S. Haffemayer, octobre 2013
L'espace public est au cœur de la réflexion de Renaudot, à la fois médecin et homme de communication. Créateur du premier périodique français, la Gazette , en mai 1631, Renaudot est surtout le théoricien et le promoteur d'une vision sociale dont la vocation régulatrice est de concourir au bon fonctionnement de la chose publique. Sujet d'autant plus intéressant qu'il donne à réfléchir sur la dissociation, dans la reconnaissance publique, entre l'auteur et son œuvre : en effet, l'œuvre de Renaudot a connu une consécration rapide et durable, qui pourrait le faire entrer au Panthéon des grands innovateurs de la vie publique, alors que sa légitimité à les produire a aussitôt fait l'objet de contestations. Ce qui nous amène à la question des sociabilités. Car même si son activité de rédacteur de la Gazette lui permet des relations occasionnelles avec le monde des écrivains (Bautru 1 ou Chapelain 2 ) ou le monde savant, Renaudot n'appartient pas à la République des lettres, ni aux cercles savants de la première moitié du XVII e siècle dont certaines correspondances traduisent même une certaine défiance à son égard, notamment après sa publication dans la Gazette de la condamnation de Galilée 3 . Dans sa lettre à Boulliau du 24 janvier 1634, Gassendi met en garde l'astronome défenseur des Coperniciens : « prenez garde que votre parent ou compatriote 4 ne vous mette dans la Gazette pour vous faire désormais déclarer à Rome et passer pour un hérétic » 5 . Méfiant à l'égard de Renaudot et sa Gazette , Boulliau l'est assurément ; alors qu'il raffole d'actualité politique, il répugne à se commettre comme fournisseur de nouvelles en provenance de Pologne, où il dispose d'un excellent informateur 6 . Tout en faisant le nouvelliste en privé au sein du cercle érudit des frères Dupuy, il décrie, dans sa correspondance, la qualité des nouvelles polonaises de la Gazette 7 Le cas de Jacques Dupuy confirme cette distance à l'égard du médecin ; le 17 février 1634, il confie à Peiresc qu'il a « peu de communication » avec le sieur Renaudot, mais qu'il lui rendra néanmoins visite pour lui faire confirmer l'envoi des gazettes à l'érudit aixois 8 : qu'il s'agisse de la Gazette ou des conférences, les initiatives de Renaudot touchent à la connaissance savante ou à la circulation de l'information et ne laissent pas l'élite intellectuelle indifférente.
La défiance à son égard est en grande partie inspirée par la trivialité de son cadre d'action qui allie le noble et l'ignoble : création des bureaux d'adresse en 1630, qui sont à l'origine des petites annonces, création de la presse en 1631, des conférences savantes de 1633 à 1642, introduction des monts-de-piété en 1637, auxquels s'ajoute une constante action charitable consacrée à la gratuité des soins pour les pauvres (Consultations charitables à partir de 1640) : historiographe du roi à partir de 1646, l'homme est à facettes multiples, qui donnent à lire une identité publique protéiforme et le font sortir des cadres de référence habituels. Au point que Renaudot doit se défendre publiquement de la calomnie qui dénonce le mélange des genres et se justifier de sa capacité à tout entreprendre : dans l' Inventaire du Bureau d'adresse publié en 1630, il évoque l'hostilité qui l'attend : « [...] Et comme les jugements sont divers, d'autres abbaisseront si fort cet employ au dessous de ma charge, qu'ils tascheront à me rendre par là mesprisable » 9 ; un peu plus loin, il rappelle à quel point « [...] toute nouveauté est odieuse [...] » 10 . La fronde est menée par quelques médecins de la faculté parisienne, comme Guy Patin :
On a donc là une figure assez originale, inclassable, en dehors des sociabilités intellectuelles du temps, d'un esprit qui prétend à l'universalité, mais dont la seule intégration dont il puisse se prévaloir est celle de la sphère politique, au plus haut niveau, celui de la protection de Richelieu, sans qui ses initiatives n'auraient pu s'imposer durablement.
