c’est-à-dire la simple appartenance à une association, conscience d’une faute criminelle ou seulement morale. Il ne peut juger de cette question que suivant la loi qui, réglant l’appartenance aux associations, était en vigueur au moment de cette action. Cette loi ne peut être que celle de son propre pays. On ne peut atteindre le membre d’une organisation que par la responsabilité criminelle établie par les lois et la législation de son pays, en ce qui concerne l’appartenance aux organisations. C’est pourquoi je vais indiquer en quelques mots quelles étaient les notions abstraites qu’un sujet allemand pouvait avoir sur cette question d’après la loi et la jurisprudence.

Il y a très peu de lois pénales allemandes concernant le caractère punissable de l’appartenance à une association. M. Justice Jackson a analysé ces lois dans son exposé du 28 février 1946. Toutes ces lois ne concernent qu’une procédure contre un membre pris individuellement. Voici la position ferme prise par le Droit et la jurisprudence allemands en ce qui concerne la question de l’appartenance à une association, dans les articles 128 et 129 du Code pénal et dans d’autres prescriptions légales semblables : l’appartenance formelle ne suffit pas pour constituer l’infraction, mais il est nécessaire qu’il y ait activité continue en faveur des buts interdits de l’association. Le membre doit témoigner par l’action qu’il appartient à cette association et contribuer sciemment à la réalisation de ces buts interdits. On ne considère pas comme suffisant que le membre montre ouvertement qu’il connaît les buts interdits de l’association ou qu’il fasse savoir ouvertement qu’il approuve ces buts en appartenant à cette association, mais il faut qu’il ait participé à la réalisation de ces buts par son activité personnelle dans l’organisation. D’après le Droit allemand, il ne s’agit donc pas de savoir si un membre, en appartenant à l’association, peut donner l’impression qu’il encourage les buts de l’association et qu’ainsi il renforce le crédit de l’organisation au dehors, et cela avec une certaine portée. Ainsi sont exclus tous les cas où n’est pas prouvée la connaissance des buts criminels ou une participation du membre à la réalisation de ces buts, mais avant tout aussi, les cas dans lesquels le membre n’a même pas approuvé ces buts, et a, au contraire, fait tout pour empêcher ou au moins atténuer la réalisation de ces buts.

Un membre d’une organisation pouvait donc, au cas où ses motifs pour entrer ou rester dans cette organisation étaient moraux, s’en remettre à ces principes abstraitement fixés du Droit allemand. Une loi rétroactive qui rend punissable, dans ces conditions, la seule appartenance à une organisation, ne peut donc aucunement être justifiée comme voudrait le faire l’Accusation dans le cas des accusés particuliers. Il ne s’agit pas ici, comme le suppose le Tribunal, d’une atteinte à un ordre juridique général ou à un concept moral général dont chacun peut déceler l’injustice. Dans la mesure où les motifs qui ont conduit les membres de l’organisation à y entrer ou à y rester ne sont pas moralement répréhensibles, une telle atteinte n’existe pas. En cherchant à définir le concept d’« organisation criminelle » qui est à la base du jugement qu’il prononcera, le Tribunal doit tenir compte de la conscience et de l’activité de chacun des membres de l’organisation. Il faut prouver que, du fait de son appartenance à l’organisation, chaque membre en a approuvé les buts et a participé à ses agissements.

En définissant le crime, il faut tenir compte du fait que tous les crimes mentionnés par le paragraphe 6 du Statut se rapportant à l’idée de guerre défendue et que, en particulier les crimes contre l’Humanité dont parle le paragraphe 6-c, sont en rapport avec la préparation ou l’exécution d’une telle guerre.

Je voudrais me résumer ainsi : l’organisation ne peut être reconnue criminelle que si chacun de ceux qui en on fait partie a participé au plan élaboré en commun d’une guerre interdite ou bien s’est rallié à un tel plan dont les conséquences ont été, de par la volonté de ceux qui l’ont élaboré, la perpétration des crimes dont parle le Statut. Non seulement chaque membre de l’organisation doit y avoir adhéré en toute connaissance de cause, mais aussi il doit avoir aidé par son activité à la réalisation de ses buts.

Je sais bien que cette argumentation juridique place le Tribunal devant une tâche difficile. Dans ma déduction, je suis parti du point de vue de l’Accusation selon lequel la déclaration qui sera faite doit examiner également la question de la culpabilité de chaque membre pris en particulier ; et, dans la procédure suivante, on ne s’occupera que des faits qui découlent de l’appartenance à l’organisation elle-même. Une conséquence absolument inévitable de ce point de vue est que le Tribunal devra, pour prendre sa décision, faire la somme des cas des différents membres, pour éviter que la décision qui va être prise maintenant n’implique déjà la culpabilité de chaque membre pris en particulier, sans que les cas aient été examinés individuellement. En effet, cela aurait pour conséquence de déclarer coupables sans qu’ils puissent être entendus, des gens, qui, en réalité, ne le sont pas. Pour l’éviter, il y aurait un moyen consistant à modifier le jugement qui ne ferait alors que constater objectivement des événements historiques, sans décider, en même temps, de la culpabilité subjective de chaque membre de l’organisation. A mon sens, une telle modification s’appuyant sur la loi du Conseil de contrôle peut aller à rencontre de certaines objections juridiques. On ne peut approuver une telle solution que si le Tribunal peut écarter ces objections juridiques et si l’on peut certifier que, dans les procès suivants, les cas de chacun des accusés sera examiné comme il doit l’être.

Si l’on pose en principe que l’organisation représente finalement la somme des différents membres, cela implique que la détermination du but suppose une volonté commune de tous les membres. On ne peut donc pas non plus procéder à la modification du but d’une organisation existante sans l’unanimité des membres.

Tous les membres doivent pour le moins connaître le nouveau but proposé et être décidés à travailler à sa réalisation. Autrement, au cas où ce nouveau but poursuivi serait criminel, l’organisation légale antérieure se diviserait en une organisation à tendance légale et une autre à tendance criminelle. L’organisation, dans son ensemble, ne pourrait alors être criminelle.

Il faudrait, en outre, apprécier s’il suffit à la détermination du caractère criminel d’une organisation qu’un autre but criminel vienne s’ajouter au but légal antérieur. Il faudrait que la qualification de « criminel » s’applique bien au but total de l’organisation, aussi bien du point de vue des personnes que du point de vue objectif. Si le but criminel n’est qu’un but partiel et que cela doive suffire à déclarer criminel l’ensemble de l’organisation, on discréditerait du même coup le but légal par cette détermination générale. Les actes accomplis en vue de poursuivre le but légal devraient-ils alors ne pas être valables en Droit comme étant les actes d’un groupement criminel dans son ensemble ?

Si l’on considère les cas du Gouvernement du Reich, il me paraît impossible de déclarer l’institution comme absolument criminelle en elle-même, s’il ne peut en même temps y avoir aucun doute que les actes indubitablement légaux ont ’eu des effets légaux. La législation du Gouvernement du Reich depuis le 30 janvier 1933, qui embrassait tous les domaines de l’administration de l’État, a pour la plus grande partie conservé aujourd’hui encore sa validité légale. Il serait absurde de considérer ces actes législatifs comme valables, si le but poursuivi par le Gouvernement a été criminel dans toute son étendue.

Il faut considérer le fait d’adhérer volontairement à une organisation comme une autre condition nécessaire à la déclaration réclamée par l’Accusation. Un volontariat qui ne doit pas jouer seulement lors de l’entrée dans l’organisation mais aussi, et surtout, si le but vient à se modifier, quand il. s’agit de demeurer ou non au sein de l’organisation. Il faudra donc examiner effectivement si la liberté de rester ou non au Gouvernement était garantie à tout moment, ou si l’état de choses légal et effectif l’avait suspendue tout au moins à partir d’une certaine époque.

Il faudra finalement apprécier s’il y a eu de tout temps entre les personnes que l’Accusation englobe sous le nom de « Gouvernement du Reich » une collusion étroite. Un tel lien pourrait seul justifier le fait qu’on considère des actes quelconques qui sont mis à la charge du Gouvernement comme ayant été accomplis par l’ensemble de celui-ci. Ce problème est clair du fait que l’Accusation, qui elle aussi considère tout à fait généralement comme nécessaire une collusion étroite entre les membres de l’organisation, s’est fondée pour la détermination de la catégorie de personnes qualifiée « Gouvernement du Reich », sur le critérium du droit à la participation aux séances de cabinet. Ces séances de cabinet ayant été suspendues à un moment donné, il faudra rechercher si un autre lien commun quelconque les a replacées plus tard et a uni les membres de la même manière, lors de l’exercice de l’activité envisagée par l’Accusation.

Partant de ces considérations générales à l’égard du problème de l’organisation en lui-même et du problème spécial que constitue le cas du Gouvernement du Reich, il faut maintenant examiner les résultats donnés par l’exposé des preuves pour établir si les éléments nécessaires pour une condamnation sont réunis.

Je voudrais d’abord traiter de la délimitation personnelle du groupe de personnes accusées. L’Accusation part du droit de participation aux séances de cabinet. Elle suppose donc que l’activité criminelle qu’elle a posée en principe s’est déroulée dans le cadre de la collusion personnelle assurée par les séances. Elle oublie cependant que nombre de personnes qu’elle énumère dans les appendices A et B de l’exposé des charges n’étaient autorisées à prendre part aux séances de cabinet que s’il s’agissait de consultations intéressant leur ressort. Si l’Accusation tend ouvertement à déceler la formation de la résolution commune des participants surtout en ce qui concerne les questions de politique générale, il faudra exclure d’emblée de la communauté envisagée les membres qui n’avaient un droit de présence qu’aux fins de consultation occasionnelle et partielle. Je renvoie aux appendices A et B où l’Accusation a exposé pour chacune des personnes qu’elle considère l’étendue de leur droit de participation.

Je voudrais dire au sujet de l’appendice B, que les commandants en chef des diverses branches de l’Armée, c’est-à-dire Fritsch, Brauchitsch, Raeder et Dönitz n’avaient, selon le décret du 25 février 1938 mentionné par l’appendice c, le droit d’assister aux séances du cabinet que sur ordre de Hitler, donc pas en général. En ce qui concerne la question de Droit que pose le cas de Keitel, je renvoie à la plaidoirie du Dr Nelte. Schirach, lui aussi, ne pouvait assister aux séances que lorsqu’elles intéressaient son ressort. Pour Axmann, cette remarque a été faite dans l’appendice B, mais on a oublié de la faire pour Schirach. Il faut donc compléter de la façon suivante l’énumération de l’appendice B : Fritsch, Brauchitsch, Raeder, Dönitz, Keitel et Schirach.

Outre les données ainsi fournies, je crois que le droit de participation du Commissaire du Reich Gereke était également restreint. Ce cas semble d’ailleurs particulièrement digne d’être mentionné, car Gereke a donné sa démission dès avril 1933.

Il faut également mentionner à cet égard ceux qui, tout en ayant un droit de participation aux séances de cabinet, n’avaient pas le droit de vote et n’étaient présents que pour information. Ce fut le cas du chef de la presse du Reich, Dietrich et du ministre d’État, Meissner.

