Audience préliminaire
Mercredi 14 novembre 1945.

LE PRÉSIDENT (Lord Justice Lawrence)

L’avocat de Gustav Krupp von Bohlen est-il présent ?

Dr THEODOR KLEFISCH (avocat de l’accusé Krupp von Bohlen)

Oui.

LE PRÉSIDENT

Désirez-vous présenter votre requête maintenant ?

Dr KLEFISCH

Oui.

LE PRÉSIDENT

Voulez-vous présenter votre requête ?

Dr KLEFISCH

Monsieur le Président, Messieurs. En qualité d’avocat de Krupp von Bohlen und Halbach, je répète la demande qui a déjà été formulée par écrit et qui tend à suspendre la procédure contre cet accusé ou, en tout cas, à ne pas poursuivre les débats à son égard.

Je laisse à la Haute Cour le soin de décider si la suspension de la procédure contre Krupp doit être provisoire ou définitive.

Suivant l’opinion des spécialistes désignés par ce Tribunal pour enquêter sur la maladie de Krupp, celui-ci ne peut pas, du fait de la gravité de son état, comparaître à l’audience sans danger pour sa vie. Leur point de vue est qu’il souffre d’un désordre organique du cerveau et que sa débilité mentale rend l’accusé incapable de réagir normalement envers son entourage.

Il en résulte que Krupp n’est pas capable de renseigner son avocat. En outre, le rapport déclare que la diminution de ses facultés physiques et mentales se poursuit déjà depuis plusieurs années et que, depuis qu’il a été victime d’un accident d’auto le 4 décembre 1944, il ne peut plus prononcer que quelques mots sans suite de temps en temps. Au cours des deux derniers mois, il n’a pas été capable de reconnaître ses parents et amis. En se basant sur ces faits, on peut seulement établir que Krupp n’a aucune notion de la signification de l’Acte d’accusation du 19 octobre. Ainsi, il ne sait pas qu’il est accusé, ni pourquoi il l’est. La question se pose maintenant de savoir si, en dépit de cette incapacité permanente de comparaître à son procès, en dépit de cette incapacité de renseigner son avocat, et en dépit du fait qu’il n’a pas connaissance de l’Acte d’accusation et de son contenu, Krupp peut être jugé par défaut. L’article 12 du Statut donne le droit au Tribunal de juger quelqu’un par défaut dans deux cas :

1. Si l’accusé ne peut être retrouvé ;

2. Si le Tribunal, pour d’autres raisons, estime nécessaire dans l’intérêt de la Justice « in the interests of Justice » de juger par défaut.

Puisque la première condition : impossibilité de trouver l’accusé, est immédiatement éliminée, on doit envisager si la seconde condition peut s’appliquer ou non, c’est-à-dire, s’il est nécessaire, dans l’intérêt de la Justice, de juger Krupp.

La Défense est d’avis que la Justice ne demande pas un procès par défaut contre Krupp et qu’il serait plutôt contraire à l’esprit de justice de le juger par défaut. Je veux en indiquer les raisons : on doit décider de cette question d’après le concept de Justice, dans le sens de l’article 12 du Statut. Nous devons considérer que l’article 12 est simplement une règle de procédure. Mais il s’agit de savoir si la procédure par défaut contre Krupp serait une procédure équitable. On ne se trouve en présence d’une procédure équitable, à mon avis, que lorsqu’elle est, dans l’ensemble et dans chacune de ses prescriptions, de nature à garantir un jugement équitable, c’est-à-dire un jugement qui punit de façon appropriée l’accusé reconnu coupable, mais qui renvoie l’innocent libre de tout crime et de tout châtiment.

Est-il possible qu’un jugement équitable puisse être assuré si un accusé est jugé par défaut lorsque, indépendamment de toute faute de sa part, il ne peut être présent et se défendre, il ne peut renseigner son avocat, et ne sait même pas qu’il est accusé ni pour quelle raison ? Poser cette question c’est y répondre par la négative. Même les règles du Statut concernant les droits de l’accusé au cours de la procédure préliminaire, et dans le Procès lui-même, nous obligent à répondre « non » à cette question.

Les règles suivantes s’appliquent ici :

Aux termes de l’article 16, a, l’accusé doit recevoir une copie de l’Acte d’accusation avant le Procès.

Aux termes de l’article 16, b, l’accusé, au cours de la procédure préliminaire et du Procès lui-même, a le droit de définir la position qu’il entend prendre à l’égard de chaque accusation.

Aux termes de l’article 16, c, un interrogatoire préliminaire de l’accusé doit avoir lieu.

Aux termes de l’article 16, d, l’accusé doit décider s’il désire assurer lui-même sa défense ou la faire assurer par une autre personne.

D’après l’article 16, e, l’accusé a le droit de présenter lui-même les preuves et d’interroger contradictoirement chaque témoin.

L’accusé Krupp ne peut faire usage de tous ces droits. D’après l’article 24, il en est de même pour les droits spéciaux qui ont été accordés aux accusés pour le cours même du Procès. L’accusé devra au cours du Procès déclarer la position qu’il prend, c’est-à-dire s’il plaide coupable ou non coupable. À mon avis, c’est une déclaration qui est extrêmement importante pour la marche du Procès et sa solution, et l’accusé ne peut la faire que personnellement. Je ne sais pas s’il peut être admis que l’avocat fasse cette déclaration de culpabilité ou de non culpabilité pour l’accusé et, même si ceci était admis, l’avocat ne pourrait faire cette déclaration, car il n’aurait pas eu l’occasion de s’entendre avec l’accusé. Enfin, l’accusé qui n’est pas présent, ne peut pas user de son droit de prendre la parole le dernier.

Le Statut, qui contient tant de dispositions décisives pour les droits de l’accusé, reconnaît par là que l’exercice personnel des droits qui ont été conférés à l’accusé constitue la base d’un jugement juste, et qu’un procès contre un accusé qui se trouve, sans faute de sa part, incapable d’exercer ces droits ne peut être considéré comme une procédure juste dans le sens de l’article 12.

