DEUX CENT QUINZIÈME JOURNÉE.
Vendredi 30 août 1946.

Audience du matin.

LE PRÉSIDENT

Le Tribunal a reçu une requête du Dr Steinbauer qui demande la permission de présenter un affidavit pour l’accusé Seyss-Inquart. Est-ce que le Ministère Public a eu l’occasion de voir cet affidavit ? Est-ce qu’il y voit une objection ?

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Monsieur le Président, je ne crois pas que tous mes collègues aient eu l’occasion de voir cet affidavit. Nous ne l’avons d’ailleurs reçu que ce soir. Si, donc, Monsieur le Président, vous pouviez nous donner une ou deux heures, nous donnerions notre réponse plus tard.

LE PRÉSIDENT

Je vous en prie.

SIR DAVID MAXWELL-FYFE

Comme vous le voudrez, Monsieur le Président.

Dr LATERNSER

Monsieur le Président, je ne vous demande que quelques instants.

Sur la base d’une lettre que j’ai reçue hier soir, je puis prouver qu’il existait un ordre écrit interdisant des préparatifs quelconques pour une guerre microbienne active. J’en ai déjà parlé à Sir David. La lettre devait être traduite et on devait discuter à nouveau le point de savoir si elle devait être admise comme preuve. Je désirais seulement faire cette déclaration afin que la présentation de cette lettre ne soit pas considérée comme tardive.

LE PRÉSIDENT

Docteur Laternser, vous voulez dire que la lettre sera traduite et remise au Ministère Public qui nous fera savoir s’il est d’accord pour que cette lettre soilt prise en considération. Cela doit être fait aujourd’hui ?

Dr LATERNSER

Oui.

LE PRÉSIDENT

Très bien. Général Taylor, vous avez la parole.

GÉNÉRAL TELFORD TAYLOR (Procureur adjoint américain)

Monsieur le Président, Messieurs les membres du Tribunal. Dans l’Acte d’accusation, le Ministère Public demande une déclaration de criminalité contre six groupements ou organisations. Pour rendre plus claires la détermination des charges et la préparation des témoignages, cette classification en six parties convient parfaitement puisqu’elle reflète exactement la structure officielle du IIIe Reich.

Néanmoins, si l’on veut approfondir encore la question, le IIIe Reich n’était pas sextuple, — sa structure était plus simple — le IIIe Reich était une machine politique et une machine militaire. Il était incarné par le parti nazi et l’Armée et cherchait à réaliser ses buts par leur intermédiaire. Ses succès en Allemagne et à l’étranger étaient réalisés par ces deux instruments. La Wehrmacht doit surtout sa résurrection au parti nazi ; le Parti, de son côté, aurait été impuissant et incapable sans la Wehrmacht. Comme l’a dit le général Reinecke, les deux piliers du IIIe Reich étaient le Parti et l’Armée, et chacun d’eux était lié au succès ou à la faillite de l’autre.

L’appendice B de l’Acte d’accusation détermine les chefs et les principaux instruments du Parti et de l’Armée. Pour le Parti, l’Acte d’accusation désigne par exemple le Corps des chefs politiques ainsi que les membres des SS comme principaux instruments exécutifs du Parti. Pour l’Armée, l’Acte d’accusation désigne les généraux en chef qui avaient la plus grande autorité pour la préparation et l’exécution des plans et des opérations.

La composition de ce groupement de chefs militaires a été décrite par le Ministère Public au cours de l’exposé principal, et il ne reste que peu de choses à dire a titre d’illustration. La Défense invoque l’argument que ces chefs militaires ne constituaient pas un groupement au sens usité dans l’Acte d’accusation. Les arguments qui viennent à l’appui de cette objection technique ne sont, je crois, pas solides, mais je veux y répondre directement et clairement.

Un certain nombre de points traités par la Défense sont basés, soit sur l’incompréhension, soit sur une mauvaise interprétation délibérée de la définition du mot groupement dans l’Acte d’accusation. Ainsi, plusieurs témoins ont déclaré que r« État-Major général » était composé de jeunes officiers d’un grade relativement subalterne et qui tenaient le rôle d’assistants aux commandants en chef. Cette interprétation entraîne une confusion avec ce que les militaires connaissent sous le nom de « Corps d’État-Major général », les diplômés de l’École de guerre. Comme le Ministère Public l’a expliqué au début, l’Acte d’accusation ne concerne pas ces officiers. Étant donné que cette déclaration ou une déclaration du même ordre constitue une attaque contre le nom appliqué par l’Acte d’accusation au groupement des militaires, cette question n’a aucune portée. Il n’existe ni expression ni terme particuliers consacrés en anglais ou en allemand pour désigner les chefs de la Wehrmacht ; l’Acte d’accusation réunit les expressions « État-Major général » et « Haut Commandement » comme expliquant le mieux ce qu’étaient les chefs des quatre états-majors de l’OKW, de l’OKH, de l’OKM et de l’OKL, qui étaient tous les organismes de première importance dans les plans militaires et les commandants en chef qui dirigeaient les opérations. Ensemble ils représentent toute la direction militaire.

Quelques autres questions techniques de moindre importance ne méritent qu’une brève mention. On a prétendu que le tableau d’organisation joint aux affidavits de Halder, Brauchitsch et Blaskowitz ne dépeint pas exactement la hiérarchie du commandement. C’est exact : le tableau ne visait pas à montrer la hiérarchie du commandement. Les affidavits n’en parlent pas et le Ministère Public n’a rien prétendu de tel. La question de savoir sa, Keitel aurait dû être placé dans la même case que Hitler au lieu d’avoir unie case à lui tout seul n’est pas plus pertinente. Aucune de ces questions concernant le tableau en question n’entraîne l’addition ou l’exclusion d’un seul membre du groupement, ou n’affecte la définition des chefs militaires donnée dans l’Acte d’accusation. Il n’est pas plus pertinent de prétendre que la liste des membres du groupement comprend quelques généraux qui ne furent que temporairement commandants en chef et ne furent jamais nommés officiellement. Cela pourrait avoir quelque importance plus tard au cours du procès des généraux respectifs, s’ils peuvent prouver qu’ils n’eurent, en fait, jamais la situation et la responsabilité d’un commandant en chef, mais n’a aucune valeur quand il s’agit du groupement dans son ensemble.

Plusieurs affidavits présentés par la Défense font ressortir le fait que quelques généraux furent membres du groupement pendant moins de six mois, qu’un certain nombre d’entre eux moururent, furent limogés ou mis à la retraite avant la fin de la guerre et que les plus jeunes n’étaient pas encore généraux au commencement de la guerre. Tout cela est fort naturel. Nous nous occupons d’une période de sept années ; la plupart d’entre elles étaient des années de guerre, ce qui est une tâche hasardeuse et difficile. Au cours de ces années, quelques généraux moururent, d’autres échouèrent, et d’autres encore perdirent leur faveur, des têtes nouvelles les remplacèrent ; le nombre croissant des groupes d’armées et des armées allemandes donna encore à d’autres officiers la situation de commandant en chef. Étant donné qu’en temps de guerre les risques sont plus grands et les échecs plus coûteux dans la Wehrmacht qu’en politique, ce renversement peut également avoir été plus grand dans la Wehrmacht que dans le parti nazi. Mais, une fois de plus, ces questions ne seront pertinentes que lorsqu’il s’agira de la responsabilité individuelle des membres du groupement et non pas de la responsabilité du groupement lui-même.

On a spécialement insisté sur le fait que bien des membres du groupement ne l’étaient pas encore devenus avant 1942. L’argument que l’on tire de cela est, je suppose, que les généraux qui n’entrèrent dans le groupement qu’après 1942 ne pouvaient pas avoir pris part à la préparation et au déclenchement des guerres d’agression. Il est exact que, vers la fin de 1942, la Wehrmacht, qui avait à sa tête le groupement accusé, avait envahi ou écrasé toutes ou une grande partie des nations voisines à l’exception de la Suisse et de la Suède, de sorte que d’autres guerres d’agression étaient devenues impossibles. On pourrait je pense, également prétendre aussi énergique-ment que bien des Allemands entrèrent au groupement des chefs, ’des SS ou du Parti ou s’y élevèrent à un grade important, après 1942. L’argument ne tient certainement pas compte du fait que le groupement des chefs militaires, bien après 1942, ordonnait officiellement le massacre des commandos et des commissaires pour réaliser la « pacification » en répandant la terreur. Beaucoup des atrocités commises par l’Armée allemande eurent lieu au cours de la dernière phase de la guerre. Une fois de plus, cette question n’est fondée que si chacun de ceux qui sont entrés à la dernière heure dans le groupement peut prouver au cours des procès ultérieurs qu’il n’a jamais entendu parler d’activités criminelles et qu’il n’y a jamais pris part. Le groupement lui-même ne peut pas échapper à la responsabilité en prétendant que ses effectifs augmentèrent même après que la capacité du IIIe Reich à lancer des guerres d’agression eût été épuisée.

La Défense nous dit que les chefs militaires ne constituaient pas un « groupement » parce qu’ils ne faisaient qu’occuper des postes officiels sans aucun « élément d’unification ». C’est là une question de fait. Sa solution n’en est pas plus avancée par de subtils arguments linguistiques, comme de savoir, par exemple, si l’expression allemande, « gruppe » signifie « groupement » ou « nombre ». Je suppose que « groupement » veut dire un certain nombre de personnes choisies à cause d’une certaine ressemblance, ou comme dit M. le juge Jackson, les membres doivent avoir entre ’eux un « rapport identifiable » et un « but général commun ». Je suppose aussi que la « ressemblance » ou le « rapport » et le but doivent être pris dans le sens fixé par l’accord de Londres.

Les généraux qui occupaient les postes cités dans l’Acte d’accusation constituaient la direction militaire du IIIe Reich. C’est là leur « ressemblance », leur « rapport identifiable » ou « élément d’unification ». Leur « but général collectif » était d’organiser et d’instruire la Wehrmacht, d’en élaborer les plans et d’en diriger les opérations.

Je prétendis que les témoignages à cet égard sont concluants et sans contradiction. Des généraux allemands de premier plan, — Brauchitsch et Halder — ont dit, dans des déclarations faites sous la foi du serment, que ceux qui occupaient les postes énumérés dans l’Acte d’accusation avaient « le réel commandement de l’Armée » et « étaient en fait l’État-Major général et le Haut Commandement ». Les objections techniques faites plus tard par la Défense à l’égard du Statut ne sont pas du tout pertinentes en ce qui concerne ce point essentiel.

Les témoignages de nombreux généraux, à supposer que l’on puisse les croire, selon lesquels les chefs militaires n’avaient pas une organisation officielle ou de réunion consultative secrète, est tout à fait en dehors de la question. Le Ministère Public n’a pas porté cette accusation et il n’a pas non plus accusé les chefs militaires de constituer un parti politique ou d’avoir eu des idées établies ou communes sur les questions de politique intérieure.

Et nous ne sommes pas non plus surpris d’entendre de la bouche de plusieurs témoins de la Défense que les Allemands, comme nous-mêmes, trouvèrent qu’il était plus facile d’établir une coordination dans un service particulier qu’une coordination entre l’Armée, la Marine et l’Aviation. L’existence même de l’OKW suffit à prouver l’importance que les Allemands attachaient à la collaboration entre les services et de nombreux documents montrent des préparations et discussions constantes et détaillées entre les trois services. En tout cas, il n’est pas nécessaire de regarder plus loin que le cours réel des événements. Personne, à coup sûr, n’aurait pu prétendre en 1941, après avoir été témoin de l’usage coordonné des chars et stukas en Afrique et du travail d’équipe des trois services au moment de l’invasion de la Norvège, que l’effort die guerre allemand manquait de coordination.

Du point de vue de la préparation militaire, Halder nous dit que l’organe le plus important de l’OKW était l’État-Major d’opérations, dont Jodl et Warlimont étaient respectivement le chef et le chef adjoint. Les commandants en campagne participèrent aussi à cette préparation. Nous savons par Brauchitsch et Blaskowitz que les plans militaires des attaques sur la Pologne et les autres paysi furent préalablement soumis aux commandants en chef des groupes d’armées et des armées, afin que l’OKW eût le bénéfice de leurs avis. Brauchitsch et Blaskowitz nous ont également dit que pendant les opérations l’OKH et les commandants en chef des groupes d’armées et des armées étaient en consultations continuelles et que les commandants en chef étaient à chaque instant consultés par Hitler lui-même. Le témoignage du général Reinhardt est concordant. Des documents contemporains montrent clairement la participation des commandants en chef en campagne dans la préparation de la campagne polonaise.

