RELATION
de la défaite de l’armée des Turcs pres de Gran , par l’armée Impériale, commandée par le Prince Charles de Lorraine.
IL y avoit desja plus d'un mois que l'armée Impériale estoit devant Neuhausel. Ce siége duroit plus longtemps qu'on avoit crû d'abord : & il y avoit sujet de douter du succez si les Turcs faisoient entrer du secours dans la place. On sçavoit par les prisonniers & par quelques Renégats transfuges , que la garnison quoy que rédüite à environ douze cents hommes , estoit encore en estat de faire une vigoureuse défense & d'attendre le secours qu'elle esperoit de jour à autre, depuis que le Séraskier Bacha estoit en campagne. On ne manquait dans la place ny de vivres ny de munitions : & le Bacha & les principaux officiers de la garnison n'espérant aucune composition favorable des Chrestiens , contre lesquels ils avoient exercé toutes sortes de crüautez depuis quelques armées, estoient résolus de mourir les armes à la main , plutost que de rendre la place.
On sçeut quelque temps apres que l’armée des Turcs forte de cinquante à soixante mille hommes estoit en marche sous les ordres de Cheïtan Bacha, officier d'une grande expérience , qui avoit acquis une grande réputation à la défense de Bude , & que Le Grand Seigneur l'avoit déclaré Séraskier , c'est à dire Général de ses armées. On apprit presque en mesme temps qu’il avoit fait asssiéger Gran : & on jugea qu'il pourroit aussi attaquer Vicegrad, quoy qu'on n'en eût aucun avis.
Le Prince Charles de Lorraine jugea que le dessein du Séraskier estoit de luy faire lever le siége, pour jetter ainsi plus facilement du secours dans Neuhausel , ou de l'obliger du moins à partager son armée , que les Turcs ne croyoient pas si nombreuse quelle estoit , & de la défaire plus aisément. Il résolut donc de s'opposer à ce dessein , en continüant le siége de Neuhausel & en allant chercher les Infidéles pour les combattre , ou pour les obliger au moins à lever le siége de Gran.
Il y laissa environ vingt mille hommes sous le commandement du Comte
Caprara
Maréchal de Camp Général pour continüer le siége de Neuhausel. Il y avoit parmy ces troupes beaucoup de cavalerie , mais qui estant accoustumée depuis le commencement du siége à mettre pied à terre & à s'employer à tous les travaux , servoit autant que l’infanterie pour avancer les attaques.
Le Prince Charles partit le 7 Aoust , du Camp devant Neuhausel , avec l'Electeur de Baviere. L'armée estoit composée de trente cinq mille hommes des troupes Impériales & des troupes auxiliaires des Princes & des Estats de l'Empire ,de trois mille Hongrois commandez par le Comte Budiani , & de quelques troupes de Hussars , de Heyduques & de milices nationales de Hongrie. Le Prince de Conti & le Prince de la Roche-sur-Yon partirent aussi avec plusieurs volontaires François : ne voulant perdre aucune occasion de se signaler.
Le mesme jour , l'armée vint camper à Comorre: & le lendemain 8 , elle y passa le Danube sur un pont de batteaux qu'on y avoit préparé.
Le 9 , on rencontra le Commandant & environ soixante & dix hommes qui restoient de la garnison de Vicegrad , dont les Turcs s'estoient emparez , & qui estoient conduits par un Chaous & deux autres Turcs qui leur avoient esté donnez pour les escorter. On apprit ainsi en mesme temps le siége & la prise de cette place dont on n'avoit eu aucun avis. Les Infidéles l'avoient assiegée avec une extréme vigueur & avec un grand nombre de troupes. La garnison n'estoit que de quatre cents hommes : & la place n'estoit pas de grande défense. Le Commandant avoit néantmoins soûtenu le siége durant douze jours : & il avoit repoussé les assiégeans en deux assauts qu'ils donnérent d'abord , dans lesquels ils firent une notable perte. Il les avoit mesme tellement rebutez qu'ils s'estoient resolus d'attendre l'effet d’une grande mine qu'ils firent joüer. Elle renversa la meilleure partie des fortifications : & fit une telle bréche, qu'un bataillon y pouvoit monter de front. Les Turcs offrirent alors au Commandant une capitulation honorable qu'il refusa avec fierté. Les Turcs montérent donc à l’assaut : & ils se rendirent maistres de la bréche , qui leur fut longtemps disputée : & où ils perdirent encore beaucoup de monde. Mais le Commandant s’estant encore retranché autant qu'il luy estoit possible , obtint encore des Turcs une capitulation honorable : süivant laquelle il sortit pour estre condüit hors des terres de l’obéissance des Turcs.