Cela conduit à s'interroger sur une facette du travail intellectuel qui est celle de la médiation, le travail de celui qui se situe dans le champ de la réappropriation plus que de l'invention, dans celui de l'adaptation de principes théoriques à des réalités socio-économiques, quitte à accepter une inévitable distorsion des objectifs initiaux.
Cette étude vise par conséquent à replacer l'engagement et les réalisations de Renaudot dans le cours d'une réflexion théorique cohérente. Une théorie qui mêle une utopie sociale envisageant le règlement général du problème de la pauvreté à l'échelle du royaume, une analyse de la disharmonie sociale et une théorie du rôle de l'information comme outil de régulation du bon fonctionnement à la fois de la société et de l'Etat. De cette réflexion sur la pauvreté au développement de l'information, un même fil se déroule sur la scène publique sur fond d'aspirations humanitaires, oscillant entre idéalisme et pragmatisme.
Théophraste Renaudot est né en 1586 à Loudun dans une place forte du protestantisme, et grandit dans l'atmosphère des guerres de religion, avec leur cortège de maux habituels qui marquent profondément son enfance : à l'âge de douze ans, il a connu la famine, la peste et la disparition de ses parents, soit une expérience traumatique qui n'est certainement pas étrangère à ses préoccupations philanthropiques.
Sa formation intellectuelle obéit à deux paramètres, la religion, et le voyage. Les premiers rudiments lui ont probablement été inculqués par son père, calviniste, chargé du préceptorat de la jeunesse protestante. Formation relayée ensuite par des maîtres protestants qui tenaient à Loudun des écoles particulières, qui lui ont appris le latin et donné quelques rudiments de grec. Orphelin en 1598 mais pas sans ressources, il est placé sous la protection de ses oncles maternels dont l'un exerce la profession de maître apothicaire, ce qui fut probablement décisif dans son orientation marquée par le désir de soigner et guérir. De 1602 à 1604, sa foi protestante lui interdisant la faculté de médecine parisienne, il suit des cours de chirurgie au collège de Saint-Côme à Paris, où il découvre une ouverture vers l'expérimentation. Après un probable passage à Poitiers où il reçoit quelques cours de médecine au cours de l'année 1604, il effectue enfin un cycle brillant et extrêmement court à la faculté de Montpellier, de 1605 à 1606, où il obtient un doctorat en médecine en huit mois, au lieu des six à sept ans habituels 13 . De 1606 à 1607, le voyage achève sa formation, en direction de l'Italie puis, peut-être en Angleterre, terre protestante, où il soumet à Jacques I er un projet qui concerne probablement la création des bureaux d'adresse et le règlement de la pauvreté, projet repris par Samuel Hartlib quarante ans plus tard 14 . La démarche est révélatrice de l'interpellation constante qu'il fera des autorités et de son besoin de reconnaissance institutionnelle.
De la formation littéraire à une formation médicale, son parcours le met au-dessus de la norme de la culture moyenne des médecins parisiens, mais n'en fait pas pour autant un érudit ; dans la hiérarchie intellectuelle, il se situe à mi-chemin entre le public instruit de son temps et l'élite érudite. Pourtant, il jette sur lui-même un regard qui en dit long sur l'estime intellectuelle qu'il se porte : dans un texte de 1630 15 , il se dépeint comme un esprit « universel », prétention que l'on retrouve dans ses références médicales : Celse 16 , Fracastor 17 , Cardan 18 , Scaliger 19 . Simone Mazauric a indiqué que Cardan, notamment, était l'une des références majeures des orateurs des Conférences 20 : cet humaniste italien du XVI e siècle était une sorte de polymathe, à la fois mathématicien, médecin et astronome ; il publiait également sur la musique, la philosophie, la physique et la religion. Contrairement aux médecins parisiens, les modèles de Renaudot s'écartent des autorités de l'Antiquité, Galien et Hippocrate, et se réclament de la modernité universaliste de la Renaissance italienne.