Les commandants en chef des groupes d’armées et des armées dans les territoires occupés jouissaient d’un pouvoir exécutif à l’intérieur des régions soumises à leur commandement. Dans ces régions, ils étaient l’autorité « suprême » et avaient droit de vie ou de mort sur les habitants. Ils avaient la responsabilité de décider des questions comme par exemple de savoir si les ordres des commissaires et des commandos devaient être diffusés et, dans ce cas, dans quelle mesure et avec quelles instructions.

En résumé, ces généraux constituaient un groupe de personnes qui dirigeaient l’Armée allemande et dont le but commun était de la préparer et de la diriger dans les opérations militaires. De temps à autre, quand tous les membres se réunissaient, c’était une assemblée. Le but et l’esprit de l’accord de Londres fait tomber nettement un tel groupe d’hommes sous le coup de l’article 9 de cet accord. L’accord décida la création de ce Tribunal pour juger les infractions telles que la préparation et la conduite d’une guerre d’agression et la violation des lois et coutumes de la guerre. Les chefs militaires allemands sont accusés, entre autres choses, d’avoir effectivement élaboré des plans d’après lesquels les guerres illégales d’agression furent engagées, et d’avoir entraîné l’Armée dans le déclenchement et le soutien de ces guerres. Ils sont accusés d’avoir donné à toute la Wehrmacht des ordres prescrivant l’assassinat de certaines catégories de prisonniers et d’avoir aidé, encouragé et participé au meurtre et aux mauvais traitements de la population civile, le tout en violation des lois et coutumes de la guerre.

Nous prétendons que l’argument de la Défense selon lequel les chefs militaires ne constituent pas un « groupement » et ne peuvent pas, par conséquent, tomber sous le coup de l’article 9, est sans le moindre fondement et tout à fait contraire aux intentions précises de l’accord de Londres. Cet accord ne peut être raisonnablement interprété de façon à exclure de la portée de l’article 9 les chefs de l’un des deux principaux organismes du IIIe Reich.

La Défense semble soutenir que l’adhésion à ce groupement n’a pas été volontaire. Je dis « semble », car on nous dit, d’une, part, que les généraux ne pouvaient quitter les postes qu’ils occupaient et, d’autre part, que beaucoup d’entre eux démissionnèrent à cause de désaccords avec Hitler.

Cette question est, à mon avis, une question simple. Nous ne nous occupons pas ici de la recrue allemande ordinaire qui forma la masse de la Wehrmacht. Nous nous occupons uniquement des militaires de carrière et des officiers allemands les plus zélés, les plus ambitieux et les plus capables. La plupart choisirent une carrière militaire parce que c’était dans leur sang et, comme le dit Manstein, ils « considéraient la gloire de la guerre comme quelque chose de grand ». Ils étaient les esclaves de leur profession à laquelle ils se vouaient entièrement et, s’ils atteignaient le rang de commandant en chef. ils étaient, comme Manstein, fiers de ce qu’une armée leur eût été confiée. Personne en Allemagne ne devenait Commandant en chef à moins qu’il ne le voulût.

Il est vrai qu’en temps de guerre, un officier de carrière ne peut pas démissionner ni quitter son poste à sa volonté. Mais cela ne transforme pas l’officier de carrière en recrue et ne rend pas sa situation non volontaire. Personne ne devient officier de carrière sans connaître d’avance les obligations qui le lieront en temps de guerre. Les fanatiques nazis que se précipitèrent pour s’engager dans les premières divisions de Waffen SS ou qui rejoignirent volontairement les autres formations paramilitaires du Parti, ne pouvaient pas, après cela, démissionner à leur gré, mais je n’ai pas entendu dire que ce fut un argument pour prétendre qu’ils étaient des recrues ou des membres non volontaires. Les membres du groupe de l’État-Major général et du Haut Commandement étaient des militaires professionnels zélés qui rivalisaient avec d’autres, semblables à eux-mêmes, pour arriver à être commandant en chef et en avoir les responsabilités et les honneurs. Ils montaient en grade dans la Wehrmacht exactement comme un membre ambitieux au Parti pouvait monter en grade pour devenir Kreisleiter ou Gauleiter.

En fait, il était plus facile pour un commandant en chef de se démettre que pour aucun autre membre de la Wehrmacht. L’officier subalterne qui protestait contre ce qui se passait autour die lui pouvait perdre son avancement, être muté à un poste moins intéressant, ou passer devant un conseil de guerre et être dégradé. On ne lui accordait pas la faculté de se retirer et il était ordinairement trop jeune pour invoquer plausiblement la maladie. Les commandants en chef se trouvaient dans une situation bien meilleure. Aucun ministère de la Guerre ne veut d’un commandant en chef en campagne qui est en désaccord constant et fondamental avec les ordres qu’il reçoit. Un tel commandant en chef doit être relevé Cependant, il a souvent une ancienneté, un prestige et une capacité reconnue suffisants pour que sa rétrogradation ou sa disgrâce soit embarrassante, et la retraite ou l’acceptation de la démission est la meilleure solution pour tous les intéressés.

Et c’est justement ce qui s’est produit avec certains des commandants en chef. Le dossier est rempli de témoignages de commandants en chef ou les concernant, qui étaient ouvertement en désaccord avec Hitler sur des questions de tactiques et qui, à la suite de ces désaccords, furent mis à la retraite ou autorisés à démissionner. Je note, en passant, qu’il est remarquable que le dossier ne donne pas de preuve qu’un commandant en chef ait indiqué ouvertement et de façon décisive son désaccord avec Hitler lors de la promulgation d’ordres qui violaient les lois de la guerre ou qui l’obligeaient à se retirer à la suite de ces ordres. En tous les cas, il est évident qu’un commandant en chef qui désirait se retirer pouvait trouver le moyen de le faire, soit en invoquant la maladie, soit en agissant honnêtement et franchement. S’il en avait la volonté, il existait un moyen d’en sortir. Il est à noter que les trois maréchaux qui ont témoigné devant ce Tribunal avaient tous trouvé ou découvert le moyen de partir et les comptes rendus montrent que beaucoup d’autres réussirent à le faire et peu d’entre eux eurent à en souffrir par la suite.

J’en viens maintenant aux activités criminelles du groupement. Le Ministère Public émet l’opinion que les dépositions devant le Tribunal établissent de façon concluante la participation de l’État-Major général et du groupement du Haut commandement à l’accomplissement des desseins criminels du complot et à la perpétration de crimes tombant sous toutes les parties de l’article 6 du Statut et sous tous les chefs de l’Acte d’accusation. Nous sommes aussi d’avis que les buts, méthodes et activités criminels du groupement étaient d’une telle nature que les membres peuvent à bon droit être accusés de les avoir connus et que, pour la plupart, ils en ont eu réellement connaissance.

Je veux tout d’abord parler de la période d’avant-guerre, ou plus exactement, de la période se terminant au printemps de 1939 alors que le plan détaillé pour l’attaque de la Pologne était en voie d’exécution. Il est à noter que pendant cette première période le groupement indiqué dans l’Acte d’accusation ne dépassa jamais le nombre de huit membres et que quatre sont accusés à ce Procès.

Je ne désire pas parcourir à nouveau des sentiers battus. Nous savons que, pendant des années, les chefs militaires créèrent la Wehrmacht et en firent une machine militaire formidable qui frappa de terreur les pays voisins et réussit plus tard à envahir la plupart d’entre eux. Il n’y a pas le moindre témoignage pour contredire l’accusation portée contre le groupe de l’État-Major général et du Haut Commandement d’avoir dirigé la construction et l’assemblage de cette machine. Certains témoins ont déclaré que le réarmement avait été poursuivi dans un but de défense uniquement, mais que la nouvelle puissance de la Wehrmacht servit rapidement à soutenir la politique diplomatique d’agression de Hitler. L’Autriche et la Tchécoslovaquie furent conquises bien qu’il n’y ait pas eu de guerre. Les événements de 1939 à 1942 et la terrible puissance offensive de la Wehrmacht constituent encore des preuves suffisantes, même si l’on omet de parler de la déclaration écrite officielle de von Blomberg de juin 1937. Cette déclaration portait qu’il n’y avait pas lieu de s’attendre, de quelque côté que ce fût, à une attaque contre l’Allemagne.

Les témoins de la Défense ont fait grand état du fait que les généraux ne savaient rien à l’avance ou pas grand-chose de l’annexion de l’Autriche. Un grand nombre de ces témoins n’étaient pas membres du groupe à l’époque, mais cela, en tous cas, rue change rien à l’affaire, puisque l’Anschluss n’avait pas été l’objet d’une décision prise à l’avance mais fut précipité par la demande inattendue de plébiscite. C’est pourquoi, comme l’a déclaré von Manstein, les plans de marche sur l’Autriche furent rapidement improvisés. Ces plans furent préparés par Manstein, sous le contrôle de Beck (chef de l’État-Major général die l’Armée de terre et membre du groupement). D’autres membres du groupement participèrent étroitement à l’Anschluss, comme d’autres généraux, qui, par la suite, en devinrent également membres.

Quant à la participation des généraux à la crise de Munich et à l’occupation des territoires des Sudètes, le point principal de la Défense semble se rattacher au fait que Brauchitsch, Beck et d’autres généraux n’étaient pas d’avis de risquer une guerre à cette époque-là. Le dossier ne laisse aucun doute sur le fait que l’attitude des généraux n’était pas basée sur une opposition à une politique diplomatique soutenue par des menaces militaires ou sur une désapprobation du dessein de frapper la Tchécoslovaquie. Leur attitude exprimait que la Wehrmacht n’était pais encore assez forte en 1938 pour soutenir une guerre contre une grande puissance. L’accusé Jodl a exprimé très clairement cette idée dans son journal, en établissant un contraste entre « l’intuition du Führer, selon laquelle nous devons la faire cette année, et l’opinion de l’Armée, selon laquelle nous ne le pouvons pas encore, puisque, très certainement, les puissances, occidentales vont s’en mêler et que nous ne sommes pas encore leur égal ».

Il est complètement impossible de croire la nouvelle affirmation die la Défense prétendant qu’il n’y avait pas eu de préparatifs militaires en vue de l’occupation de la Tchécoslovaquie et que le Commandant en chef de l’Armée de terre n’avait pas donné d’instructions à cet effet, lorsqu’on confronte cette affirmation avec les documents de l’époque, versés au dossier depuis longtemps, dont l’authenticité n’est pas contestée, et que la Défense ne peut pas et n’a pas essayé d’expliquer. Les directives militaires et les notes de projets contenues dans ce qu’on appelle le dossier du cas « Grün » réfutent toute affirmation de ce genre et révèlent complètement les vastes préparatifs faits par la Wehrmacht, sous la direction de Keitel, Jodl, Brauchitsch, Halder et d’autres. Le journal de Jodl nous donne des détails complémentaires sur des faits tels que la coordination entre les offensives aériennes et terrestres, la fixation du jour J, la collaboration avec l’Armée hongroise et l’ordre de bataille. Il montre aussi la participation personnelle d’autres membres du groupement et d’autres généraux qui en devinrent membres plus tard. Les préparatifs militaires en vue de l’absorption du reste de la Tchécoslovaquie sont amplement prouvés par les documents versés au dossier.

Un autre point au sujet de cette période d’avant-guerre est à remarquer. Les chefs militaires ne se sont pas contentés de prendre part à l’élaboration des plans, ils étaient enchantés d|es résultats. Ils craignaient d’entrer en guerre avant d’être convenablement préparés, mais ils voulaient une grande armée et ils voulaient les avantages stratégiques et militaires que l’Allemagne avait retirés des succès de Hitler en Autriche et en Tchécoslovaquie. C’est, en fait, la raison pour laquelle les chefs du Parti et les chefs militaires ont collaboré ; c’est la raison pour laquelle les généraux ont soutenu Hitler ; c’est la raison pour laquelle le IIIe Reich, par l’intermédiaire du Parti et die la Wehrmacht, a pu, accomplir ce qu’il a accompli. C’est ce qu’en autant de mots les généraux allemands parmi les plus importants ont dit au Tribunal. Blomberg nous dit qu’avant 1938-1939 les généraux allemands n’étaient pas opposés à Hitler. Blaskowitz dit que tous les officiers de l’Armée ont accueilli favorablement le réarmement et n’avaient donc aucune raison de s’élever contre Hitler. Tous deux nous disent que Hitler a obtenu les résultats que tous les généraux désiraient.

