RELATION DU SIEGE ET DE LA prise de Coron dans la Morée , par l'armée Vénitienne.
LE 21 de Juin , la flote Vénitienne partit de Dragomestre , où elle s'estoit assemblée & le lendemain , elle arriva au Golfe de la Sapienze. Elle se trouva composée de 37 galéres , de 10 galiotes , de cinq galéasses & de 18 pataches ou autres bâtiments , avec 9500 hommes de débarquement.
Le sieur Morosini Généralissime assembla le Conseil de guerre : & on y résolut d'abord , de faire le siége de Modon.
Le Marquis de Saint Paul Général du débarquement, le sieur de Joüy & le Chevalier Alzénago Sergents Majors de bataille furent commandez pour aller reconnoistre la place : & sur leur rapport , on jugea qu'il estoit à propos d'assiéger Coron.
Le 25 , l’armée arriva à la vüe de la place : & le mesme jour , les troupes débarquérent en bon ordre. Celle de Dalmatie & les autres d'Outremer faisoient l’avantgarde. Les troupes de Brunswich formoient l’arriéregarde ,& toutes les autres composoient le corps de bataille. On s'empara d'abord , du fauxbourg , composé de plus de 500 maisons , sans y trouver de résistance. Il parut seulement environ 200 Turcs qui vinrent escarmoucher pour donner moyen aux habitants , la pluspart Chrestiens , de se retirer dans la place avec ce qu'ils avoient de meilleur.
Cette ville qui est la plus considérable de la Morée , est sitüé sur une langue de terre , en forme d’un triangle irrégulier. Deux des costez regardent la terre : & l’autre est sur le bord de la mer. Le fauxbourg s'étend du costé du Nord. Elle est entourée de bonnes murailles , garnies de grosses tours à l’antique , qui par la dureté du roc & par la solidité de l’ouvrage sont d’une assez grande défense. Elle n’a point de port : mais le Golfe qui en porte le nom , est capable de contenir plusieurs vaisseaux. Le païs prodüit en abondance toutes sortes de grains & de früits , des hüiles dont on charge tous les ans , plusieurs vaisseaux , des foyes & toutes sortes de commoditez.
Les Esclavons se logérent du costé du fauxbourg. Les troupes de Malte se postérent à la droite avec une partie de celle de Brunswich : & les autres occupérent différents postes autour de la place. L’armée navale moüilla à l’entrée du Golfe entre la place , & Cabo Gallo : & le Capitaine du Golfe & l’Amiral de Florence avec huit galéres moüillérent au-delà, du costé de fauxbourg. Le sieur Morosini écrivit d’abord au Dizdar ou Gouverneur pour l’exhorter à se rendre : mais il répondit qu’il estoit résolu de se défendre jusqu’à l’extrémité.
Le mesme jour 25 , le sieur de Vernéde Ingénieur de l'armée ayant reconnu la place , ordonna deux attaques : l'une du costé du fauxbourg , & l'autre à la droite du costé des troupes de Brunswich.
Le 26 , on fit l’ouverture de la tranchée. On commença deux batteries : l’une de quatre piéces de canon , & l’autre de quatre mortiers. Le Généralissime vint moüiller à l’endroit où estoit le Capitaine du Golfe , qui se mit à l’entrée du Golfe.
Deux galéasses & quatres galéres commencérent à battre la place avec tout leur canon.
Le 27 , on continüa les travaux & les lignes de circonvallution. On fit condüire quatre piéces de canon sur une hauteur assez éloignée du camp : & huit cents forçats travaillérent avec tant de diligence , que le lendemain , elles se trouvérent en estat de servir. On dressa aussi une batterie de deux mortiers. Les travaux furent continüez avec toute la diligence possible : mais lors qu’on commença à s’avancer pres de la place , on trouva une extréme difficulté à les continüer à cause du mauvais terrain.
Le Ir de Juillet , les sieurs Lorenzo Vénier & Zorzi Benzon furent nommez Provéditeurs du camp. On mit encore deux mortiers en batterie : & on continüa de canonner la place , sans aucun effet considérable. Les bombes y mirent le feu en plusieurs endroits : & y tüérent beaucoup de monde , selon quatre femmes Mainotes le rapportérent le lendemain.
Ce jour là 2 , on continüa les travaux : & le Gouverneur des forçats s’estant avancé avec six galéres , fit plusieurs décharges de canon contre la place.
Le Chevalier Vitali fut tüé à la tranchée.
Le 3 , on commença deux galeries : une du costé de l’attaque des Maltois , & l’autre du costé du fauxbourg. On attacha le mineur à la muraille , quoy que les ennemis fissent un grand feu & qu'ils jettassent quantité de grenades , d'huile boüillante & de feux d'artifice.
