DEUX CENT DIX-SEPTIÈME JOURNÉE.
Lundi 30 septembre 1946.

Audience de l’après-midi.

LE PRÉSIDENT

Je demande à M. Biddie de bien vouloir continuer la lecture du Jugement.

M. FRANCIS BIDDLE (juge américain)

VIOLATIONS DES TRAITÉS INTERNATIONAUX.

Selon la définition du Statut, préparer ou mener une guerre d’agression en violation de traités internationaux constitue un crime. Le Tribunal estime que certains des accusés ont préparé et mené des guerres d’agression contre douze nations et sont donc coupables de ces crimes. Il n’y a pas lieu de traiter en détail la question de la violation de traités ni d’examiner dans quelle mesure ces guerres d’agression furent aussi des « guerres menées en violation de traités, d’accords ou de garanties d’un caractère international ». Ces traités sont énumérés à l’appendice C de l’Acte d’accusation. Les plus importants sont les suivants : Conventions de La Haye.

Les Puissances signataires de la Convention de 1899 ont conclu l’accord suivant : « Avant d’en appeler aux armes... avoir recours, autant que les circonstances le permettent, aux bons offices ou à la médiation d’une ou de plusieurs puissances amies ». Un paragraphe analogue fut inséré en 1907 dans le texte de la Convention pour le règlement pacifique des conflits internationaux. Et à l’article premier de la Convention annexe relative à l’Ouverture des hostilités, on trouve cette formule bien plus précise :

« Les Puissances contractantes reconnaissent que des hostilités entre elles ne doivent pas commencer sans un avertissement préalable et non équivoque qui aura soit la forme d’une déclaration de guerre avec indication des motifs, soit celle d’un ultimatum, avec déclaration conditionnelle de guerre. »

L’Allemagne était partie à ces conventions.

Traité de Versailles.

Le Ministère Public fonde aussi son accusation sur la violation de certaines clauses du Traité de Versailles : l’interdiction de fortifier la rive gauche du Rhin (articles 42-44) ; l’obligation de « respecter intégralement l’indépendance de l’Autriche » (article 80) ; la renonciation à tous droits sur Memel (article 99) et sur la Ville libre de Dantzig (article 100) ; la reconnaissance de l’indépendance de l’État tchécoslovaque et aussi, dans la cinquième partie du Traité, des clauses militaires, navales et aériennes qui limitaient le réarmement de l’Allemagne. Il ne fait pas de doute que le Gouvernement allemand ait agi contrairement à toutes ces clauses dont les détails sont énumérés à l’appendice C de l’Acte d’accusation. En ce qui concerne le Traité de Versailles, il s’agit de :

1. La violation des articles 42 à 44 concernant la démilitarisation de la Rhénanie ;

2. L’annexion de l’Autriche, le 13 mars 1938, en violation de l’article 80 ;

3. L’incorporation de la région de Memel, le 22 mars 1939, en violation de l’article 99 ;

4. L’incorporation de la Ville libre de Dantzig, le 1er septembre ] 939, en violation d’e l’article 100 ;

5. L’incorporation des provinces de Bohême et de Moravie, le 16 mars 1939, en violation de l’article 81 ;

6. La répudiation des clauses militaires, navales et aériennes en mars 1935.

Le 21 mai 1935, l’Allemagne annonçait que tout en dénonçant les clauses de traité relatives au désarmement, elle n’en respecterait pas moins les clauses territoriales et les stipulations du Traité de Locarno. En ce qui concerne les cinq premières violations sur lesquelles s’appuie le Ministère Public, le Tribunal estime que l’accusation est fondée.

Traités de garantie mutuelle, d’arbitrage et de non-agression.

Il n’est pas nécessaire d’entrer dans les détails des nombreux traités conclus par l’Allemagne avec d’autres puissances. Des traités de garantie mutuelle ayant pour but d’assurer le maintien du statu quo territorial furent signés par l’Allemagne à Locarno, en 1925, avec la Belgique, la France, la Grande-Bretagne et l’Italie. L’Allemagne ratifia également à Locarno des traités d’arbitrage avec la Tchécoslovaquie, la Belgique et la Pologne.

L’article premier de ce dernier traité est caractéristique et stipule :

« Toutes contestations entre l’Allemagne et la Pologne, de quelque nature qu’elles soient... qui n’auraient pu être réglées à l’amiable par les procédés diplomatiques ordinaires, seront soumises pour jugement soit à un tribunal arbitral... »

L’Allemagne conclut, d’autre part, des conventions d’arbitrage et de conciliation avec les Pays-Bas et le Danemark en 1926, et avec le Luxembourg en 1929. Enfin, l’Allemagne ratifia ides traités de non-agression avec le Danemark et l’Union Soviétique en 1939.

Le Pacte Briand-Kellogg.

Le Pacte de Paris fut signé le 27 août 1928 par l’Allemagne, les États-Unis, la Belgique, la France, la Grande-Bretagne, l’Italie, le Japon, la Pologne et d’autres pays. Plus tard, d’autres puissances y adhérèrent. Le Tribunal examinera incessamment la nature de ce Pacte et ses conséquences juridiques. Il n’est donc pas nécessaire d’en parler davantage ici, si ce n’est pour déclarer que le Tribunal estime que ce pacte a été violé par l’Allemagne dans tous les cas de guerre d’agression visés par l’Acte d’accusation. Il convient de noter que, le 26 janvier 1934, l’Allemagne a signé une déclaration en faveur du maintien de la « Paix permanente » avec la Pologne, déclaration qui se fonde explicitement sur le Pacte de Paris et aux termes de laquelle le recours à la force était exclu pour une période de dix ans.

Le Tribunal ne juge pas nécessaire d’examiner ici les autres traités énumérés à l’appendice C, ni les accords et les garanties d’intentions pacifiques que l’Allemagne concluait et prodiguait sans cesse.

LE STATUT DEVANT LE DROIT.

La juridiction du Tribunal est définie par l’Accord et le Statut du 8 août 1945 ; les crimes soumis à compétence et qui entraînent des responsabilités individuelles sont déterminés par l’article 6. Le Droit, tel qu’il ressort du Statut, est impératif et lie le Tribunal.

La rédaction du Statut dépendait du pouvoir législatif souverain exercé par les États auxquels le Reich allemand s’était rendu sans conditions ; le monde civilisé a reconnu à ces États le droit de faire la loi dans les territoires occupés.

Le Statut ne constitue pas l’exercice arbitraire, par les nations victorieuses, de leur suprématie. Il exprime le Droit international en vigueur au moment de sa création ; il contribua, par cela même, au développement de ce droit.

Les Puissances signataires ont institué ce Tribunal, déterminé la loi applicable, fixé des règles appropriées de procédure. En agissant ainsi, ces puissances ont fait ensemble ce que chacune d’elles pouvait faire séparément. La faculté de sanctionner le Droit par la création de juridictions spéciales est une prérogative commune à tous les États.

Le Statut érige en crime la conception et la conduite d’une guerre d’agression ou d’une guerre qui comporte la violation des traités ; par conséquent, il n’est pas absolument nécessaire de rechercher si et jusqu’à quel point la guerre d’agression revêtait un caractère criminel avant l’Accord de Londres.

Considérant, toutefois, l’intérêt de ce problème au regard des principes du Droit, le développement qu’il a reçu dans les réquisitoires et les plaidoiries, le Tribunal va exprimer son sentiment à ce sujet.

On fit valoir, au nom des accusés, une règle inscrite à la base de toute législation, internationale ou interne : il ne peut y avoir de châtiment sans une loi antérieure prévoyant le crime. Nullum crimen sine lege, nulla pœna sine lege. Le châtiment ex post facto répugne au Droit des nations civilisées. Nul pouvoir souverain n’avait érigé la guerre d’agression en crime quand les actes reprochés ont été commis. Aucun statut n’avait défini cette guerre ; aucune peine n’avait été prévue pour sa perpétration ; aucun tribunal n’avait été créé pour juger et punir les contrevenants.

Il faut rappeler que la maxime : Nullum crimen sine lege ne limite pas la souveraineté des États ; elle ne formule qu’une règle généralement suivie. Il est faux de présenter comme injuste le châtiment infligé à ceux qui, au mépris d’engagements et de traités solennels, ont, sans avertissement préalable, assailli un État voisin. En pareille occurrence, l’agresseur sait le caractère odieux de son action. La conscience du monde, bien loin d’être offensée, s’il est puni, serait choquée s’il ne l’était pas. Vu les postes qu’ils occupaient dans le Gouvernement du Reich, les accusés (ou du moins certains d’entre eux) connaissaient les traités, signés par l’Allemagne, qui prescrivaient le recours à la guerre pour régler les différends internationaux ; ils savaient que la guerre d’agression est mise hors la loi par la plupart des États du monde, y compris l’Allemagne elle-même ; c’est en pleine connaissance de cause qu’ils violaient le Droit international quand, délibérément, ils donnaient suite à leurs intentions agressives, à leurs projets d’invasion.

Cette conclusion, que dictent les principes, est singulièrement renforcée, si on considère l’état du Droit international en 1939, concernant la guerre d’agression.

Le traité général de renonciation à la guerre, signé le 27 août 1928, plus généralement connu sous le nom de Pacte de Paris ou Pacte Briand-Kellogg, liait, au moment de la déclaration de guerre (1939), soixante-trois nations, dont l’Allemagne, l’Italie et le Japon. Les signataires déclaraient dans le préambule :

« Ayant le sentiment profond du devoir solennel qui leur incombe de développer le bien-être de l’Humanité ; persuadés que le moment est venu de procéder à une franche renonciation à la guerre comme instrument de politique nationale afin que les relations pacifiques et amicales existant actuellement entre les peuples puissent être perpétuées... que tout changement dans leurs relations mutuelles ne doit être recherché que par des procédés pacifiques... unissant ainsi les nations civilisées du monde dans une renonciation commune à la guerre comme instrument de leur politique nationale... »

Les deux premiers articles sont ainsi conçus :

« Article premier

Les Hautes Parties contractantes déclarent solennellement, au nom de leurs peuples respectifs, qu’elles condamnent le recours à la guerre pour le règlement des différends internationaux et y renoncent en tant qu’instrument de politique nationale dans leurs relations mutuelles ;

« Article 2. — Les Hautes Parties contractantes reconnaissent que le règlement de la solution de tous les différends ou conflits, de quelque nature ou de quelque origine qu’ils puissent être, qui pourront surgir entre elles, ne devra jamais être recherché que par des moyens pacifiques. »

Quelle était la conséquence juridique de ce Pacte ? C’est que les adhérents renonçaient, sans condition, pour l’avenir, à la guerre en tant qu’instrument de leur politique. Depuis sa signature, recourir à la guerre comme moyen de politique nationale, c’était rompre le Pacte.

Dans la pensée du Tribunal, la renonciation solennelle à la guerre comme instrument de politique nationale implique que la guerre ainsi prévue est, en Droit international, illégitime. Ceux qui la préparent ou la dirigent, déterminant par là ses inévitables et terribles conséquences, commettent un crime. Or, la guerre « pour le règlement des différends internationaux », la guerre utilisée par un État comme « instrument de politique nationale », comprend certainement la guerre d’agression ; celle-ci est donc proscrite par le Pacte. Comme le disait en 1932 M. Henry L. Stimson, alors ministre des Affaires étrangères des États-Unis :

« Les Nations signataires du Pacte Briand-Kellogg ont renoncé à introduire la guerre dans leurs relations mutuelles. Ceci signifie que pratiquement elle est devenue illégale dans le monde entier. A partir de cette date, quand des nations engagent un conflit armé, l’une d’entre elles, ou les deux parties, doivent être signalées comme violant la loi générale qui se dégage de ce pacte... Nous les dénonçons comme coupables d’infraction à la loi. »

Objecte-t-on que le Pacte n’attache pas expressément à de telles guerres la qualification de crimes, ni n’établit de tribunaux pour juger ceux qui les mènent ? Il faut répondre que les Conventions de La Haye où se trouvent les lois de la guerre, n’ont pas procédé autrement. La Convention de La Haye de 1907 proscrivait l’emploi dans la conduite de la guerre, de certaines méthodes. Elle visait le traitement inhumain des prisonniers, l’usage illégal du drapeau parlementaire, d’autres pratiques du même ordre. Le caractère illicite de ces méthodes avait été dénoncé longtemps avant la signature de la Convention ; mais c’est depuis 1907 qu’on les considère comme des crimes passibles de sanctions en tant que violant les lois de la guerre. Nulle part, cependant, la Convention de La Haye ne qualifie ces pratiques de criminelles ; elle ne prévoit aucune peine ; elle ne porte mention d’aucun tribunal chargé d’en juger et punir les auteurs. Or, depuis nombre d’années, les tribunaux militaires jugent et punissent des personnes coupables d’infractions aux règles de la guerre sur terre établies par la Convention de La Haye. Le Tribunal juge également illégitime la conduite des auteurs d’une guerre d’agression. Celle-ci a beaucoup plus d’importance qu’une simple violation des règlements de La Haye. En interprétant le Pacte, il faut songer qu’à l’heure actuelle, le Droit international n’est pas l’œuvre d’un organisme législatif commun aux États. Ses principes résultent d’accords, tels que le Pacte de Paris, où il ’est traité d’autres choses que de matières administratives et de procédure. Indépendamment des traités, les lois de la guerre se dégagent d’us et coutumes progressivement et universellement reconnus, de la doctrine des juristes, de la jurisprudence des tribunaux militaires. Ce droit n’est pas immuable, il s’adapte sans cesse aux besoins d’un monde changeant. Souvent, les traités ne font qu’exprimer et préciser les principes d’un droit déjà en vigueur.

Cette interprétation du Pacte est confirmée par les précédents. En l’année 1923, le projet d’un traité d’assistance mutuelle fut élaboré sous les auspices de la Société des Nations. L’article premier était ainsi conçu : « La guerre d’agression est un crime international », les parties « s’engageaient à ce qu’aucune d’elles ne vînt à le commettre ». Le projet de traité fut soumis à vingt-neuf États, dont la moitié environ furent d’accord pour en accepter les termes. L’objection de principe tenait à la difficulté de définir les actes constitutifs de « l’agression », plutôt qu’elle ne s’appliquait au caractère criminel de la guerre d’agression. Le préambule du Protocole de 1924 de la Société des Nations pour le règlement pacifique des différends internationaux, « Protocole de Genève », après « avoir reconnu la solidarité unissant les membres de la communauté internationale », déclarait que « une guerre d’agression constitue une violation de cette solidarité et un crime international ». Il ajoutait plus loin que les parties adverses « désiraient faciliter l’application complète du système prévu dans le Covenant de la Société des Nations pour le règlement pacifique des différends entre les États, et assurer la répression des crimes ». Le Protocole fut proposé aux membres de la Société des Nations par une résolution unanime, signée des quarante-huit membres de l’Assemblée. L’Italie et le Japon étaient de ce nombre. L’Allemagne n’avait pas encore donné son adhésion.

Si le Protocole n’a jamais été ratifié, il fut signé par les principaux hommes d’État du monde, ’représentant la très grande majorité des ’pays et des peuples civilisés ; il atteste la résolution commune de flétrir la guerre d’agression comme un crime international. Au cours de lia séance tenue le 24 septembre 1927 par l’Assemblée de la Société des Nations, les délégations présentes (y compris les délégations allemande, italienne et japonaise) adoptèrent à l’unanimité une déclaration concernant la guerre d’agression. Le préambule de cette déclaration est ainsi conçu :

« L’Assemblée,

« Reconnaissant la solidarité qui unit la communauté des nations ;

« Animée du ferme désir de maintenir une paix générale ; convaincue qu’une guerre d’agression ne pourra jamais servir à régler les différends internationaux, et est en conséquence un crime international... »

Le 18 février 1928, à la sixième conférence pan-américaine (La Havane), vingt et une Républiques américaines affirmèrent unanimement que « la guerre d’agression constitue un crime international contre le genre humain ».

Ces expressions de pensée, ces déclarations solennelles — d’autres pourraient être citées — renforcent le sens du Pacte de Paris, lorsqu’il affirme que la guerre d’agression n’est pas seulement illégitime, mais criminelle. La condamnation de la guerre d’agression, qu’exige la conscience du monde, est formulée dans la série de pactes et traités qui viennent d’être évoqués.

On se rappellera aussi que l’article 227 du Traité de Versailles prévoyait la constitution d’un tribunal spécial formé des représentants de cinq des Puissances alliées et associées belligérantes au cours de la première guerre mondiale, à l’effet de juger l’ex-Empereur d’Allemagne « accusé d’offense suprême contre la moralité internationale et le caractère sacré des traités ». Il devait juger avec le souci « d’assurer le respect des obligations solennelles et des engagements internationaux, ainsi que de la morale internationale ». Dans l’article 228 du Traité, le Gouvernement allemand a expressément reconnu aux Puissances alliées et associées « la liberté de traduire devant leurs tribunaux militaires les personnes accusées d’avoir commis des actes contraires aux lois et coutumes de la guerre ».

On fait valoir que le Droit international ne vise que les actes des États souverains et ne prévoit pas de sanctions à l’égard des délinquants individuels. On a prétendu encore que lorsque l’acte incriminé est perpétré au nom d’un État, les exécutants n’en sont pas personnellement responsables ; ils sont couverts par la souveraineté de l’État. Le Tribunal ne peut accepter ni l’une ni l’autre de ces thèses. Il est admis, depuis longtemps, que le Droit international impose des devoirs et des responsabilités aux personnes physiques. Dans le procès Ex Parte Quirin (1942, 317 US I), des personnes furent accusées, devant la Cour suprême des États-Unis, d’avoir débarqué aux État-Unis pendant la guerre dans un but d’espionnage et de sabotage. Feu le Chief Justice Stone s’exprima ainsi à l’audience :

« Dès le début de son existence, cette Cour a inclus dans le droit de la guerre les dispositions du droit des gens qui, pour la conduite des hostilités, fixent le statut des droits et des devoirs des nations ennemies et celui des personnes ennemies prises individuellement. »

Il poursuivit en donnant une liste de précédents judiciaires, concernant des individus inculpés d’atteinte au droit des gens, et notamment au droit de la guerre. On peut citer d’autres autorités, mais il est surabondamment prouvé que la violation du Droit international fait naître des responsabilités individuelles. Ce sont des hommes, et non des entités abstraites, qui commettent les crimes dont la répression s’impose, comme sanction du Droit international.

Les dispositions de l’article 228 du Traité de Versailles, déjà mentionné, illustrent et renforcent l’aspect de la responsabilité individuelle.

Le principe du Droit international, qui dans certaines circonstances protège les représentants d’un État, ne peut pas s’appliquer aux actes condamnés comme criminels par le Droit international. Les auteurs de ces actes ne peuvent invoquer leur qualité officielle pour se soustraire à la procédure normale ou se mettre à l’abri du châtiment.

L’article 7 du Statut dispose :

« La situation officielle des accusés, soit comme chefs d’État, soit comme hauts fonctionnaires, ne sera considérée ni comme une excuse absolutoire, ni comme un motif de réduction de la peine. »

D’autre part, une idée fondamentale du Statut est que les obligations internationales qui s’imposent aux individus priment leur devoir d’obéissance envers l’État dont ils sont ressortissants. Celui qui a violé les lois de la guerre ne peut, pour se justifier, alléguer le mandat qu’il a reçu de l’État, du moment que l’État, en donnant ce mandat, a outrepassé les pouvoirs que lui reconnaît le Droit international. On a allégué, en faveur d’un certain nombre d’accusés, que leur conduite était conforme aux prescriptions de Hitler. Ils ne pouvaient porter la responsabilité d’actes perpétrés dans l’accomplissement de ses ordres.

Le Statut dispose expressément dans son article 8 :

« Le fait que l’accusé a agi conformément aux ordres de son Gouvernement ou d’un supérieur hiérarchique ne le dégage pas de sa responsabilité, mais pourra être considéré comme un motif de diminution de la peine, si le Tribunal décide que la justice l’exige. »

Les dispositions de cet article sont conformes au Droit commun des États. L’ordre reçu par un soldat de tuer ou de torturer, en violation du Droit international de la guerre, n’a jamais été regardé comme justifiant ces actes de violence. Il ne peut s’en prévaloir, aux termes du Statut, que pour obtenir une réduction de la peine. Le vrai critérium d’e la responsabilité pénale, celui qu’on trouve, sous une forme ou sous une autre, dans le Droit criminel de la plupart des pays, n’est nullement en rapport avec l’ordre reçu. Il réside dans la liberté morale, dans la faculté de choisir, chez l’auteur de l’acte reproché.

LE DROIT APPLICABLE EN CE QUI CONCERNE LE PLAN CONCERTÉ OU COMPLOT.

Du bref examen des faits ayant trait aux guerres d’agression qui précède, il ressort qu’elles ont été conçues et préparées méthodiquement à chaque phase de l’histoire.

Préméditation et préparation, voilà des éléments essentiels de la guerre. Suivant l’avis du Tribunal, la guerre d’agression est un crime de Droit international. Le Statut définit ce crime de préméditation, de préparation, d’initiation ou de déclenchement d’une guerre d’agression « ou de participation à un plan. concerté ou complot en vue de sa réalisation ». L’Acte d’accusation s’inspire de la même distinction. Le premier chef d’accusation vise le plan concerté ou complot. Le second chef d’accusation vise la préparation et la conduite de la guerre. A l’appui de ces deux chefs d’accusation, les mêmes documents ont été produits. Nous traiterons simultanément de l’un et de l’autre.

Le « plan concerté ou complot » visé par l’Acte d’accusation s’étend sur une période de vingt-cinq ans ; il va de la formation du parti nazi (1919) à la fin de la guerre (1945). Le Parti est considéré comme « l’instrument de cohésion entre les accusés » servant aux fins de la conspiration : violation du Traité de Versailles, récupération des territoires perdus par l’Allemagne au cours de la dernière guerre, acquisition du « Lebensraum » en Europe en recourant, si nécessaire, à l’usage de la force armée et à la guerre d’agression. La « prise du pouvoir » pair les nazis, l’emploi de la terreur, la suppression des syndicats, les attaques contre l’enseignement chrétien et contre les Églises, la persécution des Juifs, la militarisation de la jeunesse sont autant de mesures prises délibérément pour l’exécution du plan concerté.