Les dépositions de Blomberg et de Blaskowitz ne sont affaiblies en rien par les déclarations des différents témoins à décharge établissant que de nombreux officiers de l’Armée désapprouvaient certaines méthodes intérieures de Hitler et se défiaient de certains politiciens nazis. On ne peut pas s’attendre à ce que tous les complices d’un crime s’aiment et aient confiance les uns dans les autres. Le fait qu’en dépit de ces divergences le IIIe Reich faillit si bien imposer au monde son autorité et ses théories malfaisantes, souligne simplement l’accord profond existant entre le Parti et les chefs militaires sur les buts les plus essentiels, unité nationale et puissance militaire, afin de réaliser un agrandissement territorial. On ne peut en douter, et pour en avoir confirmation, il nous suffit d’examiner la déposition d’un témoin appelé par la Défense, le général Reinhardt, qui était le chef de la section de formation de l’Armée avant la guerre, et qui, plus tard, commanda une armée blindée et un groupe d’armées sur le front de l’Est. Quand on lui demanda quelle était l’attitude des officiers vis-à-vis de Hitler, il répondit : « Je ne crois pas qu’il y ait un seul officier qui n’ait oas soutenu Hitler dans ses succès extraordinaires. Hitler avait tiré l’Allemagne de son extrême misère, tant au point de vue politique intérieure et étrangère qu’au point de vue économique. »

Ainsi, nous en arrivons à la guerre elle-même. Le groupe de chefs militaires désigné dans l’Acte d’accusation, devient beaucoup plus grand ; il ne s’agit plus uniquement des généraux de Berlin, mais aussi des seigneurs de la guerre qui commandaient la Wehrmacht en campagne et dont les noms étaient bien plus familiers aux habitants des territoires envahis par les Allemands et bien plus redoutés d’eux. Des noms tels que Blaskowitz, von Bock, von Kluge, Kesselring, von Reichenau, von Rundstedt, Sperrle et von Weichs.

Que disent les généraux pour excuser l’attaque contre la Pologne ? Certaines de leurs déclarations, comme l’explication de Manstein disant que les Polonais auraient pu attaquer « inconsidérément » l’Allemagne, sont simplement ridicules. La meilleure excuse qu’ils peuvent donner, c’est qu’ils s’attendaient à ce que la Pologne capitulât sans lutte. Si c’est un moyen de défense, sa vraisemblance est discutable. Hitler lui-même a fait comprendre à ses chefs militaires qu’il ne s’agissait pas de Dantzig et du Corridor, mais d’espace vital et d’accroissement du ravitaillement sous l’exploitation allemande. Il eût été difficile pour les généraux de s’attendre à ce que les Polonais se rendissent complètement sans lutte et Hitler avait dit qu’il y aurait la guerre et que l’affaire tchèque ne se répéterait pas.

Mais le fait que les généraux espéraient un « Blumenkrieg », une guerre en dentelles, n’est pas un argument. Les témoins à décharge ont admis que les demandes allemandes à la Pologne devaient être imposées par des menaces militaires et par la puissance militaire. Il n’y a aucun témoignage attestant que les généraux aient fait opposition à cette méthode de simple banditisme. En fait, il est clair qu’ils l’ont approuvée de bon cœur, car ils considéraient le Corridor polonais comme une « profanation » et la reconquête de l’ancien territoire allemand sur la Pologne comme un «  point d’honneur ». Et on n’a jamais considéré comme une justification le fait qu’un voleur ait été surpris par la résistance de sa victime et ait dû commettre un assassinat pour avoir l’argent.

Il n’y a pas de contestation sur la participation consciente des membres de l’État-Major et du groupement du Haut Commandement à l’établissement du plan et au déclenchement de l’attaque elle-même. Brauchitsch a décrit comment les plans furent élaborés et transmis ensuite aux commandants en chef du front, pour avis. Nous savons, à la fois par son témoignage et par des documents actuels, que Blaskowitz, un des commandants en chef du front, reçut les plans pour l’attaque en juin et qu’il les compléta par la suite, après consultation avec le groupe d’armées et l’OKH. Le chef de l’État-Major de Rundstedt reçut les plans et il ne saurait y avoir aucun doute que tous les commandants en chef les reçurent également. Une semaine avant l’attaque, tous les membres du groupement se réunirent à l’Obersalzberg pour recevoir las dernières instructions.

Lorsque la guerre s’étendit à d’autres pays et finalement à tout le continent européen, la Wehrmacht s’accrut et de nombreux nouveaux groupes d’armées, armées, flottes aériennes et commandements maritimes furent créés et le nombre des membres du groupement augmenta en conséquence. Toutes les trois branches de la Wehrmacht participèrent à l’invasion de la Norvège et du Danemark, ce qui fut une excellente démonstration d’« opérations combinées » impliquant une participation et une coordination étroite dans les projets. Les documents, que le Tribunal a entre les mains, montrent que cette opération était un produit du cerveau des amiraux allemands ; le projet fut fait pour la première fois par Raeder et d’autres membres du groupement appartenant à la Marine, et, après avoir été approuvés par Hitler, les plans furent élaborés par l’OKW. Un grand nombre des membres du groupement ont participé à leur préparation et à leur exécution. Les témoignages de plusieurs commandants d’armées, selon lesquels ils n’avaient rien su à l’avance de cette attaque, ne sont pas surprenants puisque l’OKH et les commandants en chef d’armées étaient, à ce moments là, complètement absorbés par la préparation d’une attaque beaucoup plus importante contre les Pays-Bas et la France. Quelques divisions seulement ont servi en Norvège et au Danemark et, puisque c’était une « opération combinée », les plans ne furent pas élaborés à l’OKH, mais à l’OKW.

La défense du Dr Laternser présentée pour l’attaque contre la Norvège, dont il fait une opération préventive pour empêcher une invasion anglaise de la Norvège, pourrait sembler quelque peu plausible s’il y avait une preuve quelconque que l’invasion de la Norvège fût improvisée pour faire face à une nécessité ; mais c’est tout à fait incroyable devant les documents qui prouvent que l’invasion de la Norvège a été discutée depuis octobre 1939 et que des projets actifs avaient été faits en décembre. Le 14 mars, Hitler hésitait encore à donner l’ordre de l’attaque, car il cherchait encore quelques justifications et, durant toutes les semaines précédant l’attaque contre la Norvège, il y eut des discussions au sein du groupe de l’État-Major général pour savoir s’il ne serait pas préférable de commencer l’offensive générale à l’Ouest contre la France et les Pays-Bas avant d’entreprendre la campagne contre la Norvège.

Quant à la grande attaque à l’Ouest, il semble, d’après les dépositions des témoins de la Défense que Hitler voulait attaquer à l’automne 1939 et que Brauchitsch et d’autres généraux l’ont persuadé de reculer jusqu’au printemps 1940. Ce retard montre, en effet, que les généraux avaient une influence considérable sur Hitler, mais excuse difficilement l’attaque faite par la suite. Quand le printemps 1940 arriva, d’après Manstein, « l’offensive dans l’Ouest, considérée au point de vue du soldat, était absolument inévitable ». Aucun témoignage ne prétend qu’un seul chef militaire allemand ait protesté contre ou se soit opposé à la violation flagrante et impitoyable de la neutralité des Pays-Bas.

Les explications de la Défense relatives au crime contre la Paix sont laborieuse et peu plausibles ; elles sont en contradiction aussi bien avec les documents qui sont en la possession, du Tribunal qu’avec l’histoire des années en question. Il n’est pas vrai non plus que les chefs militaires n’étaient que des pantins sans influence sur le Führer ou sur le cours des événements. Il y avait naturellement des points de désaccord non seulement entre Hitler et la Wehrmacht, mais au sein de la Wehrmacht aussi. Il en fut ainsi dans le cas du retardement de l’offensive à l’Ouest ou celui du déclenchement de l’attaque contre le Danemark et la Norvège. Eh dépit des tentatives pour faire croire le contraire, Hitler n’était pas assez stupide pour agir sans consulter les militaires. On n’a qu’à lire l’instruction du 12 novembre 1940 donnée par Hitler aux chefs militaires, rédigée après la fin victorieuse de l’offensive de l’Ouest, dans laquelle il examine d’une manière très prudente ses plans futurs en France, une offensive possible en Espagne, si Madère et les Açores devront être occupées, quelle assistance devra être apportée aux Italiens en Afrique du Nord, ce qu’il faut faire en Grèce et dans les Balkans, ce que l’avenir peut réserver en ce qui concerne l’Union Soviétique et s’il faut envahir l’Angleterre au printemps de 1941. Hitler concluait :

« Je compte sur les commandants en chef pour exprimer leur opinion sur les mesures envisagées dans cette instruction. Je donnerai ensuite des ordres concernant la méthode d’exécution et de synchronisation des actions individuelles. » (PS-444).

Non, les chefs de la Wehrmacht n’étaient pas des pantins. S’il est vrai que c’est surtout grâce à Hitler et aux nazis que les généraux eurent l’occasion de reconstruire la Wehrmacht, il est vrai aussi que Hitler dépendait complètement des généraux ’pour l’exécution des ordres qui étaient donnés à l’Année de terre et aux groupes d’armées exigeait une telle connaissance approfondie des questions militaires, de telles capacités et une telle compréhension psychologique, que peu de personnes seulement étaient réellement capables d’exécuter de tels ordres ». Et il est utile de noter que malgré une friction très réelle et très naturelle existant entre les plus grands chefs militaires et un ancien caporal, Hitler, jusqu’en 1944, ne choisit jamais ses commandants en chef en dehors de l’Armée. Et même pendant ces derniers mois désespérés, il n’y eut que quatre outsiders — Himmler lui-même et trois autres officiers des Waffen SS — qui parvinrent à la distinction convoitée.

La Wehrmacht qui inonda le continent européen n’était pas non plus commandée par des hommes hésitants. Ces guerres d’agression furent déclenchées et conduites par des hommes qui avaient le culte de la puissance armée et qui voulaient accroître l’hégémonie de l’Allemagne C’est, au fond, la raison pour laquelle les nazis et les chefs de la Wehrmacht donnèrent son unité au IIIe Reich. J’appelle de nouveau l’attention du Tribunal sur le mémorandum de l’amiral Fricke de juin 1940 :

« On sait trop bien, pour qu’il en soit de nouveau fait mention, que la situation actuelle de l’Allemagne dans le détroit de la baie d’Héligoland et dans la Baltique — bordée comme elle l’est par tout un groupe d’États et soumise à leur influence — est une situation impossible pour l’avenir de la plus grande Allemagne... La puissance de la Grande Allemagne dans les zones stratégiques acquises dans cette guerre devrait avoir pour résultat de donner aux populations vivant dans ces zones le sentiment qu’elles sont, aux points de vue politique, économique et militaire, entièrement dépendantes de l’Allemagne Si l’on parvient à acquérir un accroissement d’espace du fait des mesures militaires de l’occupation, sur une échelle sur laquelle j’aurai à revenir encore, on obtiendra que la France sera si touchée dans ses forces vitales (armature nationale, ressources minérales, industrie, armée) qu’une renaissance sera exclue à jamais et que les États plus petits, tels que les Pays-Bas, le Danemark, la Norvège, passeront sous notre dépendance, ce qui nous permettra de les réoccuper facilement en toutes circonstances. Au point de vue pratique, le résultat sera le même, mais il sera plus important au point de vue psychologique.

« La solution, par conséquent, semble être d’écraser lai France, d’occuper la Belgique, une partie du Nord et de l’Est de la France, d’autoriser les Pays-Bas, la Norvège et le Danemark à exister sur la base indiquée plus haut. » (C-41).