Je voudrais cependant aller plus loin, en disant que la procédure par défaut contre Krupp serait contraire à la Justice, non seulement selon les clauses du Statut, mais aussi selon les principes de procédure généralement reconnus par les nations civilisées. Pour autant que je sois informé, aucune législation d’un état continental n’autorise une procédure judiciaire contre un prévenu absent, souffrant de troubles mentaux et complètement incapable de soutenir sa cause. Selon le Droit allemand, dans un tel cas, le procès doit être renvoyé (§ 205 du Code pénal allemand). Si l’interdiction de poursuivre un accusé incapable d’être jugé est un principe de procédure généralement reconnu (principe général de Droit reconnu par les nations civilisées) au sens du paragraphe 38, c du Statut du Tribunal International de La Haye, alors un tribunal sur lequel est dirigé l’attention du monde entier et celle des générations à venir ne peut ignorer cette interdiction.

La presse étrangère qui, ces dernières semaines et ces derniers jours, s’est intéressée à plusieurs reprises aux principes juridiques du Statut, fait ressortir presque unanimement que l’on n’a pas le droit, en procédure criminelle, de s’écarter des usages et des règles d’une procédure de « fair play » telle qu’elle est entendue dans les pays civilisés ; mais elle ne s’oppose pas, en droit pénal, à une dérogation aux principes jusque là reconnus, car la Justice et de hautes considérations politiques réclament la création d’un nouveau Code pénal international, avec effet rétroactif, afin de pouvoir punir les criminels de guerre.

Je désire ajouter ici quelque chose qui peut être d’importance pour la solution de la question discutée. Le Tribunal ne pourrait naturellement pas se faire une idée de la personnalité de Krupp, ce qui, dans un procès d’une portée si extraordinaire, serait un moyen d’information non négligeable pour l’appréciation des chefs d’accusation. Si, dans le Statut, les poursuites par défaut sont en principe admises contre des accusés dont on ne peut connaître la résidence, les lois correspondantes de procédure de tous les États et même du Droit criminel allemand sont en harmonie avec lui dans ce cas. Un accusé qui s’est enfui est dans une situation différente de celui qui ne peut exposer son cas, car, contrairement à ce dernier, il a la possibilité de se présenter devant un tribunal et de se défendre. Si, délibérément, il renonce à cette faculté, il prend alors arbitrairement lui-même la responsabilité des désavantages et dangers entraînés par son absence. Dans ce cas, naturellement, il ne serait pas question d’un procès injuste.

Ces derniers temps, on a émis l’avis que l’opinion publique mondiale réclame un procès contre l’accusé Krupp, dans n’importe quelles circonstances et même par défaut, parce que Krupp est le propriétaire des plus grandes usines allemandes d’armement et aussi l’un des principaux criminels de guerre. Pour autant que cette requête de l’opinion publique mondiale soit fondée sur le fait que Krupp est un des principaux criminels de guerre, on peut répondre que, jusqu’ici, cette accusation n’est qu’une thèse du Ministère Public, qui doit être prouvée au Procès.

À mon avis, cependant, l’essentiel n’est pas de savoir si l’opinion publique mondiale ou, peut-être, pour recourir à une expression forgée dans l’atelier nazi, « l’infaillible instinct du peuple », ou même les considérations politiques ont un rôle à jouer ; mais, pour dénouer la situation, il n’y a qu’une seule et unique question à résoudre, d’après l’article 12 : celle de savoir si la Justice réclame un procès par défaut contre Krupp. Je ne veux pas nier que les exigences de la Justice puissent être aussi une question d’opinion publique mondiale. Cependant les exigences de l’opinion publique mondiale et les exigences de la Justice peuvent être en contradiction l’une avec l’autre.

Il existe dans le cas présent une contradiction entre les exigences de l’opinion publique mondiale qui réclame un procès par défaut contre Krupp et les exigences de la Justice, car, ainsi que je l’ai expliqué, ce serait violer les principes établis dans la législation de tous les États et spécialement l’article 12 du Statut, que de faire un procès à un individu mentalement aliéné et dans l’impossibilité de se défendre, un procès dans lequel tout est en jeu pour l’accusé, son honneur, son existence et, ce qui importe encore plus, la question de savoir s’il appartient au cercle maudit des grands criminels de guerre qui déchaînèrent sur l’Humanité et sur leur propre patrie une si effroyable calamité.

Et pourtant, je ne veux en aucun cas placer au premier plan les inconvénients et les dangers qu’il peut y avoir pour la personne et les intérêts de l’accusé. Bien plus dignes d’attention sont les inconvénients et les dangers pour la Justice objective d’une procédure insolite ; car un procès contre un tel accusé, qui est incapable d’être jugé en raison de sa complète inaptitude à assurer une défense régulière, ne peut constituer la garantie d’un jugement exact et équitable.

Ce danger que court la Justice doit, à mon avis, être évité par un tribunal qui jouit d’une importance jusqu’ici sans égale dans l’histoire du monde, et qui s’est imposé la tâche noble et sacrée d’empêcher par le châtiment des criminels de guerre, la répétition d’une guerre aussi épouvantable que la deuxième guerre mondiale, en ouvrant aux peuples de la terre la voie vers une paix durable.

LE PRÉSIDENT

M. Justice Jackson, vous opposez-vous à cette requête ?

M. JUSTICE ROBERT H. JACKSON (Procureur Général pour les États-Unis)

En me présentant contre cette requête, je dois peut-être déposer au dossier du Tribunal le décret du Président Truman qui m’accrédite pour représenter les États-Unis dans ces débats. Je présenterai l’original du décret et j’en remettrai une photocopie au Secrétaire.

Je m’oppose aussi à cette requête au nom de l’Union Soviétique et avec le concours de la Délégation Française ici présente. J’apprécie pleinement les objections qui ont été exposées au Tribunal d’une façon très loyale par le distingué représentant de la profession judiciaire allemande qui s’est présenté pour défendre les intérêts de Krupp, et rien de ce que je vais dire à l’encontre de sa requête n’implique une critique à l’égard de l’avocat de Krupp qui s’efforce de protéger les intérêts de son client, ainsi qu’il est de son devoir de le faire ; mais il a un client dont les intérêts sont très clairs.