Selon l’Accusation, c’est en exécution ! de ce plan que s’effectuèrent le réarmement secret, le retrait de l’Allemagne de la Conférence du Désarmement et de la Société des Nations, le service militaire obligatoire, la mainmise sur la Rhénanie et, en dernier lieu, l’agression contre l’Autriche et la Tchécoslovaquie, projetée et réalisée de 1936 à 1938, ainsi que la guerre contre la Pologne et, successivement, contre dix autres pays.

D’après l’Acte d’accusation, toute contribution effective à l’activité du Parti et du Gouvernement nazis constitue la participation au complot, qui est en soi un crime. Le Statut ne définit pas le complot. Or, de l’avis du Tribunal, le complot doit être nettement défini dans son but criminel. Il est proche de la décision et de l’action. Il ne résulte pas des simples énonciations d’un programme politique, telles que les vingt-cinq points du programme nazi proclamé en 1920, ni des affirmations politiques exprimées quelques années plus tard dans Mein Kampf. Il faut donc rechercher s’il y a eu un plan concret de guerre, et qui a participé à ce plan.

Peu emporte que les preuves aient montré ou non l’existence d’un complot d’ensemble englobant la prise du pouvoir, l’extension de la domination nazie à tous les domaines de la vie économique et sociale, les projets de guerre. Elles démontrent du moins que, le 5 novembre 1937 au plus tard, ces projets étaient formés, qu’ils eurent pour suite les menaces de guerre et les guerres qui troublèrent la paix de tant de nations. Elles attestent l’existence de plans concertés et successifs plutôt que celle d’un complot les englobant tous. C’est par voie d’étapes que, depuis la prise du pouvoir, l’Allemagne nazie s’acheminait vers la dictature totale et vers la guerre.

Dans la pensée du Tribunal, l’imputation aux accusés de plans concertés et successifs tendant à la guerre d’agression est justifiée par les preuves. Peu importe que celles-ci révèlent avec moins de certitude le vaste programme d’ensemble allégué par l’Acte d’accusation. Cet état de fait est bien exprimé par Paul Schmidt, interprète officiel du ministère des Affaires étrangères d’Allemagne, dans le passage suivant :

« Les buts des dirigeants nazis étaient clairs dès l’origine : c’était, en vue de dominer le continent européen, l’incorporation au Reich des éléments de langue allemande, puis l’expansion territoriale sous le couvert du slogan « Lebensraum ». Mais l’exécution de ces projets essentiels fut improvisée. Les mesures que s’ensuivirent furent dictées pair les événements ; mais toutes, elles étaient conformes aux buts que nous venons de rappeler. »

Objectera-t-on que cette notion de plan concerté s’accorde mal avec le régime de la dictature ? Ce serait, à notre sens, une erreur.

Ce plan, un seul l’a peut-être conçu. D’autres en sont devenus responsables en prenant part à son exécution, et leur soumission aux ordres du promoteur ne les libère pas de cette responsabilité. Hitler ne pouvait, à lui seul, mener une guerre d’agression. Il lui fallait la collaboration d’hommes d’État, de chefs militaires, de diplomates, de financiers. Quand ceux-ci, en pleine connaissance de cause, lui ont offert leur assistance, ils sont devenus parties au complot qu’il avait ourdi. S’ils furent, entre ses mains, des instruments, la conscience qu’ils en eurent empêche de les reconnaître comme innocents. Ils sont responsables de leurs actes, bien que nommés et commandés par un dictateur. En Droit international, aussi bien qu’en Droit interne, les rapports de chef à subordonné n’entraînent pas exemption de la peine.

Le premier chef d’accusation cependant ne vise pas seulement le complot relatif à la guerre d’agression : il fait mention d’un complot relatif aux crimes de guerre et aux crimes contre l’Humanité. Mais le Statut ne contient ne de semblable. L’article 6 dispose :

« Les chefs, les organisateurs, les instigateurs et les complices participant à la préparation ou à l’exécution d’un plan concerté ou complot relatif à la perpétration d’un des crimes précités, sont responsables de tous les actes commis par quiconque en exécution de ce plan. »

Le Tribunal estime que ces mots n’ont pas pour objet d’ajouter une infraction distincte aux crimes précédemment énumérés. Leur seul ’but est de déterminer les personnes qui seront rendues responsables de participation au plan concerté. Aussi le Tribunal négligera-t-il désormais l’inculpation de complot en vue de commettre des crimes de guerre ou des crimes contre l’Humanité. Le plan concerté n’est considéré qu’à l’égard des guerres d’agression.

LE PRÉSIDENT

Je demande à M. Parker de bien vouloir poursuivre cette lecture.

M. JOHN J. PARKER (juge suppléant américain)

CRIMES DE GUERRE ET CRIMES CONTRE L’HUMANITÉ.

Les preuves concernant les crimes de guerre sont accablantes, tant par leur nombre que par leur précision. Il n’est pas question de les énumérer ici en détail, ni de rappeler tous les documents et les témoignages produits au cours du Procès. Il demeure incontestable que les crimes de guerre ont été commis dans des proportions inconnues des guerres passées. Ils furent perpétrés dans tous les territoires occupés par l’Allemagne, ainsi qu’en haute mer, et furent entourés de circonstances de cruauté et d’horreur à peine imaginables. La plupart de ces crimes sont nés de la conception nazie de la « guerre totale » appliquée à la guerre d’agression. Cette conception dénie toute valeur aux principes moraux qui inspirèrent les conventions destinées à rendre les conflits armés plus humains. Tout fut subordonné aux exigences impérieuses de la guerre. Les lois et les règlements qui la gouvernent, les garanties et les traités ne comptèrent plus ; libérée des contraintes du Droit international, la guerre d’agression fut conduite par les chefs nazis avec une extrême barbarie. Des crimes de guerre furent commis chaque fois que le Führer et son entourage immédiat le jugeaient opportun, et partout où ils l’estimaient utile ; ce fut en général le résultat de délibérations froides et criminelles.

Ces crimes furent parfois projetés longtemps à l’avance. C’est ainsi que, en ce qui concerne l’Union Soviétique, le pillage des territoires qui devaient être occupés et les mauvais traitements que la population devait subir furent prévus dans leurs moindres détails, bien avant de déclenchement de l’attaque. L’invasion de ces territoires avait été envisagée dès l’automne de 1940, et les méthodes propres à briser tout résistance possible furent dès lors continuellement discutées.

De même, lorsqu’il envisageait d’astreindre au travail forcé les habitants des territoires occupés, le Gouvernement allemand considérait cette exploitation intensive comme une partie intégrante de l’économie de guerre et prévoyait minutieusement l’exécution de ce crime de guerre.

L’assassinat des prisonniers repris après leur évasion, l’extermination de commandos et d’aviateurs capturés, ainsi que celle des commissaires soviétiques, sont autant de crimes de guerre, commis en exécution d’ordres particuliers transmis par les plus hautes autorités.

Le Tribunal se propose de ne traiter ici que d’une manière générale la question des crimes de guerre et de leur consacrer une étude détaillée lorsqu’il s’agira d’examiner à cet égard la responsabilité de chacun des accusés. Des prisonniers de guerre furent maltraités, torturés et assassinés, non seulement en violation des règles du Droit international, mais encore au mépris des principes d’humanité les plus élémentaires ; les populations civiles des territoires occupés subirent le même sort. Certaines d’entre elles furent déportées en masse en Allemagne pour y travailler dans la contrainte à des travaux de défense et à la fabrication d’armement, et pour apporter leur contribution involontaire à l’effort de guerre. Dans tous les pays occupés, des otages en nombre considérable furent pris et fusillés selon le gré des Allemands. La propriété publique et privée fut systématiquement pillée afin d’augmenter les ressources de l’Allemagne aux dépens du reste de l’Europe. Des cités, des villes, des villages furent détruits volontairement, sans aucune justification ni nécessité militaire.

Assassinats et mauvais traitements dont furent victimes les prisonniers de guerre.

L’article 6, b du Statut donne des crimes de guerre la définition suivante :

« Crimes de guerre : c’est-à-dire les violations des lois et coutumes de la guerre. Ces violations comprennent, sans y être limitées, l’assassinat, les mauvais traitements ou la déportation pour le travail forcé ou pour tout autre but, des populations civiles dans les territoires occupés, l’assassinat ou le mauvais traitement des prisonniers de guerre ou des personnes en mer, l’exécution des otages, le pillage des biens publics ou privés, la destruction sans motif des villes et des villages, ou la dévastation que ne justifient pas les exigences militaires. »

Au cours de la guerre, un grand nombre de soldats alliés qui s’étaient rendus aux Allemands furent immédiatement fusillés, souvent en application d’une politique délibérée et calculée. Le 18 octobre 1942, Keitel mit en circulation une directive approuvée par Hitler, laquelle ordonnait que tous les membres d’unités alliées de « commandos », même en uniforme, armés ou non, devraient être « exécutés jusqu’au dernier homme », même s’ils essayaient de se rendre. Il était stipulé en outre que, dans le cas où ces unités tomberaient aux mains des autorités militaires, après avoir au préalable été capturées par la police locale ou de toute autre manière, elles devraient être immédiatement remises au SD. Cet ordre, complété à diverses reprises, resta en vigueur jusqu’à la fin de la guerre, mais, après les débarquements alliés en Normandie en 1944, on précisa qu’il ne devait pas s’appliquer aux « commandos » faits prisonniers à proximité immédiate de la zone de combat. En application de cet ordre, des unités alliées de « commandos » et d’autres unités militaires indépendantes furent exterminées en Norvège, en France, en Tchécoslovaquie et en Italie. Nombre de ces hommes furent tués sur place. Quant à ceux qui furent exécutés plus tard dans des camps de concentration, ils ne furent jamais l’objet d’un jugement, quel qu’il fût. C’est ainsi qu’un « commando » américain, qui atterrit, en janvier 1945, à l’arrière du front allemand des Balkans et qui comptait de douze à quinze hommes en uniforme, fut emmené à Mauthausen, en application de l’ordre précité. Selon la déposition écrite d’Adolf Zutter, officier d’administration du camp de concentration de Mauthausen, tout son effectif fut fusillé.

En mars 1944, l’OKH promulgua le décret dit action « Kugel » ou « Balle », selon lequel tout prisonnier de guerre, ayant le rang d’officier ou de sous-officier non astreint au travail, qui serait repris après une tentative d’évasion devait être remis à la Sipo ou au SD, exception faite pour les prisonniers britanniques et américains. Cet ordre fut transmis par la Sipo et par le SD à leurs officiers régionaux. Les officiers et sous-officiers visés par cette mesure devaient être envoyés au camp de concentration de Mauthausen et exécutés, dès leur arrivée, d’un coup de revolver tiré dans la nuque.

En mars 1944, cinquante officiers de l’Armée ide l’air britannique, qui s’étaient évades du camp de Sagan où ils étaient détenus, furent fusillés après avoir été repris, sur l’ordre direct de Hitler. Leurs corps furent immédiatement incinérés et les urnes contenant leurs cendres furent renvoyées au camp. Les accusés n’ont pas contesté qu’il s’agissait là d’un meurtre pur et simple, en violation flagrante du Droit international.

Lorsque des aviateurs alliés étaient contraints d’atterrir en Allemagne, ils étaient parfois tués immédiatement par la population civile. La police avait reçu l’ordre de ne pas intervenir lors de ces lynchages et le ministre de la Justice avait été avisé de ce que personne ne devrait être poursuivi pour y avoir pris part.

Le traitement infligé aux prisonniers de guerre soviétiques était particulièrement cruel. La mort de tant d’entre eux ne fut pas due simplement à l’action de gardiens isolés ou aux conditions de vie dans les camps. Elle était le résultat de plans systématiques de meurtre. Plus d’un mois avant l’invasion de l’Union Soviétique, l’OKW établit des projets spéciaux concernant les commissaires politiques, servant dans les Forces armées soviétiques, qui pourraient être faits prisonniers. L’un de ces projets était : « Les Commissaires politiques de l’Armée ne sont pas reconnus comme prisonniers de guerre et doivent être exterminés au plus tard dans les camps de transit ». Keitel a déclaré dans sa déposition que des ordres, établis d’après ce projet, furent transmis à l’Armée allemande.

Le 8 septembre 1941, furent promulgués, dans tous les camps de prisonniers, des règlements, signés du général Reinecke, chef du Service des prisonniers de guerre près le Haut Commandement, concernant le traitement à appliquer aux prisonniers soviétiques. Ces ordres déclaraient :

« Le soldat bolchevique a perdu tout droit à être traité comme un adversaire honorable, conformément à la Convention de Genève... On doit donner l’ordre d’agir impitoyablement et énergiquement au plus léger signe d’insubordination, en particulier quand il s’agit de fanatiques bolcheviques. L’insubordination, la résistance active ou passive, doivent être immédiatement brisées par la force des armes (baïonnettes, crosses et armes à feu)... Quiconque exécute cet ordre sans utiliser ses armes ou avec une énergie insuffisante est passible de punition... On doit tirer sans sommation préalable sur les prisonniers de guerre qui tentent de s’enfuir. On ne doit jamais tirer un coup de semonce... L’emploi des armes contre les prisonniers de guerre est légal en règle générale. »

Ces prisonniers ne recevaient pas de vêtements convenables et n’étaient pas soignés lorsqu’ils étaient blessés ; l’insuffisance de leur alimentation était telle que, bien souvent, ils mouraient d’inanition.

Le 17 juillet 1941, la Gestapo promulguait un décret prévoyant la mise à mort de tous les prisonniers de guerre soviétiques qui étaient ou pourraient devenir dangereux pour le national-socialisme ; l’ordre déclarait :

« La mission des chefs de la Sipo et du SD affectés aux stalags consiste à procéder à une enquête politique parmi tous les internés des camps, à éliminer et à soumettre à un « traitement spécial » : a) tous les éléments politiques, criminels ou indésirables pour toute autre cause, qui se trouvent parmi eux, b) toutes les personnes qui pourraient être employées à la reconstruction des territoires occupés... En outre, les commandants doivent s’efforcer, dès le début, de rechercher parmi les prisonniers ceux qui semblent dignes de confiance, sans s’occuper de savoir s’ils sont communistes ou non, afin de les employer à l’espionnage intérieur du camp, et, si c’est opportun, plus tard aussi dans les territoires occupés. En utilisant ces indicateurs et tous autres moyens possibles, on doit peu à peu découvrir, parmi les prisonniers, les éléments qui sont à éliminer...

« Par-dessus tout on doit découvrir les éléments suivants : les fonctionnaires importants de l’État soviétique et du parti communiste, les révolutionnaires de métier, les commissaires du peuple de l’Armée rouge, les personnalités dirigeants de l’État, les personnalités marquantes du monde des affaires, les membres du service secret soviétique, les Juifs, tous les individus qui se trouvent être des agitateurs ou des communistes fanatiques. On ne doit pas procéder aux exécutions dans le camp ou dans son voisinage immédiat. On doit, si possible, transférer dans l’ancien territoire de la Russie soviétique les prisonniers destinés à subir le traitement spécial. »

Les dépositions écrites de Warlimont, chef d’État-Major adjoint de la Wehrmacht, d’Ohlendorf, ancien chef de l’Amt III du RSHA, et de Lahousen, chef de l’une des branches de l’Abwehr, Service de renseignements de la Wehrmacht, indiquent toutes que cet ordre fut exécuté dans ses moindres détails.

Kurt Lindow, ancien fonctionnaire de la Gestapo (Police secrète d’État) a déclaré par écrit ce qui suit :

« Il existait dans ces camps de prisonniers de guerre du front de l’Est, de petites commissions de filtrage (Einsatzkominandos) commandées par des membres subalternes de la Gestapo. Ces équipes étaient détachées auprès des commandants de camps et avaient pour mission de sélectionner les prisonniers de guerre qui devaient être exécutés conformément aux ordres donnés, et de les signaler aux services de la Police secrète. »

Le 23 octobre 1941, le commandant du camp de concentration de Gross-Rosen communiqua à Müller, chef de la Gestapo, une liste de prisonniers de guerre soviétiques qui y avaient été exécutés le jour précédent.

Les conditions générales de vie des prisonniers de guerre soviétiques et la façon dont ils étaient traités, pendant les huit premiers mois qui suivirent l’attaque contre l’URSS, sont évoquées dans une lettre adressée par Rosenberg à Keitel, le 28 février 1942 :

« Le sort des prisonniers de guerre soviétiques en Allemagne est une tragédie immense... Une grande partie d’entre eux sont morts de faim ou par suite des intempéries. Plusieurs milliers d’hommes sont mort du typhus.

« Les commandants de camp ont interdit à la population civile de fournir des aliments aux prisonniers, et ont préféré les laisser mourir d’inanition.

« A diverses reprises, des prisonniers de guerre qui, épuisés par la faim et la fatigue, ne pouvaient plus marcher, furent fusillés sous les yeux de la population terrifiée, et leurs corps abandonnés sur place.

« Dans un grand nombre de camps » les prisonniers de guerre n’avaient pas d’abris. Ils couchaient en plein air sous la pluie ou la neige. On ne leur fournissait même pas d’outils pour creuser des trous ou des souterrains. »

Dans certains cas, des prisonniers de guerre soviétiques furent marqués d’un signe indélébile spécial. On a versé au dossier un ordre de l’OKW, daté du 20 juillet 1942 et ainsi conçu :

« La marque doit avoir la forme d’un angle aigu d’environ 45 degrés, dont le grand côté devra mesurer un centimètre et sera dirigé vers le haut ; elle doit être imprimée au fer rouge sur la fesse gauche... cette marque doit être faite à l’aide d’un bistouri tel qu’il en existe dans chaque unité. On emploiera l’encre de Chine comme colorant. »

L’exécution de cet ordre fut confiée aux autorités militaires, encore que le chef de la Sipo et du SD ait largement diffusé l’ordre lui-même parmi les fonctionnaires de la Police allemande, pour information.

Certains prisonniers de guerre soviétiques furent également soumis à des expériences médicales particulièrement cruelles et inhumaines. C’est ainsi qu’en juillet 1943, la préparation expérimentale d’une guerre bactériologique ayant été entreprise, certains d’entre eux furent soumis à des expériences qui, le plus souvent, se révélèrent mortelles. Comme préparatifs de cette guerre, on étudia aussi la façon dont on pourrait répandre, par avion, des émulsions bactériologiques, destinées à ruiner les récoltes sur de vastes étendues et à provoquer la famine. Ces mesures ne furent jamais appliquées, peut-être à cause de l’affaiblissement rapide de la position militaire de l’Allemagne.

L’argument, qui tente de justifier les crimes commis contre les prisonniers de guerre soviétiques par le fait que l’URSS n’était pas signataire de la Convention de Genève, est sans valeur. L’amiral Canaris lui-même, protestant contre la réglementation édictée le 8 septembre 1941 par le général Reinecke au sujet du traitement des prisonniers de guerre soviétiques, déclara, le 15 septembre de la même année :

« La Convention de Genève concernant le traitement des prisonniers de guerre ne lie pas l’Allemagne dans ses rapports avec l’URSS. Donc seuls doivent être appliqués les principes du Droit international général qui régissent le traitement des prisonniers de guerre. Depuis le XVIIIe siècle, ces principes se sont dégagés peu à peu en considération du fait que la condition des prisonniers de guerre ne résulte ni d’une vengeance ni d’une punition, mais constitue seulement une détention de sécurité dont le seul but est de les empêcher de continuer à prendre part à la guerre. Ces principes se sont développés en accord avec le point de vue adopté par toutes les armées, selon lequel il est contraire à la tradition militaire de tuer ou de blesser des gens sans défense... Les décrets en question sur le traitement des prisonniers de guerre soviétiques découlent d’un point de vue essentiellement différent. »

Cette protestation, qui définissait exactement l’état du Droit, fut ignorée. Keitel écrivit à propos de ce mémorandum :

« On élève des objections inspirées par une conception chevaleresque de la guerre. Mais il s’agit ici de détruire une idéologie. Par conséquent, j’approuve et soutiens les mesures. »

Assassinats et mauvais traitements dont furent victimes les populations civiles.

L’article 6, b du Statut prévoit que « les mauvais traitements... des populations civiles dans les territoires occupés... l’exécution des otages... la destruction, sans motif de villes et des villages », seront considérés comme crimes de guerre. Ces stipulations ne sont, dans leur ensemble, que la reconnaissance officielle des lois de la guerre en vigueur, telles qu’elles sont exprimées par l’article 46 de la Convention de La Haye :

« L’honneur et les droits de la famille, la vie des individus et la propriété privée, ainsi que les convictions religieuses et l’exercice des cultes, doivent être respectés. »

Les territoires occupés par l’Allemagne ne furent pas administrés conformément aux lois de la guerre. L’emploi systématique de la violence, de la brutalité et de la terreur a été démontré par des preuves accablantes.