La question de l’adhésion volontaire au Gouvernement du Reich ne peut être résolue de façon uniforme. Pour la question de l’entrée volontaire au Gouvernement, il faudra examiner avec une attention particulière les cas où des secrétaires d’État qui n’appartenaient pas auparavant au cercle des personnes visées par l’Accusation se trouvaient désormais, et du fait de la démission du ministre dont ils dépendaient, chargés de la direction des affaires ministérielles et acquéraient ainsi le droit de participer aux séances de cabinet. Ils ont assumé en quelque sorte de façon organique leur nouvel emploi dans le cours de leur carrière administrative.

Le fait d’être resté dans le cabinet doit être apprécié différemment selon l’époque. Au point de vue du Droit, il convient d’observer ce qui suit : selon l’article 11 de la loi sur les ministres du Reich du 27 mars 1930, les ministres du Reich pouvaient à tout moment demander leur renvoi. La loi sur la prestation de serment des ministres du 17 octobre 1934 (document n° 22) pourrait avoir introduit un changement dans la situation juridique. Les ministres devaient, en vertu de cette loi, jurer fidélité et obéissance à Hitler. On pouvait voir dans une démission une rupture du serment de fidélité et d’obéissance, ce qui la rendait inadmissible en Droit. La question peut cependant rester pratiquement en suspens ; la conséquence juridique du serment des ministres était en tout cas établie expressément et légalement par la loi sur les fonctionnaires allemands du 26 janvier 1937 (PS-2340) entrée en vigueur le 1er juillet 1937. La loi sur les ministres du Reich du 27 mars 1930 se trouvait donc sans effet du fait de cette loi. Son paragraphe 161 stipule que dorénavant les ministres du Reich ne peuvent plus être privés de leurs fonctions que par Hitler. Donc, à partir du 1er juillet 1937, la démission d’un membre du cabinet n’est juridiquement plus possible. On m’objectera qu’il y a cependant eu des cas où des membres du cabinet ont obtenu leur congé. Les cas de Gereke, Hugenberg, Papen, Schmidt et d’Eltz von Rubenach, tous antérieurs à cette époque, ne peuvent être pris en considération. Par la suite, différents membres du cabinet se sont efforcés d’obtenir leur renvoi. Pour la majorité, leurs efforts sont restés vains ainsi que nous l’avons souvent entendu dire au cours de l’audition des témoins des différents accusés. Beaucoup ont seulement obtenu de ne plus exercer leurs fonctions mais ont été pourvus extérieurement d’un nouveau titre ou d’un nouveau poste qui les faisait retomber dans le cercle des personnes visées par l’Accusation. Darré fut suspendu de ses fonctions officielles, et même banni, mais ne put obtenir son renvoi formel comme ministre. A cet effet, Schacht a longtemps poursuivi ses efforts pour rompre avec Hitler, ce qui l’a finalement conduit au camp de concentration. Le ministre d’État Popitz fut exécuté pour avoir participé au complot du 20 juillet 1944.

Nous voyons donc que, abstraction faite de la situation de Droit, il n’y avait effectivement pas de possibilité pour un membre du cabinet de démissionner contrairement à la volonté de Hitler.

L’Accusation elle-même admet qu’il faut constater, à côté de l’adhésion volontaire comme membre, une collaboration ferme des membres pour considérer le Gouvernement du Reich comme organisation ou groupe dans le sens du Statut. L’Accusation croit que cette collaboration ferme était garantie par les séances du cabinet et par la procédure d’échange de communications. Je démontrerai par la suite qu’il n’existe pas de collaboration collective des membres du cabinet et que, de plus, il s’en est même suivi une scission absolue dans le cabinet. Il résulte des témoignages que trois facteurs, se pénétrant fortement les uns les autres, ont provoqué le déchirement de toute cohésion intérieure du cabinet. Ce sont les trois phénomènes suivants :

1. La domination unique de Hitler qui s’étendit toujours davantage jusqu’à la dictature absolue.

2. L’établissement de relations de supériorité et d’infériorité des ministres, primitivement égaux en droit au sein du cabinet, par le droit qu’avaient les délégués généraux, les chargés de missions spéciales, etc., de donner des instructions.

3. Un secret sévèrement surveillé qui barrait la vue au ministre au-delà de ce qui dépassait son propre ressorti, ce qui supprimait ainsi la dernière possibilité d’une cohésion interministérielle.

A ce sujet, il est nécessaire d’observer le développement historique et d’en démontrer les causes.

On pourrait être enclin à supposer, dans les gouvernements du Reich jusqu’en 1932, une certaine « solidarité ministérielle ». A cette époque, des séances de cabinet avaient lieu constamment, au cours desquelles on déposait tous les projets de loi et où on discutait de toutes les questions qui touchaient le ressort de plusieurs ministres pour en délibérer et en décider. Lors de la décision, c’est la majorité des voix qui l’emportait. Et malgré tout, on n’admet pas de responsabilité ministérielle collective dans la théorie et la pratique de cette époque. Dans le Manuel de droit public allemand d’Anschütz et Thoma qui fait autorité en cette matière, le comte Marschall von Riberstein, professeur réputé de Droit public, dit en 1930, à la page 529 :

« Des principes généraux laissent paraître comme très précaire l’affirmation d’une responsabilité collective pour des décisions à la majorité, d’autant plus que dans la vie juridique on ne peut parler de responsabilité que pour des êtres vivants normaux. Une solide pratique d’État dans le sens d’une telle affirmation, ne peut pas être établie pour le Reich ; au contraire, les ministres compétents sont personnellement responsables... Avant tout, la pratique de la politique allemande ne connaît pas l’axiome de la « solidarité ministérielle » tel qu’il est reconnu à l’étranger, particulièrement en Angleterre, avec la conséquence d’une responsabilité collective pour des actes particuliers. » Cette négation d’une responsabilité collective est non seulement valable pour la responsabilité des ministres devant le Reichstag, mais aussi pour la procédure devant le Tribunal d’État, devant lequel les ministres peuvent être accusés et condamnés pour leur activité, en s’appuyant sur « l’impeachment » (accusation) anglais.

Ajoutez à cela qu’à cette époque déjà, les décisions du cabinet et ainsi la liberté de décision des ministres se trouvaient limitées : il appartenait seulement au Chancelier du Reich de déterminer les directives politiques, dont il portait par conséquent la responsabilité. Aucun conseil ni aucune discussion ne pouvaient être opposés aux ordres du Chancelier du Reich ; ceux-ci avaient un caractère obligatoire pour les ministres. Riberstein écrit à ce sujet dans son traité à la page 528 :

« ... Il en est autrement en ce qui concerne les empiétements dont la libre décision du ministre souffre du fait du caractère obligatoire des directives données par le chancelier. Étant donné que leur observation exacte est un devoir, il se trouve par rapport à elles dans la même situation que dans la hiérarchie administrative, celle d’un subordonné par rapport aux décisions d’une autorité supérieure : le contrôle du caractère conforme au devoir de son attitude lui est rendu impossible. De ce fait, et à partir de ce moment, il ne sera responsable que pour avoir agi conformément aux directives données et non pour avoir agi correctement. La responsabilité repose ici sur celui qui a donné les instructions. »

Cela était également valable pour la procédure devant le Tribunal d’État, l’« impeachment » allemand.

Nous devons donc par conséquent reconnaître que, déjà à l’époque d’un État allemand purement démocratique, dans la forme et dans la pratique, il n’existait pas de « solidarité » ministérielle malgré les séances du cabinet et que les ministres ne travaillaient du moins pas en étroite collaboration lorsque le Chancelier du Reich, au cours d’une séance du cabinet, faisait usage de son droit de déterminer les directives de la politique.

Pour l’époque antérieure à la formation du Gouvernement de Hitler, il faudra encore considérer que le pouvoir du Gouvernement, basé sur la législation d’exception en vigueur, s’était porté peu à peu sur la personne du Président du Reich. Nous voyons déjà, à cette époque que l’organisme normal de la législation, le Reichstag, n’a qu’une activité législative extrêmement réduite ; les lois faisant autorité sont publiées par le Président du Reich par la voie de décrets-lois. De ce fait, les ministres ne sont plus que des conseillers du Président du Reich. Pour cette évolution, il est symptomatique que déjà le cabinet von Papen avait été sciemment formé par Hindenburg comme cabinet présidentiel, que ce cabinet avait été formé par des gens qui avaient la confiance de Hindenburg et que celui-ci avait nommés comme spécialistes. De ce fait, la situation du Chancelier du Reich eut une importance bien plus considérable, étant donné que ni les ministres, ni le Chancelier du Reich n’avaient encore été nommés comme représentants des partis et se trouvaient donc plus indépendants vis-à-vis des partis que ce n’avait jamais été le cas jusqu’alors. Le Chancelier du Reich était l’homme de liaison entre le cabinet et le Président du Reich. C’est précisément cette situation qui lui donna la prépondérance sur les autres ministres.

C’est dans cette situation que Hitler devient Chancelier du Reich ; au début, son cabinet est aussi de nouveau un cabinet présidentiel qui s’appuie sur la confiance du Président du Reich et ses décrets-lois. Jusqu’à la publication de la loi des pleins pouvoirs du 24 mars 1933, toutes les lois ont été publiées comme décrets-lois et sont de ce fait soumises à la responsabilité du Président du Reich. La loi des pleins pouvoirs formait le facteur décisif pour le développement ultérieur. Les pleins pouvoirs législatifs furent enfin transférés au Gouvernement du Reich. Or ils étaient non pas personnellement remis à Hitler, mais au Gouvernement du Reich. Je ne veux pas prétendre que pour le Reichstag de l’époque, Hitler signifiait déjà le Gouvernement du Reich. Mais le Reichstag était indubitablement influencé par la pratique des décrets-lois exercée depuis longtemps par le Gouvernement. Voilà pourquoi ce Droit provisoire nouvellement créé n’avait, d’après son essence, d’autre but que le légaliser cette situation pour une époque critique à venir. C’est ainsi que les pleins pouvoirs étaient destinés aussi à un Gouvernement du Reich d’une structure intérieure, d’une nature et de conditions de travail comme il s’en était présenté au cours des cabinets présidentiels. Sans doute, la responsabilité personnelle que le Président du Reich avait assumée lors de la publication de l’ordonnance sur la législation d’exception n’a pas été transmise à Hitler. Mais il se précipita pourtant, si l’on peut dire, dans la-, brèche qui s’était ouverte du fait de l’élimination du Président du Reich. Extérieurement, cela se manifestait dans le fait que le droit de promulgation des lois qu’avait le Président du Reich lui fut conféré. A cela s’ajouta son droit de définir, comme Chancelier, les directives fondamentales de la politique. Les deux facteurs réunis affermirent, sans aucun doute, considérablement la position d’autorité de Hitler dans le cabinet vis-à-vis de ses ministres. La base de son autocratie future était posée.