Nous représentons trois nations du monde : l’une d’entre elles a été envahie par trois fois à l’aide des armements de Krupp, une autre a souffert au cours de cette guerre, à l’Est, comme aucun peuple n’a jamais souffert du poids de la guerre et les hommes de la troisième ont traversé par deux fois l’Atlantique pour apaiser, dans la limite de leurs pouvoirs, les conflits provoqués par le militarisme allemand. La lumière à laquelle le Tribunal doit interpréter le Statut en cette matière est l’intérêt de la Justice, et cet intérêt n’est pas plus indépendant de ceux que représente l’Accusation que de ceux de Krupp.

Évidemment, un procès par défaut présente de grands inconvénients. Il ne serait pas conforme aux garanties reconnues par la Constitution aux citoyens des États-Unis dans les poursuites menées dans notre pays. Dans ce cas particulier, un tel procès expose l’avocat à rencontrer de graves obstacles. Cependant, en établissant le Statut, nous devions prendre en considération que tout ce qui permettrait d’éviter un procès tournerait à l’avantage des accusés, et, par conséquent, le Statut autorisa le procès par défaut quand c’était de l’intérêt de la Justice, ne laissant comme guide à la discrétion du Tribunal que cette notion très générale.

Je ne prétends pas que l’avocat ait exagéré ses difficultés, mais le Tribunal ne doit pas perdre de vue le fait que, de tous les accusés, Krupp est celui dont la défense s’avère la plus facile, du point de vue de l’assistance qu’il peut recevoir et des documents qu’il peut apporter. Les sources de preuves n’ont rien de secret. La grande organisation Krupp est la source de la plupart des preuves que nous avons contre lui et pourrait fournir matière à toute tentative de le justifier. Quand on aura dit tout ce qu’on peut dire, il n’en restera pas moins que le procès par défaut est une procédure difficile et peu satisfaisante ; mais il s’agit de savoir si elle est tellement peu satisfaisante qu’il faille y renoncer, au risque de léser l’intérêt de ces nations, qui est de traduire devant votre juridiction l’industrie des armements et des munitions, en la personne de son représentant le plus éminent et le plus durable. Dans une réponse écrite, que je crois connue des membres du Tribunal, les États-Unis ont exposé l’histoire des antécédents de l’accusé Krupp, qui explique de quelle nature est l’intérêt public qui plaide en faveur du maintien des poursuites.

Je ne répéterai pas ce que contient ce texte ; je me bornerai, en résumant, à rappeler que, pendant plus de cent trente ans, l’entreprise Krupp a maintenu sa prospérité en fournissant à la machine de guerre allemande son équipement militaire. Dans l’intervalle des deux guerres mondiales, l’accusé d’aujourd’hui, Krupp von Bohlen und Halbach, fut le directeur responsable de la firme et, pendant ce temps, son fils aîné, Alfried, fut initié à l’affaire dans l’espoir de le voir poursuivre cette tradition. Les agissements de l’entreprise ne se limitèrent pas à l’exécution des commandes du Gouvernement. Ils comprirent une participation active dans l’excitation à la guerre, le sabotage de la Conférence du Désarmement et de la Société des Nations par le retrait de l’Allemagne ; la propagande politique énergique pour le soutien du programme nazi d’agression dans son intégrité.

Cette action ne fut pas sans profit pour l’entreprise Krupp, et nous avons indiqué l’accroissement impressionnant des bénéfices qu’elle réalisa en aidant à préparer l’Allemagne en vue d’une guerre d’agression. Ses services furent si exceptionnels qu’une dérogation à la politique de nationalisation fut faite en faveur de cette entreprise qui, par une série de décrets nazis, fut déclarée définitivement entreprise de famille entre les mains du fils aîné, Alfried.

Il nous semble que, dans un procès où nous cherchons à établir judiciairement, comme il a été établi par les traités, les conventions et la coutume internationale, le principe que l’excitation à une guerre d’agression est un crime, il serait incroyable que l’entreprise que je vous ai décrite ne soit pas mise en cause.

Trois des nations accusatrices demandent à ce Tribunal la permission de déposer immédiatement un amendement à l’Acte d’accusation, aux fins d’ajouter, en tous les points de celui-ci, le nom d’Alfried Krupp von Bohlen und Halbach après celui de Gustav Krupp von Bohlen ; elles requièrent du Tribunal la signification immédiate de l’Acte d’accusation au dit fils Alfried, qui est signalé comme se trouvant actuellement entre les mains de l’armée britannique du Rhin.

Il me faut considérer la question de savoir si ce sera une cause de retard. Toutes les nations représentées à votre Tribunal déplorent les retards. Personne ne les déplore davantage que moi, qui ai travaillé longtemps à cette œuvre ; mais, si la tâche dans laquelle nous sommes engagés vaut la peine d’être entreprise, elle vaut aussi la peine d’être bien accomplie ; et je ne vois pas comment nous pourrions justifier le fait de considérer notre convenance, ou de vouloir satisfaire à un désir inconsidéré de célérité, avant le souci de l’exécution complète de cette œuvre. Je sais qu’on est impatient de voir le Procès s’ouvrir ; mais je me permets de dire qu’il y a bien peu de litiges, aux États-Unis, qui, mettant en cause un plaignant et un accusé à propos d’affaires locales devant un tribunal régulièrement établi, soient jugés huit mois après le fait initial ; et il y a huit mois, l’armée allemande était en possession de cette salle et en possession des preuves que nous avons maintenant. Aussi ne présentons-nous pas d’excuses pour le temps passé à rassembler un dossier qui concerne un Continent, s’étend sur dix années, et a trait aux affaires de la plupart des nations du globe.