L'armée Impériale n'arriva que le 11 , à la veüe de Gran , à cause de deux défilez qu'il fallut passer avec beaucoup de précaution, de crainte que les ennemis avertis de la marche des Impériaux neussent occupé quelques passages. A la sortie du dernier défilé on apperçeut de la hauteur dont on descend dans la plaine de Gran , l'armée des Turcs en ordre de bataille. On n'avoit aucune nouvelle des assiégez : & on fut ainsi quelque temps à reconnoistre que les Turcs avoient levé le siége , & qu'ils marchoient pour faire teste aux Impériaux. Ils occupérent avec une partie de leurs troupes , une hauteur qui est peu éloignée de Gran : & ils campérent à demi-
coste , ayant le Danube à leur droite & le chemin de Bude à leur gauche.
Cependant , le Prince Charles de Lorraine qui n'avoit encore aucun avis certain de la levée du siége , ny du dessein des Infidéles , fit camper l'armée au lieu mesme où elle se trouvoit : ayant à sa gauche le Danube & à sa droite une file de montagnes qui s'étend jusqu'au chemin de Gran à Bude. La plaine qui est entre les montagnes & le Danube n'est pas également large : & n'a qu'environ trois quarts de lieüe d'estendüe dans sa plus grande largeur.
Le 12 , l'armée Impériale marcha en Bataille , tirant droit vers un marais entrecoupé de ruisseaux , & qui s'estend depuis le pied des montagnes jusqu'au Danube , & qu'il falloit passer pour aller aux ennemis. On fit fonder ce marais en plusieurs endroits : & on trouva que le fonds en estoit fort mauvais & qu'on ne pouvoit le passer qu'en défilé par cinq ou six endroits assez écartez les uns des autres. Ainsi , le Prince Charles de Lorraine ne jugea pas â propos d'entreprendre de le passer à laveüe des ennemis qui estoient rangez de l'autre costé en tres bon ordre , environ à demie lieüe du marais. Il campa donc à la portée du canon du marais : ayant les hauteurs à la droite & le Danube à la gauche.
Le reste du jour & le lendemain 13 , se passa en escatmouches. Plusieurs Chrestiens traversant le marais par les défilez , allérent défier les Infidéles : & ils les poussérent jusques sous le feu de leurs gardes. On avança le mesme jour de part & d'autre , le canon sur les hauteurs : & on en fit un grand feu avec une perte peu considérable. Les Chrestiens eurent toûjours l'avantage sur les Infidéles dans toutes ces escarmouches.
Le14 , les Turcs avancérent leur camp à la mesme distance du marais qu'estoit celuy de l'armée Impériale : étendant leur droite le long du Danube , & leur gauche sur les hauteurs. Le Prince Charles de Lorraine estant alors asseuré de la levée du siége de Gran , & ne se trouvant plus obligé à tenter le passage du marais , parce que le secours qu'il avoit envoyé à Gran y estoit entré , ne pensa plus qu'à engager les ennemis à le passer. Il fut confirmé dans ce deissein par un Polonois qui s'estant rendu au camp Impérial , rapporta que le Séraskier dans la croyance que l'armée Chrestienne n'estoit que d'environ vingt mille hommes, & qu'il estoit ainsi fort supérieur en troupes , avoit résolu de l'attaquer. Sur ce rapport , on résolut dans le Conseil de guerre , de faire incessamment plier les bagages , & de feindre une retraite précipitée pour attirer le Séraskicr au combat. Les bagages prirent les devants à l'entrée de la nüit : deux heures apres , les troupes se mirent en marche en ordre de bataille : & on laissa quelques gardes pour observer la contenance des ennemis.
A peine les troupes avoient commencé de marcher , qu'on entendit un grand brüit du costé du marais. Les Turcs ayant travaillé promtement à le combler , le passérent en foule , pour süivre l'armée Impériale. L'Electeur de Baviére visita & disposa les troupes qui observoient la contenance des Infidéles : & il revint ensüite , à la teste de l'aile gauche qu'il commandoit , & luy fit continüer sa marche. Le Prince Charles de Lorraine fit marcher l'aile droite , apres avoir aussi observé de fort prés , la marche des Ennemis.