Le 7 décembre 1941, Hitler promulgua la directive connue sous le nom de « Nacht und Nebel Erlass » (Décret « Nuit et Brouillard ») ; d’après cet ordre, les personnes coupables de crimes contre le Reich ou les Forces armées des territoires occupés — à l’exception des cas où la peine de mort était certaine — devaient être livrées à la Police de sûreté et au SD et emmenées clandestinement en Allemagne pour y être jugées ou punies. Ce décret était signé par Keitel. Ces civils, une fois arrivés en Allemagne, n’avaient plus le droit d’envoyer de leurs nouvelles dans leur pays ni à leur famille. S’ils mouraient avant d’être jugés, leurs parents n’en étaient pas avisés ; on voulait ainsi susciter de l’anxiété dans l’esprit de leurs proches. Le motif de cet ordre ressort de la lettre de transmission de Keitel, en date du 12 décembre 1941, dans laquelle celui-ci déclare :

« Une intimidation efficace et durable ne peut être obtenue que par la peine capitale ou par des mesures empêchant la famille du criminel et la population de connaître le sort de ce dernier. En le transférant en Allemagne, on atteint ce but. »

Les personnes simplement soupçonnées de s’être opposées d’une manière quelconque à la politique des autorités d’occupation allemandes étaient elles-mêmes arrêtées et interrogées de la manière la plus odieuse par la Gestapo et le SD. Le 12 juin 1942, le chef de la Police de sûreté et du SD promulgua, par l’intermédiaire de Müller, un ordre concernant les interrogatoires ; l’usage des méthodes du troisième degré était autorisé, non seulement pour arracher au prisonnier des aveux sur ses propres crimes, mais aussi dans les cas où une enquête préliminaire aurait indiqué qu’il était en mesure de fournir des renseignements importants, notamment sur des activités subversives. Cet ordre disposait :

« ... Le troisième degré, dans ce cas, peut seulement être employé contre les communistes, les marxistes, les témoins de Jehovah, les saboteurs, les terroristes, les membres des mouvements de résistance, les agents parachutés, les éléments antisociaux, les réfractaires ou vagabonds polonais et soviétiques. Dans tous les autres cas, une autorisation préalable est nécessaire. Le troisième degré peut comprendre, suivant les circonstances, les mesures suivantes : alimentation réduite (pain et eau), couchette dure, cellule obscure, privation de sommeil, exercices épuisants, flagellation (au-dessus de vingt coups il faut consulter un médecin). »

Pour supprimer brutalement toute opposition à l’occupation allemande, on ne prit pas seulement des mesures sévères contre les individus soupçonnés d’appartenir à des groupements de résistance. Le 19 juillet 1944, le commandant de la Sipo et du SD, dans le district de Radom en Pologne, promulgua un ordre qui fut transmis par l’intermédiaire des chefs des SS et de la Police : dans tous les cas d’assassinats ou de tentatives d’assassinats d’Allemands, ou de destruction d’installations importantes par des saboteurs, devaient être fusillés, non seulement l’individu coupable, mais aussi ses proches du sexe masculin ; quant à ses parentes âgées de plus de seize ans, elles devaient être internées dans un camp de concentration.

Au cours de l’été 1944, les Einsatzkommandos de la Sipo et du SD du Luxembourg firent interner, dans le camp de concentration de Sachsenhausen, un certain nombre de personnes accusées d’être apparentées à des déserteurs et de « mettre en danger les intérêts du Reich, si elles restaient en liberté ».

On inaugura la méthode consistant à prendre des otages afin de prévenir et de punir toute forme de troubles. Le 16 septembre 1941, Keitel donna un ordre d’après lequel la vie d’un seul Allemand devait correspondre à celle de cinquante ou cent habitants des territoires occupés. Cet ordre portait qu’il « fallait se rappeler que bien souvent une vie humaine ne compte pour rien dans des pays non encore pacifiés et qu’un effet préventif ne pouvait être obtenu que par l’emploi d’une sévérité extraordinaire ». Le nombre des personnes tuées d’après de telles directives n’est pas connu avec exactitude, mais il y en eut un nombre considérable en France et dans les autres pays occupés de l’Ouest ; quant aux territoires de l’Est, les exécutions massives s’y effectuaient sur une échelle encore beaucoup plus vaste. Non seulement des otages y étaient exécutés, mais dans certains cas, des villes entières furent détruites ; des massacres tels que ceux d’Oradour-sur-Glane en France et de Lidice en Tchécoslovaquie — décrits en détail devant le Tribunal — sont des exemples de la façon systématique dont les Forces d’occupation employèrent la terreur pour détruire toute opposition à leur autorité.

L’un des principaux moyens utilisés pour terroriser la population des pays occupés fut l’emploi des camps de concentration. Ceux-ci avaient été créés par le Gouvernement allemand au moment de la prise du pouvoir. Leur but initial était d’emprisonner, sans les juger, toutes les personnes qui avaient fait opposition au Gouvernement, ou dont l’activité était préjudiciable aux autorités nazies. Avec l’appui d’une force de police secrète, cette méthode s’étendit de plus en plus, et les camps de concentration devinrent finalement des lieux d’extermination organisée et méthodique, dans lesquels des millions d’internés furent assassinés.

Dans l’administration des territoires occupés, les camps de concentration servaient à détruire tous les groupements d’opposition. C’est là qu’étaient généralement internées les personnes arrêtées par la Gestapo. Bien souvent, elles y étaient envoyées en convoi, sans qu’on prît le moindre soin d’elles ; nombreuses furent celles qui moururent en chemin. Les déportés qui parvenaient au camp étaient soumis à des traitements d’une cruauté systématique. Ils étaient contraints d’effectuer un travail physique épuisant ; la nourriture, les vêtements, le logement, tout était insuffisant ; ils étaient, de façon continue, les victimes d’un régime rigoureux et abrutissant, ainsi que des caprices de leurs gardiens. Le rapport du Service de justice militaire de la 3e armée américaine (Section des crimes de guerre), en date du 21 juin 1945, relate les conditions de vie qui régnaient dans le camp de concentration de Flossenburg ; il contient ce passage :

« La meilleure description que l’on puisse donner du camp de Flossenburg est celle d’une usine de mort. Bien que le but primordial de ce camp ait été l’organisation de travaux forcés, il servait surtout, grâce aux méthodes employées à l’égard des prisonniers, à supprimer des vies humaines. Les rations de famine, les mauvais traitements sadiques, l’insuffisance des vêtements, le manque de soins médicaux, la maladie, les coups, les pendaisons, la mort par le froid, les suicides forcés, les exécutions, etc., jouèrent un rôle considérable pour atteindre ce résultat. Des prisonniers furent assassinés sans raison ; les meurtres des Juifs par haine étaient fréquents, les injections de poison et les exécutions par balle dans la nuque étaient des faits quotidiens ; on se servait des épidémies de typhoïde et de typhus, qui se propageaient librement, comme moyen d’élimination des prisonniers. La vie humaine ne représentait plus rien dans ce camp. L’assassinat était devenu une chose ordinaire, si ordinaire que tous ces malheureux souhaitaient une mort rapide. »

Un certain nombre de camps de concentration possédaient des chambres à gaz pour l’exécution massive des prisonniers, dont les corps étaient ensuite brûlés dans des fours crématoires. Ces camps furent en fait utilisés à la « solution finale » du problème juif par l’extermination. Quant aux prisonniers non juifs, ils étaient presque tous astreints au travail, mais les conditions dans lesquelles celui-ci s’effectuait faisaient des mots travail et mort des synonymes. Les détenus malades ou incapables de travailler étaient, soit tués dans les chambres à gaz, soit envoyés dans des infirmeries spéciales où ils ne recevaient pas de soins médicaux ; ils y recevaient une nourriture encore pire que celle des prisonniers qui travaillaient et on les y laissait mourir.

Parmi toutes les populations civiles, les victimes des assassinats et des mauvais traitements les plus graves furent les citoyens de l’Union Soviétique. Environ quatre semaines avant le début de l’invasion, des détachements spéciaux de la Sipo et du SD, appelés Einsatzgruppen, furent formés sur les ordres de Himmler et chargés de suivre les armées allemandes après leur entrée en Russie, de combattre les partisans et les membres des groupes de résistance, d’exterminer les Juifs et les chefs communistes, ainsi que certains autres éléments de la population. Quatre Einsatzgruppen furent d’abord créées ; la première opérait dans les États Baltes, la deuxième dans la région de Moscou, la troisième dans celle de Kiev, et la dernière dans le sud de l’Union Soviétique. Ohlendorf, ancien chef de l’Amt III du RSHA et commandant du quatrième groupe a déclaré, le 5 novembre 1945 :

« Quand les armées allemandes envahirent l’URSS, j’étais le chef de l’Einsatzgruppe D, dans le secteur méridional. Pendant l’année où j’en eus le commandement, cette Einsatzgruppe liquida près de 90.000 hommes, femmes et enfants. La majorité de ces personnes étaient des Juifs, mais il se trouvait aussi, parmi eux, des fonctionnaires communistes. »

Un ordre, préparé par Jodl et donné par Keitel le 23 juillet 1941, portait ce qui suit :

« Vu l’étendue des territoires occupés de l’Est, les forces disponibles pour assurer la sécurité dans ces territoires ne suffiront que si toute résistance est punie, non par des poursuites judiciaires légales du coupable, mais par des mesures de terreur suffisantes pour enlever à la population toute envie de résister... Les commandants d’unités doivent pouvoir maintenir l’ordre en appliquant les mesures draconiennes appropriées. »

Les preuves ont montré que cet ordre fut exécuté impitoyablement dans les territoires occupés de l’Union Soviétique et de la Pologne. Le document envoyé en 1943 par le Commissaire du Reich pour les pays occupés de l’Est à Rosenberg, donne une idée significative des mesures effectivement appliquées :

« Il doit être possible d’éviter les atrocités et d’enterrer ceux qui ont été exterminés. La méthode qui consiste à enfermer des hommes, des femmes et des enfants dans des granges et à incendier ensuite ces bâtiments ne semble pas être efficace dans la lutte contre les partisans, même si elle est souhaitable pour l’extermination de la population. Cette méthode n’est pas digne de la cause allemande et nuit gravement à notre réputation. »

Le Tribunal a eu connaissance de la déposition écrite de Hermann Graebe, en date du 10 novembre 1945, décrivant deux assassinats en masse auxquels il avait assisté. Il fut, de septembre 1941 à janvier 1944, directeur technique, à Spoldunow (Ukraine), de la succursale de la firme Joseph Jung de Solingen. Il décrit tout d’abord l’attaque dirigée contre le ghetto de Rowno :

« Les projecteurs électriques, qui avaient été montés tout autour du ghetto, furent alors allumés. Les SS et la Milice, par groupes de quatre à six, pénétrèrent, ou tout au moins essayèrent de pénétrer dans les maisons. Lorsque les portes et les fenêtres étaient fermées et que les habitants n’ouvraient pas en réponse aux coups frappés, les SS et la Milice brisaient les fenêtres, enfonçaient les portes avec des poutres et des leviers et pénétraient dans l’habitation. Les propriétaires étaient conduits dans la rue, dans la tenue où ils se trouvaient, sans que l’on s’occupât de savoir s’ils étaient habillés ou s’ils sortaient de leur lit... Les voitures étaient remplies les unes après les autres. Les cris des femmes et des enfants, les claquements de fouets et les coups de fusil dominaient le tout. »

Graebe décrit ensuite l’exécution en masse de Dubno, le 5 octobre 1942 :

« Nous entendîmes ensuite une succession rapide de coups de fusil, tirés de derrière une des buttes de terre. Les personnes qui étaient descendues des camions, hommes, femmes et enfants de tous âges, durent se déshabiller sur l’ordre de SS munis de cravaches ou de fouets à chiens... Sans le moindre cri, sans le moindre pleur, ces personnes se déshabillèrent, se rassemblèrent par familles, s’embrassèrent mutuellement, se dirent adieu et attendirent les ordres d’un autre SS qui se tenait à côté du trou, avec, lui aussi, un fouet à la main... A ce moment, le premier SS cria quelque chose à son camarade. Ce dernier compta une vingtaine de personnes, les mit à part et leur dit de se placer derrière le tertre... Moi-même j’y allai et me trouvai devant une fosse horrible ; les corps étaient serrés les uns contre les autres et empilés de telle sorte que leurs têtes seules étaient visibles. Le trou était déjà plein aux deux tiers ; d’après moi il contenait un millier de cadavres... Déjà le groupe suivant s’approchait, descendait dans le trou, se couchait sur les victimes précédentes et était fusillé. »

Ces crimes commis contre la population civile sont déjà effroyables, mais en outre, les preuves montrent qu’en tous cas dans l’Est les cruautés et les exécutions en masse ne furent pas commises seulement pour supprimer l’opposition et la résistance aux Forces d’occupation allemandes. Dans les territoires de Pologne et d’Union Soviétique, destinés à la colonisation allemande, ces crimes faisaient partie d’un plan conçu en vue de se débarrasser de toute la population indigène par l’expulsion ou l’extermination. Hitler en avait parlé dans Mein Kampf et ce plan apparut clairement lorsque Himmler écrivit, en juillet 1942 :

« Ce n’est pas notre tâche de germaniser l’Est, en donnant au mot « germaniser » son vieux sens, qui est d’enseigner aux populations la langue et le Droit allemands, mais nous devons veiller à ce qu’il n’y ait, dans l’Est, que des gens de race germanique pure. »

En août 1942, la politique, instaurée par Bormann pour les territoires de l’Est, fut résumée de la manière suivante par l’un des subordonnés de Rosenberg :

« Les Slaves doivent travailler pour nous. Dans la mesure où ils ne nous servent à rien, ils peuvent mourir. C’est pourquoi la vaccination obligatoire et les services médicaux allemands sont superflus. Il n’est pas souhaitable que les Slaves se reproduisent. » Et c’est encore Himmler qui dit, en octobre 1943 :

« Le sort d’un Russe ou d’un Tchèque ne m’intéresse pas le moins du monde. Nous prendrons ce que ces peuples peuvent nous offrir en sang pur de notre race. S’il le faut, nous le ferons en arrachant les enfants de leur pays et en les emmenant ici avec nous. Que certains pays vivent dans la prospérité ou meurent de faim ne m’intéresse que dans la mesure où nous avons besoin qu’ils servent d’esclaves pour notre « Kultur », sinon je m’en désintéresse. »

Dès septembre 1939, l’extermination de l’intelligentzia polonaise était prévue, et en mai 1940, Frank parlait, dans son journal, de « profiter de ce que l’intérêt du monde se concentre sur le front de l’Ouest, pour liquider des milliers de Polonais, en commençant par les représentants principaux de l’intelligentzia polonaise ». Auparavant, Frank avait reçu l’ordre de réduire « toute l’économie polonaise au minimum absolument nécessaire pour vivre. Les Polonais seront les esclaves du Grand Empire mondial allemand ». En janvier 1940, il écrivait dans son journal que « de la main-d’œuvre à bon marche devait être extraite du Gouvernement Général par centaines de milliers d’hommes. Cela empêchera la propagation biologique des Polonais ». Les méthodes appliquées en Pologne par les Allemands réussirent si bien que, à la fin de la guerre, un tiers de la population avait été tué et tout le pays dévasté.

Il en était de même dans les régions occupées de l’Union Soviétique. Au moment du déclenchement de l’attaque allemande, en juin 1941, Rosenberg dit à ses collaborateurs :

« Le ravitaillement du peuple allemand se trouve, cette année, sans aucun doute, en tête de la liste des revendications allemandes dans l’Est ; les régions du Sud et le nord du Caucase devront servir à équilibrer le ravitaillement allemand... Une évacuation en masse sera sans doute nécessaire et il est certain que l’avenir réserve aux Russes des années difficiles. »

Trois ou quatre semaines après, Hitler examina avec Rosenberg, Göring, Keitel et d’autres, son plan d’exploitation de la population et du territoire soviétiques, plan qui prévoyait, notamment, l’évacuation des habitants de la Crimée et la colonisation de cette région par des Allemands.

Un destin semblable avait été prévu pour la Tchécoslovaquie par von Neurath, en août 1940 ; l’intelligentzia devait être « expulsée », mais le reste de la population devait être germanisé plutôt que déporté ou exterminé, car on manquait d’Allemands pour le remplacer.

Dans l’Ouest, la population alsacienne fut victime d’une « mesure d’expulsion » allemande. De juillet à décembre 1940, 105.000 Alsaciens furent déportés ou empêchés de retourner chez eux. Un rapport allemand saisi et daté du 7 août 1942, porte, en ce qui concerne l’Alsace :

« Le problème de la race sera envisagé en premier, à seule fin que les gens qui ont une valeur raciale soient déportés en Allemagne, et que tous les gens inférieurs du point de vue de la race soient déportés en France. »

LE PRÉSIDENT

L’audience est suspendue pendant dix minutes.

(L’audience est suspendue.)
LE PRÉSIDENT

Je demande au général Nikitchenko de continuer la lecture du jugement.

GÉNÉRAL I. T. NIKITCHENKO (juge soviétique)

Pillage des propriétés publiques et privées.

L’Article 49 de la Convention de La Haye prévoit qu’une puissance occupante peut lever une contribution en espèces dans les territoires occupés pour subvenir aux besoins de l’armée d’occupation et pour l’administration de ces territoires. L’article 52 de la Convention de La Haye prévoit, d’une part, qu’une puissance occupante ne peut effectuer de réquisitions en nature que pour les besoins de l’armée d’occupation et, d’autre part, que ces réquisitions doivent être proportionnées aux ressources du pays. Ces articles, de même que l’article 48 concernant le mode de dépense de l’argent prélevé par des taxes, et les articles 53, 55 et 56 concernant la propriété publique, montrent clairement que, d’après les lois de la guerre, l’économie d’un pays occupé doit supporter les frais d’occupation seulement ; de plus, ceux-ci ne doivent lui incomber que dans la mesure où elle peut raisonnablement y pourvoir. Quant à l’article 56, il s’exprime ainsi :

« Les biens des communes, ceux des établissements consacrés aux cultes, à la charité, à l’instruction, aux arts et aux sciences, bien qu’appartenant à l’État, seront traités comme la propriété privée. Toute saisie, destruction ou dégradation intentionnelle de semblables établissements, de monuments historiques, d’œuvres d’art et de science, est interdite et doit être poursuivie. »

Les preuves présentées au cours de ce Procès ont permis d’établir que, malgré ces règles, les territoires occupés par l’Allemagne ont été exploités pour l’effort de guerre allemand de la façon la plus impitoyable, sans aucun égard pour l’économie du pays et en exécution d’un plan et d’une politique délibérés. Il y eut, en fait, un « pillage systématique des biens publics ou privés » ce qui, d’après l’article 6, b du Statut, constitue un crime. La politique allemande d’occupation a été exposée dans un discours prononcé par Göring, le 6 août 1942, devant diverses autorités chargées de l’administration des territoires occupés :

« Dieu sait que vous n’êtes pas envoyés là-bas pour travailler au bien-être des populations dont vous avez la charge, mais au contraire pour leur prendre le plus possible, afin que le peuple allemand puisse vivre. Voilà ce que j’attends de votre activité. Le respect éternel pour les peuples étrangers doit maintenant cesser, une fois pour toutes. J’ai sous les yeux des rapports indiquant ce que vous devez livrer. Ce n’est rien du tout par rapport aux territoires que vous occupez. Par conséquent, cela m’est parfaitement égal que vous me disiez que vos populations meurent de faim. »

Les méthodes utilisées pour exploiter à fond les ressources des territoires occupés varièrent suivant les pays. Dans certains cas, à l’Est et à l’Ouest, cette exploitation fut réalisée dans le cadre économique déjà existant. Les Allemands surveillèrent les industries locales et la distribution du matériel de guerre fut sévèrement contrôlée.

Des industries, qu’on estimait avoir une certaine valeur pour l’effort de guerre allemand, furent obligées de continuer à travailler. La plupart des autres furent fermées. Les matières premières ainsi que les produits manufacturés furent confisqués pour les besoins de l’industrie allemande. Dès le 19 octobre 1939, Göring avait publié un ordre donnant des instructions détaillées pour l’administration des territoires occupés.

Il s’exprimait ainsi :

« La façon dont on procédera pour gérer économiquement les différentes régions administratives sera différente selon qu’il s’agira d’un pays incorporé politiquement dans le Reich allemand, ou du Gouvernement Général qui, lui, selon toute probabilité, ne fera pas partie de l’Allemagne. Dans les territoires de la première catégorie, il faut s’efforcer d’obtenir, et cela le plus rapidement possible, la reconstruction et l’exploitation de l’économie, la sauvegarde de tous les moyens de production et de tous les approvisionnements, ainsi que l’incorporation entière de ces pays dans le système économique de la Plus Grande Allemagne. Au contraire, il faudra enlever aux territoires du Gouvernement Général toutes les matières premières, les ferrailles et déchets, les machines, etc., qui peuvent servir à l’économie de guerre de l’Allemagne. Les entreprises qui ne sont pas rigoureusement indispensables au niveau de vie minimum de la population doivent être transférées en Allemagne. Cependant si ce transfert exige un laps de temps trop considérable, il sera plus pratique de continuer sur place l’exploitation de ces entreprises et de leur donner à exécuter des commandes pour l’Allemagne. »

En application de cet ordre, les produits de l’agriculture, les matières premières dont avaient besoin les usines allemandes, les machines-outils, le matériel de transport, les autres produits manufacturés et même les valeurs et devises étrangères, furent réquisitionnés et envoyés en Allemagne. Ces réquisitions étaient faites sans égard pour les ressources économiques de ces pays et elles entraînèrent la famine, l’inflation et un marché noir intense. Les autorités allemandes d’occupation essayèrent tout d’abord de supprimer ce dernier parce qu’il constituait un mode d’échange permettant aux produits locaux d’échapper aux Allemands. Après l’échec de ces tentatives, une agence fut créée afin de faire des achats au marché noir pour le compte de l’Allemagne ; ainsi fut tenue la promesse que Göring avait faite : « Tous devraient savoir que même si la famine venait à s’étendre partout, en aucun cas elle ne toucherait l’Allemagne ».

Dans de nombreux pays de l’Est et de l’Ouest, les autorités d’occupation firent semblant de payer tout ce qu’elles prenaient. Ce simulacre de règlement masquait simplement le fait que les marchandises envoyées des territoires occupés en Allemagne étaient en réalité payées par les pays occupés eux-mêmes qui étaient contraints, soit de verser des frais d’occupation exagérés, soit de consentir des avances en échange d’une écriture de crédit passée sur un « compte de clearing » purement fictif.

Mais dans la plupart des territoires occupés de l’Est, ce simulacre de légalité ne fut même pas observé ; l’exploitation économique devint un pillage délibéré. Cette politique fut d’abord mise en pratique dans l’administration du Gouvernement Général de Pologne. Les produits agricoles, dans l’Est, furent l’objet de la principale exploitation, et de grandes quantités de denrées alimentaires furent expédiées ainsi du Gouvernement Général vers l’Allemagne.

Les preuves relatives à la famine dont souffrit toute la population polonaise dans le Gouvernement Général montrent avec quelle impitoyable sévérité fut menée cette politique d’exploitation.

L’occupation des territoires de l’URSS fut caractérisée par un pillage prémédité et systématique. Avant même que l’attaque ne fût lancée contre ce pays, un groupe économique — dit groupe Oldenburg — fut créé pour en assurer l’exploitation la plus efficace.