Nous ne pensons pas que la mise en cause d’Alfried Krupp provoque un retard dans le Procès du fait du délai accordé habituellement à l’accusé. Le travail déjà fait pour Krupp von Bohlen serait, sans aucun doute, utilisable pour Alfried. L’organisation Krupp est la source des documents et de la plupart des preuves sur lesquelles reposera la Défense. Si cette requête des États-Unis d’Amérique, de l’Union Soviétique et de la République Française est agréée, et si Alfried Krupp est inclus, nous n’aurions plus alors d’objection à ce qui est au fond le but de la requête : la disjonction du cas de l’aîné des Krupp dont l’état de santé s’oppose sans aucun doute à ce qu’il comparaisse en personne au Procès.

LE PRÉSIDENT

M. Justice Jackson, puis-je attirer votre attention sur la page 5 de la déclaration écrite des États-Unis ? Au bas de la page 5, vous écrivez : « Les Procureurs représentant l’Union Soviétique, la République Française et le Royaume-Uni sont unanimes à s’opposer à la mise en accusation d’Alfried Krupp », et vous continuez alors, à la quatrième ligne de la page 6, en disant : « Immédiatement après la signification de l’Acte d’accusation, en apprenant la gravité de l’état de santé de Krupp, les États-Unis provoquèrent à nouveau une réunion des Procureurs et proposèrent un amendement tendant à inclure Alfried Krupp. La proposition des États-Unis fut derechef repoussée par un vote de trois voix contre une ». Dites-vous maintenant au Tribunal qu’il y eut une autre réunion au cours de laquelle les Procureurs sont revenus sur leurs précédentes décisions ?

M. JUSTICE JACKSON

Votre Honneur, je suis informé que la Délégation Française a remis au Secrétaire du Tribunal une déclaration qui rejoint la position des États-Unis. On vient de me communiquer, au nom du Procureur Soviétique, le général Rudenko, qui se trouve actuellement à Moscou, que la Délégation Soviétique est maintenant d’accord, et j’ai été autorisé ce matin à parler en son nom. Ces deux délégations désirent, comme nous-mêmes d’ailleurs, réduire au minimum tout retard possible.

Je puis dire que le désaccord du début sur l’incorporation d’Alfried ne provenait pas d’une divergence de vues sur la question de savoir si cette industrie serait représentée dans ce Procès ; mais il n’était pas évident que l’état de santé de Krupp aîné fût assez mauvais pour empêcher son procès. On croyait que c’était..

LE PRÉSIDENT

M. Justice Jackson, excusez-moi de vous interrompre, mais les mots que je viens de lire montrent qu’à ce moment, on appréhendait déjà l’état de Krupp. Ces mots sont :

« Immédiatement après la signification de l’Acte d’accusation, en apprenant la gravité de l’état de santé de Krupp, les États-Unis provoquèrent à nouveau une réunion des Procureurs, et, derechef, la proposition des États-Unis fut repoussée par un vote de trois contre un. »

M. JUSTICE JACKSON

Votre Honneur fait allusion à la réunion qui fut tenue après la signification de l’Acte d’accusation. Je me réfère à la rédaction première de l’Acte d’accusation ; donc, nous parlons de deux moments différents.

LE PRÉSIDENT

Je vois.

M. JUSTICE JACKSON

On pensait qu’il serait très difficile d’organiser un procès qui comprendrait trop d’accusés et que, comme Gustav Krupp von Bohlen s’y trouvait impliqué, il n’était pas nécessaire d’en avoir d’autres. Après la signification de l’Acte d’accusation, nous fûmes informés de son état et nous provoquâmes la conférence. On ne prévoyait pas alors avec certitude que le Procès ne pût avoir lieu. Son état de santé était alors sérieux, nous le savions, mais sa gravité ne nous était pas connue de façon aussi précise que maintenant, et les trois autres nations accusatrices eurent le sentiment, à cette époque, qu’il ne serait pas nécessaire de faire cette substitution.

Maintenant, à la lumière de ce qui s’est passé, l’Union Soviétique et la République Française se rallient toutes deux à la position des États-Unis.

LE PRÉSIDENT

Alors, puis-je vous demander quel délai, selon vous, il y aurait lieu d’accorder, si votre requête pour la mise en accusation d’Alfried Krupp était agréée ?

M. JUSTICE JACKSON

Naturellement, j’hésite à me prononcer sur ce qui pourrait être raisonnable du point de vue des accusés, mais il me semble que, d’abord, il se pourrait qu’il fût désireux de prendre sans tarder la place de son père ; mais, en tout cas, je pense que le délai ne devrait pas retarder le commencement de ce Procès au delà du 2 décembre, qui est un lundi je crois, ce qui lui permettrait il me semble, étant donné le travail déjà accompli, de se préparer d’une façon convenable et nous donnerait la possibilité de faire immédiatement la signification. Si l’autorisation est accordée, nous pouvons faire la signification immédiatement ; et, naturellement, ils ont déjà eu des renseignements complets sur les chefs d’accusation et ont pu prendre connaissance des documents.

LE PRÉSIDENT

N’a-t-il pas droit, d’après le Statut et les Règles de procédure, à trente jours à dater de la signification qui lui a été faite de l’Acte d’accusation ?

M. JUSTICE JACKSON

Je crois que le Statut ne prévoit pas une telle obligation et il me semble que les règles du Tribunal sont sous le propre contrôle de celui-ci.

LE PRÉSIDENT

Seriez-vous d’avis qu’on lui donne moins de temps qu’aux autres accusés ?

M. JUSTICE JACKSON

Je n’hésite pas à faire mienne cette suggestion, présumant que le travail déjà fait serait mis à sa disposition ; et ainsi que je l’ai indiqué, de tous les accusés, c’est la famille des Krupp qui est le mieux en mesure de se défendre, tant à cause de ses possibilités que du fait de l’importance de son organisation ; et je suis sûr que vous reconnaîtrez qu’ils ne sont pas du tout handicapés quant au talent de leur avocat.

LE PRÉSIDENT

J’ai une dernière question à vous poser ; peut-il être de l’intérêt de la Justice de déclarer coupable quelqu’un qui, pour cause de maladie, est incapable de présenter convenablement sa défense ?