Le 4 , le mineur fut obligé d'abandonner son ouvrage : ne pouvant travailler à l’endroit où il avoit esté attaché à cause qu'il ne s'y trouvoit que du roc.
Il commença à préparer un fourneau en un autre endroit : & les lignes de circonvallation se trouvérent en estat de défense. Le mesme jour , on sçeut que deux mille cinq cents Turcs estoient arrivez à trois milles du camp , pour tascher de jetter du secours dans la place.
Le 5 , le Généralissime écrivit encore au Dizdar pour le nommer de se rendre. Il répondit que la garnison estoit bien payée par le Grand Seigneur : & qu'elle estoit résolüe de périr plûtost les armes à la main, que de céder une seule pierre de la place aux ennemis de Sa Hautesse.
Le 6 , cinq cents Turcs détachez taschérent de se jetter dans la place : mais ils furent repoussez avec perte. Quelques Grecs qui s'estoient avancez hors des lignes , rapportérent que mille Turcs estoient .encore arrivez de divers endroits de la Morée. On attacha la nüit , un mineur sous la grosse tour qui flanque la place du costé du Nord-Oüest. On mit en batterie deux piéces de canon du costé de la marine , & deux autres à l’attaque des Maltois , pour favoriser le travail des mineurs.
Le 7 , les ennemis détachérent cinquante chevaux qui vinrent reconnoistre le camp. La nüit ils dressérent
leurs tentes à la veüe des lignes des assiégeants , dans un endroit couvert d’oliviers.
Le 8 , ils firent avancer deux cents hommes à la portée du mousquer : & ils se retirérent apres une demie heure d'escarmouche. On mit cinq piéces de canon en batterie , sur deux hauteurs à la teste du camp pour incommoder les ennemis.
Le 9 , un Grec Janissaire se rendit au camp. Il rapporta que Saban Aga estoit arrivé de Patras en sept jours , avec quinze cents hommes : & qu’il en attendoit un plus grand nombre commandez par Kalil Bacha
Visir
ou Gouverneur Général de la Morée , avec des vivres & des munitions.
Le 10 & le 11 , on continüa les approches : & le 11 au soir , Kalil Bacha arriva avec mille chevaux & quelque infanterie.
Le 12 , les ennemis commencérent à remüer la terre , & à faire plusieurs retranchements. Le Major Stefanini fut commandé avec un détachement des Régiments Bianchi & Foglietti pour donner dans leurs lignes. Il mit leurs travailleurs en desordre , en tüa un grand nombre & enleva tous leurs outils. La mesme nüit , les Turcs insultérent la tranchée : mais ils furent repoussez par le premier feu des gardes avancées.
Le 13 , on commença à trouver le terrain meilleur du costé de l’attaque des Maltois : & on avança fort le travail des mines.
Le 14 , on occupa une colline à 1a teste du camp : & on fit une redoute capable de contenir un bon nombre de troupes. Le mesme jour , les ennemis reçeurent encore un renfort de mille hommes.
On fortifia la tranchée de trois piéces de canon , de trois fauconneaux , de plusieurs pierriers & de quantité d’arquebuzes à croc. Les Turcs de leur coste , dressérent une batterie de quatre piéces de canon pour incommoder le camp & les travailleurs.
Le 15 , on prit trois Papas ou Prestres Grecs soupçonnez d'estre espions des Infidéles. On les mena au Généralissime : & on les fit embarquer avec plusieurs Grecs des environs.
Le 16 , quarante Turcs sortirent de la place du costé de l'attaque des troupes de Malte & de Brunswich : & apres avoir surpris la sentinelle , ils s'avancérent à dessein de brûler la galerie : mais ils furent repoussez.
Le 17 , on perfectionna la redoute à la teste des lignes : & les jours suivants , on travailla à de nouvelles lignes de circonvallation moins étendües & ainsi plus aisées à défendre que les premiéres , en cas que les Turcs entreprissent de les forcer. Le Généralissime fit donner cinq cents fequins aux soldats pour les encourager au travail.
Le 20 , les nouvelles lignes se trouvérent presque achevées. Les Turcs effrayérent cependant , de brûler avec des feux d'artifice , les gabions & les mantelets qui mettoient les mineurs à couvert. Une bombe des assiégeants y estant tombée par hazard , fit quelque dommage : mais il fut promtement réparé.
Le 22 , on commença à charger trois fourneaux de cent barils de poudre. Le Généralissime s'avança avec les galéasses & canona la place. Le mesme jour , la galéasse Bon arriva avec quatre galéres subtiles chargées de troupes & de munitions.
Le 23 , on disposa toutes choses pour monter à l'assaut , en cas que la mine fit une bréche suffisante pour 1’entreprendre avec succez. Ce jour là, on apprit que Kalil Bacha avoit esté tüé d'un coup de canon.