Le ravitaillement des armées allemandes devait être assuré par le territoire soviétique, même si « des millions d’êtres devaient mourir de faim ». Un ordre de l’OKW publié avant l’attaque disait :

« Le but économique principal de cette campagne est d’obtenir la plus grande quantité possible de produits alimentaires et de pétrole. »

Parallèlement, un mémoire de Rosenberg du 20 juin 1941 avait préconisé l’emploi des produits de la Russie méridionale et de l’Ukraine septentrionale pour nourrir le peuple allemand, disant :

« Nous ne voyons absolument aucune raison qui nous oblige à nourrir aussi la population russe avec les produits excédentaires de ce territoire. Nous savons que c’est là une dure nécessité, qu’il faut dépouiller de toute considération sentimentale. »

Dès l’occupation du territoire soviétique, cette politique fut mise en pratique ; les produits agricoles furent confisqués dans de larges proportions, au mépris le plus absolu des besoins des habitants du territoire.

Outre cette mainmise sur les matières premières et les articles manufacturés, une saisie massive des œuvres d’art, des meubles, des textiles et d’autres objets de même nature fut opérée dans tous les pays envahis.

Le 29 janvier 1940, Rosenberg fut nommé par Hitler chef du « Centre de recherches pour l’idéologie et l’éducation nationale-socialistes ». Par la suite, l’organisme connu sous le nom de « Einsatzstab Rosenberg » se mit à exécuter des opérations de grande envergure. Destiné, tout d’abord, à créer une bibliothèque de recherches, il se transforma par la suite en une entreprise de saisie de tous les trésors culturels. Le 1er mars 1942, Hitler promulgua un autre décret autorisant Rosenberg à fouiller les bibliothèques, les loges maçonniques et les établissements intellectuels ; il devait y saisir les documents intéressants, les objets de valeur appartenant à des Juifs ou se trouvant en leur possession, ainsi que ceux qui n’avaient pas de propriétaire ou dont on ne pouvait pas établir clairement l’origine. Ce décret exigeait la coopération du Haut Commandement militaire et précisait que les travaux de Rosenberg à l’Ouest devaient être menés par lui en sa qualité de Reichsleiter et, à l’Est, en sa qualité de Reichsminister. C’est ainsi que les activités de Rosenberg s’étendirent aux territoires occupés ; Robert Scholz, chef du Service spécial chargé des œuvres d’art, déclarait dans son rapport :

« Au cours de la période allant de mars 1941 à juillet 1944, le Service spécial chargé des œuvres d’art a dirigé sur l’Allemagne vingt-neuf grands convois comprenant cent trente-sept wagons de marchandises et quatre mille cent soixante-quatorze caisses renfermant des objets d’art. »

Le rapport de Scholz parle de vingt-cinq albums de gravures des plus importantes collections artistiques saisies à l’Ouest, qui furent offertes au Führer. Trente-neuf volumes, reliés en cuir et préparés par l’Einsatzstab, contenaient des photographies de peintures, de tissus, de meubles, de chandeliers et de nombreux autres objets d’art, et montraient la valeur et l’importance des rafles opérées. Dans de nombreux territoires occupés, des collections privées furent confisquées, des bibliothèques et des domiciles particuliers mis à sac.

Des musées, des palais et des bibliothèques furent systématiquement pillés en Russie. L’Einsatzstab de Rosenberg, le « bataillon » spécial de von Ribbentrop, les commissaires du Reich et les membres de commandements militaires s’emparèrent d’objets de valeur culturelle et historique appartenant à la population de l’Union Soviétique, et les envoyèrent en Allemagne. Le commissaire du Reich pour l’Ukraine enleva ainsi des peintures et des objets d’art de Kiev et de Kharkov et les expédia en Prusse orientale. Des volumes rares et des objets d’art des palais de Peterhof, Tsarskoïe-Sélo et Pavlovks furent emmenés en Allemagne. Dans la lettre qu’il adressa le 3 octobre 1941 à Rosenberg, le commissaire du Reich Kube disait que la valeur des objets d’art enlevés en Biélorussie se montait à des millions de roubles. Une lettre adressée par les services de Rosenberg à von Milde-Schreden disait que, dans le seul mois d’octobre 1943, environ quarante wagons pleins d’objets d’art furent dirigés vers le Reich, ce qui montre l’étendue de ce pillage.

Il ne convient de dire que quelques mots de l’explication d’après laquelle le but poursuivi en saisissant les œuvres d’art aurait été de les protéger et de les conserver. Le 1er décembre 1939, Himmler, en sa qualité de commissaire du Reich pour l’« affermissement du germanisme », publia un décret adressé aux officiers régionaux de la Police secrète dans les territoires annexés de l’Est et aux chefs du Service de sûreté de Radom, Varsovie et Lublin. Ce décret contenait des directives administratives pour l’exécution du programme de saisie des œuvres d’art ; on peut lire dans son article premier :

« Pour affermir le germanisme, tous les objets mentionnés au paragraphe 2 du décret sont dès maintenant confisqués... Ils sont confisqués pour le bien du Reich allemand, et sont à la disposition du commissaire du Reich pour l’affermissement du germanisme. »

La preuve que le but poursuivi par la saisie de ces objets n’était pas de les mettre à l’abri, mais bien d’enrichir l’Allemagne, résulte encore de ce passage d’un rapport non daté du Dr Hans Posse, directeur de la Galerie nationale de tableaux de Dresde :

« J’ai eu l’occasion d’acquérir une certaine connaissance des collections publiques et privées ainsi que des propriétés de l’Église, qui se trouvent à Cracovie et à Varsovie. Il est vrai que nous ne pouvons trop compter nous enrichir par l’acquisition de grandes œuvres d’art — peintures et sculptures — à l’exception toutefois de l’autel de Veit Stoss et des panneaux de Hans von Kulnbach dans l’église de Notre-Dame à Cracovie... et de plusieurs autres œuvres du Musée national de Varsovie. »

Politique de travail forcé.

L’article 6, b du Statut décide que « les mauvais traitements ou la déportation pour des travaux forcés ou pour tout autre but, des populations civiles dans les territoires occupés » seront considérés comme crimes de guerre. Les règles concernant les travaux forcés imposés aux habitants de territoires occupés se trouvent dans l’article 52 de la Convention de La Haye, qui stipule :

« Des réquisitions en nature et des services ne pourront être réclamés des communes ou des habitants que pour les besoins de l’armée d’occupation. Ils seront en rapport avec les ressources du pays, et de telle nature qu’ils n’impliquent pas, pour les populations, l’obligation de prendre part aux opérations militaires contre leur propre patrie. »

La politique des autorités d’occupation allemandes a constitué une violation flagrante des termes de cette Convention. On peut se rendre compte de ce qu’était cette politique en lisant la déclaration faite par Hitler dans un discours prononcé le 9 novembre 1941 :

« Le chiffre de la population qui travaille maintenant pour nous, dans le territoire que nous occupons, atteint plus de deux cent cinquante millions d’hommes ; mais si l’on compte aussi celle qui travaille indirectement à notre profit, on arrive à plus de trois cent cinquante millions. Dans la mesure où il s’agit de territoires allemands, nous parviendrons, dans les régions que nous administrons, à atteler à cette tâche jusqu’au dernier homme. »

Les résultats obtenus effectivement ne furent pas aussi complets ; pourtant, les autorités d’occupation allemandes parvinrent à astreindre un grand nombre d’habitants des territoires occupés à l’effort de guerre du Reich. Elles déportèrent en Allemagne au moins cinq millions de personnes pour les contraindre à ’des travaux agricoles.

Aux premiers temps de la guerre, la main-d’œuvre était, dans les territoires envahis, placée sous la direction de diverses autorités d’occupation et les méthodes différaient selon les pays. Mais bientôt, dans tous les territoires occupés, un service de travail obligatoire fut créé. Les habitants furent recensés et forcés de travailler sur place au bénéfice de l’économie de guerre allemande. Bien souvent, ils durent construire des fortifications et des installations militaires.

Comme les stocks de matières premières et la capacité de production industrielle devenaient sur place insuffisants pour satisfaire les demandes allemandes, on inaugura le système de la déportation des ouvriers en Allemagne : celle-ci avait été ordonnée dans le Gouvernement Général dès la mi-avril 1940. Une méthode similaire fut suivie dans les autres territoires à l’Est, au fur et à mesure de leur occupation. Himmler décrivit les méthodes de déportation forcée qui étaient employées en Pologne. Dans une allocution prononcée devant les officiers SS, il rappela comment, par une température de 40 degrés au-dessous de zéro, il fallait « transporter des milliers, des dizaines de milliers, des centaines de milliers de personnes ». Une autre fois, il déclara :

« Le fait que dix mille femmes russes tombent d’épuisement en creusant un fossé anti-char ne m’intéresse que dans la mesure où le fossé anti-char est creusé pour l’Allemagne... Nous devons réaliser que nous avons de six à sept millions d’étrangers en Allemagne... Aucun d’eux ne sera dangereux pour autant que nous interviendrons sévèrement à la moindre bagatelle. »

Cependant en France, en Belgique, en Hollande et en Norvège, les Allemands essayèrent, au cours des deux premières années, d’obtenir les ouvriers nécessaires par un système d’engagements volontaires ; mais le procès-verbal de la réunion du Bureau central d’Études, en date du 1er mars 1944, montre à quel point ce volontariat n’était que théorique. La discussion suivante s’engagea, sur la situation en France, entre Sauckel et un certain Koehrl, représentant de Speer :

« Koehrl

Pendant ce temps-là, un grand nombre de Français ont été recrutés et sont allés volontairement en Allemagne. »

« Sauckel

Ce n’étaient pas toujours des volontaires ; quelques-uns ont été recrutés par la force. »

« Koehrl

La conscription commença lorsque le recrutement volontaire ne donna plus de résultats suffisants. »

« Sauckel

Mais sur les 5 millions de travailleurs qui sont en Allemagne, il n’y avait même pas 200.000 volontaires. »

« Koehrl, — Ne nous demandons plus, pour l’instant, s’il y eut ou non quelques pressions exercées. Théoriquement tout au moins, tous venaient spontanément. »

Des comités furent créés afin d’encourager le recrutement ; une énergique campagne de propagande fut entreprise pour inciter les travailleurs à aller, de leur plein gré, en Allemagne. On promettait, par exemple, la libération d’un prisonnier de guerre pour chaque départ volontaire d’un ouvrier. Bien plus, dans certains cas, on retira leurs cartes de rationnement aux travailleurs qui refusaient de se rendre en Allemagne ou on les renvoya en leur ôtant tout droit aux allocations de chômage et toute possibilité de travailler ailleurs. Parfois même, eux et leur famille étaient menacés de représailles par la police, s’ils refusaient de partir. Le 21 mars 1942, Sauckel fut nommé plénipotentiaire à l’utilisation de la main-d’œuvre ; ce titre lui conférait autorité sur « toute la main-d’œuvre disponible, y compris celle des travailleurs recrutés à l’étranger et des prisonniers de guerre ».

Sauckel se trouvait placé sous l’autorité directe de Göring, Commissaire au Plan de quatre ans, mais celui-ci, par un décret du 27 mars 1942, transféra à Sauckel toute son autorité sur la main-d’œuvre. D’après les instructions données à ce dernier, les ouvriers étrangers devaient être recrutés selon le principe du volontariat, mais ces instructions prévoyaient également que « si, néanmoins, un appel au travail volontaire nie donnait pas de résultats suffisants, il faudrait absolument recourir au service obligatoire et à la conscription ». Des ordonnances prescrivant le travail en Allemagne furent publiées dans tous les territoires occupés. Le nombre d’ouvriers à fournir était fixé par Sauckel et les autorités locales devaient satisfaire aux exigences par la conscription, si cela s’avérait nécessaire. La déclaration de Sauckel, en date du 1er mars 1944, rappelée ci-dessus, démontre que la conscription était la règle et non l’exception.

Sauckel déclara souvent que les travailleurs des nations étrangères étaient traités avec humanité et que leurs conditions de vie étaient bonnes. Mais quel qu’ait pu être le désir de Sauckel de voir les travailleurs étrangers traités de façon humaine, les preuves soumises au Tribunal démontrent que, dans beaucoup de cas, la conscription de la main-d’œuvre se fit par des méthodes énergiques et même violentes. Les « erreurs et maladresses » se produisirent sur une large échelle : chasse à l’homme dans les rues, dans les cinémas, dans les églises, et, la nuit, dans les demeures particulières. Des maisons furent brûlées et les familles emmenées comme otages.

Rosenberg a écrit que ces procédés puisaient leurs origines « dans les périodes les plus sombres de la traite des esclaves ».

Les méthodes qui étaient employées en Ukraine pour recruter de force des travailleurs sont décrites dans un ordre donné aux officiers du SD dans ce pays :

« Il ne sera pas toujours possible d’éviter le recours à la force... Lorsqu’on aura perquisitionné dans des villages et spécialement lorsqu’il aura été nécessaire de les incendier, on devra mettre de force toute la population à la disposition du Commissaire... En règle générale, il ne faudra plus tuer les enfants. Si, pour le moment, nous restreignons aux ordres donnés ci-dessus l’emploi de mesures sévères, nous n’agissons ainsi que parce qu’il faut avant tout recruter des travailleurs. »

En appliquant cette politique, on négligeait totalement les ressources et les besoins des pays occupés.

Le traitement des travailleurs était régi par l’instruction de Sauckel du 20 avril 1942, qui prévoyait notamment :

« Tous les hommes doivent être nourris, logés et traités de telle façon que l’on puisse les exploiter au plus haut degré possible, avec le minimum de frais. »

Il a été prouvé que les travailleurs déportés en Allemagne y étaient envoyés sous escorte, souvent entassés dans des trains non chauffés, sans nourriture, sans vêtements et sans installations sanitaires. Des documents ont aussi démontré que, en dépit des déclarations de Sauckel à Hitler, le traitement appliqué aux travailleurs en Allemagne fut, dans de nombreux cas, brutal et dégradant : dans les usines Krupp, les punitions les plus cruelles leur étaient infligées. En théorie, les travailleurs étaient payés, logés et nourris par le Front du Travail ; ils avaient même le droit d’envoyer du courrier et des colis dans leur pays et d’y transférer leurs économies, mais la plus grande partie de leur paye était absorbée par des prélèvements. Les camps dans lesquels ils étaient logés étaient insalubres et la nourriture était très souvent au-dessous du minimum nécessaire pour leur permettre de remplir leurs tâches. Les fermiers allemands qui employaient des Polonais avaient le droit de leur infliger des châtiments corporels et ils avaient reçu l’ordre de les loger, autant que possible, dans les écuries et non pas dans leur maison. Tous les travailleurs étaient soumis au contrôle incessant de la Gestapo et de SS et, s’ils essayaient de quitter leur travail, ils étaient envoyés dans des camps de redressement ou de concentration. Ces derniers contribuèrent également à augmenter le chiffre de la main-d’œuvre. Il fut ordonné aux commandants de ces camps de faire travailler leurs prisonniers jusqu’à la limite de leurs forces physiques. A la fin de la guerre, les camps de concentration effectuaient certaines catégories de travaux avec un tel rendement, que la Gestapo reçut l’instruction d’en grossir les effectifs, en y internant des ouvriers susceptibles d’être utilisés à ces tâches. Les prisonniers de guerre alliés furent aussi considérés comme une source possible de main-d’œuvre. Une pression fut exercée sur des sous-officiers pour les forcer à accepter de travailler ; on transféra dans des camps disciplinaires ceux qui n’y consentaient pas. Beaucoup de prisonniers furent employés à des travaux en rapport direct avec les opération militaires : violation évidente de l’article 31 de la Convention de Genève. Ils durent travailler dans des usines de munitions, charger des avions de bombardement, transporter des munitions et creuser des tranchées, souvent dans des conditions très périlleuses. Ce fut surtout le cas pour les prisonniers de guerre soviétiques. A une réunion du Bureau central d’Études, tenue le 16 février 1943, en présence de Sauckel et de Speer, Milch déclara :

« Nous avons formulé une demande pour qu’un certain pourcentage d’hommes employés dans l’artillerie anti-aérienne soit constitué de Russes ; en tout, on en prendra cinquante mille ; trente mille sont déjà employés comme canonniers. C’est une chose amusante que les Russes soient obligés de servir des canons. »

De même à Posen, le 4 octobre 1943, Himmler déclara, au sujet des prisonniers russes capturés les premiers jours de la guerre :

« A ce moment-là, cette masse humaine n’avait pas, à nos yeux, comme matière première et comme main-d’œuvre, la valeur que nous lui accordons aujourd’hui, et le fait que des dizaines et des centaines de milliers de prisonniers soient morts d’épuisement et de faim est à déplorer, non pas au point de vue racial, mais à cause de la perte de main-d’œuvre subie. »

Sauckel formula, le 20 avril 1942, la politique générale servant de base à la mobilisation du travail forcé :

« Cette gigantesque mobilisation doit permettre d’exploiter toutes les riches et immenses ressources qui ont été conquises par nous, par la Wehrmacht luttant sous la conduite d’Adolf Hitler, afin que nos armées soient équipées et la Patrie ravitaillée. Les matières premières, les territoires fertiles qui ont été conquis, la main-d’œuvre, tout sera exploité entièrement et consciencieusement au profit de l’Allemagne et de ses alliés... Tous les prisonniers de guerre, aussi bien ceux de l’Ouest que ceux de l’Est, qui sont actuellement en Allemagne, devront être utilisés en totalité dans les industries allemandes d’armement et de ravitaillement... Ainsi il faut immédiatement exploiter dans la mesure du possible les réserves humaines du territoire soviétique conquis. Si nous ne réussissons pas à obtenir la quantité nécessaire d’ouvriers par les engagements volontaires, il nous faudra recourir immédiatement à la réquisition et instituer le travail obligatoire. L’utilisation au maximum des prisonniers de guerre et l’emploi d’un très grand nombre de nouveaux travailleurs civils étrangers, hommes et femmes, sont devenus, pour la réalisation du programme de travail dans cette guerre, une nécessité qui ne se discute pas. »

On pourrait également se référer à la politique existant en Allemagne au cours de l’été 1940, suivant laquelle toutes les personnes âgées, malades, et incurables, « bouches mutiles », étaient transférées dans des camps spéciaux où elles étaient tuées, et leurs parents informés de leur décès comme étant survenu de cause naturelle. Les victimes n’étaient pas internées avec les citoyens allemands, mais incorporées aux travailleurs étrangers, devenus incapables de travailler, et par conséquent sans utilité pour la machine de guerre allemande. On a estimé qu’au moins deux cent soixante-quinze mille personnes furent tuées de cette manière dans des cliniques, hôpitaux et asiles, lesquels étaient sous la juridiction de Frick, en sa qualité de ministre de l’Intérieur. Combien de travailleurs étrangers furent incorporés dans ce total, il a été tout à fait impossible de le déterminer.

Persécution des Juifs.

La persécution des Juifs par le Gouvernement nazi a été décrite de la façon la plus détaillée devant ce Tribunal. Nous avons là la preuve d’actes commis sur une grande échelle avec une inhumanité constante et systématique. Ohlendorf, chef de l’Amt III dans le RSHA, de 1939 à 1943, et commandant d’une Einsatzgruppe dans la campagne contre l’Union Soviétique, a témoigné sur les méthodes employées pour exterminer les Juifs. Il a dit que, pour fusiller les victimes, il se servait de pelotons d’exécution, afin de réduire le sentiment de la culpabilité personnelle chez ses hommes et que les quatre-vingt-dix mille hommes, femmes et enfants, qui furent massacrés en un an par son seul groupe, étaient Juifs pour la plupart.

Lorsqu’on demanda au témoin Bach Zelewski comment Ohlendorf avait pu trouver naturel le meurtre de quatre-vingt-dix mille personnes, il répondit :

« J’estime que si l’on enseigne pendant des années, des dizaines d’années, la doctrine selon laquelle la race slave est une race inférieure, et le Juif à peine un être humain, un tel aboutissement est inévitable. »

Frank a prononcé les derniers mots de ce chapitre de l’histoire nazie lorsqu’il a dit devant ce Tribunal :

« Nous avons lutté contre les Juifs, nous avons lutté pendant des années, et nous nous sommes permis de faire des déclarations — mon propre journal m’accable à cet égard — des déclarations terribles... Mille années passeront et cette faute de l’Allemagne ne sera toujours pas effacée. »

La politique anti-juive était ainsi résumée dans le paragraphe 4 du programme du Parti : « Peut seul être citoyen un membre de la race. Est membre de la race celui-là seul qui est de sang allemand, sans considération de croyances. Aucun Juif ne peut être membre de la race... »

D’autres paragraphes de ce programme stipulaient que les Juifs devaient être traités en étrangers, qu’ils n’avaient pas le droit d’occuper des fonctions publiques, qu’ils devraient être expulsés du Reich dans le cas où le ravitaillement serait insuffisant pour la population entière, qu’ils ne devaient plus être autorisés à immigrer en Allemagne et enfin qu’on devrait leur interdire de publier des journaux. Le parti nazi ne cessa de prêcher cette doctrine. Le Stürmer et d’autres publications étaient autorisés à propager la haine contre les Juifs et ceux-ci, dans les discours et les déclarations des dirigeants nazis, étaient ridiculisés publiquement et livrés au mépris de la foule.

La persécution des Juifs s’intensifia à la prise du pouvoir. Une série de lois d’exception fut promulguée, qui limitait les fonctions et professions que les Juifs avaient le droit d’exercer ; leur vie privée et leurs droits de citoyens firent également l’objet d’autres restrictions. Dès l’automne 1938, les nazis, dans leur politique antisémite, en étaient arrivés à vouloir l’exclusion totale des Juifs de la vie allemande. On organisa des pogroms consistant à brûler et à détruire les synagogues, à piller les magasins Israélites et à arrêter les hommes d’affaires juifs importants. Une amende collective d’un milliard de mark fut imposée aux Juifs, la saisie de leurs avoirs fut permise et ils ne furent autorisés à se déplacer que dans certains districts et à certaines heures. Des ghettos furent créés en grand nombre et, sur ordre de la Police de sûreté, les Juifs furent obligés de porter une étoile jaune sur la poitrine et une autre dans le dos.