Pourtant, c'est sur le terrain de la réflexion sociale et non médicale que Renaudot entend intervenir dans l'espace public de la cité. Après l'échec de sa proposition anglaise en 1607, il profite de la lutte contre la mendicité que Marie de Médicis entend mener dans la capitale à partir de 1611 pour soumettre son projet à différentes autorités parisiennes ; mais il n'obtient que le titre de médecin ordinaire du roi en 1612 21 et l'autorisation d'établir les bureaux d'adresse, qu'il ne met pas immédiatement à exécution. En fait, il n'est pas le premier « donneur d'avis » sur la question : les dernières pages du Mercure François de l'année 1612 rappellent que « Du temps du feu Roy Henry le Grand plusieurs avoient faict diverses propositions de bouche, & par escrits imprimez, pour employer l'infinité de pauvres invalides qui estoient dans Paris » ; la pauvreté était un sujet d'actualité dont la thèse de Jean-Pierre Gutton a exposé les multiples propositions de règlement 22 . Toutes tournent autour de la nécessité du travail, de l'enfermement, de la création de structures spécialisées et réglementées, destinées à apprendre, soigner, produire, etc., dans la dynamique d'une réflexion mercantiliste et d'une offensive morale voulue par les doctrines catholique et protestante qui se rejoignent pour considérer que, s'agissant des pauvres, le travail forcé leur ouvre la voie du salut.
La réflexion et les propositions de Renaudot sur les pauvres sont le résultat d'une synthèse élaborée à partir de cette production abondante, synthèse à laquelle se mêle l'influence de la théologie calvinienne qui insiste sur la responsabilité morale de la communauté à l'égard des pauvres. Mais l'originalité de cette synthèse est sa dimension « humanitaire », qui prend le contre-pied du choix de l'enfermement fait par les autorités en 1611 et 1612. On a beaucoup parlé du soutien de Richelieu, voire du Père Joseph ; il faut aussi mentionner la somme de sollicitations institutionnelles entreprises par Renaudot : notables parisiens chargés de l'administration des pauvres, lieutenant civil au Châtelet, Chambre du Commerce de Paris, administrateurs de l'Hôtel Dieu, Conseil du Roi, etc. On doit imaginer toutes les autres sollicitations individuelles qui n'ont pas laissé leur trace dans les archives et constituent probablement une forme très importante de son engagement.
Ses idées trouvent en octobre 1617 l'appui de la « Chambre du Commerce » de Paris, appui qui lui permet d'obtenir du Conseil du roi le titre de Commissaire général des pauvres le 3 février 1618. Renaudot choisit de justifier sa démarche au moyen d'un factum publié peu après, dans lequel il expose pour la première fois, et publiquement, ses idées sur le « règlement des pauvres mendiants de ce royaume » 23 . Les indications fournies par ce premier document sont maigres mais significatives : la lutte contre la pauvreté nécessite un règlement global à l'échelle du royaume, mais le mal doit être pris à la racine, à l'échelon local, avec le renvoi des pauvres au lieu de leur naissance et un développement local du travail susceptible de les empêcher d'en partir : c'est l'idée, émise quelques années plus tard, que « le meilleur moyen de lutter contre la pauvreté est de l'empêcher de s'installer », une idée déjà émise par les théoriciens du mercantilisme comme Laffemas qui envisageait pour cela la création de manufactures. Renaudot ne fait jamais que refléter une inquiétude commune contre les manifestations sociales de la mobilité économique. Pour soutenir la dépense, il prévoit la création d'un fond alimenté de deux manières : la première se tire de la pauvreté elle-même ; d'un côté il s'agit de drainer de manière rationnelle le produit de la charité privée, les aumônes habituellement distribuées aux pauvres ; de l'autre, il s'agit de bénéficier du produit de leur travail, un travail favorisé par l'octroi d'immunités. En second lieu, le fonds serait alimenté d'une manière plus originale, mêlant une conception à la fois morale et mercantiliste de l'économie en luttant contre deux types de dépenses qui appauvrissent le peuple : le jeu et les frais de justice. Renaudot prône l'interdiction pure et simple du jeu et la simplification des procédures de justice, dont la longueur ruine les plaignants. Pour les pauvres, Renaudot plaide en faveur de la gratuité de la justice, estimant qu'ils doivent pouvoir « poursuivre leurs droictz sans despence ». Il propose également d'interdire l'exportation des matières non manufacturées et d'en réserver l'ouvrage aux régnicoles.
