S. Haffemayer, octobre 2013
Aux sources de la publication, l'information manuscrite
L'émergence dans la sphère publique
Notes et références
Evénement majeur pour l'avenir de la chrétienté, l'annonce de la déclaration de guerre contre l'Empire faite par les Turcs en mars 1683 émerge dans la sphère publique de l'imprimé après avoir transité dans les réseaux de la diplomatie puis de la communication manuscrite. Les enjeux géostratégiques liés au double-jeu de la diplomatie française alliée des Turcs attirent notre attention sur les tensions à l'œuvre dans le rapport dialectique entre la culture du secret et celle de la publication. La question n'est-elle pas au cœur de la modernité politique et de la réflexion des théoriciens de l'Etat sur les arcana imperii ? L'information a pour objectif de faciliter la prise de décision politique, non de rendre les peuples savants, ainsi que Gabriel Naudé le fait dire à Mascurat pour qui la Gazette
Les sources de l'information viennoise en 1683 illustrent bien cette dialectique entre le secret et la publicité de l'information : le secret d'une information diplomatique codée et espionnée ; la publicité d'un enjeu stratégique qui fait la une des gazettes et en occupe la majeure partie : Vienne en 1683 représente 11,3% du volume de l'information annuelle, devant Paris (10,2%) et Londres (9,9%).
Les raisons de cette suprématie tiennent en grande partie à la combinaison d'un enjeu géopolitique régional, celui de l'assaut de l'empire ottoman contre la chrétienté, et de la stratégie de la politique étrangère de Louis XIV.
Extrait de carte du Grosser Atlas zur Weltgeschichte de Westermann (p. 106-107).
Depuis 1682, l'Europe vit dans l'appréhension d'une grande attaque des Turcs contre Vienne, qui leur ouvrirait les portes de l'Occident. La capitale impériale est séparée des forces ottomanes par une Hongrie majoritairement protestante, en révolte contre l'empereur sous la direction du noble Imre Thököly qui a pris la tête des « Malcontents ». La révolte est soutenue par la France qui entend de la sorte peser sur le front oriental de l'Empire ; cette « alliance de revers » visait à empêcher les Habsbourg de contrer l'offensive louis-quatorzienne sur le front occidental (« politique des réunions »). Depuis 1675, la France dispose également d'un envoyé permanent en Transylvanie ( Siebenbürgen ) ; à mots couverts, il s'agit d'inspirer à Vienne la crainte d'une intervention française sur le front oriental en cas de rupture des relations entre la France et l'Empire.
En somme, la France utilise le soulèvement hongrois et la menace des Turcs comme moyens de pression sur la politique impériale afin de faire accepter les coups de force que représentent les « réunions » sur le Rhin. En 1682, elle a assuré les Turcs de la neutralité française en cas d'attaque contre l'Empire.
En mars 1683, Thököly fait semblant de négocier avec l'empereur mais a conclu des accords secrets avec les Turcs et la France. Une correspondance est entretenue entre la France et les Malcontents à partir de la Pologne, plus rarement à partir de Vienne, où la politique étrangère française suscite un très fort ressentiment.
Le congrès de Francfort s'est terminé sur un échec en octobre 1682 avec le refus impérial de céder sur les réunions, et les négociations se poursuivent à Ratisbonne. L'édifice de la Ligue du Rhin construit en 1658 par Hugues de Lionne, qui faisait du roi de France le défenseur des libertés germaniques face à l'empereur, s'est totalement fissuré et on assiste à un renversement progressif du rapport de force, l'empereur parvenant peu à peu à unir autour de lui les princes allemands.
Ces tensions compliquent singulièrement la tâche de l'ambassadeur français à Vienne, où il doit jouer un rôle d'espion et informer régulièrement Versailles sur les affaires de Hongrie, l'avancée des Turcs, l'organisation militaire impériale, etc.
Par conséquent, la maîtrise de l'information est un élément essentiel de la stratégie française, entre information secrète et celle qui est publiée dans les gazettes pour défendre une politique étrangère très contestée.
L'annonce de la déclaration de guerre des Turcs contre l'Empire implique des sources de trois genres différents : nouvelles à la main, nouvelles imprimées, et correspondances diplomatiques :
Les volumes respectifs de ces textes font apparaître une première hiérarchie : ce qui est diffusé au public par la voie de l'imprimé est moins abondant que ce qui relève de la communication manuscrite ; et ce sont les nouvelles à la main qui l'emportent très largement :
Cette étude de cas se fonde donc sur l'analyse comparée de trois sources d'information, en réaction au même événement qui est l'annonce de l'entrée en guerre des Turcs contre Vienne. Leur comparaison lève un voile sur les stratégies de dissimulation et de dévoilement qui pèsent sur la diffusion des nouvelles.
Les nouvelles manuscrites de Vienne se décomposent en trois parties : des « nouvelles de Vienne », des lettres de deux correspondants dont le nom est codé et qui sont le résident palatin et le résident de Brandebourg qui se font donc pour l'occasion nouvellistes, sans que l'on connaisse pour autant leur motivation, sinon que ce sont là deux alliés de la France. Cela confirme que le milieu des résidents constitue une première sphère très active dans l'élaboration de l'actualité internationale.