Le Ministère Public a affirmé que certains aspects de cette politique antisémite se rattachaient aux plans de guerre d’agression. Les mesures brutales prises contre les Juifs, en novembre 1938, étaient censées être ordonnées en représailles de l’assassinat d’un fonctionnaire de l’Ambassade allemande à Paris. Mais il y a lieu de remarquer que ces mesures sont intervenues un an après la décision, d’annexer l’Autriche et la Tchécoslovaquie et de noter que l’amende d’un milliard de mark fut imposée, et la confiscation des avoirs juifs décrétée, à un moment où les frais de réarmement avaient mis le trésor allemand dans de telles difficultés que l’on envisageait de les réduire. Ces mesures furent prises d’ailleurs avec l’approbation de Göring qui était chargé des questions économiques de cette nature et qui était partisan acharné d’un programme de réarmement intensif, quelles que pussent être les difficultés financières.

On a dit, en outre, que le lien entre la politique antisémite et la guerre d’agression n’existait pas seulement dans le domaine économique. Le bulletin du ministère des Affaires étrangères allemand, dans un article du 25 janvier 1939, intitulé « Le problème juif comme facteur de la politique étrangère allemande au cours de l’année 1938 », décrivait de la façon suivante la nouvelle phase antisémite nazie :

« Le fait que cette année fatale, 1938, nous a rapprochés de la solution de la question juive, en même temps que de la réalisation de l’idée de la Plus Grande Allemagne, n’est pas une pure coïncidence, car la politique juive est à la fois la base et la conséquence des événements de 1938. L’influence prise par les Juifs et leur esprit destructeur dans le domaine politique, économique et culturel, tout cela paralysait le pouvoir et la volonté du peuple allemand de se relever, encore plus peut-être que ne le faisait l’opposition politique des anciennes puissances alliées qui furent nos ennemies lors de la guerre mondiale. C’est pourquoi il fallait d’abord guérir le peuple de cette maladie, afin de mettre en action cette force qui, en 1938, a eu pour résultat, contre la volonté du monde entier, la réunion de la Plus Grande Allemagne. »

La persécution des Juifs dans l’Allemagne nazie d’avant-guerre, pour brutale qu’elle ait été, ne peut se comparer avec la politique poursuivie au cours de la guerre dans les pays occupés. Au début, cette politique fut analogue à celle déjà adoptée en Allemagne. Les Juifs furent obligés de se faire enregistrer, de vivre dans des ghettos, de porter l’étoile jaune et ils furent utilisés pour le travail forcé. Cependant, au cours de l’été de 1941, des plans furent établis pour la « solution finale » de la question juive en Europe. Cette « solution finale » signifiait l’extermination des Juifs, dont Hitler avait prédit, au début de 1939, qu’elle serait une des conséquences de la guerre ; une section spéciale de la Gestapo, sous les ordres d’Adolf Eichmann, chef de la Section B4 de cette police, fut créée pour atteindre ce résultat.

Le plan d’extermination des Juifs se développa peu après l’attaque de l’Union Soviétique. Ce fut à des Einsatzgruppen de la Police de sûreté et du SD, formées pour briser, sur le front oriental, la résistance des populations derrière les Armées allemandes, que l’on confia la tâche d’exterminer les Juifs dans ces régions. L’efficacité du travail accompli par les Einsatzgruppen apparaît dans le fait qu’en février 1942, Heydrich put déclarer que l’Estonie avait déjà été entièrement débarrassée des Juifs, et qu’à Riga leur nombre était passé de vingt-neuf mille cinq cents à deux mille cinq cents. Les Einsatzgruppen exécutèrent en trois mois plus de cent trente-cinq mille Juifs dans les États baltes occupés.

Ces unités spéciales n’opérèrent pas en complète indépendance vis-à-vis de l’Armée allemande. Il est clairement prouvé, au contraire, que les chefs des Einsatzgruppen obtinrent la collaboration des chefs de l’Armée ; notamment, les relations entre les autorités militaires et l’une des Einsatzgruppen ont été décrites comme étant, à ce moment-là, « très étroites, presque cordiales » ; dans un autre cas, la facilité avec laquelle un Einsatzkommando avait pu accomplir sa tâche fut attribuée à la « compréhension pour cette façon d’agir », montrée par les autorités militaires.

L’extermination des Juifs fut aussi confiée à des unités de la Police de sûreté et du SD qui se trouvaient dans les territoires de l’Est soumis à une administration civile. Bien qu’elle n’ait eu lieu qu’en 1943, la destruction du ghetto de Varsovie, telle qu’elle est relatée dans le rapport du général SS Stroop, chargé de cette opération, démontre clairement la nature organisée et systématique des persécutions de Juifs. Le récit de Stroop, contenu dans un volume, illustré de photographies, s’intitule : « Le Ghetto de Varsovie n’existe plus », et a été produit en preuve devant ce Tribunal. Il se compose d’une suite de rapports adressés par l’auteur à l’Oberführer des SS et de la Police pour les territoires de l’Est. On. lit dans l’un de ces textes daté par Stroop d’avril-mai 1943 :

« Seule l’action énergique effectuée de jour et de nuit par nos troupes put venir à bout de la résistance des Juifs et des bandits. Le Reichsführer SS donna donc l’ordre, le 23 avril 1943, de nettoyer le ghetto avec la plus grande sévérité et une fermeté impitoyable. Je décidai donc de détruire et d’incendier le ghetto tout entier, sans épargner les fabriques de munitions. Ces fabriques furent d’abord systématiquement dégarnies, puis incendiées. Les Juifs abandonnaient d’habitude leurs cachettes, mais souvent restaient dans les bâtiments qui flambaient et ne sautaient des fenêtres que lorsque la chaleur devenait intolérable. Ils essayaient alors de ramper, les membres brisés, à travers la chaussée, jusque dans un bâtiment épargné par les flammes... Dans les égouts, la vie ne fut pas agréable après la première semaine. Souvent nous pouvions y entendre résonner des voix fortes... Nous lancions des bombes lacrymogènes dans les ouvertures et les Juifs étaient ainsi chassés et pris. D’innombrables Juifs furent exterminés dans les égouts et les abris grâce à l’usage d’explosifs. Plus la résistance durait, plus les membres des Waffen SS, de la Police et de la Wehrmacht devenaient impitoyables, accomplissant toujours leur devoir d’une façon exemplaire. »

Stroop a noté que cette action de Varsovie élimina « un total vérifié de cinquante-six mille soixante-cinq personnes, auxquelles il faut ajouter celles qui furent tuées par des explosions, des incendies, etc., et dont le nombre ne peut être contrôlé. »

Enfin, on a projeté devant le Tribunal des films qui montrent les fosses communes découvertes par les Alliés, contenant des centaines de victimes, et qui constituent autant de preuves d’assassinats massifs de Juifs.

Ces atrocités ne sont que la conséquence inévitable de la politique inaugurée en 1941 : peu importe qu’il puisse être prouvé qu’un ou deux fonctionnaires allemands aient en vain protesté contre la manière brutale avec laquelle les exécutions étaient faites. Les méthodes employées pour aboutir à la « solution finale » étaient diverses ; les massacres de Rovno et de Dubno, décrits par l’ingénieur allemand Graebe, en sont un autre exemple, de même que l’extermination systématique des Juifs des territoires européens occupés par l’Allemagne. Comme moyen d’aboutir à la « solution finale », les Juifs furent réunis dans des camps où l’on décidait de leur vie ou de leur mort selon leur condition physique. Tous ceux qui le pouvaient encore devaient travailler ; ceux qui étaient hors d’état de le faire étaient exterminés dans des chambres à gaz, après quoi l’on brûlait leurs cadavres. Certains camps de concentration, tels que Treblinka et Auschwitz, furent principalement choisis à cette fin. En ce qui concerne Auschwitz, le Tribunal a entendu le témoignage de Höss, qui en fut le commandant du 1er mai 1940 au 1er décembre 1943. A son avis, dans ce seul camp et pendant cette période, deux millions cinq cent mille personnes furent exterminées et cinq cent mille autres périrent de maladie ou de faim. Höss a décrit la manière dont étaient choisis ceux qui allaient être exterminés :

« Nous avions à Auschwitz deux médecins SS de service, dont la mission était de procéder à l’examen physique des prisonniers, dès l’arrivée des convois. Les prisonniers ’devaient défiler devant l’un des médecins qui prenait sa décision immédiatement, à mesure qu’ils passaient. Ceux qui étaient capables de travailler étaient envoyés au camp. Les autres étaient immédiatement envoyés aux installations d’extermination. Dans tous les cas, les enfants en bas âge étaient tués, car leur âge les rendait inaptes au travail. Au système en vigueur à Treblinka nous avions même apporté l’amélioration suivante : à Treblinka, les victimes savaient presque toujours qu’elles allaient être exterminées, mais, à Auschwitz, nous essayâmes de les induire en erreur et de leur faire croire qu’elles allaient être soumises à l’épouillage. Bien entendu, elles comprenaient souvent nos véritables intentions et nous avons parfois eu des révoltes et éprouvé diverses difficultés. Très souvent, des femmes cachaient leurs enfants sous leurs vêtements, mais, évidemment, lorsque nous les trouvions, ils étaient expédiés vers les lieux d’extermination. »

Quant aux exterminations mêmes, il les décrivit en ces termes :

« Il nous fallait de trois à quinze minutes pour tuer les victimes dans la chambre de mort, le délai variant suivant les conditions atmosphériques. Nous savions qu’elles étaient mortes quand elles cessaient de crier. En général, nous attentions une demi-heure avant d’ouvrir les portes et d’enlever les cadavres, que nos commandos spéciaux dépouillaient alors de leurs bagues et de leurs dents en or. »

Les coups, le régime de famine, les tortures et les exécutions étaient la règle. Les détenus étaient soumis à des expériences cruelles. A Dachau, en août 1942, certains furent immergés dans l’eau froide jusqu’à ce que la température de leur corps s’abaissât à 28° et que la mort survînt. On effectuait également différentes expériences concernant les hautes altitudes, la durée pendant laquelle des êtres humains peuvent vivre dans l’eau glacée, l’effet des balles empoisonnées et de certaines maladies contagieuses. Enfin on expérimenta la stérilisation d’hommes et de femmes par les rayons X et par d’autres méthodes.

Des documents et des dépositions ont montré au Tribunal quel était le traitement des internés avant leur exécution et, ensuite, quel était le sort réservé à leurs corps. Avant l’exécution des condamnées, on coupait leurs cheveux pour les envoyer en Allemagne et les utiliser à la fabrication de matelas. On récupérait également les vêtements, l’argent et les objets de valeur appartenant aux victimes et on les envoyait à des services qualifiés pour en disposer Après l’extermination, les dents et les appareils dentaires en or étaient prélevés sur les cadavres et envoyés à la Reichsbank qui les faisait fondre en lingots. Les cendres provenant de l’incinération étaient utilisées comme engrais et, dans certains cas, on fit des essais en vue de se servir de la graisse des victimes pour la production industrielle de savon. Des groupes spéciaux parcouraient l’Europe à la recherche des Juifs pour les soumettre à la « solution finale ». Des missions allemandes furent envoyées dans des pays satellites, tels que la Hongrie et la Bulgarie, afin d’organiser le transfert des Juifs vers les camps d’extermination et on sait que, à la fin de l’année 1944, quatre cent mille Juifs de Hongrie avaient été assassinés à Auschwitz. On a aussi la preuve que cent dix mille Juifs ont été évacués d’une partie de la Roumaine pour être exterminés. Adolf Eichmann, que Hitler avait chargé de ce programme, a estimé que cette politique avait causé la mort de six millions de Juifs, dont quatre millions périrent dans les camps d’extermination.

LES CRIMES DE GUERRE ET LES CRIMES CONTRE L’HUMANITÉ DEVANT LE DROIT.

L’article 6 du Statut soumet à la compétence du Tribunal :

« b) Les crimes de guerre : c’est-à-dire les violations des lois et coutumes de la guerre. Ces violations comprennent, sans y être limitées, l’assassinat, les mauvais traitements ou la déportation pour des travaux forcés, ou pour tout autre but, des populations civiles dans les territoires occupés, l’assassinat ou les mauvais traitements des prisonniers de guerre ou des personnes en mer, l’exécution des otages, le pillage des biens publics ou privés, la destruction sans motif des villes et des villages ou la dévastation que ne justifient pas les exigences militaires ;

« c) Les crimes contre l’Humanité : c’est-à-dire l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droit interne des pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce crime. »

Comme on l’a vu, le Statut n’érige en infraction distincte qu’une seule forme de complot : le plan concerté en vue de commettre des crimes contre la Paix, visé à l’article 6, a.

Le Statut lie le Tribunal quant à la définition des crimes de guerre et des crimes contre l’Humanité. Mais, dès avant le Statut les crimes de guerre énumérés par l’article 6, b tenaient du Droit international leur qualification de crimes de guerre. Ils étaient prévus par les articles 46, 50, 52 et 56 de la Convention de La Haye de 1907, et par les articles 2, 3, 4, 46 et 51 de la Convention de Genève de 1929. Il n’est pas douteux que la violation de ces textes constitue un crime, entraînant un châtiment.

On a prétendu écarter, en l’occurrence, la Convention de La Haye. On s’est prévalu, à cet effet, de la clause de « Participation générale » (article 2) qui figure dans la Convention de 1907 et qui est ainsi conçue :

« Les dispositions contenues aussi bien dans la présente Convention que dans les règlements (Règlements s’appliquant à la guerre sur terre) que mentionne l’article premier, ne s’appliquent qu’entre les parties contractantes, et seulement si tous les belligérants ont signé le présent texte. »

Or plusieurs des nations qui participèrent à la dernière guerre n’avaient pas signé la Convention.

Le Tribunal juge inutile de trancher cette question. Les règles de la guerre terrestre contenues dans la Convention réalisaient certes un progrès du Droit international. Mais il résulte de ses termes mêmes, que ce fut une tentative « pour réviser les lois générales et les coutumes de la guerre », dont l’existence était ainsi reconnue. En 1939, ces règles, contenues dans la Convention, étaient admises par tous les États civilisés et regardées par eux comme l’expression, codifiée, des lois et coutumes de la guerre auxquelles l’article 6, b du Statut se réfère.

On a également prétendu que, dans la plupart des pays occupés par lui pendant la guerre, le Reich allemand échappait aux règles de la guerre terrestre. Il avait assumé la direction complète de ces pays, et se les était incorporés. Il pouvait les traiter coma-né faisant partie de l’Allemagne. Il n’y a pas lieu d’examiner si cette thèse relative au pouvoir né de l’occupation militaire s’applique même quand celle-ci est le résultat d’une guerre d’agression. Il suffit de rappeler que les effets de l’occupation sont exclus tant qu’une armée se bat pour la défense du territoire. Ainsi, la doctrine alléguée est inapplicable aux territoires occupés après le 1er septembre 1939. Quant aux crimes de guerre commis en Bohême et Moravie, il suffit de répondre à l’argument proposé que ces territoires ne furent jamais annexés au Reich, mais qu’ils furent soumis à un simple protectorat.

En ce qui concerne les crimes contre l’Humanité, il est hors de doute que, dès avant la guerre, les adversaires politiques du nazisme furent l’objet d’internements ou d’assassinats dans les camps de concentration ; le régime de ces camps était odieux. La terreur y régnait souvent, elle était organisée et systématique. Une politique de vexations, de répression, de meurtres à l’égard des civils présumés hostiles au Gouvernement fut poursuivie sans scrupules — la persécution des Juifs sévissait déjà.

Mais, pour constituer des crimes contre l’Humanité, il faut que les actes de cette nature, perpétrés avant la guerre, soient l’exécution d’un complot ou plan concerté, en vue de déclencher et de conduire une guerre d’agression. Il faut, tout au moins, qu’ils soient en rapport avec celui-ci. Or le Tribunal estime que la preuve de cette relation n’a pas été faite — si révoltants et atroces que fussent parfois les actes dont il s’agit. Il ne peut donc déclarer d’une manière générale que ces faits, imputés au nazisme, et antérieurs au 1er septembre 1939, constituent, au sens du Statut, des crimes contre l’Humanité.

En revanche, depuis le déclenchement des hostilités, on a vu se commettre, sur une vaste échelle, des actes présentant le double caractère de crimes de guerre et de crimes contre l’Humanité. D’autres actes, également postérieurs au début de la guerre et visés par l’Acte d’accusation, ne sont pas, à proprement parler, des crimes de guerre. Mais le fait qu’ils furent perpétrés à la suite d’une guerre d’agression ou en rapport avec celle-ci permet de voir en eux des crimes contre l’Humanité.

LE PRÉSIDENT

Je prie le colonel Volchkov de bien vouloir poursuivre cette lecture.

LIEUTENANT-COLONEL A. F. VOLCHKOV (juge suppléant soviétique)

LES ORGANISATIONS ACCUSEES.

L’article 9 du Statut stipule :

« Lors d’un procès intenté contre tout membre d’un groupement ou d’une organisation quelconque, le Tribunal pourra déclarer (à l’occasion de tout acte dont l’individu pourrait être reconnu coupable) que le groupement ou l’organisation à laquelle il appartenait était une organisation criminelle.

« Après avoir reçu l’Acte d’accusation, le Tribunal devra faire connaître, de la manière qu’il jugera opportune, que le Ministère Public a l’intention de demander au Tribunal de faire une déclaration en ce sens, et tout membre de l’organisation aura le droit de demander au Tribunal à être entendu par celui-ci, sur la question du caractère criminel de l’organisation. Le Tribunal aura compétence pour accéder à cette demande. Le Tribunal pourra fixer le mode selon lequel les requérants seront représentés et entendus. »

L’article 10 du Statut indique clairement que la déclaration de criminalité portée contre une organisation accusée est définitive, et ne peut être discutée dans aucun procès criminel ultérieur intenté à un membre de cette organisation. L’article 10 s’énonce comme suit :

« Dans tous les cas où le Tribunal aura proclamé le caractère criminel d’un groupement ou d’une organisation, les autorités compétentes de chaque signataire auront le droit de traduire tout individu devant les tribunaux nationaux militaires ou d’occupation, en raison de son affiliation à ce groupement ou à cette organisation. Dans cette hypothèse, le caractère criminel du groupement ou de l’organisation sera considéré comme établi et ne pourra plus être contesté. »

L’effet de cette déclaration de criminalité faite par le Tribunal est fort bien illustré par la loi n° 10 du Conseil de Contrôle pour l’Allemagne, ratifiée le 20 décembre 1945, qui stipule :

« Chacun des cas suivants représente un crime :

………………………………………………………………………………………………………………………………………..

« d) Affiliation à certaines catégories d’un groupe criminel ou d’une organisation déclarée criminelle par le Tribunal Militaire International.

………………………………………………………………………………………………………………………………………..

« 3. Toute personne reconnue coupable d’un des crimes précités peut, après avoir été reconnue coupable, être frappée de la peine que le Tribunal estimera juste. Ce châtiment peut comprendre une ou plusieurs des formes suivantes :

« a) Mort ;

« b) Emprisonnement à perpétuité ou pour une durée déterminée, avec ou sans travaux forcés ;

« c) Amende et emprisonnement avec ou sans travaux forcés, en cas de non-paiement de l’amende ;

« d) Confiscation des biens ;

« e) Restitution des biens mal acquis ;

« f) Privation de certains ou de tous les droits civiques. » Il en résulte qu’un membre d’une organisation déclarée criminelle par le Tribunal peut être par la suite accusé du crime d’avoir appartenu à l’organisation et être puni de la peine de mort pour ce chef. Ceci ne tend pas à prétendre que les Tribunaux internationaux ou militaires qui jugeront ces individus ne feront pas usage des règles de justice appropriées. Nous nous trouvons en face d’une nouvelle procédure dont la portée est beaucoup plus vaste. Son application, à moins de garanties convenables, peut faire naître de grandes injustices.

L’article 9, on le remarquera, emploie les mots « le Tribunal pourra déclarer », de sorte que le Tribunal est investi du pouvoir discrétionnaire de déclarer une organisation criminelle. Ce pouvoir discrétionnaire est un pouvoir judiciaire. Il ne permet pas d’actes arbitraires. Il doit être exercé conformément aux principes juridiques admis et dont l’un des plus importants est celui de la culpabilité individuelle, qui exclut les sanctions collectives. S’il est convaincu de la culpabilité criminelle d’une organisation ou d’un groupe quelconque, ce Tribunal ne devra pas hésiter à les déclarer criminels sous prétexte que la théorie de la « criminalité d’un groupe » est nouvelle ou qu’elle pourrait être appliquée par la suite injustement par d’autres tribunaux. D’un autre côté, le Tribunal devra faire une telle déclaration de criminalité en s’assurant que des innocents ne seront pas frappés par la répression.

Une organisation criminelle est analogue à un complot criminel, en ce sens qu’ils impliquent essentiellement des buts criminels. Il faut qu’il y ait un groupe dont les membres sont liés les uns aux autres et organisés en vue d’un but commun. La formation ou l’utilisation du groupe doit avoir un rapport avec la perpétration des infractions incriminées par le Statut.

Étant donné que la déclaration relative aux organisations et aux groupes déterminera la criminalité de leurs membres, cette définition devra exclure les personnes qui n’ont pas eu connaissance des buts ou des actes criminels de l’organisation. Elle devra exclure également ceux qui ont été mobilisés par l’État pour en faire partie, à moins qu’ils aient été personnellement impliqués, en qualité de membres de l’organisation, dans la perpétration d’actes déclarés criminels par l’article 6 du Statut. La seule appartenance formelle à l’organisation ne suffit pas à elle seule, pour rentrer dans le cadre de ces déclarations.

Étant donné que les déclarations de criminalité émanant du Tribunal seront prises en considération par d’autres tribunaux au cours de procès individuels ultérieurs, pour fait d’appartenance à des organisations reconnues comme criminelles, le Tribunal estime devoir formuler les recommandations suivantes :

1. Qu’autant que possible soient uniformisées, dans les quatre zones d’occupation en Allemagne, les classifications, sanctions et peines. L’uniformité de traitement doit, dans la mesure du possible, constituer un principe fondamental. Cela ne signifie pas, bien entendu, que le pouvoir discrétionnaire de condamner soit enlevé au Tribunal, saisi d’un cas individuel, mais ce pouvoir doit rester dans les limites déterminées par rapport à la nature du crime.