Jean-Pierre Gutton et Gilles Feyel ont déjà relevé les nombreuses filiations entre ses propositions et celles des économistes du temps comme François Du Noyer. Car Renaudot reconnaît être homme de propositions plus qu'inventeur ; en 1624, lorsqu'il expose une nouvelle fois ses idées au Conseil, il affirme avoir « soigneusement recherché des memoyres au vray et employé beaucoup de temps à les dresser et s'instruire aux propositions qu'il entend faire ». Il en obtient un arrêt favorable, mais l'ambition de son projet en retarde la mise en œuvre, d'autant que les priorités de la politique extérieure ne laissent guère espérer la moindre mise de fonds de la part du roi.
Ce décalage entre ses ambitions et les moyens de l'Etat apparaît en pleine lumière en 1626, avec la présentation devant l'Assemblée des notables de sa Requête en faveur des Pauvres 24 , qui est la forme la plus aboutie de son projet. Etrangement, ce texte n'a pas été diffusé dans le public ; il est resté enfoui sous sa forme manuscrite dans le dépôt des archives étrangères jusqu'en 1894, date où il ressort à l'occasion d'un discours sur L'assistance par le travail prononcé devant la cour d'appel de Poitiers. Dans son étude de l'Assemblée des notables, Jeanne Petit note que cette requête introductive, puisque la tradition veut que les Etats s'ouvrent sur la question du règlement des pauvres, n'a laissé aucune trace dans le procès-verbal ni dans les impressions de séance. D'ailleurs, les législateurs de 1629 ne consacrent que deux articles aux pauvres : ils prescrivent un inventaire des titres et revenus de chaque établissement de charité et ordonnent le renvoi des mendiants dans leur pays d'origine afin d'y travailler selon leurs aptitudes 25 . C'est bien peu du projet exposé par Renaudot, bien peu aussi des objectifs d'une assemblée des notables chargée d'arrêter les principes d'une réforme générale du royaume.
Le projet de Renaudot est un projet philanthropique à l'ambition universelle, qui considère que la pauvreté entrave le bon fonctionnement de la société et de l'Etat, un projet qui obéit à des considérations à la fois économiques, morales, sociales, médicales et politiques, qui mêle les considérations mercantilistes et l'utopie sociale.
L'idéalisme de Renaudot apparaît dans la conviction qu'il est possible de modifier les comportements individuels et collectifs et de transformer une condition sociale. Il rejette l'idée que les pauvres sont irrémédiablement « indociles et incapables de toute discipline » et songe au contraire à en faire les instruments de la puissance du royaume :
On retrouve la notion de responsabilité collective propre à la théologie calvinienne. Mais la vision est fondamentalement optimiste : la pauvreté apparaît tel un trésor enseveli qu'il s'agit, dans des accents bibliques, de révéler au roi lui-même et à l'humanité tout entière :
Cette transformation passe par une rééducation morale : « il [leur] faudra non seulement apprendre le bien mais, qui plus est, desapprendre le mal, avant qu'ilz soyent capables de rien faire d'utile . ».
En 1630, Renaudot affirme avoir réfléchi à cette question de l'éducation, et aurait élaboré une méthode d'apprentissage suivant des vues qui seraient conformes à celles de l'oratorien Charles de Condren. Dans le contexte d'une dogmatique répressive qui s'installe dans l'espace urbain, Renaudot se distingue par sa modération ; pour lui, la contrainte au travail ne doit se faire que « selon leur portée, avec la douceur et humanité requize ».
Pour faire aboutir une telle ambition, le partenaire ne peut être que l'Etat, comme si lui seul était capable de porter une telle utopie. Ce qui explique probablement que Renaudot ait renoncé à diffuser son projet dans le public. Car le projet nécessite le déploiement d'une contrainte règlementaire : création d'un hôpital par baillage, d'un bureau des pauvres dans chaque « lieu » du royaume, mobilisation de fonds au moyen d'une réaffectation d'un certain nombre de recettes fiscales et de dépenses charitables. Un exemple notamment paraît remarquable, c'est l'obligation de réaliser toutes les cessions de biens et de dettes entre les mains du commissaire des pauvres qui, le temps de son administration, percevrait à leur profit, six deniers par livre de recette (taux très modéré de 2,5%). Autrement dit, dans un monde de propriétaires dont les pauvres sont par nature exclus, Renaudot propose de les introduire au milieu de la transaction foncière, dans cet entre-deux qu'est le bref passage du glissement de la propriété de l'un à l'autre.