Vers la minüit , les Tartares avec de grands cris selon leur coustume , s'avancérent les premiers : & on reconnut que les Turcs estoient desja passez en tres grand nombre. On ne laissa pas de continüer la marche vers les hauteurs pour les occuper : les troupes faisant seulement teste de temps en temps , pour amuser les Tartares & les escadrons les plus avancez des ennemis.
Le 16 , sur les trois heures du matin , les Infidéles qui estoient passez les premiers , attaquérent avec furie l'aile gauche : & ils chargérent particuliérement le Régiment Bavarois du Colonel Steinaw. L'Electeur de Baviere les repoussa avec une valeur extraordinaire : & ayant fait soustenir le Régiment par les Dragons de Savoye , il obligea les Turcs à se retirer , & ils furent quelque temps sans revenir. Le Prince Eugéne de Savoye qui combattoit à la teste des Dragons , eut un de ses Gentilshommes tué pres de luy.
A la pointe du jour , les troupes arrivérent à l'endroit de la plaine , où le Prince Charles de Lorraine avoit résolu d'attendre les Infidéles pour les combattre avec tout l’avantage que luy donnoient les hauteurs. Il fit alors tourner teste à toute l'armée : & il la rangea en bataille sur deux lignes. Il commandoit l'aile droite , qu'il estendit le long des hauteurs. L'Electeur de Baviére commandoit l'aile gauche , qui s'étendoit jusqu'au Danube. On mesla les escadrons & les bataillons ensemble pour faire un plus grand feu , & pour arrester ainsi plus facilement les ennemis qu'il est fort difficile d'arrester autrement. On laissa tres peu d'intervalle entre les escadrons & les bataillons , afin qu'il n’y eût aucune ouverture par où les Infidéles , qui ne combattent qu'en foule , pussent entrer dans les lignes & rompre les rangs. Le Comte de Stirum Général des dragons occupoit les hauteurs avec des dragons , de l'infanterie , de la cavalerie & les Hussars du Comte Budiani. Le Prince de Conti & le Prince de la Roche-sur-Yon qui avoient esté toute la nüit à l'aile gauche , se mirent à la teste de l'escadron le plus avancé de la droite , avec lequel ils chargérent deux fois les ennemis durant la bataille.
L'armée estoit à peine en ordre lors qu'un broüillard épais qui avoit caché aux deux armées les mouvemens qui se faisoient de part &d'autre se dissipa. Aussitost , on vid marcher les Turcs en ordre de bataille , & apres une décharge de tout leur canon , ils attaquérent l'armée Impériale avec de grands cris. Ils occupérent les hauteurs qui estoient devant la teste de l’armée : les Janissaires marchant confusément avec les Tartares & les Spahis.
Ils avoient déjà esté repoussez avec beaucoup de vigueur par l'aile gauche. Ils revinrent encore à la charge & effayerent de la prendre en flanc : ce qu'ils ne purent faire à cause qu'elle estoit couverte par le Danube. Ils tournérent donc tous leurs efforts contre l'aile droite. Le Prince Loüis de Bade qui la commandoit sous les ordres du Prince Charles de Lorraine , fit marcher ces troupes au petit pas : & il leur commanda d'essüyer le premier feu des ennemis sans tirer. Les Turcs chargérent aussi en mesme temps l'aile gauche , qui essuya pareillement leur premiére décharge. Alors , on fit sur eux de toutes parts , un grand feu de canon & de mousqueterie , qui les mit en desordre & les fit plier d'abord. Le Prince Charles de Lorraine ordonna aux troupes de les pousser au petit pas sans se rompre : & en mesme temps , il les fit charger par les Hongrois , qui estant accoutumez à la maniére de combattre des Turcs , se rallient aussi fort aisément. Le Prince de Commercy , qui durant le combat servoit d'Ayde de Camp au Prince Charles de Lorraine , porta ordre au Comte de Stirum de pousser les ennemis ennemis de hauteur en haureur , jusqu'au marais , à mesure que les deux ailes seroient de mesme : ce qu'il executa avec beaucoup de succez.
Les Turcs se ralliérent aussitost qu'ils furent hors de la portée du feu des Impériaux : & tournant teste contre les Hongrois qui les poursuivoient , ils les mirent en desordre. Ils revinrent ensuite à la charge pour la seconde fois , avec autant de vigueur qu'à la premiere : mais ils furent reçeus par les troupes Impériales , avec toute la fermeté possible. Plusieurs de ceux qui portoient les Estendarts des Turcs furent tüez à la teste de leurs escadrons , ce qui les mit en confusion : & le feu continüel des troupes qui les poussoient toûjours au petit pas & en tres bon ordre , les obligea de prendre la fuite.