Malgré ces documents, nous avons néanmoins entendu à maintes reprises les généraux prétendre qu’on ne leur avait jamais dit ce qui se passait et qu’ils avaient entendu parler des événements pour la première fois par la radio. Ils ont sans cesse protesté, jusqu’à leur incarcération à la prison de Nuremberg, qu’ils n’avaient jamais entendu parler de certaines choses. Des personnalités militaires, comme tant d’autres dans cette cause, n’ont pas hésité à rejeter la responsabilité de choses qu’ils ne peuvent nier ou écarter, sur les épaules d’une ou deux personnes dont ils cherchent à faire des personnages bizarres qui ne représentent nullement le groupement.

Le caractère commun à tous ces boucs émissaires est qu’ils sont tous morts. On fait partager le blâme à feu Reichenau et aux autres morts incapables de parler : Hitler, Himmler, le Dr Rascher et les autres. Ces arguments sont méprisables et absolument inconcevables. Le monde refusera de les croire.

Aucun groupement d’hommes n’a été plus intimement lié aux événements que ne le furent les chefs militaires en Allemagne dans les années que précédèrent la guerre. Les chefs militaires nous disent maintenant qu’ils n’ont jamais su, ni désiré savoir, ni dû savoir ces choses. Si ce qu’ils prétendent est vrai, alors ils sont uniques, car presque tout le monde en avait entendu parler. L’une des choses les plus remarquables de ce Procès a été qu’au lieu d’une série de révélations sensationnelles, les documents rassemblés ici et le travail qui leur a été consacré ont servi à confirmer ce que l’on soupçonnait ou savait déjà dans le monde il y a plusieurs années. Je ne puis admettre que qui que ce soit adopte jamais le point de vue que les circonstances ont obligé les chefs militaires à présenter ici, pour essayer de se laver d’une tache trop profonde pour qu’elle puisse s’effacer. Les crimes contre la Paix, auxquels l’État-Major général et le Haut Commandement ont participé, ont inévitablement conduit aux crimes de guerre qui suivirent. Sans la participation de ce groupement aux crimes contre la Paix, il n’y aurait pas eu de crimes de guerre. Cela ne constitue pas un passage d’un sujet à un autre, mais c’est l’inévitable chaîne des causes qui nous amène à considérer les méthodes par lesquelles la Wehrmacht a fait les guerres qu’elle avait déclenchées.

Nous ne prétendons naturellement pas que les mains de tous les soldats allemands ont été plongées dans le sang innocent ou que les règles de la guerre et les lois de l’honnêteté étaient ignorées de tous les chefs militaires allemands. Mais nous prétendons que la nature et l’étendue des atrocités commises sur l’ordre des chefs de la Wehrmacht et perpétrées ensuite par cette dernière dans un grand nombre de pays d’Europe révèlent et prouvent une indifférence calculée de la part des chefs militaires en face de l’accomplissement des crimes.

Il existe un fait incontesté : c’est que le Commandement suprême de la Wehrmacht, d’après les instructions de Hitler qui était son Commandant en chef, a donné différents ordres qui portaient une atteinte flagrante aux règles de la guerre. Parmi ces ordres, nous trouvons ceux qui furent la cause de l’exécution des membres des commandos et des commissaires politiques, ceux qui provoquèrent la « pacification » des territoires occupés de l’Union Soviétique par l’usage étendu de la terreur, et d’autres encore. La Défense ne nie pas le fait que ces ordres ont été donnés, pas plus qu’elle ne conteste leur criminalité, ce qu’elle ne peut d’ailleurs pas faire. On nous dit plutôt que les chefs militaires allemands étaient des soldats honorables, qu’ils désapprouvaient ces ordres, qu’ils étaient tacitement d’accord’ pour ne pas les exécuter et qu’ils n’ont pas été exécutés.

Soumettons cette défense à l’épreuve des faits dans le cas de l’ordre sur les commandos. L’ordre original et les autres documents pertinents ont tous été versés au dossier. En octobre 1942, Hitler ordonna l’extermination jusqu’au dernier des membres des commandos ; même s’ils se rendaient, ils n’en devaient pas moins être fusillés immédiatement, à moins qu’il ne s’avérât nécessaire de les interroger, auquel cas ils devaient être ultérieurement fusillés. L’ordre n’était pas un acte criminel non prémédité ; les opérations de commandos alliés causaient de sérieux dommages à l’effort de guerre allemand et Hitler pensait que cet ordre aurait un effet d’intimidation.

L’ordre fut donné par l’OKW et distribué aux trois branches de la Wehrmacht : Armée de terre, Marine, Aviation. Il a été absolument prouvé qu’il fut largement diffusé et bien connu dans la Wehrmacht. Rundstedt, Commandant en chef à l’Ouest, rapporta le 23 juin 1944 que « le traitement des groupes de commandos ennemis a été appliqué jusque-là conformément à l’ordre de Hitler ». Deux ans plus tard, dans des circonstances différentes, Rundstedt témoigna qu’il « esquiva » et « sabota » l’ordre et que celui-ci ne fut pas exécuté. Sur la base de cet ordre, les membres des commandos britanniques et norvégiens furent exécutés en Norvège en 1942 et 1943, les membres des commandos américains furent fusillés en Italie en 1944 ; des soldats alliés furent exécutés en Slovaquie en 1945. Et il est dans l’ordre des choses que l’ordre a dû être appliqué dans d’autres cas dont, malheureusement, il nie reste plus trace maintenant.

A la lumière de ces documents, que reste-t-il des moyens de défense ? Tout au plus le fait que, parce que certains des chefs militaires le désapprouvaient, cet ordre ne fut pas appliqué aussi souvent qu’il eût pu l’être. Mais ce moyen de défense est pire que s’il était sans valeur : il est honteux.

Nous ne devons pas oublier que tuer un prisonnier de guerre sans défense n’est pas seulement une violation des lois de la guerre, c’est un assassinat. Un assassinat n’en est pas moins un assassinat, qu’il y ait une victime, ou cinquante-cinq, ce qui représente le nombre des membres des commandos dont le massacre a été prouvé par les documents, ou les 90.000 d’Ohlendorf.

Dans cette affaire, les crimes s’amoncellent tellement que nous risquons de perdre notre sens de la proportion. Nous avons entendu parler de tant d’exterminations en masse que nous sommes tentés d’oublier que le simple assassinat est et reste un crime capital.

Les lois de toutes les nations civilisées exigent qu’un homme fasse l’impossible pour éviter d’être mêlé à un crime, soit comme instigateur, comme co-auteur ou complice. Et ces exigences peuvent raisonnablement s’appliquer aux chefs militaires allemands. Devant ce Tribunal, ils ont souvent fait état de leurs traditions d’honneur, d’honnêteté, de courage et de chevalerie.

Selon le Droit militaire allemand, un subalterne est passible de sanctions pour avoir obéi à l’ordre d’un supérieur en sachant que cet ordre exigeait de lui de commettre un crime d’ordre militaire ou de Droit commun. L’ordre des commandos exigeait qu’un crime fût commis et chaque officier allemand qui a eu cet ordre en mains le savait parfaitement bien. Lorsque Hitler ordonna la promulgation de cet ordre, les chefs de la Wehrmacht savaient que cet ordre exigeait de commettre un crime. La responsabilité de l’application de cet ordre retombe complètement sur le groupe désigné dans l’Acte d’accusation. Les chefs qui se trouvaient à l’OKW, à l’OKH, à l’OKL et à l’OKM avaient à décider entre le fait de refuser la publication d’un ordre criminel ou le fait ’de le transmettre aux commandants en chef en campagne. Les commandants en chef en campagne avaient à décider entre le fait de savoir s’ils allaient refuser d’exécuter l’ordre ou le fait de le transmettre à leurs subordonnés.

On peut imaginer qu’il y eut de nombreuses conférences et conversations téléphoniques entre les divers membres du groupe pour discuter de cette affaire. Il n’a pas été prouvé qu’un seul membre du groupe protestât ouvertement contre l’ordre ou fît connaître qu’il refusait de l’exécuter. Il en résulta que l’ordre fut transmis à une grande partie de la Wehrmacht. Ce fait place les chefs des grades inférieurs dans la même situation que leurs supérieurs. On nous dit que certains des généraux furent tacitement d’accord pour ne pas exécuter cet ordre. Si cela est vrai, ce fut un compromis misérable et sans valeur. En transmettant l’ordre avec des réserves « secrètes » ou « tacites », les commandants en chef ne firent qu’accroître leur responsabilité et se mirent dans l’impossibilité de contrôler effectivement la situation. Un accord tacite dans le but de désobéir ne peut pas être respecté dans un domaine aussi étendu. Le résultat inévitable, prouvé par les documents, fut que l’ordre fut exécuté et que des hommes innocents furent assassinés. Parce qu’il était responsable de l’application de l’ordre des commandos, le général Dostler a été traduit en justice, reconnu coupable et fusillé. Pour le même crime, le général Falkenhorst vient d’être condamné à mort. Mais la responsabilité de ces crimes est partagée entre Falkenhorst et Dostler et chaque comimandiant en chef allemand, à l’ultérieur ou en campagne, qui permirent à cet ordre de devenir la règle officielle de la Wehrmacht et qui ont pris part à sa diffusion. Sur la seule base de ce chef d’accusation, je soutiens que l’État-Major général et le Haut Commandement sont convaincus d’avoir participé directement, effectivement et en toute connaissance à la perpétration de crimes de guerre.

Sur le front de l’Est, la froide indifférence des chefs ’de guerre allemands en face des violations des lois de la ’guerre, de la masse des souffrances et des morts, a produit des résultait également criminels et encore plus horribles parce qu’à une échelle plus grande. Les atrocités commises par la Wehrmacht et autres groupements du IIIe Reich dans l’Est furent d’une monstruosité tellement alourdissante qu’elles mettent vraiment à l’épreuve le pouvoir de compréhension. Pourquoi toutes ces choses sont-elles arrivées ? Notre enquête montrera, je crois, que ce n’était pas seulement folie ou soif de sang. Au contraire, il y avait à la fois une méthode et un but. Ces atrocités ont été le résultat d’ordres et directives soigneusement calculés, donnés avant ou au moment même de l’attaque contre l’Union Soviétique et qui forment un plan logique et cohérent.

Nous n’avons pas besoin ici de considérer les raisons pour lesquelles Hitler, à la fin de 1940, commença à envisager sérieusement le déclenchement d’une attaque contre l’Union Soviétique. Nous savons que depuis septembre 1940 il discutait constamment cette possibilité avec les chefs militaires, qui avaient grandement la possibilité de lui faire connaître leur opinion. Nous savons qu’il y avait divergences d’opinion parmi les généraux ; aucun ne semble avoir eu beaucoup de scrupules moraux, mais certains pensaient qu’il n’était pas nécessaire d’attaquer et d’autres doutaient qu’une victoire rapide pût être obtenue. Néanmoins, certains autres pensaient avec Hitler qu’une attaque devait être déclenchée. Quand Hitler, après consultation et avec l’appui d’une partie des chefs militaires, décida de déclencher cette attaque, il ne semble pas qu’aucun des généraux en chef se soit opposé vraiment énergique-ment à cette décision, et ils se lancèrent dans cette guerre avec la détermination très ferme de la mener jusqu’au succès final.

Quelles que soient les raisons qui peuvent avoir poussé à cette attaque, il y eut un facteur qui, une fois la décision prise, devint l’objet et le but capital de l’attaque. Ce fut de s’emparer de vastes territoires de l’Union Soviétique et de les exploiter pour le bénéfice matériel de l’Allemagne. Pour y parvenir, on voulait « pacifier » et écraser toute opposition dans les territoires occupés aussi rapidement que possible et avec le minimum de dépenses en main-d’œuvre et en matériel, effacer le système politique des Soviets et installer de nouvelles administrations politiques régionales soutenues par les Allemands, améliorer et développer la capacité de production de ces territoires et l’affecter aux besoins du IIIe Reich.

LE PRÉSIDENT

Nous allons suspendre l’audience.

(L’audience est suspendue.)
GÉNÉRAL TAYLOR

Monsieur le Président, au moment de la suspension, je décrivais le programme de pacification et d’exploitation des territoires de l’Est.