M. JUSTICE JACKSON

En adoptant l’hypothèse exprimée par Votre Honneur, je n’hésite pas à dire qu’il ne serait pas de l’intérêt de la Justice de déclarer coupable un homme qui ne peut être convenablement défendu. Je ne pense pas qu’il s’ensuive que le caractère des accusations que nous avons portées dans cette affaire contre Krupp, Gustav Krupp von Bohlen, ne puisse être convenablement jugé par défaut. C’est une question discutable ; mais on peut admettre que tous les actes dont nous l’accusons ou bien ressortent des documents, ou bien furent des actes officiels. Nous ne l’accusons pas de ce genre de choses qui nécessite un recours aux sources privées. La seule chose qui me semble importante est qu’il ne pourrait être lui-même à la barre pour se défendre et je ne suis pas tout à fait sûr qu’il voudrait le faire, même s’il était présent.

LE PRÉSIDENT

Mais vous avez déclaré, n’est-ce pas, et vous conviendriez que, selon le Droit interne des États-Unis d’Amérique, un homme se trouvant dans la condition physique et mentale de Krupp ne pourrait pas être jugé.

M. JUSTICE JACKSON

Je pense que cela serait vrai pour la plupart des juridictions.

LE PRÉSIDENT

Merci.

Monsieur le Procureur Général.

SIR HARTLEY SHAWCROSS (Procureur Général pour le Royaume-Uni)

Plaise à votre Honneur. Les questions que je désire soumettre au Tribunal peuvent être exposées rapidement et, avant tout, je dois d’abord dire ceci : il n’existe aucune espèce de désaccord de principe entre moi et mes collègues représentant les trois autres puissances du Ministère Public, aucune, quelle qu’elle soit. Nos divergences portent sur la méthode et la procédure. Aux yeux du Gouvernement britannique, le Procès a été assez retardé, et les choses devraient avancer désormais sans aucune remise.

Avant de dire quoi que ce soit de la requête qui est soumise au Tribunal, au nom de Krupp von Bohlen, puis-je dire un seul mot sur notre position vis-à-vis des industriels en général. Représentant, comme je le fais, le Gouvernement britannique actuel, le Tribunal peut être assuré que je ne suis pas moins vivement désireux que les représentants de n’importe quel autre État de voir le rôle joué par les industriels dans la préparation et la conduite de la guerre mis au grand jour, devant le Tribunal et devant le Monde. Cela sera fait, et ce sera fait au cours de ce Procès, que Gustav Krupp von Bohlen ou Alfried Krupp soient ou non partie aux débats.

Les accusés dont le cas est en ce moment soumis au Tribunal sont inculpés de complot, non seulement les uns avec les autres, mais aussi avec diverses autres personnes ; et si la décision du Tribunal devait être de disjoindre le cas de Gustav Krupp von Bohlen des poursuites actuellement en cours, les preuves concernant le rôle que lui-même, sa firme, ses associés et d’autres industriels jouèrent dans la préparation et la conduite de la guerre seraient cependant fournies à ce Tribunal comme faisant partie de la conspiration générale dans laquelle ces accusés étaient impliqués avec diverses autres personnes, dont le cas n’est pas actuellement soumis au Tribunal.

Et maintenant, en ce qui concerne la requête qui est soumise au Tribunal au nom de Gustav Krupp von Bohlen, la question, me semble-t-il, est entièrement du ressort du Tribunal et je voudrais n’en dire que ceci : c’est une requête qui, à mon avis, doit être traitée selon ses propres mérites. Ceci est une Cour de Justice, ce n’est pas un jeu où vous pouvez faire jouer un remplaçant si un joueur de l’équipe tombe malade. Si cet accusé est incapable de soutenir sa cause devant ce Tribunal – et c’est au Tribunal de décider s’il l’est ou non – il n’en deviendra pas plus capable parce que le Tribunal aura décidé d’adjoindre quelque autre personne n’assistant pas au Procès en ce moment.

Le Statut contient des dispositions concernant le procès par défaut. Je ne veux rien ajouter à ce qui a été dit sur cet aspect de la question par mon ami M. Justice Jackson, mais je demande au Tribunal de traiter de la requête présentée au nom de Gustav Krupp von Bohlen tout à fait indépendamment de toutes les considérations concernant l’adjonction d’une autre personne, considérations qui, à mon avis, se rapportent à cette requête. On a soumis cependant au Tribunal une requête indépendante, aux fins de permettre l’adjonction d’un nouvel accusé à un moment aussi tardif.

Je crois peut-être devoir dire que, comme vous l’avez fait remarquer, Monsieur le Président, à la dernière réunion des Procureurs Généraux au cours de laquelle cette éventualité fut discutée, sans que ce fût la première fois, les représentants du Gouvernement provisoire de la France et du Gouvernement Soviétique étaient comme nous-mêmes qui représentions le Gouvernement Britannique, opposés à l’adjonction de tout accusé qui impliquerait un retard dans l’ouverture de ces débats. Je n’en tire aucun argument de procédure. J’approuve que vous traitiez maintenant de cette affaire comme si les Procureurs Généraux avaient tenu une nouvelle réunion, et comme s’ils avaient, en Commission, décidé à la majorité, de présenter cette requête de la manière dont ils sont tenus d’agir de par le Statut. Je ne mentionne la chose que pour expliquer la position dans laquelle je me trouve en tant que représentant du Gouvernement Britannique.

À la dernière réunion des Procureurs Généraux, l’accord se fit sur le point de vue britannique. Les représentants des deux autres États, comme c’était tout à fait leur droit, sont arrivés depuis cette réunion à une conclusion différente. Eh bien, maintenant, Monsieur le Président, au sujet de cette requête, je ne veux dire que ceci : l’action contre les accusés actuels, que Gustav Krupp von Bohlen en fasse partie ou non, peut être complètement établie sans l’adjonction d’aucune autre personne, quelle qu’elle soit. L’ensemble du rôle joué par les industriels peut être pleinement établi sans l’adjonction d’aucun industriel déterminé, quel qu’il soit. Leur affaire sera effectivement exposée et tirée au clair au cours de ce Procès.