Cela n’apparaît tout d’abord pas très clairement dans les méthodes de travail du cabinet. On ne prend plus de résolutions, mais on tient compte des contradictions des ministres qui provoquent dans certains cas le retrait ou la modération de projets de lois radicaux. Le droit du Chancelier du Reich pour la fixation des directives politiques fondamentales apparaît beaucoup plus puissant. Hitler revendique ce droit pour lui et évoque la responsabilité qui lui incombe, à lui seul. Plus importantes cependant que cette évolution à l’intérieur du cabinet sont les influences apportées de l’extérieur. Le Parti se met au travail et accomplit tout ce que le gouvernement néglige sciemment d’entreprendre. Le boycottage des Juifs et l’anéantissement des syndicats sont des mesures prises par le Parti. Les idées du Parti passent dans la masse. Celle-ci fait ce que le Parti désigne volontiers sous le slogan « Révolution ». Le témoin Gisevius a résumé cette évolution de la manière suivante dans son livre, pages 141 à 143 :

« Ce ne sont pas des isolés qui rejoignent le national-socialisme ; non. La masse, en tant que masse, se met en mouvement. Étant donné que personne ne veut être en retard sur les événements, tout le monde s’efforce de devancer cette évolution révolutionnaire d’une demi-longueur. On ne peut comprendre cette mise au pas totale qui s’est produite en ce début d’été 1933,, sous une pression forte, mais tout de même en quelque sorte d’une manière volontaire et spontanée, que grâce à ces impulsions réciproques, à ces mouvements irrationnels de l’âme de la masse... En tant que masse, ils créent une nouvelle volonté, ils forcent à prendre une nouvelle direction. »

Les anciens partis politiques se laissent prendre aussi dans ce mouvement. Ils se dissolvent volontairement. Ils ne s’en contentent pas et ils font encore à Hitler la promesse que leurs anciens membres collaboreront loyalement dans l’État national-socialiste ; ils y incitent leurs anciens membres. Le parti populaire bavarois donne « à chacun des anciens membres de son Parti, la liberté de collaborer sous la conduite directe de Adolf Hitler à l’édification de la nouvelle Allemagne ». Le parti du centre donne, par sa dissolution, « la possibilité à ses adhérents d’employer sans réserve leurs forces et leur expérience au service du Front National placé sous là direction de M. le Chancelier du Reich, pour fournir un travail positif dans le sens du renforcement de notre situation nationale économique et culturelle et pour collaborer sans réserve à la remise en ordre de l’État ». Même le parti social-démocrate, en partie du moins, ne reste pas en arrière, lorsque le comité régional du parti social-démocrate du Wurtemberg recommande à ses mandataires « d’exercer leur activité dans un sens qui ne laisse planer aucun doute sur leur esprit national ni sur leur volonté de soutenir la reconstruction politique de l’Allemagne selon les plans de la Révolution nationale ». La mesure influant sur l’attitude des masses se reflète dans le résultat des élections au Reichstag du 12 novembre 1933, dans lesquelles plus de 90% des électeurs ont voté pour la NSDAP. Je sais bien que des doutes planent sur l’exactitude de ce résultat électoral et sur la correction de la consultation électorale. Quels que soient les faits qui se sont produits ici dans le domaine de la corruption électorale et de la falsification électorale, une chose ne peut être mise en doute pour tout observateur objectif de la situation d’alors : à savoir que le résultat de manipulations de ce genre ne peut avoir en aucun cas une importance numérique suffisante pour permettre ainsi d’atteindre effectivement une majorité écrasante. On ne peut contester que les circonstances existant alors ont amené la grande majorité des électeurs, dans l’espoir d’obtenir un changement de la situation difficile, à mettre leur espoir dans le Parti, qui avait déjà permis de constater (du moins le croyait-on) le succès partiel de ses mesures économiques. Si l’on pense que les conceptions du Parti s’étaient répandues alors dans les masses et que l’idéologie du Parti culminait alors dans la personnalité de Hitler, un vote de cette nature et une opinion publique ainsi disposée constituaient la confirmation du principe d’autorité en lui-même. Le vote donnait les pleins pouvoirs au Chancelier du Reich comme Chef suprême du Parti et comme Chef du Gouvernement.

Cette évolution amena d’un côté un renforcement de la volonté de Hitler d’augmenter sa position de puissance, et, d’autre part, la plupart des membres du cabinet crurent ne pas pouvoir faire obstacle à une telle évolution. Ces considérations ne peuvent pas non plus ne pas avoir été influencées par l’idée qu’on ne pouvait pratiquement opposer aucune résistance à la revendication par Hitler d’une telle position de puissance. On se limitait donc essentiellement à éviter une évolution radicale et à adoucir, dans la mesure du possible, les changements entrepris en dehors de l’appareil de l’État. Ainsi nous voyons la législation clarifier un état de choses créé de l’extérieur et lui donner une forme légale plus modérée et ordonnée. Mais si, à ce sujet, l’on fait, aux membres du cabinet le reproche d’avoir peut-être adouci une situation illégitime, mais de lui avoir cependant donné une base légale, ces reproches sont dirigés, dans une grande mesure, contre les membres du cabinet qui provenaient du camp bourgeois. Ceux qui étaient appelés d’après les intentions nourries lors de la formation du cabinet, à limiter l’influence nationale-socialiste, auraient dû après cela s’opposer de toutes leurs forces à cette évolution néfaste. Ils auraient dû s’opposer à la masse influençable et déraisonnable, l’avertir et démissionner finalement de leurs postes en élevant une protestation d’alarme. Il est oiseux d’examiner la question de savoir si l’attitude de ces hommes était politiquement juste ou non, s’ils étaient des hommes fermes qui croyaient devoir éviter une résistance probablement sans espoir. Le seul point de vue essentiel, si l’on considère les choses sous l’angle du Droit pénal, est de savoir si l’on pouvait reconnaître alors que cette évolution a été une préparation de ce qui est arrivé plus tard et qui fait l’objet d’une accusation par le Statut. Si l’on avait évité avec la formation du Gouvernement le déchaînement d’une véritable révolution, d’une guerre civile, ils pouvaient se croire autorisés à faire au moins des sacrifices partiels à l’opinion générale, pour éviter une réaction dangereuse des masses surexcitées. On pouvait cependant espérer que l’évolution trouverait naturellement sa fin raisonnable dans le cadre des lois établies. Du point de vue politique, ce raisonnement était sans aucun doute faux. On sous-estimait les tendances de ceux qui ont, même par la suite, toujours poussé les choses plus avant d’une manière radicale. Il faut, toutefois, considérer que ce furent justement les membres du cabinet qui provenaient du camp bourgeois qui ne pouvaient pas se libérer de l’idée que le Chef d’État responsable trouverait la limite de l’évolution dans la raison pratique.

Ces ministres qui n’appréciaient pas la tournure que prenaient les événements ont cherché à arrêter l’évolution avec un résultat de moins en moins efficace. Leur effort eut d’autant moins de succès que l’autorité du Président du Reich, le poids de la droite bourgeoise et aussi la position de la Reichswehr ne suffisaient pas à constituer un contrepoids. Hitler sut gagner Hindenburg à sa cause. La droite bourgeoise ne constituait plus aucun front unitaire et cohérent : de fortes fractions se séparèrent et passèrent aux nationaux-socialistes. Les partis se désagrégeaient et leurs partisans étaient désormais privés de leur appui. Blomberg devint un disciple de Hitler. Les ministres en question n’avaient donc aucun appui d’un autre côté. Hitler faisait jouer contre eux sa nomination par le peuple et sa responsabilité unique en face du peuple. Une protestation ouverte se révélait pratiquement impossible. La publication du discours prononcé par Papen à Marbourg avait été interdite ; sa démission du cabinet, en raison de cet événement, diminua le cercle des ministres mécontents de l’évolution, et par suite, leur influence. Tout ministre qui se posait la question de sa démission devait compter avec le fait que son poste serait occupé par un homme nouveau qui ne s’opposerait pas à cette évolution mais qui ne ferait que la favoriser. Un ministre qui était véritablement familiarisé avec sa sphère de compétence ne consentait pas volontiers à la remettre entre des mains nouvelles de cette nature. Il est clair que ceux qui étaient placés devant cette question voulaient ne pas mettre en péril ce qu’ils avaient pu, dans leur sphère de compétence, atteindre, en freinant et en corrigeant l’exécution des lois, en menant leur politique personnelle au prix de grandes difficultés. Ils voulaient, au contraire, pour l’avenir, continuer à travailler dans le même sens.

La loi du 1er août 1934 sur le Chef du gouvernement de l’État est la conclusion légale et le point final de l’évolution poursuivie jusque-là. Cette loi est une loi du cabinet. Hitler demandait la fusion de ses fonctions avec celles du Président du Reich. D’après sa déclaration, cette fusion ne devait pas constituer une solution définitive ; il s’agissait seulement de tenir compte de la situation actuelle suivant laquelle il ne pouvait pas reconnaître un nouveau chef d’État au-dessus de lui, mais d’un autre côté, ne pouvait pas non plus se démettre de ses fonctions de Chancelier du Reich. Il insistait sur le fait qu’une décision populaire à intervenir après la mort de Hindenburg apporterait la sanction de cette mesure. Étant donné cette situation, le cabinet crut ne pas pouvoir s’opposer à la demande de Hitler. Le résultat de la consultation populaire était clair d’avance. Dans tous les cas, et même en cas de refus du cabinet de promulguer la loi, Hitler aurait atteint son but. La loi du cabinet du 1er août 1934 ne représente donc pratiquement rien d’autre qu’une loi préparatoire qui devait en tout cas être sanctionnée par une consultation populaire et qui l’a été en fait. La sanction légale de la dictature n’était donc qu’une confirmation du rapport de forces existant jusque là et une conséquence de l’existence de la volonté populaire alors prépondérante.

Cette loi avait créé une situation claire non seulement sous l’angle de la force politique, mais encore sous celui du Droit public. La loi représente l’application totale du principe monocratique en ce qui concerne les affaires de l’État. Hitler réunit dans sa personne les droits du Président du Reich — en particulier le droit de promulguer des décrets-lois — avec les droits du Chancelier du Reich de déterminer les directives fondamentales de la politique. Finalement, il prend en mains, en sa qualité de Chef suprême de la Wehrmacht, le plus puissant facteur de force de l’État. Pratiquement, tout organe de l’État dépend dorénavant de sa volonté et doit suivre ses instructions. Même le Cabinet du Reich ne fait pas exception à cette loi. Ce fait est encore souligné extérieurement par la loi du 16 octobre 1934 établissant l’obligation de la prestation du serment pour les ministres du Reich. Le nouveau serment des ministres concorde avec le serment général des fonctionnaires et des soldats et montre que la position de ministre s’était transformée en celle d’un fonctionnaire supérieur de l’État astreint à suivre des instructions.