Hitler avait des idées très arrêtées sur la manière dont ce programme déviait être réalisé et ces idées étaient en partie renfermées dans les séries de directives et ordres que le Tribunal connaît bien. Quelques-uns de ces ordres devaient être exécutés directement par la Wehrmacht ; quelques-uns par d’autres groupements du Reich, mais en coordination avec la Wehrmacht et avec son appui.

En vue d’une pacification rapide et économique des territoires occupés, l’OKW donna le 28 juillet 1941, après que Hitler eût consulté Brauchitsch, l’ordre aux commandants en chef d’établir la sécurité non pas en condamnant les coupables devant des tribunaux mais en répandant « une terreur susceptible à elle seule d’écraser toute volonté de résistance de la population ». Dans le même but, l’OKW publia le 13 mai 1941 un ordre qui suspendait l’usage des tribunaux militaires pour juger les crimes des civils ennemis et qui ordonnait aux troupes d’accomplir elles-mêmes la pacification « par une action impitoyable », « les méthodes les plus énergiques » et « des mesures de violence collectives » contre les localités. Pour favoriser ces actes abominables, il fut en outre ordonné de ne pas punir les membres de l’Armée allemande coupables d’agression contre des civils soviétiques, à moins que cela ne fût nécessaire au maintien de la discipline et de la sécurité ou encore pour éviter le gaspillage du ravitaillement ou du matériel. Tout officier, sur le front de l’Est, devait recevoir rapidement l’ordre exprès d’avoir à agir conformément à ces principes. Le ton de cet ordre incitait les officiers comme leurs hommes à agir de la façon la plus méprisable. Nous pouvons, dans ces deux ordres, voir le fond ! de la composition de ce tableau révoltant. Pour être plus précis, Hitler s’attendait à une opposition particulièrement acharnée à sa nouvelle politique russe de la part des officiers et agents du Gouvernement soviétique et de tous les Juifs. Il décida d’anéantir complètement ces éléments qui, autrement, eussent subsisté comme un foyer permanent de résistance dans les régions occupées.

Pour favoriser cette politique d’assassinats en masse, l’OKW décréta l’ordre de tuer tous les commissaires politiques qui pourraient être capturés. Cela, de même que l’ordre sur les commandos, impliquait l’assassinat de prisonniers de guerre sang défense. Et, dans ce cas, les chefs militaires agirent exactement de la même façon. Pas un commandant en chef ne protesta ouvertement ni. ne déclara refuser d’exécuter l’ordre. Quelques commandants peuvent avoir refusé de distribuer l’ordre à leurs troupes, mais il a été distribué et bien connu sur tout le front de l’Est. De même que dans le cas de l’ordre sur les commandos on nous a dit que, par une tacite convention entre les commandants, il n’avait pas été exécuté. D’après la preuve fournie à l’appui de cette affirmation, certains commandants ou autres officiers n’auraient jamais connu un cas où un commissaire aurait été fait prisonnier et fusillé. Nous pouvons admettre comme vraies certaines de ces déclarations, mais il est néanmoins incroyable qu’étant données l’ampleur de la diffusion de l’ordre et la brutalité provoquée intentionnellement chez les soldats allemands par dies ordres et des directives telles que celles de Reichenau et Manstein donnèrent à leurs troupes, l’ordre sur les commissaires n’ait pas été exécuté dans de nombreux cas. Il a dû l’être.

La campagne d’extermination en masse fuit étendue des commissaires à tous les communistes par l’ordre de l’OKW du 16 septembre 1941 qui stipulait que tous les cas de résistance à la Wehrmacht, quelles que fussent les circonstances, devaient être attribués aux communistes et que « la peine de mort pour cinquante à cent communistes devrait, d’une façon générale, être considérée comme une réparation convenable pour la vie d’un soldat allemand ».

Le terrorisme, l’exploitation de la campagne russe et l’extermination des éléments indésirables ne pouvaient manifestement pas être exécutés ’par la seule Wehrmacht. Beaucoup d’autres organismes du IIIe Reich prirent une part importante à ce programme vaste et épouvantable. Parmi ces autres organismes, les pires étaient peut-être les unités spéciales de Himmler connues sous le nom d’Einsatzgruppen et d’Einsatzkommandos. La mission de ces unités était de contribuer à la « pacification » et de préparer la voie au nouveau régime politique en écrasant toute opposition et particulièrement en massacrant les communistes et les Juifs. Nous savons, aussi bien par des documents die l’époque par l’aveu du chef de l’une de ces unités, avec quelle fidélité cette mission était accomplie.

Les missions particulières des Einsatzgruppen étaient confiées par Himmler. Mais ces unités ne pouvaient pas être simplement lâchées dans les secteurs des opérations sur les arrières des territoires conquis, sans possibilité d’administration, de ravitaillement et de communications et sans un contrôle militaire suffisant pour assurer la coordination de leurs activités avec les opérations militaires, afin que celles-ci tout au moins ne fussent pas gênées par elles. La Défense a fait tout ce qui était en son pouvoir pour cacher ce fait évident, mais n’importe quel soldat, et, en vérité, quiconque accorde un instant de réflexion à cette question, doit savoir que c’est vrai.

Les documents le prouvent clairement. L’ordre de l’OKW du 13 mars 1941, pour les régions spéciales, stipulait que Himmler pouvait envoyer ces unités dans des régions d’opérations afin d’accomplir « des tâches spéciales visant à préparer l’administration politique, tâches qui étaient nécessitées par la lutte qui devait être menée entre deux systèmes politiques opposés ». Mais cet ordre spécifiait soigneusement que l’exécution des tâches de Himmler ne devait pas entraver les opérations militaires et que les unités étaient soumises à l’autorité suprême du Commandant en chef de l’Armée dans le secteur des opérations. Les cantonnements et les subsistances des unités de Himmler devaient être fourmis par l’Armée. On avait décidé que les détails supplémentaires seraient réglés entre l’OKW et Himmler. Brauchitsch a confirmé que ces détails furent ultérieurement réglés au cours d’une conférence de Heydrich avec le général Wagner de l’OKH, et Schellenberg, qui a établi le projet de l’accord, en a exposé le contenu. Bref, ces bandes infâmes d’assassins étaient logées et nourries par l’Armée et eussent été impuissantes sans l’aide de l’Armée. Des témoignages de certains généraux allemands, selon lesquels ces massacres de milliers et de milliers de personnes eurent lieu à leur insu, feraient sourire, si la vérité n’était si sombre et si écœurante. Une région militaire, même loin derrière le front, n’est pas un désert que l’on puisse parcourir en tous sens sans être interpellé. C’est un véritable dédale de quartiers généraux de l’arrière, compagnies autos, dépôts de munitions, dépôts d’intendance, installations de transmissions, hôpitaux, dépôts d’essence, gardes-voies, camps de prisonniers de guerre, batteries antiaériennes, champs d’aviation, génie, unités du service des munitions et du matériel, pares de véhicules, mille et une autres unités qui servent de base aux opérations et assurent les lignes de communication nécessaires à une armée en campagne. Le bon fonctionnement de ce réseau vaste et compliqué est indispensable au succès des troupes combattantes. L’ennemi le sait et cherche à la fois à le détruire et à obtenir des renseignements par des groupes de sabotage, des ’agents et des partisans. C’est pourquoi les forces d’occupation gardent leurs installations, patrouillent sur les routes et les voies ferrées et établissent des garnisons dans les centres de population. Les voyageurs, quel que soit leur uniforme, sont arrêtés, interrogés et invités à prouver leur identité. Ces troupes de l’arrière entrent en contact étroit avec la population civile et savent ce qui se passe chez elle. La Police militaire et les services de contre-espionnage inspectent la région et envoient des rapports sur la situation aux États-Majors supérieurs. En outre, un commandant en campagne n’aime pas savoir que des unités indépendantes soumises à des ordres spéciaux de l’intérieur ont toute liberté d’action et se promènent dans son secteur. C’est particulièrement vrai lorsque, comme ioi, ces unités sont au service de Himmler que les généraux allemands prétendent avoir considéré comme leur ennemi déterminé à usurper leur pouvoir et leurs fonctions. L’idée que les groupes d’extermination de Himmler parcouraient comme des ombres la Russie, massacrant sur une vaste échelle les Juifs et les communistes, mais en secret et à l’insu de l’Armée, est tout à fait absurde : c’est l’argumentation désespérée d’hommes qui n’ont d’autres recours que de dire ce qui n’est pas vrai.

Considérons à nouveau le plan comme un tout. La plus grande partie en fut écrite, en bon allemand, avant le déclenchement de l’attaque contre la Russie : terroriser la population, laisser impunis les actes de violence et de brutalité commis par les troupes allemandes, tuer les commissaires, tuer cent communistes toutes les fois que vous pouvez trouver un prétexte, ouvrir la voie, nourrir et loger les groupes de Himmler chargés d’accomplir des « missions qui découlaient de la lutte à mener entre deux systèmes politiques opposés ». Et le système politique pour lequel combattaient les commandants en chef avait déjà exterminé des communistes et des Juifs et s’en était glorifié pendant des années.

Les généraux allemands étaient suffisamment intelligents pour comprendre ce plan. En tout cas, il leur avait été expliqué. La directive de l’OKW suspendant les conseils de guerre se termine par une directive adressée aux chefs militaires pour renseigner leurs conseillers juridiques sur « les informations orales, expliquant au commandant en chef les intentions politiques du Haut Commandement ». Avant l’invasion ou au moment de l’invasion, l’accusé Rosenberg communiquait à Keitel, Jodl, Warlimont, Brauchitsch et Raeder « sa conception politique et historique du problème de l’Est ». D’après Brauchitsch, Hitler avait, lors d’une conférence, expliqué à tous les commandants en chef le caractère « idéologique » de la guerre, au moment où était donné l’ordre sur les commandos. Les affidavits des généraux Röttiger, Rhode et Heusinger confirment encore la conclusion évidente que tout le plan de « pacification » a été bien compris par les chefs militaires allemands.

Une armée démoralisée et poussée à la brutalité par des ordres criminels et des doctrines nocives se conduira brutalement, dans les circonstances où elle n’aura pas d’ordres précis. Je n’ai. pas, par exemple, vu l’ordre écrit de fusiller les prisonniers soviétiques qui ne pourraient pas marcher. Je suis prêt à croire que certains généraux allemands traitèrent les prisonniers du mieux qu’ils purent, mais je trouve également convaincantes les doléances du jeune lieutenant allemand qui disait que les efforts faits pour pacifier et pour exploiter l’Ukraine allaient échouer parce que :

« Les prisonniers étaient abattus quand ils ne pouvaient plus marcher, et ceci au beau milieu des villages et de quelques-uns des hameaux les plus importants ; les corps étaient abandonnés là, et la population voyait dans ces faits qu’elle ne comprenait pas la confirmation des pires exagérations de la propagande ennemie. »

Pour les mêmes raisons, la guerre contre les partisans était menée avec brutalité et causait des pertes énormes à la population civile innocente. Comme les divisions de l’Armée allemande passaient du front de l’Est au front de l’Ouest, ces pratiques passaient également d’un front à l’autre. Les massacres de Kherson et Kovno se retrouvent à Malmédy et Oradour. L’Armée allemande avait été démoralisée par ses chefs. Je rappelle au Tribunal qu’un juge éminent d’un tribunal militaire allemand accordait, dès 1939, « des circonstances atténuantes » à un officier SS qui, sans aucune raison, avait fait abattre cinquante Juifs dans une synagogue polonaise parce que :

« C’est en tant que SS, particulièrement sensible à la vue des Juifs et à l’attitude hostile des Juifs envers les Allemands, qu’il a agi ainsi, tout à fait étourdiment et par esprit de jeunesse et d’aventure ».

On se rappellera la remarque faite devant ce Tribunal par l’Obergruppenführer SS Bach-Zelewsky qui soulignait que :

« Quand, pendant des années et des dizaines d’années, une doctrine a enseigné que la race slave est une race inférieure et que les Juifs ne sont même pas des êtres humains, une telle explosion devient alors inévitable. »

La défense contre ces accusations est la même que dans le cas de l’ordre sur les commandos.. Des commandants en chef et des officiers subalternes ont présenté des quantités d’affidavits dans lesquels ils expriment leur haine pour ces ordres et affirment ne pas les avoir exécutés. On nous parle encore d’accords tacites, même devant la preuve des massacres qui résultèrent de ces ordres. Cela vous coupe la respiration de voir présenter une telle défense, sans la moindre pudeur apparente.