2. La loi n° 10 à laquelle on s’est déjà référé laisse le châtiment entièrement à la discrétion du Tribunal, même pour infliger la peine de mort.

Cependant, la loi de dénazification du 5 mars 1946, ratifiée pour la Bavière, la Grande-Hesse et le Wurtemberg-Bade, prévoit des peines précises s’appliquant au châtiment de chaque type d’infraction. Le Tribunal recommande qu’en aucun cas la peine appliquée en vertu de la loi n° 10, à un membre quelconque d’une organisation ou d’un groupement déclarés criminels par le Tribunal, ne dépasse la peine prévue par la loi de dénazification. Personne ne doit être puni simultanément en vertu de ces deux lois.

3. Le Tribunal propose au Conseil de contrôle que la loi n° 10 soit amendée en vue de prescrire des limites aux sanctions qui peuvent être infligées pour appartenance à un groupement ou à une organisation criminels, de manière que la sanction n’excède pas la peine prévue par la loi de dénazification.

L’Acte d’accusation demande que le Tribunal déclare criminelles les organisations suivantes : Corps des chefs du parti nazi ; Gestapo ; SD ; SS ; SA ; Cabinet du Reich ; État-Major Général et Haut Commandement des Forces armées allemandes.

LE CORPS DES CHEFS DU PARTI NAZI.

Structure et composition.

L’Acte d’accusation a désigné le Corps des chefs du parti nazi comme groupement ou organisation qu’il convient de déclarer criminel. Le Corps des chefs du parti nazi constituait en effet l’organisation officielle du parti nazi, et était dirigé par Hitler en tant que Führer. L’œuvre de direction du Corps des chefs était effectuée par le chef de la chancellerie du Parti (Hess, auquel succéda Bormann) assisté de la Reichsleitung, composée des Reichsleiter, chefs des différentes organisations actives du Parti, et des chefs des différents services et bureaux principaux dépendant de la Direction du Parti pour le Reich. Au-dessous du chef de la chancellerie du Parti, se trouvaient les Gauleiter qui avaient autorité sur le territoire des principales régions administratives du Parti, les Gaue, et étaient assistés par une Direction de Gau du Parti ou Gauleitung, dont la composition et les fonctions étaient analogues à celles de la Direction du Parti pour le Reich. Au-dessous des Gauleiter, en descendant dans la hiérarchie du Parti, se trouvaient les Kreisleiter qui avaient autorité sur le territoire d’un Kreis, consistant généralement en un seul district, et assistés par une Direction de Kreis du Parti, ou Kreisleitung. Les Kreisleiter étaient à l’échelon inférieur de la hiérarchie des membres entièrement payés par le Parti. Immédiatement au-dessous des Kreisleiter, se trouvaient les Ortsgruppenleiter, puis les Zellenleiter et enfin les Blockleiter. Les ordres et les instructions émanaient de la Direction du Parti pour le Reich. Les Gauleiter avaient pour fonction d’interpréter ces ordres et de les transmettre aux échelons inférieurs. Les Kreisleiter avaient un certain pouvoir discrétionnaire quant à l’interprétation des ordres, mais les Ortsgruppenleiter n’en avaient pas et recevaient des instructions précises.

Les Blockleiter et Zellenleiter recevaient généralement des instructions verbales. A tous les échelons du Corps des chefs du parti nazi, les membres étaient volontaires.

Le 28 février 1946, les Ministères Publics exclurent de la déclaration de criminalité, demandée contre le Corps des chefs du Parti, tous les membres du personnel des Ortsgruppenleiter et tous les assistants des Blockleiter et des Zellenleiter. La déclaration de criminalité demandée contre le Corps des chefs du parti nazi comprend donc le Führer, la Reichsleitung, les Gauleiter et les principaux fonctionnaires de leur service, les Kreisleiter, et les principaux fonctionnaires de leur service, les Ortsgruppenleiter, les Zellenleiter et les Blockleiter, groupement estimé à six cent mille personnes au moins.

Buts et activité.

Le but primordial du Corps des chefs fut, dès le début, d’aider les nazis à obtenir le contrôle de l’État allemand et, après le 30 janvier 1933, à le conserver. Le Corps des chefs servait à diffuser largement la propagande nazie et à surveiller étroitement les réactions politiques du peuple allemand. Les chefs politiques d’un grade inférieur jouèrent un rôle particulièrement important dans ce sens. D’après le manuel du Parti, les Blockleiter avaient ordre de signaler aux Ortsgruppenleiter tous ceux qui répandaient des bruits dangereux ou qui critiquaient le régime. Les Ortsgruppenleiter, se basant sur les renseignements qui leur étaient fournis par les Blockleiter et les Zellenleiter, tenaient des fiches sur les personnes de leur Ortsgruppe. Ces fiches portaient les renseignements qui devaient servir à déterminer le degré de confiance qu’on pouvait leur accorder du point de vue politique. Le Corps des chefs était particulièrement actif pendant les plébiscites. Tous les membres du Corps des chefs s’appliquaient à obtenir des voix et à s’assurer le plus grand nombre possible de « oui ». Les Ortsgruppenleiter et les chefs politiques principaux collaboraient souvent avec la Gestapo et le SD dans les mesures entreprises en vue de découvrir ceux qui avaient refusé de voter ou qui avaient voté « non » et dans les mesures prises contre eux et qui allèrent jusqu’à l’arrestation ou à l’internement dans un camp de concentration.

Activité criminelle.

En ce qui concerne le complot en vue d’une guerre d’agression, cas déjà exposé, ces mesures qui ont simplement pour but la consolidation du contrôle du parti nazi ne sont pas criminelles. Mais le Corps des chefs servit également à prendre des mesures semblables en Autriche et dans les régions de Tchécoslovaquie, de Lituanie, de Pologne, de France, de Belgique, de Luxembourg et de Yougoslavie, qui furent incorporées au Reich, et dont l’administration fut divisée en Gaue du parti nazi. Dans ces territoires occupés, l’organisation du Corps des chefs chercha à réaliser la germanisation par la suppression des droits de douane locaux, par la recherche et l’arrestation de ceux qui s’opposaient à l’occupation allemande, et par des moyens déclarés criminels, selon l’article 6, b du Statut, pour les pays régis par les lois de la guerre sur terre, élaborées à La Haye, et selon l’article 6, c du Statut pour les autres pays.

Le Corps des chefs a joué également un rôle dans la persécution des Juifs. Il fut impliqué dans l’établissement du statut d’exception économique et politique imposé aux Juifs et appliqué peu de temps après l’arrivée des nazis au pouvoir. La Gestapo et le SD reçurent l’ordre de coordonner avec les Gauleiter et les Kreisleiter les mesures prises au cours des pogroms des 9 et 10 novembre 1938. Le Corps des chefs servit aussi à empêcher les réactions de l’opinion publique allemande contre les mesures prises dans l’Est à l’égard des Juifs. Le 9 octobre 1942. un bulletin d’informations secrètes fut envoyé à tous les Gauleiter et Kreisleiter. Son titre était ainsi libellé : « Mesures préparatoires à la solution finale de la question juive en Europe. Rumeurs sur les conditions de vie des Juifs dans l’Est ». Ce bulletin déclarait que les soldats, à leur retour, faisaient circuler, sur les conditions de vie des Juifs dans l’Est, des bruits que certains Allemands pourraient ne pas comprendre et indiquait, en détail, l’explication officielle qu’il y avait lieu de donner. Le bulletin ne disait pas explicitement que l’on exterminait les Juifs, mais il indiquait qu’on les expédiait dans des camps de travail. Il mentionnait leur isolement et leur élimination totale, ainsi que la nécessité de faire preuve à leur égard d’une inflexible sévérité. Ainsi, même dans son sens apparent, il montrait que l’on avait recours à l’appareil du Corps des chefs pour empêcher l’opinion publique allemande de se révolter contre un programme qui devait condamner les Juifs d’Europe à toute une vie d’esclavage. On continua à fournir ces informations au Corps des chefs. L’édition d’août 1944 de Die Lage, publication qui était distribuée parmi les chefs politiques, décrit la déportation de quatre cent trente mille Juifs de Hongrie.

Le Corps des chefs a joué un rôle important dans l’application du programme du travail forcé. Par un décret du 6 avril 1942, Sauckel attribuait à tous les Gauleiter les fonctions de délégués à la mobilisation de la main-d’œuvre dans leur Gau. Il leur donnait le pouvoir de coordonner tous les organismes chargés des questions de main-d’œuvre dans leurs circonscriptions, et un pouvoir exprès en ce qui concernait l’emploi de la main-d’œuvre étrangère, y compris les conditions de travail, le ravitaillement et le logement. En vertu de ce décret, les Gauleiter assumèrent le contrôle de la répartition de la main-d’œuvre dans leur Gau, y compris celle des travailleurs forcés amenés des pays étrangers. Dans l’accomplissement de cette tâche, les Gauleiter firent appel, dans leur Gau, à de nombreux services du Parti, notamment aux chefs politiques subalternes. Par exemple, le décret de Sauckel du 8 septembre 1942, relatif à l’emploi de quatre cent mille ouvrières de l’Est pour des besognes ménagères, institua une procédure selon laquelle les demandes relatives à cette catégorie de main-d’œuvre devaient être transmises par les Kreisleiter, dont l’appréciation était décisive.

Selon les directives de Sauckel, le traitement des travailleurs étrangers relevait directement du Corps des chefs et les Gauleiter reçurent l’ordre explicite d’empêcher des « directeurs d’usines politiquement non conformistes de « trop se préoccuper du bien-être des travailleurs de l’Est ». Parmi les questions se rattachant à ce traitement, figuraient des rapports établis par les Kreisleiter sur les cas de grossesse des travailleuses, qui se terminaient par un avortement si l’ascendance de l’enfant ne répondait pas aux standards raciaux fixés par les SS, et, généralement par l’internement de la travailleuse étrangère dans un camp de concentration. Les témoignages ont permis d’établir que les travailleurs de l’industrie, sous la surveillance du Corps des chefs, étaient logés dans des camps dans des conditions sanitaires épouvantables, qu’ils fournissaient un grand nombre d’heures de travail et ne recevaient pas la nourriture appropriée. Sous la même surveillance, les travailleurs agricoles, qui étaient un peu mieux traités, se voyaient cependant interdire les moyens de transport, les distractions et l’exercice de leur religion. Ils devaient travailler pendant un temps illimité et sous une réglementation qui autorisait l’employeur à leur infliger des châtiments corporels. Les chefs politiques, tout au moins jusqu’aux Ortsgruppenleiter, étaient chargés de cette surveillance. Le 5 mai 1943, un mémorandum de Bormann, ordonnant que l’on cessât de maltraiter les travailleurs forcés, fut distribué à tous les chefs jusqu’au grade d’Ortsgruppenleiter. De même, le 10 novembre 1944, Speer transmit par circulaire un ordre de Himmler qui stipulait que les Ortsgruppenleiter devaient rappeler à tous les membres du parti nazi, suivant les instructions du Kreisleiter, qu’il leur incombait de soumettre les travailleurs étrangers à une surveillance minutieuse.

Le traitement des prisonniers de guerre était de la compétence directe du Corps des chefs. Le 5 novembre 1941, Bormann transmit un ordre aux chefs jusqu’au grade de Kreisleiter, les chargeant de faire appliquer par l’Armée les directives récentes du ministère de l’Intérieur, selon lesquelles il fallait enterrer les prisonniers de guerre soviétiques dans un lieu retire, enveloppés dans du papier goudronné, sans cérémonie ni décoration sur leur tombe. Le 25 novembre 1943. Bormann envoya une circulaire ordonnant aux Gauleiter de signaler tous les cas où des prisonniers de guerre auraient été traités avec douceur. Le 13 septembre 1944, Bormann ordonna aux chefs jusqu’au grade de Kreisleiter, d’établir une liaison entre les Kreisleiter et les gardiens des prisonniers de guerre afin d’« adapter l’affectation des prisonniers de guerre aux besoins politiques et économiques ». Le 17 octobre 1944, une directive de l’OKW ordonna à l’officier chargé des prisonniers de guerre de conférer avec le Kreisleiter au sujet du rendement de la main-d’œuvre. L’emploi des prisonniers de guerre comme travailleurs, notamment ceux des pays de l’Est, s’est accompagné de constantes violations des lois de la guerre sur terre. Cet ensemble de témoignages permet d’établir que les membres du Corps des chefs, en descendant jusqu’aux Kreisleiter, ont participé à ces traitements illégaux.

On fit également appel à l’organisation du Corps des chefs pour essayer de priver les aviateurs alliés de la protection à laquelle la Convention de Genève leur donnait droit. Le 13 mars 1940, Hess fit parvenir, par l’intermédiaire du Corps des chefs, aux Blockleiter, des instructions destinées à la population civile au cas d’atterrissage éventuel d’avions ou de parachutistes ennemis. Ces instructions précisaient que les parachutistes ennemis devaient être immédiatement arrêtés ou « rendus inoffensifs ». Le 30 mai 1944, Bormann envoya une circulaire à tous les Gauleiter et Kreisleiter rapportant des cas où des aviateurs alliés avaient été lynchés sans que la Police intervînt. Il demandait que fût communiqué verbalement aux Ortsgruppenleiter le contenu de cette lettre qui accompagnait une campagne de propagande lancée par Goebbels pour provoquer ces lynchages. Elle équivalait nettement à des instructions dans ce sens, ou tout au moins à conduire à des violations de la Convention de Genève, en supprimant toute protection de la Police. Il y eut, certes, des lynchages à la suite de ce programme, mais il ne semble pas qu’on l’ait appliqué dans toute l’Allemagne. Quoi qu’il en soit, l’existence même de cette lettre prouve que les dirigeants du Corps des chefs se servaient de cet organisme à une fin manifestement illégale, avec participation de ses membres jusqu’aux Ortsgruppenleiter.

Conclusion.

Le Corps des chefs fut utilisé à des fins qui sont criminelles, d’après le Statut, et qui comprenaient la germanisation des territoires occupés, la persécution des Juifs, l’application du programme du travail obligatoire et les mauvais traitements des prisonniers de guerre. Les accusés Bormann et Sauckel, qui étaient membres de cette organisation, furent parmi ceux qui s’en sont servis dans ce sens. Les Gauleiter, les Kreisleiter et les Ortsgruppenleiter ont participé à ces programmes criminels à des degrés divers. La Direction du Reich (Reichsieitung), en tant qu’organisation des cadres du Parti, est également responsable de ces programmes criminels, de même que les chefs des différentes organisations des cadres des Gauleiter et des Kreisleiter. La décision du Tribunal, en ce qui concerne ces organisations des cadres, ne s’applique qu’aux chefs de service ou chefs des cadres de la Direction du Reich, des directions des Gaue et des Kreis. En ce qui concerne les autres membres du Corps des chefs et les organisations du Parti rattachées au Corps des chefs, autres que les chefs de services précités, le Tribunal adopte le point de vue de l’Accusation qui les exclut de cette déclaration.

Le Tribunal déclare criminel au sens du Statut, le groupement composé des membres du Corps des chefs qui ont rempli les fonctions énumérées au paragraphe ci-dessus, qui sont devenus ou sont restés membres de cette organisation, sachant qu’elle servait à commettre les actes déclares criminels par l’article 6 du Statut ou qui ont effectivement participé à ces crimes. La base de ces conclusions est la participation de l’organisation aux crimes de guerre et aux crimes contre l’Humanité en rapport avec la guerre, et c’est pourquoi le Tribunal exclut du groupement déclaré criminel les personnes qui ont cessé de remplir les fonctions énumérées au paragraphe ci-dessus avant le 1er septembre 1939.

GESTAPO ET SD.

Structure et composition.

Le Ministère Public à désigné la « Geheime Staatspolizei » (Gestapo) et le « Sicherheitsdienst des Reichisführers SS » (SD) comme des groupements ou organisations qui devaient être considérés comme criminels. Le Ministère Public a présenté l’accusation de la Gestapo et du SD en même temps, déclarant qu’il était nécessaire de procéder ainsi à cause de leur collaboration étroite. Le Tribunal a permis au SD de présenter sa défense séparément, parce qu’il revendiquait un conflit d’intérêts avec la Gestapo. Après avoir examiné les témoignages, le Tribunal a décidé de traiter de la Gestapo et du SD en commun.

La Gestapo et le SD eurent leur premier lien commun, le 26 juin 1936, par la nomination de Heydrich, qui était chef du SD, au poste de chef de la Police de sûreté, ce qui comprenait à la fois la Gestapo et la Police criminelle ou Kripo. Avant cette date, le SD avait été le service de renseignements, d’abord des SS et, après le 4 juin 1934, du parti nazi tout entier. La Gestapo était composée des divers éléments de la police politique des différents États fédéraux allemands qui avaient été unifiés sous la direction personnelle de Himmler, avec l’aide de Göring. Himmler avait été nommé chef de la Police allemande au ministère de l’Intérieur, le 17 juin 1936. Eh sa qualité de Reichsführer SS et de chef de la Police allemande, il promulgua le décret du 26 juin 1936, qui incorporait la Police criminelle et la Gestapo dans la Police de sûreté, et qui plaçait la Police de sûreté et le SD sous les ordres de Heydrich.

La réunion, sous la direction de Heydrich, de la Police de sûreté, organisation d’État, et du SD, organisation du Parti, devint officielle à la suite du décret du 27 septembre 1939, lequel réunit les différents services de l’État et du Parti qui dépendaient de Heydrich, en tant que chef de la Police de sûreté et du SD, en une seule unité administrative : le Service principal de la sûreté du Reich (RSHA). Ce service était à la fois l’un des principaux services (Hauptämter) des SS, sous la direction de Himmler, en tant que Führer SS du Reich, et un service au ministère de l’Intérieur, sous la direction de Himmler, en tant que chef de la Police allemande. La structure interne du RSHA montre la façon dont il réunit les bureaux de la Police de sûreté et ceux du SD. Le RSHA était divisé en sept bureaux (Ämter) dont deux (Amt 1 et Amt II) s’occupaient des questions administratives. La Police de sûreté était représentée par l’Amt IV, bureau central de la Gestapo, et par l’Amt V, bureau central de la Police criminelle. Le SD était représenté par l’Amt III, bureau central des activités du SD à l’intérieur de l’Allemagne, par l’Amt VI, bureau central des activités du SD en dehors de l’Allemagne, et par l’Amt VII, bureau des recherches idéologiques. Peu de temps après la création du RSHA, en novembre 1939, la Police de sûreté fut assimilée aux SS par l’inscription de tous les fonctionnaires de la Gestapo et de la Police criminelle sur les listes des SS avec des grades équivalents à leur poste.

La création du RSHA constituait une reconnaissance officielle, à l’échelon supérieur, des rapports existant entre la Police de sûreté et le SD qui lui servait d’agence de renseignements. Une coordination analogue existait dans les bureaux régionaux. En Allemagne, et dans les régions incorporées au Reich dans le but de se voir imposer une administration civile, les bureaux régionaux de la Gestapo, de la Police criminelle et du SD étaient officiellement séparés. Ils étaient pourtant soumis à une certaine coordination par des inspecteurs de la Police de sûreté et du SD, pris dans le personnel des chefs régionaux des SS et de la Police, et l’une des principales fonctions des unités locales du SD consistait à servir d’agence de renseignements aux unités locales ’de la Gestapo. Dans les territoires occupés, les rapports existant entre les unités locales de la Gestapo, de la Police criminelle et du SD étaient un peu plus étroits. La Police de sûreté et le SD étaient organisés en unités locales et étaient placés sous le contrôle du RSHA et du chef des SS et de la Police qui était nommé par Himmler pour servir dans le personnel de l’autorité occupante. Les services de la Police de sûreté et du SD en territoire occupé étaient composés de sections correspondant aux différents Ämter du RSHA. Dans les territoires occupés qui étaient encore considérés comme zones d’opérations militaires ou bien où le contrôle allemand n’avait pas été formellement établi, l’organisation de la Police de sûreté et du SD n’était que légèrement modifiée. Les membres de la Gestapo, de la Kripo et du SD étaient réunis dans des organisations de type militaire connues sous le nom d’Einsatzkommandos et d’Einsatzgruppen. Dans ces organisations, les postes de premier plan étaient occupés par les membres de la Gestapo, de la Kripo et du SD. De même, les membres de la Police d’ordre, des Waffen SS et même de la Wehrmacht étaient utilisés comme auxiliaires. Ces organisations étaient sous le contrôle d’ensemble du RSHA, mais dans les régions du front elles étaient sous le contrôle du Bureau des opérations du commandant d’armée qualifié.

On observe ainsi que, du point de vue fonctionnement, la Gestapo et le SD étaient des groupes importants et ayant des rapports étroits au sein de l’organisation de la Police de sûreté et du SD. La Police de sûreté et le SD étaient sous un commandement unique, celui de Heydrich, et plus tard de Kaltenbrunner. En tant que chef de la Police d’e sûreté et du SD, ils avaient un quartier général u-nique, le RSHA ; ils avaient leur propre hiérarchie de commandement et travaillaient comme une organisation unique à la fois en Allemagne, dans les territoires occupés et dans les régions immédiatement à l’arrière du front. Pendant la période dont s’occupe principalement le Tribunal, les candidats à des postes dans la Police de sûreté et le SD faisaient un stage dans tous ces services : Gestapo, Police criminelle et SD. Une certaine confusion est née du fait qu’une partie de l’organisation était théoriquement une formation du parti nazi, tandis qu’une autre partie de l’organisation était un service du Gouvernement. Ceci n’a pas d’importance particulière, vu la loi du 1er décembre 1933 établissant l’unité du parti nazi et de l’État allemand.