Par conséquent, cette situation juridique entraîna une transformation dans la méthode de travail du cabinet et dans l’importance des séances du cabinet. Dans la mesure où il s’agissait de décisions de politique extérieure, Hitler se contentait de faire connaître ses décisions la plupart du temps dans un long monologue sur la situation politique générale. Par la suite il agissait seul et ne renseignait le cabinet que sur les faits accomplis. Le cabinet apprit de lui la réoccupation de la Rhénanie lorsque les troupes y eurent déjà pénétré. En ce qui concerne les mesures fondamentales de politique intérieure, comme par exemple les lois de Nuremberg, le cabinet comme tel n’y avait pas été associé auparavant. La majorité des ministres furent surpris par la proposition de loi faite lors de la session du Reichstag à l’occasion du congrès du Parti à Nuremberg. Pour les projets de loi de moindre importance et traitant plutôt de questions administratives, on ne présentait que le projet de loi terminé et son exposé des motifs. Pour éviter d’avoir à entendre des objections d’ordre technique en séance de cabinet, les projets de loi étaient, selon une instruction de Hitler, rendus « mûrs pour le cabinet » c’est-à-dire que l’on donnait dans un entretien préparatoire la possibilité aux ministres techniciens de présenter leurs objections d’ordre professionnel, à rencontre des ministres en titre qui avaient le droit de signer. Ce n’est qu’une fois ces objections écartées que le projet était présenté en séance de cabinet. Il n’y avait donc plus place pour une délibération en séance de cabinet. Les considérations de politique générale qui touchaient à ces projets restaient soumises à la décision unilatérale de Hitler. S’il surgissait un jour une question de politique générale pour laquelle le point de vue de Hitler n’était pas encore connu, la discussion de cabinet était suspendue jusqu’à ce que l’on eût reçu ses instructions. Les séances de cabinet avaient donc ainsi perdu non seulement toute signification politique, mais encore toute utilité pratique. De plus, Hitler ne convoqua le cabinet qu’à des intervalles de plus en plus éloignés jusqu’à ce que, finalement, après une dernière réunion en février 1938 qui était destinée uniquement à entendre une déclaration de Hitler, il n’y eut plus aucune séance.

Dorénavant, les séances de cabinet furent exclusivement remplacées par la procédure des circulaires. Les projets de loi étaient soumis sous forme de dossiers par le ministre qui les élaborait, aux autres membres du cabinet afin qu’ils pussent faire valoir leurs objections dans le domaine de leur propre compétence. Il va de soi que les questions politiques fondamentales et les mesures politiques que Hitler décidait d’après son appréciation personnelle ne faisaient jamais l’objet de la procédure des circulaires. Ainsi que l’examen des preuves l’a montré, la plupart des ministres n’ont pas eu connaissance des grands événements politiques autrement que n’importe quel autre citoyen. La plupart du temps, ils apprenaient les faits ultérieurement par la presse ou par la radio, à moins que, occasionnellement, quelque chose ne transpirât vers eux par une voie sécrète qui leur restait interdite. Ces voies peuvent avoir été plus nombreuses dans la sphère des ministres que partout ailleurs. Mais ces communications occasionnelles ne pouvaient pas leur permettre de se faire une image complète et sûre de la situation véritable. Eh fait, seuls les confidents immédiats de Hitler étaient complètement et exactement au courant des événements. Mais cette confiance ne dépendait pas du fait que le particulier revêtît une situation de ministre. La grande majorité des ministres qui n’appartenaient pas à ce cercle étroit ne prenait connaissance par exemple de l’entrée en Autriche, de l’institution du protectorat et du commencement des diverses mesures particulières de guerre, que lorsque ces mesures étaient déjà en cours et publiées.

La procédure des circulaires n’impliquait aucune solidarité personnelle des ministres. Même si les projets de loi étaient en général soumis à tous les ministres, — et cela n’a pas toujours eu lieu, ainsi qu’il résulte de la déclaration de Schacht — cela ne signifiait pas un travail en commun effectué par l’ensemble des ministres. Cela n’avait pour but que de donner à chaque ministre la possibilité d’examiner si les intérêts de son ressort étaient touchés par le projet. Ainsi chaque ministre était limité de force à sa compétence professionnelle. S’a tâche était uniquement limitée à présenter les objections de son ressort et de veiller à ce que son propre ressort ne souffrît d’aucun empiétement ou que sa compétence ne fût pas mise en question. Les intérêts de ressort sont des intérêts particuliers et la limitation des ministres à ceux-ci exclut les buts et les tâches d’ordre général. La forme et la limitation consciente du contenu de la procédure des circulaires devaient, en définitive, empêcher toute solidarité des ministres.

Dans la dernière phase de l’évolution, cette intention de Hitler a même apparu clairement et sans déguisement. L’exposé des preuves a révélé que ses ministres, dans la mesure où un nombre minime d’entre eux ne jouissait pas de sa confiance particulière, n’ont pas été admis durant des années à avoir un entretien avec lui et que tous leurs efforts dans ce sens ont été vains. Divers ministres ont essayé à plusieurs reprises de rétablir les séances de cabinet pour y retrouver une possibilité de discussion et d’information. Hitler le refusa en faisant remarquer qu’il ne voulait plus rien avoir à faire avec ce « club de défaitistes ». Il interdit même une réunion personnelle des ministres sous la forme d’une soirée organisée par Lammers.

Si l’Accusation part du point de vue que la totalité des membres du cabinet possédait le gouvernement effectif de l’État et que cette totalité a dirigé par sa volonté toute la politique dans le sens d’une guerre illégale, cette thèse est contredite par la division du cabinet en tant qu’organisme formant un tout et par la formation d’une seule volonté dirigeante en la personne de Hitler. D’autres faits peuvent encore prouver qu’il n’y avait pas d’activité cohérente entre les ministres. Entre la directive venant de Hitler et son exécution dans le ressort de chaque ministre, on crée des services supérieurs qui, de nouveau ont, de leur côté, le droit de donner des instructions au ministre. Le ministre en titre s’éloigne donc encore davantage de la place où se forme la volonté qui décide ; dorénavant, il n’est plus que l’organe d’exécution de deux services qui se suivent et lui donnent des instructions. Le « Délégué au Plan de Quatre ans », le « Conseil des ministres pour la défense du Reich », le « Délégué général à l’utilisation de la main-d’œuvre », et autres institutions semblables ont été créés par Hitler lui-même et dotés par lui personnellement de pleins pouvoirs législatifs. Ces services ont même, pour la plupart, la possibilité non seulement de forcer le ministre compétent lui-même à promulguer certaines instructions et ordonnances administratives, mais ils peuvent encore les émettre d’eux-mêmes et s’adresser directement, par-dessus le ministre en titre, aux services subordonnés à ce dernier. Il est manifeste que ce démembrement a été voulu par Hitler. Le cabinet en tant qu’organe d’exécution de ses ordres législatifs lui parut trop grand, trop compliqué et trop paralysant, et la position des ministres dans leur ressort lui parut encore trop indépendante. C’est pourquoi il délégua un certain pouvoir législatif à quelques groupes ou à de petits groupes qui, se composant d’hommes jouissant de sa confiance particulière, assuraient mieux l’exécution rapide de ses désirs. Par la création de ces nouveaux rapports de subordination, il affaiblit la puissance des ministères. Du fait du chaos créé par la multiplicité des relations de subordination et de commandement, du fait de la difficulté de délimiter les compétences et les autorités, l’ordre de Hitler est la dernière issue, le seul fil conducteur sûr. Ses instructions sont dorénavant devenues absolument nécessaires, les ministres sont réduits à s’en tenir à elles. L’image que l’Accusation a donnée de l’importance d’une communauté qui se manifestait dans les séances du cabinet s’est donc ainsi changée du tout au tout. Un appareil étatique absolument nouveau s’est mis à fonctionner : une direction suprême unique dans la personne de Hitler, une couche intermédiaire directement créée par lui et subordonnée à lui seul, sous la forme des institutions nouvellement créées et dont nous venons de parler, qui étaient dirigées par des hommes qui, en partie, n’étaient pas membres du Gouvernement du Reich, tel qu’il est défini par l’Accusation, et, pour finir, comme organe d’exécution, l’ensemble des divers ministres en titre qui, dans cette organisation administrative, sont tout naturellement réduits uniquement à leur propre sphère de compétence.

Il faut enfin considérer comme autre facteur empêchant la solidarité ministérielle l’ordre donné par Hitler sur le secret absolu.

Aucun ministre ne devait savoir plus que ce dont il avait absolument besoin pour l’accomplissement de sa tâche particulière. On pouvait même garder vis-à-vis du ministre le secret sur certains incidents qui avaient eu lieu dans son propre ressort. Je me réfère à l’affidavit Harmening qui montre que le secrétaire d’État avait été chargé des préparatifs de la guerre de Russie, projetée sans que le ministre en eût eu connaissance, et qu’il avait reçu l’ordre de garder le secret vis-à-vis de son ministre. Rien ne saurait montrer plus clairement que Hitler ne dévoilait ses plans qu’à ceux qu’il chargeait de les exécuter et qu’il considérait aptes à ce travail, indépendamment de leur situation.

Tout ce qui, dans un régime démocratique est considéré comme une affaire générale intéressant le cabinet tout entier est ici attribué à un service et considéré comme la tâche exclusive de celui-ci. Ce qui, en soi, devait être une affaire de gouvernement recevait le caractère d’une simple affaire administrative, liquidée alors au moyen de simples ordonnances administratives. Cette liquidation s’effectuait derrière les cloisons du service, par-dessus lesquelles aucun autre ministre n’avait le droit ni la possibilité de jeter un coup d’œil. Comme exemple particulier, je veux souligner la manière dont fut traité le problème des camps de concentration et ce qu’on a appelé plus tard la « solution finale de la question juive ». Sur un ordre spécial de Hitler, Himmler traita cette question comme une question purement administrative pour laquelle son service seul était compétent. Pour cette affaire aussi, l’ordre fondamental sur le secret absolu vis-à-vis des autres ministres était valable.

Ce développement doit être pris en considération quant au point de vue de l’Accusation selon lequel la totalité des membres du cabinet aurait, depuis le début, collaboré étroitement et en secret avec Hitler au plan de la guerre illégale et à ses effets ultérieurs, et travaillé à son exécution.

La collaboration nécessairement confidentielle d’un groupe de conspirateurs ne correspond absolument pas à l’évolution que j’ai décrite. Les efforts de Hitler pour limiter et contrôler de toute manière la responsabilité des ministres, ses efforts pour transformer l’activité responsable de l’ensemble du cabinet en une direction des services respectifs, la création de services interministériels placés au-dessus des divers services ministériels et en dehors du cabinet, ses efforts pour empêcher aussi la solidarité personnelle des ministres, ne peuvent en aucune façon être mis en accord avec la thèse de l’Accusation.

