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Cherbourg
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Louis XVI décide de faire construire à Cherbourg une digue créant une rade artificielle afin de se prémunir notamment contre une éventuelle revanche du Royaume-Uni. Il s’agit d’une aventure extravagante, à la limite du déraisonnable pour l’époque : construire une très grande digue située à plus de 2 kilomètres au large, et d’environ 4 kilomètres de long, dans un fond sableux, pouvant résister aux tempêtes de la Manche1. L’objectif est de mettre au calme les navires, à l’abri d’éventuelles tentatives de l’ennemi, ainsi que de les protéger des tempêtes.
La volonté du roi Louis XVI de faire construite une rade artificielle à Cherbourg
L’Angleterre dispose de rades profondes et sûres, de vastes ports hébergeant une marine militaire. Louis XVI qui a reçu une éducation riche en termes d’enseignement littéraire et scientifique est passionné par tout ce qui a trait au maritime. Il est conscient de l’inconvénient de ne pas disposer dans la Manche d’un port naturel pouvant servir de base opérationnelle pour abriter une flotte de vaisseaux de guerre au plus près des côtes anglaises. Après la ratification de la paix de 1780, il demande à M. de Castries, son ministre et secrétaire d’Etat au département de la Marine, de créer une commission ayant pour objectif de déterminer laquelle des rades de la Hougue ou de Cherbourg serait la plus adaptée pour accueillir un port militaire. En 1777, M. de la Bretonnière, Capitaine de Vaisseau faisant partie de la commission, a une idée particulièrement intéressante : construire une rade assez éloignée de la côte (à une lieue en mer). Il adresse au ministre de la Marine un mémoire proposant de construire à Cherbourg une digue à partir de navires submergés après avoir été remplis de maçonnerie, et recouverts de pierres. Les commissaires chargés de l’examen de ce projet le refusent, doutant de l’efficacité d’un tel procédé. En 1781, l’ingénieur Louis Alexandre de Cessart vient de présenter les projets afférents au port du Havre, à M. de Castries qui a l’idée de lui demander d’élaborer une proposition visant à répondre aux objectifs fixés. Le gouvernement approuve son projet, illustré dans les planches XIX et XX présentées ici.
L’ingénieur Louis Alexandre de Cessart, auteur du projet retenu
L’ingénieur Louis Alexandre de Cessart propose d’édifier au large une digue (indiquée sur les planches XVIII et XX) constituée d’une succession de gigantesques cônes creux en bois. Ces cônes en chêne et en hêtre, d’une vingtaine de mètres de hauteur et de cinquante mètres de diamètre, doivent être posés sur le fond sableux et remplis de pierres. Les planches XIX, XXI à XXVII, XXX et XXXI illustrent les techniques mises en œuvre, ainsi que les contraintes inhérentes à leur immersion.
« Mon projet consistait à placer, base à base, à une demi-lieue du rivage, dans une direction donnée, 90 caisses coniques en charpente sans fond, ayant chacune 150 pieds de diamètre à la base, 60 pieds au sommet, et une élévation de 60 à 72 pieds au moment de la pleine mer… Ce n’étoit pas seulement pour éviter une dépense inutile que j’avois conçu l’idée de laisser mes caisses sans fond ; c’étoit principalement pour n’avoir pas à combattre l’effort et la résistance de l’eau sur une base de 17,678 pieds de superficie par chaque caisse, tant au moment de son immersion, qu’après son échouement sur le fond de la mer, et afin de diminuer, le plus qu’il seroit possible, le nombre des points de contact. Chacune de ces caisses, remorquée jusqu’à la place qui lui étoit destinée, et immergée par des procédés dont je rendrai compte, devoit être proprement remplie de pierres dans toute sa hauteur ; et lorsqu’ensuite le tassement inévitable de ces pierres auroit été complétement établi, la partie supérieure à la ligne des basses mers, devoit être construite en maçonnerie avec mortier de pozzolane, et revêtue en pierres de granit. (p. 177, tome second) »
Le premier cône est immergé le 6 juin 1784. Deux ans plus tard, Louis XVI décide de faire un voyage en Normandie et de venir surveiller ce chantier extraordinaire. Seuls huit cônes sont implantés sur la vingtaine de ceux prévus pour la digue à l’est (quatre-vingt-dix cônes étant nécessaires pour constituer l’ensemble de la rade).