Cette vision humaniste, qui espère la suppression de la mendicité, annonce une régénération à la fois économique, intellectuelle et artistique, faisant fleurir les disciplines et les arts. Régénération qui atteint les pauvres qui deviennent alors des
Cette renaissance implique un changement des comportements dans l'administration de la chose publique, d'une part en transformant radicalement les pratiques de charité individuelle et collective ; d'autre part en mettant en avant la notion de responsabilité individuelle dans l'exercice d'une fonction publique, l'exécution du projet devant être confiée « a personnes qui en respondent et contre lesquelz on se puisse pourvoir en cas de contravention ». Une constante chez Renaudot, c'est son manque de confiance dans les hommes chargés de l'administration publique. Et d'ailleurs si les créations régulatrices qu'il préconise sont nécessairement décentralisées, le contrôle qui doit garantir leur bon fonctionnement doit être hiérarchisé et remonter au responsable qu'est le commissaire des pauvres.
Si l'on met de côté leur connotation utopique, les vues charitables de Renaudot le rapprochent fortement des préoccupations religieuses manifestées par la spiritualité post-tridentine, notamment celle qu'incarnent les pères de l'Oratoire, dont on sait qu'ils ont grandement contribué à inspirer les initiatives hospitalières de la Compagnie du Saint-Sacrement. Ce n'est certainement pas par hasard si la conversion de Renaudot au catholicisme en octobre 1628 a été le fait du cardinal de Bérulle, fondateur de l'Oratoire en 1611 : plus que par opportunisme comme cela a été souvent écrit, cette conversion trouve sa justification première dans un rapprochement évident des préoccupations qui est une terre commune de la lutte contre la pauvreté.
Bien entendu, cette utopie de Renaudot reste une chimère aux yeux de Richelieu, qui raisonne en homme de pouvoir et donc n'envisage que ce qui est possible au moindre coût. C'est pour cette raison qu'il accorde toute son attention aux propositions suivantes de Renaudot, plus concrètes, moins ambitieuses, plus pragmatiques, mais qui suivent le fil de son ambition générale.
La création des bureaux d'adresse en 1630 ne représente que l'une des propositions d'un règlement des pauvres auquel Renaudot n'entend pas renoncer. Leur raison d'être étant de leur fournir « gratuitement, avis des commoditez & occasions qu'il y aura de gagner leur vie, la plus charitable aumosne qu'on leur puisse départir ». On sait que l'idée n'est pas de Renaudot, qu'elle lui a été inspirée par Montaigne qui lui-même, dans ses Essais , l'attribue à son père, et qu'elle a été remise au goût du jour par les théoriciens du mercantilisme au début du siècle. Mais Renaudot l'intègre à une réflexion générale sur le fonctionnement d'un corps social dont chaque création ne doit viser qu'à l'harmonie de l'ensemble, ce qui n'est possible qu'à la condition d'assurer la circulation de l'information et de la connaissance entre ses membres. Il présente la société humaine comme un corps social éclaté, fait de pièces détachées dont la rencontre intentionnelle est rendue impossible par le nombre, l'éloignement et son corollaire, la méconnaissance de l'existence réciproque ; ainsi la disharmonie provient-elle directement de l'absence de circulation de l'information entre les hommes :
Cette idée du développement dans l'espace public, de manière décentralisée, de lieux de régulation des flux socio-économiques parfaitement autonomes, nécessaires afin de garantir la cohésion de « tant de pièces destachées [...] » apparaît dans un contexte qui est celui de l'affirmation de l'absolutisme et de la centralisation administrative, dans cette société holiste marquée par la prédominance des liens verticaux au sein de corps hiérarchisés. A rebours, sa vision de l'organisation sociale est celle d'une société horizontale, qui prône l'égalité dans l'accès à l'information.