Le 24 , on fit joüer la mine du costé de l'attaque des Maltois : & la montée s'en trouva fort difficile. Les troupes se disposérent pour aller à l'assaut : & on comença à battre la muraille en bréche , pour empescher les assiégez de la réparer. Alors, les Turcs croyant toutes les troupes engagées à l’assaut , attaquérent les lignes & la redoute qui auoit esté faite à la teste du camp : & ils s'en rendirent maistres. Le Commandeur de la Tour ayant jugé qu'il n’estoit pas possible de se loger sur la bréche, tourna contre les Infidéles , accompagné de tous les Chevaliers de Malte, de cent dragons , & de deux cents hommes de troupes de Dalmatie. Il marcha d'abord à la redoute : il tüa le Gommandant Turc : & il chassa entiérement les ennemis apres deux heures de combat fort opiniastré. On en tüa plus de trois cents, dont on rapporta les testes : & il y en eut un plus grand nombre tüez dans la füite par les Esclavons , & environ deux cents blessez. Le Commandeur de la Tour fut blessé d'un coup de mousquet & d'un coup de sabre , & le feu s'estant pris à un baril de poudre il fut enlevé avec quelques soldats. Sa mort causa un grand regret à toute 1’armée , qui l'avoit vû se généreusement combattre : & il y eut soixante soldats tüez , quatre Chevaliers de Malte , & plusieurs officiers furent blessez.
Le 25 se passa sans que les ennemis fissent aucun mouvement.
Le 26 , on appris par un Renégat qui se rendit au camp , que la garnison estoit rédüite à six cents hommes : que le pain , le biscüit & l'eau douce commençoient à y manquer : & que les bombes avoient fait un tel domage que les Turcs ne sçavoient plus de quelle maniére les éviter.
Le 27 , cet avis fut confirmé par un autre Renégat sorti de la place. Les assiégez continüérent leur grand feu. Le sieur Francesco Ravagnino fut blesse d'un coup de fauconneau sur une des galéasses, qui passérent ce mesme jour , du costé de l'attaque des Maltois pour se joindre aux galéres : & il en mourut peu de jours apres.
Le 28 deux Esclaves échapez du camp des ennemis , rapportérent qu'ils avoient reçeu un nouveau renfort de plus de mille hommes : & qu'ils estoient résolus d'essayer de forcer les lignes pour jetter du secours dans la place.
Le 29 se passa en escarmouches.
Le 30 , les Infidéles attaquérent la redoute avec une extréme vigueur : & ils poussérent d'abord , vingt cinq Esclavons qui estoient de garde dans un poste avancé. Mais ceux cy furent soustenus si à propos par un Régiment de Brunswich & un des Bianchi que les Turcs pliérent. Ils revinrent néantmoins deux fois à la charge : mais ils furent repoussez & poursüivis jusques dans leurs lignes.
Le 1r d'Aoust , le Marquis de Courbon Colonel de dragons arriva sur une Palandre , avec quelques compagnies de Dragons. On apprit par quelques prisonniers & par des rendus , que le nombre des Turcs augmentoit tous les jours.
Les combats continüels , les veilles & les travaux fatiguoient extraordinairement l'armée : & la diversion que faisoient les ennemis l'empeschoit de continüer vigoureusement le siége & commençoit à en rendre le succez douteux. Ces circonstances firent résoudre le sieur Morosini d'attaquer les Infidéles dans leur camp : ne doutant pas qu'apres les avoir défaits il ne se rendist bientost maistre de la place. Mais les troupes n'estoient pas assez nombreuses pour en faire une détachement considérable. Il fit donc tirer des matelots & des volontaires des vaisseaux & des galéres : & il en forma un corps de quinze cents hommes , dont il donna la condüite au sieur Magnanini Lieutenant Colonel. Il ordonna aussi au Chevalier Alcenago Sergent Major de bataille de sortir des lignes , avec trois mille hommes , au signal qui seroit donné par le feu mis à des poudres pres de la bréche , & de donner dans les retranchements des Turcs. Cet ordre fut tres bien executé. Les quinze cents volontaires débarquérent la nüit du 6 au 7 , dans un vallon , au dessus de la place , pres du camp des Infidéles : & à la pointe du jour , apres avoir passé les premieres lignes qu'ils ne trouvérent pas gardées , ils les chargérent en flanc. En mesme temps, les troupes les chargérent de front , & firent un feu extraordinaire sur eux. Ils furent tellement épouventez de cette premiére charge , que se croyant enveloppez de toutes parts , ils prirent la füite sans tirer , & presque sans se servir de leurs armes. Ils abandonnérent leurs tentes , leurs bagages , leur canon , leurs armes & leurs étendart , avec celuy du Général , orné de deux queücs de cheval. Il n'y eut qu'environ cent cinquante des ennemis tüez dans cette action : mais tous les malades & tous les blessez furent ensüite passez au fil de l'épée. Les Chrestiens ne perdirent que trois ou quatre soldats.