Cela ne veut pas dire qu’Alfried Krupp ne doive pas être traduit en justice. Il y a des dispositions dans le Statut pour l’organisation d’autres procès ; et c’est peut-être conformément au résultat des poursuites actuelles que, plus tard, d’autres poursuites devront être intentées soit contre Alfried Krupp, soit contre d’autres industriels, soit aussi contre d’autres gens. Pour le moment, nous nous occupons des accusés actuels. En ce qui concerne notre partie, leur dossier est prêt depuis un certain temps déjà et peut être exposé brièvement et succinctement ; et, le Tribunal me permettra de le dire, les intérêts de la Justice exigent, et l’opinion mondiale attend, que ces hommes soient jugés sans autre délai.

Et je rappelle respectueusement au Tribunal ce qui fut dit par le général Nikitchenko à la séance d’ouverture à Berlin :

« Chacun des accusés détenus sera avisé qu’il doit se tenir prêt pour le Procès, dans les trente jours qui suivront la signification qui lui sera faite de l’Acte d’accusation. Peu de temps après, le Tribunal fixera et rendra publique la date du Procès de Nuremberg qui ne devra pas avoir lieu moins de trente jours après la signification de l’Acte d’accusation ; et les accusés seront informés de cette date aussitôt qu’elle sera fixée. »

Puis ces mots :

« II est bien entendu que le Tribunal, requis par le Statut de se limiter strictement à un examen rapide des questions soulevées par les charges, n’accordera aucun délai dans la préparation de la Défense ou du Procès. »

Naturellement, s’il arrivait qu’Alfried Krupp fût prêt à chausser les souliers de son père dans cette affaire sans provoquer aucun retard dans le Procès, les Procureurs britanniques seraient favorables à cette solution ; mais si son adjonction implique un retard quelconque dans le Procès des accusés actuels, nous nous y opposons.

LE PRÉSIDENT

Puis-je vous demander : êtes-vous d’avis que, selon de Droit interne de la Grande-Bretagne et selon la loi des États-Unis d’Amérique, comme c’est le cas d’après ce que j’ai compris, êtes-vous d’avis, dis-je, qu’un homme dans l’état mental et physique de Gustav Krupp ne pourrait être traduit en justice ?

SIR HARTLEY SHAWCROSS

Je le crois, Monsieur le Président. Si je puis me permettre respectueusement de parler ainsi, je me range au point de vue qu’a adopté M. Justice Jackson en réponse à la question que vous lui avez posée.

LE PRÉSIDENT

Et, dans ces circonstances, on n’abandonnerait pas les poursuites intentées contre lui, mais il serait détenu suivant le bon plaisir de la Puissance souveraine intéressée ?

SIR HARTLEY SHAWCROSS

Oui, Monsieur le Président.

LE PRÉSIDENT

C’était une question que je désirais vous poser. Proposez-vous alors, en l’occurrence, que Gustav Krupp soit jugé par défaut, étant donné la teneur des rapports médicaux que nous avons devant nous ?

SIR HARTLEY SHAWCROSS

Eh bien, c’est une question qui est entièrement à la discrétion du Tribunal, et à propos de laquelle je ne désire faire pression en aucun sens ; mais, comme les documents impliquant sa firme seront de toute manière présentés au Tribunal, il pourrait être opportun qu’un avocat le représente, et que le Tribunal, au moment de rendre sa décision, prenne en considération l’état dans lequel il sera alors.

LE PRÉSIDENT

Existe-t-il un précédent qui autorise un tel raisonnement : soutenir qu’il ne pourrait être traduit en justice et déclaré coupable ou non coupable, et cependant conserver un avocat pour le représenter devant le Tribunal ?

SIR HARTLEY SHAWCROSS

Non, Monsieur le Président, je ne proposais pas qu’il ne soit pas traité comme un accusé actuel devant le Tribunal et déclaré coupable ou non coupable. Je considérais les mesures ultérieures que le Tribunal pourrait adopter à son égard s’il le déclarait coupable de tout ou partie de ces crimes.

LE PRÉSIDENT

Mais je croyais que vous aviez convenu que, tout au moins selon le Droit interne, un homme dans son état de santé ne devait pas être traduit en justice.

SIR HARTLEY SHAWCROSS

Je n’ai pas admis que selon le Droit interne anglais, il ne pourrait pas être traduit en justice.

LE PRÉSIDENT

Et ce Droit est fondé sur l’intérêt de la Justice ?

SIR HARTLEY SHAWCROSS

Monsieur le Président, je ne peux pas le contester, mais évidemment notre Droit ne prévoit nullement le procès par défaut. Des procès de ce genre sont expressément prévus par l’Acte constitutif de ce Tribunal, à condition que ce dernier y voie l’intérêt de la Justice.

LE PRÉSIDENT

Que nous proposez-vous exactement : qu’il soit jugé par défaut, ou qu’il ne le soit pas ?

SIR HARTLEY SHAWCROSS

Monsieur le Président, nous avons proposé que l’on tire parti de la clause qui prévoit le procès par défaut, mais, ainsi que je l’ai dit au début, il me semble que c’est une question entièrement à la discrétion du Tribunal et non pas une question pour laquelle je désire recommander une solution déterminée.

LE PRÉSIDENT

Le Procureur Général de l’Union Soviétique désire-t-il parler ? Vous étiez autorisé, je crois, M. Justice Jackson, à parler au nom du Procureur Général de l’Union Soviétique.

M. JUSTICE JACKSON

J’étais autorisé à déclarer que le Ministère Public de l’Union Soviétique adopte la même position que les États-Unis. Je ne sais pas si, en répondant aux questions qu’on venait de lui poser, j’aurais toujours fait les réponses qu’il aurait faites lui-même. J’ai l’impression, par exemple, qu’il existe en Union Soviétique des procès par défaut et je crois que la position soviétique serait quelque peu différente de celle que j’ai exprimée.