Ils retournérent neantmoins, encore deux fois à la charge, mais avec moinsde vigueur & en mauvais ordre : & ils furent repoussez avec beaucoup de perte. Enfin , l'épouvente générale se mit parmy eux, ayant veu que l’Electeur de Baviére s'avançoit avec l'aile gauche vers le marais pour les envelopper, & que l'aile droite les poussoit toûjours de hauteur en hauteur , sans se rompre. Ils commencérent à fuïr en confusion , ils abandonnérent leur canon , & on commença à les tüer sans résistance. Les Janissaires qui s'estoient engagez sur la montagne, estant abandonnez par les Spahis qui taschérent à se sauver des premiers , furent presque tous taillez en piéces. Le reste de l'armée Othomane repassa le marais avec une vitesse extraordinaire : & la premiére ligne estoit à peine arrivée au bord du mesme marais , que les Infideles avoient desja gagné la teste de leur camp : où ils firent mine de se rallier. Le Prince Charles de Lorraine fit faire alte à l'aile droite , de crainte que les Infidéles ne la chargeassent au passage. Mais l’Electeur de Baviére ayant reconnu leur desordre, fit avancer l’aile gauche qui passa le marais sans trouver aucune résistance par les guez & par les endroits que les Infidéles avoient comblez. Aussistost que les troupes Impériales parurent au-delà du marais , les Turcs épouventez prirent la füite , abandonnant leur camp , leurs tentes , leurs équipages & leurs munitions.On marcha encore quelque temps au petit pas , en traversant le camp des ennemis sans s'y arrester jusques pres de Gran , à cause d'un rideau qui couvroit leur füite. On a sçeu par les prisonniers que les Hongrois ont faits jusqu'aux portes de Bude , que la perte des Infidéles est fort considérable. Ils ont eu plus de trois mille hommes tüez sur la place , sans compter ceux qui ont esté tüez dans la füite , dont on dit que le nombre est presque égal. Osman Bacha d'Egypte & deux autres Bachas ont esté tüez. Le Séraskier eut un cheval tüé sous luy au premier choc : & ensüite , il fut dangereusement blessé à la jambe. Il y a eu aussi un tres grand nombre d'Infidéles blessez : mais on a fait peu de prisonniers , parce que les Hongrois ne donnoient aucun quartier.
Le Séraskier avoit fait prendre les devants à une partie de son bagage : & il a ainsi sauvé son argent. Les tentes les plus riches ont esté brûlées, les Turcs y ayant mis le feu avec des poudres. On en a pris néantmoins plus de quatre mille avec vingt six piéces de canon , quatorze drapeaux & quantité de munitions. On a sçeu depuis par des prisonniers que le Sérashier n’avoit pû d’abord ramasser qu’environ trois mille hommes sous le canon de Bude : & que le reste de son armée s'estoit dissipée , la pluspart ayant pris la route d'Essek. Le 17 , le Prince Charles de Lorraine , accompagné des Officiers Généraux ; se rendit à la tente de l'Electeur de Baviére : & on y chanta le Te Deum , en action de graces de cette Victoire , au brüit du canon , des symbales & des trompettes de l'armée.
Cette Victoire n'a couté que tres peu de monde aux Impériaux : n'y ayant pas eu cent hommes tüez , parmy lesquels il ne se trouve aucune personne de marque. Le Comte d'Oetingen Major Général des troupes de Franconie a esté blessé d’un coup de mousquet à l'épaule. Le Prince Loüis de Bade a esté aussii legérement blessé à la jambe.
Le Prince de Conti & le Prince de la Roche-sur-Yon ne se sont pas moins signalez en cette occasion qu'au siége de Neuhausel. Ils furent toûjours à la teste des escadrons les plus avancez & les plus exposez au feu des ennemis : & ils les chargérent avec beaucoup de courage.
Le Prince de Commercy porta par tout les ordres du Prince Charles de Lorraine , dont il estoit ayde de Camp : & il se trouva dans toutes les occasions les plus périlleuses. Le Marquis de Miremont , le Marquis de Lassay & les autres Volontaires François se sont aussi fort distinguez.