Le devoir du défenseur exige toutefois que soit examinée la question de savoir si et quand le groupe de personnes désigné par l’Accusation a pu décider de préparer et de commettre les crimes mentionnés par le Statut. Certaines déclarations du Ministère public semblent indiquer qu’il voudrait situer la date de cette décision au 30 janvier 1933, jour de la formation du cabinet. L’affirmation que le cabinet avait été créé dans un but criminel s’y rapporterait logiquement. Je n’ai que peu à dire au sujet de cette question et n’ai qu’à me référer à la déclaration que j’ai faite lors de la défense de l’accusé von Papen. Pour compléter les raisons indiquées à ce moment-là, je voudrais simplement ajouter la déclaration que Brüning fit en 1932 au ministre comte Schwerin von Krosigk. Je renvoie à ce sujet à mes affidavits n° 1 et 3. A ce moment-là, Brüning qui était le Chancelier du Reich responsable, se rendit déjà compte de l’impossibilité de gouverner presque uniquement au moyen des décrets-lois du Président du Reich, devant la crise économique et politique qui se poursuivait. Il déclara qu’on ne pouvait lutter efficacement contre l’agitation des nationaux-socialistes qu’en obligeant chacun à assumer une responsabilité. Il est intéressant de constater que cet homme d’État conscient de sa responsabilité confirmait à ce moment-là déjà ce qui devint un fait six mois plus tard après l’échec des efforts tentés pour échapper à cette conséquence. Ce développement politique obligatoire, ainsi que la nécessité de Droit public de former un gouvernement et la composition hétérogène de ce groupement, devaient en tout cas démontrer que le Gouvernement n’avait pas été formé dans un but criminel. Je voudrais ajouter enfin qu’il n’y a eu que très peu d’entrevues avec les différents membres du cabinet et qu’un grand nombre de ces membres, étant donné qu’ils avaient fait partie du Gouvernement précédent, n’avaient été repris dans le nouveau cabinet que sur le désir du Président du Reich Hindenburg. A l’idée d’un acte criminel constitué par la formation du cabinet, s’oppose d’ailleurs le fait que Hindenburg qui était responsable de la formation du cabinet au point de vue du Droit public et a effectivement contribué dans une grande mesure à cette formation n’est pas compris sur la liste des personnes fournie par l’Accusation dans les annexes A et B. En outre, comme des membres décédés ont également été cités et que le groupe des membres du Gouvernement n’a pas été défini selon le Droit public formel, mais d’après des points de vue pratiques, je crois pouvoir conclure de ce fait que le Ministère Public lui-même ne peut pas considérer la formation du Gouvernement du Reich du 30 janvier 1933 comme un acte criminel.

L’Accusation suppose tout au moins l’existence d’un plan commun en vue de commettre les crimes mentionnés par le Statut, dès le début de l’activité du Gouvernement, et croit pouvoir trouver dans l’évolution de la législation du cabinet un indice de la volonté uniforme de faire cette guerre illégale. Pour le moment, je ne veux pas traiter cette question des prétendus indices, et veux plutôt étudier une époque particulièrement importante pour cette question.

Il s’agit du 5 novembre 1937, date de la conférence de Hitler avec son ministre de la Guerre, avec les trois commandants en chef des diverses armes de la Wehrmacht et avec le ministre des Affaires étrangères du Reich, au cours de laquelle il a solennellement exposé ses projets d’avenir. A cette occasion, je n’ai pas besoin d’insister sur la question de savoir si, à ce moment-là, Hitler a donné à ceux qui étaient présents un compte rendu absolument exact de ses projets, question qui a déjà été abordée par les défenseurs des divers accusés. Une chose cependant ressort clairement des déclarations qu’il fit à ce moment-là : il communiquait ces projets pour la première fois à un groupe de gens très restreint. S’il a reconnu alors solennellement qu’il dévoilait à l’assistance ses projets les plus secrets et qu’il avait intentionnellement évité de mettre le cabinet au courant de décisions aussi importantes, comme cela se pratiquait dans les autres pays, cela montre qu’il a pour la première fois parlé de ces choses à ce groupe de gens choisis et qu’avant tout, les autres membres du cabinet devaient continuer à ignorer ses projets. Hitler exposa dans ses considérations la nécessité d’une guerre imminente. Il prétendit qu’il s’en était rendu compte au cours des quatre années pendant lesquelles il avait gouverné, et qu’il avait acquis l’expérience que la vie de la nation ne pouvait être garantie par des moyens économiques. Même si nous restons sceptiques sur la véracité de cette déclaration de Hitler, une chose cependant est impossible : il n’a pu y avoir depuis le 30 janvier 1933 de plan commun entre lui et tous les membres du cabinet en vue d’une guerre criminelle, comme le croit le Ministère Public, s’il explique le 5 novembre 1937, à une partie de ces membres, que la décision et les préparatifs de la guerre sont nés des circonstances et sont le résultat de l’observation du développement des choses au cours des quatre dernières années. Si Hitler souligne encore expressément qu’il exclut les autres membres du cabinet de cette communication, cela montre clairement qu’il jugeait que le cabinet n’était pas apte à apprendre de tels projets. Cela prouve clairement que, jusqu’à ce moment-là au moins., il n’y avait pas eu de projet commun du cabinet, puisque ce projet ne pouvait naître que sous la direction de Hitler.

Quand une telle décision commune aurait-elle pu être prise après le 5 novembre 1937 ?

Après le 5 novembre 1937, il n’y eut plus qu’une seule séance du cabinet, le 4 février 1938, au cours de laquelle Hitler n’informa l’assistance que des changements de personnel du moment, sans en donner les raisons et encore moins sans exposer des projets de guerre quelconques.

Si l’Accusation considère le droit de participer aux séances de cabinet comme un lien entre les membres du cabinet, il lui faudra constater que, par la suite, ce lien cessa d’exister. Il est vrai que les séances de cabinet furent remplacées dans une certaine mesure par le système des circulaires employé désormais exclusivement. Il faut cependant considérer à ce propos que le système des circulaires en soi eût peut-être été propre à poursuivre un but collectif qui existait déjà, par divers actes législatifs. On ne saurait cependant concevoir qu’un tel projet commun eût pu être élaboré en vue d’un crime aussi étendu, par ce simple système de circulaires. Il faut qu’il y ait un contact direct quelconque pour une décision de ce genre, dont la nature veut qu’elle reste secrète. Ce serait possible dans le cadre d’une séance de cabinet. Mais c’est impossible avec le système des circulaires écrites.

Par delà toutes ces considérations, il faut constater d’ailleurs que, d’après le résultat de l’examen des preuves, un tel plan prévoyant le déclenchement de la guerre illégale n’a jamais été communiqué au cabinet et qu’il a encore bien moins été discuté ou même élaboré en commun.

Il faut que j’envisage à présent le point de vue de l’Accusation selon lequel l’activité législative du cabinet doit être considérée comme ayant tout entière poursuivi le but de la guerre d’agression. L’Accusation croit qu’avec cette législation on s’efforçait de donner à Hitler un contrôle absolu et de le renforcer, afin de préparer et de mener ainsi la guerre d’agression.

L’Accusation sait que ni l’établissement du contrôle absolu, ni les différentes lois promulguées par le Gouvernement n’étaient contraires au Statut. Elle croit cependant pouvoir établir de la façon suivante le rapport entre ce contrôle absolu ou les différentes lois et les crimes visés par le Statut : dès le début, le plan aurait été élaboré en vue des crimes mentionnés par le Statut. Pour atteindre ce but et pour éviter une résistance contre ces projets, le contrôle absolu sur l’Allemagne était nécessaire. Une série de lois promulguées par le Gouvernement aurait servi à établir ce contrôle. Ces lois auraient en partie permis de reconnaître cette intention directe ; par leur caractère inhumain et terroriste, elles auraient favorisé la réalisation de cette visée. L’Accusation part du point de vue que la dictature a été la condition nécessaire des crimes ultérieurs définis par le Statut et que l’établissement de la dictature constitue déjà une partie du projet de ces crimes. A cela il faut répondre qu’il est impossible de conclure d’un effet à une cause, pour prouver ensuite que la cause devait forcément produire l’effet. Cette manière de voir ne serait exacte que si l’établissement de la dictature pouvait trouver sa seule raison d’être dans la préparation de crimes. Elle porte à faux si l’établissement de la dictature peut apparaître nécessaire ou seulement souhaitable pour d’autres motifs. De tels motifs ont existé. L’appel à un pouvoir unifié est un phénomène naturel dans les périodes de crises particulières. Un pouvoir centralisé est en état de prendre plus vite les mesures nécessaires pour supprimer les tensions. Partout et toujours une tendance à la centralisation s’est donc manifestée en de telles époques. C’est même prévu dans le Droit public de chaque pays. Des mesures d’urgence transfèrent alors le pouvoir d’un groupe important comme le Parlement à un cercle plus restreint. Nous avons eu déjà cette évolution en Allemagne à une époque où nous pouvions être regardés comme un pays à gouvernement foncièrement démocratique. Le droit de légiférer par décrets-lois, déjà largement en vigueur au temps de Brüning, en est une preuve. J’ai déjà indiqué auparavant que l’idée de la centralisation reçut un stimulant supplémentaire du fait que le Parti était imprégné des pensées du Führer. Le peuple croyait voir la raison profonde de la crise économique dans l’absence d’une direction centralisée. Le peuple allemand avait sans doute reçu avec la Constitution de Weimar le cadeau de la plus pure démocratie, mais il n’avait pas été éduqué durant tout son passé. Il lui manquait une éducation progressive, base d’une pensée démocratique, et la formation d’un jugement critique. Il faut donc expliquer psychologiquement que lorsque la république démocratique a eu de graves difficultés économiques, on n’en a pas vu la cause dans les événements réels, mais dans l’absence d’une direction centralisée. Le principe du Führer et d’une direction unique des destinées entre les mains d’un seul était donc populaire. Il trouva un écho dans les plébiscites qu’il faut, en chaque cas, regarder comme une reconnaissance des directives de la NSDAP et, par conséquent, de la pensée du Führer. On ne peut douter non plus du fait qu’une concentration poussée très loin et un alignement de tous les domaines sous les ordres d’un service supérieur unique ont eu, sous maints rapports, des conséquences favorables lors de l’application de mesures économiques de grande envergure et incontestablement très osées.

LE PRÉSIDENT

Il serait temps peut-être de suspendre ?

Dr KUBUSCHOK

Oui, Monsieur le Président.

(L’audience est suspendue.)
Dr KUBUSCHOK

Je disais avant la suspension que l’évolution des faits pouvait légitimer la création de la dictature. Je continue.