LE PRÉSIDENT

La question que je vous ai posée ne concernait évidemment que le Droit interne des États-Unis. Le Procureur Général de l’Union Soviétique désire-t-il s’adresser au Tribunal ?

COLONEL Y. V. POKROVSKY (Procureur Général adjoint pour l’union des Républiques Socialistes Soviétiques)

Non.

LE PRÉSIDENT

Alors, le Procureur Général de la République Française désire-t-il prendre la parole ?

M. CHARLES DUBOST (Procureur Général adjoint pour la République Française)

II serait facile de justifier l’attitude prise aujourd’hui par la Délégation française, en se rappelant simplement qu’elle a essayé, à maintes reprises, d’obtenir qu’on prépare immédiatement un deuxième procès afin qu’il soit possible de le commencer aussitôt le premier terminé. Nous aurions pu, de cette manière, juger les industriels allemands sans interruption. On n’a jamais adopté ce point de vue. Nous nous sommes ralliés au point de vue des États-Unis, comme étant le plus pratique et celui susceptible de satisfaire entièrement les intérêts français. Nous désirons que le fils Krupp soit jugé. Il y a des charges graves contre lui et personne ne pourrait comprendre qu’il n’y ait pas, dans ce Procès, de représentant de la plus grande industrie allemande, celle-ci étant parmi les principaux coupables dans cette guerre. Nous aurions préféré qu’on fît un deuxième procès contre les industriels, mais puisque ce dernier ne peut pas avoir lieu, nous estimons que la présence d’Alfried Krupp est indispensable.

LE PRÉSIDENT

Quelle serait votre position au cas où la substitution d’Alfried Krupp amènerait nécessairement un retard ?

M. DUBOST

Je m’excuse, Monsieur le Président, mais je crois que vous avez en mains une deuxième note que j’ai soumise au Tribunal ce matin, après avoir reçu une communication téléphonique de Paris.

LE PRÉSIDENT

J’ai en mains un document du 13 novembre 1945, signé de vous, je crois.

M. DUBOST

C’est exact. Il y a cependant une note complémentaire que j’ai présentée ce matin, par laquelle je déclare adopter le même point de vue que celui exprimé par M. Justice Jackson. J’ai pu en fait réaliser, entre le document d’hier et celui de ce matin, quelles conséquences résulteraient...

LE PRÉSIDENT

Le mieux serait peut-être de lire ce document qui vient de nous être soumis.

M. DUBOST

« Nous estimons que le procès de Krupp père n’est pas possible pour le moment. Le procès d’un vieillard mourant, absent de la barre, ne peut être fait.

« Nous souhaitons que le fils de Krupp soit poursuivi ; il existe des charges sérieuses contre lui.

« Nous demandions jusqu’ici qu’il soit poursuivi sans qu’il en résulte aucun retard pour le Procès, mais les raisons d’opportunité qui nous conduisaient à adopter cette attitude cessent d’être aussi impérieuses depuis que la Délégation Soviétique s’est ralliée à la thèse de M Jackson.

« En conséquence, nous n’élevons plus aucune objection et nous nous rallions nous-mêmes à cette thèse. »

LE PRÉSIDENT

Ce que vous dites maintenant signifie-t-il que vous désirez qu’Alfried Krupp soit substitué, nonobstant le fait que cela provoquera un retard ?

M. DUBOST

Oui, je suis d’accord.

LE PRÉSIDENT

Proposez-vous au nom de la France que Gustav Krupp soit jugé par défaut ou non ?

M. DUBOST

Non, non, pas cela, non.

LE TRIBUNAL (lieutenant-colonel A. F. Volchkov)

Que proposent le Ministère Public français et la République Française en ce qui concerne Gustav Krupp ?

M. DUBOST

Au sujet de Krupp père, nous estimons qu’en raison de son état de santé il n’est pas possible de le traduire en justice ; il ne sera pas en état de comparaître devant le Tribunal. Il ne sera pas en état de se défendre ; il ne sera pas en état de nous parler de ses actes. Il est nécessaire de disjoindre son cas ou d’ajourner le Procès jusqu’à sa guérison, à moins qu’il n’ait à paraître auparavant devant le Juge Suprême. Nous pensons aussi que, puisque nous ne pouvons obtenir un second procès contre les industriels, il est nécessaire que l’on substitue à Krupp père, qui ne peut être jugé, Krupp fils contre qui il existe des charges sérieuses.

LE PRÉSIDENT

Êtes-vous d’accord ou non avec le Procureur Général de Grande-Bretagne qu’au cours du Procès, que ce soit Gustav Krupp ou Alfried Krupp qui soit accusé, on doive exposer les preuves contre les industriels d’Allemagne ?

M. DUBOST

Nous étions désireux, Monsieur le Président, qu’un second procès soit préparé immédiatement à la suite du premier, au cours duquel la question des industriels serait examinée à fond.

Puisque ce deuxième procès est impossible, nous désirons vivement qu’un des représentants de la firme Krupp, qui est personnellement responsable et contre lequel il existe des charges, soit appelé à comparaître devant ce Tribunal pour se défendre contre les accusations que nous formulerons contre la firme Krupp et, aussi, d’une façon plus générale, contre les industriels qui étaient associés à la firme Krupp et qui ont participé au complot indiqué dans l’Acte d’accusation, qui ont aidé à la prise du pouvoir par les nazis, aidé le Gouvernement et la propagande nazis, financé les nazis, et finalement, aidé le réarmement de l’Allemagne pour lui permettre de continuer sa guerre d’agression.

LE PRÉSIDENT

Pardonnez-moi. Je ne pense pas que vous ayez répondu à la question que je vous ai posée. Êtes-vous d’accord avec le Procureur Général que les preuves contre les industriels allemands seront nécessairement présentées tout au long, au cours de l’exposé des preuves à l’appui de l’accusation de complot, Gustav Krupp ou Alfried Krupp étant ou non parmi les accusés de ce Procès ?