Ces idées ne sauraient être attribuées à Renaudot en totale paternité. En fait, comme pour celles qui concernent la pauvreté, il est moins un inventeur qu'un fin récepteur et un médiateur des idées qui surgissent dans les courants scientifiques qui annoncent le temps du rationalisme ; Simone Mazauric a montré que le choix des thèmes des conférences du bureau d'adresse conciliait une timide ouverture vers la rationalité scientifique et une pensée magique persistante, ce qui ne suffit pas à les discréditer car ces errements étaient aussi ceux des savants du temps : certains thèmes des conférences du Bureau d'adresse s'inspirent à l'occasion des Quaestiones in Genesim du Père Mersenne, publiées à Paris en 1623 28 , savant dont la présence aux Conférences est avérée en 1633 29 ; c'est également le cas de cet adepte de l'héliocentrisme qu'est l'astronome Boulliau, qui fréquentait lui aussi les conférences 30 : les conclusions de celle du 2 janvier 1635 sur la nature de la lumière sont très proches de l'idée qu'il s'en faisait 31 . D'après Tallemant des Réaux, le dramaturge La Calprenède « fut longtemps un des arcs-boutants du Bureau d'Adresse et ne manquait pas une conférence » 32 ... Il en fut plus probablement un assidu spectateur.
Toutefois, la vocation plus didactique que savante des conférences provoqua un certain mépris auprès d'une élite intellectuelle peu habituée à ce genre de vulgarisation scientifique : le 17 mai 1633, Gassendi écrit à Boulliau : « Monsieur Morin [...] m'a aussi donné le mesme advis de l'assemblée qui se fait toutes les semaines au Bureau d'Addresse, et m'a confirmé toutes les mesmes choses que vous m'en aviez escrites » 33 . Le mathématicien et astronome Jean-Baptiste Morin, qui fréquentait également Mersenne et Descartes 34 , avait pourtant, en avril 1633, proposé sa méthode de calcul des longitudes dans l'une des premières conférences du Bureau d'Adresse : la nouvelle de Paris du 1 er avril 1634 rappelle qu'il fit sa démonstration touchant le secret des longitudes « en l'une des Conférences qui se font tous les Lundis au Bureau d'Addresse de cette ville [...] au contentement de l'assistance » 35 . Tout en méprisant la trivialité des activités du bureau et en jugeant peu fréquentable son tenancier, les savants suivaient de très près les thèmes que l'on y traitait, parce qu'elles recoupaient leurs propres préoccupations 36 .
Ces courants scientifiques, Renaudot n'y est pas tout à fait indifférent : sa vision sociale, conçue sur la nécessité d'une régulation du mouvement, en est en quelque sorte l'adaptation. Elle est le corollaire de la science mécaniste diffusée dans l'entourage du père Mersenne, dont la Vérité des Sciences publiée à Paris en 1625 entreprend la vulgarisation. Au mouvement de l'univers correspond la vision moderne d'une société mobile soumise à un jeu de règles économiques dont les gouvernements peuvent infléchir le fonctionnement. Pour moderne qu'il soit, l'homme n'en a pas moins les contradictions de son temps ; le rationnel côtoie le merveilleux et les découvertes tant décriées de William Harvey sur la circulation du sang demeurent absentes des Conférences, de la même manière qu'elles suscitaient le doute chez son pire ennemi, Guy Patin, qui lui-même suivait son maître Riolan 37 .
C'est parallèlement à cette effervescence scientifique que Renaudot annonce sa théorie de l'information. Car ce qui est au cœur de son projet sur les bureaux d'adresse, dont l'optique n'est pas seulement mercantile, est bien l'information, dont la bonne circulation garantit un effet d'entraînement, démultiplicateur sur les échanges : c'est le négoce réussi de la terre, qui stimule tous les pans de l'économie, de l'agriculteur à l'officier. C'est aussi, déjà, l'idée très claire, de la stimulation par la publicité :
Cette phrase s'applique encore à la sphère mercantile ; mais quelques années plus tard, avec le succès commercial de la Gazette , il en transpose les termes et les applique aux enjeux du développement de l'information périodique, expliquant que ses nouvelles répondent à ce point à une soif de connaître, qu'elles sont semblables à un torrent impossible à contenir (John Milton pour sa part en 1649 recourt à la métaphore des corneilles que l'on ne retiendra pas en fermant la grille d'un parc 38 ) ; métaphores significatives de l'inéluctabilité de la circulation des nouvelles.