Deux gazettes locales peuvent les avoir inspirées :
Ce sont là des sources possibles pour l'information manuscrite qui est diffusée à partir de Vienne, et qui suit la voie des correspondances envoyées par la poste.
Ces nouvelles écrites en allemand, à la fréquence élevée (plusieurs par semaine), répondent à la demande de Verjus lui-même et peut-être même de Renaudot (les deux hommes fréquentent le milieu de l'Académie Française).
Louis de Verjus est connu pour sa remarquable connaissance des cours germaniques, de la langue allemande. Il traduit les nouvelles et les envoie à Versailles en même temps que ses dépêches diplomatiques ; depuis au moins le XVI e siècle, c'était une pratique courante que de joindre à une lettre privée une lettre de nouvelles (les Anglais utilisent le terme bien approprié de « separate »).
Ces nouvelles manuscrites se retrouvent tout au long de l'année 1683 dans la correspondance diplomatique : nouvelles publiques de la cour, de la ville de Vienne, de l'avancée des Turcs, des négociations avec les Hongrois, des informations venues par la Dalmatie, par Venise, Raguse, Bude, etc. Il s'agit là d'une partie de l'information orientale parvenue à Vienne et qui est réexpédiée dans le monde germanique. Ces nouvelles ne sont pas toujours favorables à la France : l'une d'elle déplore par exemple que la France n'ait pas renoncé à soutenir la rébellion des Hongrois.
Ces nouvelles à la main se retrouvent publiées en partie dans les gazettes publiées à Paris et à Leyde.
La nouvelle qui nous intéresse (déclaration de guerre) est publiée plus tôt à Leyde (25 mars) qu'à Paris (3 avril 1683). Mais dans les deux cas, le déroulement du récit est rigoureusement conforme à la nouvelle manuscrite du 11 mars :
Nouvelles extraordinaires de divers endroits du jeudi 25 Mars 1683 . Leyde.
A l'évidence, les nouvelles manuscrites de Vienne ont été envoyées à Ratisbonne et à Cologne, pour être ensuite publiée à Paris et à Leyde.
En revanche, les nouvelles envoyées par les résidents s'insèrent dans un réseau complémentaire à destination de la France, peut-être même plus particulièrement de la Gazette .
D'après cette nouvelle, Vienne aurait reçu une lettre de Caprara, ambassadeur à la Porte, informant l'Empereur de l'échec de son entrevue avec l'Aga des janissaires et de la déclaration de guerre des Turcs. Un relevé comparatif des informations contenues dans les deux nouvelles confirme la force des concordances : on y fait référence aux mêmes lettres qui sont à la source des informations et c'est donc une source identique qui a inspiré les textes envoyés à Ratisbonne puis à Versailles, à Cologne puis à Leyde où ils ont été imprimés.
Toutefois, l'étude plus approfondie de la nouvelle parisienne montre que le rédacteur de la gazette ne se contente pas de recopier le texte manuscrit ; il recompose son texte à partir de plusieurs sources, hiérarchise l'information en fonction des intérêts de la politique étrangère, adapte la formulation à son lectorat, de plusieurs manières :
Bref, on a là des stratégies éditoriales qui infléchissent de manière significative le récit d'origine, dans un sens proche des intentions de la politique étrangère.
Certaines différences dans les détails attirent néanmoins notre attention, comme les dates d'écriture et d'arrivée de la lettre informant Vienne de la déclaration de guerre. On peut en déduire que les copistes n'ont pas travaillé à partir de l'original envoyé par l'ambassadeur, mais plutôt sur la base d'indiscrétions, d'informations orales émanant du secrétariat de l'administration impériale ; à ce sujet, le résident français souligne la difficulté des conseillers d'Etat à garder leur langue. C'est donc probablement cette source orale qui a alimenté les nouvelles à la main envoyées par les résidents en poste à la cour impériale et que l'on retrouve ensuite dans les gazettes européennes.
Dans ce cas précis, le fait que Leyde et Paris puisent à la même source va à l'encontre de l'idée commune d'une supériorité de la gazette de Hollande sur celle de Paris dans la transmission de l'information de l'Orient vers l'Occident comme cela a été noté pour le début du XVIII e siècle. Reste que les gazettes constituent un remarquable outil de connaissance de l'actualité européenne, à l'intention non seulement d'un « public » indéterminé (celui de la cour et des villes), mais aussi des souverains eux-mêmes, car elles sont bien plus performantes qu'une information diplomatique aléatoire. En comparaison, le travail de l'ambassadeur apparaît comme enserré dans un faisceau de règles et de contraintes qui dictent les contenus de sa correspondance et leur formalisation, avec le risque permanent de la divulgation du secret.
Le recoupement des sources donne aux gazettes une supériorité dans le système de communication politique du XVII e siècle, avec une information précise, datée, localisée, plus fraîche que celle des correspondances diplomatiques, mais une information élaborée, recomposée, qui doit nous inciter à la méfiance et toujours nous encourager, quand c'est possible, à remonter le fil d'une génétique qui se dévoile rarement.