De Vienne, le 17 Septembre 1683.
On a appris de nouvelles circonstances de ce qui s’est passé entre l’Armée Chrestienne et celle des Turcs à la levée du siége de Vienne. Les Infidéles ont perdu environ huit mille hommes, la pluspart d’Infanterie, pres de Calemberg, à la montagne pres de Vienne, et dans l’attaque de leurs lignes. Le reste de l’Infanterie, qui estoit extrémement diminuée, monta sur des chariots que le
grand Visir
avoit fait préparer pour la condüire. On a pris plus de quatre mille chariots chargez de vivres, et vn grand nombre de chameaux, que les Soldats ne vendent que quatre florins. Les malades et les blessez qui se trouvérent dans le camp furent brûlez : le
feu
ayant esté mis à leur quartier. Les Mineurs des Turcs qui avoient préparé de grands fourneaux sous le bastion du Lion pour les faire joüer le lendemain, sortirent apres la retraite de ces Infidéles : et ils furent tüez. On trouva les tentes et les bagages du
Grand Visir
, qui les avoit abandonnez pour se sauver plus facilement : et il n’a pas esté tüé comme le brüit en a couru. On dit qu’il fit couper la teste à cinq femmes de son Serrail, de peur qu’elles ne tombassent entre les mains des Chrestiens. Le
Prince Maximilien de Croy
et le
Comte Ferdinand de Trautmansdorf
ont esté tüez, avec quelques Officiers : et les Polonois ont perdu environ mille hommes. Le Résident de l’
Empereur
se trouva dans le quartier du
Grand Visir
: et il courut risque d’y estre tüé par les Chrestiens, à cause qu’il estoit, selon la coûtume, habillé en Turc. Aussi-tost que les Infidéles se furent retirez de devant cette ville, on y prépara toutes choses pour la réception de l’
Empereur
, qui estoit alors à Closter-Neubourg. Le 13 de ce mois, le
Comte de Staremberg
y alla salüer
Sa Majesté Impériale
, qui le reçeut avec tous les témoignages d’estime et de satisfaction que méritent la valeur et la prudence singuliére avec laquelle il a défendu sa ville capitale pendant plus de deux mois, contre de si puissans Ennemis. Le lendemain, l’
Empereur
accompagné du
Comte de Staremberg
et des principaux Seigneurs de la Cour, entra dans la ville par le bastion du Lion, où les Turcs avoient fait leur principale attaque, et qui a esté tant de fois renversé par les fourneaux des Infidéles, qu’on y passoit aisément à cheval.
Sa Majesté
alla d’abord en l’Eglise de Saint Estienne : où le Te Deum fut chanté avec toute la magnificence que l’état présent de la ville pouvoit permettre. On fit pendant la cérémonie plusieurs décharges de la mousqueterie, et de l’artillerie des remparts. Les principaux Officiers de la garnison salüérent l’
Empereur
: et il leur témoigna la satisfaction qu’il avoit de leurs services. Le mesme jour,
Sa Majesté
retourna à Closter-Neubourg : ne pouvant demeurer ici, parce que le Château, qui estoit exposé au plus grand
feu
des Ennemis, a esté presque entiérement ruïné, et parce que le mauvais air et les maladies qui régnent encore parmi les Troupes et parmi les Bourgeois, ne luy permettoient pas d’y faire vn plus long séjour. Le
Roy de Pologne
se mit le 13, avec sa Cavalerie et la Cavalerie légére de l’Empereur, à la poursüite de l’Armée ennemie, qui a pris la route de Vischa et d’Oëdembourg. On avoit publié que les Infidéles se voyant pressez par
Sa Majesté Polonoise
, avoient tourné teste et combatu avec beaucoup de vigueur, et que leur Armée avoit esté entiérement défaite. Néantmoins, on a depuis sçeu qu’il n’y a point eu de combat : mais seulement que les Troupes Allemandes et les Troupes Polonoises ont donné sur vne partie de l’Arriére-garde et sur des bagages : et que les Turcs ont perdu en cette occasion pres de deux mille hommes, avec huit piéces de gros canon, des chevaux de prix, et plusieurs chariots chargez de vivres et de bagages, parmi lesquels il y avoit quantité de vaisselle d’argent et des meubles magnifiques, dont les Impériaux et les Polonois ont profité. Le
Roy de Pologne
, apres avoir marché tout le 13, ne jugea pas à propos de s’avancer plus loin avec sa Cavalerie : et il revint le 14, pres de cette ville, afin de s’avancer ensuite avec toute l’Armée Chrestienne contre les Infidéles. Le 15, le Vice-Chancelier de Pologne vint avec vne suite nombreuse de Gentilshommes Polonois, complimenter
Sa Majesté Impériale
de la part du
Roy de Pologne
. Il luy présenta vne des queuës de cheval qui ont esté trouvées dans la tente du
Grand Visir
: le
Roy de Pologne
ayant gardé l’autre, et envoyé le grand Etendard au
Pape
. Ensuite, l’
Empereur
monta à cheval et sortit par la porte des Escossois, pour aller voir l’Armée, qui estoit campée pres de cette ville. Les Troupes de Baviére estoient rangées en bataille depuis la chaussée jusqu’à Saint Marc : et l’
Electeur
qui estoit à la teste, salüa l’
Empereur
avec l’épée.