La Police de sûreté et le SD étaient des organisations de volontaires. Il est vrai que plusieurs fonctionnaires et membres de l’administration furent transférés dans la Police de sûreté. Prétendre que ce transfert était obligatoire n’a pas plus de valeur que de prétendre qu’ils devaient accepter ce transfert ou se démettre de leurs fonctions, en risquant de s’exposer à une disgrâce officielle. Pendant la guerre, un membre de la Police de sûreté et du SD ne pouvait choisir librement son affectation au sein de l’organisation et ce refus d’accepter un poste déterminé, en particulier lorsqu’il s’agissait de poste en territoire occupé, aurait pu entraîner un grave châtiment. Le fait demeure cependant que tous les membres de la Police de sûreté et du SD ont volontairement adhéré à l’organisation sans avoir été autrement contraints que par le désir de garder leur poste de fonctionnaire.

L’organisation de la Police de sûreté et du SD comprenait également trois unités spéciales dont voici le rôle : La première était la Police frontalière ou « Grenzpolizei » qui passa sous le contrôle de la Gestapo en 1937. Elle avait pour fonction de surveiller les frontières de l’Allemagne et d’arrêter les personnes qui les franchissaient illégalement. Il a été prouvé que la Police frontalière a reçu des instructions de la Gestapo tendant à l’envoi dans les camps de concentration des travailleurs étrangers qu’elle avait appréhendés. Elle demandait aussi l’accord des services régionaux de la Gestapo pour envoyer des personnes arrêtées dans les camps. Le Tribunal estime que de la Police frontalière doit être comprise dans l’incrimination de la Gestapo.

La Police de protection des frontières et de la douane ou « Zollgrenzschutz » fut versée dans la Gestapo au cours de l’été 1944. Les fonctions de cet organisme étaient semblables à celles de la Police frontalière. Elles consistaient à renforcer le contrôle des frontières et, plus spécialement, à empêcher la contrebande. Il ne semble pas cependant que son transfert fut complet, car la moitié de son personnel, évalué à cinquante-quatre mille personnes, continua à relever de l’administration des Finances du Reich ou de celle de la Police d’ordre. Peu de jours avant la fin de la guerre, toute l’organisation fut réintégrée dans l’administration des Finances du Reich. Le transfert de l’organisation à la Gestapo fut fait si tard et elle participait si peu à son activité générale, que le Tribunal estime qu’il n’y a pas lieu de s’occuper de ce groupe au sujet de la criminalité de la Gestapo.

La troisième organisation était ce qu’on appelait la « Sûreté aux armées », organisation qui dépendait, à l’origine, de l’Armée, mais qui, en 1942, sur l’ordre de l’autorité militaire, fut mutée dans la Police de sûreté. La Sûreté aux armées s’occupait de questions de sécurité au sein de l’Armée, dans les territoires occupés. Elle devait également empêcher les civils d’attaquer les installations ou les unités militaires. Il ne semble pas, cependant, qu’elle ait constitué une partie de la Gestapo, réserve faite du cas des membres qui ont pu être transférés dans l’Amt IV du RSHA ou qui auraient été membres d’organisations déclarées criminelles par le présent jugement, et le Tribunal estime qu’elle ne doit pas être considérée comme tombant sous le coup de l’Acte d’accusation.

Activité criminelle.

A l’origine, l’une de fonctions primordiales de la Gestapo consistait à empêcher toute opposition au régime politique, fonction qu’elle a accomplie avec l’aide du SD. L’arme principale employée pour accomplir cette fonction était le camp de concentration. La Gestapo n’avait pas de pouvoir de contrôle sur l’administration des camps de concentration, mais par l’intermédiaire du RSHA, la Gestapo était responsable de l’internement de prisonniers politiques dans ces camps ; les fonctionnaires de la Gestapo étaient généralement chargés des interrogatoires que l’on faisait subir à ces prisonniers dans les camps.

La Gestapo et le SD s’occupaient également des questions de trahison, et des questions concernant la presse, l’Église et les Juifs. Parallèlement à l’intensification du programme nazi de persécution des Juifs, le rôle joué par ces groupes devint de plus en plus important. Au début de la matinée du 10 novembre 1938, Heydrich envoya un télégramme à tous les bureaux de la Gestapo et du SD contenant des instructions en vue de l’organisation de pogroms pour ce jour-là, et pour l’arrestation d’autant de Juifs, « spécialement des riches », qu’en pouvaient contenir les prisons ; il ajoutait qu’il fallait faire attention à ce que les Juifs arrêtés soient en bonne santé et pas trop vieux. Le 11 novembre 1938, vingt mille Juifs étaient arrêtés et beaucoup étaient envoyés dans des camps de concentration. Le 24 janvier 1939, Heydrich, chef de la Police de sûreté et du SD, fut chargé de mener à bonne fin l’émigration et l’évacuation des Juifs hors de l’Allemagne et, le 31 juillet 1941, il reçut la mission de donner une « solution définitive » au problème juif dans l’Europe occupée. Une section spéciale du RSHA, bureau de la Gestapo, sous les ordres du Standartenfuhrer Eichmann, fuit mise sur pied avec la charge ides affaires juives ; elle employa ses propres agents à étudier le problème juif dans les territoires occupés. Le bureaux locaux de la Gestapo furent utilisés, d’abord pour diriger l’émigration des Juifs et, plus tard, pour les déporter vers l’Est, à la fois hors de l’Allemagne et hors de territoires occupés pendant la guerre. Les Ein-satzgruppen de la Police de sûreté et du SD, opérant derrière les lignes du front de l’Est, s’employèrent au massacre massif, des Juifs. Une section spéciale, versée du Quartier général de la Gestapo dans le RSHA, fut utilisée pour faciliter la déportation des Juifs des pays satellites de l’Axe vers l’Allemagne, afin qu’il soit procédé à la « solution finale ».

Les services locaux de la Police de sûreté et du SD jouaient un rôle décisif dans l’administration allemande des territoires occupés La nature de leur participation ressort des mesures prises par la Gestapo et le SD, au cours de l’été 1938, dans la préparation de l’attaque contre la Tchécoslovaquie à laquelle on pensait déjà à ce moment-là. Les Einsatzgruppen de la Gestapo et du SD étaient organisées pour suivre l’Armée à l’intérieur de la Tchécoslovaquie, afin de garantir la sécurité de la vie politique des territoires occupés. Des plans furent faits pour permettre une infiltration préalable des hommes du SD dans la zone en question et la constitution de dossiers qui indiqueraient les habitants de ces régions qu’il convenait de mettre sous surveillance, ceux qu’on devrait priver de passeports et ceux qu’il conviendrait d’exterminer. Ces plans furent considérablement modifiés du fait que l’on renonça à l’attaque contre la Tchécoslovaquie, mais, au cours des opérations militaires qui furent effectivement menées, particulièrement au cours de la guerre contre l’URSS, les Einstazgruppen de la Police de sûreté et du SD entrèrent en action et employèrent concurremment des mesures brutales pour la pacification de la population civile et l’assassinat massif des Juifs. Heydrich donna l’ordre, en 1939, de créer sur la frontière germaine-polonaise des incidents qui permettraient à Hitler de trouver un prétexte suffisant pour justifier une attaque contre la Pologne. Les troupes de la Gestapo et du SD prirent part toutes les deux à ces opérations.

Les unités locales de la Police de sûreté et du SD continuèrent à opérer dans les territoires occupés quand ceux-ci eurent cessé d’être zones d’opérations. La Police de sûreté et le SD se livrèrent à des arrestations importantes parmi la population civile de ces pays occupés ; ils emprisonnèrent un grand nombre d’individus dans des conditions inhumaines, les soumirent aux méthodes brutales du troisième degré, et en envoyèrent un grand nombre dans des camps de concentration.

Des unités locales de la Police de sûreté et du SD prirent également part à l’exécution d’otages, l’internement de familles, l’exécution de personnes accusées de terrorisme et de sabotage, sans jugement préalable, ainsi qu’à la mise en vigueur du décret « Nacht und Nebel » aux termes duquel les personnes inculpées de certains délits considérés comme compromettant la sécurité des Forces d’occupation étaient, soit punies de mort dans l’espace d’une semaine, soit emmenées immédiatement et secrètement en Allemagne sans pouvoir communiquer avec leur famille ou leurs amis.

Les services de la Police de sûreté et du SD participèrent à l’exécution du programme du travail obligatoire. Dans certains territoires occupés, ils aidèrent les autorités locales du travail à se procurer les contingents imposés par Sauckel. Les services de la Gestapo en Allemagne étaient chargés de la surveillance des travailleurs forcés et de l’arrestation de ceux qui désertaient le lieu de leur travail. La Gestapo était également chargée des camps de travail dits d’entraînement. Quoique les travailleurs allemands aussi bien qu’étrangers pussent être envoyés dans ces camps, ils jouèrent un rôle significatif en contribuant à forcer les travailleurs étrangers à participer à l’effort de guerre allemand. Dans les dernières étapes de la guerre, alors que les SS abordaient un programme de travail obligatoire qui leur était propre, on se servait de la Gestapo pour arrêter des ouvriers afin d’assurer le contingent de travailleurs nécessaires pour les camps de concentration.

Les services locaux de la Police et du SD furent aussi impliqués dans la perpétration des crimes comprenant le mauvais traitement et l’assassinat des prisonniers de guerre. Les prisonniers de guerre soviétiques, dans les camps de prisonniers de guerre en Allemagne, étaient triés par les Einsatzkommandos agissant sous les ordres des services locaux de la Gestapo. Ceux qui furent identifiés par les Einsatzkommandos comme étant commissaires, Juifs, membres de l’intelligentzia, « communistes fanatiques » et même les malades considérés comme incurables, étaient jugés « intolérables » et on les exterminait. Les services locaux de la Police de sûreté et du SD furent également impliqués dans l’application de l’action « Kugel » entrée en vigueur le 4 mars 1944, selon laquelle certaines catégories de prisonniers de guerre, qui étaient repris, n’étaient pas traités comme tels, mais emmenés secrètement à Mauthausen et fusillés. Des membres de la Police de sûreté et du SD furent aussi accusés d’avoir mis en application le décret ordonnant de fusiller les parachutistes et les membres des commandos.

Conclusion.

On se servit de la Gestapo et du SD à des fins considérées comme criminelles par le Statut et comprenant la persécution et l’extermination des Juifs, les brutalités et assassinats dans les camps de concentration, les excès commis dans l’administration des pays occupés, l’exécution du programme du travail forcé, les mauvais traitements et la mise à mort des prisonniers de guerre. L’accusé Kaltenbrunner, qui était membre de cette organisation, figure au nombre de ceux qui l’ont utilisée à ces fins. En traitant du cas de la Gestapo, le Tribunal entend comprendre tous les fonctionnaires s’occupant des opérations et de l’administration de l’Amt IV du RSHA, ou faisant partie de l’administration de la Gestapo dans d’autres services du RSHA, ainsi que tous les fonctionnaires de la Gestapo locale, en fonction à l’intérieur et à l’extérieur de l’Allemagne, y compris les membres de la Police frontalière (Grenzpolizei), mais à l’exclusion des membres de la Police ’de protection des frontières et de la douane (Zollgrenzschutz) et de la Sûreté aux armées, compte tenu de la réserve formulée ci-dessus à l’égard de certains d’entre eux. Sur la proposition du Ministère Public, le Tribunal n’englobe pas dans cette définition les personnes employées par la Gestapo uniquement à un travail de bureau, de sténographie, à titre de concierge ou à d’autres emplois similaires, en dehors des fonctions officielles. En traitant le cas du SD, le Tribunal comprend les Amter III, VI et VII du RSHA et tous les autres membres du SD, y compris tous les représentants et agents régionaux, honoraires ou autres, qu’ils aient été ou non inscrits comme membres des SS, mais non compris les informateurs officieux qui n’étaient pas membres des SS et les membres de l’Abwehr qui avaient été transférés au SD.

Le Tribunal déclare criminel, au sens du Statut, le groupe des membres de la Gestapo et du SD occupant les postes énumérés au paragraphe précédent et qui devinrent ou restèrent membres de cette organisation tout en sachant qu’elle servait à la perpétration des actes déclarés criminels par l’article 6 du Statut, ou qui étaient personnellement, en tant que membres de l’organisation, impliqués dans la perpétration de tels crimes. Cette accusation repose sur la participation de l’organisation aux crimes de guerre et aux crimes contre l’Humanité en rapport avec la guerre. Le Tribunal exclut donc, du groupe déclare criminel, les personnes qui avaient cessé, avant le 1er septembre 1939, d’occuper les postes énumérés au paragraphe précédent.

LE PRÉSIDENT

Nous allons maintenant suspendre l’audience pendant dix minutes.

(L’audience est suspendue.)
LE PRÉSIDENT

Au vu d’une faute de frappe qui s’est révélée dans le texte, je voudrais au nom du Tribunal apporter deux corrections. La première concerne une phrase de la page 149 : « Le Tribunal déclare criminel, au sens du Statut, le groupement composé des membres du Corps des chefs qui ont rempli les fonctions énumérées au paragraphe ci-dessus... » C’est là que figure le mot « ou » qui doit être abandonné, et la phrase doit se continuer ainsi :

« ...qui sont devenus ou sont restés membres de cette organisation, sachant qu’elle servait à commettre les actes déclarés criminels par l’article 6 du Statut ou qui ont effectivement participé à ces crimes ».

La deuxième correction est à apporter à la page 158, à la phrase qui est au haut de la page et s’exprime ainsi : « En traitant le cas du SD, le Tribunal comprend les Ämter III, VI et VII du RSHA... » Mais la traduction était ainsi libellée : « ... les Ämter III, IV, V du RSHA... » Il faut lire : « ... les Ämter III, VI et VII... »

Je vais continuer la lecture du jugement : LES SS.

Composition et éléments constitutifs.

Le Ministère Public a demandé que les « Schutzstaffeln der Nationalsozialistischen Deutschen Arbeiterpartei » (connues habituellement sous le nom de SS) fussent déclarées organisation criminelle. La partie de l’Acte d’accusation relative aux SS comprend aussi le « Sicherheitsdienst des Reichsführers-SS » (habituellement connu sous le nom de SD). Cette dernière organisation qui, à l’origine, était une section de renseignements des SS, devint plus tard une partie importante de la Police de sûreté et du RSHA. Le jugement du Tribunal concernant la Gestapo règle la question du SD.

Les SS ont été créées par Hitler, en 1925, pour constituer une section d’élite des SA. Elles servaient dans des buts politiques sous le prétexte de protéger les orateurs dans les réunions publiques du parti nazi. Lorsque les nazis eurent pris le pouvoir, les SS furent utilisées pour maintenir l’ordre et pour surveiller le public pendant les démonstrations de masse. Elles furent chargées, en outre, par un décret du Führer, de veiller à la « sécurité intérieure ». Les SS jouèrent un rôle important lors de l’épuration de Roehm, le 30 juin 1934, et en reconnaissance de leurs services, on en fit, peu après, une unité indépendante du parti nazi.

En 1929, lorsque Himmler fut nommé Reichsführer, les SS se composaient de 280 hommes, considérés comme particulièrement dignes de confiance. En 1933, elles se composaient de 52.000 hommes recrutés dans toutes les classes sociales.

La première formation de SS appelée Allgemeine SS s’était développée en 1939 en un corps de 240.000 hommes organisé militairement en divisions et en régiments. Pendant la guerre, ses effectifs se réduisirent à moins de 40.000 hommes.

Au début, les SS comprenaient deux autres formations : la « SS Verfügungstruppe », unité se composant de membres des SS engagés volontaires pour un service militaire de quatre ans, en remplacement du service militaire obligatoire dans l’Armée, et les « SS Totenkopf Verbände », troupes spéciales utilisées pour l’a garde des camps de concentration, qui passèrent sous le contrôle des SS en 1934. La SS Verfügungstruppe était organisée comme unité militaire pour servir avec l’Armée, en cas de mobilisation. En été 1939, la Verfügungstruppe reçut l’équipement d’une division motorisée, afin de constituer le noyau des forces qui, en. 1940, furent dénommées « Waffen SS ». En 1940, les Waffen SS comprenaient 100.000 hommes, dont 56.000 provenaient de la « Verfügungstruppe » et, le reste, des « Allgemeine SS » et des « Totenkopf Verbände ». On estime qu’à la fin de la guerre les Waffen SS comptaient 580.000 hommes et 40 divisions. Au point de vue tactique, les Waffen SS étaient soumises au commandement de l’Armée, mais elles étaient équipées et ravitaillées par les sections administratives des SS. Les SS en assuraient la surveillance au point de vue de la discipline.

L’organisation centrale des SS comprenait douze services principaux. Les plus importants en étaient : le RSHA, dont il a déjà été question, le WVHA ou Service principal d’administration économique, qui administrait notamment les camps de concentration, un service appelé « Rasse und Siedlung », travaillant en collaboration avec les services auxiliaires chargés du rapatriement des personnes de race allemande (Volksdeutsche Mittelstelle). L’organisation centrale des SS avait aussi un service juridique et les SS avaient leur propre système juridique ; son personnel était du ressort des tribunaux spéciaux. Une fondation pour les recherches, connue sous le nom de Ahnenerbe, faisait également partie des services principaux SS. Les techniciens attachés à cette organisation soutinrent qu’ils n’étaient membres des SS qu’à titre honorifique. Pendant la guerre, un institut de recherches militaires scientifiques fut attaché à l’Ahnenerbe. Il réalisait de vastes expériences sur des êtres humains vivants. Un employé de cet institut, un certain Dr Rascher, faisait des expériences. Les travaux du Dr Rascher furent entrepris avec la pleine connaissance de l’Ahnenerbe et furent financés sous le patronage du Reichsführer SS qui avait la charge de cette fondation.

A partir de 1933, il se fit une fusion graduelle mais totale entre la Police et les SS. En 1934, Himmler, le Reichsführer SS, devint chef de la Police allemande, avec autorité sur la Police en uniforme aussi bien que sur la Police de sûreté. Himmler établit un système suivant lequel les chefs SS et de la Police, nommés pour chaque Wehrkreis, lui servaient de représentants personnels et coordonnaient l’activité de la Police d’ordre, de la Police de sûreté, du SD et des Allgemeine SS, dans leur ressort. En 1939, on fusionna les SS et la Police en incorporant aux SS tous les fonctionnaires de la Police de sûreté et de la Police d’ordre, avec un grade SS correspondant au grade qu’ils avaient dans la Police.

Jusqu’en 1940, les SS étaient une organisation dont tous les membres étaient volontaires. Après la création des Waffen SS, en 1940, il y eut un nombre toujours croissant d’affectés d’office aux Waffen SS.

Il semble qu’un tiers environ du nombre total des Waffen SS y furent affectés d’office. La proportion de ceux-ci fut plus grande à la fin de la guerre qu’au début mais, jusqu’à la fin de la guerre, il resta cependant une proportion élevée de volontaires.

Activité criminelle.

Les unités de SS prirent une part active aux mesures qui conduisirent à la guerre d’agression. Les Verfügungstruppen furent utilisées pour l’occupation du territoire des Sudètes, de la Bohême-Moravie et de Memel. Le corps franc de Henlein relevait de l’autorité du Reichsführer SS lors des opérations dans le territoire des Sudètes en 1938, et la « Volksdeutsche Mittelstelle » y finança les activités de la Cinquième colonne.

Les SS prirent même une part plus générale à la perpétration des crimes de guerre et des crimes contre l’Humanité. Par le contrôle qu’elles exerçaient sur l’organisation de la Police, et spécialement sut la Police de sûreté et le SD, les SS furent impliquées dans tous les crimes qui ont été mentionnés dans la partie traitant de la Gestapo et du SD. D’autres sections des SS participèrent à ces programmes criminels. Il est établi que certaines divisions de Waffen SS avaient pour méthodes habituelles de fusiller les prisonniers de guerre désarmés. Le 1er octobre 1944, on transmit à Himmler la garde des prisonniers de guerre et des internés. Himmier chargea à son tour le SS-Obergruppenführer Berger et le SS-Obergruppen-führer Pohl, de la question des prisonniers de guerre.

Le service « Race et Colonisation » (Rasse und Siedlung) des SS, en collaboration avec la « Volksdeutsche Mittelstelle », réalisa activement les plans de germanisation des territoires occupés, suivant les principes raciaux du parti nazi. Ces services s’occupaient de la déportation des Juifs et de ressortissants étrangers. On se servait, pour l’exécution de ces plans, d’unités de Waffen SS et d’Einsatzgruppen opérant sous les ordres directs du service principal des SS. Ces unités participaient aussi aux exterminations en masse et aux mauvais traitements infligés aux populations civiles des territoires occupés. Sous prétexte de combattre les unités de partisans, les formations SS exterminaient les Juifs et les personnes qu’elles estimaient indésirables du point de vue politique. Leurs rapports relatent l’exécution d’une très grande quantité de personnes. Les divisions de Waffen SS portent la responsabilité d’un grand nombre de massacres et d’atrocités tels que les massacres d’Oradour et de Lidice, dans les territoires occupés.

Depuis 1934, les SS étaient chargées de la garde et de l’administration des camps de concentration.

Les preuves produites ne laissent aucun doute sur le fait que le traitement brutal infligé sans répit aux internés des camps de concentration résulte des ’directives générales des SS. Les témoignages prouvent également que les internés étaient considérés comme des êtres de race inférieure que l’on ne pouvait traiter qu’avec mépris. Il a été prouvé que, lorsque l’état des effectifs le permettait, Himmler faisait alterner les bataillons de gardes, afin d’instruire tous les membres des SS sur l’attitude convenable à prendre envers les races considérées comme inférieures. Après 1942, lorsque les camps de concentration furent placés sous le contrôle du WVHA, ils servirent au recrutement en vue du travail obligatoire. Un accord conclu le 18 septembre 1942, avec le ministère de la Justice, prévoyait que les éléments antisociaux qui avaient terminé leur peine d’emprisonnement devaient être livrés aux SS afin que celles-ci les anéantissent par le travail. Des dispositions furent continuellement prises avec la contribution de la Police de sûreté et du SD, et même des Waffen SS, en vue d’assurer aux SS un recrutement suffisant des travailleurs des camps de concentration, pour l’exécution de leurs projets. En ce qui concerne l’administration des camps de concentration, les SS se livrèrent à une série d’expériences sur des êtres humains choisis parmi des prisonniers de guerre ou des internés des camps de concentration. Ces expériences consistaient notamment à provoquer la mort par congélation et à pratiquer l’assassinat par balles empoisonnées. Les SS purent obtenir des fonds du Gouvernement pour ce genre de recherches, à condition de se procurer un matériel humain que les autres services n’avaient pas à leur disposition.