A elle seule, cette reconnaissance justifierait déjà nécessairement, du point de vue du Droit pénal, une coopération des membres du Gouvernement à l’évolution vers la dictature. En tout cas, la conclusion absolue de l’Accusation qui tend à considérer nécessairement l’établissement de la dictature comme l’intention d’une guerre d’agression se trouverait ainsi exclue. Quant aux lois du Cabinet du Reich aussi, que l’Accusation traite de mesures terroristes d’oppression, elle les considère comme le moyen d’instaurer une dictature consolidée en vue d’une guerre d’agression. A ce sujet, elle considère en particulier la législation antisémite. Là aussi il faut seulement envisager cette dernière sous le point de vue suivant : peut-on considérer son but et son contenu comme la préparation effective à une guerre d’agression ? Le Ministère Public a rappelé qu’en 1942, Himmler a déclaré dans son discours de Posen qu’il était heureux de voir exclu un danger intérieur provoqué par la juiverie dans ce stade avancé de la guerre. Si on la considère superficiellement, une telle déclaration peut donner lieu à la conclusion suivante : toutes les mesures législatives et administratives qui furent prises contre les Juifs dans une lente progression auraient effectivement tendu à ce succès salué par Himmler. A ce sujet, on devra pourtant distinguer d’abord ce qui a été imposé aux Juifs en fait de restrictions dans le domaine législatif et ce qui a été réalisé par l’administration exercée par Himmler en fait de mesures d’internement et d’extermination. Les dernières seulement, la séparation des Juifs du reste de la population, leur internement absolu dans des ghettos polonais et des camps de concentration et, finalement, leur extermination physique, constituaient ce que Himmler pouvait considérer comme facilitant la poursuite de la guerre. Au contraire, si les lois publiées par le Gouvernement du Reich, ainsi que celles de Nuremberg, promulguées par le Reichstag, expriment indubitablement des mesures d’oppression à coup sûr absolues, aucune d’elles ne prévoit l’isolement complet des Juifs du reste de la population. Ces lois aboutissent finalement à l’élimination des Juifs de postes publics et de l’Économie et à une restriction personnelle de leur liberté qui portent atteinte aux droits les plus élémentaires de l’individu. Elles visent manifestement, dans leur réalisation, à rendre plus difficile de toutes façons la vie aux Juifs en Allemagne. A leur propos, on se propose partout de pousser les Juifs à l’émigration. Je crois justement que ce dernier point de vue montre que la persécution des Juifs, dans la mesure où elle a résulté de la législation, n’a même pas été visé indirectement par la consolidation de la dictature à la guerre d’agression. On ne peut, d’une part, viser la guerre d’agression et créer, d’autre part, à l’aide de mesures législatives, une situation qui pousse obligatoirement à l’émigration ceux qui ont été privés de leurs moyens d’existence. Si l’on voulait une guerre d’agression, il eût été plus insensé de rejeter des membres de la communauté nationale, de s’en faire ainsi des ennemis et de les pousser à l’étranger, vers des pays qu’il fallait justement considérer dans le cadre du projet de guerre comme des futurs ennemis. Je pense donc que toute la législation hostile aux Juifs peut être ainsi écartée dans notre examen limité aux violations du Statut.

Pour terminer, je voudrais seulement ajouter encore qu’une grande partie de ces lois n’a peut-être pas vu le jour avec le plein accord de tous les membres du cabinet, mais que ces lois portent aussi clairement les signes d’un compromis : une partie des ministres s’est appliquée à en atténuer la tendance générale et à les limiter dans leur application comme je l’ai déjà montré à l’occasion de la défense de l’accusé von Papen. La coopération d’un ministre à de telles lois ne prouve pas le moins du monde qu’il est d’accord avec la tendance de la loi ou qu’il l’a approuvée. A ce sujet, je voudrais me reporter à l’explication qu’au cours de son interrogatoire le témoin Schlegelberger a donnée sur sa lettre adressée à Lammers. Schlegelberger nous dit qu’une branche quelconque du parti, probablement le service racial des SS, avait projeté la déportation en masse des demi-Juifs vers l’Est. Le ministère de la Justice avait pu donner son avis à cause d’une question de divorce qui se présentait. Sa première prise de position, qui consistait simplement en un refus des mesures projetées dans la lettre à Lammers, avait été inutile. Ce dernier s’était donc senti obligé d’adoucir la mesure par une proposition pratique quelconque. D’où sa proposition, selon le désir du service racial, d’éviter la reproduction des demi-Juifs, mais qui n’atteignait pas les demi-Juifs qui n’étaient plus aptes à procréer. A ce sujet, il propose aussi qu’un demi-Juif soit excepté de la déportation vers l’Est, au cas où il se soumet à la stérilisation. Il est difficile devant une telle proposition de ne pas considérer d’abord les sentiments humains et de juger avec l’objectivité nécessaire à une procédure judiciaire. On ne peut en venir ici qu’à ce résultat : on a tenté de détourner par un moyen, certes barbare, les mesures encore plus dures auxquelles il fallait s’attendre.

C’est certainement un grave problème que de savoir dans quelle mesure quelqu’un peut participer à une mauvaise action pour en empêcher une pire. En tout cas, là aussi il faut tenir compte des motifs. Pour les questions qui intéressent ce cas-ci, il faut noter que la proposition de Schlegelberger, elle aussi, tendait à empêcher au moins l’éloignement des demi-Juifs du reste de la population allemande. Cela seul est décisif lorsqu’on tient compte des points de vue défendus dans le discours tenu par Himmler à Poznan dans le cadre des considérations d’une guerre d’agression.

Si maintenant je considère le reste de la législation, je peux laisser hors de cause celle qui se rapporte à l’époque qui a précédé le 30 juin 1934. Je renvoie à ce sujet à mes déclarations dans le cas Papen.

La loi du 3 juillet 1934 qui justifiait les mesures prises le 30 juin est considérée par l’Accusation comme la première loi d’une injustice manifeste, par laquelle on avait sanctionné ultérieurement des crimes. Là aussi, il faut partir d’abord du point de vue que les mesures du 30 juin 1934 n’ont aucune relation avec le plan d’une guerre d’agression. On ne peut établir quelles étaient les intentions de Röhm lui-même, et dans quelle mesure il était en relation avec certains services de la Reichswehr. En tout cas, l’élimination d’un homme comme Röhm et de son entourage ne peut être considérée comme la suppression d’un obstacle aux plans d’une guerre d’agression. Si, en outre, on a tué encore d’autres ennemis de Hitler qui n’avaient aucune relation avec Röhm lui-même, il s’agit sans conteste d’un assassinat pur et simple, mais — en tenant compte des personnalités en question — on ne peut voir là de corrélation avec une guerre d’agression.

D’après son contenu, la loi ne considérait comme exempts de punition que ceux qui « ont agi en vue de déjouer les plans tendant à la haute trahison ». La loi ne concerne donc pas les cas touchant des personnes hors de la sphère de Röhm. Certains ont été condamnés pour les autres. Hitler a déclaré, en vertu de son droit d’amnistie, qu’ils ne devaient pas être punis. A ce sujet, je renvoie aux affidavits Meissner et Schwerin von Krosigk, ainsi qu’aux dépositions du témoin Schlegelberger. La plupart des ministres savaient que les relations entre Hitler et Röhm étaient tendues ; ils furent surpris par les événements. Les renseignements que Hitler leur fournit sur les événements, à la séance de cabinet du 3 juillet 1934, concordaient dans l’essentiel avec ses déclarations à la séance du Reichstag du 13 juillet 1934. A la suite de ces exposés, les ministres étaient obligés de penser qu’il s’était effectivement agi d’une entreprise de haute trahison et que les mesures de défense immédiates prises par Hitler avaient été nécessaires pour empêcher une plus grande extension de la révolte. Hitler lui-même avouait que, dans une certaine mesure, des abus avaient eu lieu et que des personnes avaient été arrêtées qui n’avaient rien à voir avec la révolte. Pour ces cas, il promit une enquête judiciaire.

Si la loi — dans son texte — se limitait effectivement aux personnes qui avaient participé à la révolte, les ministres croyaient pouvoir en endosser la responsabilité. Il se peut qu’on ait des objections contre cette loi. Mais il ne faut pas oublier que la répression de cette révolte pouvait paraître un remède définitif à une situation de désordre et de brutalités constantes créée par les partisans de Röhm. C’est pour cela qu’on ne peut pas tirer de cette loi la conclusion que, dorénavant, toutes les mesures irrégulières du point de vue du Droit formel devaient être sanctionnées ultérieurement et soustraites à la voie juridique normale. Il peut paraître admissible que l’on veuille supprimer définitivement un tel sujet d’insécurité, surtout lorsque la culpabilité des personnages atteints par la loi paraissait évidente. En tout cas, beaucoup de personnes croyaient à l’époque, devant la manière légale dont ce cas avait été traité, que le principe de l’obligation de poursuivre aussi les crimes politiques était maintenu.

L’Accusation a particulièrement souligné les lois qui ont trait au réarmement et qui, pour cette raison, doivent déjà indiquer le plan d’une guerre d’agression. A ce sujet, l’Accusation traite de la création d’un Conseil de défense du Reich en avril 1933 et des deux lois secrètes sur la défense du Reich, de 1935 et 1938.

Dans sa déposition, l’accusé Keitel a expliqué qu’on avait créé en 1929 déjà un comité interministériel de travail s’occupant des questions de la défense du Reich. Ce conseil n’avait absolument rien à faire avec les questions touchant aux opérations ou à la stratégie ou avec les questions d’armement et d’acquisition de matériel de guerre. Il délibérait au contraire exclusivement sur les mesures qui devaient être prises dans le secteur civil au cas où le Reich serait amené à participer à une guerre. En faisaient partie surtout les préparatifs d’évacuation en cas de guerre, mesure incontestablement défensive.

Le travail effectif du comité ne changea en rien lorsqu’on avril 1933, au lieu de la collaboration volontaire de certains rapporteurs ministériels, chaque ministre fut obligé d’envoyer un rapporteur à ce comité. C’est seulement dans ce but que les ministres se réunirent en un Conseil de défense du Reich. A ce titre, aucune assemblée n’a jamais travaillé ou tenu conseil. Le travail fut, au contraire, effectué dans le Comité de défense du Reich de la même manière qu’auparavant. Nous trouvons un aperçu général de ses travaux dans le Livre sur la mobilisation des autorités civiles, publié par lui en 1939, et qui représente un résumé des mesures d’organisation à prendre dans le secteur civil en cas de mobilisation. Le contenu de ce livre ne montre en aucune manière une tendance agressive. Les préparatifs faits sont une mesure protectrice naturelle de l’État pour les cas d’une guerre. On ne peut considérer comme indice de plan en vue d’une guerre d’agression le seul fait que les travaux de ce comité aient été tenus secrets. Ce n’était que naturel et d’usage courant que toutes les mesures, même celles qui avaient trait à la défense territoriale, ne fussent pas communiquées au public.

La tâche du Comité de défense du Reich a persisté d’une manière ininterrompue jusqu’au début de la guerre. Elle n’a pas changé non plus lorsque, par la loi secrète sur la défense du Reich du 21 mai 1935, le Conseil de défense du Reich — qui, en 1933 avait été uniquement fondé sur une décision du cabinet — fut établi sur une base législative.

Ce Conseil de défense du Reich n’a jamais siégé ainsi que le prouvent les interrogatoires de Göring, Lammers, Schacht, Keitel et Neurath. Pas une seule fois il n’a tenu conseil et une procédure d’échange d’idées par écrit n’a jamais été employée. La seule activité qui fût exercée le fut comme auparavant par le Comité de défense. Le Conseil de défense du Reich restait simplement l’organisme qui couvrait le comité.

La loi sur la défense du Reich du 21 mai 1935 créa aussi le poste de délégué général à l’Économie de guerre. Celui-ci avait le droit de s’assurer en temps de paix déjà des forces économiques pour le cas d’une guerre et de donner des ordres en ce sens. En fait, Schacht, comme délégué général à l’Économie de guerre, n’a jamais pris de mesures en cette qualité. Pratiquement, les tâches de cette charge ont déjà passé en 1936 au délégué au Plan de quatre ans. Là aussi, il faut remarquer que des mesures d’organisation préventives pour le cas d’une guerre sont quelque chose de tout naturel. A elles seules elles ne peuvent constituer un indice d’une guerre d’agression. La position économique et territoriale, particulièrement exposée, de l’Allemagne, obligeait celle-ci à prendre des mesures économiques pour le cas d’une guerre. On ne pouvait pas se permettre de commencer les préparatifs après le début des hostilités seulement, car l’économie allemande non organisée n’eût pas été viable, dès le début, en cas de guerre.