Le 8 , le Généralissime envoya encore sommer le Dizdar : le menaçant de faire mettre tout à feu & à fang s'il ne se rendoit , puisqu'il ne pouvoit plus attendre aucun secours apres la défaite des Bachas qui lui en avoient fait espérer. Il répondit qu'il avoit encore des vivres & des munitions pour deux mois : & qu'il ne se trouvoit pas encore en assez mauvais estat pour craindre que la place pût estre forcée.
Le 9 , on chargea la mine préparée sous une tour du costé de la marine , pour élargir la bréche que les assiegez , nonobstant le feu continüel des batteries & de la tranchée , avoient reparée avec des palissades.
Le l0 , cent dragons allérent battre la campagne : mais il ne rapportérent aucune nouvelle des ennemis. Les assiégez perfectionnérent leurs retranchements sur la bréche. Ils y firent une retirade avec trois rangs de palissades : & ils y dressérent une batterie. Le mesme jour , les galéres de Toscane partirent de l'armée : où néantmoins , elles laissérent une partie de leurs troupes.
Le 11 , le Généralissime , apres avoir disposé toutes choses pour donner l'assaut , fit à la pointe du jour , mettre le feu à la mine , qui estoit chargée de deux cents barils de poudre. L'effet en fut si grand , nonobstant la dureté du roc , qu'elle l'ouvrit en plusieurs endroits avec un brüit épouventable , & fit une bréche fort large : mais à laquelle il estoit assez difficile de monter. Les troupe ne laissérent pas d'aller aussitost à l'assaut avec une extréme furie : & les Turcs se défendirent avec une pareille vigueur , faisant un feu continüel de canon & de mousqueterie , & jettant un grand nombre de grenades , avec toutes sortes de feux d'artifices. Mais nonobstant , cette forte resistance , les Chrestiens , apres un combat de pres de trois heures , se logérent à demie hauteur de la bréche & s'y couvrirent avec des sacs de laine & des fascines.
Le Généralissime fit cependant , raser continüellement le haut de la breche à coups de canon , & jetter des bombes , pour empescher les assiegez de se reconnoistre , de faire de nouveaux retranchements & mesme de retirer leurs morts , afin que ce spectacle augmentast la terreur qu'on commençoit à remarquer parmi eux. A midy , il fit donner un second assaut : & au premier mouvement des troupes Chrestiennes , les Turcs arborérent un drapeau blanc pour demander à capituler. Le Marquis de Saint Paul reçeut leurs ostages & leur en envoya. Le Généralissime leur fit sçavoir qu'il ne vouloit les recevoir qu'à discrétion. Lors qu'ils commençoient à luy envoyer des ostages , un Turc mit le feu à un canon chargé de cartouches , qui tüa quelques soldats & mit les autres en désordre. En mesme temps , deux fourneaux préparez par les ennemis , joüérent & augmentérent le desordre. On n’a pu sçavoir si ce fut un effet du hasard ou de la perfidie des Turcs. Mais les Chrestiens persüadez que le Commandant ne les avoit amusez que pour les faire périr , sous prétexte de capitulation , donnérent dans les retranchements avec tant de vigueur , qu'ils s'en rendirent maistres en peu de temps , & entrérent ainsi dans la place. Les soldats irritez ne purent estre retenus par les officiers : & ils firent main basse sur tous les Turcs , sans avoir égard ni à l'âge ni au séxe. On en tüa plus de trois mille : & ceux qui sont restez ont esté destinez à renforcer les chiourmes des galéres. On trouva soixante & six piéces de canon de toutes grandeurs , avec beaucoup de munitions , une tres grande quantité de marchandises & des sommes d'argent considérables.
C'est ainsi que cette place , qui passe pour la meilleure de la Morée , a esté reprise dans un temps où on commençoit à douter du succez du siége , puis que l'armée des Turcs , campée pres des lignes , estoit aussi forte que l'armée Chrestienne. Elle avoit esté prise sur les Vénitiens par Bajazeth II , en 1500. André Doria Général de la flote de Charles V , l'avoit reprise en 1532 : & par les conditions de la ligue que cet Empereur avoit faite avec la République , elle demeura entre ses mains : & il y mit une garnison Espagnole. En 1534 , il la fit abandonner , de crainte qu'elle ne fut un ostacle à la paix qu'il négocioit avec les Turcs : & elle estoit demeurée depuis ce temps , entre les mains des Infidéles.