Je répète que la responsabilité repose entièrement sur le groupe indiqué dans l’Acte d’accusation. Keitel, Jodl, Brauchitsch, Göring et leurs comparses, au centre de ces affaires, ont donné ces ordres diaboliques, dont un enfant pourrait voir l’essence criminelle. Kleist, Kluge, Rundstedt, Reichenau, Schobert, Manstein et les autres commandants en chef les ont communiqués à leurs officiers subalternes, Aucun accord secret ne pouvait prévenir les résultats terribles qui en résultèrent inévitablement.

Est-ce vraiment exagérer de dire que ces commandants en chef auraient dû refuser de transmettre ces ordres ? En tant que soldats, ils devaient obéir aux ordres de leurs chefs suprêmes, mais leurs propres lois disent qu’il est du devoir de tout soldat de refuser d’obéir aux ordres qu’il sait être criminels. Cela est dur pour le soldat ordinaire qui agit sous la menace du revolver pour exécuter les ordres de son lieutenant. C’est beaucoup moins difficile pour le commandant en chef. On peut s’attendre à ce qu’il soit mûr, formé, habitué à avoir des responsabilités et dressé à être ferme et inflexible sous l’épreuve. D’après leur propre code militaire et suivant les traditions dont ils ont encore le front de se vanter, les chefs avaient le devoir de refuser ces ordres. Le fait qu’ils ne les aient pas refusés a causé la souffrance et La mort de centaines de milliers de gens ; il a eu pour résultat direct d’innombrables assassinats et d’autres crimes de brutes ; et bien plus que les soldats que ces ordres conduisirent au crime, ce sont eux qui sont les vrais criminels.

Hitler avait besoin des commandants en chef ; il en avait terriblement besoin et aurait été impuissant s’il ne les avait eus. Ils auraient pu s’en tenir fermement et avec sécurité à la ligne de conduite que tout soldat, et en fait tout homme, est supposé suivre. Et dans la plupart des cas ce n’était pas la crainte de Hitler qui les faisait s’écarter de cette ligne de conduite. Ils étaient pourtant prêts à être en désaccord avec Hitler sur d’autres points qu’ils jugeaient plus importants. Ils ne voulaient pas risquer une mésentente avec Hitler sur des questions que, sans pitié, ils jugeaient être de moindre importance. Ils se préoccupaient de choses plus « importantes » — la conquête de l’Europe, par exemple — au sujet desquelles ils étaient d’accord avec Hitler.

Quelques-uns des chefs militaires, nous ne pouvons pas dire exactement combien, voulaient même aller beaucoup plus loin et se porter garants de l’idéologie nazie. Reichenau et Manstein prêtèrent leur nom et leur prestige sans la moindre honte afin de faire régner ces viles doctrines. Nous ne pouvons nous emparer de tous les ordres ; nous ne pouvons dire combien il y a de commandants en chef allemands qui, comme Manstein, protestant onctueusement de leur désapprobation de la doctrine nazie, pourraient être confrontés avec leurs déclarations publiques qui sont répugnantes.

Nous pouvons supposer, dans l’intérêt de la discussion, que beaucoup de commandants en chef allemands n’approuvèrent pas le genre d’ordres et de doctrines que les témoignages ont dévoilés. Celui qui se salit n’est pas excusé du fait qu’il se bouche le nez. Pour des raisons qui leur semblèrent suffisantes, les chefs militaires contribuèrent à tisser cette toile. C’est simplement cette indifférence calculée vis-à-vis du crime qui rend leur conduite si inqualifiable.

S’il existe un commandant en chef qui a les mains propres, il peut s’avancer et se justifier. Mais je soutiens qu’il a été incontestablement prouvé que les chefs militaires, en tant que groupement, ont participé directement, effectivement et en pleine connaissance de cause à des crimes de guerre et des crimes contre l’Humanité nombreux et répandus.

Au terme des articles 9 et 10 de l’Accord de Londres sur le Procès des grands criminels de guerre, Keitel et Raeder et les autres accusés militaires sont jugés, non seulement en tant qu’individus, mais en tant que représentants de la Direction militaire allemande. Les accusés militaires commirent leurs crimes en tant que chefs militaires et de concert avec les autres. C’est en leur qualité de représentants que les chefs militaires qui sont au banc des accusés sont véritablement importants.

Les témoignages présentés contre ce groupement sont si complets et si impérieux que ses tentatives de défense doivent être conçues sans espoir ni logique. Invité à rendre compte de ses crimes en tant que groupement, le fameux État-Major général allemand se désintègre comme un puzzle d’enfant jeté à terre, en cent trente morceaux différents. L’on nous dit que ce point est sans importance. Qu’on leur demande d’exposer leur opinion sur Hitler, la guerre d’agression, ou tout autre sujet désagréable, les morceaux se rassemblent instantanément et magiquement pour reconstituer le modèle. Avec la véritable discipline allemande, les mêmes mots sortent de toutes les bouches. Lorsque la question porte sur la participation de la Wehrmacht à l’exécution des Juifs, ils nient avec indignation que leurs soldats ont fait de pareilles choses. S’il est question de la mise en vigueur du Droit et de la discipline au sein de la Wehrmacht, nous nous heurtons à des affidavits disant que les soldats allemands qui ont tué des Juifs ont comparu devant des conseils de guerre et ont été fusillés. Accusés de responsabilité en tant que groupement, ils plaident leur innocence sous le prétexte qu’ils ne pouvaient démissionner et que leur situation était par conséquent involontaire. Cherchant à prouver leur désapprobation de la politique de Hitler, ils affirment que beaucoup d’entre eux, parmi ceux qui exprimèrent leur opposition, furent autorisés ou invités à donner leur démission. L’illogisme de leur appel au serment d’obéissance du soldat est particulièrement éhonté. Accusés d’avoir déclenché des guerres d’agression contre des pays voisins, ils font appel à ce serment pour leur défense. Accusés de crimes commis pendant la guerre, ils s’attribuent le crédit d’avoir refusé d’obéir à des ordres criminels. On prétend ainsi que le soldat qui, en temps de paix, était pleinement contraint par son serment à obéir sans discuter, sans considérer les conséquences, à un chef d’État parjure, pouvait néanmoins, quand son pays était en guerre et que l’obéissance semblait être bien plus nécessaire, se livrer à une désobéissance secrète et ainsi faire passer sur d’autres épaules le blâme et la responsabilité du meurtre des membres de commandos et des commissaires.

Considérons, une fois de plus, ces chefs militaires dont nous venons d’examiner les actes. De plus d’une façon ils forment un groupement. Ils sont plus qu’un groupement : ils sont une classe, presque une caste. Ils sont une manière de penser et un mode de vie. Ils ont des qualités mentales distinctives qui ont fait l’objet des notes et des commentaires du reste du monde pendant des dizaines et des dizaines d’années et leur origine remonte à dies siècles. Ils ont constitué une force historique et on doit encore compter avec eux : Ils en sont fiers.

Afin d’échapper aux conséquences de leurs actes, ces hommes nient à présent tout cela. Mais dans leur négation même, la vérité est apparente. Leur esprit de groupement et leur unité de vues et de buts sont si profondément ancrés qu’ils s’expriment par leurs lèvres, qu’ils le veuillent ou non. Lisez leurs dépositions ; ils parlent d’eux-mêmes en disant toujours « nous » ou « nous autres vieux soldats » et ils mentionnent sans cesse « notre » attitude sur tel ou tel sujet. La déposition de Rundstedt est pleine d’expressions de ce genre sur l’attitude des chefs militaires allemands, en tant que groupement, à l’égard de questions nombreuses et variées. Manstein nous a dit : « Nous, les soldats, nous nous méfions de tous les partis » ; « Nous nous considérions tous comme représentants de l’unité de l’Allemagne » ; et « Le but national-socialiste d’unification dépendait de notre attitude, mais les méthodes nationales-socialistes ne dépendaient pas de nous ».

Quelles sont les caractéristiques des chefs militaires allemands ? Elles sont, depuis longtemps, familières aux étudiants en histoire ; des livres ont été écrits par eux et à leur sujet. Elles sont manifestes dans les documents et témoignages soumis au Tribunal. Ce sont des observateurs attentifs de la politique intérieure allemande, mais leur tradition et leur politique n’est pas de s’identifier à un parti ou mouvement de politique intérieure. C’est là la seule note véridique du refrain si souvent chanté au cours de ce Procès : « Nous étions des soldats et non des politiciens ». Ils ne se préoccupent que de ce qu’ils considèrent être les intérêts les plus profonds et les plus immuables de l’Allemagne en tant que nation. Comme l’a dit Manstein :

« Nous, les soldats, nous nous méfiions de tous les partis, car chaque parti d’Allemagne plaçait ses propres intérêts au-dessus des intérêts de l’Allemagne. Nous nous considérions tous à cet égard comme les représentants de l’unité de l’Allemagne... »

Les chefs militaires allemands s’intéressaient vivement à la politique étrangère et à la diplomatie. Tout officier de carrière intelligent doit s’y intéresser. L’entraînement est dirigé, l’équipement constitué et les plans élaborés à la lumière de ce que l’on sait du potentiel militaire et des intentions des autres pays. Aucun officier du monde n’était plus conscient de cela que les Allemands ; aucun n’étudia la scène internationale aussi minutieusement et avec autant de froid calcul. C’était leur mentor, Clausewitz, qui décrivait la guerre comme un instrument de la politique.

Les chefs militaires allemands veulent que l’Allemagne soit affranchie des fluctuations politiques et possède un Gouvernement qui mobilisera les ressources allemandes derrière la Wehrmacht et inculquera au peuple allemand l’esprit et les buts du militarisme. C’est ce que voulait dire Rundstedt par ces mots : « Les idées nationales-socialistes qui avaient de la valeur étaient généralement celles qui venaient de l’époque prussienne et que nous avions déjà apprises sans les nationaux-socialistes ». C’est ce que voulait dire Manstein quand il parlait de l’unité de l’Allemagne.

Les chefs militaires allemands croient à la guerre, ils la considèrent comme partie d’une vie normale et bien équilibrée ; Manstein nous a dit à la barre des témoins qu’ils considéraient naturellement la gloire de la guerre comme quelque chose de grand. L’opinion réfléchie de l’OKW, en 1938, disait :

« Malgré toutes les tentatives faites pour la prescrire, la guerre reste une loi de la nature qui peut être contestée mais pas éliminée. Elle sert à perpétuer la race et l’État et à assurer son avenir historique. Ce but hautement moral donne à la guerre tout son caractère et sa justification morale. »

Ces traits de caractère des chefs militaires allemands sont profonds et constants. Ils ont été funestes pour le monde et funestes également pour l’Allemagne. Leur philosophie est si perverse qu’ils considèrent la perte d’une guerre, la défaite et l’anéantissement de l’Allemagne, comme une occasion glorieuse de recommencer le même terrible cycle. Leur état d’esprit n’est nulle part mieux formulé que dans le discours prononcé par le général Beck devant l’École de guerre allemande en 1935.-On dit aux jeunes officiers assemblés que « l’heure de la mort de notre vieille et magnifique Armée, en 1919, a abouti à une existence nouvelle de la jeune « Reichswehr » et que « l’Armée allemande revint de la première guerre mondiale couronnée des lauriers de l’immortalité ». Plus tard, on leur dit que « si les chefs militaires avaient fait preuve d’intelligence et de courage, la perte d’une guerre serait ennoblie par la fierté d’une chute glorieuse ». En conclusion, on rappelle à ces jeunes officiers que l’Allemagne est une « nation militaire » et on les exhorte à se rappeler tout ce qu’ils doivent à l’homme « qui a recréé et qui a donné une force nouvelle à l’Armée allemande. »

En 1935, cet homme était Hitler. Les armées précédentes, c’étaient d’autres hommes. Les militaristes allemands uniront leurs forces à n’importe quel homme ou à n’importe quel Gouvernement leur offrant des perspectives équitables d’aide effective pour l’accomplissement d’exploits militaires. Ceux qui croient que la guerre est un moyen de vivre ne tirent aucune leçon de l’expérience d’une guerre perdue.