L’Accusation oppose à l’idée de préparatifs uniquement défensifs, l’idée que des mesures défensives n’avaient pas lieu d’être, puisque aucun État n’avait l’intention d’attaquer l’Allemagne. A cela, on doit répondre que la direction d’un État à la responsabilité de parer aussi aux possibilités les plus éloignées, lorsqu’il s’agit de questions vitales. Il n’existe jamais de moment où un État peut, pour un laps de temps prévisible, exclure absolument tout danger de guerre venant de l’extérieur.

Lorsque, après le décret de Hitler du 4 février 1938 des changements se produisirent dans la direction de la Wehrmacht, on ne s’aperçut même pas, tout d’abord — puisque le Conseil de défense du Reich n’était jamais entré en action — que sa composition, d’après la loi sur la défense du Reich de 1935, n’était plus en concordance avec ce décret. C’est seulement lorsque Keitel, chef du comité, fit remarquer ces désaccords, qu’on les supprima par la nouvelle loi sur la défense du Reich du 4 septembre 1938 et qu’on construisit — puisque dans le régime nazi on était très large au point de vue organisation et qu’on aimait les exagérations et les grossissements artificiels — un immense organisme. Le Conseil de défense du Reich fut transformé, le comité subit quelques modifications au point de vue de ses membres. En dehors du « délégué général à l’Économie de guerre », on institua « un délégué général à l’administration ». Ces deux hommes, avec le chef du Haut Commandement de la Wehrmacht, formaient un triumvirat ; répartis en divers groupes, la plupart des autres ministres leur étaient subordonnés. A l’exception de la commission, tout cet appareil ne devait entrer en action qu’au déclenchement des hostilités, et c’est à ce moment seulement que les pouvoirs législatifs étendus conférés au triumvirat devaient devenir effectifs. Lorsque la guerre éclata réellement, Hitler ne s’occupa cependant pas de ces préparatifs sur le papier, mais il institua le Conseil des ministres pour la défense du Reich qui prit ainsi pratiquement la place des organisations qui avaient existé jusque là. C’est plus tard seulement, lorsque le système législatif du conseil des ministres fonctionna trop lentement, que les pleins pouvoirs du triumvirat réapparurent et qu’on se servit d’eux pour étayer des ordonnances. Bien que le triumvirat eût été chargé de tenir prêtes les mesures nécessaires uniquement dans l’intérêt de la Défense, charge qui incombe à tout ressort, on ne peut pas en déduire qu’il existait une intention d’agression et pas même qu’on avait conscience d’une guerre imminente. Les préparatifs de guerre de ce genre naissent toujours de la nécessité de prévoir une guerre. Ils ne signifient cependant pas qu’une guerre d’agression soit projetée. Si l’on admettait le contraire, on serait obligé de considérer que tous les États préparent des guerres d’agression, car aucun État ne peut se passer de tels préparatifs. Le triumvirat n’eut pas de consultations jusqu’au début de la guerre, il ne peut donc avoir travaillé à une guerre ou forgé les plans d’une guerre d’agression. Il en est de même pour le Conseil de défense du Reich. Il est vrai que deux séances eurent lieu. Le fait qu’une partie seulement des douze membres du conseil assistèrent à ces séances, et par contre un très grand nombre de rapporteurs des divers ressorts, montre combien les séances étaient insignifiantes, combien surtout elles étaient peu indiquées pour l’élaboration de plans secrets. Ce vaste cercle de personnes en cause — une fois, quarante personnes environ étaient présentes, une autre fois, soixante-dix personnes — n’aurait pas permis que l’on discutât d’un sujet qu’il fallait traiter avec tant de discrétion. En réalité, ces deux séances se sont réduites à ceci : l’accusé Göring a communiqué certaines parties du texte de la loi sur la défense du Reich qui n’avait pas été publiée. Il n’y eut d’ailleurs pas d’autres réunions ou de communications par écrit avec les membres du conseil. On peut donc dire en résumé qu’un organisme a bien été créé pour le cas d’une guerre, mais qu’il n’a pas travaillé pratiquement. Si cet organisme avait vraiment dû préparer une guerre d’agression, le grand nombre des tâches qu’il aurait déjà fallu déterminer d’avance aurait sans aucun doute déjà nécessité, en temps de paix, un travail réel de la part de cet organisme.

La loi sur la réorganisation de la Wehrmacht du 16 mars 1935 et la loi militaire du 21 mai 1935 ont également été discutées par l’Accusation. Je ne veux pas juger ici si ces lois constituaient une violation du traité de paix de Versailles ; en ce qui concerne l’appréciation du point de vue du Droit pénal, il importe seulement de savoir si la promulgation de ces lois doit être considérée comme un indice de plan d’agression. Rien que la publication nécessaire du texte tout entier de ces lois montre qu’elles ne pouvaient contenir un tel plan. Le fait que la loi du 16 mars 1935 ne prévoyait qu’un nombre de divisions relativement petit exclut à lui seul l’idée d’une guerre d’agression. Le service militaire obligatoire n’est pas non plus un indice de plans d’agression. Le service militaire obligatoire fut institué dans la plupart des Etats et avait, en dehors de l’augmentation des réserves en hommes, des bases idéologiques incontestables.

En ce qui concerne l’appréciation de ces lois sur l’organisation militaire, il faut tenir compte de ce que l’institution du service militaire obligatoire en mars 1935 rendait nécessaire une nouvelle structure de l’organisation militaire. A ce sujet, rien n’avait été prévu pratiquement au cours des années précédentes. C’est pour cela qu’il n’est pas étonnant que l’on décrète maintenant les lois de base nécessaires. Cette création obligatoire d’une organisation nouvelle rendait nécessaire les lois visées sans que l’on pût en tirer une conclusion sur le projet d’une guerre.

En ce qui concerne la question de savoir si tous les membres du cabinet étaient au courant, il n’est pas nécessaire de considérer si, au déclenchement des hostilités, l’armement allemand était effectivement prêt à l’attaque ou non. La base législative — car c’est seulement à ce point ’de vue-là que la plupart des membres du cabinet avaient affaire avec les questions d’armement dans le cadre de leurs ressorts — ne pouvait donner aucune idée de l’étendue effective du réarmement. Des ministres en étaient réduits aux faits qu’on leur expliquait. Les généraux eux-mêmes défendaient le point de vue que cet armement, d’après son étendue, ne pouvait avoir qu’un caractère défensif. Hitler lui-même ne leur avait pas fait part de son intention de faire une guerre d’agression.

Enfin, il faut encore mentionner la loi du 13 mars 1938 qui proclamait le rattachement de l’Autriche à l’Allemagne. Cette loi n’a pas été décidée par la totalité des membres du cabinet. Auparavant aucune communication n’avait été faite aux ministres sur la marche des événements. Ils n’avaient appris l’entrée des troupes que par la voie habituelle.

En ce qui concerne les autres lois traitées par l’Accusation, l’idée d’un rapport avec la préparation d’une guerre d’agression est, à mon avis, tellement éloignée que je n’ai pas besoin de les discuter en détail. On ne peut nier les motifs concrets de la promulgation de ces lois. Ils sont contenus dans les exposés des motifs officiels qui figurent dans mon livre de documents. Ces exposés des motifs ont été joints aux projets de loi lors de leur mise en circulation et constituaient donc les sources d’information des ministres sur l’esprit et le but de la loi. Au reste, ces lois ont été promulguées après le moment où, d’après ce que j’ai prouvé précédemment, une union cohérente des membres du cabinet n’existait plus.

Ce dernier point de vue se rapporte tout particulièrement aux lois parues pendant la guerre et qui n’ont pas été citées en détail par l’Accusation. Un fonctionnement collectif du cabinet ne peut, en aucun cas, être pris en considération pour cette période. A cette époque apparut la transformation totale, au point de vue organisation, du procédé d’élaboration des lois, dans le simple fait extérieur que les lois importantes furent promulguées par les’ services récemment créés et munis des pleins pouvoirs législatifs pour les divers domaines d’activité.

Le point capital était constitué par les décrets et les ordres du Führer, particulièrement en ce qui concernait toutes les questions politiques fondamentales et générales. Cela excluait à priori tout travail autre que celui purement spécialisé et limité des ministres. L’idée de l’union des membres du cabinet prenant librement des décisions et agissant en commun était depuis longtemps devenue une illusion. Pour chaque loi, ne peut donc être tenu pour responsable qu’un seul ministre ou plusieurs ministres intéressés, mais pas le cabinet tout entier.

L’Accusation considère encore que les crimes tels qu’ils sont définis par le Statut, ont constitué un but de l’activité du Cabinet du Reich du fait qu’une liaison étroite aurait existé entre les services supérieurs de l’État et le Parti. Certains ministres auraient détenu les plus hautes fonctions du Parti. La loi assurant l’unité du Parti et de l’État aurait, garanti une collaboration du Parti et des services de l’État. Par cette infiltration du Parti dans la direction de l’État, les idées du Parti seraient pratiquement devenues la base de la direction de l’État.

En réalité, ni la loi assurant l’unité du Parti et de l’État, ni les décrets ultérieurs, ne purent assurer une collaboration totale du Gouvernement avec le Parti. En fait, c’est ici qu’on remarque le plus clairement la différence de conception existant entre les ministres et les services dirigeants du Parti. Les ministres considéraient leur tâche administrative comme une pure affaire d’État. Avec l’appui de décrets de Hitler, le Parti devait mener une lutte constante pour obtenir une collaboration croissante de la part des services d’État. Le témoin Schlegelberger l’a démontré d’une manière saisissante. Il a déclaré qu’une grande partie du travail dans les services de l’État, en particulier au ministère de la Justice dont il avait la charge, consistait à empêcher l’influence des services du Parti, qui cherchaient toujours à s’imposer, de pénétrer dans les services du Gouvernement. Jusqu’à la fin de la guerre, nous avons vu des décrets du Führer qui avaient pour but cette réalisation, signe que la pénétration projetée dans l’administration n’a jamais complètement réussi au Parti. C’est pourquoi il n’est pas possible de suivre l’Accusation lorsqu’elle dit que, par suite de l’immixtion du Parti, l’appareil de l’État a été pratiquement un instrument du Parti.