Son Altesse Electorale
alla voir les Troupes du Cercle de Franconie, commandées par le
Prince de Waldeck
. Le
Prince Charles de Lorraine
estoit à la teste des Troupes Impériales rangées en bataille pres d’Ebersdorff. Celles de Pologne estoient sur la gauche à demie lieuë delà, rangées sur vne ligne : et elles s’étendoient jusqu’à Manwerd. Le
Roy de Pologne
estoit à leur teste : et lors que l’
Empereur
fut à vingt pas des Escadrons, les Polonois marchérent en ordre de bataille. Le
Roy
, accompagné des Sénateurs et de ses principaux Officiers, s’avança vers l’
Empereur
, qui s’avança pareillement vers
Sa Majesté Polonoise
. Ils s’embrassérent sans mettre pied à terre : et ils se séparérent apres vn entretien d’vn quart d’heure. Le
Roy de Pologne
retourna à la teste de ses Troupes, l’
Empereur
, accompagné du sieur Jablanouski Grand Général, du sieur Cziniewski Petit Général, et des principaux Seigneurs Polonois, marcha le long des rangs de l’armée Polonoise. Le mesme jour, l’
Electeur de Saxe
partit en poste, pour retourner dans ses Estats : et les Troupes que
Son Altesse Electorale
avoit amenées au secours de l’
Empereur
sont parties en mesme temps. Les Généraux ont eu plusieurs conférences avec le
Roy de Pologne
, sur les avis qu’on a reçeus de divers endroits, que le
Grand Visir
rassembloit ses Troupes pour revenir contre les Chrestiens. Il a envoyé ordre au
Comte Thékéli
et à tous les Hongrois qui se sont mis sous la protection de la Porte, de se rendre à son Armée. Il espére aussi la fortifier d’vn corps de Troupes qui estoient demeurées aupres de Belgrade pour la garde du
Grand Seigneur
, et de la rendre par cette jonction forte encore de plus de cent mille hommes. Il a esté résolu de le poursuivre : et on a préparé sept ponts de bateaux pour passer le Danube aupres d’Altembourg. Le
Roy de Pologne
estoit d’avis qu’on attaquât les Turcs s’ils témoignoient vouloir combattre. Mais le Conseil de l’
Empereur
n’a pas jugé à propos de hazarder vn combat, dont le mauvais succez pourroit faire perdre les avantages de la levée du siége de Vienne, et attirer la perte entiére des Provinces Héréditaires. Ainsi il a esté résolu de marcher lentement à la süite des Infidéles : et les pousser vers leur frontiére sans rien hazarder. L’armée Chrestienne commença le 15, à partir d’aupres de cette ville : et le 16, le reste des troupes se mirent en marche. Le Comte Leslé a esté détaché avec vn corps de dix mille hommes pour couvrir la Stirie, et pour s’opposer aux courses des Turcs et des Mécontents, qui y ont desja fait de grands ravages mettant tout à feu et à sang. Aujourd’huy, l’
Empereur
est venu encore donner ses ordres pour réparer les fortifications, et tous les endroits de la ville qui sont fort endommagez, particuliérement le Bourg ou Palais Impérial. On a aussi donné les ordres nécessaires pour le soulagement des Bourgeois, qui ont souffert dés miséres extrémes pendant le siége. Tous les environs de cette ville et plus de cinquante-lieües de pays sont tellement rüinez qu’on n’en peut tirer ny vivres ny fourrages. Les Tartares et les Turcs ne se sont pas contentez de brûler ou de rüiner toutes les maisons, ils ont tüé ou emmené en
esclavage
tous les habitans de la campagne, que l’âge ou les infirmitez ont empesché de pouvoir se sauver : et on croid qu’ils ont fait périr ou emmené en
esclavage
plus de cinq cens mille personnes dans la Hongrie, ou dans les Pays Héréditaires.