Je n’ai pas brossé ce tableau des chefs militaires allemands parce qu’il ne nous est pas assez familier, mais parce qu’il nous l’est tellement que nous risquons de l’oublier. Nous ne devons pas nous préoccuper des belles apparences d’un tableau ou des détails d’une organisation militaire aux dépens de choses beaucoup plus importantes et qui sont des questions de notoriété publique. Le monde entier a trop longtemps connu le commandement militaire allemand et en a trop longtemps souffert. Ce qu’il vaut, ses attributions, sa façon de se conduire sont bien connus. Va-t-on maintenant faire croire au monde qu’un tel groupement n’existe pas ? Faut-il entendre dire que les seigneurs de guerre allemands ne peuvent pas être jugés parce qu’ils n’étaient qu’un groupe de recrues ? Nous n’avons eu à nous occuper sérieusement de ces arguments que parce qu’il n’y en avait pas d’autres.

Le fait que l’accusation portée contre les militaristes allemands soit claire ne lui enlève pas de son importance. Nous sommes ici aux prises avec quelque chose de grave, malfaisant et durable ; quelque chose qui n’est pas né en 1933 ou même en 1921 ; quelque chose de beaucoup plus ancien que toute autre chose ici ; quelque chose de beaucoup plus important qu’aucun des hommes qui se trouvent au banc des accusés ; quelque chose qui n’est pas encore mort et qui ne peut disparaître par le peloton d’exécution ou la corde du bourreau.

Pendant neuf mois, cette salle a été un monde de chambres à gaz, de montagnes de cadavres, d’abat-jour en peau humaine, de crânes réduits, d’expériences de refroidissement et de chambres fortes, de banques remplies de dents en or. Il est absolument vital pour la conscience du monde que tous ceux qui ont participé à ces énormités soient jugés. Mais ces pièces à conviction, pour affreuses qu’elles soient, ne sont pas le cœur de ce Procès. Bien peu sera fait si l’on se contente d’arracher le fruit empoisonné de l’arbre. Il est beaucoup plus difficile de déraciner l’arbre, mais c’est la seule chose qui, à la longue, aura un bon résultat.

L’arbre qui porte ce fruit, c’est le militarisme allemand. Le militarisme était autant le cœur du parti nazi que celui de la Wehrmacht elle-même. Le militarisme n’est pas la profession des armes. Le militarisme est incarné dans la « nation à l’esprit militaire » dont les chefs prêchent et pratiquent la conquête par la force des armes et goûtent la guerre comme quelque chose de désirable en soi. Le militarisme conduit inévitablement au mépris cynique et inique des droits des autres et des éléments mêmes de la civilisation. Le militarisme détruit le caractère moral de la nation qui l’applique et, parce qu’il ne peut être renversé que par ses propres armes, sape le caractère des nations qui sont forcées de le combattre.

La source du militarisme allemand, au cours des années, a été le groupe de chefs militaires de profession qui ont été connus du monde sous le nom d’État-Major général allemand. C’est pourquoi dénoncer et discréditer ce groupe en le déclarant criminel est beaucoup plus important que le sort des individus en uniforme de ce groupe en tant qu’individus. Keitel et Raeder, Rundstedt, Kesselring et Manstein ont tiré leurs dernières cartouches. Ils ne dirigeront plus les légions de la Wehrmacht. Ce qui est réellement en jeu maintenant ce n’est pas la vie de ces hommes en particulier, mais l’influence future de l’État-Major allemand à l’intérieur de l’Allemagne et, par suite, sur la vie des gens de tous les pays. C’est pourquoi il a été déclaré à Yalta :

« C’est notre but inflexible de détruire le militarisme et le nazisme allemands et de nous assurer que l’Allemagne ne sera plus jamais en mesure de troubler la paix du monde. Nous sommes déterminés à désarmer et à licencier toutes les Forces armées allemandes, à démembrer à tout jamais l’État-Major général allemand qui a machiné à maintes reprises la résurrection du militarisme allemand. »

Les premiers pas vers la reconnaissance du militarisme allemand ont été faits ici même dans cette salle d’audience. L’État-Major général allemand a eu largement le temps de penser depuis le printemps 1945 et il sait bien ce qui est en jeu ici. Les militaristes allemands savent que leur force future dépend du rétablissement de la foi du peuple allemand dans leurs exploits militaires et de leur dissociation des atrocités qu’ils ont commises au service du IIIe Reich. Pourquoi la Wehrmacht a-t-elle rencontré la défaite ? Hitler intervenait trop dans les affaires militaires, dit Manstein. Et à propos des atrocités ? La Wehrmacht n’en a commis aucune. Les généraux supprimaient et enfreignaient les ordres criminels de Hitler. Toutes les atrocités qui eurent lieu furent commises par d’autres hommes, tels que Himmler, et d’autres organisations, telles que les SS. Les généraux n’auraient-ils pas pu prendre des mesures pour empêcher l’engloutissement de l’Allemagne dans la guerre et son éventuelle destruction ? Non, les généraux étaient liés par leur serment de fidélité au chef de l’État. Un général SS n’a-t-il pas dit que les maréchaux auraient pu empêcher bien des excès et ides atrocités ? La réaction est empreinte de supériorité et de mépris. « J’estime qu’il est impertinent de la part d’un SS de faire de telles déclarations sur un Feldmarschall » dit Rundstedt. Les documents et dépositions montrent que ce sont là des contrefaçons manifestes. Mais ici, à l’état d’embryon, sont les mythes et les légendes que les militaristes allemands chercheront à propager dans l’esprit allemand. Ces mensonges doivent être marqués et étiquetés pour ce qu’ils sont, maintenant que la preuve est fraîche.

C’est aussi important à l’intérieur de nos propres pays que ce l’est ici en Allemagne. Le militarisme s’est développé beaucoup plus largement et plus obstinément en Allemagne qu’ailleurs, mais c’est une plante qui ne connaît pas de frontières nationales ; elle pousse partout. Il élève la voix pour dire que la guerre entre l’Est et l’Ouest, ou la gauche et la droite, ou les blancs et les jaunes, est inévitable. Il murmure que les armes nouvellement conçues sont si terribles que l’on doit se presser de les utiliser de peur que quelque autre pays ne les utilise le premier. Il fait marcher le monde entier sous l’ombre de la mort.

Le militarisme allemand, s’il revient,, ne réapparaîtra pas nécessairement sous l’égide du nazisme. Les militaristes allemands se lieront à tout homme ou parti qui offrira la possibilité d’une renaissance de la puissance armée allemande. Ils calculeront délibérément et froidement. Ni idéologies fanatiques, ni horribles pratiques ne les arrêteront ; ils commettront des crimes sans le moindre effort, pour atteindre le but de la puissance et de la terreur allemandes. Nous les avons déjà vus le faire auparavant.

La vérité est établie dans le dossier devant nous et tout ce que nous avons à faire est de déclarer simplement la vérité. Les militaristes allemands ont réuni leurs forces à Hitler et, avec lui, ont créé le IIIe Reich ; avec lui, ils ont délibérément fait un monde dans lequel la puissance était tout ce qui importait ; avec lui ils ont plongé le monde dans la guerre et répandu la terreur et la dévastation sur le continent européen. Ils ont porté un coup à toute l’humanité ; un coup si sauvage et si infâme que la conscience du monde en sera ébranlée pendant des années. Ce ne fut pas une guerre ; ce fut un crime. Ce ne furent pas des combats de soldats ; ce fut de la sauvagerie. Ces choses doivent être dites. Nous ne pourrons pas ici refaire l’Histoire, mais nous pourrons veiller à ce qu’elle soit écrite conformément à la vérité.

M. AUGUSTE CHAMPETIER DE RIBES. (Procureur Général français)

Monsieur le Président, Messieurs les Juges. Nous vous avons demandé de condamner les chefs responsables du drame qui a ensanglanté le monde. En vous demandant aujourd’hui de déclarer criminelles les organisations qui ont servi d’instruments à leurs desseins, nous sollicitons de votre justice la condamnation morale de tout un système cohérent qui a fait courir à la civilisation le plus grave danger qu’elle ait connu depuis l’écroulement du monde romain.

Et nous attachons autant d’importance à la sentence que nous sollicitons aujourd’hui qu’à celle que nous requérions hier.

Car, si nous croyons nécessaire que les coupables soient punis, nous pensons qu’il est non moins salutaire de rappeler solennellement aux puissants d’aujourd’hui et de demain les impératifs d’une morale sans laquelle ni l’Ordre ni la Paix ne peuvent régner dans l’univers.

Qui ne voit en effet qu’aux temps où nous vivons, alors que la folie des hommes a utilisé les prodigieux progrès de la science et de la technique pour l’oeuvre de la mort et que, comme l’a dit un philosophe « notre civilisation s’est équipée pour le suicide », qui ne voit que les problèmes qui se posent à l’angoisse du monde sont avant tout des problèmes moraux ?

« L’Humanité », a dit notre grand Bergson, « gémit à ’demi-écrasée sous le poids des progrès qu’elle a faits. Le corps agrandi attend un supplément d’âme et la mécanique exige une mystique. »

La mystique à laquelle pensait Bergson, nous savons ce qu’elle est. C’est celle qu’à l’apogée de la civilisation gréco-latine, alors que Caton l’Ancien, le Sage des sages, écrivait dans son traité d’économie politique : « Il faut savoir vendre à temps ses vieux bœufs et ses vieux esclaves », a introduit dans le monde ces deux notions qui ont suffi à le bouleverser : la notion de la personne et celle de la fraternité humaine.

La personne, c’est-à-dire l’individu spiritualisé, non plus l’homme isolé, le numéro dans l’ordre politique, le rouage dans l’ordre économique, mais l’homme tout entier, corps et esprit, esprit incarné, sans doute, mais avant tout esprit, pour l’épanouissement duquel est faite la société, l’homme social, qui ne trouve son plein développement que dans la communauté fraternelle de son prochain, l’homme, auquel sa vocation confère une dignité qui le fait échapper de droit à toute entreprise d’asservissement et d’accaparement.

Cette mystique, c’est celle qui, dans l’ordre politique, a inspiré toutes les constitutions écrites ou traditionnelles de toutes les nations civilisées, depuis que la Grande-Bretagne, la mère des démocraties, garantit à chaque homme libre, par la disposition de la Grande Charte et la loi d’Habeas Corpus, qu’il ne sera « ni pris, ni emprisonné, sinon par un jugement de ses pairs rendu dans les formes de la loi ».

C’est elle qui inspira la déclaration américaine de 1776 : « Nous tenons pour évident que tous les hommes ont été doués par le Créateur de certains droits inaliénables ». C’est elle qui inspira la déclaration française de 1891 : « Les représentants du peuple français, constitués en Assemblée nationale, considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des Gouvernements, ont résolu d’exposer, dans une déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme... En conséquence, l’Assemblée nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l’Être Suprême, les droits suivants de l’homme et du citoyen ».

La notion de l’éminente dignité de la personne humaine n’inspire-t-elle pas encore la constitution de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques, qui, dans son chapitre IV proclame : « Les droits et les devoirs fondamentaux des citoyens de l’URSS... sans distinction de nationalité et de race ».

La Charte des Nations Unies, signée le 26 juin 1945 à San Francisco par cinquante et une nations, ne débute-t-elle pas enfin par cette déclaration solennelle : « Nous, peuples des Nations Unies, résolus à préserver les générations futures du fléau de la guerre, qui,, deux fois en l’espace d’une vie humaine a infligé à l’Humanité d’indicibles souffrances, à proclamer notre foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité des droits des hommes et des femmes, ainsi que des nations, grandes et petites... »

Cette mystique, certains d’entre nous ont pu la laïciser autant qu’ils l’ont voulu. Nous sommes tous d’accord pour reconnaître qu’elle est l’apport essentiel du christianisme dans le monde et qu’étendant lentement, au cours des siècles, ses conquêtes, elle a posé les fondements de la civilisation mondiale.

C’est contre cette mystique qu’en plein XXe siècle Hitler a tenté une réaction violente en dressant contre elle son idéologie barbare du racisme, sa conception primitive de la vie en société uniquement régie par les lois biologiques.