En résumé, je peux donc en arriver à la conclusion, qu’il ne ressort d’aucune manière des débats que les membres du groupe de personnes citées par l’Accusation aient voulu dans leur totalité la guerre d’agression et ses conséquences criminelles définies par les dispositions du Statut, se les soient même fixées comme but et aient dirigé toute leur activité en ce sens. Pour autant que l’on puisse parler d’une certaine cohésion du cabinet jusqu’en 1934, la vision claire de ce but n’a peut-être même pas existé à l’époque chez Hitler. Si ce dernier a peut-être envisagé cette possibilité et en a tenu compte dans ses décisions, l’ensemble des circonstances montre pourtant que cette communauté de personnes accusées ici constituait l’objet le moins qualifié pour être mis au courant de tels plans ou bien seulement de telles possibilités. Si, le 5 novembre 1937, Hitler n’a pas jugé le cabinet digne de recevoir la communication de la première divulgation de ses buts et si, une fois sa position consolidée, il a procédé à un démembrement de son cabinet et poussé le désir du secret au point que des questions de préparation à la guerre concernant un ressort déterminé furent, comme dans le cas Darré, tenues secrètes même aux ministres intéressés et ne furent révélées qu’à un technicien qualifié, on peut en déduire nettement que l’ensemble des membres du cabinet ne peut avoir connu le but prétendu, ni avoir consacré son activité en ce sens. Si la thèse de l’Accusation était juste, Hitler s’en serait tenu aux organisations existantes et n’aurait pas entrepris un bouleversement complet des personnalités dirigeantes de l’État. Ses conspirateurs et soi-disant fidèles acolytes auraient été les plus qualifiés pour exécuter aussi le plan concerté, après l’avoir conçu. Il semble également, à considérer les personnes faisant partie du cabinet, que ce soit une absurdité de penser à une collaboration aussi étroite et aussi intime entre les membres du Cabinet et Hitler. Il s’y trouvait des hommes de tous les bords. Pour la plupart, les ministres spécialisés, que Hitler avait en partie trouvés sur place et en partie introduits lui-même, n’étaient pas des adhérents du Parti et n’avaient pas non plus approché Hitler auparavant. Psychologiquement, on ne peut expliquer comment et quand Hitler a pu amener ces gens à adopter non seulement ses idées partisanes comme but de leur activité commune, mais encore les grands crimes prévus par le Statut. Nous voyons également un changement perpétuel dans les personnes des membres du cabinet. Des gens comme Hugenberg, Papen, Schmidt, Eltz von Rübenach et Schacht quittent le cabinet. Tous, ils ont des différends avec Hitler, mais ceux-ci se situent habituellement dans un domaine beaucoup moins important que les crimes du Statut ne le représentent. Or, d’après l’Accusation, tous ces gens sont censés s’être soumis aveuglément au plan criminel depuis le début de leur activité ministérielle. Cela s’accorde-t-il, pour citer le cas Eltz von Rübenach dont s’est occupé l’Accusation, avec le fait qu’un homme exprime ses scrupules religieux à l’égard des idées nazies au moment de la remise de l’insigne du Parti, si d’autre part il a déjà fait siennes des perspectives criminelles de cet ordre et y a consacré son activité depuis des années ? Ne ressort-il pas justement avec clarté de sa lettre adressée à Hitler qu’il ne doutait aucunement de l’intégrité du travail du cabinet ? Comment un homme comme le ministre Popitz a-t-il pu être lié à la réalisation de ces buts, lui qui, comme conjuré du 20 juillet 1944, a payé de sa vie sa résistance active ?

C’est un petit cercle que celui des personnalités englobées par l’Accusation dans le concept de « Gouvernement du Reich ». Justement à cause de cela, il est un exemple lumineux du danger qu’il y a à comprendre le caractère d’une communauté de personnes, et ainsi les personnalités individuelles, en adoptant la définition proposée.

L’Accusation vise encore particulièrement le Conseil de cabinet secret et le Conseil des ministres pour la Défense du Reich. Du Conseil de cabinet secret, je n’ai pas besoin de dire grand-chose. Il ne s’est jamais réuni et n’a par conséquent jamais pris de décision ni agi en aucune manière. A la base de sa création, on trouve des motifs personnels qui touchaient au ministre des Affaires étrangères sortant, von Neurath. Dans ce Conseil de cabinet, fondé uniquement en Droit mais jamais entré pratiquement en activité, aucun plan n’a pu être élaboré et rien n’a pu être fait pour sa réalisation.

Par le décret de Hitler, le Conseil des ministres pour la Défense du Reich a été créé au début de la guerre. Il y a une chose qui m’est incompréhensible : la raison pour laquelle l’Accusation fait une place à part au Conseil des ministres et l’accuse comme institution particulière, dans le cadre du Gouvernement du Reich. Tous ses membres appartenaient au cabinet ; à l’exception de Lammers, ils sont même au grand complet au banc des accusés. La définition proposée ne devrait donc avoir aucune valeur pratique devant cette pluralité de personnes, à moins que l’Accusation elle-même, ait des doutes sur l’effet de ses arguments en ce qui concerne la totalité du cabinet et veuille au moins assurer comme minimum de sa requête une condamnation de cette fraction des membres du cabinet.

Les arguments que j’ai présentés pour le Cabinet du Reich sont pareillement valables pour le Conseil des ministres. Au reste, l’Accusation n’a pas fourni les explications qui mettent en lumière la participation du cabinet aux crimes indiqués par le Statut.

Je conçois que le cadre de ce Procès, même pour le petit cercle des membres du Gouvernement, n’offrait pas la possibilité d’éclaircir quels avaient été les intentions, les faits et les motifs des membres considérés individuellement. La prescription du paragraphe 9 du Statut est une prescription facultative. Elle doit présenter une simplification technique dans la façon d’envisager les grandes communautés de personnes. Le cas du Gouvernement du Reich est celui d’un cercle assez restreint : dix-sept de ses membres sont présents au banc des accusés ; vingt autres seulement sont encore en vie. Il y a suffisamment de possibilités matérielles et juridiques — et le rôle qu’elles ont joué jusqu’à présent dans la vie officielle en fait une nécessité — de juger leur activité passée en toute clarté, objectivement et subjectivement, au cours d’un procès spécial. Il n’y a aucune raison pratique pour les réunir tous maintenant dans un même concept, de les proscrire tous ensemble, y compris les morts, par le même verdict et de les priver d’une objection portant sur une partie essentielle de leur défense au cours de la procédure ultérieure. Dans le cas du Gouvernement du Reich, des considérations opportunistes ne peuvent pas conduire à sacrifier des principes généraux de la vie juridique à des exigences d’ordre pratique.

En conclusion, je me considère comme obligé d’exprimer encore la pensée suivante, qui touche d’une manière générale le problème des organisations. M. Justice Jackson dit que des considérations d’opportunité étaient déterminantes pour le verdict demandé par l’Accusation. Il pense que, dans le cas contraire, un grand nombre de ceux qui ont participé aux crimes ne pourraient pas être atteints. Peut-être les acteurs anonymes resteraient-ils dans une certaine mesure à l’arrière-plan. Il pense voir également une raison politique pour l’énoncé du verdict demandé, dans le fait que les « bons » doivent être séparés des « mauvais ».

J’ai déclaré au cours de mon exposé que la condamnation générale d’une organisation provoquerait nécessairement et, sur des points essentiels, définitivement, la condamnation de personnes qui sont peut-être innocentes. Ce sacrifice d’un principe absolu de Droit pour des raisons d’opportunité politique est-il réellement nécessaire et peut-il être défendu ? Et le but politique recherché sera-t-il en fin de compte atteint de cette manière ?

Plus le cercle de ceux qui sont atteints par un jugement est large, plus l’effet déshonorant recherché perd de sa valeur. Si plusieurs millions de membres sont déclarés criminels et si l’on considère que les proches et les amis de ces réprouvés seront eux aussi touchés par une déclaration de ce genre, je pense que l’on n’obtiendra pas ce que l’on attend d’une distinction entre les « bons » et les « mauvais ». Si l’on élargit le cercle de cette façon apparaîtront d’une façon particulièrement claire aux yeux du juge tous ceux qui, selon son opinion, n’ont commis ni voulu aucun mal. L’effet escompté ne peut être atteint que si le cercle des personnes considérées est limité à une mesure qui permet, même en procédant à une appréciation critique, de faire une discrimination équitable des éléments qui sont réellement mauvais.

La possibilité de retrancher moralement et, pour une part, effectivement, du corps de la nation toute une partie de la population a ses limites. Je demande que cela soit pris en considération si l’on veut arriver à un apaisement général.

Je ne crois pas non plus que le jugement demandé soit nécessaire pour infliger une sanction aux coupables restés anonymes jusqu’à présent. Ceux qui peuvent être considérés comme coupables sont connus pour la plupart. Leur triage dans les camps d’internement et les procédures de dénazification permettent de dépister facilement les vrais coupables.

Si par conséquent une condamnation de l’ensemble des membres de l’organisation n’est pas nécessaire pour atteindre les buts visés, une atteinte portée aux garanties assurées par la loi, qu’une telle condamnation entraîne forcément, semble particulièrement regrettable.

L’une des choses les plus déprimantes que nous avons connues en Allemagne sous le régime nazi était le sentiment de l’insécurité devant les lois. Nous, que notre profession mettait en rapport avec ces choses, il nous fallait voir tous les jours ce que signifiait, pour un homme ayant le sens de la justice, la certitude que ce n’était pas un système juridique basé sur certains principes et sur un code qui assurait à l’individu la protection et qui en faisait seul un homme libre. Le sentiment de cette insécurité qui faisait qu’on pouvait à tout moment être atteint à la suite de considérations politiques quelconques, par ce système de violation du Droit fondamental de l’homme, pesait sur chaque allemand. Étant donné le changement total de la situation, tous les Allemandes voudraient que cet état de choses soit supprimé définitivement et pour toujours. Les expériences du passé leur montrent que le principe de la justice doit être sans compromis. On veut vivre dans la conviction que seul peut perdre sa liberté celui dont la culpabilité a été établie nettement au cours d’une procédure judiciaire munie de toutes les garanties légales imaginables. C’est pourquoi les regards de la foule se tournent pleins d’attente vers le premier Tribunal qui doit aider ce principe foulé aux pieds pendant des années, connu de tous comme un programme à vaincre de nouveau. Nous qui avons été appelés à participer à cette procédure, nous avons constaté que cet espoir s’est confirmé dans toutes les phases du Procès. Maintenant, c’est au Tribunal de décider si une condamnation conforme à la demande du Ministère Public doit aussi frapper des innocents. Des représentants du Ministère Public ont déclaré, il est vrai, qu’une application restreinte des possibilités juridiques permettra de réduire le nombre des personnes à poursuivre ultérieurement par voie judiciaire au point que seuls les vrais coupables seront frappés. Même si cette intention pouvait être pleinement réalisée dans chacune des zones particulières d’occupation, il faut prendre en considération qu’indépendamment de cette pratique dont il faut espérer qu’elle sera appliquée, il reste le fait que le jugement prononcé fournit la possibilité légale de poursuivre un individu parce qu’il a fait partie d’une organisation. Même si l’on n’est pas d’accord avec moi sur cette possibilité, la question matérielle et juridique qui a trait au Procès est si problématique qu’il n’existe pas pour les divers membres non coupables la garantie légale absolue qu’ils ne seront pas poursuivis. Il en résulterait finalement qu’un grand nombre de gens vivraient dans une insécurité latente et ne pourraient pas prévoir s’ils seront un jour poursuivis et condamnés en vertu de cette possibilité légale. Seraient d’ailleurs atteints surtout les cas de moindre importance qui seraient certainement toujours reportés à plus tard par les tribunaux nationaux.

Devant le nombre extraordinaire des membres et des adhérents visés par le Procès contre les organisations, on créerait ainsi pour des milliers, de gens une situation qui leur interdirait ce que nous considérons comme le but suprême, c’est-à-dire retrouver le sentiment de la sécurité assurée par le Droit et la Loi.

LE PRÉSIDENT

L’audience est suspendue jusqu’à 14 heures.

(L’audience est suspendue jusqu’à 14 heures.)