Les SS jouèrent un rôle particulièrement important dans la persécution des Juifs. Elles participèrent directement aux manifestations du 10 novembre 1938. L’évacuation des Juifs des territoires occupés fut effectuée sous la direction de SS assistées d’unités de Police SS. L’extermination des Juifs était effectuée sous la direction des organisations centrales des SS.

Celle-ci était l’œuvre même des formations de SS. Les Einsatzgruppen se livrèrent à des massacres en masse de Juifs. Des unités de Police SS y participèrent également. Ainsi, le massacre des Juifs du ghetto de Varsovie fut exécuté sous les ordres du Brigadeführer et général de la Police Stroop. Un groupe spécial de l’organisation centrale des SS s’occupait de la déportation des Juifs des divers pays satellites de l’Axe. Leur extermination avait lieu dans les camps de concentration dirigés par le WVHA.

Il est impossible de trouver une seule unité des SS qui n’ait pas participé à ces activités criminelles. Les Allgemeine SS prirent une part active à la persécution des Juifs et servirent de source de recrutement pour la garde des camps des concentration. Des unités des Waffen SS contribuèrent directement au meurtre des prisonniers de guerre et aux atrocités dans les pays occupés. Celles-ci fournirent des effectifs aux Einsatzgruppen et assurèrent le commandement des gardes des camps, après incorporation des SS Totenkopf, chargés, à l’origine, de ces fonctions. Diverses unités de Police SS furent également utilisées pour accomplir des atrocités dans les territoires occupés, ainsi que pour exterminer des Juifs. L’organisation centrale des SS contrôlait les activités de ces différentes formations et était responsable des opérations spéciales telles que les expériences humaines et la « solution finale » de la question juive.

Le Tribunal estime que l’existence de ces activités criminelles fut suffisamment notoire pour justifier une déclaration selon laquelle les SS constituèrent une organisation criminelle dans la mesure ci-après déterminée. Il semble bien que des tentatives aient été faites en vue de maintenir secrètes certaines de ses activités, mais ses programmes criminels étaient si répandus, ils impliquaient le massacre sur une échelle si gigantesque, que ses activités criminelles doivent avoir été universellement connues. Il faut reconnaître cependant que les activités criminelles des SS furent la conséquence logique des principes sur lesquels cette organisation se basait. L’on s’était efforcé au maximum de faire des SS, une organisation de haute discipline, composée de l’élite du national-socialisme. Himmler avait déclaré qu’il y avait en Allemagne des gens « qui se trouvaient mal à la vue de ces vestes noires » et qu’il ne s’attendait pas à ce que les SS « soient aimés de trop de gens ». Himmler exprima aussi son point de vue selon lequel c’était aux SS qu’il appartenait de perpétuer l’élite raciale dont le but était de faire de l’Europe un continent germanique. Les SS furent désignées pour assister le gouvernement nazi dans la domination finale de l’Europe et dans l’élimination de toutes les races considérées comme inférieures. Cette croyance mystique et fanatique dans la supériorité de l’Allemand nordique se développa en un mépris calculé et même en une haine des autres races, à un tel point que les activités criminelles du type décrit ci-dessus étaient considérées comme une chose normale, sinon un objet de fierté. Les agissements d’un soldat des Waffen SS qui, en septembre 1939, tua de sa propre initiative cinquante travailleurs juifs qui se trouvaient sous sa garde, furent décrits en remarquant qu’en qualité de SS, il était « particulièrement sensible à la vue des Juifs », et qu’il avait agi « d’une manière tout à fait irréfléchie, et poussé par un esprit d’aventure juvénile ». La condamnation à trois ans de prison dont il fut l’objet fut effacée par une amnistie. Avec raison, Hess écrivit que les Waffen SS étaient particulièrement qualifiées, en raison de leur entraînement intensif, pour accomplir certaines tâches relatives aux questions de race et de nationalité. Himmler, dans une série de discours faits en 1943, exprima sa fierté devant l’aptitude des SS à accomplir ces actes criminels. Il encouragea ses hommes à être « durs et sans pitié », il parla de fusiller des « milliers de Polonais importants », et les remercia de leur coopération et de leur résistance à la nausée devant les centaines et les milliers de cadavres de leurs victimes. Il prôna la cruauté dans l’extermination de la race juive et, plus tard, décrivit ce procédé comme de l’« épouillage ». Ces discours montrent que l’attitude générale qui dominait chez les SS concordait avec ces actes criminels.

Conclusion.

Les SS étaient employées à des fins qui étaient criminelles aux termes du Statut et qui comportaient la persécution et l’extermination des Juifs, les brutalités et les exécutions dans les camps de concentration, les abus dans l’administration des territoires occupés, la mise en pratique du programme du travail obligatoire, les mauvais traitements et l’assassinat des prisonniers de guerre. L’accusé Kaltenbrunner était membre des SS et impliqué, de ce fait, dans ces activités. En traitant de la question des SS, le Tribunal comprend tous les bureaux, services et formations des SS, y compris les Allgemeine SS, les Waffen SS, les SS Totenkopf Verbände et les membres de la Police qui avaient été officiellement acceptés comme membres des SS. Le Tribunal n’y inclut pas ce qu’on appelait les unités de cavaliers SS (Reiterkorps). Le « Sicherheitsdienst des Reichsführers SS » (communément connu sous le nom de SD) est traité dans le jugement du Tribunal sur la Gestapo et le SD.

Le Tribunal déclare être criminel, au sens du Statut, le groupe composé des membres des SS énumérés au paragraphe précédent, qui sont devenus ou restés membres de l’organisation en sachant qu’elle était utilisée pour commettre les actes considérés comme crimes par l’article 6 du Statut, ou qui ont personnellement, comme membres de l’organisation, participé à ces crimes, à l’exclusion cependant dans cette seconde catégorie, de ceux qui furent d’office incorporés par l’État dans cette organisation et qui n’ont pas commis de tels crimes. Cette conclusion est basée sur la participation de l’organisation aux crimes de guerre. Le Tribunal exclut, par conséquent, du groupe déclaré criminel, les personnes ayant cessé d’appartenir aux organisations énumérées au paragraphe précédent, avant le 1er septembre 1939.

LES SA.

Structure et composition.

L’Accusation a demandé que les « Sturmabteilungen der Nationalsozialistischen Deutschen Arbeiterpartei » (communément connues sous le nom de SA) soient déclarées organisation criminelle.

Les SA furent fondées en 1921 dans un but politique. Elles furent organisées sur le plan militaire. Les membres portaient un uniforme spécial et avaient leur discipline et leurs règlements particuliers. Après que les nazis eurent obtenu le pouvoir, le nombre des membres des SA augmenta considérablement grâce à l’incorporation aux SA de certaines sociétés d’anciens combattants. En avril 1933, à la suite d’un accord entre Hitler et Seldte, chef du « Stahlhelm » (Casque d’acier), cette organisation d’un million et demi de membres fut incorporée aux SA, à l’exception de ceux de ses membres âgés de plus de quarante-cinq ans et de quelques autres. Une autre association d’anciens combattants, appelée le « Kyffhäuserbund », fut incorporée de la même façon, ainsi qu’un certain nombre d’organisations rurales d’équitation.

De toute évidence, l’appartenance aux SA fut volontaire jusqu’en 1933. Après 1933, une certaine pression politique et économique fut exercée sur les fonctionnaires pour les faire entrer dans les SA. Les membres du Stahlhelm, du Kyffhäuserbund et des sociétés rurales d’équitation furent incorporés aux SA à leur insu, mais le Tribunal n’est pas convaincu que, d’une manière générale, les membres de ces groupements essayèrent de protester contre cette incorporation. Il n’est pas convaincu, non plus, qu’à l’exception de cas particuliers, une attitude de refus ait entraîné des conséquences : le Tribunal en conclut donc que l’appartenance aux SA était généralement volontaire.

Vers la fin de 1933, les SA comptaient quatre millions et demi d’hommes. Par suite des changements effectués après 1934, les SA avaient, en 1939, un million et demi de membres.

Activités.

Au début du mouvement nazi, les SA opérèrent en tant « qu’hommes de main » du Parti. Elles prirent part aux rixes dans les brasseries et on les employa dans les combats de rues, dans les batailles contre des adversaires politiques. On employa également les SA pour répandre l’idéologie nazie et la propagande, et ils insistèrent particulièrement sur la propagande antisémite, la doctrine du « Lebensraum », la révision du Traité de Versailles et le retour à l’Allemagne de ses colonies.

Après l’arrivée des nazis au pouvoir, et particulièrement après les élections du 5 mars 1933, les SA jouèrent un rôle important dans l’instauration du règne de la terreur nazie en Allemagne. Les SA furent impliquées dans le déchaînement des violences contre les Juifs ; elles furent utilisées pour l’arrestation des adversaires politiques et pour la garde des camps de concentration. A cette occasion, elles firent subir des mauvais traitements aux prisonniers.

Le 30 juin et les 1er et 2 juillet 1934, on procéda à une épuration des chefs SA. Le prétexte pour expliquer cette épuration, au cours de laquelle eut lieu l’exécution de Roehm, chef d’État-Major des SA, et de plusieurs autres chefs SA, était l’existence d’un complot contre Hitler. Cette épuration eut pour résultat une importante diminution de l’influence des SA. Après 1934, leur importance politique déclina rapidement.

Après 1934, les SA se livrèrent à certaines formes d’entraînement militaire et paramilitaire. Les SA continuèrent à répandre la propagande nazie. Des unités isolées de SA prirent part aux mesures qui conduisirent à la guerre d’agression, et à la perpétration de crimes de guerre et de crimes contre l’Humanité. Elles furent parmi les premières à occuper l’Autriche, en mars 1938. Les SA fournirent de nombreux hommes et une grande partie de l’équipement du corps franc sudète de Henlein, bien qu’il semble que ce corps ait été placé sous l’autorité des SS, pendant qu’il opérait en Tchécoslovaquie.

Après l’occupation de la Pologne, le groupe SA des Sudètes fut employé au transport des prisonniers de guerre. Des unités SA furent employées à la garde des prisonniers à Dantzig, Posen, en Silésie et dans les États Baltes. Certaines unités SA furent utilisées pour faire sauter les synagogues lors des pogroms des 10 et 11 novembre 1938. Des groupes de SA furent mêlés aux mauvais traitements des Juifs dans les ghettos de Vilna et de Kaunas.

Conclusion.

Jusqu’à l’épuration, qui commença le 30 juin 1934, les SA constituaient un groupe d’individus redoutables et violents qui participèrent aux attentats nazis de cette période. Il n’a cependant pas été démontré que ces activités fissent partie d’un plan précis de guerre d’agression, et le Tribunal ne peut, en conséquence, soutenir que ces activités étaient criminelles aux termes du Statut. Après l’épuration, les SA furent réduites à l’état de groupes de partisans nazis sans importance. Bien que dans des cas particuliers, des unités SA aient été employées à la perpétration de crimes de guerre et de crimes contre l’Humanité, on ne peut dire que les membres des SA aient en général, participé à des actes criminels ou en aient eu connaissance. Pour ces motifs, le Tribunal ne déclare pas les SA organisation criminelle, dans le sens de l’article 9 du Statut.

LE CABINET DU REICH.

L’Accusation a désigné comme organisation criminelle le Cabinet du Reich (Die Reichsregierung), composé de membres du Cabinet régulier, tel qu’il était après le 30 janvier 1933, de membres du Conseil des ministres pour la Défense du Reich et de membres du Conseil de Cabinet secret. Le Tribunal estime que le Cabinet du Reich ne doit pas être déclaré criminel pour deux raisons :

1° Parce qu’il n’a pas été établi que postérieurement à 1937 il ait réellement fonctionné en tant que groupe ou organisation ;

2° Étant donné que le groupe de personnes dont il s’agit est si restreint qu’on pourrait facilement juger les membres individuellement, sans qu’il soit nécessaire de déclarer que le Corps auquel ils appartenaient était lui-même criminel.

En ce qui concerne le premier motif de sa décision, le Tribunal estime devoir remarquer qu’à partir du moment où l’on peut admettre qu’il y a eu complot en vue d’une guerre d’agression, le Cabinet du Reich ne constituait plus un organisme dirigeant, mais ne représentait qu’un ensemble de fonctionnaires soumis au contrôle absolu de Hitler. Après 1937, il n’y eut plus une seule réunion du Cabinet du Reich, cependant des lois furent promulguées au nom d’un ou de plusieurs de ses membres. Le Conseil secret ne se réunit jamais. Certains membres du Cabinet étaient sans aucun doute associés au complot ourdi en vue de la guerre d’agression, mais c’était à titre individuel. Il m’est pas prouvé que le Cabinet, en tant que groupe ou organisation, ait participé à ces crimes. On se rappellera que, lorsque Hitler a dévoilé ses projets d’agression criminelle à la « Conférence de Hossbach », il ne le fit pas devant le Cabinet et il ne le consulta pas à ce sujet. Au contraire, il le fit en secret, devant un groupe restreint de personnes auxquelles il était obligé de faire confiance pour la préparation de la guerre. De même, l’invasion de la Pologne ne fut pas approuvée par une décision du Cabinet. L’accusé Schacht a déclaré qu’il essaya d’empêcher l’invasion en faisant valoir auprès du Commandant en chef de l’Armée, que l’ordre de Hitler constituait une infraction à la Constitution parce qu’il n’était pas approuvé par le Cabinet.

Il apparaît bien que diverses lois autorisant des actes tenus pour criminels par le Statut furent communiquées aux membres du Cabinet du Reich, signées par les représentants des ministères intéressés, puis promulguées. Il n’en résulte pas cependant que le Cabinet du Reich ait réellement agi, postérieurement à 1937, en tant qu’organisation.

En ce qui concerne le second motif, il est évident que les membres du Cabinet du Reich qui ont commis des crimes doivent étire jugés. Certains d’entre eux comparaissent actuellement devant le Tribunal. On a compté que le groupe comprenait quarante-huit membres, dont huit sont morts et dix-sept en instance de jugement ; il en reste donc vingt-trois au plus pour lesquels la déclaration pourrait avoir une portée. Les autres coupables doivent également être jugés, mais on ne faciliterait pas leur jugement en déclarant que le Cabinet du Reich est une organisation criminelle. Lorsqu’une organisation comptant de nombreux membres est utilisée dans un but criminel, une déclaration de criminalité dispense d’établir son caractère criminel lors de procès individuels ultérieurs, intentés à ses membres, et permet de gagner du temps et de prévenir des difficultés. Mais cet avantage n’existe pas dans le cas d’un groupe restreint comme le Cabinet du Reich.

ÉTAT-MAJOR GÉNÉRAL ET HAUT COMMANDEMENT.

L’Accusation a demandé également que soit considéré comme organisation criminelle l’État-Major général et le Haut Commandement des Forces armées allemandes. Le Tribunal estime qu’une déclaration de criminalité ne doit pas être faite en ce qui concerne l’État-Major général et le Haut Commandement. Bien que le nombre de personnes ici visées soit plus élevé que dans le cas du Cabinet du Reich, il est suffisamment restreint pour que des procès individuels de ces officiers constituent une procédure plus opportune qu’une déclaration générale de criminalité. Un motif plus important résulte du fait que, selon l’avis du Tribunal, l’État-Major général et le Haut Commandement ne constituent ni une « organisation », ni un « groupement » au sens de l’article 9 du Statut.

Un examen de la nature de ce prétendu groupement s’impose. D’après l’Acte d’accusation, et d’après les témoignages produits devant le Tribunal, ce groupe se compose d’environ cent trente officiers, vivants ou disparus, qui, à un moment quelconque de la période de février 1938 à mai 1945, depuis la réorganisation des Forces armées par Hitler à la défaite de l’Allemagne, ont occupé certains postes dans la hiérarchie militaire. Ces hommes étaient des officiers ayant des grades élevés dans les trois branches de l’Armée : OKH (Armée de terre) ; OKM (Marine) ; OKL (Aviation). A l’échelon supérieur, il y avait l’autorité suprême des Forces armées, l’OKW, Haut Commandement des Forces armées allemandes, dont Hitler était le chef suprême. Les officiers de l’OKW, y compris l’accusé Keitel, comme chef du Haut Commandement, constituaient, dans uno certaine mesure, l’État-Major personnel de Hitler. Au sens le plus large, ils coordonnaient les trois branches de l’Armée et les dirigeaient. Leur fonction principale était l’élaboration des plans de guerre et la conduite des opérations.

Les divers officiers de ce prétendu groupement se trouvaient à un moment quelconque, dans l’une des autres catégories suivantes :

1. Commandants en chef de l’une des trois branches de l’Armée :

2. Chefs d’État-Major général dans l’une des trois branches ;

3. « Oberbefehlshaber » ou commandants en chef en campagne de l’une des trois branches, ce qui comprenait naturellement la plus grande partie de ces officiers ;

4. Officier de l’OKW ; il y en avait trois : les accusés Keitel et Jodl, et le remplaçant de ce dernier, Warlimont.

Voilà ce qu’entend l’Acte d’accusation par l’expression « État-Major général et Haut Commandement ».

L’Accusation s’est limitée à ces catégories. N’est pas accusé l’échelon suivant de la hiérarchie militaire, se composant des commandants de corps d’armée et des titulaires des grades équivalents de la Marine et de l’Aviation, ni l’échelon inférieur des commandants de division ou des titulaires des grades équivalents dans les autres branches de l’Armée. Sont exclus également les officiers d’État-Major des États-Majors suprêmes de l’OKW, OKH, OKM et OKL, et les spécialistes qu’on avait coutume d’appeler officiers d’État-Major général.

Par conséquent, les accusés sont les dirigeants militaires suprêmes du Reich. On n’a pas examiné sérieusement la question de savoir s’ils formaient une « organisation » au sens de l’article 9. On a plutôt prétendu qu’ils formaient un « groupement », terme général et plus large que celui d’organisation.

Le Tribunal n’est pas de cet avis. Il résulte des preuves produites que leurs plans à l’échelon de l’État-Major, les conférences continuelles entre les officiers d’État-Major et les commandants en campagne, leur méthode d’opérations en campagne et dans les quartiers généraux étaient à peu près comparables à ceux des forces terrestres, navales et aériennes des autres pays. L’effort général de l’OKW en vue de la coordination et de la direction, avait une contrepartie semblable, sinon identique dans le système d’organisation des forces armées alliées, tel que l’État-Major général combiné anglo-américain.

De l’avis du Tribunal, il n’est pas logique de conclure à l’existence d’une association ou d’un groupe de l’examen de cet aspect de leurs activités. D’après cette théorie, les commandants en chef des autres pays constituent exactement une telle association, alors qu’ils apparaissent en réalité comme un groupement de militaires, un certain nombre d’individus qui, à un moment donné, se trouvent occuper des postes militaires élevés.

Une grande partie des preuves et des discussions a porté sur la question de savoir si l’appartenance à ces organisations était volontaire ou non ; dans le cas présent, le Tribunal estime que cela est tout à fait en dehors du sujet. Cette prétendue organisation criminelle possède une caractéristique déterminante, qui la distingue nettement des cinq autres organisations mises en accusation. Lorsqu’un individu entrait dans les SS, par exemple, son adhésion était volontaire ou non, mais il savait certainement qu’il adhérait à une organisation quelconque. Dans le cas de l’État-Major général et du Haut Commandement, il ne pouvait pas savoir qu’il entrait dans un groupement ou une association, puisque cette association n’a pas existé jusqu’à sa création par l’Acte d’accusation. Il savait seulement qu’il était parvenu à un certain rang élevé dans l’une des trois armes, et ne pouvait se rendre compte qu’il devenait membre de quelque chose d’aussi tangible qu’un « groupement » dans le sens où l’on emploie couramment ce terme. Ses rapports avec les autres officiers de son arme et ses relations avec ceux des deux autres armes étaient en général les mêmes que dans tous les pays du monde.

En conséquence, le Tribunal ne déclare pas organisation criminelle l’État-Major général et le Haut Commandement.

Bien que le Tribunal estime que le terme de « groupement » figurant dans l’article 9 doit signifier quelque chose de plus que cette réunion d’officiers de l’Armée, il a entendu de très nombreux témoignages sur la participation de ces officiers à la préparation et à la conduite de la guerre d’agression, ainsi qu’à l’accomplissement de crimes de guerre et de crimes contre l’Humanité. Pour beaucoup d’entre eux, ces témoignages sont nets et convaincants.

Ils sont largement responsables des malheurs et des souffrances de millions d’êtres humains. Ils ont discrédité l’honorable métier militaire. Privées de la conduite de ces centaines de chefs de l’Armée, les visées agressives de Hitler et des autres nazis seraient restées théoriques et stériles. Bien qu’ils n’aient pas constitué un groupement aux termes du Statut, ils ont sûrement formé une caste ’militaire impitoyable. Le militarisme allemand contemporain a trouvé, avec son allié récent, le national-socialisme, un bref épanouissement, comparable ou supérieur à celui des générations précédentes.

Le monde doit savoir que beaucoup de ces hommes ont tourné en dérision le serment du soldat. Ils devaient obéir, disent-ils maintenant lorsque cela convient à leur défense ; ils ont désobéi, disent-ils maintenant, lorsqu’il s’avère qu’ils étaient au courant des crimes brutaux de Hitler. La vérité est qu’ils ont pris une part active à ces crimes ou qu’ils ont gardé le silence, assistant à la perpétration de crimes commis dans les proportions les plus vastes et les plus effroyables que le monde ait jamais eu le malheur de connaître. Ceci doit être dit.

Là où les faits justifient cette procédure, ces hommes devraient être individuellement poursuivis, afin que ceux d’entre eux qui sont coupables de ces crimes n’échappent pas au châtiment.

Le Tribunal siégera demain matin à 9 h. 30 en audience publique. L’audience est levée.

(L’audience sera reprise le 1 er octobre 1946 à 9 h. 30.)