M. DUBOST

Je suis d’accord qu’il est possible d’apporter la preuve du complot sans que tel ou tel membre de la famille Krupp soit amené devant le Tribunal, mais ce ne seront que preuve et témoignage fragmentaires, parce qu’il y a des responsabilités personnelles qui dépassent les responsabilités générales des auteurs du complot, et ces responsabilités personnelles sont imputables, en particulier, à Krupp fils et à Krupp père.

LE TRIBUNAL (professeur Donnedieu de Vabres)

Vous venez de dire qu’à votre avis le nom de Krupp fils devrait être substitué à celui de Krupp père. Voulez-vous vraiment dire « substituer » ? Avez-vous employé ce mot intentionnellement ou ne voulez-vous pas plutôt dire qu’à votre avis il devrait y avoir un amendement à l’Acte d’accusation et que nous devrions adjoindre un supplément à l’Acte d’accusation ? Estimez-vous que vous pouvez proposer au Tribunal de substituer un nom à un autre dans l’Acte d’accusation ou suggérez-vous, au contraire, d’ajouter un supplément à l’Acte d’accusation ?

M. DUBOST

J’ai longtemps pensé qu’il était nécessaire de proposer un amendement à l’Acte d’accusation. C’est toujours mon avis, mais il n’est pas possible, au point de vue juridique, de modifier l’Acte d’accusation en y ajoutant un supplément.

LE PRÉSIDENT

Merci, Monsieur. L’avocat de l’accusé Gustav Krupp désire-t-il prendre la parole à nouveau ?

Dr KLEFISCH

Des explications du Ministère Public, je retiens que la principale objection à notre point de vue provient de l’opinion que ce ne serait pas conforme à la Justice de faire un procès en l’absence de Krupp père. Lorsque, représentant le point de vue adverse, on souligne que l’opinion publique du monde entier exige le procès de l’accusé, M. Krupp, on invoque alors comme raison essentielle que Krupp père doit être considéré comme l’un des principaux criminels de guerre. J’ai déjà fait remarquer que ce raisonnement est une anticipation du jugement définitif du Tribunal. Je suis d’avis que ce n’est ici ni le lieu ni le moment de discuter de ces questions, et je désire me limiter à ce que j’ai déjà dit, à savoir que tout ce qui a été dit dans ce sens n’est pour l’instant qu’une thèse du Ministère Public, à laquelle, au cours du procès, il faudra opposer l’antithèse de la Défense, afin que le Tribunal puisse alors, à partir de cette thèse et de cette antithèse, réussir l’exacte synthèse d’un jugement équitable.

Un autre point concernant cette question : on a aussi souligné que M. Krupp père pourrait être jugé par défaut pour la raison que tous les éléments de preuves concernant la question de culpabilité ont déjà été présentés et ne sont plus secrets. En fait, cela n’est pas exact.

Jusqu’à présent, nous n’avons vu qu’une partie des preuves qui se trouve contenue dans la masse des documents. Mais je dois préciser que tous les documents écrits provenant de la firme Krupp ou de l’habitation privée de la famille Krupp, qui remplissaient des camions entiers, ont été confisqués et que nous n’en avons encore vu aucun. De ce fait, la défense est difficile à entreprendre, puisque à cause de la confiscation de l’ensemble de ces documents, seul l’accusé Krupp père serait capable de désigner, jusqu’à un certain point, les documents nécessaires à sa défense, afin qu’on puisse les soumettre au Tribunal sous la forme de demandes régulières de communication de documents.

En ce qui concerne la question d’un Acte d’accusation supplémentaire contre le fils, Alfried Krupp, je tiens à déclarer avant tout que je n’ai pas été officiellement chargé de la défense de cet accusé. Je suppose, pourtant, que j’en serai chargé et c’est pourquoi j’aimerais dire ici, avec la permission du Tribunal, quelques mots sur cette proposition, peut-être en tant que représentant sans mandat. Je ne sais pas s’il est possible, juridiquement possible, de mettre, après coup, M. Alfried Krupp sur la liste des principaux criminels de guerre.

Cependant, même si je devais supposer admise cette possibilité juridique, j’aimerais alors attirer votre attention sur le point suivant : par suite d’une modification de la situation, il me semblerait pour le moins étrange que Alfried Krupp soit inscrit sur la liste des principaux criminels de guerre, non pas parce qu’il a été reconnu comme tel dès le début, mais parce que son père ne peut être jugé. Je vois là un certain jeu de la part du Procureur Général des États-Unis qui, selon moi, ne peut être approuvé par le Tribunal.

De plus, j’aimerais faire la brève remarque que voici : dans le cas où un Acte d’accusation supplémentaire serait établi contre Alfried Krupp, je devrais en conscience, si j’étais définitivement chargé de sa défense, réclamer le délai de trente jours, entre la signification de l’Acte d’accusation et l’ouverture des débats, prévu par la règle 2, a, délai qui doit être observé en toutes circonstances.

Enfin, j’aimerais signaler les points suivants : en conclusion, je voudrais souligner que, autant que je sache, l’état des faits concernant la personne d’Alfried Krupp est absolument différent de celui concernant la personne de l’accusé actuel Krupp père. Dans les documents qui ont été mis à notre disposition jusqu’à présent et qui sont reliés en un volume, j’ai à peine trouvé un mot au sujet d’une complicité ou d’une participation d’Alfried Krupp dans les crimes imputés à Krupp père. J’aimerais également préciser que, comme on en a déjà discuté, Alfried Krupp ne devint propriétaire de la firme Krupp qu’en novembre 1943, je crois ; auparavant, de 1937 à 1943, il était simplement directeur d’un des services de l’ensemble de la société, mais, à ce titre, il n’avait pas la moindre influence sur la direction de l’affaire, et n’avait rien à voir aux commandes pour la fabrication et la fourniture du matériel de guerre.

Pour ces raisons, je crois pouvoir, à bon droit, exprimer le désir qu’on s’abstienne d’introduire Alfried Krupp à ce Procès des principaux criminels de guerre.

LE PRÉSIDENT

Le Tribunal va lever l’audience et fera connaître ultérieurement sa décision sur cette requête.

(L’audience sera reprise le 15 novembre 1945, à 10 heures.)