Le développement de l'information conduit à celui de l'esprit critique ; pour Renaudot, ce n'est au départ qu'un moyen de régulation dont la seule fin est l'utilité sociale, suivant une conception égalitariste qui n'établit pas de hiérarchie entre l'annonce marchande et la nouvelle 39 , nouvelle qui peut être commerciale, politique, militaire. Pas de différenciation donc au départ, pour une même filiation, qui rattache la création de la presse aux activités du bureau d'adresse, dont l'efficacité dépend de sa capacité à informer le public sur les adresses qu'on peut y trouver : le 8 juin 1629, il obtient de nouvelles lettres patentes lui accordant le privilège d'imprimer tout ce qui concerne l'activité du Bureau. La différenciation des supports lui est imposée : à la Gazette, en mai 1631, la noble information politique, celle qui rend compte des actes du souverain ; aux Feuilles du Bureau d'addresse , à partir de 1633, la vile marchandise qui préfigure nos journaux de petites annonces.
Ainsi la création de la presse par Renaudot ne peut-elle se réduire à une initiative du prince ; elle est l'aboutissement d'une évolution intellectuelle que son fondateur exprime avant même sa création : par exemple, l'Inventaire des Adresses publié en 1630 (chapitre XI) indique les " Addresse des chemins ez païs éloignez. [...] Les commoditez de faire tenir & recevoir promptement nouvelles des lieux ou on aura affaire, & y donner correspondance pour affaires sans y aller. Sçavoir le prix courant des marchandises ez lieux de trafic. Peuplades d'Isles & terres nouvellement descouvertes " : il s'agit de répondre aux besoins qu'exprime la culture de la mobilité, être utile au voyageur, au marchand, au soldat. La préface du recueil de la Gazette de 1631 en rappelle l'intérêt à la fois pour l'emploi, les affaires, mais aussi pour l'ordre public, puisque la vocation de l'information est aussi de rationaliser le marché de l'information, et d'empêcher les troubles que provoque la propagation de la rumeur.
C'est la nécessaire relation avec le pouvoir, cadre juridique du privilège oblige, qui parachève la rationalisation du projet social de Renaudot en le mettant au service de l'Etat et non plus du public : les bureaux d'adresse deviennent des moyens de contrôle des étrangers à partir de 1640, et on sait à quel point la Gazette apparaît sous le règne de Louis XIII comme une feuille de propagande, ce qui est beaucoup moins vrai après 1643, à plus forte raison pendant la Fronde 40 .
En conclusion, à partir de sa réflexion sur la pauvreté, nourrie des écrits mercantilistes de son temps, Renaudot en arrive à suggérer une analyse plus générale du fonctionnement de la société, suivant une vision mécaniste qui réclame un décloisonnement de la société d'Ancien Régime. Il n'est pas à l'origine de la presse périodique qui se développe en Europe à la faveur de la Guerre de Trente ans. Mais il est le premier à en saisir l'importance régulatrice, expliquée au public dans un discours éditorial dans lequel il développe une déontologie de la pratique journalistique, qu'on ne retrouve dans aucun périodique étranger. Si l'on considère les « inventions » qui la précèdent, il est évident que la création de la Gazette est moins le fait du pouvoir que le prolongement d'une réflexion de longue durée sur le fonctionnement de la société.
Il est facile a posteriori de l'accuser d'avoir beaucoup emprunté à d'autres auteurs ; on sait qu'une invention ne naît jamais par hasard ; Renaudot en fut le catalyseur, réceptif aux enjeux et besoins sociaux de son temps, animé par une volonté d'agir sur le corps social : le cloisonnement de l'espace public nécessite la création d'instances régulatrices permettant la diffusion des connaissances utiles (annonces), des connaissances savantes, dont il saisit l'importance d'une vulgarisation de manière critique, en respectant les différents point de vue émis, et, bien sûr, de la diffusion de l'information liée à l'actualité économique et politique. S'il n'est véritablement l'inventeur d'aucune de ces entreprises, il s'en montre néanmoins un excellent médiateur.