Car il ne vise pas seulement à établir en Europe la domination militaire de l’Allemagne, il a l’ambition d’imposer au monde sa « culture » qui bouleverse toutes les assises morales et intellectuelles sur lesquelles repose, depuis l’ère chrétienne, le monde civilisé.

Pour lui, les lois biologiques qui régissent les sociétés animales s’imposent également aux sociétés humaines et d’abord les lois de la sélection naturelle et de la lutte pour la vie.

Dès lors, il ne saurait être question de l’autonomie de la personne humaine. Comme la fourmi dans la fourmilière, l’individu n’existe que par et pour la collectivité. L’Etat n’est pas fait pour la personne mais la personne pour l’État.

Dès lors, il ne saurait être question de pitié ni d’amour fraternel. Le christianisme, religion de dégénérés et de malades, sera remplacé par la religion nouvelle qui ne reconnaît de droit que celui du plus fort, d’autre devoir que celui de dominer.

Cette conception animale de la vie humaine, cette « culture », cette religion, elle n’est pas l’œuvre d’un philosophe qui propose une théorie nouvelle dans le domaine de la spéculation intellectuelle, elle est l’œuvre d’un réaliste, qui la met en pratique.

Dans l’ordre de la politique intérieure, elle commandera l’épuration du peuple allemand des éléments qui le contaminent et l’amélioration de la race des aryens blonds. Et donc les Juifs seront chassés ou exterminés. Les anormaux, les malades, les faibles, seront supprimés ou du moins stérilisés. Une jeunesse, arrachée de bonne heure à la famille, sera formée par l’État à sa mission qui est de « faire trembler le monde ». « Je veux », dit Hitler à Rauschning, « je veux voir dans son regard la lueur que l’on voit dans les yeux d’un fauve ». Encore calomnie-t-il le fauve, qui tue, sans doute, parce qu’il a faim, parce qu’il a peur ou qu’il est en rut, mais qui ne connaît pas le sadisme des tortures raffinées.

Cette conception de la vie, Hitler l’applique aux relations internationales. « Une race plus forte », écrit-il dans Mein Kampf, «  chassera les races faibles, car la ruée finale vers la vie brisera les entraves ridicules d’une prétendue humanité individualiste pour faire place à l’humanité selon la nature, qui anéantit les faibles pour donner leur place aux forts ».

Et nous savons quels crimes ont été commis au nom de cette religion nouvelle, combien de morts a coûté la mise en pratique de cette prétendue doctrine de la vie : les camps de concentration, les chambres à gaz et les fours crématoires, les inoculations de virus, les stérilisations, la vivisection pratiquée sur les prisonniers et les déportés, l’asservissement des peuples que l’on croit assimilables et, par-dessus tout, l’extermination méthodique de ceux que l’on prétend inférieurs et, pour tout dire, le « génocide », tout cela est le fruit monstrueux de l’idéologie hitlérienne.

M. de Menthon avait raison de dire que le péché contre l’esprit est le vice fondamental du national-socialisme et la source de tous les crimes commis en son nom. Et Louis Veuillot n’avait-il pas des dons de visionnaire lorsqu’il écrivait en 1871 :

« Allemagne, Allemagne, à qui le ciel avait tant donné ! Quand tu verras reparaître un fantôme d’empereur qui ne tiendra pas le glaive pour protéger la justice et défendre le vieux Droit mais qui se dira l’empereur du peuple et le glaive du Droit nouveau... alors ce sera l’heure de la grande expiation ».

De tous les crimes du national-socialisme, nous avons montré quels étaient les principaux coupables. Mais pour réaliser leur plan diabolique de domination universelle non seulement des territoires mais aussi des consciences, il leur fallait des collaborateurs inspirés de la même mystique, formés aux mêmes disciplines, et c’est pourquoi les chefs, les Führer, ont conçu et réalisé peu à peu ce système compliqué et cohérent de direction, de coercition et de contrôle que constitue l’ensemble des organisations de l’État et du parti national-socialiste.

Il fallait des organismes de direction d’où partaient, en vertu du « Führerprinzip », les ordres et les directives générales, et ce sont le Cabinet du Reich et le Corps des dirigeants du parti nazi.

Il fallait des instruments de contrôle de propagande, de police et d’exécution, et ce sont la Gestapo, les SA, le SD et les SS.

Il fallait enfin que l’Armée fût au service de la politique du Parti, et ce fut l’œuvre de l’État-Major général et du Haut Commandement, épuré de tous les éléments insuffisamment nazifiés.

Que les membres de ces organisations, de ces groupements ou de ces services aient été plus ou moins des fanatiques du régime, cela est possible et le Tribunal se souvient de la distinction spécieuse faite au cours de l’interrogatoire de Ribbentrop entre les « purs nazis » et ceux qui ne l’étaient qu’à moitié. Tous avaient au moins accepté la doctrine et les avantages matériels que le régime leur prodiguait. Pour avoir pratiqué la restriction mentale, certains sont-ils moins méprisables et moins coupables ?

Que toutes ces organisations, ces goupements ou ces services aient contribué à l’oeuvre de domination universelle par tous les moyens, cela a été abondamment prouvé au cours de ces débats.

Les défenseurs des organisations ne sont-ils pas intervenus constamment à l’occasion des interrogatoires des accusés individuels, et ces accusés n’étaient-ils pas tous, à des titres divers, membres de l’une et souvent de plusieurs de ces organisations, de sorte qu’a été établie de manière incontestable la collaboration étroite des organisations collectives avec les hommes qui se trouvent au banc des accusés ?

Aussi me garderai-je, après ces débats si complets, après les réquisitoires de mes éminents collègues des Ministères Publics américain et britannique, de rappeler une fois de plus les innombrables monstruosités auxquelles ont participé, pour les ordonner, pour les exécuter ou pour les permettre, les groupes ou organisations énumérés dans l’Acte d’accusation.

Je voudrais seulement répondre brièvement à deux des moyens auxquels les avocats de la Défense et notamment ceux de la Gestapo, du SD et du Haut Commandement paraissent attacher le plus d’importance.

Il est possible, disent-ils d’abord, que des abus aient été commis, dans l’ardeur de la lutte devenue impitoyable, au cours de la guerre devenue totale, mais il ne s’est jamais agi que de crimes individuels pouvant engager la responsabilité des personnalités qui les commettaient, mais non pas celle des collectivités qui les réprouvaient.

Des cloisons étanches, dit en second lieu la Défense, séparaient les diverses organisations du Reich. Dès lors, l’activité de chaque organisation doit être examinée séparément et cet examen ne permet pas de déceler chez aucune une intention ni une activité criminelles.

Premier moyen : pour déterminer si une organisation est criminelle, il convient, dit la Défense, d’examiner les principes essentiels à sa structure. Or, ceux-ci n’ont rien de criminel. Dès lors, les crimes, s’il en a peut-être été commis, ne peuvent être imputés qu’à des individus et ne permettent pas de conclure au caractère criminel de la collectivité.

Ainsi, dit-on, la Gestapo était, aux termes de sa constitution, une Police d’État, chargée, comme toutes les polices des États civilisés, de collaborer à l’œuvre de la justice et de protéger la collectivité contre les individus qui porteraient atteinte à sa sécurité. Il est possible que, parfois, elle ait reçu d’en haut et qu’elle ait exécuté les ordres que ne commandait pas directement sa mission essentielle de protection, comme l’arrestation massive des Juifs, comme l’extermination des prisonniers de guerre soviétiques, comme l’assassinat des prisonniers évadés et repris. Mais ces activités accidentelles ne rentraient pas dans sa compétence institutionnelle. Elles ne sauraient modifier le caractère essentiel de l’organisation qui n’avait rien de criminel.

Ainsi, dit la Défense, le SD est constitutionnellement un simple service de renseignement et de sondage de l’opinion publique, une sorte d’institut Gallup proprement inoffensif. Il est possible qu’accidentellement des membres du SD aient collaboré à l’oeuvre de répression de la Gestapo. Il est vrai que l’on trouve des membres du SD à de nombreux postes de commande et qui se sont livrés à une activité critiquable, mais ils n’agissaient pas alors comme fonctionnaires du SD et ne pouvaient compromettre l’organisation, dont le caractère institutionnel n’avait rien de criminel.

Ainsi, dit la Défense, le Haut Commandement n’était chargé institutionnellement que de la défense du Reich et seulement de sa défense. Il ne s’occupait pas de politique et n’avait rien à faire avec la Police. Il se peut que, parfois, il ait dépassé sa mission. Il est vrai qu’il a signé l’ordre de déporter les résistants vers l’inconnu, de remettre à la Police, pour leur extermination, les soldats des commandos et les prisonniers évadés, ce qui était contraire à l’honneur militaire, mais il n’agissait alors que comme simple agent de transmission des ordres de Hitler ou de Himmler. Cette activité accidentelle, extérieure à sa compétence, ne pouvait rien changer à son caractère essentiel, qui n’avait rien de criminel.

Ainsi la Défense s’efforce-t-elle toujours de distinguer entre le caractère institutionnel de l’organisation, dont elle croit avoir démontré qu’il n’avait rien de criminel, et l’activité pratique du groupement qui, reconnaît-elle, peut être critiquée, et cette distinction se comprendrait en régime démocratique, quand des institutions préétablies limitent l’arbitraire des Gouvernements, quand l’autonomie de la personne et la liberté du citoyen sont protégées contre les excès du pouvoir, mais elle est impensable en régime hitlérien.

Best, le théoricien de la Police, se préoccupait-il de respecter un principe lorsqu’il écrivait que les moyens d’action de la Police sont prescrits par l’ennemi ?

Le décret du 28 février 1933 se préoccupe-t-il de principes quand il permet à l’État omnipotent d’ignorer toutes les limites juridiques ?

Hitler distingue-t-il le principe de la pratique quand, dans la conférence du 23 mai 1939 qui réunit à la chancellerie les membres du Haut Commandement, il déclare : « Il faut bannir le principe qui consiste à se soustraire à la solution des problèmes par l’adaptation aux circonstances. Il s’agit plutôt d’adapter les circonstances aux nécessités... Il ne s’agit plus de justice ou d’injustice, mais de l’existence ou de la non-existence de 80.000.000 d’hommes ». (L-79).

A la vérité, en régime hitlérien, il n’est pas d’institution préétablie, pas de légalité, pas de limites à l’arbitraire, pas d’excès de pouvoir possible. Il n’y a d’autre principe que le « Führerprinzip », d’autre légalité que le bon plaisir du chef, dont l’ordre, du haut en bas de l’échelle, doit être exécuté sans pouvoir être discuté.

La conception d’une prétendue institution qui aurait présidé à la constitution des organisations collectives et leur aurait conféré un certain caractère, n’est qu’une construction a posteriori de l’ingéniosité de la Défense.

Seule compte l’activité concrète des organisations collectives et nous avons démontré qu’elle était criminelle.

Par ailleurs, la Défense cherche un motif d’innocenter les organisations collectives dans le fait que les membres de la Gestapo, des SS ou du SD qui se livraient à des actes criminels n’agissaient pas au nom de leur organisation originaire, mais en étaient provisoirement détachés.

N’est-ce pas au contraire la preuve que, dans l’organisation générale du système national-socialiste, ces groupements jouaient le rôle de réservoirs et d’écoles d’apprentissage, où les Führer puisaient, pour leur œuvre de domination, les exécutants, parfaitement préparés aux tâches criminelles qui leur étaient confiées ?

Et le fait que Hitler conférait souvent à ses complices la dignité de membres d’honneur de l’une de ces organisations n’est-il pas aussi la preuve de l’importance qu’il attachait au témoignage d’orthodoxie que donnait l’appartenance à l’un ou l’autre de ces groupements ?

Ainsi, à quelque point de vue que l’on se place, le premier moyen de la Défense ne peut être retenu.

LE PRÉSIDENT

Monsieur Champetier de Ribes, je crois que vous ne pourrez terminer vos explications avant la fin de l’audience. Je crois qu’il est préférable de suspendre maintenant.

M. CHAMPETIER DE RIBES

Certainement, Monsieur le Président.

(L’audience est suspendue jusqu’à 14 heures.)