La présence de Louis XVI pour l’immersion du neuvième cône
Louis XVI assiste au coulage du neuvième cône en charpente lesté de pierres le 23 juin 1786 (planche XXIX). Il part de Rambouillet le 21 juin 1786 au matin, et il passe la nuit au château d’Harcourt, propriété du gouverneur de Normandie. Il parvient à Caen le 22 juin où il est ovationné par la foule. « Le maire et les échevins lui présentèrent les clés de la ville, sur lesquelles était gravée la devise : Apertis cordibus (« À cœurs ouverts »)2.
Louis XVI atteint les environs de Cherbourg le 22 juin au soir. Il s’embarque avec une partie de sa suite sur un canot doré venu spécialement de Brest puis il passe une heure à bord du Patriote avant de monter sur le premier cône ayant été immergé, proche du lieu de l’échouage3. Il assiste à la marée montante à l’immersion du neuvième cône à 3 heures du matin le 23 juin 1786, doté « d’un habit écarlate de lieutenant général des armées navales, brodé de lys d’or, conçu pour l’occasion, avec une culotte de même couleur et un gilet chamois, boutonné de diamants. Des bas blancs serraient ses robustes mollets bien en chair ». L’immersion du neuvième cône dit « de la Passe de l’Est » a lieu sous les salves des canons. Le cône coule sous ses yeux après que les amarrages soient coupés. Louis XVI quitte Cherbourg à l’aube du 26 juin. L’Anglais Arthur Young, vient observer le chantier, en août 1788, après la pause du vingtième et dernier cône.
Reprise des travaux de la digue avec Napoléon
Suite à une diminution du budget, seuls vingt des quatre-vingts cônes prévus par Louis Alexandre de Cessart pour fermer l’ensemble de la rade, sont coulés, et leur sommet est détruit par la violence des flots. Les difficultés d’échouement et le coût des opérations ont engendré un espacement trop important des cônes. Ce procédé est donc abandonné, au profit d’une digue en pierres.
Les travaux, interrompus avec la révolution, renaissent sous le règne de Napoléon qui décide de reprendre la construction de la digue et d’aménager le port militaire et l’arsenal, selon la méthode de Louis de La Couldre de La Bretonnière, commandant de la Marine du port de Cherbourg, contraint à la démission en 1792. Les travaux de la rade et de l’avant-port sont repris en 1803 sous la direction de l’ingénieur Joseph Cachin. Mais les projets sont interrompus dix ans plus tard.
Les travaux de la digue reprennent en 1828 sous la direction de Louis-Benoit Fouques-Duparc qui propose de couronner la digue par un mur en maçonnerie (sa base étant constituée de gros enrochements). L’objectif est de stabiliser la digue à un niveau supérieur à celui des marées de vive-eau. Le second bassin du port miliaire de Cherbourg est mis en eau en 1829 et il faut attendre les années 1850 pour l’achèvement de ces travaux. Puis, à la fin du vingtième siècle, la rade est fermée par deux digues, à l’est entre le Becquet et l’île Pelée et à l’ouest dans le prolongement de la pointe de Querqueville4.
La digue et la rade de Cherbourg existant actuellement ressemblent à quelques détails près à ce qui a été réalisé sous Napoléon III. Les fortifications ne sont plus occupées depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Faisant partie d’une zone toujours qualifiée de militaire, son entretien revient à la Marine : des travaux sont entrepris régulièrement par la direction des travaux maritimes (DTM) pour la consolider. La digue de Cherbourg fait encore office de protection de la ville de Cherbourg contre les grandes tempêtes.
Olivia Blum
1. PETITFILS JEAN-CHRISTIAN, 2005. Louis XVI. Paris : Perrin.
2. PETITFILS JEAN-CHRISTIAN, 2005. Louis XVI. Paris : Perrin, p. 524.
3. THOIN MURIEL, « Les cônes de la grande digue de Cherbourg, un défi technique et maritime au XVIIIe siècle », Chasse-marée, no 56, mai 1991.
4. Catalogue de l’exposition Napoléon et le Cotentin, Musée de Cherbourg, 1969, pp.7-16 ; in Cols bleus, n°1257, 2 décembre 1972.